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Pour une tentative d'approche de la problématique urbaine L'exemple de la ville d'Alger On ne s' étonnera pas que les inquiétudes manifestées par les auto rités algériennes devant les problèmes posés par la croissance de la ville d'Alger, soient d'ordre essentiellement pratique. Ces inquiétudes, en effet, résultent d'un ensemble de facteurs directement lisibles dans l'espace urbain : croissance excessive de la population et ses corollaires, chômage, délinquance, vagabondage des enfants, surpopulation et dégradation de l'habitat, insalubrité ; extension anarchique de l'habitat hors des limites urbaines ; surcharge des services ; embouteillages ren dant excessive la distance objective et subjective entre le lieu de travail et l'habitat ; etc. La tentation immédiate qui pourrait présider à un plan de réaména gement de la ville serait d'entreprendre systématiquement un ensemble de constructions ou de réformes qui s'attacheraient à faire disparaître . ou, tout au moins, à atténuer tout ou partie de ces inconvénients ; concrets dont l'ampleur alarmante incite à l'urgence d'une action î efficace. Une telle démarche, encore qu'elle ne présente pas uniquement des inconvénients, risquerait de confondre l'effet et la cause et n'aboutirait qu'à postposer de quelques années, voire de quelques mois tant est rapide le processus cumulatif de la détérioration — le problème fonda mental qui est, en définitive, beaucoup plus complexe, procédant à la fois d'une compréhension idéologique, socioéconomique, géographique et urbanistique du phénomène urbain en général et de l'urbanité d'Alger en particulier. Sans entrer dans une analyse approfondie qui dépasserait le cadre de ces quelques réflexions, nous pouvons néanmoins considérer à titre

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Pour une tentative d'approche de la problématique urbaine L'exemple de la ville d'Alger

On ne s'étonnera pas que les inquiétudes manifestées par les auto­rités algériennes devant les problèmes posés par la croissance de la ville d'Alger, soient d'ordre essentiellement pratique. Ces inquiétudes, en effet, résultent d'un ensemble de facteurs directement lisibles dans l'espace urbain : croissance excessive de la population et ses corollaires, chômage, délinquance, vagabondage des enfants, surpopulation et dégradation de l'habitat, insalubrité ; extension anarchique de l'habitat hors des limites urbaines ; surcharge des services ; embouteillages ren­dant excessive la distance objective et subjective entre le lieu de travail et l'habitat ; etc.

La tentation immédiate qui pourrait présider à un plan de réaména­gement de la ville serait d'entreprendre systématiquement un ensemble de constructions ou de réformes qui s'attacheraient à faire disparaître

. ou, tout au moins, à atténuer tout ou partie de ces inconvénients ; concrets dont l'ampleur alarmante incite à l'urgence d'une action î efficace.

Une telle démarche, encore qu'elle ne présente pas uniquement des inconvénients, risquerait de confondre l'effet et la cause et n'aboutirait qu'à postposer de quelques années, voire de quelques mois — tant est rapide le processus cumulatif de la détérioration — le problème fonda­mental qui est, en définitive, beaucoup plus complexe, procédant à la fois d'une compréhension idéologique, socio­économique, géographique et urbanistique du phénomène urbain en général et de l'urbanité d'Alger en particulier.

Sans entrer dans une analyse approfondie qui dépasserait le cadre de ces quelques réflexions, nous pouvons néanmoins considérer à titre

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d'hypothèse que la ville d'Alger se trouve actuellement à un stade dysfonctionnel de sa croissance. Nous voulons dire par là que vivant sur son passé (et prisonnière de la matérialité de ce passé), Alger a conquis cependant une vocation nouvelle, celle d'être la capitale d'un Etat nouvellement indépendant dont l'idéologie — entendons ici la pensée socio-économique et politique — est en rupture radicale avec son histoire.

Nous sommes donc en présence d'une idéologie qui se trouve enfermée dans un espace conçu à des fins essentiellement autres (sinon contradictoires) que celles qui sont aujourd'hui au centre des préoccu­pations nationales.

Rappelons qu'Alger, dans un passé encore récent, a joué le rôle de relais métropolitain, défenseur d'un système occidental et capitaliste : la ville a reçu la marque, l'empreinte de ce système dont une des caractéristiques et non des moindres, fut la ségrégation. D'autre part, l'accroissement des dimensions de l'espace urbain, l'augmentation de la population et l'industrialisation progressive survenues après l'indépen­dance, ont mis le système urbain colonial et post-colonial, en question.

Dès lors, les dimensions nouvelles prises par l'espace (les espaces) urbain (s), les fonctions nouvelles qui y naissent, font surgir des ten­dances peu compatibles avec la structure spatiale, malheureusement immobile, du modèle précédent.

Ces désajustements de plus en plus violents condamnent, sans la détruire, une certaine organisation de l'espace et nous voyons survivre dans son ensemble, une structure désormais inadaptée sans qu'elle soit remplacée par une structure originale émanant des conditions nouvelles de gestion et de sociabilité de la ville.

Il convient donc, avant d'envisager les aménagements possibles et souhaitables (qui s'inscrivent dans une perspective purement réfor­miste et concrète) de s'interroger sur le vrai sens de l'urbanité d'Alger. Il est bien évident que la réponse à une telle interrogation appelle un travail de recherche tant pratique, sur le terrain, que théorique. Ce sur quoi nous voulons insister ici n'est autre que la nécessité qu'il y a de penser le phénomène urbain dans la totalité de ses implications avant d'envisager un quelconque plan d'aménagements ponctuels qui risquerait de s'enfermer dans une perspective purement économiste ou, pis encore, préoccupée uniquement de problèmes d'infrastructure sans déboucher sur une véritable planification, celle-ci devant s'entendre dans le sens d'une organisation consciente de l'avenir, c'est-à-dire la définition d'un « projet » fondamental de la ville, plan qui suppose, lui-même, que soient résolus les conflits et les tensions qui contrarient la réalisation d'un tel objectif.

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Il serait prématuré encore, à ce stade de la réflexion, de parler d'une méthodologie d'étude du phénomène urbain algérois, tout autant que de tenter une typologie des conflits et des tensions auxquels nous faisons allusion. Tout au plus, tenterons-nous d'expliciter brièvement les préoccupations théoriques qui nous paraissent déterminantes dans l'approche de cette réalité urbaine.

Constatons d'abord que la ville n'existe pas in abstracto, encore qu'on puisse la définir quantitativement^, mais doit se définir par rapport à son environnement ; on oppose ainsi campagne et ville, toutes deux supports d'un mode de vie, d'une culture spécifique. Le passage de l'une à l'autre étant significatif du processus de déve­loppement. Ainsi, dans les pays en voie d'industrialisation, le passage de la campagne à la ville marque — abusivement — une promotion qualitative, une possibilité d'accéder à des techniques, des attitudes, des activités, en d'autres termes à une culture dite « urbaine » ; au rebours, dans les pays industrialisés, ce mouvement a tendance à s'in­verser, le retour à une zone sub-urbaine signifiant une recherche d'espace et de liberté, un nouvel individualisme, consacrant aussi d'une certaine manière, une nouvelle répartition des classes sociales, et les attitudes qui y sont liées.

Ainsi, l'urbain, à un moment précis de son développement, recèle une fascination, « c'est un champ hautement complexe de tensions ; c'est une virtualité, un possible-impossible, qui appelle à lui l'accompli, une présence-absence toujours renouvelée, toujours exigeante » ̂ .

La ville est ce lieu de convergence rayonnante, à la fois restitutive et créatrice d'images nouvelles, où s'élaborent l'action et l'idéologie. Dans un espace essentiellement agricole, la campagne longtemps domine et l'emporte dans le rapport qui, à la fois, l'oppose et l'associe à la ville. Rapports de métayages, droit du sol, habitations, tout concourt à créer une aire culturelle rurale correspondant à une repré­sentation de l'espace on individualisme et spontanéité sont soumis au contrôle incessant de la collectivité, du communautaire, qui détermine des rapports de solidarité entre familles et alliés, et oii l'échange éco­nomique s'articule sur le système de parenté.

Le village, qui est déjà l'urbain sans jamais pouvoir l'atteindre, est le lieu privilégié de l'échange ; échange de l'information, de la con-

^ Par exemple, d'après l'I.N.S.E.E., « Une commune est dite urbaine lorsqu'elle comporte sur son territoire une ' agglomération de population ' (ensemble de per­sonnes vivant dans des maisons dont aucune n'est séparée de la plus proche, de plus de 200 mètres), de plus de 2.000 habitants au recensement de 1962, ou que la plus grande partie de sa population fait partie d'une telle agglomération de population. »

- LEFEBVRE : La révolution urbaine. N.R.F. , 1970, p. 60.

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naissance, des produits. Permanent et éphémère, repHé sur lui-même et ouvert sur le monde, le marché, le souk, dynamise les rapports sociaux en les actualisant tout en n'étant toutefois qu'un lieu de passage, une étape dans le temps et dans l'espace.

Excentrique, hétérotopique, comme l'écrit Lefebvre, la ville n'est d'abord que politique.

À l'origine, elle est place forte, isolée par ses remparts servant de défense aux populations contre l'envahisseur, et à l'envahisseur contre les populations. Elle est ordre et pouvoir, administre (et, en cela, est aussi le lieu de l'écriture), protège et exploite. Symbole du chef, du monarque, elle draine la richesse sous forme de tributs, d'impôts ; elle est crainte et respectée. D'elle émane sécurité et violence. L'échange et le commerce s'y développent, installant leurs relations avec les villages, l'artisanat s'y fixe, des corps de métiers s'y institutionnalisent, créant entre gens et choses des rapports spécifiques qui les distinguent de l'extérieur, d'une ruralité qui commence peu à peu à se définir par rapport à la ville, la campagne devenant l'environnement et travaillant pour le marché urbain. Peu à peu, elle acquiert ses signes d'urbanité industrielle, en concentrant les activités de transformation, les services.

Alger, dont le développement et la croissance suivent grosso modo le schéma classique des villes du Tiers Monde jusqu'à l'indépendance, pour acquérir ensuite sa spécificité, connaît une concentration bureau­cratique déterminant une aire urbaine spatiale (à laquelle s'ajoute une aire industrielle, l'une chevauchant l'autre sans se confondre avec elle) et une aire rurale qui se reforme sans cesse par l'arrivée permanente d'une main-d'œuvre non spécialisée originaire de l'intérieur du pays. Cet attrait de la capitale et les problèmes inhérents au développement entretiennent une sorte de rapport dialectique entre la ville et son environnement (parfois très éloigné). À l'espace-temps agricole, la soumission à la nature, à la famine parfois, à la pauvreté, à la séche­resse ; il a le privilège du besoin et de la rareté. À l'espace-temps industriel, le travail, la technique (l'outil mécanique), la production et la productivité devenue symbole magique de richesse. A l'urbanité, la consommation dans la jouissance, la décision et la réflexion sur ces deux univers dont elle est à la fois l'émanation, l'aboutissement et le dépassement.

C'est la concentration des fonctions au sein de la capitale (et des grandes villes), le prestige lié à celle-ci qui attire la masse des travail­leurs migrants qui, engorgeant la ville, font éclater constamment sa structure, surcharge les canaux de mobilité sociale. Il faut donc, avant de considérer le problème urbain proprement dit dans sa structure interne, envisager ce problème d'afflux de populations allogènes. Ceci ne peut qu'inciter à poursuivre sans relâche l'effort de développement

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(par exemple, la réforme agraire) qui, seul, peut fixer les collectivités locales sur le sol régional. Tout doit être mis en œuvre pour endiguer, par la création d'emplois nouveaux et la mise en place d'une infra­structure de service, ces migrations.

Parallèlement, se pose le problème de la ville elle-même, actuelle­ment à l'étroit dans un espace naturel contraignant, difficilement contournable (Alger est comprimée entre la mer et une chaîne de montagnes) et qui donne au phénomène une spécificité supplémentaire.

Dès lors qu'on aborde la complexité urbaine, celle-ci exige la connaissance des liaisons essentielles et des structures globales.

« Les phénomènes qui ont trait à la distribution et aux mouvements de la population dans l'espace, comme ceux qui concernent les com­portements et les attitudes des sujets vivant en milieu urbain, doivent être rapportés à la vie de la collectivité urbaine dans son ensemble, à son organisation, à son fonctionnement et à son dynamisme propre­ment collectifs ̂ . » L'étude de la ville suppose donc deux approches, l'une purement statique, oecologique décrivant l'habitat et les aires habitées, les unités de voisinage et les formes de relations dans ce voisinage ; plus dynamique, l'approche phénoménologique vise à la connaissance des liens entre les citadins et la cité, des horizons de la vie urbaine. Ces deux approches pourtant sont indissociables et de leur imbrication surgit la véritable texture de l'urbain. Le phénomène urbain se présente donc, écrit Lefebvre, comme « réalité globale », ou encore totale, impliquant l'ensemble de la pratique sociale. La ten­tation est grande, dès lors, de considérer le phénomène urbain, la ville, comme un système social homogène. Cependant, la complexité que recèle l'urbain vient précisément du fait qu'il recouvre en réalité plu­sieurs systèmes spécifiques dont la juxtaposition reste souvent aléatoire. La lecture de l'urbain est donc multiple (multiplicité complémentaire) : système de signes renvoyant à un niveau purement sémiologique, mais aussi niveau des modes de vie (le produit et le consommé, l'habité et l'habitat), niveau sociétaire (le pouvoir et ses manifestations, la culture et la sociabiHté), enfin, niveau de l'espace-temps urbain proprement dit (telle ville et son paysage, ses habitants). Lecture à multiples niveaux donc de l'urbain en tant que système social. Il convient donc plutôt que de considérer l'urbain et la ville dans leurs rapports multiples comme un objet social, avec un ordre caché et un désordre, de poser l'analyse en terme de problématique urbaine, ce qui rejette la tentation d'une approche ponctuelle. La ville, en tant que concept, ne correspond donc pas à un objet social, mais bien, comme l'écrit Lefebvre, à un

R. LEDRUT ; Sociologie urbaine, P.U.F., 1968, p. 3.

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objet virtuel, donc pseudo-concept renvoyant d'une manière privilégiée à une lecture épistémologique avant toute lecture spécifique d'ordre sociologique, économique, juridique, etc.

En définitive, c'est à la fois cette richesse de l'urbain en tant que point de rencontre, de rassemblement et de simultanéité, cette appa­rente contradiction qui en fait une abstraction concrète cumulative, liée à la praxis sociale et économique, objet d'une connaissance difficilement cernable. La ville est aussi tout ce qu'elle n'est pas (à la fois vide et plénitude, objet et non-objet). Dès lors, les approches spécifiques, oecologique et phénoménologique, risquent de traverser l'espace-temps urbain sans le saisir totalement, tant il se refuse à une lecture purement linéaire.

Aussi, aux différents niveaux du (des) système (s) doit-on faire correspondre des formes spécifiques d'analyses :

1. Analyse sociographique : vise à une description objective com­plète et systématique des faits sociaux, privilégiant l'observation, la collecte des données sur toute réflexion théorique. Elle précède en quelque sorte la réflexion purement spéculative susceptible d'expliquer les phénomènes spécifiques de la cité.

2. Analyse typologique : définit, compare, classe les différentes manifestations de la vie sociale. En comparant les faits et les types, l'analyse typologique restitue au phénomène social ses vraies défi­nitions.

3. Analyse fonctionnelle : renvoie à des structures qui constituent des subsystèmes dans l'ensemble global total. Henri Janne détermine ainsi les étapes de l'analyse fonctionnelle * : Définition de la fonction et sa place dans la typologie en cause ; définition de la structure à laquelle cette fonction se rapporte ; description du contexte constitué par le système social ; étude du besoin auquel répond la fonction ; analyse des mécanismes par lesquels la fonction est remplie ; exigences fonctionnelles ; fonctions latentes ; substituts fonctionnels et survivan­ces ; aspects dysfonctionnels. Analyse des confhts ; comparaison de la fonction avec des fonctions analogues ; inductions typologiques nou­velles ; recherche des régularités.

4. Analyse dialectique : considère « l'ensemble des facteurs qui trouve en lui-même la source de son propre changement » en privi­légiant l'analyse des antagonismes structurels (sousjacents dans les conflits au sein d'une globalité). La dialectique s'attache à une compré-

* H. JANNE : Le système social, p. 115.

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hension purement dynamique de l'histoire, c'est-à-dire du changement social.

5. Analyse psychanalytique : il y a incontestablement dans la ville un double contexte psychanalytique, l'un étant multiple, sinon infini — celui des individus et des groupes et/ou des classes sociales — l'autre, réduction et synthèse impliquant l'inconscient d'une ville qui émerge épisodiquement sous forme de violence (délinquance).

6. Analyse sociométrique, enfin : vise à mesurer le social par des méthodes d'analyse psychologique et sociale.

Ces différentes formes d'analyse qui ne sont, en réalité, que l'en­semble des directions et des modes de recherches sociologiques plus ou moins opératoires, trouvent chacune dans l'ensemble structurel urbain un contexte possible. Encore faut-il pouvoir les croiser avec des disciplines aussi spécifiques que l'économie, la géographie, l'histoire, etc. De ces regards multiples naît alors l'image de l'urbain, c'est-à-dire une véritable conscience urbanistique. Nous avons insisté sur la diffi­culté qu'il y a de définir l'urbain comme un système social ; cette dimension, même si elle existe (par l'ensemble des systèmes manifestes) est restrictive. L'urbain est aussi et surtout « /orme » qui limite et délimite les systèmes. Cette forme, en tant que réceptacle matériel, est quantifiable (et procède du sociométrique et du sociographique). Cette forme obéit à une logique interne qui naît d'elle-même, de son propre mouvement, et externe, imposée, qui vise à la maintenir, à la conduire vers son « projet », donc programmation. C'est à cette forme qu'obéit son contenu (encore qu'il y ait action réciproque du contenu et de la forme, comment? à quel moment? dans quel but?) , ses contenus réciproques et dont l'action — ce que Lefebvre appelle la « dialectique des contenus » — est à la fois dépendante et indépendante de la forme. À nouveau, dissociation au sein même de l'urbain de ses composantes. L'urbain est donc contenu, peut-être entièrement ou spécifiquement dans cette tentative perpétuelle, permanente de la forme et du contenu, pour se recouvrir l'un l'autre sans y arriver jamais. N'étant ni système (mais parfois systèmes inconciliables), ni objet (substance), ni sujet (conscience), l'urbain ne peut être objectivement qu'une forme. Il porte en lui ses propres contradictions, son propre éclatement, non par rapport au non-urbain, mais par rapport à lui-même. Ainsi, l'urbain est, à la fois, centralité et polycentralité :

— centralité fonctionnelle à travers le pouvoir et ses manifestations bureaucratiques, les modes et rapports de production, les services ;

— polycentralité, c'est-à-dire rupture, diversification et redondance du centre, éparpillement, ségrégation.

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En effet, le centre ne peut se suffire à lui-même : il déborde par l'accumulation qui confine rapidement à la saturation et renvoie à un autre centre. Juxtaposition de centres (parfois spécifiques, parfois redondants). La forme polycentrique peut renvoyer au découpage en zones ou en quartiers. Cependant, si la centralité peut définir le quar­tier (ou la zone), un quartier est souvent excentrique (encore que l'excentricité elle-même puisse conférer une relative centralité ou une centralité virtuelle) ou n'est tout simplement qu'une limite spécifique déterminée plus par son contenu que par sa forme. Ainsi, il ne suffit pas qu'il y ait un noyau d'équipement suffisant pour qu'il y ait centre et quartier à la fois. Le quartier lui-même « suppose l'existence d'une communauté où les individus non seulement ont des intérêts communs et le ressentent, mais où ils ont aussi des relations directes et se reconnaissent même s'ils ne se fréquentent pas » ̂ . Cette unité collec­tive bien souvent se disloque et s'effondre avant même d'exister en tant que quartier ou, simplement, est dans l'incapacité de prendre forme.

Il n'empêche que la ville (l'urbanité) dans sa forme et dans sa fonction, se structure par la juxtaposition des rôles, des fonctions que jouent les secteurs (quartiers ou/et centres) dans le fonctionnement interne de la ville. Il y a de nouveau forte imbrication du quantitatif (nombre des fonctions ; multifonctionnalité, unifonctionnalité) et du qualitatif (degré de fonctionnalité : fonctions générales, particulières... et nature des fonctions : résidentielles, de travail, de service, etc.) réparties tout à la fois dans l'espace sectoriel et dans l'espace urbain total.

Ces fonctions donnent une définition de l'urbain dépassant dès lors celle d'un lieu de passage et/ou d'échanges, fonctions particulières (consommation, distribution), pour s'étendre à la production et aux rapports de production, fonctions générales dont la projection s'expli­cite en rapports sociaux lisibles sur le sol urbain.

Ces rapports sociaux, à leur tour, définissent l'urbain en tant qu'espace d'affrontement de stratégies complémentaires ou contradic­toires (idéologie et dilution du message idéologique dans les groupes sociaux, par exemple). Enfin, au-delà de cette idéologie et des institu­tions qui en sont le reflet, au-delà d'un espace bien défini et de son organisation, existe une pratique urbaine irréductible à des fonctions.

Ces dimensions du phénomène urbain (dimensions procédant d'une sociologique) sont l'objet d'une lecture supplémentaire, symbolique sur le plan des propriétés purement topologiques de l'espace urbain orga-nisable en une structure paradigmatique (système d'opposition).

^ R. LEDRUT, op . cit., p. 132.

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Vue sous cet angle, l'urbanité d'une ville comme Alger présente à l'analyse un double intérêt : celui d'être significatif en tant qu'objet d'analyse théorique de l'urbain en général, tout en étant le lieu de rencontre des signes d'idéologies multiples, tant d'un point de vue synchronique que dyachronique.

Nous y voyons coexister — peut-être — trois paliers de la réalité urbaine à la fois traditionnelle (maghrébine), coloniale, et indépen­dante et socialiste.

Ainsi, on peut se demander ce que devient successivement, à travers l'idéologie coloniale et socialiste, le schéma en spirale mis en lumière par J. Berque, du tissu urbain : niveau du cercle des mariages (relations d'échange entre le « village » et r« extérieur »), le cercle du travail (technique, division du travail, système de propriété), le cercle de la famille et de la femme (revenus, budgets familiaux, travail domestique, vie parentale) organisés autour du foyer vivant, lieu de non-travail, de l'attente, de « latence »? Il est probable que ce schéma concentrique, sous l'effet d'une croissance brutale de l'urbanité et de l'industriali­sation, ait éclaté en niveaux plus linéaires basés essentiellement sur les formes de production pour subsister sous forme de survivance dans certains secteurs spécifiques de l'urbain.

De même, la dimension symbolique ou paradigmatique (le haut et le bas, l'ouvert et le clos, le public et le privé, le symétrique et le non-symétrique) ne pourrait manquer de mettre en lumière les trois fonde­ments historiques (peut-être plus) du développement d'Alger, qui se dissolvent aujourd'hui (ou plutôt qui sont recouverts tout en subsistant) dans une dissociation entre le secteur travail et le secteur résidence, et dans la congestion (liée à l'expansion, à la spécialisation fonction­nelle et au zoning) qui met en question l'ordre concentrique originaire.

Pour l'instant, à la lecture des différentes et multiples analyses sociologiques du phénomène urbain qui ont été tentées, nous ne pou­vons que constater la multiplicité des modes et des niveaux de lecture (lexies). Toutes, peut-être, se heurtent dans la pratique aux incon­vénients d'un certain empirisme lié à la difficulté de définir théorique­ment cette problématique urbaine.

Qu'il y ait une lecture morphologique (celle du géographe, de l'urbaniste), une lecture technologique (celle de l'administrateur, du politique, de l'économiste), une lecture sémiologique (celle du lin­guiste), etc., il reste à organiser ces différentes lectures sur un plan méthodologique qui permette un véritable décriptage de l'urbain. C'est peut-être la multiplicité même des manifestations de l'urbain qui le rend tellement insaisissable, tant sont nombreux les registres d'analyse qui s'offrent et entre lesquels le choix est possible. Ainsi, une approche possible du phénomène serait-elle, par exemple, une sorte de démarche

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à rebours qui partirait du caractère répressif de l'urbain. Ce côté répressif est en latence, constamment, contenu non seulement dans la violence, la mort, c'est-à-dire la quotidienneté, mais aussi dans la con­ception même de l'espace (on se souviendra comment le colon français a utilisé la Casbah contre ses habitants pendant la lutte d'indépen­dance) .

En définitive, que tentent de démontrer ces quelques réflexions théoriques, sinon la complexité des problèmes posés par l'étude du milieu urbain ? Celui-ci, en effet, se définit autant par ce qu'il est que par ce qu'il n'est pas. Ainsi, il apparaît comme un phénomène social total, en ce sens qu'il tend vers la totalité sans l'atteindre jamais, n'étant pas fini, ni dans le temps, ni dans l'espace, puisant dans son incohérence (amalgame de systèmes parfois inconciliables obligés à la cohabitation) une apparente cohérence. Totalité aussi, puisque aucune approche spécifique, parcellaire, ne l'épuisé ; sa connaissance implique la totalité du «avoir (démographique, géographique, économique, socio­logique, psychologique, etc.). Ceci implique que poser le problème de la ville — par exemple, Alger —• revient à poser le problème de la pensée elle-même, pensée confrontée avec une forme et avec un contenu dont elle est l'émanation.

Envisager une intervention volontariste quelconque dans l'urbain, par le biais par exemple du mythe de l'urbanisme, sans en avoir cerné l'essence, nous paraît totalement pragmatique et voué à l'échec à plus ou moins long terme. Encore que l'urbain s'accommode relativement bien de ce type de démarche, puisque, par définition, il assimile, il intègre l'ensemble de ses propres produits.

Quoi qu'il en soit, et cette fois d'une manière concrète, nous croyons pouvoir illustrer le problème qui se pose à Alger dans sa croissance, donc dans sa réalité, par le biais d'une de ses parties, la Casbah. La volonté des responsables algérois est de rendre à la Casbah sa signification. Cette signification est multiple et intimement hée à l'histoire. Structure d'accueil, ghetto, refuge des valeurs et des idéolo­gies, d'une sociabilité et d'une structure sociale particulières, la Casbah fut, tour à tour, quartier bourgeois, quartier populaire, quartier miUtant et politique pour, enfin, confiner au bidonville. Il s'agit actuellement de lui donner une personnalité qui s'inscrive dans une ville qui doit trouver sa vocation adulte d'être capitale. Nous l'avons dit, une ville participe intimement d'une idéologie, d'un système politique, et en tant que telle, doit faire l'objet d'une définition pohtique. Si Alger, telle qu'elle se donne à voir actuellement, propose l'image du chaos, c'est précisément, croyons-nous, parce qu'elle est symbole même d'une con­tradiction entre une forme héritée du passé et façonnée sur le modèle d'une pensée occidentale et capitaliste et une idéologie nationale, posant

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les rapports de production en des termes nouveaux. Aller dans le sens de cette contradiction, nous semble une profonde erreur qui, à plus ou moins long terme, risquerait d'acculer la ville à l'éclatement.

Dès lors, le préalable à toute restructuration de l'espace urbain algérois, passe par une redéfinition de la ville dans le cadre d'une poli­tique nationale. Une telle démarche implique une première analyse — purement descriptive — de l'urbain dans sa projection sociale et éco­nomique (recensement des populations, organisation sociale basée sur la solidarité familiale ou professionnelle, infrastructure, relevé des ser­vices, etc.). Ce n'est qu'à partir de cette connaissance du cadre urbain qu'on pourra envisager la définition d'une problématique générale et procéder à des analyses pondérales plus approfondies (quartiers, zones, rues, rassemblements de populations ou de fonctions) sur des secteurs bien définis par le truchement d'expériences spécifiques (création de foyer-jeunesse de loisirs et de formation professionnelle, décentralisa­tion de services, etc.). Enfin, cette compréhension de plus en plus générale de la ville permettra une programmation à long terme de la croissance urbaine, selon un processus cohérent qui diminue petit à petit les contradictions (inhérentes à l'événementiel) bloquant le processus urbain jusqu'à le rendre régressif.