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Education et Sociétés Plurilingues n°27-décembre 2009 Pour le centenaire de la naissance d’André Martinet (1908-2008) Président du Centre Mondial d’Information sur l’Education Bilingue de 1975 à 1985 Andrée TABOURET-KELLER Deux manifestations ont rendu hommage à André Martinet à l’occasion du centenaire de sa naissance, la première en juillet 2008 à la Sorbonne (cf. les actes dans La Linguistique n° 2, 2009), la seconde en septembre à Cornillon. Nous souhaitons nous associer à ces hommages et nous avons de bonnes raisons de le faire: André Martinet a été le premier président du CMIEB mais surtout il a soutenu avec un intérêt vivant et une conviction sans faille la cause du plurilinguisme et la nécessité d’en approfondir la connaissance. Un peu d’histoire Dans les années cinquante, André Martinet prend contact avec l’Association Le Monde Bilingue (1) créée en 1951; elle affirme «le droit de tout être humain à apprendre, outre sa langue native, une langue de grande diffusion, de son choix, lui permettant d’élargir sa vision aux dimensions du monde» (Martinet 1993, Mémoires, p. 204), avec le slogan «Deux langues pour tous». La Fédération mondiale des villes jumelées en est issue, elle promeut avec vigueur les échanges entre villes sans distinction de régimes politiques, les chantiers de jeunes des Cités Unies, les initiatives «jumelage-coopération» avec les communes du Tiers-monde, entre autres. Le Président Giulio Dolchi (1921-2003) participa activement à son développement. En 1972, elle se dote d’un organisme annexe, le Centre mondial d’information sur l’éducation bilingue (CMIEB), dont Martinet préside le Conseil scientifique. Constitué comme association de droit français en 1975, le CMIEB sera présidé par Martinet jusqu’en 1985; il deviendra le Centre d’information sur l’éducation bilingue et plurilingue (CIEBP) en 2004. A plus d’une reprise, j’ai eu l’occasion de discuter avec André Martinet des buts poursuivis par Le Monde Bilingue: il en était un véritable soutien, «non point d’une Europe bilingue, où finalement l’anglais s’imposerait aux dépens des autres langues, mais bel et bien d’un plurilinguisme, avec un minimum de trois langues, dont l’une aurait quelque chance d’être l’anglais, mais pas obligatoirement et nécessairement. Le processus d’apprentissage des trois langues s’étendrait normalement de la petite enfance pour la première à la période d’enseignement primaire pour la

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Education et Sociétés Plurilingues n°27-décembre 2009

Pour le centenaire de la naissance d’André Martinet (1908-2008)Président du Centre Mondial d’Information sur l’Education Bilingue de

1975 à 1985

Andrée TABOURET-KELLER

Deux manifestations ont rendu hommage à André Martinet à l’occasion du centenaire de sa naissance, la première en juillet 2008 à la Sorbonne (cf. les actes dans La Linguistique n° 2, 2009), la seconde en septembre à Cornillon. Nous souhaitons nous associer à ces hommages et nous avons de bonnes raisons de le faire: André Martinet a été le premier président du CMIEB mais surtout il a soutenu avec un intérêt vivant et une conviction sans faille la cause du plurilinguisme et la nécessité d’en approfondir la connaissance. Un peu d’histoireDans les années cinquante, André Martinet prend contact avec l’Association Le Monde Bilingue (1) créée en 1951; elle affirme «le droit de tout être humain à apprendre, outre sa langue native, une langue de grande diffusion, de son choix, lui permettant d’élargir sa vision aux dimensions du monde» (Martinet 1993, Mémoires, p. 204), avec le slogan «Deux langues pour tous». La Fédération mondiale des villes jumelées en est issue, elle promeut avec vigueur les échanges entre villes sans distinction de régimes politiques, les chantiers de jeunes des Cités Unies, les initiatives «jumelage-coopération» avec les communes du Tiers-monde, entre autres. Le Président Giulio Dolchi (1921-2003) participa activement à son développement. En 1972, elle se dote d’un organisme annexe, le Centre mondial d’information sur l’éducation bilingue (CMIEB), dont Martinet préside le Conseil scientifique. Constitué comme association de droit français en 1975, le CMIEB sera présidé par Martinet jusqu’en 1985; il deviendra le Centre d’information sur l’éducation bilingue et plurilingue (CIEBP) en 2004.A plus d’une reprise, j’ai eu l’occasion de discuter avec André Martinet des buts poursuivis par Le Monde Bilingue: il en était un véritable soutien, «non point d’une Europe bilingue, où finalement l’anglais s’imposerait aux dépens des autres langues, mais bel et bien d’un plurilinguisme, avec un minimum de trois langues, dont l’une aurait quelque chance d’être l’anglais, mais pas obligatoirement et nécessairement. Le processus d’apprentissage des trois langues s’étendrait normalement de la petite enfance pour la première à la période d’enseignement primaire pour la

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seconde et celle de l’enseignement secondaire pour la troisième» (Martinet 1995).Par contre, il doutait de l’impact décisif des jumelages sur la connaissance réciproque des langues des villes partenaires (Mélanges, p. 205), voire sur l’établissement de relations durables, il doutait aussi, et sans doute plus encore, de l’efficacité décisive de la connaissance de la langue de l’autre pour fonder des relations pacifiques et maintenir une paix durable. Les langues dans la biographie d’André Martinet La biographie linguistique d’André Martinet est accessible dans Les mémoires d’un linguiste (1993), en particulier aux chapitres I. Enfance et écoles (1908-1930) (pp. 13-39) et VI. Contact avec les langues (pp.132-138). Il en ressort le portrait d’un homme dont la vie entière a été l’occasion de rencontrer des langues, de les pratiquer très bien, parfois moins bien à l’oral qu’à l’écrit. De son enfance entre français et patois savoyard à sa vie de famille et à la carrière de linguiste, entre patois, français, danois, allemand, et anglais, il est conduit à dire, non sans humour, que «dans une classification des plurilingues, je représente plusieurs cas à moi tout seul» (Mémoires, p. 138). Dans ce bref article, je souhaite évoquer deux éléments de biographie qui ajoutent à ce que Les Mémoires nous apportent déjà.

La curiosité d’un futur linguiste. J’ai eu l’occasion de demander à André Martinet d’où lui était venu son intérêt pour les langues, en insistant: son intérêt à lui, non revu par le futur linguiste - subjectif donc. Il était perplexe mais m’a raconté, le lendemain je pense, l’histoire suivante. Quand il était petit, dans un des villages où enseignaient ses parents instituteurs, il accompagnait son père au bistrot et jouait en se demandant de quoi parlaient les hommes autour de la table et qu’il ne comprenait pas. Quand il serait grand lui-même, aurait-il alors décidé, il comprendrait ce que disent les «grands». A une de mes questions, il répondit qu’il jouait plutôt par terre; à une autre, qu’il n’était pas sûr qu’il ne comprenait rien parce que les hommes parlaient patois ou bien parce que ce dont ils parlaient, peut-être en français, lui était incompréhensible. Cette volonté de comprendre ne s’est jamais démentie.

Plutôt «langues en contact» que «bilinguisme» La question du bilinguisme est, avec le travail de thèse d’Uriel Weinreich (1926-1967), au centre d’un des séminaires d’André Martinet à Columbia University (New-York, début des années 1950 – titre et notes sont malheureusement perdus). A la suite de diverses discussions, le livre de

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Weinreich – une version largement élaguée de la thèse – sera intitulé, comme le souhaitait Martinet, Languages in Contact plutôt que par un titre comprenant le mot bilinguisme (en anglais bilingualism) (2). Languages in Contact. Findings and Problems paraît en 1953, il sera republié et reste un ouvrage de référence. La préface à Languages in Contact est, me semble-t-il, le premier écrit de Martinet consacré explicitement au bilinguisme. Si l’ouvrage de Weinreich ne fut jamais traduit en français, ce qui paraît regrettable aujourd’hui encore, la préface de Martinet le sera enfin en 2001 (Tabouret-Keller 2001a). Elle reste d’actualité en soulignant qu’il n’existe pas de situation linguistique homogène; la diversité est toujours présente, insiste Martinet: elle commence au pas de la porte du voisin, elle est aussi le propre de chaque individu qui accumule habitudes et registres linguistiques. Et pourtant le monde linguistique ne reste pas sans changer.Le monde linguistique a-t-il changé en quoi?Bien entendu, je ne suis pas en mesure de répondre à une telle question car, quoique l’on s’accorde généralement pour affirmer que la face linguistique du monde a changé, il est rarement précisé en quoi et dans quelle mesure. Une des causes d’un tel état de choses réside dans la documentation dont on dispose. Je propose une des grandes sources de telles difficultés: les définitions institutionnelles des langues et de leurs locuteurs. Plutôt que de présenter des données déjà connues comme la place de l’anglais dans les relations internationales, ces illustrations visent à mettre en lumière la fragilité de nos connaissances avec le questionnement que cela suppose, je suis persuadée qu’elles auraient intéressé André Martinet.

Les définitions institutionnellesIl s’agit des langues telles qu’elles sont définies dans la Constitution des États. Les données pour l’Afrique sont les suivantes: pour 28 États africains dont j’ai pu recenser les langues nommées dans leur Constitution en 2007 (3), 15 comprennent deux langues, 7 en comprennent trois, 1 quatre, 3 cinq, 1 six et 1 sept, parmi lesquels l’anglais figure douze fois et le français dix (le français figure actuellement comme langue officielle de 40 États. Ce tableau ne rend compte ni de la composition linguistique des pays en question, ni des conduites langagières de leurs citoyens. L’Atlas linguistique de l’Afrique centrale, réalisée dans les années 1980, couvre actuellement par ses publications Cameroun, Congo, Zaïre, Centrafrique et Burundi; pour le Cameroun (ALCAM), il recense 249 langues autochtones. Dans une telle entreprise, les difficultés sont sans nombre; je relève: l’extension spatiale de chaque parler, le partage interne d’une «unité-langue» en variétés plus ou moins inter-compréhensibles, la classification extérieure de chaque langue par famille, branche, groupe et sous-groupe,

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l’extension de la langue à un groupe ethnique donné avant sa propre dénomination et le rapport entre ethnonymes et noms de langue (Breton 2009). Et que faire de la nécessité de proposer un nom de référence, un nom de langue standard en quelque sorte, dans la perspective de mettre au point une classification rationnelle? (cf. Renaud 2009). Au total, on ne peut pas dire combien de «langues» sont présentes et encore moins combien de gens parlent chacune, et en emploient une ou plusieurs en plus. On sait aussi qu’un pays ou une région, officiellement bilingue ou multilingue, peut avoir un nombre élevé de locuteurs unilingues.Quelle est alors l’incidence des dispositions concernant les langues d’un Etat telles qu’elles figurent dans leur texte constitutionnel? Elle n’est certes pas la même au niveau des institutions internationales, nationales ou à celui de la pratique des gens. Le Vatican est un exemple simple mais éclairant: enregistré comme Etat francophone auprès des organisations internationales, il définit le français comme sa langue diplomatique, le latin sa langue législative, l’allemand la langue d’usage de son armée, l’italien sa langue véhiculaire. En Asie du sud, l’Inde bat le record avec 18 langues officielles dans sa constitution. Que dire, par comparaison, de la France aujourd’hui? on sait que la proposition récente d’ajouter dans la Constitution une mention concernant l’existence de langues régionales a été rejetée par le Sénat; le français reste donc seul en ligne. Que sait-on des mosaïques linguistiques dues aux langues immigrées? Dans un article récent, Christine Deprez (2008) fait un point critique de la fragilité de nos connaissances sur la transmission familiale des langues d’immigration en se référant aux données du recensement de 1998, dorénavant déjà anciennes. Un état des lieux risquéDresser un état des lieux qui serait ne fût-ce que réaliste et ne se limiterait pas à des généralités, paraît aujourd’hui risqué.

Invasion des nouvelles notionsD’autant plus qu’une invasion de notions nouvelles (4) donnent l’apparence de connaissances établies. L’attribut «plurilingue» que proposait Martinet dès les années 1980, connaît aujourd’hui une vague d’emploi corrélative à l’extension des phénomènes migratoires: sait-on qu’à l’orée du 21ème siècle, une personne sur 35 est un migrant international? (2006, Fact-file Global Migration). Nulle surprise que le thème plurilingue ait pris le dessus, comme, par exemple, dans le texte de présentation des objectifs de l’Année européenne des langues, Plurilinguisme, diversité linguistique et sauvegarde des langues (Conseil de l’Europe, 2001a).

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L’emploi du terme de plurilinguisme a l’avantage d’englober toutes les situations linguistiquement complexes où la présence de langues différentes est repérable, ou bien où des personnes (ou des groupes de personnes) emploient des langues différentes. L’emploi de «plurilingue» a été suggéré pour les personnes, celui de «multilingue» pour les situations, mais la distinction ne s’est pas généralisée. «Plurilinguisme» est constamment associé à tout un réseau de termes parmi lesquels on relève pluriculturel, interculturel (dialogue interculturel), multilingue, multiculturalisme (adapté de l’anglais multiculturalism), diversité culturelle, diversité linguistique (les deux étant parfois au pluriel), répertoire et compétence plurilingues. Je relève ces termes dans le Bulletin du 24.2.2008 de l’Association des professeurs de langues vivantes (APLV), ainsi que dans la Lettre d’information n° 14 de l’Observatoire Européen du Plurilinguisme.OuverturesPar ces quelques exemples, j’ai souhaité montrer à quel point nous restons ignorants de la texture des situations réelles, de leur complexité et de leur dynamique (cf. Tabouret-Keller 2001b). Il me semble qu’une telle ouverture ne serait pas pour déplaire à André Martinet. Si, pour dégager des principes généraux il convient de dépasser la complexité réelle des faits, il convient tout autant de nous souvenir qu’une communauté linguistique n’est jamais - Martinet souligne le mot - homogène et fermée et que, dans le bain des pratiques langagières effectives, nous nous trouvons face à une réalité complexe, sans réelle homogénéité, sans réelle permanence.

Notes(1) Voir le chapitre IX des Mémoires, Activités annexes, pp. 203-225. Les co-fondateurs du Monde Bilingue sont Jean-Marie Bressand et Jean-Maurice Chevalier.

(2) La thèse de Weinreich était «énorme» (Mémoires, p. 66), j’en ignore le titre. Je dois ces détails à Madame Jeanne Martinet que je remercie vivement.

(3) Elles n’ont pas toutes le même statut, ainsi la République du Congo a comme langue officielle le français et comme langues nationales le lingala et le kituba.

(4) Dans une étude récente des politiques linguistiques européennes, Carmen Alen Garabato (2009) note que les catégorisations s’étendent; ainsi dans les documents officiels, on peut rencontrer: langues officielles, langues des traités, langues de travail, et, depuis 2007, langues additionnelles.

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RéférencesALEN GARABATO, Carmen. 2009. Quelques réflexions sociolinguistiques sur les langues

romanes et les nouvelles politiques (linguistiques) européennes, pp. 41-56 in C. Alen Garabato, T. Arnavielle, Ch. Camps (dir.), La romanistique dans tous ses états, Paris, L’Harmattan.

BRESSAND, Jean-Marie. 1995. La paix par les langues. Besançon, Le Monde Bilingue.

BRETON, Roland J.L. 2009. La dénomination des langues au Cameroun: le projet ALCAM, in de Féral, op.cit., sous presse.

FERAL de, Carole (dir.). (sous presse). Le nom des langues en Afrique sub-saharienne. Pratiques, dénominations, catégorisation, Louvain, Peeters.

MARTINET, André. 1995. Quand et comment mettre l’enfant en contact avec une seconde langue?, Langues et Cités, n° 60: 3-5.

MARTINET, André. 1993. Mémoire d’un linguiste, Paris, Quai Voltaire.

RENAUD, Patrick. 2009. Une grille géolinguistique de repérage des communautés linguistiques au Cameroun: analyse des pratiques de production de l’ALCAM, in de Féral, op. cit., sous presse.

TABOURET-KELLER, Andrée. 2001a. Traduction de la préface d’André Martinet à Languages in Contact d’Uriel Weinreich, La Linguistique n° 1, vol. 37, fasc.1: 29-32.

TABOURET-KELLER, Andrée. 2001b. Pour une vision dynamique des situations linguistiques complexes. Un hommage à André Martinet, La Linguistique n° 1, vol. 37, fasc.1: 21-28.

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