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GYORGY M. VAJDA POINTS DE VUE POUR LA THt~ORIE ESTHI~TIQUE DE LA Rt~CEPT1ON La' remarquable 6tude de Hans Robert Jauss, Literaturge- schichte als Provokation der Literaturwissenschaft, parue en 1970, a connu un accueil tumultueux, du fait qu'elle touchait sans aucune doute les deux questions les plus actuelles des 6tudes lit- t6raires. L'une d'elles, notamment l'approche synchronique ou diachronique ~t la litt6rature, a divis6 les chercheurs, il y a des ddcennies d6j&, en deux camps oppos6s. Cette division donnait au spectateur pour un peu l'impression clue les 'simples' historiens de la litt~rature ~taient r~duits/t un r61e parfaitement insigni- fiant par rapport aux interpr6tateurs, structuralistes, s~mio: ticiens beaucoup mieux pr~par6s de point de vue m6thodolO- gique, d'un esprit plus alerte et plus combatif. Les recherches en mati6re d'histoire de la litt6rature n'en cess~rent pas pour autant, mais - ~t Fexeeption de l'ouvrage fondamental, Euro- pdische Literatur und lateinisches Mittelalter de Ernst Robert Curtius, paru en 1946 - les ~ 6v~nements >> dans les ~tudes litt6raires 6taient plut6t li~s/t la parution des livres des spdcia- listes non-historiens. L'autre question h laquelle l'6tude de Jauss donnait une sorte de r~ponse avait 6t6 formulae, comme on le salt, par A. Warren et R, Wellek ~ peu pros de la mani~re suivante: est-ce que 18 litt6rature doit ~tre approch6e h partir d'un domaine non-litt6- raire, soit de l'ext6rieur (de l'histoire, de la soei6t~, de l'histoire de la civilisation, de la psychologie, etc.) ou au contraire, est-ce l'approche intrins~que tr~s en vogue, qui est correcte ? Autrement dit, faut-il interp6ter l'oeuvre litt6raire selon une m6thode quelconque en partant de l'ceuvre et en restant dans i,~euvre 19"

Points de vue Pour la Théorie Esthétique de la Réception

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G Y O R G Y M. VAJDA

POINTS DE VUE POUR LA THt~ORIE ESTHI~TIQUE DE LA Rt~CEPT1ON

La' remarquable 6tude de Hans Robert Jauss, Literaturge- schichte als Provokation der Literaturwissenschaft, parue en 1970, a connu un accueil tumultueux, du fait qu'elle touchait sans aucune doute les deux questions les plus actuelles des 6tudes lit- t6raires. L'une d'elles, notamment l'approche synchronique ou diachronique ~t la litt6rature, a divis6 les chercheurs, il y a des ddcennies d6j&, en deux camps oppos6s. Cette division donnait au spectateur pour un peu l'impression clue les 'simples' historiens de la litt~rature ~taient r~duits/t un r61e parfaitement insigni- fiant par rapport aux interpr6tateurs, structuralistes, s~mio: ticiens beaucoup mieux pr~par6s de point de vue m6thodolO- gique, d'un esprit plus alerte et plus combatif. Les recherches en mati6re d'histoire de la litt6rature n'en cess~rent pas pour autant, mais - ~t Fexeeption de l'ouvrage fondamental, Euro- pdische Literatur und lateinisches Mittelalter de Ernst Robert Curtius, paru en 1946 - les ~ 6v~nements >> dans les ~tudes litt6raires 6taient plut6t li~s/t la parution des livres des spdcia- listes non-historiens.

L'autre question h laquelle l'6tude de Jauss donnait une sorte de r~ponse avait 6t6 formulae, comme on le salt, par A. Warren et R, Wellek ~ peu pros de la mani~re suivante: est-ce que 18 litt6rature doit ~tre approch6e h partir d'un domaine non-litt6- raire, soit de l'ext6rieur (de l'histoire, de la soei6t~, de l'histoire de la civilisation, de la psychologie, etc.) ou au contraire, est-ce l'approche intrins~que tr~s en vogue, qui est correcte ? Autrement dit, faut-il interp6ter l'oeuvre litt6raire selon une m6thode quelconque en partant de l'ceuvre et en restant dans i,~euvre

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m6me ? La th6orie esth6tique de la r6ception a rel6gu~ ces deux questions h I'arri6re-plan et en a soulev6 une nouvelle.

Les approches diachroniques et synchroniques, extrins6ques ou intrins6ques, en rant que points de d6part m6thodologiques, s'accordaient en effet en ce qu'elles se concentraient sur l'oeuvre, sur le rdsultat du processus cr6ateur, c'est l'oeuvre qu'elles ana- lysaient en partant de l'hypoth6se d'ailleurs exacte, que la litt6- rature &ait constitute d'ceuvres, qu'elle existait en et par elles. Dans son discours inaugural prononc6 en 1967 ~ l'Universit6 de Constance (et dans la version 61argie de celui-ci ~t laquelle nous sommes r6f6r6s plus haut), Hans Robert Jauss met l'accent sur une autre thbse, celle notamment qu'il n'y a pas de litt6rature sans lecteur. Autrement dit, la litt6rature est constitu6e non seulement d'une s6rie d'oeuvres, mais bien d'oeuvres et de r6cep- teurs, d'une s&ie ininterrompue de r6cepteurs changeants, ainsi que du rapport de l'oeuvre et de ses r6cepteurs contemporains et post6rieurs. L'histoire de la litt6rature ne peut donc ~tre que l'histoire commune des oeuvres et des r6cepteurs, l'histoire de ~'oeuvre, de la r6ception et du rapport de ces deux - changeant au gr6 de l'histoire.

C'est dans ce sens que l'esth6tique de la r6ception fut une r6action aux diff6rentes m&hodes de l'interpr6tation qui 6tu- diaient l'oeuvre en elle-m~me, la consid6rant comme autonome. De plus, les sp6cialistes des re&bodes synchroniques intrin- s+ques s'int6ressaient en g6n6ral aux chefs-d'0euvre de la littd- rature, tandis que l'6tude de la r6cepfion commenqait ~t se pencher sur les genres inf6rieurs de la litt~rature,/t la ~ sublitt6- rature)> et la Trivialliteratur, se pr&ant en effet fort bien l'analyse du gofit de l'~poque, alors que l'effet des chefs- d'oeuvre - surtout lorsqu'il s'agissait de chefs-d'oeuvre du pass6 qui ne s'adressaient qu'h un public restreint - se mesurait surtout par leur critique. C'est probablement ~t ces derni6res que pensait Rend Wellek (dans son ~tude, The Fall of Literary History) lorsqu'il qualifiait l'histoire de la r6ception de Jauss pour l'essentiel une variante de l'histoire du gofit publique ou de l'histoire de la critique.

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Toutefois, si on tient compte de l'int6r~t que l'esth6tique de la r6ception porte ~t la ~( lecture de masse >> et du ph6nom6ne g6n6ral que Jauss appelle horizon d'attente, qui oblige l'auteur bon gr6 mal gr6 de prendre en consid6ration en cours de son travail ce que le public attend de lui, ainsi que les connaissances acquises et le gofit dominant de son public, on d6eouvre sans peine les bases sociologiques de la th6orie esth6tique de la r6cep- tion. La sociologie moderne de la litt6rature a commenc6 d6s les ann6es 20 ~t s'occuper de mani~re approfondie des rapports concrets de la litt6rature et de la soci6t6, y compris l'effet social de l'0euvre litt~raire, et, surtout dans le cadre des 6tudes de caract~re statistique, de la fonction de l'0euvre dans le domaine de la formation -. positive ou corrompante - du gofit des lecteurs ainsi que des exigences pos6es par le public vis-~t-vis de la litt6rature. La th~orie de la r~ception 61abor~e par Jauss se proposait de reconstituer l'horizon d'attente participant h la cr6ation de l'0euvre ou l 'entourant et dans le pr6sent et dans le passe, et par l~t elle imposait aux sp6cialistes des t~ches aux- quelles ils ne pouvaient satisfaire qu'au prix d'immenses diffi- cult6s, pour peu qu'ils yarrivaient du tout. Au pr6sent, c'est le sondage de l'opinion publique, au pass6 l'histoire des mentalit~s qui peuvent, du moins partiellement, servir d'auxiliaires ~t la reconstitution de l'horizon d'attente.

En m~me temps, il 6tait clair d6s l'apparition de l'esth&ique de la r6ception, que cette th~orie, quoique 61oign~e de la m6- thode de Roman Jakobson, reposait sur un modble de communi- cation que ce dernier avait 6galement appliqu6, et dont les trois principaux 616ments &aient: l'6crivain, comme ~ 6metteur>>, l'oeuvre, comme ~ message>> et le lecteur-r6cepteur, comme ~ destinataire>> qui re~oit le message et qui doit le d6coder. Ce mod6le met en 6vidence la justesse de la th6orie de Jauss scion laquelle, le lecteur, en tant que ~ destinataire>> joue un r61e beaucoup plus important dans la r6daction du ~ message >> que ce que les promoteurs de l'analyse structurelle et des autres m6thodes d'interpr6tation lui ont attribu6. I1 se peut que ce soit la difficult6 sp6ciale que les 6tudes de la r6ception, en plein

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essor depuis une dizaine d'ann6es ont rencontr~e dansle domai- ne de la raise au jour de l'horizon d'attente et en particulier pour le passe, qui amena Jauss/~ reporter l'accent petit ~ petit, de l'attente ~ la communication, de l'aspect sociologique/t la m6thode herm6neutique. Son dernier livre (dont le premier et jusqu' ~t ce jour unique volume a paru en 1977) est consaer6 l'exp~rience esth6tique et ~ l'herm6neutique litt~raire (Aesthe- tische Erfahrung und literarische Hermeneutik). La premi6re des deux notions figurant dans le titre, l'exp6rience esth6tique signifie l'assimilation libre d'objet esth6tique avec toutes les fonctions sociales et psychologiques de cette assimilation; la seconde, l'herm6neutique litt6raire n'est pas limit6e ~ la com- prehension et l'explication de l'0euvre, du texte litt6raire, mais e!le implique aussi un travail que le lecteur-r~cepteur effectue librement et n6cessairement ~ la fois. Bien entendu, la r6ception et 1'explication sont diff6rentes selon les individus, les couches sociales et les ~poques historiques, ce qui signifie que l'6tude du sujet, r6eepteur et explicateur darts son univers vital (Lebens- welt) constitue l'horizon de l'explication et de l'interpr6tation de l'objet (soit l'~euvre). C'est dans ce sens que le sujet regoit dans le syst6me de communication litt6raire le m~me accent ou un accent plus grand que l'objet.

Le d6veloppement, l'interpr~tation se fondent sur le texte, partent du texte. La th~orie de texte de l'6tude de la r6ception a ~t~ ~labor6e par Wolfgang Iser, l'autre chef de l'6cole de Constance, dans son livre paru en 1970; il y parle de la structure de ~< l'appel>> du texte et de ~< l'incertitude>> comme condition de l'effet de la prose litt~raire (Die Appellstruktur der Texte. Unbestimmtheit als Wirkungsbedingung literarischer Prosa). La th~orie d'Iser part de la situation de base ontologique qui avait 6t6 esquiss6e par Roman Ingarden - la troisi~me source, onto- logique, de l'esth6tique de la r6ception - aux termes de laquelle le texte structur6, l'ceuvre litt~raire en tant que artefact (Muka- ~ovsk~) ne se concr~tise que dans la conscience du lecteur, autre- ment dit, n'a d'existence actuelle qu'~ partir du moment oh le r~cepteur en a pris connaissance. Le texte et sa r6ception; le

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fait qu 'on e n a pris connaissance, sont ins6parables. La r~cep- :tion est la concrdtisation du texte contenant - auss i selon , I n g a r d e n - des ~ blancs>>, des facteurs d'incertitude. Cette concr6tisation est toutefois diff~rente selon les individus, les couches sociales, les 6poques historiques et le degr6 d'informa- �9 tion du lecteur. Le texte litt6raire structur6 n'exerce son effet que par l'interm6diaire de la r6ponse, la r6action qu'il a provo- qa6e dans le lecteur; et la signification que nous attribuons ~t �9 l~0euvre, est loin d'&re une ~ grandeur >> cach~e dans le texte , e'est le lecteur qui le produit au cours du processus de la lecture. .C~est alors que le lecteur remplit aussi les ~( blancs >> qui se trouvent dans le texte. Selon la conception du texte expos6e par ~Iser - comrne l'a indiqu6 la critique - la qualit6 esth&ique du :texte ne dolt &re consid6r6e que comme une polivalence poten- :tielle, puisque ses concr6tisations d6pendent toujours du con- texte historique dans lequel elles naissent. Cela revient ~ dire que la valeur esth6tique du texte se trouve non pas clans le texte :m~me, mais dans ses concr6tisations, autrement dit, le lecteur n?est pas simplement un ~ r~cepteur>>, mais (comme d6jh Felix �9 Vodi6ka l'a pertinement formul6) il cr6e ensemble avec l '&ri- vain, il cr~e avec lui l'0euvre concrete, actualis6e.

Ces consid6rations nous permettent de comprendre que ta~ th~orie esth6tique de la r~ception est par rapport ~t l'esth& ;tique de la production une notion nouvelle. Cette derni~re recourt ~t des valeurs constantes, attribue une valeur immu- able ~t l'oeuvre une lois cr6&, et c'est cette valeur consid6r6e comme immuable qui assure la survie des oeuvres ~ classiques >> ~:travers les 6poques. Les th6oriciens de la r6ception(( accusent >> cette th6orie traditionnelle de maintenir et de transmettre le Iegs de Platon. La valeur reconnue par l'esth6tique de la pro- duetion est ind6pendante de la r6ception, est une ~ chose en soD> qui ne repose que sur elle-m6me. La notion de valeur de resth6tique de la r6ception n'est pas ~ternelle et immuable, c'est le r6cepteur situ6 dans un contexte historique donn6 qui ajoute �9 h,.l'oeuvre sa valeur variable selon le moment historique: :On pourrait aussi dire que cette esth6tique est relativiste,: encore

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qu'elle repose sur l'6vidence d'un probl6me que Robert Wei- mann a formul6 en g6n6ral pour l'histoire de la litt6rature: la g6n6se de la litt~rature ~ un moment historique donn6e et so~ influence transcendant les 6poques constituent une contradic- tion et une unit6.

L'esth6tique de la r6ception dolt ~tre consid6r66 comme une tentative de grande envergure de concilier et d'appliquer en- semble la m6thode historico-diachronique et la m&hode her- m6neutico-synchronique, ainsi que les mani~res d'approehe partant de l'eeuvre m~me et celles partant de la r6alit6 situ~e e~ dehors de celle-ci. A l'int6rieur du syst6me elle a ~ r6concili~ ~ les couples d'opposition de l'esth6tique de la production tra- ditionnelle, tels que le r6fl6chissement et la fonction sociale, la mimesis aristot61ienne et l'acte cr6ateur de l'artiste; au lieu de ceux-ci elle attire l'attention sur la naissance et renaissance incessante des oeuvres constituant le processus litt6raire dues aux interrelations, ~t l'influence r6ciproque et h la collaboration de l'~metteur et du r6cepteur de l'eeuvre-message. Elle visait ~t une synth6se encore sur un autre plan, notamment en ins6rant dans son module de th6orie de science des 616ments de la th6orie 6conomique de Marx, en invoquant l'analogie des lois r6gissa~t la production et la consommation.

La critique la plus pouss6e de la th6orie esth6tique de la r6- ception qui ait 6t6 entreprise jusqu'h ce jour 6mane de Manfred Naumann qui, lui insiste surtout sur la fonction humanisante de l'oeuvre d'art, fonction qui, elle, est bas~e sur l'assimila- tion du monde r6el, sur le modelage (esth6tique) du monde r6el assimil6, sur la nouvelle assimilation du monde transform6 par l'oeuvre d'art et sur l'interaction permanente de ces processus. L'eeuvre porte l'empreinte des conditions g6n&iques qui r6su~.- tent de ses rapports avec la r6alit6, avec le r6cepteur et avec le processus litt6raire, tandis que le r6cepteur est un ~ co-auteur ~ et participe ~t la g6n6ration de l'eeuvre. L'oeuvre est une infor- mation portant sur les rapports humains de la r6alit6, et en mSme temps, un message au lecteur. Elle poss6de un caract6re litt6raire, fait partie du processus litt6raire, est en relation avec

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d'autres oeuvres et offre des traits relevant de la personnalit6 de son cr6ateur; en ce qui concerne les valeurs qu'elle rec61e, celles-ci se r6alisent et deviennent productives grace au sujet actif. M. Naumann, D. Schlenstedt u. a., in: Gesellschaft, Litera- tur, Lesen Literaturrezeption in theoretischer Sicht. (Berlin- Weimar, Aufbau Verlag, 1975) pp. 17-96.

La th6orie l'esth6tique de la r6ception transcende la notion traditionnelle de la r6ception telle qu'elle fur appliqu6e par les recherches comparatives. Elle analyse non pas la r6ception d'une oeuvre, d'un auteur, d'un mouvement au sein d'un autre peuple, dans un autre pays ou une autre communaut6, mais elle con- sid6re le fait de la r6ception par le lecteur de chaque fois comme un 61~ment constitutif de l'oeuvre, et l'appr6cie comme une con- dition de son existence. La valeur inh6rente ~t l'ceuvre ne repose pas non plus simplement sur elle-m~me. L'ceuvre 6crite ~ n'est qu'une possibilit6 qui s'actualise grace/t soli lecteur-r6cepteur.