Pourquoi est-il légitime de considérer la marche comme une branche de l’art contemporain ?

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Dérives urbaines 1

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    Puis il demanda aux lves de noter trois choses dans leurs cahiers, qui pourraient leur tre utiles plus tard sils ne les oubliaient pas. Les voici :

    1 Chacun de nos cinq sens renferme un art

    2 En matire dart, la plus grande discrtion doit tre observe 3 Lartiste doit saisir la moindre miette de vent.

    Lawrence DURRELL Balthazar

    Francis ALYS est lune des figures les plus importantes de lart march . En 1994, loccasion dune biennale artistique La Havane, il a arpent les rues de la ville avec aux pieds des chaussures aimantes, qui collectaient les rsidus mtalliques jonchant son che-min. Laction a fait lobjet dune vido et de photographies, elle sintitule Zapatos Magne-ticos (Chaussures Magntiques), elle fait partie des fables urbaines les plus salues et reconnues. Mais, pour beaucoup, la question demeure : est-ce bien de lart ?

    Les gnrations de notre poque partagent, sans en tre assez reconnaissantes, sans en tre mme assez conscientes, une conqute remarquable : lart est enfin dbarrass de la recherche de la perfection, et plus encore lart est dcharg de toute norme formelle. Dans les dbats sur le progrs, sur les avantages compars des temps anciens et des temps modernes, cet argument est bien rarement avanc. Et pourtant, cest une belle libert que nous avons gagne l. Cela remonte sans doute cet iconoclaste de Marcel DUCHAMP : en inventant le ready-made en 1913, un objet banal lev au statut duvre dart par la seule volont de lartiste, il a rendu obsoltes tous les critres esthtiques traditionnels. Quand il rebaptise Fontaine un urinoir de fabrication industrielle et lexpose dans une galerie, il dqualifie par avance tout jugement de got. Andy WARHOL ne fait ensuite quenfoncer le clou un peu plus profondment. Mais, comme il en advient toutes les liberts, celle du jugement esthtique est devenue gnante, quand on sest rendu compte quon ne savait plus comment dfinir ce qui relevait de lart et ce qui nen tait pas. Linter-

    1. Pourquoi est-il lgitime de considrer la marche comme une branche de lart contemporain ?

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    rogation sur la nature mme de lart occupe une place importante dans lart contempo-rain. Passons vite sur les experts qui ont choisi le ton de la moquerie, stigmatisant cette approche de lArt-sur-lart , o linvestissement psychique sest dplac de luvre lintention, de llaboration la proposition thorique, de la mise en uvre au discours (1) ; cest juste la nostalgie des temps enfuis qui sexprime alors. Ne nous attardons gure non plus sur ceux, trs nombreux, qui dfinissent lart en lopposant au travail, tmoignant ainsi de la pitre opinion quils se font de lun comme de lautre (2) ; ce sont les pourfendeurs du jmenfoutisme , ceux dont les fils sauraient en faire autant, et qui dnoncent inlassablement le scandale du statut des intermittents.Jai lu des textes trs savants pour tenter davoir une rponse convaincante cette interro-gation et je nai pas tout compris. Jai quand mme retenu une amorce dexplication don-ne par Arthur DANTO, une figure reconnue de la philosophie amricaine contemporaine, qui dcouvre en 1964 les fameux tableaux dAndy WARHOL reproduisant lidentique des botes de produits dtergents Brillo. Il en tire une profonde analyse de la rvolution esthtique : puisque lil ne discerne pas de diffrence entre les produits commerciaux et le tableau qui les reprsente, cest que luvre dart nest pas identifiable par le regard ; elle nexiste que parce quon reconnat un contexte qui permet de la qualifier ainsi. Le phi-losophe conclut la fin de lart , mais lexpression est trompeuse, il veut seulement dire que lArt pris comme une abstraction, lArt avec un grand A, nexiste pas. Le moment que nous vivons est sans prcdent dans lhistoire, un moment o tout peut tre de lart, ou tout est enfin possible. Tout, mais pas nimporte quoi, lobjet ou lacte est forcment porteur de signification. DANTO conclut son ouvrage La Madone du Futur par cet hommage : Jadmire linventivit des artistes qui russissent transmettre du sens en se servant des moyens les moins traditionnels. Le monde de lart est le modle dune socit pluraliste, dans laquelle toutes les barrires enlaidissantes ont t renverses. (3) Sous lgide de ce prestigieux patronage, je pense pouvoir affirmer que la marche a sa place dans la socit artistique, cest--dire quil est permis de considrer lart comme une scrtion de la marche et la marche comme une immersion dans lart.

    Je ne suis pas seul dans cette conviction, elle a reu une reconnaissance universitaire de poids. A Nancy, haut lieu de formation, les trois coles dingnieurs (Mines), de commerce (ICN) et des arts (ENSA) ont dcid de mettre en place des ateliers communs tous les tudiants, pour les ouvrir des considrations dpassant leur propre spcialit. Ce nest pas un hasard si lun des ateliers proposs par lcole dart sintitule marcher ; selon ses concepteurs, il sagit de considrer la marche pied la fois comme sujet dtude, comme pratique artistique et comme mthode de travail et dinvestigation. La marche, pratique artistique au programme dcoles prestigieuses, peut-on imaginer plus convain-cante conscration ?

    Il y a de bonnes raisons pour cela, on peut en retenir quelques-unes en sattachant deux lments caractristiques de lart contemporain : le premier est le dogme dun art attach la vie, dont lobjet est de substituer au chef duvre , jusqualors fin unique de lactivit artistique, des actions ou des initiatives, souvent phmres, mais susceptibles dexplo-rer de nouveaux tats de conscience (4) ; nest-ce pas lune des vertus de la marche que douvrir ce type de perspective ? Le second est lensemble des pratiques regroupes sous

    le vocable dart du peu : considrant le monde dj suffisamment encombr dobjets, des artistes ont tent de repenser la forme de leurs interventions et de crer des uvres modestes, voire minuscules; le marcheur ne pourrait-il pas tre partie prenante de ce type de pratiques ?

    Jaime particulirement la formule quavait coutume demployer VAN DONGEN et quil a mise en pratique avec une vigueur jamais entame : Vivre est le plus beau tableau ; le reste nest que peinture. Que lart et la vie se pntrent mutuellement nest pas une ide nouvelle. Dans les annes 1920, Karel TEIGE dcrivait ainsi ce quil appelait le po-tisme : Lart que le potisme apporte est lger, foltre, fantasque, ludique, non hroque et rotique () Il met laccent sur les beauts de la vie, loin des ateliers et des bureaux renferms, il indique le chemin qui va de nulle part nulle part () parce que tel est le chemin de la vie. (5) A cette poque, il sagissait de ragir la dictature que luniformit technique tait cense exercer sur les arts, et donc de privilgier les donnes immdiates de la sensibilit , lart de prendre son temps , la mlodie du cur , la culture de lblouissement magique , Cest dans cette tradition que sinscrit le recours la marche comme outil dune potique du rel.

    Dans son essai visant tablir une typologie des expriences esthtiques, Hans Robert JAUSS numre les diffrents modes didentification possibles du spectateur lobjet re-prsent, et celui qui conviendrait le mieux la marche considre comme un art serait lidentification ironique . Dans cette approche, le spectateur est arrach lemprise de lattitude esthtique pour le contraindre rflchir et dvelopper une activit esthtique autonome. (6) Il me semble que dans un monde toujours plus fonctionnel et rglement, o la culture elle-mme tend sindustrialiser, cest bien le rle des arts mineurs de prserver la singularit de lexprience esthtique. Car ce mode didentification ironique ne suscite pas ncessairement une adhsion, il propose juste une opportunit qui veut la saisir, il noffre pas un modle mais il sensibilise la perception pour favoriser une cra-tivit personnelle. La marche procde exactement ainsi : elle est la plupart du temps un exercice subit mais chacun de ceux qui la pratiquent peut lui donner une autre dimension, celle dune cration trs personnelle et qui engage alors toute la personnalit, en mariant une manire de faire une manire dtre, attitude potique pour peu quelle devienne consciente.

    Cest pour cette raison que Michel de CERTEAU a inscrit la marche en ville comme une de ces pratiques trs diverses, une de ces performances oprationnelles , qui permettent de rinventer le quotidien. Alors que le citoyen est suppos tre le consommateur passif de produits anonymes, il suffit dintroduire un lger cart dans lusage de ces produits pour en dtourner la contrainte. Marcher potiquement dans sa ville est une faon de rsister la pression consommatrice qui prvaut dans ses agencements. Il sagit de faire comme ces ethnies indiennes qui semblaient consentir aux colonisateurs espagnols mais qui modi-fiaient dans leur usage les rgles quelles paraissaient avoir adoptes. Michel de CERTEAU dcrit ces pratiques comme des astuces de chasseurs, des mobilits manuvrires, des simulations polymorphes, des trouvailles jubilatoires, potiques autant que guerrires , le champ des actions quoffre la ville au marcheur est infini. Toutes permettent de retrou-

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    ver, dans la mtropole lectrotechnicise et informatise, lart des chasseurs ou des ru-raux de nagure. La rfrence nest pas passiste, elle tmoigne seulement de linfluence que chacun de nous peut exercer sur son environnement. Le quotidien, crit-il, sin-vente avec mille manires de braconner. (7) La marche fait partie de larsenal, et utilise comme telle, elle est indniablement un art, car nest-ce pas lobjet premier de lart que de renchanter la vie ? Mais elle nest pas un art qui enjolive le rel, que lon contemple et dont on se dlecte ; elle est un art qui sapproprie le rel, donnant nos actes et comporte-ments une signification nouvelle, un art qui nous forme et nous informe.Pour tous les braconniers anonymes, Raymond HAINS pourrait constituer une figure tut-laire. Il fut parmi les premiers semparer des lments les plus triviaux trouvs dans la rue et leur donner, du seul fait de les isoler, de les dformer ou de les agrandir, un statut duvre dart, comme la Palissade aux emplacements rservs prsente la premire Biennale de Paris en 1959. Ses interventions mettent en vidence les rapports cachs exis-tant entre des objets quil emprunte de multiples sources et avec lesquels il compose des calembours emblmatiques. Il disait : Inventer, cest aller au-devant de mes uvres. Mes uvres existaient avant moi, mais personne ne les voyait car elles crevaient les yeux. Dans le rapprochement de lart et de la vie qui caractrise lart du XXme sicle, une autre donne essentielle est de privilgier linstant prsent. Encore un hritage de Marcel DU-CHAMP qui prnait ainsi le dilettantisme : Jaime mieux vivre, respirer, que travailler () Donc, si vous voulez, mon art serait de vivre ; chaque seconde, chaque respiration est une uvre qui nest inscrite nulle part, qui nest ni visuelle, ni crbrale. Cest une sorte deuphorie constante. (8) Bien sr, il aurait dit la mme chose dune promenade, dune foule, dun pas dans la rue. On verra que la marche a suscit des uvres de nature trs varie, mais peut-tre na-telle mme pas besoin de se formaliser dans une uvre, elle appartient cet ordre de lphmre dont les surralistes ont fait lapologie et sur lequel Robert DESNOS a brod des mirages :

    EPHEMEREFMR

    (folie-mort-rverie)Les faits merrent

    Les faix, mresFernande aime Robert

    pour la vie !

    Les surralistes avaient dailleurs mis en valeur une autre facette de la marche propre en faire une uvre dart : son pouvoir susciter linattendu. Pour le marcheur des rues ou-vert toutes les rencontres, la posie peut natre chaque instant, surgissement soudain dimages auxquelles il navait pas encore prt attention, ou mystre au fond de soi que le mouvement soudain ranime. Lart est un accident, il intervient alors quon ne lattendait pas, au dtour dune rue, un carrefour, quand, selon les termes de COCTEAU, la po-sie dvoile les choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens enregistraient machinalement. Il sagit juste dchapper un instant au rythme habituel de la ville, celui que nous dictent nos proccupations et nos emplois du temps, dabandonner nos mortelles habitudes, et alors peut-tre va survenir lart, comme une soudaine averse. Rebecca SOL-

    NIT, qui a crit un livre prcisment intitul Lart de marcher , dcrit ainsi le phno-mne : Cest la faveur du hasard, inespr, que nous trouvons ce que nous cherchions sans le savoir, et aussi longtemps quun endroit ne nous surprend pas, nous ne pouvons pas prtendre le connatre. (9)

    Si on suit ce prcepte, alors je suggre de dfinir la marche comme un art srendipien, ou srendipitant, ou srendipiteur , ladjectif du nologisme anglais serendipity nexiste pas encore. Il signifie le fait de trouver quelque chose quon nattendait pas, mais qui est apparu au dtour dune autre recherche. La marche dtient ce pouvoir de donner aux l-ments qui nous environnent une signification qui nous tait cache. Quand le marcheur capte le rel et parvient le rvler ou le recrer, ses pas composent alors une figure ph-mre qui est comme une sculpture invisible. Cest cela tre un artiste de la vie.

    Le marcheur fait galement partie de ces artistes qui ont renonc aux uvres denvergure et qui ont suivi le prcepte de Gilles DELEUZE : Croire au monde, cest aussi bien sus-citer des vnements mme petits qui chappent au contrle, ou font natre de nouveaux espaces-temps, mme de surface ou de volume rduit. (10) Lart sans qualit , lart des activits ordinaires , lart hors les normes , lart outsider , sous tous ces vocables cest une tendance importante de lart du XXme sicle qui saffirme, une tendance dail-leurs o salimente aisment lhostilit du public lgard de lart contemporain. Elle est pourtant une raction directe au processus de rationalisation du travail qui accompagne la civilisation industrielle. Au XIXme sicle, lart se prenait terriblement au srieux ; le ro-mantisme alors dchanait les constructions les plus alambiques et chacun revendiquait sa propre dfinition du gnie. Mais au moment o lefficacit de la production a exig de rduire le travail un ensemble de gestes simples, lart de son ct a nglig ses matrises techniques traditionnelles et rassurantes, il sest affirm comme lespace unique de la gra-tuit, celui qui doit permettre lhomme de dployer la totalit de son exprience. Crer avec rien, juste donner forme, ou comme disait encore DELEUZE injecter du flou et du devenir l o rgnent avant tout le quadrillage et le formatage , voil le fondement de ce quon peut nommer lart du peu . Marcher en ville peut videmment sintgrer dans cette tradition et en constituer une illustration convaincante. Dailleurs, dans la prface quil a rdige lun des ouvrages consacrs ce thme, lcrivain Enrique VILA-MATAS raconte comment la marche lui a permis de sinscrire dans cette catgorie de crateurs : Je dcidai donc que ma vie serait une uvre dart. Et je parvins un temps tre un modle lgant, et mme admirable, dartiste sans uvres. Je ne produisais rien, mais je remar-quais que tout le monde me connaissait Barcelone. Lessentiel de mon art consistait me promener au crpuscule et, midi, prendre le soleil aux terrasses dune ville dont je savais dceler les infinies nuances de gris. (11) Il y a profusion dillustrations de lart du peu mais fondamentalement la marche peut se rfrer deux branches de cette pratique, lune tant de produire peine et lautre de produire ct, selon que lon privilgie lco-nomie de moyens ou le caractre saugrenu du rsultat.

    Dans lordre des bricolages du quotidien auxquels se livre lart contemporain, marcher pourrait bien apparatre comme une formidable dpense dnergie au regard des actes chtifs, parfois infimes, qui ont t promus en uvres. FLUXUS, un rseau dartistes qui

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    a multipli les initiatives artistiques au dbut des annes 1960, a popularis un principe qui a fait flores : tout peut tre art, nimporte qui peut faire de lart, et cest le devoir de lartiste de dmontrer quil nest ni indispensable, ni exclusif. Lart-jeu doit tre simple, amusant, sans prtention, sintressant aux choses insignifiantes, ne demandant ni habi-let particulire ni rptitions innombrables et nayant aucune valeur marchande ou insti-tutionnelle. (12) Selon ce principe, BEN a ralis des actions caricaturellement banales, comme balayer la rue de lEscarne du numro 1 au numro 32, ou attendre le bus pendant 16 minutes ; il baptisait ces uvres art dattitude . Ce fut aussi le cas pour lartiste tch-coslovaque Jiri KOVANDA : chacune de ses crations se composait dun court texte tap la machine et dune photo le montrant en train de raliser sa performance, toujours des actes basiques, rassembler des tas de poussire dans la rue, ou rpandre du sucre le long dun trottoir, ou attendre un coup de tlphone . ; le public tait prsent mais ne ralisait videmment pas que quelque chose tait en train de se drouler, laurait-il remarqu quil naurait pas souponn que ce ft de lart. Sa dernire action a eu lieu le 28 Janvier 1978, il a donn rendez-vous des amis et il a pris la fuite. Peut-tre sest-il souvenu des trois artistes complices, Christian BOLTANSKI, Jean LE GAC et Paul-Armand GETTE, qui, partir de Mai 1970, ont effectu ensemble neuf promenades dans Paris et ses environs, avec la volont de produire chaque fois une action artistique . Par exemple, lors de la seconde promenade aux Buttes Chaumont, BOLTANSKI a plac des boules de terre dans une alle, GETTE a accroch des cristaux et LE GAC a photographi GETTE regardant une image. Vraiment des initiatives de peu Pour garder trace de leur performance , ils ont chaque fois envoy un carton leurs correspondants traditionnels, mentionnant le mois et lanne de ralisation, le jour tant celui du cachet de la poste. La dernire pro-menade tait prvue Passage du Caire, ils ont envoy le carton mais ils ne se sont pas rendus sur place. (13)Toutes ces actions sont certes peu ambitieuses, mais elles impliquent encore une ralisa-tion. Lart ira beaucoup plus loin dans la dmatrialisation des uvres, souvent rduites des principes, des ides, des intentions, jusqu composer un mouvement quon nom-mera lart conceptuel, apparu dans les annes 1960. Lesprit de ce mouvement est que lart doit renoncer reprsenter le monde, la forme de luvre nest donc pas une fin en soi. Il nest pas ncessaire de produire un objet pour revendiquer un statut artistique ; toute forme convient pour autant quelle produise un sens, cest--dire quelle contienne une information et un moyen sensoriel de la percevoir. En 1969, un professeur du Nova Scotia College of Art and Design avait demand diffrents artistes denvoyer ses tudiants des instructions pour raliser une uvre. La proposition de Robert BARRY tait que les tu-diants saccorderaient sur une ide dont ils garderaient le secret ; luvre existerait aussi longtemps que la confidentialit serait respecte par le groupe.

    Tous les sens ont t sollicits par les artistes, et dabord le regard. Allan KAPROW raconte quil avait mont Paris de petites pices dont le principe tait juste de croiser quelquun dans la rue. Et sur ce qui se passe alors : regard , sourire , change dinformation , changement dans la faon de se croiser parfois on se retourne question Quest-ce quon va faire aprs stre regards ? Cest trs facile, ou trs difficile (14) Jean-Yves JOUANNAIS, en pilogue de son livre sur les artistes sans uvres, cite ltrange exp-rience de Firmin QUINTRAT (1902 1958) qui, lge de 27 ans, dcida de consacrer

    ses jours regarder le plus grand nombre possible de ses contemporains. Parcourant le monde, il visita les villages, traversa les faubourgs, sarrta aux carrefours des grandes villes et consacra quelques secondes tous les visages qui se prsentaient lui. Il ne tint pas les comptes de ses rencontres, pas plus quil ne confia ses motions un journal. Ses yeux furent ses seuls acolytes. (15) Gratuit exemplaire dune vie dartiste !

    Celle de Ian WILSON fut consacre la conversation, baptisant sa pratique de communi-cation orale et la considrant comme de la sculpture. Il mettait des certificats prcisant le lieu, la date et les participants des entretiens auxquels il a assist ; il ne mentionnait ni le sujet ni le contexte, il indiquait seulement there is a discussion , la seule certitude tant la prsence de lartiste, dont on ne savait dailleurs rien dautre. En 1968, il a fait publier dans le New York Times une annonce disant que luvre Temps a t introduite pour la premire fois dans la ville : elle consiste au mot temps dit en rponse la ques-tion Quelle est votre uvre dans lexposition ? . Pendant 40 ans, sans aucune concession, il a assum cette logique radicale de dmatrialisation de lobjet dart. En restant attach au visible et surtout au faire, il a russi le tour de force de rendre tangibles et concrets des tats dabstraction, de les rifier. (16) Lapoge de lart du presque rien me semble atteinte avec Piero MANZONI, mort de froid (peut-tre aussi de cirrhose) dans son atelier en 1963, lge de 30 ans. Il avait conu en 1959 les corps dair , composs dun ballon de baudruche, dune bote de crayons, dun trpied et dune description ; sur demande, et au prix de 200 lires le litre, le ballon est gonfl par lartiste, sa respiration devenant ainsi objet dart et identifiant lartiste lart lui-mme. Il avait crit : lart est mme de devenir une continuation naturelle et spontane de nos processus psychobiologiques, une extension de notre vie organique elle-mme. Jajoute videmment que la marche en est une vibrante illustration. Les provocations que constituent ses uvres illustrent cette simple pratique dabolir la diffrence entre lart et la vie. Lart nat dune pulsion inconsciente, il est la traduction de nos motions les plus intimes, pour reprendre les mots de MANZONI il ny a rien dire, il ny a qu tre, il ny a qu vivre. (17)

    Lart du peu se rvle non seulement dans ses intentions, mais galement dans ses rsul-tats. Quand lart sinterroge sur sa finalit, Robert FILLIOU en appelle pour sa part la rvolte des mdiocres . (18) Economiste de formation, il recommande une conomie potique , o le travail ne serait plus une accumulation de tches pnibles et subies, mais une pratique ludique ; lart reste une affaire de spcialistes, alors quil devrait se concevoir comme une fantaisie joyeuse et non spcialise . Sa dfinition est clbre : Lart nest quun moyen pour rendre la vie plus intressante que lart. Il faut donc commencer par se dbarrasser du savoir-faire, susceptible de brider la crativit, et cette fin il tablit un principe dquivalence entre le bien fait, le mal fait et le pas fait. Ses uvres sont en ligne avec ses principes. Au dbut des annes 1960, il a organis des expositions nomades dans la Galerie Lgitime : en fait, il montrait aux passants des petits objets qui taient rangs dans une casquette (quil avait achete au Japon quand il travaillait pour lONU) ou un chapeau ; il appelait cela lart en fraude . En 1962, le 3 Juillet, entre 4 heures et 21 heures, il a err dans les rues de Paris, en compagnie de Ben PATTERSON, des Halles la Coupole, avec, de 9 11 heures, un arrt au Pre Lachaise, prs de la tombe de Gertrude

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    STEIN. De cette drive parisienne, il a dit quelle tait de lart, peut-tre juste parce que son rapport au monde sen est trouv enrichi.

    Quand on considre les mdiocres rsultats des uvres entreprises sous ces auspices tho-riques, la vraie question est celle que pose Jean-Yves JOUANNAIS : quoi bon produire soi-mme le mdiocre puisque nous en sommes tous capables. (19) Il apporte pourtant de multiples illustrations de ces tentatives drisoires. Par exemple, il dcrit luvre de Jacques LIZENE, artiste belge n en 1946 et qui a pris parti ds 1966 pour un art sans talent . Ses productions : contraindre le corps sinscrire dans le cadre de la photo , obligeant des contorsions de plus en plus grotesques mesure que lappareil se rap-proche (1971), un film rat et barr la main image par image (1972), une sculpture nulle pour une pioche et une guitare lectrique (1979) Je nai pas trouv trace dune marche en ville, mais le sujet sans doute aurait pu linspirer. Bien dautres exemples pourraient affronter ce reproche dun rsultat mdiocre ou incongru. Mais la question quil a pose, JOUANNAIS apporte une rponse convaincante : La mdiocrit nest pas une aspiration dmagogique ou masochiste la honte, mais saffirme comme le rve de mnager le lien social et de pointer ce que le rel recle de posie vritable. De cela, les drives dartistes vont nous fournir de remarquables illustrations.

    En admettant maintenant que la marche soit reconnue comme une branche de lart contemporain, il faut encore sinterroger sur la caractristique particulire, la dimension originale, qui la rend prcieuse, peut-tre irremplaable. Cette spcificit de lart march, je propose de la dfinir comme sa capacit relier lespace et le temps. Le marcheur se dplace aussi dans sa mmoire, il convoque ses rfrences pour interprter ce quil voit, il nest en fait jamais sans but, mme sil a oubli lequel. Raymond QUENEAU aimait dire travers les rues de Paris, je reconqurais ma mmoire , faon de reconnatre que ce quil poursuivait travers ses dambulations ctait bien lhistoire / qui se dpose sur la ville / en traces plus ou moins futiles / quon dchiffre comme un grimoire. (20) Et Italo CALVINO faisait le mme constat : la ville ne dit pas son pass, elle le possde pareil aux lignes dune main, inscrit au coin des rues (21) La marche dans la ville est bien une faon de rveiller les souvenirs enfouis au creux des pierres, au fond des cours, et de renchanter la mmoire.

    Remarquez dailleurs comme les livres de souvenirs sont emplis de lieux levs au rang de personnages. Ils nous marquent autant que nous les marquons. Ainsi, Jacqueline MES-NIL-AMAR, elle est la recherche de son mari, membre de lArme Juive et qui nest pas rentr chez lui le 18 Juillet 1944, elle parcourt la ville en tous sens : Tous les quartiers de Paris, je les ai traverss, au cours de cette marche interminable, tant de Paris succes-sifs, tous mes Paris intrieurs, mes avenues, mes rues, les plus belles, les plus laides, les plus anciennes, les plus nouvelles, je les ai remontes presque les yeux ferms, trangre ma ville soudain, par ma peine, et pourtant lie elle pour toujours. (22) Quelle autre uvre que la marche serait capable dinsrer la ville dans une aventure si personnelle ? On marche dans les rues avec nos souvenirs ; ou bien ses souvenirs poussent le marcheur se fuir dans le ddale des rues ; ou encore lartiste marcheur abandonne des signes linten-tion de ceux qui le suivront De toutes les manires possibles, quand on marche, les fils

    du temps tissent inextricablement lespace.

    Michel FOUCAULT a expliqu quel point lespace dans lequel nous vivons est encombr de rfrences multiples. Mais parmi tous ces lieux, nous en identifions quelques-uns qui sopposent tous les autres, qui sont destins en quelque sorte les effacer, les neu-traliser ou les purifier. FOUCAULT les appelle des contre-espaces , des utopies localises , ceux que les enfants se crent avec facilit, au fond dun jardin, au creux dun grenier, dans la douceur du grand lit des parents : cest sur ce grand lit quon dcouvre locan, puisquon peut y nager entre les couvertures ; et puis ce grand lit, cest aussi le ciel, puisquon peut bondir sur les ressorts ; cest la fort, puisquon sy cache ; cest la nuit puisquon y devient fantme entre les draps ; cest le plaisir, enfin, puisque, la rentre des parents, on va tre puni. (23) Considrez cela et demandez-vous si lun des bonheurs indissociables de la marche nest pas de mme nature : lambition dimplanter dans un lieu public une marque qui nous soit propre. Les amoureux connaissent cela, qui jalonnent leurs parcours dendroits mythiques, o plus jamais ils ne pourront passer sans frmir. Lart particulier de la marche pourrait tenir sa facult de dcouper dans lespace une utopie localise o la mmoire viendra se nicher quand il sera temps.

    Lawrence DURRELL lavait prophtis : Le mariage du Temps et de lEspace, voil la plus grande histoire damour de notre poque. Cette union paratra aussi potique nos arrire-petits-enfants que le mariage de Cupidon et de Psych pour nous. (24) La marche est loutil de cette histoire. Sa premire qualit est de rendre sensible la prsence du pass dans le prsent, et le sceau de son uvre cest dhonorer ce pass qui colle lesprit comme des traces de parfum sur une manche.

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    1. Jean-Philippe DOMECQ Misre de lart , Calmann-Levy 1999

    2. Nicolas BOURRIAUD Formes de vie. Lart moderne et linvention de soi Denoel 1999 2003 2009

    3. Arthur DANTO La Madone du Futur , Seuil 2003

    4. Franois BARRE Avant-Propos du catalogue Hors Limites. Lart et la vie. 1952 1994 exposition au

    Centre Georges Pompidou Novembre 1994 Janvier 1995

    5. Karel TEIGE Liquidation de lart , Allia 2009

    6. Hans Robert JAUSS Petite apologie de lexprience esthtique , Allia 2007

    7. Michel de CERTEAU Linvention du quotidien , Gallimard 1990

    8. Jean-Yves JOUANNAIS Artistes sans uvres. I would prefer not to , Hazan 1997, Gallimard 2009

    9. Rebecca SOLNIT Lart de marcher, Acte Sud 2002

    10. Cit par Thierry DAVILA Marcher, crer , Editions du Regard 2002. Le mme auteur a galement crit un

    ouvrage consacr lart du peu et intitul De linframince. Brve histoire de limperceptible, de Marcel DUCHAMP

    nos jours , Editions du Regard 2011. DUCHAMP avait dfini linframince comme le dlai qui spare le bruit de

    la dtonation dun fusil (trs proche) et lapparition de la marque de la balle sur la cible. 11. Prface de 2007 au livre de Jean-Yves JOUANNAIS Artistes sans uvres , dj cit

    12. FLUXUS Rvolution , Ed Lesprit du Temps13. Voir Une scne parisienne 1968 1972 , Centre dhistoire de lart contemporain, Universit Rennes 2, 1991

    14. In Hors Limites. Lart et la vie , dj cit

    15. Jean-Yves JOUANNAIS Artistes sans uvres , dj cit. Malheureusement, le personnage de Firmin Quintrat

    est tout fait imaginaire, comme dailleurs Flicien Marboeuf (1852-1924), longuement dcrit et dont luvre

    aurait t dtre linspirateur de Proust16. Arnaud CEGLARSKI Etre au monde , in Habiter potiquement le monde , exposition au muse dart moderne

    de Lille Septembre 2010 Janvier 2011

    17. Piero MANZONI Contre rien , Editions Allia 2002

    18. Robert FILLIOU Enseigner et apprendre, arts vivants , Ed Lebeer Hossmann 1988

    19. Jean-Yves JOUANNAIS Lidiotie , Ed Beaux-Arts Magazine 2003

    20. Cit par Emmanuel SOUCHIER en postface du recueil des articles de Raymond QUENEAU Connaissez-vous Paris ?,

    Gallimard 2011

    21. Italo CALVINO Les villes invisibles , Gallimard 1972

    22. Jacqueline MESNIL-AMAR Ceux qui ne dormaient pas. Journal 1944-1946 , Stock

    23. Michel FOUCAUT Les Heterotopies 1966-1967 , Ed Lignes 2009

    24. Lawrence DURRELL Balthasar , Buchet-Chastel 1959