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Imagerie de la Femme 2006;16:229-231 Tribune 229 © 2006. Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés Tribune Plaidoyer pour une utilisation raisonnée de l’IRM dans le dépistage du cancer du sein Sophie Taïeb, Luc Ceugnart Département d’Imagerie, Centre Oscar Lambret, 3, rue Frédéric Combemale, 59000 Lille. Correspondance : S. Taieb, à l’adresse ci-dessus. Email : [email protected] Le cancer du sein est le cancer le plus fréquent et la seconde cause de décès des femmes dans le monde occidental [1]. Dans la population générale, le risque annuel par décade augmente progressivement : il est de 0,6 % avant 40 ans et de 2,8 % pour la 5 e décade (tableau I). Le risque cumulé est d’environ 9 % à l’âge de 70 ans ce qui correspond à une femme sur 8 [2]. Le traitement à un stade précoce aug- mente les chances de survie [3, 4] et des programmes de dépistage se sont mis en place afin de détecter la mala- die aux stades initiaux et de diminuer la mortalité [5]. En France, le dépistage est géné- ralisé depuis 2004 et a lieu tous les 2 ans chez les femmes de 50 à 74 ans. L’efficacité du dépistage est contrôlée sur des critères de qualité internatio- naux : taux de participation > 70 %, taux de rappel < 7 %, valeur prédictive positive (VPP) des biopsies > 50 %, taux de cancers intervallaires < 2 % [6]. Ces critères sont basés sur les per- formances de la mammographie et concernent la population générale de plus de 50 ans pour laquelle la préva- lence de la maladie est estimée à 0,5- 0,7 %. Dans ce cadre là, avec une densité mammaire cotée 1 ou 2, les valeurs de sensibilité de la mammo- graphie varient de 87 à 95 % et de spécificité de 97 % à 98,5 % [5]. Chez les patientes porteuses d’une mutation BRCA1 ou BRCA2 le ris- que cumulé est respectivement de 65 et 45 % à 70 ans [7]. Ces mutations sont responsables de 3 à 5 % des can- cers du sein. Les études successives concernant les populations à haut ris- que de cancer du sein, soit du fait d’une mutation avérée, soit du fait d’une probabilité de mutation élevée, ont montré l’intérêt d’un dépistage associant IRM mammaire, mammo- graphie et échographie [8-11]. En effet, s’agissant de femmes plus jeunes et donc avec une densité mammaire plus élevée que la population habi- tuelle du dépistage, les performances de la mammographie sont moins bonnes (Se : 40 à 65 % et Sp : 89 % à 97 %) [5, 10]. De plus, chez ces patientes la prévalence de cancers de formes rondes est également plus importante augmentant encore le ris- que de faux négatifs de la mammogra- phie. Ainsi, si dans le dépistage de masse organisé de la population géné- rale le taux de cancers manqués par la mammographie ne dépasse pas 2 % (cancers intervallaires) ce taux peut atteindre 40-50 % dans cette popu- lation particulière. Le dépistage qui leur est proposé est donc un dépistage « armé » : réalisation annuelle d’une IRM, d’une mammographie et d’une échographie mammaire [12]. Actuel- lement, aucune étude n’a montré que ce dépistage était en mesure de dimi- nuer la mortalité [8-11, 13]. Le couple mammographie + IRM permettant de détecter un nombre plus important de cancers (Se : 94 à 100 %) que chacune des techniques isolément (Se mammo : 33 à 40 %, Se IRM : 77 à 100 %) [8-11], la tentation est grande d’étendre les indications d’IRM mammaire dans le dépistage de la population générale voire de penser à court terme remplacer la mammographie de dépistage par l’IRM mammaire de dépistage. Trois risques majeurs 1. Les performances de l’IRM sont très inférieures à la mammogra- phie en ce qui concerne les micro- calcifications et une étude italienne multicentrique récente vient de le rappeler [14]. L’objectif du dépistage mammaire est de détecter les lésions de petites tailles (« minimal breast cancer »), or les microcalcifications isolées sont dans 50 à 70 % des cas le seul signe d’appel de ces lésions. Les faibles performances en termes de Tableau I Risque de cancer du sein par décade chez les femmes de la population générale [2]. Risque à 39 ans : 0,59 % Risque 40-49 ans : 1,8 % Risque 50-59 ans : 2,80 % : début du dépistage Risque 60-69 ans : 3,2 % Risque 70-79 ans : 3,2 % Risque > 80 ans : 2,70%

Plaidoyer pour une utilisation raisonnéede l’IRM dans le dépistage du cancer du sein

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Imagerie de la Femme 2006;16:229-231 Tribune 229© 2006. Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés

Tribune

Plaidoyer pour une utilisation raisonnée de l’IRM dans le dépistage du cancer du sein

Sophie Taïeb, Luc CeugnartDépartement d’Imagerie, Centre Oscar Lambret, 3, rue Frédéric Combemale, 59000 Lille.

Correspondance : S. Taieb, à l’adresse ci-dessus.Email : [email protected]

Le cancer du sein est le cancer leplus fréquent et la seconde cause dedécès des femmes dans le mondeoccidental [1]. Dans la populationgénérale, le risque annuel par décadeaugmente progressivement : il est de0,6 % avant 40 ans et de 2,8 % pour la5e décade (tableau I). Le risque cumuléest d’environ 9 % à l’âge de 70 ans cequi correspond à une femme sur 8 [2].Le traitement à un stade précoce aug-mente les chances de survie [3, 4] etdes programmes de dépistage se sontmis en place afin de détecter la mala-die aux stades initiaux et de diminuerla mortalité [5].

En France, le dépistage est géné-ralisé depuis 2004 et a lieu tous les2 ans chez les femmes de 50 à 74 ans.L’efficacité du dépistage est contrôléesur des critères de qualité internatio-naux : taux de participation > 70 %,taux de rappel < 7 %, valeur prédictivepositive (VPP) des biopsies > 50 %,taux de cancers intervallaires < 2 %

[6]. Ces critères sont basés sur les per-formances de la mammographie etconcernent la population générale deplus de 50 ans pour laquelle la préva-lence de la maladie est estimée à 0,5-0,7 %. Dans ce cadre là, avec unedensité mammaire cotée 1 ou 2, lesvaleurs de sensibilité de la mammo-graphie varient de 87 à 95 % et despécificité de 97 % à 98,5 % [5].

Chez les patientes porteuses d’unemutation BRCA1 ou BRCA2 le ris-que cumulé est respectivement de 65et 45 % à 70 ans [7]. Ces mutationssont responsables de 3 à 5 % des can-cers du sein. Les études successivesconcernant les populations à haut ris-que de cancer du sein, soit du faitd’une mutation avérée, soit du faitd’une probabilité de mutation élevée,ont montré l’intérêt d’un dépistageassociant IRM mammaire, mammo-graphie et échographie [8-11]. Eneffet, s’agissant de femmes plus jeuneset donc avec une densité mammaireplus élevée que la population habi-tuelle du dépistage, les performancesde la mammographie sont moinsbonnes (Se : 40 à 65 % et Sp : 89 % à97 %) [5, 10]. De plus, chez cespatientes la prévalence de cancers deformes rondes est également plusimportante augmentant encore le ris-que de faux négatifs de la mammogra-phie. Ainsi, si dans le dépistage demasse organisé de la population géné-rale le taux de cancers manqués par lamammographie ne dépasse pas 2 %

(cancers intervallaires) ce taux peutatteindre 40-50 % dans cette popu-lation particulière. Le dépistage quileur est proposé est donc un dépistage« armé » : réalisation annuelle d’uneIRM, d’une mammographie et d’uneéchographie mammaire [12]. Actuel-lement, aucune étude n’a montré quece dépistage était en mesure de dimi-nuer la mortalité [8-11, 13].

Le couple mammographie + IRMpermettant de détecter un nombreplus important de cancers (Se : 94 à100 %) que chacune des techniquesisolément (Se mammo : 33 à 40 %, SeIRM : 77 à 100 %) [8-11], la tentationest grande d’étendre les indicationsd’IRM mammaire dans le dépistagede la population générale voire depenser à court terme remplacer lamammographie de dépistage parl’IRM mammaire de dépistage.

Trois risques majeurs

1. Les performances de l’IRMsont très inférieures à la mammogra-phie en ce qui concerne les micro-calcifications et une étude italiennemulticentrique récente vient de lerappeler [14]. L’objectif du dépistagemammaire est de détecter les lésionsde petites tailles (« minimal breastcancer »), or les microcalcificationsisolées sont dans 50 à 70 % des cas leseul signe d’appel de ces lésions. Lesfaibles performances en termes de

Tableau I

Risque de cancer du sein par décade chez les femmes de la population générale [2].

Risque à 39 ans : 0,59 %Risque 40-49 ans : 1,8 %Risque 50-59 ans : 2,80 % : début du dépistageRisque 60-69 ans : 3,2 %Risque 70-79 ans : 3,2 %Risque > 80 ans : 2,70%

230 Plaidoyer pour une utilisation raisonnée de l’IRM dans le dépistage du cancer du sein

sensibilité et de VPP de l’IRM nepermettent pas d’envisager son utili-sation en dépistage de masse à la placede la mammographie [15].

2. L’IRM est un examen très sen-sible mais dont la spécificité est large-ment inférieure à celle de la mammo-graphie. Si on utilise les meilleuresperformances tirées de la littératurepour chacun des examens et enexcluant les lésions canalaires in situpour l’IRM [5, 16] : mammographieSe : 95 %, Sp : 98,5 % et IRM Se :99 %, Sp : 90 %, il est possible de cal-culer pour chacun de ces examens lerapport de vraisemblance positif :RV+ (qui correspond au « Likelihoodratio » des anglo-saxons). Il s’agit dela probabilité d’avoir un test positif[RV+ = Se/(1-Sp)] chez les sujetsatteints rapporté au pourcentage defaux positifs. S’il y a cancer du sein, lamammographie sera positive dans95 % des cas (sensibilité) et l’IRMdans 99 % des cas. Mais s’il n’y a pasde cancer, la mammographie serafaussement positive dans 1,5 % descas [1 – spécificité (98,5 %)] et l’IRMsera faussement positive dans 10 %des cas [1 – spécificité (90 %)]. Lerapport de vraisemblance positif estde 63 (95/1,5) pour la mammographieet de 9,9 (99/10) pour l’IRM. Lasignification du rapport de vraisem-blance est que le test positif est RV +fois (donc 63 fois pour la mammogra-phie et 9,9 fois pour l’IRM) plus fré-quent chez les malades que chez lessujets sains. En situation de dépistage,l’utilisation du nomogramme deBayes (fig. 1) [17] permet à partir de laprévalence d’une pathologie (c’est-à-dire la probabilité d’être atteint dansune population donnée ou probabi-lité pré test), et de la puissance dia-gnostique d’un examen (mesurée parles rapports de vraisemblance) d’évo-luer vers une probabilité différente(probabilité post test) selon que l’exa-men est positif ou négatif. Si la préva-lence du cancer du sein dans lapopulation générale à l’âge dudépistage est de 0,5 %, la probabilitéd’avoir un cancer est de 25 %, si lamammographie est positive et de4 %, si l’IRM est positive. Ainsi sur

1 000 femmes dépistées pour trouver5 cancers (prévalence) il faudra enreconvoquer 20 si la mammographieest positive et 125 si c’est l’IRM quiest positive. On voit ici que les nor-mes européennes qui définissent lescritères de qualité du dépistage avecun taux de reconvocation < à 7 % (soit70 sur 1 000 femmes détectées), intè-grent le fait qu’une partie de la popu-lation dépistée peut avoir des seinsdenses avec des performances de lamammographie inférieures à cellesprises pour exemple ici.

3. Enfin, la difficulté actuelle depouvoir réaliser facilement des biop-sies sous IRM et la faible valeur pré-dictive positive de celles-ci dans lapopulation des femmes à risque (39 à43 %) alors que la prévalence de lamaladie peut atteindre 65 % à 70 ansn’incite pas à transformer les modali-tés du dépistage dans la populationgénérale au profit de l’IRM. Rappe-lons que dans les critères de qualitéactuels la VPP des biopsies doit êtresupérieure à 50 %.

En conclusion

Si le couple mammographie + IRMréalisé tous les ans permet de détecter

plus de cancer dans la population por-teuse d’une mutation chromosomi-que délétère, sans qu’il soit actuelle-ment démontré un bénéfice en survie[13, 18], l’IRM ne peut absolumentpas être recommandée pour ledépistage de masse organisé de lapopulation générale : performancesinsuffisantes pour les microcalcifica-tions, nécessité de reconvoquer unnombre de femmes trop importantsans bénéfice en terme de détection,VPP des biopsies insuffisante.

l’IRM ne peut absolument pas être recommandée

pour le dépistage de masse organisé de la population

générale

Reste le cas des femmes, dont laprobabilité d’être porteuse d’unemutation est élevée sans que celle-ciait été retrouvé, pour lesquelles uneéchographie et une mammographieannuelle sont préconisées : la ques-tion du bénéfice pour cette popula-tion particulière de l’adjonction d’uneIRM (surtout si elles présentent enplus une densité mammaire élevée)

Figure 1. Nomogramme de Bayes d’après Fagan [17]. Détection des cancers mammai-res. Prévalence 0,5 %. RV+ Mammographie = 63 (ligne pleine), RV+ IRM = 9,9 (ligne pointillé).

Probabilitépré-test

Probabilitépost-test

Rapport devraissemblance

0,1

0,2

0,5

1

2

5

10

20304050607080

90

95

99

0,001

0,0020,003

1 000

5002001005020

321

0,30,20,1

0,03

0,02

10

0,01

0,1

0,2

0,3

1

2

5

10

20

3040506070

80

90

95

99

S. Taïeb, L. Ceugnart Tribune 231

dans le protocole de dépistage estle sujet d’un essai multicentriquequi démarre au 4e trimestre 2006.En effet, l’évaluation rigoureuse del’apport de l’IRM dans ce cas parti-culier doit être réalisée avant de modi-fier la pratique.

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