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1 Pour une analyse psycho-sociale du chômage : synthèse et perspective. Martine ROQUES [In : P. Pansu et C. Louche (Eds.). La psychologie sociale appliquée à l’analyse de problèmes sociaux (129-156). Paris : Presses Universitaires de France.] Si le chômage a occupé, il y a quelques décennies, le devant de la scène, autant d’un point de vue économique, politique que social, il est presque perçu, à l’heure actuelle, comme un phénomène familier et banal. Ses définitions sont maintenant bien connues, les taux actuels de chômage suscitent peu de commentaires dans les médias. Alors qu’il constituait un des thèmes majeurs de la campagne présidentielle de 1995, il a été « remplacé » en 2002 par l’insécurité et l’environnement. Cependant, au niveau quotidien, la question du chômage reste centrale, cruciale et toujours aussi complexe, que ce soit bien sûr pour les demandeurs d’emploi eux-mêmes, mais aussi pour toutes les personnes qui peuvent être en interaction avec eux : la famille, les amis, les praticiens (personnels de l’A.N.P.E., de l’A.F.P.A., formateurs, assistants sociaux, …), etc. Et cette complexité se trouve souvent traduite dans les paroles du quotidien. Ainsi, par exemple, ce formateur qui se demande comment motiver ses stagiaires demandeurs d’emploi, comment les dynamiser, comment diminuer l’absentéisme. Doit-on agir sur les personnes ou sur les dispositifs ou sur les deux ? Ainsi, cette étudiante qui, après un stage dans un organisme de réinsertion professionnelle, dit ne pas vouloir travailler avec cette population, « parce qu’on se décarcasse pour eux, pour leur trouver un emploi, et trois jours après, ils démissionnent ». Comment expliquer ce fait ? Quel est le moyen pour réconcilier le chômeur avec l’emploi et/ou pour réconcilier cette étudiante avec ce public et l’interaction qu’il implique ? Ainsi, cette épouse de chômeur, souriante, expliquant que l’année de chômage de son mari a été un renouveau pour la famille, qu’il a enfin pris du temps pour les enfants, alors que cette autre épouse, le visage fermé, explique que depuis qu’il est au chômage, son mari ne fait plus rien, que « même aller à la chasse avec ses copains le week-end, ça n’a plus de sens pour lui ». Comment expliquer des réactions aussi opposées ? Les différences « objectives » de conditions de vie suffisent-elles à expliquer les différences de réaction ? De ces discours quotidiens, plusieurs perspectives d’analyse peuvent être extraites, que nous retrouvons dans les études psycho-sociales sur le chômage. Nous pouvons les regrouper

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Pour une analyse psycho-sociale du chômage : synthèse et perspective.

Martine ROQUES

[In : P. Pansu et C. Louche (Eds.). La psychologie sociale appliquée à l’analyse de problèmes

sociaux (129-156). Paris : Presses Universitaires de France.]

Si le chômage a occupé, il y a quelques décennies, le devant de la scène, autant d’un

point de vue économique, politique que social, il est presque perçu, à l’heure actuelle, comme

un phénomène familier et banal. Ses définitions sont maintenant bien connues, les taux actuels

de chômage suscitent peu de commentaires dans les médias. Alors qu’il constituait un des

thèmes majeurs de la campagne présidentielle de 1995, il a été « remplacé » en 2002 par

l’insécurité et l’environnement.

Cependant, au niveau quotidien, la question du chômage reste centrale, cruciale et

toujours aussi complexe, que ce soit bien sûr pour les demandeurs d’emploi eux-mêmes, mais

aussi pour toutes les personnes qui peuvent être en interaction avec eux : la famille, les amis,

les praticiens (personnels de l’A.N.P.E., de l’A.F.P.A., formateurs, assistants sociaux, …),

etc. Et cette complexité se trouve souvent traduite dans les paroles du quotidien.

Ainsi, par exemple, ce formateur qui se demande comment motiver ses stagiaires

demandeurs d’emploi, comment les dynamiser, comment diminuer l’absentéisme. Doit-on

agir sur les personnes ou sur les dispositifs ou sur les deux ? Ainsi, cette étudiante qui, après

un stage dans un organisme de réinsertion professionnelle, dit ne pas vouloir travailler avec

cette population, « parce qu’on se décarcasse pour eux, pour leur trouver un emploi, et trois

jours après, ils démissionnent ». Comment expliquer ce fait ? Quel est le moyen pour

réconcilier le chômeur avec l’emploi et/ou pour réconcilier cette étudiante avec ce public et

l’interaction qu’il implique ? Ainsi, cette épouse de chômeur, souriante, expliquant que

l’année de chômage de son mari a été un renouveau pour la famille, qu’il a enfin pris du

temps pour les enfants, alors que cette autre épouse, le visage fermé, explique que depuis qu’il

est au chômage, son mari ne fait plus rien, que « même aller à la chasse avec ses copains le

week-end, ça n’a plus de sens pour lui ». Comment expliquer des réactions aussi opposées ?

Les différences « objectives » de conditions de vie suffisent-elles à expliquer les différences

de réaction ?

De ces discours quotidiens, plusieurs perspectives d’analyse peuvent être extraites, que

nous retrouvons dans les études psycho-sociales sur le chômage. Nous pouvons les regrouper

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en deux grands ensembles. Un premier ensemble est composé des études qui se centrent sur le

chômeur. L’analyse va ici se focaliser sur les effets psychologiques du chômage, au niveau de

l’individu et de son domaine professionnel. Les recherches vont par exemple s’intéresser à la

perception de l’individu par lui-même, à l’image des groupes d’appartenance, aux

explications causales avancées pour rendre compte du fait d’être au chômage ou de trouver

(ou non) un emploi. Une deuxième perspective d’analyse va consister à opérer une

décentration, se plaçant le plus souvent dans une perspective systémique. Il s’agira ici, non

plus de rester exclusivement centré sur le demandeur d’emploi mais de faire porter l’analyse

aussi sur l’interaction avec les autres « éléments », à savoir les praticiens qui sont en relation

avec les chômeurs, les dispositifs de formation, etc. De même, dans cette perspective, l’étude

ne portera plus exclusivement sur le seul domaine professionnel et/ou sur un seul facteur

explicatif ; elle s’intéressera aussi aux autres rôles et appartenances sociales de l’individu et

prendra en compte plusieurs facteurs.

Cette classification recoupe une évolution historique : les premières études, dans les

années 30, se sont focalisées sur les chômeurs, analysant les effets du chômage de manière

univoque et négative. Cette centration sur l’individu se retrouve dans les années 70, où

apparaissent des études qui comparent chômeurs et employés, diversifiant et enrichissant ainsi

l’analyse, tout en restant centrées sur l’individu. Ce n’est que plus récemment que la

deuxième perspective d’analyse est apparue. Notons d’ailleurs que cette centration quasi

exclusive sur l’individu n’est pas le seul fait de la recherche en psychologie sociale. Elle se

retrouve dans toutes les actions mises en place pour « prendre en charge » le chômage. Ces

dispositifs se situent en effet principalement dans la première perspective, puisqu’ils visent

par exemple à aider les sujets à structurer leurs projets professionnels, mobiliser leurs

connaissances, apprendre à rechercher un emploi, etc. Le postulat implicite sous jacent semble

bien être que les solutions au chômage se trouvent quasi exclusivement chez les chômeurs et

c’est donc sur eux que l’action va se centrer. Et le dernier dispositif en date, le P.A.R.E. (Plan

d’Aide au Retour à l’Emploi) n’échappe pas à cette optique.

Dans le cadre de ce chapitre, nous allons présenter ces deux grandes perspectives, en les

illustrant par une sélection de théories de psychologie sociale. Pour chacune de ces théories,

nous commencerons par présenter en exergue des exemples de questions que les praticiens

peuvent se poser et auxquelles ces théories tentent d’apporter des réponses ; nous

expliciterons ensuite, dans ses grandes lignes, le cadre théorique choisi, pour l’illustrer ensuite

par un ou deux exemples d’études.

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Perspective d’analyse centrée sur l’individu.

Ce premier niveau cherche donc à comprendre les conséquences du chômage pour

l’individu. Il peut à son tour impliquer deux perspectives différentes :

- soit les chômeurs sont considérés comme constituant une catégorie homogène, qui va être

comparée à celle des « employés » sur un certain nombre de variables. Les différences

entre les deux populations seront analysées comme étant des conséquences du chômage ;

cette perspective peut être nommée fonctionnaliste (cf. Roques, 1995) ;

- soit le questionnement s’oriente sur les différences inter-individuelles des effets du

chômage. Les études vont se centrer ici uniquement sur les chômeurs, analysant les

facteurs qui pourraient expliquer des réactions variables, dans une perspective

différentialiste.

Dans le développement qui suit, nous prendrons des exemples issus de ces deux

perspectives (fonctionnaliste et différentialiste).

La perception de l’individu par lui-même.

La situation de chômage entraîne-t-elle obligatoirement une détérioration de la

perception que l’individu a de lui-même ?

Le concept de soi est un concept clé de la psychologie, renvoyant à une entité

complexe et multidimensionnelle déterminée, en partie au moins, par des éléments structuraux

et stables de la société tels que le statut et le rôle, les normes et valeurs sociales, les catégories

et groupes sociaux. Ce concept a été largement utilisé dans les études sur le chômage, sous

des aspects et des dénominations très différentes (estime de soi, image de soi, présentation de

soi, bien-être psychologique, etc.). Quel que soit le terme utilisé, le thème central est toujours

la perception que les chômeurs ont d’eux-mêmes et la façon dont cette dernière peut

influencer ce qu’ils font. Dans le cadre de ce chapitre, nous prendrons comme exemple

l’estime de soi, qui peut être définie comme « une attitude individuelle envers soi-même,

impliquant une auto-évaluation sur une dimension positive – négative » (Hong, Bianca,

Bianca et Bollington, 1993, p. 95).

La perte d’un statut (le statut de salarié par exemple), surtout si celui-ci est fortement

valorisé par la société, va avoir des répercussions importantes pour l’individu. Ces

répercussions vont notamment être explicitées et analysées en regard du modèle

fonctionnaliste proposé par Jahoda (1981). Posant que l’emploi remplit auprès de l’individu

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plusieurs fonctions, elle distingue les fonctions manifestes (le salaire et les conditions de

travail) des fonctions latentes, au nombre de cinq. Ainsi l’emploi :

1) joue un rôle structurant temporellement. Il impose, en effet, une structure temporelle à la

journée, mais aussi à la semaine, à l’année. Supprimer totalement cette structure temporelle

met les chômeurs en présence d’un temps « désignifié » ;

2) augmente la possibilité de contacts et d’expériences partagés régulièrement avec des

personnes en dehors de la famille nucléaire, fournissant ainsi l’accès à un champ

d’expériences plus large ;

3) lie l’individu à des buts et à un sens de la finalité, impliquant l’interdépendance des êtres

humains. Enlever cette expérience quotidienne de combinaison des efforts entraîne chez les

chômeurs un sentiment d’inutilité ;

4) définit également la position, le statut et l’identité de l’individu dans la société. Le

chômeur ne souffre pas seulement d’une absence de statut, il souffre encore bien plus

d’une mutilation de l’identité ;

5) force à l’activité, nécessite une activité régulière et quotidienne, ayant des conséquences

visibles, permettant l’exercice quotidien des compétences.

Les effets psychologiques négatifs du chômage pourraient ainsi être expliqués comme

la conséquence de l’exclusion d’une institution qui remplit les besoins psychologiques de base

de l’individu, au travers de ces cinq fonctions. Ce sont notamment elles qui vont permettre de

comprendre pourquoi l’emploi constitue un appui psychologique, pourquoi il est plus qu’un

simple moyen de subsistance et pourquoi il vaut mieux avoir un emploi insatisfaisant que pas

d’emploi du tout. Un exemple, portant sur le lien entre estime de soi et formations destinées

aux chômeurs, va nous permettre d’illustrer cette perspective. Cette étude nous semble

particulièrement intéressante car, comme le soulignent Creed, Hicks et Machin (1998) : « il y

a peu d’études portant sur l’efficacité ou la valeur des interventions destinées aux chômeurs,

de même qu’il y a peu de recherches examinant les manières de réduire les effets

psychologiques négatifs du chômage, si largement rapportés » (p. 172). 133 sujets ont

participé à cette recherche. 62 d’entre eux suivaient une formation, 71 étant inscrits sur une

liste d’attente pour pouvoir participer à la même formation (groupe contrôle). Le

questionnaire a été administré aux participants à trois reprises : le premier jour de la formation

(T1), le dernier jour de la formation (T2) et trois mois après la fin de la formation par courrier

(T3 : 39 participants ayant répondu, soit 63 %). Le groupe contrôle répondait au questionnaire

la première fois lors d’une séance d’information, les deux fois suivantes par courrier aux

mêmes échéances que les participants à la formation. Les résultats ont permis de voir

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notamment que les participants avaient une estime de soi plus forte en fin de formation (T2)

qu’au début (T1), différence significative par rapport au groupe contrôle. Cependant, cette

augmentation de l’estime de soi ne perdurait pas trois mois après la fin de la formation (T3).

Pour expliquer ces résultats, les auteurs font appel au modèle fonctionnaliste de Jahoda. La

participation à une formation remplirait certaines fonctions habituellement fournies par

l’activité professionnelle (activités organisées, structure temporelle, etc.) et entraînerait ainsi

une augmentation de l’estime de soi. Lors de la fin de la formation, si les sujets ne retrouvent

pas d’emploi, ils se trouvent à nouveau confrontés à l’absence des fonctions latentes de

l’emploi, ce qui expliquerait la chute de l’estime de soi trois mois après la formation.

Cependant, comme nous l’avons déjà souligné par ailleurs (Roques, 1995, 2002), les

résultats sont loin d’être homogènes. Si certains auteurs, dans la lignée de la perspective

fonctionnaliste de Jahoda illustrée ci-dessus, constatent un impact négatif du chômage sur la

perception de soi, d’autres études ne parviennent pas à mettre en évidence une telle

association, quand elles ne trouvent pas une stabilisation, voire une amélioration de la

perception de l’individu par lui-même. Comment expliquer ces résultats apparemment

paradoxaux ?

Une première explication peut être trouvée dans la mise en cause du modèle de

Jahoda. Ainsi, par exemple, Winefield et Tiggemann (1994), dans une perspective

différentialiste, ont effectué une étude longitudinale sur des jeunes (19-20 ans), chômeurs et

employés. Ils ont distingué deux sous-groupes d’employés : les satisfaits et les insatisfaits. Ils

ont noté que les différences observées, en ce qui concerne l’estime de soi, étaient présentes

entre les employés satisfaits et les deux autres groupes (employés insatisfaits et chômeurs).

Cependant, ils n’ont pas trouvé de différence entre les employés insatisfaits et les chômeurs.

« Ce résultat jette un doute sur le modèle de privation de Jahoda selon lequel, parce que

l’emploi satisfait plusieurs fonctions, autant latentes que manifestes, même un travail

insatisfaisant est préférable au chômage » (Winefield et Tiggemann, 1994, p. 49). Cependant,

la mise en cause du modèle de privation de Jahoda ne constitue pas la seule explication aux

résultats apparemment paradoxaux concernant les effets du chômage sur la perception de

l’individu par lui-même. Des explications complémentaires, développées dans les deux

sections suivantes, peuvent être trouvées : d’une part, dans les réactions des personnes ayant

le sentiment d’appartenir à des catégories « exclues » et repérées comme telles dans une

société ; d’autre part, dans les causes invoquées par les individus pour expliquer leur situation,

leurs actes et les conséquences qui en découlent.

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Catégorisation sociale et stigmatisation.

Le fait d’appartenir à une catégorie sujette à exclusion (les chômeurs) et repérée

comme telle dans une société, entraîne-t-il une détérioration de la perception de soi

et/ou de cette catégorie ? Ou, au contraire, cette stigmatisation entraîne-t-elle une

protection de la perception individuelle et catégorielle ?

Le processus de catégorisation consiste à classer des individus, des groupes, des objets

ou des événements dans diverses catégories en fonction d’un élément qu’ils ont en commun.

Ces catégories sont formées à partir des similitudes ou équivalences perçues, qui nous

permettent d’appréhender et d’ordonner notre environnement. Ce processus de catégorisation

s’accompagne d’une activité d’évaluation, d’où le terme de différenciation évaluative. Celle-

ci conduit, non seulement à définir les catégories d’appartenance mais à les favoriser au

détriment des autres. Autrement dit, nous évaluons plus positivement les groupes auxquels

nous appartenons (in group) que les autres (out group).

La catégorisation peut prendre des formes diverses. La stigmatisation en est une.

Crocker et Major (1994) soulignent le fait que les personnes stigmatisées sont la cible de

stéréotypes négatifs et sont généralement dévaluées, cette stigmatisation entraînant des

conséquences disproportionnées et négatives au niveau économique et interpersonnel. Quelle

va être l’influence de cette stigmatisation sur la perception de soi ? Là encore, les réponses

sont contradictoires.

D’un côté, des auteurs tels que Kelvin et Jarrett (1985) notent que les chômeurs ont

souvent le sentiment d’être stigmatisés, qu’ils sont très conscients de leur faible statut social et

de leur « citoyenneté de seconde classe ». La catégorie des chômeurs devient alors un groupe

d’appartenance et de référence négatif, composé d’inadaptés (les chômeurs de longue durée)

et d’inemployables. Le « chômeur ordinaire » se sent alors « contaminé » par ces associations

et la perception qu’il a de lui-même peut en être affectée négativement.

D’un autre côté, Crocker et Major (1994) rapportent les résultats de nombreuses études

montrant que les membres de divers groupes stigmatisés ont une estime de soi égale voire

supérieure à celle de groupe non-stigmatisés. Ces résultats ont été observés sur des

comparaisons de populations noires et blanches aux Etats-Unis, ou chez des personnes

défigurées, ou encore chez des handicapés physiques. De même, Alaphilippe, Bernard et

Otton (1997), dans une étude sur les Sans Domicile Fixe, montrent que les scores d’estime de

soi de cette population sont élevés et supérieurs à ceux recueillis sur une population

d’étudiants.

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Pour illustrer ce lien entre stigmatisation et chômage, nous résumons une étude portant

sur l’attitude des jeunes envers les chômeurs (Breakwell, Collie, Harrison et Propper, 1984).

Les auteurs commencent par souligner que, dans la plupart des pays, les chômeurs constituent

une catégorie stigmatisée parce que le fait d’avoir un emploi rémunéré constitue un élément

central culturellement. Aussi, les jeunes qui sont au chômage peuvent ressentir leur identité

menacée et réagir en surévaluant le statut de chômeur. C’est ce que trouvent les auteurs en

comparant les évaluations de jeunes ayant un emploi avec celles de jeunes n’ayant pas

d’emploi : les évaluations de ces derniers concernant les chômeurs sont significativement plus

positives. Une telle tentative de changer le statut d’un groupe dévalué est une des différentes

stratégies qui peuvent être utilisées pour faire face à une identité sociale menacée.

Ainsi, les études réalisées dans le cadre de la catégorisation sociale, et notamment de

la stigmatisation, permettent d’éclairer les résultats apparemment paradoxaux que nous avons

relevés dans la partie précédente sur la perception de soi. Si, pour certains individus, le

chômage entraîne une baisse de l’estime de soi, d’autres, dans une stratégie défensive ou

offensive, réussiront à maintenir une perception d’eux-mêmes et de leur groupe

d’appartenance positive, voire à « sur »valoriser cette perception.

Cependant, et comme le soulignent Kelvin et Jarrett (1985), cette stigmatisation des

chômeurs entraîne au niveau social une image globalement négative de cette catégorie,

l’explication du chômage renvoyant le plus souvent au manque d’effort de l’individu, blâmant

la personne plutôt que la situation et entraînant une image des chômeurs souvent stéréotypée

et culpabilisante. Les causes attribuées à la situation de chômage constituent une explication

complémentaire aux résultats observés quant à la perception de soi. C’est ce que nous allons

voir ci-dessous.

L’attribution causale.

Est-il préférable que les chômeurs s’attribuent la responsabilité de leur situation de

chômage ou qu’ils en rejettent, au contraire, la responsabilité sur des causes

extérieures ?

Les théories de l’attribution cherchent à analyser comment les individus expliquent

leurs actes et les conséquences de ceux-ci, qu’est-ce qui détermine leurs différentes

explications, et comment ces attributions influencent ce qu’ils ressentent, ce qu’ils font et ce

qu’ils pensent qu’il peut leur arriver dans le futur. Les causes invoquées sont soit internes

(facteurs propres à la personne : personnalité, motivation, effort, capacités, habiletés, etc.),

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soit externes (facteurs extérieurs à la personne : circonstances, environnement, facilité ou

difficulté « objectives » de la tâche, chance, hasard, etc.). Les recherches sur les processus

attributifs sont très nombreuses et très riches, concernent des situations très variées (par

exemple : milieu scolaire, professionnel, etc.). Nous ne présentons ici qu’un très rapide aperçu

de cette littérature appliquée à la situation du chômage (cf. pour plus de détails par exemple :

Feather, 1990 ; Hanisch, 1999).

Feather (1990) note que l’on pourrait s’attendre à observer une augmentation des

explications externes lorsque les taux de chômage augmentent. Si beaucoup de personnes sont

exclues de l’emploi, il devient moins plausible d’expliquer le chômage par des causes

internes, telles que le manque d’habiletés ou d’efforts personnels, et plus plausible de

renvoyer ces causes à des facteurs externes, tels que les conditions socio-économiques ou la

politique gouvernementale. Or, ce n’est pas ce qui a pu être observé : les taux de chômage

importants qu’ont connus et que connaissent encore nos sociétés n’ont pas modifié cette idée

sous-jacente que, en fin de compte, c’est l’individu qui est avant tout responsable de ce qu’il

fait et donc de sa situation (cf. Kelvin et Jarrett, 1985).

La façon dont les individus peuvent expliquer le chômage est aussi reliée au fait qu’ils

soient ou non au chômage (ou qu’ils aient été au chômage). En effet, si l’on suit les analyses

de Jones et Nisbett (cités par Feather, 1990, p. 67) sur les différences entre les acteurs et les

observateurs, on peut s’attendre à ce que les chômeurs (acteurs) attribuent plus leur chômage

à des causes situationnelles (externes) que ne le feront ceux qui sont employés (observateurs),

ce qui est validé par de nombreuses études (cf. par exemple Fournier, Pelletier et Pelletier,

1993 ; Pansu, Bressoux et Louche., 2002).

Miller et Hope (1994) notent que des chômeurs qui pensent avoir été traités injustement,

à cause d’un élément personnel (e.g. l’âge), sont ceux qui ressentent le plus de détresse

psychologique. Comme le souligne Hanisch (1999, p. 193) : « La variabilité des conséquences

psychologiques est d’abord fonction des différentes attributions explicatives du chômage ».

Alaphilippe et al. (1997) notent que l’attribution causale apparaît liée à l’intégration sociale et

jouerait un rôle non négligeable dans les processus adaptatifs. Ils relèvent qu’en ce qui

concerne la recherche d’un emploi, une internalité plus élevée favorise la quête de travail

(Fournier et al., 1993). Une étude de Joulain (1995) montre que les plus dynamiques dans la

recherche d’un emploi au sein d’une population de jeunes chômeurs sont les plus internes, à la

fois les plus jeunes et plutôt des femmes, à l’inverse les moins internes s’avèrent moins actifs,

sont plus âgés et surtout des hommes.

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Pour illustrer plus précisément cette relation entre attribution causale et recherche

d’emploi, nous présentons ici rapidement l’étude de Furnham et Rawles (1996). Ces deux

auteurs se sont intéressés au lien entre les attributions relatives au fait d’obtenir un emploi et

les comportements de recherche d’emploi. Ils ont réalisé une recherche auprès de 272 jeunes

en fin d’études (d’une moyenne d’âge de 16 ans). Les principaux résultats montrent que six

dimensions émergent du questionnaire sur les attributions relatives au fait d’obtenir ou non un

emploi. La première dimension renvoie à un facteur externe, à savoir au pouvoir des autres

(exemple d’item illustrant cette dimension : pour obtenir un emploi, on a besoin de quelqu’un

qui a de l’influence pour vous introduire), alors que le second facteur renvoie plus à une

dimension interne, l’effort (la plupart des jeunes trouvent un emploi s’ils travaillent dur, sont

sûrs d’eux et ont beaucoup à offrir). Le troisième facteur fait référence à la motivation. En

quatrième lieu arrive la chance et en cinquième place arrive le fatalisme, renvoyant à des

explications externes situationnelles et conjoncturelles (le chômage est si fort simplement

parce qu’il n’y a pas d’emploi). Les auteurs montrent ensuite que les stratégies de recherche

d’emploi sont liées à ces dimensions attributives. Ainsi, les jeunes qui favorisent les

explications internes ont des stratégies orientées vers l’effort personnel pour trouver un

emploi, alors que ceux qui mettent plus en avant des explications externes, renvoyant à une

précarité subie, sont moins enclins à croire dans l’efficacité de ces stratégies.

Ces différents résultats peuvent amener à considérer que, dans des situations telles que

le chômage, la prégnance des explications internes entraînera une prévalence de

comportements actifs, permettant ainsi d’espérer une sortie plus rapide du chômage.

L’illustration suivante va nous permettre de nuancer ce propos. Curie (2000) cite une étude

transversale réalisée auprès de 96 demandeurs d’emploi (hommes, âgés de 38 à 55 ans), dont

48 cadres et 48 ouvriers situés à trois périodes de chômage : 0-4 mois ; 10-15 mois et 24-30

mois. De cette étude, nous retiendrons trois résultats principaux. Si, comme nous l’avons noté

plus haut, les chômeurs attribuent plus le chômage à des causes externes que ne le feront les

employés, cette étude montre que ce processus intervient avec la durée du chômage. En effet,

la situation de chômage n’altère pas d’emblée les capacités des sujets à recourir à des

attributions internes. Lors de la première période (0-4 mois), autant les cadres que les ouvriers

présentent de telles capacités. Ce maintient, dans un premier temps, des explications internes,

serait associé à une surestimation par les sujets de leur capacité à maîtriser leur

comportement, visant à maintenir l’affirmation de soi. Il convient également de noter une

inégale propension des cadres et des ouvriers à s’imputer les causes de leurs comportements :

les cadres présentent une plus forte internalité que les ouvriers. Avec la durée du chômage, les

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explications internes diminuent. Quand les difficultés d’insertion professionnelle persistent,

cette diminution s’exerce comme une protection personnelle contre l’échec (ce que l’on

retrouve sous le terme « d’externalité défensive »). Cependant, ce processus de protection

personnelle contre l’échec intervient plus tard chez les cadres que chez les ouvriers.

Autrement dit, les cadres demeurent internes plus longtemps que les ouvriers. Ce retard

permet d’expliquer le retentissement plus fort du chômage sur l’estime de soi des cadres (la

baisse de l’estime de soi est plus précoce chez les cadres que chez les ouvriers). Ce dernier

résultat rejoint et confirme « les résultats de Peterson et Seligman (1984) selon lesquels

l’explication d’un événement indésirable par un facteur interne accroît la probabilité que cet

événement entraîne une perte de l’estime de soi » (Curie, 2000, p. 347).

Ainsi, si la première étude citée semble montrer que des attributions internes

entraîneraient une recherche d’emploi plus active, cette deuxième étude souligne le fait que

ces mêmes attributions peuvent entraîner une chute plus rapide et/ou plus importante de

l’estime de soi. Il convient donc d’être prudent en ce qui concerne cette variable, le lien entre

attribution et chômage étant complexe et dépend, nous l’avons vu, de nombreux facteurs.

Première conclusion.

Cette première perspective d’analyse a permis d’éclairer certaines conséquences du

chômage, mais souvent de manière partielle et insatisfaisante. Ainsi, si le chômage a un effet

sur la perception que l’individu a de lui-même, nous avons vu que ce lien n’est pas linéaire,

que si cet effet est négatif chez certains individus, il ne l’est pas pour d’autres, que la

stigmatisation et l’attribution causale peuvent être notamment des variables médiatrices.

De plus, lorsque nous avons abordé le concept de soi, au début de cette première

partie, nous avons noté que celui-ci est en partie déterminé par les statuts et rôles de

l’individu. Or, dans les études qui précèdent, ne sont pris en compte que les statuts et rôles

professionnels. Si la perte d’emploi appelle à un renoncement d’une certaine perception de soi

dans le domaine professionnel, perception de soi importante et cruciale pour l’individu, il ne

s’agit pas ici de le nier, la perception que l’individu a de lui-même se construit aussi au

travers de ses autres rôles : rôles familiaux, associatifs, relatifs aux relations amicales, etc.

Qu’en est-il de la manière dont l’individu va conjuguer ces différents pôles identitaires ?

Certains de ces rôles, associés à la perception de soi inhérente, ne peuvent-ils pas

« compenser » la perturbation issue du domaine professionnel ?

En outre, dans les études rapportées ci-dessus qui s’intéressent aux dispositifs

d’insertion, est rarement analysé la manière dont les demandeurs d’emploi sont impliqués

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dans de tels dispositifs. Il s’agit de voir quels effets ces dispositifs ont sur les demandeurs

d’emploi (sur leur estime de soi par exemple), mais les visées et/ou les structures de ces

dispositifs sont rarement interrogés.

Il semble donc légitime, notamment en référence aux résultats parfois contradictoires

obtenus par ces recherches, de se poser la question de la nécessité de décentrer l’analyse.

Cette décentration n’est pas aisée, car elle remet en cause un certain nombre de postulats et de

normes ancrés très fortement dans nos sociétés (cf. Dubois, 2002).

Nous allons voir, dans la partie suivante, ce que peut apporter comme éclairage

nouveau et singulier une telle décentration.

Perspective centrée sur l’interaction entre l’individu et son environnement.

Comme nous l’avons noté en introduction de ce chapitre, il va s’agir ici de décentrer

l’analyse du seul demandeur d’emploi, d’un seul facteur explicatif et/ou du seul domaine

professionnel. Nous pouvons observer deux types principaux de décentration qui ont été

opérés dans les recherches en psychologie sociale :

- soit l’analyse ne se focalise pas (ou pas seulement) sur le demandeur d’emploi, mais

s’intéresse aussi aux dispositifs de formation, aux représentations et attentes des personnes

« ressources », etc. Autrement dit, l’analyse concerne plus directement l’interaction entre

le demandeur d’emploi et l’environnement ;

- soit l’analyse de la situation de chômage ne se focalisera pas seulement sur le domaine

professionnel, mais replacera l'individu dans la pluralité de ses rôles et appartenances

sociales. La réflexion prendra en compte ici le système de vie des individus et, par

conséquent, plusieurs facteurs explicatifs.

Dans le cadre de ce chapitre, nous ne prendrons que deux exemples de théories psycho-

sociales qui ont servi de cadre d’analyse à de telles décentrations (pour d’autres exemples, i.e.

les représentations sociales, cf. Roques, 2002).

L’engagement.

Comment diminuer l’absentéisme dans le cadre de dispositifs d’insertion et, plus

généralement, comment faire en sorte que les demandeurs d’emploi se sentent impliqués

dans une formation, motivés pour y participer ?

La question de la motivation est au centre d’un grand nombre de questions adressées par

les praticiens aux chercheurs. Elle a donné lieu à une littérature très abondante et à des

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réponses très variées. Une première réponse est d’essayer de convaincre les chômeurs de la

nécessité d’être dynamique, de s’investir dans la recherche d’emploi ; il s’agira de leur

montrer en quoi la participation à la formation dans laquelle ils sont engagés peut les aider

dans leur parcours d’insertion, en espérant ainsi amener les personnes à participer activement

à la formation. Nous retrouvons ici, d’une part le postulat implicite selon lequel il faut se

centrer sur l’individu, celui-ci étant cause de ses actes (cf. la partie précédente sur les

processus attributifs), et, d’autre part, un autre postulat implicite selon lequel il faut se

focaliser sur la sphère des cognitions, celles-ci déterminant les conduites. Ce dernier postulat

renvoie à une des conceptions habituelles en matière d’influence sociale (campagne

publicitaire ou de prévention par exemple), conceptions qui mettent l’accent sur les

représentations et les convictions que peuvent avoir les personnes-cibles. Cependant, même si

ce type d’action peut avoir quelque efficacité, il est simpliste de croire (ou de faire croire)

qu’il suffit de peser sur les idées pour modifier les comportements. Nombreux sont les

exemples qui montrent un décalage entre ce que l’on pense et ce que l’on fait. Ainsi, de

nombreux fumeurs, quoique persuadés que fumer est mauvais pour la santé, ne diminuent pas

leur consommation quotidienne de cigarettes.

Une autre manière d’envisager cette question est de se focaliser non plus sur les idées

mais sur les actes (cf. pour plus de détail : Joule et Beauvois, 1998). Pour Kiesler (cité par

Joulé, 1994, p. 12), principal théoricien de l’engagement, seuls nos actes nous engagent, le

degré d’engagement pouvant varier en fonction de plusieurs facteurs, à savoir le caractère

public de l’acte, le caractère irrévocable de l’acte, la gravité des conséquences de l’acte et la

perception de l’acte comme résultant d’un libre choix. De nombreuses études ont mis en

œuvre un ou plusieurs de ces facteurs et en ont observé les effets sur l’engagement des

individus. Nous allons présenter ici deux études appliquées à la situation du chômage.

Joulé (1994) s’est intéressé à la liberté perçue par l’individu dans l’acte entrepris. Cette

étude portait sur un public de chômeurs de longue durée en stage de formation. Dans ce type

de dispositif, les chômeurs n’étaient pas libres d’accepter ou de refuser d’y participer. Les

dispenses étaient plutôt rares, la présence de chacun étant strictement obligatoire, toute

absence faisant l’objet d’une sanction financière. La démarche a consisté à modifier le

dispositif de formation pour le rendre plus engageant. Pour cela, les stagiaires d’un centre de

formation ont été aléatoirement répartis dans deux conditions. Dans la première, condition

contrôle, rien n’était modifié par rapport au dispositif. Les stagiaires étaient donc informés dès

le début, comme à l’accoutumé, que la présence était obligatoire, qu’elle serait contrôlée et

que toute absence injustifiée ferait l’objet d’une retenue sur salaire. Dans la deuxième,

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condition « engagement », le formateur concluait sa présentation en rappelant les règles

normalement appliquées (cf. ci-dessus), puis en soulignant qu’à son avis, de meilleurs

résultats étaient obtenus si les participants étaient réellement motivés plutôt que s’ils suivaient

la formation par obligation. Il annonçait donc qu’il ne ferait pas d’appel et porterait chaque

jour tout le monde présent. Au terme de la formation, les stagiaires remplissaient un

questionnaire permettant de mesurer l’intérêt et la satisfaction de la formation. Les résultats

montrent que la formation a été jugée plus intéressante et plus satisfaisante dans la condition

« engagement » que dans la condition contrôle. De plus, le taux de placement en fin de

formation a été plus élevé dans la condition « engagement » (56 %) que dans la condition

contrôle (26 %). Et cette différence demeure trois mois plus tard (69 % contre 35 %). Enfin, le

taux d’absentéisme ne fut pas plus fort dans la condition « engagement » que dans la

condition contrôle (cf. pour complément : Joule et Beauvois, 1998).

Une autre recherche peut ici être citée, complétant et renforçant les résultats ci-dessus. Il

s’agit là d’un dispositif d’insertion mis en place en faveur de jeunes chômeurs. L’analyse

présentée par Castra (1995) porte sur 774 jeunes. L’engagement est ici opérationnalisé par

une stratégie progressive de participation à différentes phases (phases de positionnement,

d’interaction avec les employeurs, de suivi comprenant des groupes de réflexion, des

séminaires, des études de poste, etc.) impliquant des actes de plus en plus orientés vers

l’emploi mais aussi de plus en plus coûteux. Il s’agit ici d’une technique de soumission sans

pression : la technique du « pied dans la porte », reprise d’une vieille stratégie de démarchage,

qui consiste à demander dans un premier temps un comportement peu coûteux, pour obtenir

ensuite un comportement plus coûteux (cf. Joulé et Beauvois, 1998). Les facteurs faisant

varier le degré d’engagement sont aussi dans cette recherche le caractère public de l’acte (la

plupart des actions se déroulent en groupe) et la liberté de choix (les jeunes sont libres de

quitter à tout moment le dispositif). Les résultats confortent la théorie de l’engagement : près

de la moitié de l’échantillon obtient une insertion stable en 6 mois, cette proportion s’élevant

à 70 % pour les plus qualifiés. 85 % des entrants dans ce dispositif ont accédé à au moins un

emploi en contrat à durée déterminée. Comme le précise l’auteur, ces chiffres ne concernent

que des emplois normaux, non « aidés » et sont supérieurs aux évaluations nationales des

dispositifs classiques d’insertion.

Ces deux exemples montrent l’intérêt qu’il y a, dans les dispositifs à destination des

chômeurs, d’une part, à ne pas centrer exclusivement l’intervention sur la sphère des

cognitions (savoirs, projets, représentations, etc.) mais aussi sur les conduites des individus ;

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et, d’autre part, à privilégier le fait que les personnes agissent librement ou, tout au moins, de

les « amener à faire librement ce qu’elles doivent faire » (Joulé et Beauvois, 1998).

Bien sûr, de telles méthodologies d’intervention ne peuvent, à elles seules, résoudre

toutes les situations de chômage et répondre à toutes les questions qu’elles posent. Cependant,

comme le montre les deux études citées ci-dessus, les effets de ce type de dispositifs

« engageants » sont largement positifs et il convient d’en tenir compte dans les nouveaux

dispositifs proposés aux chômeurs autant que dans la façon dont on les insère dans ceux-ci.

Le modèle du système des activités.

Comment expliquer que deux personnes, placées dans des conditions de vie

« objectivement » identiques, ne réagiront pas de la même manière à la perte

d’emploi ? Pourquoi certains demandeurs d’emploi vont « plier » sous le poids de la

perturbation, alors que d’autres trouveront les ressources pour y faire face et la

dépasser ?

Comme nous l’avons vu tout au long de ce chapitre et comme le constatent les

praticiens au quotidien, le chômage recouvre des situations et des réactions plurielles.

Prenons-en ici deux exemples pour présenter les grandes lignes du modèle du système des

activités. Au début de ce chapitre, nous avons noté le cas de cet homme qui, depuis qu’il est

au chômage, ne va plus à la chasse avec ses copains le week-end, parce que ça n’a plus de

sens pour lui. Nous pouvons citer aussi le cas de ce chômeur qui disait, lors d’un entretien,

que depuis qu’il est au chômage, il ne se sentait plus le droit de voter. Que peuvent signifier

ces réactions ? Ces deux chômeurs signifient, à leur manière, que nos différentes activités, nos

différents rôles et statuts (familiaux, professionnels, de citoyen, etc.) ne sont pas indépendants

les uns des autres. Pour agir dans un domaine de vie (le domaine des loisirs par exemple),

l’individu a besoin de motivation, de significations, d’informations qui peuvent provenir

d’autres domaines de vie (le domaine professionnel par exemple). Autrement dit, il existe des

échanges entre les différents domaines de vie, échanges de contraintes (le temps et/ou

l’énergie passé à une activité n’est plus disponible pour une autre) et de ressources (la

motivation pour réaliser une activité peut provenir d’un autre domaine, comme c’est le cas

dans les deux exemples pris ici). Mais ces échanges ne sont pas les mêmes pour tous les

individus : si nous reprenons les deux exemples ci-dessus, toutes les personnes ne stoppent

pas leurs loisirs lorsqu’elles se retrouvent au chômage ; de même, beaucoup de chômeurs

ressentent comme tout à fait légitime d’aller voter (et les politiques le savent bien !).

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Autrement dit, ces échanges entre les différents domaines de vie se font en fonction des

valeurs et des significations que le sujet attribue à ces différentes activités.

Ainsi, le chômage, lorsqu’il survient dans la vie d’un individu, va perturber bien sûr

l’organisation de la sphère professionnelle, mais va aussi perturber le réseau d’échanges entre

les différents domaines de vie. Les sujets se trouvent alors en situation de devoir redéfinir

l’organisation de leurs activités, aussi bien celles qui relèvent de la sphère professionnelle que

celles de leurs autres domaines d’existence (familial, social : relations institutionnelles,

personnelles, etc.). Cependant, cette réorganisation ne sera pas identique pour tous les

chômeurs : c’est sur les déterminants de la variabilité inter-individuelle face au chômage, tels

qu’ils s’exercent au cours de cette réorganisation, qu’il convient de s’interroger.

Au cours de cette réorganisation consécutive au chômage (et plus généralement à toute

perturbation), le sujet ne sera pas passif, comme pris par des forces qu’il ne maîtriserait en

aucune manière, telle une « girouette ». Le sujet est plutôt ici considéré comme le « barreur »

d’un bateau à voile. Bien sûr, des forces externes, vents et courants, s’exercent sur le voilier,

sur lesquels le barreur n’a aucune maîtrise. Mais le déplacement du voilier ne dépendra pas

seulement de la direction de ces forces et de leur combinaison. Ce déplacement sera aussi

relatif à la structure du bateau. Et, dans cette structure, il existe plusieurs éléments que le

barreur peut faire varier : la taille et l’orientation de la voilure, la position de la dérive et celle

du gouvernail, de telle sorte qu’en modifiant la structure, le barreur puisse se diriger à la fois

avec et contre les forces externes (Curie, 1993, p. 302). Comme le barreur au cours de sa

navigation, le demandeur d’emploi peut changer de but, perdre du temps à cause de mauvais

choix, faire des choix différents en fonction de son expérience, de la signification qu’il donne

aux conditions « extérieures », voire il peut risquer la noyade, faute de n’avoir pas su ou pu

réagir. L’idée générale du modèle du système des activités (cf.; Curie, 1993 ; 2000 ; Roques,

1995 pour plus de détails) est donc que tout individu (et le chômeur comme les autres) est un

sujet actif et pluriel. Ce modèle peut être schématisé de la manière suivante :

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Schématisation du système des activités1

(Hajjar, Baubion-Broye et Curie, cités par Roques, 1995, p. 133)

Ce modèle pose que les activités des individus sont organisées en une pluralité de sous-

systèmes ou domaines (professionnel, familial, personnel, social). Un sous-système se définit

par des ressources et des contraintes, des activités et un modèle d’action. Ce dernier gère les

relations que le sujet établit à un moment donné entre les moyens qu’il met en œuvre et les

objectifs qu’il projette d’atteindre dans un domaine de vie. Entre ces sous-systèmes existent

des échanges (informationnels, matériels, motivationnels) plus ou moins intenses qui rendent

les sous-systèmes à la fois interdépendants et relativement autonomes. Relativement

autonomes parce que chaque sous-système a des objectifs propres à la réalisation desquels

peuvent concourir des moyens spécifiques. Par exemple, pour un chômeur, un objectif dans le

domaine professionnel (trouver un emploi) implique de mobiliser un certain nombre de

moyens propres à ce sous-système : répondre à des offres d’emploi, se renseigner sur le tissu

économique local, entreprendre une formation et/ou un bilan de compétences, etc.

Interdépendants parce qu’entre sous-systèmes s’effectuent des échanges de ressources et de

contraintes, de sorte que les activités propres à un sous-système peuvent servir (ou gêner) le

déroulement des activités ou l’atteinte d’objectifs d’autres sous-systèmes. Par exemple,

toujours pour ce chômeur qui veut trouver un emploi, ses activités sociales (membre d’une

association sportive) peuvent lui apparaître comme une aide car elles lui permettent d’une part

1 Cette schématisation du système des activités comporte ici trois sous-systèmes, mais ce modèle peut

s’appliquer à un nombre plus important de domaines de vie.

Act : Activités

C/R : Contriantes / Ressources

M.A. : Modèle d’action

M.V. : Modèle de Vie

Act

M.A. C/R

Sous-système 1

Act

M.A. C/R

Sous-système 2

Act

M.A.

C/R

Sous-système 3

M.V.

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d’utiliser un réseau de relation et, d’autre part, de rester actif, de ne pas se laisser

« submerger » par l’absence d’emploi et donc de conserver une perception de lui positive.

Mais ces mêmes activités peuvent, à l’inverse, pour un autre chômeur, ne pas être perçues

comme une ressource car il ne se sent pas le droit d’avoir des activités de loisirs, alors qu’il

n’a pas d’emploi. Les échanges entre sous-systèmes s’effectuent sous l’égide d’une instance

de contrôle (ou modèle de vie) qui gère les modalités de ces échanges soit pour les activer (et

accroître ainsi l’interdépendance des sous-systèmes), soit pour les inhiber (et dissocier ou

segmenter les sous-systèmes, renforçant l’autonomie relative) et assurer ainsi la compatibilité

des modèles d’action. Ces échanges, comme le montre l’exemple pris ci-dessus, ne s’exercent

pas indépendamment des significations et des valeurs que le sujet attribue à ses activités.

Le système des activités peut ainsi être défini comme le produit de l’activité de

régulation d’un sujet agissant en fonction de son modèle de vie et des contraintes et ressources

de ses conditions de vie. Autrement dit, c’est le produit de choix opérés sous contraintes.

Illustrons cette problématique par deux exemples afin de mieux en comprendre les

implications.

La première illustration s’intéresse à un dispositif d’insertion (formation professionnelle

dispensée par l’A.F.P.A. : Association pour la Formation Professionnelle des Adultes). Cette

recherche (Rossi, 1993) se déroule en trois phases que nous allons résumer ici. La première

étape visait à chiffrer la fréquence des désistements (c’est-à-dire la non présentation des

candidats à l’entrée en stage). Elle a permis notamment de montrer qu’à un niveau de stage

égal (pour un même niveau de qualification), le taux de désistements des femmes est plus

important que celui des hommes. La deuxième étape visait à cerner les déterminants des

désistements selon le sexe. Elle a permis de montrer que les variables explicatives du

désistement chez les hommes sont relatives soit au stage, soit à leur formation antérieure,

alors que chez la femme, elles sont relatives à des variables externes au sous-système

professionnel. Ainsi, les hommes auraient la possibilité de réguler leur système des activités

en se désinvestissant, lorsque cela est nécessaire, de leur sous-système familial. Par contre,

pour les femmes, l’emprise reste forte et lorsque des choix se présentent, la priorité semble

être accordée au domaine familial. En effet, 71 % des mères de famille de plus de 31 ans

renoncent à leur projet de formation. La troisième étape a consisté en la comparaison de

candidats présentant un risque statistique de désistement soit élevé, soit faible (risque calculé

notamment à partir des résultats de l’étape précédente). 16 hommes et 16 femmes ont été

retenus, chaque groupe comprenant 8 personnes présentant un score de risque élevé et 8 un

score de risque faible. Un questionnaire leur a été proposé, permettant de recueillir des

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informations sur les investissements dans les différents domaines de vie et sur le niveau de

motivation pour l’entrée en stage. Les résultats confirment les hypothèses de départ, à savoir

que, d’une part, les sujets présentant un score de risque faible présentent un niveau de

motivation élevé et un fort investissement dans le domaine professionnel, les sujets à score de

risque fort ayant un profil inverse. D’autre part, les hommes et les femmes à score de risque

fort présentent, pour les premiers une motivation insuffisante, pour les secondes un sous-

système familial contraignant. Enfin, les femmes à score de risque faible présentent une

motivation élevée et sont capables d’anticiper les dérégulations (dues à leur entrée en stage)

de leur système des activités. Ces résultats permettent de souligner que la disponibilité pour

entamer une formation dépend de l’ensemble du système des activités : la vie professionnelle

des sujets ne peut être isolée de leurs autres domaines de vie. « La nature des contraintes et

des valorisations qui caractérisent chacun des domaines de vie donne sens à l’engagement

professionnel et implique des régulations diverses du système des activités » (Rossi, 1993, p.

369).

Le deuxième exemple (Roques, 1995) concerne les facteurs qui peuvent accélérer ou au

contraire gêner la sortie du chômage. L’hypothèse posée est que la différence de vitesse de

sortie du chômage ne dépend pas (ou pas seulement) du positionnement des demandeurs

d’emploi par rapport à la sphère professionnelle mais plus généralement du fonctionnement

de l’ensemble du système des activités. Une étude longitudinale, portant sur un total de 691

personnes ayant répondu à un questionnaire à cinq reprises sur une durée de 19 mois, a permis

de distinguer trois groupes : le groupe 1 retrouve un emploi après 7 mois de chômage (n =

26) ; le groupe 2 retrouve un emploi après 11 mois de chômage (n = 12) ; le groupe 3 ne

trouvent pas d’emploi pendant les 19 mois que dure l’étude (n = 19). Le questionnaire portait

sur la valorisation respective des domaines de vie professionnel, social et privé, ainsi que sur

le nombre d’activités réalisées dans chacun de ces trois domaines. Les résultats confirment

l’hypothèse posée. Ainsi, à un niveau global d’analyse (sans séparer les différents temps

d’observation), il apparaît bien une relation entre la sortie rapide du chômage et l’intensité des

Comportements de Recherche d’Emploi (C.R.E). Cependant, la prise en compte des différents

temps d’observation complexifie cette relation. Pour le groupe 1, il existe bien une corrélation

positive entre l’intensité des C.R.E. et l’accès à l’emploi. Pour les deux autres groupes, la

relation est beaucoup moins explicite : le groupe 2 sort du chômage alors que l’intensité des

C.R.E. baisse, et le groupe 3 ne sort pas du chômage, alors que l’intensité augmente pour

égaler puis dépasser celle du groupe 2. Ceci nous a amené à conclure que la recherche

d’emploi est une condition nécessaire mais non suffisante à la sortie du chômage. La prise en

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compte de la sphère professionnelle ne suffit pas à expliquer à elle seule la différence de

vitesse de sortie du chômage. La prise en compte du fonctionnement du système des activités

dans son ensemble permet d’accéder à une compréhension plus complète de la vitesse de

sortie du chômage des trois groupes.

Le groupe 1 fonctionne par segmentation des sous-systèmes. Les sujets de ce groupe

présentent une consistance intra-sphère (forte valorisation et fortes activités) pour deux

domaines : professionnel et social. Les sujets trouvent, dans ces deux domaines de vie, les

raisons et les moyens d’agir, leur permettant de déployer de hauts niveaux d’activités. Cette

consistance rend moins nécessaire les échanges entre domaines de vie, il existe une

prévalence du contrôle local (modèle d’action). Le contrôle central (modèle de vie) agit ici par

inhibition, de façon à ce que le fonctionnement du sous-système professionnel ne soit pas

perturbé par le fonctionnement du système social et inversement. Ceci est confirmé par la

quasi absence de relation entre domaines de vie : le seul échange existant est une synergie

entre les activités professionnelles et sociales. Les relations sociales semblent constituer ici

une ressource, au moins sur deux plans : d’une part, elles permettent de conserver un haut

niveau d’activités, et, d’autre part, elles sont « instrumentalisées », dans la mesure où les

sujets de ce groupe utilisent fortement les canaux de recherche d’emploi nécessitant

l’utilisation de réseaux relationnels. Voici ce que dit pour illustrer un chômeur de ce groupe :

« Les activités en dehors de travail permettent certainement d’occuper le temps. Il ne faut pas

tout mélanger. Le fait de chercher un emploi n’empêche pas d’avoir des activités, au contraire

même, ça permet de se bouger ».

A l’opposé, le groupe 3 qui reste au chômage pendant 19 mois, fonctionne par

substitution. La valorisation d’un domaine de vie entraîne la dévalorisation de l’autre. De

même, lorsque le niveau d’activité croît dans un domaine de vie, il décroît dans l’autre. Cette

régulation par substitution peut amener les sujets à vivre la perturbation sous le mode de

l’aliénation (désignification des activités autant professionnelles que sociales). L’organisation

du système des activités va évoluer vers une accommodation à la perturbation (forte baisse de

la valorisation professionnelle, repli sur les activités privées). Cependant, cette régulation par

substitution et accommodation peut prendre plusieurs formes. Elle peut amener un

apragmatisme général : « Maintenant, je suis obligé d’attendre […] L’A.N.P.E., je ne la

contacte plus parce qu’il n’y a jamais rien, alors ! […] Ma femme regarde [les petites

annonces], elle me donne des trucs, elle me dit : tu crois pas qu’on devrait appeler, je lui dis :

non, ça vaut pas le coup, parce que je ne serai pas pris, alors ! […] Je n’ai plus envie de rien

faire. Depuis que la chasse est ouverte, je n’y ai été que trois fois. Je ne vais plus à la pêche

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non plus. Alors qu’avant, je n’étais jamais là le week-end. Mais maintenant, je ne trouve plus

d’intérêt dans les loisirs. Avant, quand je travaillais, je pouvais décider de m’arrêter une

journée, maintenant, ça n’a plus de sens … ». Mais cette régulation par substitution et

accommodation peut aussi prendre un aspect plus « dynamique ». Voici ce que dit un autre

chômeur de ce même groupe : « Ça dépend comment on le vit. Moi, je m’y arrange bien, ça

ne me pose pas de problèmes particuliers d’être au chômage. Bien sûr, il faut voir aussi le côté

financier […] Mais en fait, ça devient vite une organisation. Par exemple, on a cassé la

bagnole. Bon deux solutions : je bosse, j’ai pas envie de passer le week-end à faire de la

mécanique, je l’amène au garage. Mais là, le matin, je mets un vieux pantalon et on y va. J’ai

le temps. C’est une façon différente de vivre, c’est sûr. Ça a aussi des avantages, c’est bien

d’être avec notre fille toute la journée […] C’est vrai qu’au niveau financier, c’est pas

mirobolant, mais enfin ».

Contrairement aux deux autres groupes, le groupe 2 régule la perturbation par

intersignification, par appui réciproque, chaque domaine de vie constituant un appui pour les

autres. Ici, c’est le réglage par le modèle de vie qui prédomine, par activation des échanges

entre les sous-systèmes. Pour les sujets de ce groupe, les activités semblent être pluri-

fonctionnelles, correspondant à un recouvrement partiel des différents domaines. De ce

recouvrement naît l’harmonisation – la mise en synergie – des activités. Les propos de ce

chômeur illustrent ce mode de régulation de la perturbation : « Si on travaille pas, on peut

avoir des activités associatives, donc ça s’assimile à du travail. Donc on peut travailler par

exemple au sein d’une association en tant que bénévole et ne pas avoir de rémunération, mais

avoir les mêmes avantages que dans le travail, sauf le salaire. Personnellement, c’est ce que je

recherche aussi dans le travail, c’est surtout une revalorisation, des contacts, enfin toutes ces

choses là que je trouve aussi dans mes activités associatives ».

Ainsi, cette recherche illustre bien la nécessité de prendre en compte les différentes

sphères de vie du demandeur d’emploi afin d’aboutir à une compréhension la plus complète

possible. C’est par le fonctionnement du système des activités dans son ensemble que la

complexité des facteurs rendant compte de la vitesse de sortie du chômage peut être

appréhendée.

Conclusion

Dans le cadre de ce chapitre, nous avons illustré deux grandes perspectives de

recherche en psychologie sociale concernant les demandeurs d’emploi. La première

perspective, centrée sur l’individu, se focalise sur les effets du chômage. La deuxième

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perspective élargit le champ d’analyse en se décentrant de l’unique demandeur d’emploi pour

analyser aussi les réactions des autres personnes interagissant avec lui, les dispositifs

d’insertion qui l’accueillent ou l’interdépendance des domaines de vie. Bien sûr, nous avons

dû ici faire des choix dans les questions empiriques et les cadres d’analyse que nous avons

présentés. D’autres théories de la psychologie sociale ont été utilisées pour analyser la

situation de chômage, certaines d’entre elles constituant des cadres d’analyse majeurs en

psychologie sociale. Citons par exemple les théories des représentations sociales, les théories

du stress et du « coping », les théories de la motivation (notamment avec la théorie de

l’attente et de la valeur, « expectancy-value theory »), la théorie de l’impuissance acquise

(« helplessness theory »), la théorie de l’efficacité personnelle (« self-efficacy theory »), etc.

(cf. pour plus de détails et des exemples supplémentaires, Feather, 1990 ; Roques, 1995,

2002).

Cependant, même en limitant notre investigation dans le cadre de ce chapitre, celui-ci

nous a permis de montrer que les réponses ne sont jamais simples, linéaires et uniques.

Comme le note Feather (1992, p. 315) : « La recherche sur les impacts psychologiques du

chômage a clairement indiqué que le chômage a des conséquences négatives sur le bien-être

psychologique de la plupart des individus, que certaines personnes font mieux face à

l’expérience du chômage que d’autres, et que les effets du chômage sont déterminés par un

ensemble complexe de variables qui peuvent exacerbé ou réduire son impact ». Le modèle du

système des activités est une tentative de prendre en compte cet « enchevêtrement » de

variables.

Il nous semble que, en termes de perspectives futures pour la recherche en

psychologie sociale sur la situation de chômage, la voie tracée par les recherches optant pour

une décentration doit être poursuivie. Non pas pour dédouaner le chômeur de toute

responsabilité. La problématique du système des activités va même à l’inverse de cette

position, puisque qu’elle redonne à l’individu « la barre » pour mener son propre bateau. Il

s’agit bien là d’une conception de l’individu en tant qu’acteur, et c’est bien la compréhension

de la perception qu’a l’individu de sa propre situation qui permettra de comprendre aussi ses

conduites. Il ne s’agit pas non plus de rejeter toute la responsabilité du chômage sur les autres

individus et/ou institutions qui traitent avec le chômage. Mais de même que nous considérons

que les domaines de vie sont interdépendants, de même les différents éléments de l’interaction

entre le chômeur et l’environnement doivent être pris en compte dans l’analyse. Et, comme

nous l’écrivions déjà dans un autre chapitre consacré à l’exclusion (Roques, 2002), le

chômage ne peut être analysé et expliqué seulement du côté de « l’exclu ». Si les processus de

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catégorisation renforcent voire fondent la notion d’exclusion en stigmatisant la personne

« exclue », cette notion est mouvante car elle est prise dans un jeu de rapports sociaux

gouvernés par les représentations sociales des acteurs qui ont affaire, d’une manière ou d’une

autre, dans leurs pratiques, à la question de l’exclusion. Le chômage, comme l’exclusion, doit

donc être considérée comme la production d’un système social, dont il convient, si l’on veut

réellement le comprendre, d’analyser tous les éléments.

D’un point de vue pratique, il nous semble que les recherches présentées ici apportent

des éléments non négligeables, notamment celles s’inscrivant dans le modèle du système des

activités qui a une portée pragmatique importante, comme nous l’avons montré par ailleurs

(cf. par exemple : Roques et Pailler, 1996). Ainsi, nous pouvons souligner que, dans

l’élaboration des aides apportées aux chômeurs, il est nécessaire de prendre en compte le

fonctionnement global du système des activités. L’existence de différence intra et inter

individuelles montrent la nécessité de tenir compte des conditions d’opportunité de telle ou

telle aide. Toutes les aides proposées aux chômeurs ne seront pas efficaces pour tous et/ou à

n’importe quel moment de l’évolution du vécu de la situation. Ce fait pourra paraître trivial au

praticien qui, agissant dans des situations « d’accompagnement individualisé », de « relation

d’aide », « d’entretien conseil », considère que chaque individu a un fonctionnement propre.

Pourtant, lorsque l’on sort de la référence à la relation interpersonnelle, semble prévaloir la

représentation selon laquelle l’identité de statut, par rapport à l’emploi (chômeurs versus

employés) ou par rapport à des dispositifs d’insertion (Bénéficiaire du Revenu d’Insertion

versus demandeurs de formation, etc.) entraînerait une identité fonctionnelle des réponses face

à l’environnement social, personnel et professionnel. Comme nous l’avons montré par ailleurs

(Roques et Gelpe, 1994), il existe pourtant des limites, autant pratiques que théoriques, à

raisonner en termes de populations-type, censées être homogènes sur la base de critères

institutionnels, plutôt qu’en terme de problématique psychosociales. C’est ce que relève par

ailleurs Almudever et Cazals (1993, p. 347) en relation avec le problème d’évaluation des

dispositifs d’aide et d’insertion. « Des programmes ou des modes d’intervention

« standardisés », ciblant des populations supposées homogènes et désignées comme telles

(ex. : « les jeunes de bas niveaux de qualification », « les 16-25 ans », etc.), rencontrent en fait

des pluralités de réponse et de stratégies personnelles susceptibles de nuancer, voire

d’inverser leurs effets attendus … D’où sur le terrain, la difficulté d’évaluer l’impact de tel ou

tel dispositif, par le seul recours à des statistiques globalisantes ».

Pour rendre compte des différences de fonctionnement des personnes face à leur

situation de chômage, il faut chercher des explications qui réintègrent l’activité de l’individu

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(ses conduites observables tout autant que ses activités mentales) face à ses conditions de vie

« objectives ». C’est bien là le problème qui est posé au praticien intervenant dans ce

domaine : la détermination de choix professionnels, de plans d’action d’insertion, de parcours

de formation, etc., qui soient adaptés à la situation de la personne, ou l’accompagnement de la

personne dans tel ou tel dispositif, ne peuvent se faire sans prendre en considération la

représentation que la personne a tant de ses conditions de vie que des solutions, des projets,

des actions qui lui sont proposés (ou sont élaborés avec elle). C’est ainsi que, dans les

pratiques d’accompagnement des personnes en difficulté, on ne cherche pas tant à construire

des projets d’insertion qui élimineraient les contraintes au profit des ressources, mais des

projets dans lesquels la recherche d’augmentation des ressources s’accompagne d’une

recherche d’acceptation des contraintes par le sujet, d’adaptation à celle-ci ou éventuellement

de modification.

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