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«L a famille, c’est fini!» Bogdan Wrobec, le solide proviseur de l’école primaire de Bialystok, a l’air démuni. Alors que la cloche retentit dans le couloir orné d’un portrait de Jean-Paul II, un nuage de marmots s’en- vole. Dans cette ancienne ville industrielle aux confins Nord-Est de la Pologne, la famille est pour- tant sacrée. Enfin presque. «Aujourd’hui, beaucoup de nos élèves vivent avec leurs grands-parents ou même seuls, raconte Wrobec. Leurs parents ont tout quitté pour travailler à l’Ouest. Résultat: les pe- tits deviennent agressifs ou déprimés. Certains ne viennent même plus en cours.» Depuis l’intégration du pays dans l’Union euro- péenne en 2004 et l’ouverture des marchés du travail aux immigrants de l’Est, un grand nombre de Polonais ont, en effet, plié bagages. En 2007, sur une population de 38 millions d’habitants, on en 70 QUESTIONS DE FEMMES - AOÛT - SEPTEMBRE 2009 Vues d’ailleurs POLOGNE QUAND LES PARENTS SONT PARTIS… Depuis l’élargissement de l’Union européenne vers l’Est, près de deux millions de Polonais ont quitté le pays pour aller tenter leur chance à l’étranger.Une émigration aux allures de miracle économique qui a un coût: celui des «euroorphelins», ces enfants laissés seuls, livrés à eux-mêmes. Texte: Prune Antoine Photos: Chiara Dazi

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«La famille, c’est fini!» Bogdan Wrobec, lesolide proviseur de l’école primaire deBialystok, a l’air démuni. Alors que lacloche retentit dans le couloir orné d’un

portrait de Jean-Paul II, un nuage de marmots s’en-vole. Dans cette ancienne ville industrielle auxconfins Nord-Est de la Pologne, la famille est pour-tant sacrée. Enfin presque. «Aujourd’hui, beaucoupde nos élèves vivent avec leurs grands-parents oumême seuls, raconte Wrobec. Leurs parents ont toutquitté pour travailler à l’Ouest. Résultat: les pe-tits deviennent agressifs ou déprimés. Certains neviennent même plus en cours.»Depuis l’intégration du pays dans l’Union euro-péenne en 2004 et l’ouverture des marchés du travailaux immigrants de l’Est, un grand nombre dePolonais ont, en effet, plié bagages. En 2007, surune population de 38 millions d’habitants, on en

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Vues d’ailleurs

POLOGNEQUAND LES PARENTSSONT PARTIS…Depuis l’élargissement de l’Union européennevers l’Est, près de deux millions de Polonaisont quitté le pays pour aller tenter leurchance à l’étranger.Une émigration auxallures de miracle économique qui a un coût:celui des «euroorphelins», ces enfants laissésseuls, livrés à eux-mêmes.Texte: Prune Antoine Photos: Chiara Dazi

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comptait 1,86 million résidant dans les pays del’Union européenne, principalement en Grande-Bretagne, en Allemagne et en Irlande. Un chiffreauquel il faut ajouter les travailleurs clandestins.Cette vague migratoire, la plus importante enre-gistrée depuis la Seconde Guerre mondiale, a unprix: la désintégration de la cellule familiale. EnPologne, le nombre des divorces a explosé de 50%,tout comme l’abandon d’enfants. D’ailleurs, au prin-temps dernier, un rapport de la Fondation DroitEurope mettait le feu aux poudres: 110 000 enfantsauraient été «placés» dans des orphelinats d’État, etun sur quatre en Pologne aurait au moins l’un de sesgéniteurs à l’étranger. Le problème pourrait concer-ner jusqu’à un demi-million de mineurs. Ces enfantssacrifiés de l’émigration économique, la pressepolonaise les a officiellement rebaptisés «euro-sieroty», pour «euroorphelins». Leurs parents ne sontpas morts. Mais absents.

COMMENT VIVREAVEC 250 EUROS PAR MOIS?

Klaudia a 10 ans, deux fossettes au coindes lèvres et ses cheveux blonds quiencadrent son visage rond. Depuis queses parents ont divorcé, sa maman viten Suède, son papa en Angleterre.Désormais, elle habite à Bialystok dansun lotissement gris à côté de son écoleavec sa «super grand-mère», CristinaPopko, 60 ans. Pour l’instant, elle trouvecela plutôt «cool».Ses dernières vacancesd’été, elle les a passées à Stockholm etelle garde un contact étroit avec sa mère: tous lesdeux jours, elles discutent au téléphone. Klaudiaaimerait bien la rejoindre définitivement, mais il fautd’abord «finir l’école».Dans le petit appartement aux murs pastel tapissésde photos, la télévision diffuse l’interview d’unmembre du gouvernement. «Tous des pourris, cespolitiques!», lance avec fureur Cristina, en baissantle volume du poste. Cette femme à poigne entendgarder son optimisme. Depuis son cancer du sein,elle en a vu d’autres. Klaudia devrait rester avec elleau moins jusqu’à la fin de l’année. «On est mieux àdeux que seul dans son coin», affirme-t-elle.D’ailleurs, la petite, encore en primaire, ne semblepas trop souffrir de la séparation: elle a les «meil-leures notes de son école» et a déjà commencé àapprendre l’anglais. Tous les mois, sa maman, quitravaille comme femme de ménage à Stockholm,lui envoie un peu d’argent. Mais du montant de cettepension, Cristina refuse de parler, tout comme deson ex-gendre. Elle-même travaille encore dans uneboulangerie où l’on fabrique «des croissants fran-çais», précise-t-elle avec un clin d’œil. Le choix de sa

fille, elle l’approuve. «Après son divorce, elle a choisila meilleure solution. Comment vivre ici avec 1 000zlotys (250 euros) par mois? Il n’y a pas d’autressolutions de toute façon: tout le monde est parti.»La ville de Bialystok, successivement lituanienne,biélorusse, russe et polonaise au fil des caprices del’Histoire, est le chef-lieu de la région polonaise de Podlachie. L’endroit, situé à une cinquantainede kilomètres de la frontière biélorusse fait partiedes plus touchés par l’émigration économique. Labourgade voisine de Siemiatycze a même été rebap-tisée «la banlieue de Bruxelles», car la majorité deses habitants travaille dans la capitale belge. Au noirévidemment. Plus jeune, Cristina Popko aussi a ten-

té l’aventure de l’exil, laissant safille encore adolescente à sonmari. En 1995, elle part travaillerun an en Hollande comme fleu-riste: «Là-bas, c’est pas commeici. On peut faire confiance à toutle monde, les vélos ne sontmême pas verrouillés.» Pourtant,elle a fini par rentrer à Bialystok:des problèmes avec la «languehollandaise», mais surtout avec

son mari ont eu raison de ses velléités d’indé-pendance. «Maintenant, je ne peux pas dire à mafille de ne pas le faire. Il n’y a pas que les plom-biers qui partent, ironise-t-elle. Les médecins aussiquittent la Pologne.»

UNE BÉRÉZINA FAMILIALE Ce phénomène de fuite des cerveaux et de lamain-d’œuvre ne touche pas que les Polonais,

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Bialystok, chef-lieu dela région polonaisede Podlachie,connaît une forteémigration économique.Les parents partis,les enfants se retrouvent dans cesécoles, des sortes d’«euro-orphelinats».

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mais l’ensemble des pays de l’ancien bloc de l’Est.Après la transition de 1989, une situation écono-mique difficile (avec parfois un taux de chômageflirtant avec les 25%) a incité nombre de leurs res-sortissants au départ. Évidemment, cet exode s’estaccéléré au moment de leur intégration dansl’Union européenne, avec la mise en applicationdes principes de libre circulation des travailleurs.En Roumanie, près de 10% de la population tra-vaille à l’étranger, essentiellement en Italie et enEspagne. Les estimations chiffrent à 800 000 lenombre d’enfants séparés d’au moins un de leursparents. Des problèmes de violence ou des cas desuicides ont été rapportés. Et, en Bulgarie, la situation est si grave que le gouvernement a décidéde changer le Code de la famille, afin de rendre lesenfants orphelins de l’émigration disponibles àl’adoption. Un battage médiatique, rien de moins!À Varsovie, Barteck Walzsack, sociologue pourl’ONG Pedagogium de Varsovie, n’hésite pas àdénoncer ce qu’il appelle une «stigmatisation» duphénomène. Selon lui, les médias cherchent àtitiller le conservatisme de la société polonaise, enrendant «tabou» tout ce qui relève de l’émigration.«Je n’appelle pas orphelin un enfantdont les parents partent travaillersix mois à l’étranger… justifie-t-il.Les vrais orphelins de l’émigrationrestent une minorité, peut-être entre 3 000 et 18 000 enfants, issus defamilles qui sont déjà en proie à desdifficultés sociales avant leur exil. Ilest plus que temps de regarder leseffets positifs de l’émigration: dimi-nution du chômage, augmentationdes salaires…» Un discours en rose à l’image de lasérie Londynczycy (Londoniens), retraçant les tri-bulations de quatre jeunes Polonais partis tenterleur chance dans la capitale britannique et quiconnaît des pics d’audience depuis son lancementà la rentrée dernière. Pour autant, face à la curiosité de la presse et sou-mis aux pressions des parlementaires, pas questionde jouer la politique de l’autruche. La Pologne,nouveau membre de l’UE, doit montrer sa capacitéà juguler le problème. À l’été 2008, le gouverne-ment a commencé un «recensement», quelque peuartisanal. Varsovie a demandé aux «kuratorium»(les antennes locales du ministère de l’Éducation)et aux écoles de «compter» le nombre d’enfantsconcernés par l’absence d’un ou de deux de leursparents. Bozemma Kuzesal est vice-directrice duKuratorium de Bialystok. Elle précise: «Sur les 168 057 élèves recensés dans tout le district, 9 758ont au moins l’un de leurs parents à l’étranger et791 n’ont plus ni père, ni mère, soit un dixième detous les enfants du canton. Mais cela ne veut riendire, car il y a des cas où les enfants n’ont pas envie

d’en parler, donc on ne sait pas.» Selon une étudedu Bureau des droits de l’enfant à Varsovie, danscertaines régions du Sud du pays, 40% d’entre euxont au moins un de leurs parents à l’étranger.«L’Europe a une vraie responsabilité dans ce pro-blème, explique Irena Kowalska, en charge desétudes statistiques. Beaucoup de parents laissentleurs enfants en Pologne, parce qu’ils ne veulentpas les bouleverser dans leur développement.»

ICI, LONDRES Selon un autre rapport de l’ONG Pedagogium, si89% des «euroorphelins» sont confiés aux grands-

parents ou à des proches (familleou amis), 3% se retrouvent pla-cés dans des orphelinats d’État.Niché dans un petit bois en bor-dure de la ville, l’orphelinat nu-méro 2 de Bialystok accueille74 enfants de moins de 18 ans,comme le précise sa directriceBarbara Czarniecka, aux com-mandes de l’établissementdepuis une trentaine d’années.

Fleurs à l’entrée et linoléum coloré, l’endroit faitégalement office de centre d’accueil d’urgence.Depuis l’époque communiste, les choses ont bienchangé, souligne Barbara Cziarnecka: «Nous avonsdes ordinateurs et des thérapeutes. Mais rien neremplace l’amour d’une mère.» Sept « euroorphe-lins» ont été comptabilisés. Pour la directrice, ceproblème «relativement récent» est révélateur d’ungrave dysfonctionnement de la société: «La reli-gion, les valeurs familiales, c’est du vent tout ça!»

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Vues d’ailleurs

Pour les responsablesdu Pedagogium, à Varsovie, les vraisorphelins de l’émigration restent une minorité, entre 3 000 et 18 000 enfants…

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Selon elle, les séquelles psychologiques de ce qu’ellenomme le «désinvestissement parental» seront irré-versibles et concerneront «une génération aumoins». Et, pour Barbara, une minorité de cesenfants qui sortiront de l’orphelinat auront une viede famille normale. «Les autres reproduiront lemême schéma: agressivité, anxiété, problèmes de

drogue ou d’alcoolisme… L’histoire se répète», ajou-te-t-elle, tristement.

LE RETOUR DU PLOMBIERPOLONAIS

Au cœur du Varsovie chic, entre bâtiments officielset centre commercial en construction, la jeune secré-taire d’État à l’Éducation, Agnieska Chton-Dominczak, enceinte jusqu’aux yeux, se veut rassurante: «Nous sommes conscients du problème.Nous voulons travailler à l’échelon local et déployerun réseau de soutien d’assistants sociaux et de psycho-logues, mettre place du soutien scolaire, voire même-

des repas gratuits pour les élèves en difficultés finan-cières.» Certaines écoles ont déjà pris l’initiative d’établir un contact étroit, par e-mail ou télépho-nique, avec les parents à l’étranger, afin de les in-former en cas de problèmes de scolarité de leursenfants. Quant à la question de l’adoption, elle resteplus délicate. «Au regard de la loi, ils ont toujours des

parents et ne peuvent en conséquence êtreadoptés, souligne la secrétaire d’État. Dansla majorité des cas, l’émigration des parentsest temporaire. Néanmoins, si l’absence seprolonge au-delà de six mois, elle nécessi-te une prise de responsabilité formelle del’enfant.»

Suivant l’exemple du voisin lituanien, le gouverne-ment planche sur un projet de loi visant à imposer untuteur légal en cas de départ. En outre, la résolutiondu problème des «euroorphelins» pourrait aller plusvite que prévu. «Avec l’actuelle crise économique etfinancière qui frappe l’Europe, les Polonais quittentl’Angleterre où le travail se fait plus rare et reviennenten masse», explique la politicienne. Les bureaux dutravail polonais ont ainsi enregistré de nombreusesdemandes d’emploi de la part de personnes de retouren Pologne. Désormais, la croissance plafonne à6,5%, les salaires augmentent fortement, et le paysmanque cruellement de bras. Mais aussi, et c’est uncomble, de couffins: la natalité reste l’une des plusfaibles en Europe avec 1,2 enfant par femme.

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Enfants sacrifiés de l’émigration économique, la presse polonaise les a baptisés «euroorphelins». Leurs parentsne sont pas morts. Mais absents.

Les «Kuratorium» sontdes antennes localesdu ministère de l’Éducation.