12
Panagiotis Dellis Ecole des Belles Lettres Section Grec Ancien et Latin Michel Foucault Pour une bio-éthique de soi Michel Foucault Université de Jannina Année Universitaire 2010-2011

Pour une bio-éthique de soi (2010)

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Foucault distingue des techniques de soi qui permettent à des individus d’effectuer, par eux-mêmes, un certain nombre d’opérations sur leur corps, leur âme, leurs pensées, leurs conduites, et ce de manière à produire en eux une transformation, une modification, et à atteindre un certain état de perfection, de bonheur, de pureté, de pouvoir surnaturel. Le mode d’action qu’un individu exerce sur lui-même à travers les techniques de soi sera le point focal des derniers textes de Foucault.

Citation preview

Panagiotis Dellis

Ecole des Belles Lettres Section Grec Ancien et Latin

Michel Foucault Pour une bio-éthique de soi

Michel Foucault

Université de Jannina Année Universitaire

2010-2011

Michel Foucault Pour une bio-éthique de soi par Panagiotis Dellis

 

1  

   

Michel Foucault Pour une bio-éthique de soi

par

Panagiotis Dellis

I. L’êthos philosophique dans l’ontologie critique de Michel Foucault La critique, c’est bien l’analyse des limites et la réflexion sur elles. Ce qui, on le voit, entraine pour conséquences que la critique va s’exercer non plus dans la recherche des structures formelles qui ont valeur universelle, mais comme enquête historique à travers les événements qui nous ont amenés à nous constituer, à nous reconnaître comme sujets de ce que nous faisons, pensons, disons. En ce sens, cette critique n’est pas transcendantale, et n’a pas pour fin de rendre possible une métaphysique: elle est généalogique dans sa finalité et archéologique dans sa méthode. Archéologique, et non pas transcendantale, en ce sens qu’elle ne cherchera pas à dégager les structures universelles de toute connaissance ou toute action morale possible; mais à traiter les discours qui articulent ce que nous pensons, disons et faisons comme autant d’événements historiques. Et cette critique sera généalogique en ce sens qu’elle ne déduira pas de ce que nous sommes ce qu’il nous est impossible de faire ou de connaître; mais elle dégagera de la contingence qui nous a fait être ce que nous sommes la possibilité de ne plus être, faire ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensons. Elle ne cherche pas à rendre possible la métaphysique enfin devenue science; elle cherche à relancer aussi loin et aussi largement que possible le travail indéfini de la liberté. C’est dire que cette ontologie historique de nous-mêmes doit d’un côté ouvrir un domaine d’enquêtes historiques et de l’autre se mettre à l’épreuve de la réalité et de l’actualité, à la fois pour saisir les points où le changement est possible et souhaitable et pour déterminer la forme précise à donner à ce changement. C’est dire qu’elle doit se détourner de tous ces projets qui prétendent être globaux et radicaux. Caractériserions donc l’êthos philosophique propre à l’ontologie critique de nous-mêmes comme une épreuve historico-pratique des limites que nous pouvons franchir et donc comme travail de nous-mêmes sur nous-mêmes en tant qu’être libres. L’expérience théorique et pratique que nous faisons de nos limites et leur franchissement possible est toujours elle-même limitée, déterminée et donc à recommencer. Les ensembles pratiques relèvent de trois grands domaines: celui des rapports de maîtrise sur les choses, celui des rapports d’action sur les autres, celui des rapports à soi-même. Cela ne veut pas dire que ce sont là trois domaines complètement étrangers les uns aux autres; et celui-ci implique toujours des relations à soi; et inversement. Mais il s’agit de trois axes dont il faut analyser la spécificité et l’intrication: l’axe du savoir, l’axe du pouvoir, l’axe de l’éthique. En d’autres termes, l’ontologie historique de nous-mêmes a à répondre à une série ouverte de questions, elle a affaire à un nombre non défini d’enquêtes qu’on peut multiplier et préciser autant qu’on voudra; mais elles répondront toutes à la systématisation suivante: comment nous sommes-nous constitués comme sujets de notre savoir; comment nous sommes-nous constitués comme sujets qui exercent ou subissent des relations de pouvoir; comment nous sommes-nous constitués comme sujets moraux de nos actions. Le travail critique nécessite, pensons, toujours le travail sur nos limites, c’est-à-dire un labeur patient qui donne forme à l’impatience de la liberté.

Michel Foucault Pour une bio-éthique de soi par Panagiotis Dellis

 

2  

   

II. Rationalisation et pouvoir politique Les hommes du XIXe siècle se demandèrent si la raison n’était pas en passe de devenir trop puissante dans nos sociétés. Ils commencèrent à s’inquiéter de la relation qu’ils devinaient confusément entre une société encline à la rationalisation et certaines menaces pesant sur l’individu et ses libertés, l’espèce et sa survie. Le lien entre la rationalisation et les abus du pouvoir politique est évident. Et nul n’est besoin d’attendre la bureaucratie ou les camps de concentration pour reconnaître l’existence de telles relations. Autrement dit, depuis Kant, le rôle de la philosophie a été d’empêcher la raison de dépasser les limites de ce qui est donné dans l’expérience; mais, dès cette époque, c’est-à-dire, avec le développement des Etats modernes et l’organisation politique de la société, le rôle de la philosophie a aussi été de surveiller les abus de pouvoir de la rationalité politique, ce qui lui donne une espérance de vie assez prometteuse. Chacun sait que dans les sociétés européennes le pouvoir politique a évolué vers des formes de plus en plus centralisées. Des historiens étudient cette organisation de l’Etat, avec son administration et sa bureaucratie, depuis plusieurs décennies. Bref, le problème politique est celui de la relation entre l’un et la multitude qui se trouve entre l’Etat, comme type d’organisation politique, et ses mécanismes, à savoir le type de rationalité mis en œuvre dans l’exercice du pouvoir d’Etat. Voudrions suggérer ici la possibilité d’analyser une espèce de transformation touchant ces relations de pouvoir. Cette transformation est peut-être moins connue. Mais croyons qu’elle n’est pas non plus sans importance, surtout pour les sociétés modernes. En apparence, cette évolution est opposée à l’évolution vers un Etat centralisé. Songeons, en fait, au développement des techniques de pouvoir tournées vers les individus et destinées à les diriger de manière continue et permanente. Si l’Etat est la forme politique d’un pouvoir centralisé et centralisateur, appelons pastorat le pouvoir individualisateur.1 Le gouvernement des hommes par les hommes - qu’ils forment des groupes modestes ou importants, qu’il s’agisse du pouvoir des hommes sur les femmes, des adultes sur les enfants, d’une bureaucratie sur une population - suppose une certaine forme de rationalité, et non une violence instrumentale. Ce qui est frappant, c’est que la rationalité du pouvoir d’Etat était réfléchie et parfaitement consciente de sa singularité. Elle n’était point enfermée dans des pratiques spontanées et aveugles, et ce n’est pas quelque analyse rétrospective qui l’a mise en lumière. Elle fut formulée, en particulier, dans deux corps de doctrine: la raison d’Etat et la théorie de la police. La rationalité politique s’est développée et imposée au fil de l’histoire des sociétés occidentales. Elle s’est d’abord enracinée dans l’idée de pouvoir pastoral, puis dans celle de raison d’Etat. L’individualisation et la totalisation en sont des effets inévitables. La libération ne peut venir que de l’attaque non pas de l’un ou l’autre de ces effets, mais des racines mêmes de la rationalité politique. Von Justi associe la « statistique » (la description des Etats) et l’art de gouverner. De l’autre part, il est absurde d’invoquer la « raison » comme l’entité contraire de la non-raison. Enfin, parce qu’un tel procès nous piégerait en nous obligeant à jouer le rôle arbitraire et ennuyeux du rationaliste ou de l’irrationaliste. Pour nous résumer, la raison d’Etat n’est pas un art de gouverner suivant les lois divines, naturelles et humaines. Ce gouvernement n’a pas à respecter l’ordre général du monde. Il s’agit d’un gouvernement en accord avec la puissance de l’Etat.

                                                                                                               1 Le christianisme, pour sa part, conçut la relation entre le pasteur et ses bredis comme une relation de dépendence individuelle et complète. C’est assurément l’un des points sur lesquels le pastorat chrétien diverge radicalement de la pensée grecque. Si un Grec avait à obéir, il le faisait parce que c’était la loi, ou la volonté de la cité. S’il arrivait de suivre la volonté de quelqu’un en particulier (médecin, orateur ou pédagogue), c’est que cette personne l’avait rationnellement persuadé de le faire. Et cela devait être dans un dessein strictement determiné: se guérir, acquérir une compétence, faire le meilleur choix.

Michel Foucault Pour une bio-éthique de soi par Panagiotis Dellis

 

3  

   

C’est un gouvernement dont le but est d’accroître cette puissance dans un cadre extensif et compétitif. Telle fut la « ligne de conduite » dans le précédent travail de Michel Foucault: analyser les rapports entre des expériences comme la folie, la mort, le crime ou la sexualité, et diverses technologies du pouvoir. Son travail porte désormais sur le problème de l’individualité, ou, devrions-nous dire, de l’identité en rapport avec le problème du « pouvoir individualisant ». Même si les Lumières ont été une phase extrêmement importante dans notre histoire, et dans le développement de la technologie politique, nous croyons que nous devons nous référer à des processus bien plus reculés si nous voulons comprendre comment nous nous sommes laissés prendre au piège de notre propre histoire. En revanche, il semble, c’est en tout cas l’hypothèse que nous voudrions explorer ici, qu’il y a tout un champ d’historicité complexe et riche dans la manière dont l’individu est appelé à se reconnaître comme sujet moral de la conduite sexuelle.

III. Pratiques et techniques de soi

Foucault distingue des techniques de soi qui permettent à des individus d’effectuer, par eux-mêmes, un certain nombre d’opérations sur leur corps, leur âme, leurs pensées, leurs conduites, et ce de manière à produire en eux une transformation, une modification, et à atteindre un certain état de perfection, de bonheur, de pureté, de pouvoir surnaturel. Le mode d’action qu’un individu exerce sur lui-même à travers les techniques de soi sera le point focal des derniers textes de Foucault.

C’est sans doute la notion d’une ontologie historique et critique qui l’aide à passer des techniques de pouvoir aux techniques de soi. On ne saurait ignorer que les derniers livres de Foucault, L’usage des plaisirs et Le souci de soi, en 1984, mettent en valeur la notion d’éthique: l’éthique en tant que la constitution de soi-même comme sujet moral. L’éthique est le lieu où on rejoint les pratiques ou les techniques de soi. Les pratiques de soi de l’éthique sont le foyer d’une grande innovation historique et philosophique de Foucault: c’est tout simplement une modification du champ habituel de ce qu’on appelle « la morale ». Il trouve dans l’éthique du rapport à soi « un champ d’historicité complexe et riche » qu’il vaut la peine d’explorer en détail.

Dans Le souci de soi, en considérant la philosophie des deux premiers siècles de notre ère, Foucault met en évidence que, par rapport à la période classique, l’époque hellénistique manifeste une « accentuation nouvelle », une « instance sur l’attention qu’il convient de porter à soi-même ».

Le développement de ce qu’on pourrait appeler une « culture de soi » a connu à l’époque impériale son apogée: c’est dans cette culture qu’ont été intensifiés et valorisés les rapports de soi à soi. Si, d’une certaine manière, la culture de soi s’autonomise et finit par devenir une fin de soi, ce souci de soi ne repose jamais sur une complaisance égoïste ; au contraire, l’activité consacrée à soi-même constitue une véritable pratique sociale, et peut même apparaître comme une intensification des relations sociales. Parmi toutes les techniques de soi à l’époque impériale, il faut énumérer des pratiques qui « font une large place à l’écriture le fait d’écrire pour soi et pour autrui ». Et cette écriture de soi aura aussi un rôle important dans la vie ascétique des chrétiens, mais avec des valeurs différentes et selon d’autres procédures.

L’objectif commun de ces pratiques de soi, à travers les différences qu’elles présentent, peut être caractérisé par le principe tout à fait général de la conversion à soi – de l’epistrophe eis eauton.2 La formule est d’allure platonicienne, mais elle recouvre la plupart du temps des significations sensiblement différentes. La

                                                                                                               2 Les expressions epistrophe eis eauton, epistrephein eis eauton se rencontrent dans Epictète, Entretiens, I, 4, 18, III, 16, 15: III, 22, 39; III, 23, 37; III, 24-106; Manuel, 41).

Michel Foucault Pour une bio-éthique de soi par Panagiotis Dellis

 

4  

   

conversio ad se est aussi une tajectoire; une trajectoire grâce à laquelle, échappant à toutes les dépendances et à tous les asservissements, on finit par se rejoindre soi-même.3

IV. Une esthétique de l’existence Nous voudrions montrer comment, dans l’Antiquité, l’activité et les plaisirs sexuels ont été problématisés à travers des pratiques de soi, faisant jouer les critères d’une « esthétique de l’existence ». Et l’expérience de soi qui se forme dans cette esthétique n’est pas simplement celle d’une force maîtrisée, d’une souveraineté exercée sur une puissance prête à se révolter; c’est celle d’un plaisir qu’on prend à soi-même.

Celui qui est parvenu à avoir finalement accès à lui-même est, pour soi, un objet de plaisir. Non seulement on se contente de ce qu’on est et on accepte de s’y borner, mais on « se plaît » à soi-même,4 de nous-mêmes et en nous-mêmes.5

On pourrait dire schématiquement que la réflexion morale de l’Antiquité à propos des plaisirs ne s’oriente ni vers une codification des actes ni vers une herméneutique du sujet, mais vers une stylisation de l’attitude et une esthétique de l’existence.

La morale sexuelle exige encore et toujours que l’individu s’assujettisse à un certain art de vivre qui définit les critères esthétiques et éthiques de l’existence; mais cet art se réfère de plus en plus à des principes universels de la nature ou de la raison, auxquels tous doivent se plier de la même façon, quelque soit leur statut.6 L’idée était, dans cette généalogie, de chercher comment les individus ont été amenés à exercer sur eux-mêmes, et sur les autres, une herméneutique du désir dont leur comportement sexuel a bien été sans doute l’occasion, mais n’a certainement pas été le domaine exclusif. Parler de la « sexualité » comme d’une expérience historiquement singulière supposait aussi qu’on puisse disposer d’instruments susceptibles d’analyser, dans leur caractère propre et dans leurs corrélations, les trois axes qui la constituent: la formation des savoirs qui se réfèrent à elle, les systèmes de pouvoir qui en règlent la pratique et les formes dans lesquelles les individus peuvent et doivent se reconnaître comme sujets de cette sexualité. Nous partons de la notion alors courante d’« usage des plaisirs » - chrésis aphrodision – pour dégager les modes de subjectivation auxquels elle se réfère: substance éthique, types d’assujettissement, formes d’élaboration de soi et de téléologie morale. Les éléments de ce domaine, la « substance éthique », étaient formés par des aphrodisia, c’est-à-dire des actes voulus par la nature, associés par elle à un plaisir intense et auxquels elle porte.

D’autres différences concernent ce qu’on pourrait appeler la téléologie du sujet moral: car une action n’est pas morale seulement en elle-même et dans sa singularité; elle l’est aussi par son insertion et par la place qu’elle occupe dans l’ensemble d’une conduite, et elle marque une étape dans sa durée, un progrès éventuel dans sa continuité. Il n’y a pas d’action morale particulière qui ne se réfère à l’unité d’une conduite morale; pas de conduite morale qui n’appelle la constitution de soi-même

                                                                                                               3 Cf. Sénèque, Lettres à Lucilius, 82, 5. 4 Cf. Sénèque, op.cit., 13, 1; cf. aussi 23, 2-3; Epictète, Entretiens, II, 18; Marc Aurèle, Pensées, VI, 16. 5 Cf. Sénèque, op.cit., 72, 4. 6 On peut parler aussi de relativisation de la raison en un autre sens. Sauf à être le prince lui-même, on exerce le pouvoir à l’intérieur d’un réseau où on occupe une position charnière. On est toujours d’une certaine façon gouvernant et gouverné. Aristote dans la Politique (I, 12, 1259b) évoquait aussi ce jeu, mais sous la forme d’une alternance ou d’une rotation: on est tantôt gouvernant, tantôt gouverné. En revanche, dans le fait qu’on est à la fois l’un et l’autre, par un jeu d’ordres envoyés et reçus, de contrôles, d’appels des décisions prises, Aristide voit le principe meme du bon gouvernement (Eloge de Rome, 29-39). C’est la modalité de l’être raisonable et non la qualification statuaire qui fonde et doit determiner dans leur forme concrete les rapports entre gouvernants et gouvernés.

Michel Foucault Pour une bio-éthique de soi par Panagiotis Dellis

 

5  

   

comme sujet moral; et pas de constitution du sujet moral sans des « modes de subjectivation » et sans une « ascétique » ou des « pratiques de soi » qui les appuient. L’action morale est indissociable de ces formes d’activité sur soi qui ne sont pas moins différentes d’une morale à l’autre que le système des valeurs, des règles et des interdits. Les individus comme sujets de conduite morale: cette histoire sera celle des modèles proposés pour l’instauration et le développement des rapports à soi, pour la réflexion sur soi, la connaissance, l’examen, le déchiffrement de soi par soi, les transformations qu’on cherche à opérer sur soi-même. C’est là ce qu’on pourrait appeler une histoire de l’ « éthique » et l’ « ascétique », entendue comme histoire des formes de la subjectivation morale et des pratiques de soi qui sont destinées à l’assurer. S’il est vrai en effet que toute « morale » au sens large comporte les deux aspects que nous venons d’indiquer, celui des codes de comportement et celui des formes de subjectivation; s’il est vrai qu’ils ne peuvent jamais être dissociés entièrement, mais qu’il leur arrive de se développer l’un et l’autre dans une relative autonomie, il faut aussi admettre que, dans certaines morales, l’accent est surtout posé sur le code, sa systématicité, sa richesse, sa capacité à s’ajuster à tous les cas possibles et à recouvrir tous les domaines de comportement; dans de telles morales, l’important est à chercher du côté des instances d’autorité qui font valoir ce code, qui en imposent l’apprentissage et l’observation, qui sanctionnent les infractions; dans ces conditions, la subjectivation se fait, pour l’essentiel, dans une forme quasi juridique, où le sujet moral se rapporte à une loi, ou à un ensemble de lois, auxquels il doit se soumettre sous peine de fautes qui l’exposent à un châtiment. La réflexion sur le comportement sexuel comme domaine moral n’a pas été chez les Grecs une manière d’intérioriser, de justifier ou de fonder en principe des interdits généraux imposés à tous; ce fut plutôt une manière d’élaborer, pour la plus petite de la population constituée par les adultes mâles et libres, une esthétique de l’existence, l’art réfléchi d’une liberté perçue comme jeu de pouvoir; l’éthique sexuelle a été problématisée dans la pensée comme le rapport pour un homme libre entre l’exercice de sa liberté, les formes de son pouvoir et son accès à la vérité. Du coup, ce qui s’est trouvé placé au cœur de la problématisation chrétienne de la conduite sexuelle, ce fut non plus le plaisir avec l’esthétique de son usage, mais le désir et son herméneutique purificatrice. Ce changement sera l’effet de toute une série de transformations. De ces transformations en leurs débuts, avant même le développement du christianisme, on a le témoignage dans la réflexion des moralistes, des philosophes et des médecins aux deux premiers siècles de notre ère. Or il semble bien, du moins en première approche, que les réflexions morales dans l’Antiquité grecque ou gréco-romaine aient été beaucoup plus orientées vers les pratiques de soi7 et de la question de l’askesis, que vers les codifications de conduites et la définition stricte du permis et du défendu comme tel le cas dans la pensée chrétienne. Le christianisme s’appropria deux instruments essentiels à l’œuvre dans le monde hellénique: l’examen de conscience et la direction de conscience. Il les reprit, mais non sans les altérer considérablement. L’examen de conscience, on le sait, était répandu parmi les pythagoriciens, les stoïciens et les épicuriens, qui y voyaient un moyen de faire le compte quotidien du bien et du mal accompli au regard des devoirs. Ainsi pouvait-on mesurer sa progression sur la voie de la perfection, i.e. la maîtrise de soi et l’empire exercé sur ses propres passions.

                                                                                                               7 Ainsi la pénétration fait partie du role social que joue un homme dans la cité. Nous dirions que pour Artémidore, philosophe païen du IIIe siècle de notre ère (son livre consacra à l’interprétation des rêves), la sexualité est relationnelle, et que l’on ne peut dissocier les rapports sexuels des rapports sociaux.

Michel Foucault Pour une bio-éthique de soi par Panagiotis Dellis

 

6  

   

V. La culture de soi On peut penser à un phénomène souvent évoqué: la croissance, dans le monde hellénistique et romain, d’un «individualisme» qui accorderait de plus en plus de place aux aspects «privés» de l’existence, aux valeurs de la conduite personnelle, et à l’intérêt qu’on porte à soi-même. Ce ne serait donc pas le renforcement d’une autorité publique qui pourrait rendre compte du développement de cette morale rigoureuse, mais plutôt l’affaiblissement du cadre politique et social dans lequel se déroulait dans le passé la vie des individus: moins fortement insérés dans les cités, plus isolés les uns des autres et plus dépendants d’eux-mêmes. Ils étaient cherché dans la philosophie des règles de conduite plus personnelle. Il convient en effet de distinguer trois choses: l’attitude individualiste, caractérisée par la valeur absolue qu’on attribue à l’individu dans sa singularité, et par le degré d’indépendence qui lui est accordé par rapport au groupe auquel il appartient ou aux institutions dont il relève; la valorisation de la vie privée, c’est-à-dire l’importance reconnue aux relations familiales, aux formes de l’activité domestique et au domaine des intérêts patrimoniaux; enfin l’intensité des rapports à soi, c’est-à-dire des formes dans lesquelles on est appelé à se prendre soi-même pour objet de connaissance et domaine d’action, afin de se transformer, de se corriger, de se purifier, de faire son salut; ainsi peut-il arriver que l’individualisme appelle l’intensification des valeurs de la vie privée; ou encore que l’importance accordée aux rapports à soi soit associée à l’exaltation de la singularité individuelle. On peut caractériser brièvement cette «culture de soi»8 par le fait que l’art de l’existence - la techne tou biou sous ses différentes formes – s’y trouve dominé par le principe qu’il faut «prendre soin de soi-même»; c’est ce principe du souci de soi qui en fonde la nécessité, en commande le développement et en organise la pratique. Mais il faut préciser; l’idée qu’on doit s’appliquer à soi-même, s’occuper de soi-même (heautou epimeleisthai) est en effet un thème fort ancien dans la culture grecque. Le Cyrus, dont Xénophon fait le portrait idéal, ne considère pas que son existence, au terme de ses conquêtes, soit pour autant achevée; il lui reste – et c’est le plus précieux – à s’occuper de lui-même.9 Un aphorisme lacédémonien, rapporté par Plutarque, affirmait que la raison pour laquelle les soins de la terre avaient été confiés aux hilotes, c’est que les citoyens se Sparte voulaient, quant à eux, «s’occuper d’eux-mêmes»:10 sans doute était-ce l’entraînement physique et guerrier qui était désigné par là. Mais c’est en un tout autre sens que l’expression est utilisée dans l’Alcibiade, où il constitue un thème essentiel du dialogue: Socrate montre au jeune ambitieux qu’il est, de sa part, bien présompteux de vouloir prendre en charge la cité, de lui donner des conseils et d’entrer en rivalité avec les rois de Sparte ou les souverains de Perse, s’il n’a pas appris auparavant ce qu’il est nécessaire de savoir pour gouverner: il lui faut d’abord s’occuper de lui-même-et tout de suite, tant qu’il est jeune, car «à cinquante ans, ce serait trop tard».11 Et dans l’Apologie, c’est bien comme maître du souci de soi que Socrate se présente à ses juges: le dieu l’a mandaté pour rappeler aux hommes qu’il leur faut se soucier, non de leurs richesses, non de leur honneur, mais d’eux-mêmes, et de leur âme.12 Ce n’est pas en opposition avec la vie active que la culture de soi propose ses valeurs propres et ses pratiques. Le traité que Plutarque adresse au jeune Ménémaque: La politique, c’est «une vie» et une «pratique» (bios kai praxis).13 Mais à celle-ci, on ne peut se livrer que par un choix libre et volontaire: Plutarque emploie là l’expression technique des stoïciens – proairesis; et ce choix doit être fondé sur le

                                                                                                               8 Sur ces thèmes, il faut se reporter au livre de P. Hadot, Exercices spirituels et phlosophie antique. 9 Xénophon, Cyropédie, VII, 5. 10 Plutarque, Apopthegmata laconica, 217a. 11 Platon, Alcibiade, 127d-e. 12 Platon, Apologie de Socrate, 29d-e. 13 Plutarque, Praecepta gerendae reipublicae, 823c.

Michel Foucault Pour une bio-éthique de soi par Panagiotis Dellis

 

7  

   

jugement et la raison (krisis kai logos):14 seule manière de faire face, avec fermeté, aux problèmes qui peuvent se poser. L’essentiel de l’attitude qu’il faut avoir à l’égard de l’activité politique est à rapporter au principe général que ce qu’on est, on l’est par la force qu’il revêt chez tous et par le lien de communauté qu’il établit entre les individus. C’est un principe universel et collectif; telle est, du moins pour les stoïciens, la raison humaine comme principe divin présent en nous. Or ce dieu, «hôte d’un corps mortel», on le trouvera aussi bien sous les espèces d’un chevalier romain que dans le corps d’un affranchi ou d’un esclave. La question du choix entre retraite et activité était bien posée de façon récurrente. Mais les termes dans lesquels elle était posée et la solution que si souvent on lui apportait montrent bien qu’il ne s’agissait pas purement et simplement de traduire dans une morale du repli un déclin général de l’activité politique. Il s’agissait d’élaborer une éthique qui permette de se constituer soi-même comme sujet moral par rapport à ces activités sociales, civiques et politiques, dans les différentes formes qu’elles pouvaient prendre et à quelque distance qu’on s’en tienne. De sorte que le principe de la superiorité sur soi comme noyau éthique essentiel, la forme générale de l’«héautocratisme» est à restructurer. L’importance accordée au problème de «soi-même, le développement de la culture de soi au cours de la période hellénistique et l’apogée qu’elle a connu au début de l’Empire manifestent cet effort de réélaboration d’une éthique de la maîtrise de soi. On touche là à l’un des points les plus importants de cette activité consacrée à soi-même: elle constitue, non pas un exercice de la solitude, mais une véritable pratique sociale. Et cela, en plusieurs sens. Elle a en effet souvent pris forme dans des stuctures plus ou moins institutionnalisées; ainsi les communautés néo-pythagoriciennes ou encore ces groupes épicuriens sur les pratiques desquels on a quelques renseignements à travers Philodème: une hiérarchie reconnue donnait aux plus avancés la tâche de diriger les autres (soit individuellement, soit de façon plus collective); mais il existait aussi des exercices communs qui permettaient, dans le soin qu’on prenait de soi, de recevoir l’aide des autres: la tâche définie comme to di’allelon sozesthai.15

Le souci de soi - ou le soin qu’on prend du souci que les autres doivent avoir d’eux-mêmes - apparaît alors comme une intensification des relations sociales. Le soin de soi apparaît donc intrinsèquement lié à un «service d’âme» qui comporte la possibilité d’un jeu d’échanges avec l’autre et d’un système d’obligations réciproques. L’epimeleia eautou, la cura sui est une injonction qu’on retrouve dans beaucoup de doctrines philosophiques. On la rencontre chez les platoniciens: Albinus veut qu’on entame l’étude de la philosophie par la lecture de l’Alcibiade «en vue de se tourner et de se retourner vers soi-même», et de façon à savoir «ce dont il faut faire l’objet de ses soins».16 Apulée, à la fin du Dieu de Socrate, dit son étonnement devant la négligence de ses contemporains à l’égard d’eux-mêmes: «les hommes ont tous le désir de mener la vie la meilleure, ils savent tous qu’il n’y a pas d’autre organe de vie que l’âme..; cependant ils ne la cultivent pas (animum suum non colunt).17 Pour les épicuriens, la Lettre à Ménécée ouvrait sur le principe que la philosophie devait être considérée comme exercice permanent du soin de soi-même. «Que nul, étant jeune, ne tarde à philosopher, ni vieux ne se lasse de la philosophie. Car il n’est, pour personne, ni trop tôt ni trop tard pour assurer la santé de l’âme».18

                                                                                                               14 Ibid., 798c-d. 15 Philodème, Oeuvres, éd. Olivieri, frag.36, p.17). 16 Albinus, cité par A.-J. Festugière, Etudes de philosophie grecque, 1971, p.536. 17 Apulée, Du dieu de Socrate, XXI, 167-168. 18 Epicure, Lettre à Ménécée, 122. Cf. Sénèque, Lettres à Lucilius, 66, 45: “l’homme qui veille sur son corps et sur son âme”.

Michel Foucault Pour une bio-éthique de soi par Panagiotis Dellis

 

8  

   

Soigner son âme était un précepte que Zénon avait, dès l’origine, donné à des disciples et que Musonius, au 1ère siècle, répétera dans une sentence citée par Plutarque: «Ceux qui veulent se sauver doivent vivre en se soignant sans cesse».19 C’est chez Epictète sans doute que se marque la plus haute élaboration philosophique de ce thème. L’être humain est défini, dans les Entretiens, comme l’être qui a été confié au souci de soi. Là réside sa différence fondamentale avec les autres vivants.20 Le dieu a tenu à ce que l’homme puisse faire librement usage de lui-même; et c’est à cette fin qu’il l’a doté de la raison; celle-ci n’est pas à comprendre comme substitut aux facultés naturelles absentes; elle est au contraire la faculté qui permet de se servir, quand il faut et comme il faut, des autres facultés; elle est même cette faculté absolument singulière qui est capable de se servir d’elle-même: car elle est capable de «se prendre elle-même ainsi que tout le reste pour objet d’étude».21 En couronnant par cette raison tout ce qui nous est déjà donné par la nature, Zeus nous a donné et la possibilité et le devoir de nous occuper de nous-mêmes. C’est dans la mesure où il est libre et raisonable – et libre d’être raisonable – que l’homme est dans la nature l’être qui a été commis au souci de lui-même.22 Le souci de soi, pour Epictète, est un privilège-devoir, un don-obligation qui nous assure la liberté en nous astreignant à nous prendre nous-mêmes comme objet de toute notre application.23

VI. Un exercice de soi: la transformation de la vérité en êthos

L’ « essai » est le corps vivant de la philosophie, si du moins celle-ci est encore maintenant ce qu’elle était autrefois, c’est-à-dire une « ascèse », un exercice de soi, dans la pensée. Aucune technique, aucune habileté professionnelle ne peut s’acquérir sans exercice; on ne peut non plus apprendre l’art de vivre, la technê tou biou, sans une askêsis qu’il faut comprendre comme un entraînement de soi par soi; c’était là l’un des principes traditionnelles auxquelles depuis longtemps les pythagoriciens, les socratiques, les cyniques avaient donné une grande importance.

Il semble bien que, parmi toutes les formes prises par cet entraînement (et qui comportait abstinences, mémorisations, examens de conscience, méditations, silence et écoute de l’autre), l’écriture – le fait d’écrire pour soi et pour autrui – se soit mise à jouer assez tard un rôle considérable. En tout cas, les textes de l’époque impériale qui se rapportent aux pratiques de soi font une large part à l’écriture. Il faut lire, disait Sénèque, mais écrire aussi.24

Et Epictète, qui pourtant n’a donné qu’un rôle de l’écriture comme exercice personnel: on doit « méditer » (meletan), écrire (graphein), s’entraîner (gumnazein); « puisse la mort le saisir en train de penser, d’écrire, de lire cela ».25 Ou encore: « Garde ces pensées nuit et jour à la disposition (prokheiron); mets-les par écrit, fais-en la lecture; qu’elles soient l’objet de tes conversations avec toi-même, avec un autre, s’il t’arrive quelqu’un de ces événements qu’on appelle indérisables, tu trouveras aussitôt un soulagement dans cette pensée que ce n’est pas inattendu ».26 Dans ces textes d’Epictète, l’écriture apparaît régulièrement associée à la « méditation », à cet exercice de la pensée sur elle-même qui réactive ce qu’elle sait, se rend présents un principe, une règle ou un exemple, réfléchit sur eux, se les assimile, et se prépare ainsi à affronter le réel.

L’écriture constitue une étape essentielle dans le processus auquel tend toute l’askêsis: à savoir l’élaboration des discours reçus er reconnus comme vrais en

                                                                                                               19 Musonius Rufus, éd. Hense, Fragments, 36; cité par Plutarque, De ira, 453d. 20 Epictète, Entretiens, I, 16, 1-3. 21 Ibid., I, 1, 4. 22 Ibid., II, 8, 18-23. 23 Cf. M. Spanneut, “Epiktet”, in Reallexikon für Antike und Christentum. 24 Sénèque, Lettres à Lucilius, trad. H. Noblot, Paris: Les Belles Lettres, “Collection des universités de France”, 1957, t.II, livre XI, letter 84, 1, p.121. 25 Epictète, Entretiens, trad. J. Souilhé, Paris: Les Belles Lettres, “Collection des universités de France”, 1963, t.III, livre III, chap.V. 26 Ibid., livre III, chap.XXIV: “Qu’il ne faut pas s’émouvoir pour ce qui ne dépend pas de nous”, 103, p.109.

Michel Foucault Pour une bio-éthique de soi par Panagiotis Dellis

 

9  

   

principes rationnels d’action. Comme élément de l’entraînement de soi, l’écriture a, pour utiliser une expression qu’on trouve chez Plutarque, une fonction éthopoiétique: elle est un opérateur de la transformation de la vérité en êthos.

Cette écriture éthopoiétique, telle qu’elle apparaît à travers les documents du 1er et du 2ème siècle de notre ère, semble s’être logée à l’intérieur de deux formes déjà connues et utilisées à d’autres fins: les hupomnêmata et la correspondance.

Apprendre à vivre toute sa vie, c’était un aphorisme que cite Sénèque et qui invite à transformer l’existence en une sorte d’exercice permanent; et même s’il est bon de commencer tôt, il est important de ne se lâcher jamais.27 Comme le dit I. Hadot à propos de Sénèque, toute cette activité de direction de conscience est de l’ordre de l’éducation des adultes – de l’Erwachsenerziehung.28 S’occuper de soi n’est pas une sinécure.

A côté des épreuves pratiques, on considérait comme important de se soumettre à l’examen de conscience. Cette habitude faisait partie de l’enseignement pythagoricien,29 mais s’était très largement répandue. Epictète: Or la tâche de la philosophie – son ergon principal et premier – sera précisément d’exercer ce contrôle (dokimazein).30 Pour formuler ce qui est à la fois principe général et schéma d’attitude, Epictète se réfère à Socrate ainsi qu’à l’aphorisme qui est énoncé dans l’Apologie: « Une vie sans examen (anexetastos bios) ne mérite pas d’être vécue ».31

Ce rapport à soi est pensé souvent sur le modèle juridique de la possession: on est « à soi », on est « sien » (suum fieri, suum esse, sont des expressions qui reviennent souvent chez Sénèque);32 on ne relève que de soi-même, on est sui juris; on exerce sur soi un pouvoir que rien ne limite ni le menace; on détient la potestas sui.33

VII. Technologies positives de pouvoir (mécanique d’invention)

contre une anatomo-politique du corps humain (pouvoir-repression)

Dans son premier cours au Collège de France, « La volonté de savoir », Michel Foucault oppose le désir (naturel) de connaître, par exemple chez Aristote, et la volonté (historique) de savoir dont on trouve le modèle chez Nietzsche. L’enquête est une forme politique qui est en même temps une modalité d’établir et de déterminer la vérité, à savoir une forme, à la fois épistémologique et politique, de rationalité. L’enquête est une forme de rationalité intéressée et sa grille d’analyse est solidement enracinée à l’intérieur de l’histoire – une histoire tissée de hasard, de passions, de luttes, de forces. L’innovation, à la fois historique et philosophique, de Foucault est de faire l’histoire de l’âme moderne sur fond d’une histoire des corps. C’est précisément la technologie politique du corps, avec sa microphysique du pouvoir, qui fournit le cadre généalogique de Surveiller et punir (1975); cette technologie permet à Foucault de situer les pratiques pénales comme un chapitre de l’anatomie politique et de reconnaître l’âme comme l’effet et l’instrument de cette anatomie politique. Il convient donc d’ « essayer d’étudier la métamorphose des méthodes punitives à partir d’une technologie politique du corps où pourrait se lire une histoire comme des rapports de pouvoir et des relations d’objet ».34 On peut résumer la portée de ces mutations par le principe, simple mais profond, de Mably : « Que le châtiment, si je puis ainsi parler, frappe l’âme plutôt que le corps ».35

                                                                                                               27 Sur ce thème, voir par exemple Sénèque, Lettres à Lucilius, 82, 76: 90, 44-45; De constantia, IX, 13). 28 I. Hadot, Seneca und die griechische-römische Tradition der Seelenleitung, 1969, p.160. 29 Cf. Diogène de Laërte, Vie des Philosophes, VIII, 1, 27; Porphyre, Vie de Pythagore, 40. 30 Epictète, Entretiens, III, 12, 15. 31 Platon, Apologie de Socrate, 38a. 32 Sénèque, De la brièveté de la vie, II, 4; De la tranquillité de l’âme, XI, 2; Lettres à Lucilius, 62, 1; 75, 18. 33 Sénèque, De la brièveté de la vie, V, 3 (sui juris); Lettres à Lucilius, 75, 8 (in se habere potestatem); 32, 5 (facultas sui). 34 Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris: Editions Gallimard 1975, pp.31-32. 35 Cf. E. Le Roy-Ladurie, “L’histoire immobile”, Annales, mais-juin 1974.

Michel Foucault Pour une bio-éthique de soi par Panagiotis Dellis

 

10  

   

Les disciplines ne sont qu’un pôle de ce que Foucault qualifie de « bio-pouvoir » dans La volonté de savoir (1976). Les disciplines caractérisent la forme du pouvoir sur la vie, à savoir un pouvoir particulier sur le corps individuel. L’autre pôle, formé plus tard et mise en jeu par une série de contrôles régulateurs, est une « bio-politique de la population », c’est-à-dire sur le corps-espèce. Les disciplines et les régulations, le corps et la population, constituent les deux pôles autour desquels s’est déployée l’organisation du pouvoir sur la vie.

Une conséquence capitale de ce bio-pouvoir est le rôle fondamental assumé par les mécanismes de la norme: ce sont les diverses et nombreuses techniques de la norme qui organisent l’anatomie politique du corps et la bio-politique de la population. En conséquence, Foucault préfère désormais parler non pas d’une société disciplinaire mais, plus précisément, d’une société normalisatrice: « Une société normalisatrice est l’effet historique d’une technologie de pouvoir centrée sur la vie ».36

Lors de son analyse de l’histoire des disciplines, Foucault met en évidence la nécessité de nous débarrasser d’une représentation purement négative du pouvoir et de commencer à étudier les technologies positives du pouvoir, non pas dans la personne du souverain mais dans un être collectif.37

Ici on voit l’ébauche d’une nouvelle grille d’intelligibilité du pouvoir en tant que positif et stratégique, avec une mécanique de production et d’invention bien différente de celle du pouvoir-repression, du pouvoir-loi. C’est cette grille d’intelligibilité qui sera approfondie dans La volonté de savoir (1976). Foucault, même avant la publication de Surveiller et punir (1975), prend ses distances vis-à-vis de la conception négative et juridique du pouvoir. Il cherche inventer une nouvelle terminologie du pouvoir puisée dans le vocabulaire de la guerre: comme instruments d’attaque et de défense dans des relations de pouvoir et savoir.

Cette série de notions relèvent d’un champ stratégique des rapports de force, un champ de fonctionnement du pouvoir aux antipodes de la conception juridique avec ses sujets idéaux, la loi et le problème de la souveraineté. Le point le plus intense des vies, celui où se concentre leur énergie, est bien là où elles se heurtent au pouvoir, se débattent avec lui, tentent d’utiliser ses forces ou d’échapper à ses pièges.

Tout l’effort de Foucault est de nous donner un système de représentation du pouvoir qui sera plus adéquat et utile du point de vue historique et politique. Michel Foucault reste implacablement nominaliste; il y a chez Foucault une co-omniprésence du pouvoir et de la résistance. Les résistances, par définition, « ne peuvent exister que dans le champ stratégique des relations de pouvoir »; elles ont un « caractère strictement relationnel ».

Il ne faut pas confondre les états de domination et les rapports de pouvoir; un état de domination, avec sa fixité binaire entre les dominateurs et les dominés, est un cas limite de pouvoir où « la marge de liberté est extrêmement limitée ».38 Mais une relation de pouvoir à travers tout champ social, c’est parce qu’il y a de la liberté partout.39

Dès l’instant où l’individu est en situation de ne pas faire ce qu’il veut, il doit utiliser des rapports de pouvoir. Le terme « résistance » est le mot le plus important, le mot-clef de cette dynamique.40 C’est à propos de l’exemple de l’histoire de la sexualité – « qu’on ne peut manquer de considérer comme privilégié, puisque là, mieux que partout ailleurs, le pouvoir semblait fonctionner comme interdit » (La volonté de savoir, p.119) – et plus précisément de l’ « hypothèse répressive » que Foucault élabore des principes d’analyse (son « analytique » du pouvoir) de sa conception stratégique du pouvoir. Une des grandes réussites de la scientia sexualis est d’avoir fait fonctionner « les rituels de l’aveu dans les schémas de la régularité scientifique ».

                                                                                                               36 Voir aussi Il faut défendre la société, la leçon du 17 mars 1976. 37 Michel Foucault, La volonté de savoir, Paris: Editions Gallimard 1976, p.17. 38 Dits et écrits II, p.1539. 39 Dits et écrits II, p.1539. 40 Voir Dits et écrits II, p.540-541.

Michel Foucault Pour une bio-éthique de soi par Panagiotis Dellis

 

11  

   

Prélude D’une façon significative, Kant dit que l’Aufklärung a une « devise » (Wahlspruch): Aude sapere, « aie le courage, l’audace de savoir », un trait distinctif par lequel on se fait reconnaître et un acte de courage à effectuer personnellement. Nous voulons souligner que le fil qui peut nous rattacher à l’Aufklärung n’est pas la fidélité à des éléments de doctrine, mais plutôt la réactivation permanente d’une attitude; c’est-à-dire d’un êthos philosophique qu’on pourrait caractériser comme critique permanente de notre être historique. Cet êthos implique d’abord une question philosophique qui nous demeure posée et une certaine manière de philosopher pour lier par un lien de relation directe le progrès de la vérité et l’histoire de la liberté.

Panagiotis Dellis (novembre 10, 2010)

Gustave Moreau Oedipus and Sphinx

1864 Metropolitan Museum of Art: New York City