12
Le retour du pouvoir d’achat. Soudain, tenace, vigoureux, le conflit qui a éclaté chez Air France sur les salaires traduit une préoccupation partagée bien au-delà des seuls personnels de la compagnie aérienne. Le pouvoir d’achat arrive en tête des préoccupations dans tous les sondages. C’est aussi sur ce terrain que le gouvernement est jugé le plus sévèrement par l’opinion publique, avec la croissance économique. Cette désillusion est à la hauteur de la posture de « candidat du pouvoir d’achat » adoptée par Nicolas Sarkozy lors de la présidentielle. Certes, la grogne sociale trouve à se cristalliser sur bien d’autres sujets, en premier lieu autour du dossier des retraites. Mais la question du « comment vivre ? » se pose avec angoisse pour tous celles et ceux qui voient leur travail déréglementé, ainsi qu’en attestent notre reportage et notre témoin salarié de Sfr. Peut-on et comment augmenter les salaires ? La défiscalisation des heures supplémentaires, une réforme du mode de calcul du Smic, la mise sous conditions des allégements de charges aux entreprises à l’ouverture de négociations sur les minima de branche : avec les mesures présentées par le gouvernement lors de la première réunion de la conférence sur le pouvoir d’achat, on reste loin du compte. C’est tout le débat de notre table ronde. A travail égal, salaire égal ? Les employeurs préfèrent chanter les mérites de l’individualisation, panacée et puissante motivation. Mais les études statistiques sont sans pitié et indiquent que l’augmentation du nombre de cadres et de techniciens concernés accompagne… une baisse salariale. Entre promesses managériales et facilité de gestion, l’employeur tire assez bien son épingle du jeu de l’individualisation. Pas le salarié… POUVOIR D’ACHAT Retour 16 OPTIONS N° 531 / NOVEMBRE 2007 SOMMAIRE ALSTOM VILLEURBANNE : LA GRILLE DES SALAIRES, THÉRAPIE DE GROUPE PAGES 19-21 REPÈRES PAGE 22 TRAVAILLER AUTANT POUR GAGNER MOINS PAGE 23 INDIVIDUALISATION : LA VÉRITABLE MOTIVATION DU PATRONAT PAGES 24-25 TABLE RONDE PAGES 26-29 CHRISTOPHE MORIN / IP3 / MAXPPP case salaire à la

Pouvoir d achat - Retour a la case salaire

Embed Size (px)

DESCRIPTION

16 OPTIONS N°531 / NOVEMBRE 2007 Peut-on et comment augmenter les salaires? La défiscalisation des heures supplémentaires,une réforme du mode de calcul du Smic,la mise sous conditions des allégements de charges aux entreprises à l’ouverture de négociations sur les minima de branche:avec les mesures présentées par le gouvernement lors de la première réunion de la conférence sur le pouvoir d’achat, on reste loin du compte.C’est tout le débat de notre table ronde. SOMMAIRE

Citation preview

Le retour du pouvoir d’achat. Soudain,tenace, vigoureux, le conflit qui a éclaté chez Air Francesur les salaires traduit une préoccupation partagée bienau-delà des seuls personnels de la compagnieaérienne. Le pouvoir d’achat arrive en tête despréoccupations dans tous les sondages. C’est aussi sur ce terrain que le gouvernement est jugé le plussévèrement par l’opinion publique, avec la croissanceéconomique. Cette désillusion est à la hauteur de laposture de « candidat du pouvoir d’achat » adoptée parNicolas Sarkozy lors de la présidentielle. Certes, lagrogne sociale trouve à se cristalliser sur bien d’autressujets, en premier lieu autour du dossier des retraites.Mais la question du « comment vivre ? » se pose avecangoisse pour tous celles et ceux qui voient leur travaildéréglementé, ainsi qu’en attestent notre reportage etnotre témoin salarié de Sfr.

Peut-on et comment augmenter lessalaires ? La défiscalisation des heuressupplémentaires, une réforme du mode de calcul du Smic, la mise sous conditions des allégements decharges aux entreprises à l’ouverture de négociationssur les minima de branche : avec les mesuresprésentées par le gouvernement lors de la premièreréunion de la conférence sur le pouvoir d’achat,on reste loin du compte. C’est tout le débat de notretable ronde.

A travail égal, salaire égal ? Lesemployeurs préfèrent chanter les mérites del’individualisation, panacée et puissante motivation.Mais les études statistiques sont sans pitié et indiquentque l’augmentation du nombre de cadres et detechniciens concernés accompagne… une baissesalariale. Entre promesses managériales et facilité degestion, l’employeur tire assez bien son épingle du jeude l’individualisation. Pas le salarié…

POUVOIR D’ACHAT

Retour

16 OPTIONS N° 531 / NOVEMBRE 2007

S O M M A I R E

ALSTOM VILLEURBANNE :LA GRILLE DES SALAIRES,THÉRAPIE DE GROUPEPAGES 19-21

REPÈRES PAGE 22

TRAVAILLER AUTANT POUR GAGNER MOINSPAGE 23

INDIVIDUALISATION : LA VÉRITABLE MOTIVATION DU PATRONATPAGES 24-25

TABLE RONDE PAGES 26-29

CHR

ISTO

PHE

MO

RIN

/ IP

3 /

MA

XPPP

case salaireà la

opt531_016-019.qxd 19/11/07 16:57 Page 16

« Je suis délégué syndical Cgt de l’établissementAlstom-Transport Villeurbanne. Depuis la fin juin2006, un intéressant mouvement de revendicationsalariale initié par les techniciens (non syndiqués)de notre établissement a vu le jour. Si depuis long-temps certaines frustrations couvent dans cettecatégorie, il y a à l’origine de ce mouvement un faitcatalyseur précis : l’embauche de deux techniciensbac plus deux à un salaire de base de 2 000 eurosbrut par mois, pour un coefficient 285, alors que laplupart d’entre nous se trouvent au-dessous aprèsquinze à vingt ans d’ancienneté et en ayant des

17OPTIONS N° 531 / NOVEMBRE 2007

Alstom VilleurbanneLa grille des salaires, thérapie de groupe

« Nous nous étions laisséhapper par le travail depuis des années,intériorisant et acceptantinconsciemment undéclassement généralisé. »

coefficients supérieurs ; et alors que, à un mois d’intervalle, des techniciens ont été embauchésavec la même qualification et pour le même profilde poste avec 400 euros de salaire en moins. »C’est en ces termes que Guy Cottet-Emardinforme la Fédération des travailleurs de la métal-lurgie Cgt à l’été 2006. Il est technicien lui-même– ils sont une centaine sur les six cents salariés,aux deux tiers ingénieurs et cadres, travaillant surce site à la conception et à la fabrication de sys-tèmes électroniques pour les trains et les cheminsde fer. Guy a été sollicité par ses collègues, qui

opt531_016-019.qxd 19/11/07 16:57 Page 17

n’acceptent plus ces inégalités à l’embauche,jamais rattrapées au cours de la vie profession-nelle, ni l’arbitraire pesant sur les augmentations.Ils veulent réfléchir ensemble à une grille de sa-laires d’embauche revalorisée et à une politiqued’évolution salariale pour tous, et les négocieravec la direction.

L’affaire des deux embauchés à 2 000 euros éclatepar hasard, mais fait l’effet d’un électrochoc :« Nous avons subitement réalisé à quel point nousnous étions laissé happer par le travail depuis desannées, intériorisant et acceptant inconsciemmentun déclassement généralisé. Ce sont des jeunes quinous ont réveillés », avoue Guy. « Dans la boîte,souligne un jeune collègue qui préfère garder l’anonymat, le salaire était devenu tabou, surtoutpour ceux qui gagnent plus que la moyenne, etchacun était persuadé que le seul moyen pouraméliorer sa situation était d’en discuter seul faceà la direction. » Une pratique évidemment encou-ragée par cette dernière : à Alstom comme dansnombre d’entreprises, l’individualisation dessalaires a fait exploser tout référent collectif, sibien que la direction dispose d’une grande margede manœuvre face à ses nouveaux embauchés,limite au maximum les augmentations générales– quitte à les geler comme en 2004 – et gère au caspar cas et en toute opacité les salaires et les car-rières. Le management estime être le seul habilitéà évaluer les salariés, en fonction de leurs « per-formances », ces derniers se retrouvant totalementdépossédés de ce qui fonde la valeur et le sens deleur travail.Les salariés d’Alstom Villeurbanne ne vont pas

tarder à le découvrir, ils font dans leur énormemajorité les frais de ce management par le bas.Un groupe de travail se forme autour d’un noyaudur de techniciens et comptera, en quelquessemaines, jusqu’à trente-quatre participants : « Lebesoin de s’appuyer sur un référent collectif s’estd’emblée imposé, souligne l’un d’entre eux. Nousavons échafaudé plusieurs scénarios de revalori-sation à partir des grilles de conventions collec-tives de la métallurgie et de ce que la direction laissefiltrer des salaires actuels. Nous avons pu établirque, au regard des salaires pratiqués en 1975, lesouvriers et employés ont perdu en moyenne 10 à20 % de leur pouvoir d’achat, contre 15 à 20 % pourles ingénieurs et cadres et… 30 à 37 % pour les tech-niciens ! » Le groupe passe des heures en calculscomplexes, partant de ce que la direction aaccordé aux jeunes bac plus deux (coefficient 285,2 000 euros brut de salaire de base) et des pertesde pouvoir d’achat, afin d’aboutir à une grille esti-mée juste, cohérente – elle sera rapidement éten-due aux ingénieurs et cadres pour intégrerl’ensemble des salariés – et défendable. Il réfléchitnotamment à la validité actuelle des qualifica-tions, à la reconnaissance de l’expérience, à latransparence sur les primes ou sur les autres élé-ments de rémunération. Au regard du tassementdes salaires imposé pendant des années alors quel’entreprise enregistrait un chiffre d’affairesconfortable, de l’intensification et de la dégrada-tion des conditions de travail qui s’est soldée pardes gains de productivité accrus, la plate-formerevendicative demande des augmentations cor-respondant à une hausse de 17,5 % de la massesalariale, ce qui pour certains équivaut à des reva-lorisations de l’ordre de 600 euros par mois !

A partir du dossier salarial, c’est tout uneplate-forme revendicative qui s’élabore

Elle demande également au minimum un chan-gement de coefficient tous les cinq ans et des pas-serelles vers le statut cadre. Le groupe de travail anotamment réfléchi aux incertitudes profession-nelles pesant sur les métiers techniciens. « Lescompétences techniques restent indispensables etdeviennent de plus en plus complexes, souligneJean-Luc Tissot, mais elles sont dévalorisées. Enfait, la direction a de plus en plus recours à desingénieurs pour les assumer, sans doute parcequ’ils sont jugés plus adaptables et ne comptentpas leurs heures – ils sont au forfait-jour. Elle tendégalement à faire appel à des intérimaires, là aussiplus malléables et flexibles. » Pour les technicienscomme Jean-Luc, dont le cas est devenu emblé-matique du fait de ses compétences unanime-ment reconnues, aucun passage au statut cadren’est envisageable, sauf à se former soi-même et

POUVOIR D’ACHAT

Alstom VilleurbanneLa grille des salaires,thérapie de groupe

18 OPTIONS N° 531 / NOVEMBRE 2007

Le managementestime être le seulhabilité à évaluer les salariés, en fonction de leurs« performances », ces derniers seretrouvant totalementdépossédés de ce qui fonde la valeur et le sens de leur travail.

GIL

LES

RO

LLE

/ R

EA

opt531_016-019.qxd 19/11/07 16:57 Page 18

à renoncer à une partie de ses compétences tech-niques au profit du management ! La plate-formerevendicative demande donc un déblocage desprogressions de carrière, des plans de formation,et une Gpec digne de ce nom – elle est inexistantesur le site de Villeurbanne…Ces mois de réflexion et d’échanges ont agicomme une véritable thérapie de groupe : « Laparole nous a libérés d’un certain mal-être, insisteGuy. Nous avions des préjugés et des hiérarchiesinconscientes, basées sur la fonction et la place dechacun (aux études, à l’industrialisation, à la pro-duction). Nous avons appris à nous connaître, àvaloriser ce que chacun d’entre nous apporte àl’entreprise. Nous avons réalisé à quel point ladirection instrumentalisait la fragilité de chaqueindividu soucieux de bien faire son travail, en luidemandant toujours plus et en le culpabilisant. Ladirection aurait voulu nous diviser, nous sommessortis de l’isolement et avons retrouvé la capacitéde réagir collectivement, de reconstruire des re-pères, de redonner une valeur à notre travail. »Toutes les catégories de personnel ont participé àun moment ou un autre à la réflexion. La Cfdt puisla Cgc se sont jointes à la démarche et ont orga-nisé avec la Cgt une heure d’information syndicale,le 9 novembre 2006. Dans la foulée, la plate-forme

revendicative sera au centre d’une pétition qui ras-semblera cent soixante signatures, malgré la peurdes représailles. Pourtant, la direction ne démord pas de son credosur la reconnaissance des performances indivi-duelles, veut bien examiner quelques cas d’injus-tice criante mais renvoie toute autre décision auxnégociations annuelles obligatoires dans l’entre-prise au niveau national, prévues en janvier 2007.L’expérience de Villeurbanne sert alors de pointde départ à un travail revendicatif sur l’ensembledes sites d’Alstom, qui ne permettra pas d’avan-cées collectives lors des négociations. Et, àVilleurbanne, la dynamique s’essoufflera fauted’animateur régulier, Guy étant happé par lesnégociations nationales…L’essoufflement pourrait n’être que provisoire. Lessalariés ne se sentent en rien abattus par leurexpérience. Pour certains, le mouvement a per-mis des revalorisations salariales, en particulierpour des ingénieurs et cadres qui se sont décou-verts en dessous des minimums nationaux…D’autres attendent que la direction tienne sespromesses, et cette dernière continue d’embau-cher au salaire qui lui convient, se moquant delaisser partir les jeunes les plus mécontents versde meilleures perspectives, ce qui n’est pourtantpas un signe de bonne santé pour une entre-prise… « Notre entreprise ne mise pas sur les hommes et ne voit que sur le court terme, conclutGuy. Nous,nous avons retrouvé une certaine dignitéet une conscience de notre valeur. Il est possible quenous essayions à nouveau de nous faire entendre,avec des arguments cohérents et une démarcheorganisée. Faudra-t-il en venir à des actions plusradicales ? Nous sommes malheureusement obligésde nous poser cette question… »

Valérie GÉRAUD

LA DIRECTION A DE PLUS EN PLUS RECOURS À DES INGÉNIEURS POUR ASSUMER LES COMPÉTENCESTECHNIQUES, SANS DOUTE PARCE QU’ILS SONT JUGÉSPLUS ADAPTABLES ET NE COMPTENT PAS LEURSHEURES – ILS SONT AU FORFAIT-JOUR.

19OPTIONS N° 531 / NOVEMBRE 2007

« Nous avons appris à nous connaître, à valoriser ce que chacund’entre nous apporte à l’entreprise. Nous avons réalisé à quel point la directioninstrumentalisait la fragilité de chaqueindividu soucieux de bien faire son travail… »

GIL

LES

RO

LLE

/ R

EA

opt531_016-019.qxd 19/11/07 16:57 Page 19

Alors que les revenus moyens déclarés stagnentdepuis huit ans (+ 5 %), les plus hauts revenus,eux, s’envolent. Entre 1998 et 2006, les revenusdes 5 % des foyers les plus riches ont progressé de11 %, ceux des 1 % des ménages les plus riches de19 %. Une progression encore plus forte pour lesménages encore plus riches dont les revenus ontcrû, sur la même période, de 32 %… et même de43 % pour les 0,1 % des ménages les plus fortunés.Si l’explosion des revenus financiers explique enpartie cette situation, elle ne la résume pas.Phénomène nouveau en France, relève Camille

Landais, professeur à l’Ecole d’économie de Paris,l’explosion des inégalités salariales soutient dé-sormais également la dynamique de croissancedes très hauts revenus. Une « explosion des trèshauts salaires [qui] contraste avec la grande sta-bilité de la hiérarchie salariale observée depuistrente ans », explique le chercheur, rapprochant la France « d’évolutions déjà observées dans d’autres pays, et en particulier dans les pays anglo-saxons ». Pour en savoir plus : < www.jourdan.ens.fr/~clandais/ documents/htrev.pdf >.

REVENUSUne explosion des inégalités

Comment mieux mesurer le pouvoir d’achat desménages ? Jeudi 18 octobre, le Conseil d’analyseéconomique a adopté le rapport présenté parRobert Rochefort, directeur du Credoc, et par l’universitaire Philippe Moati, un document quipréconise la création d’indices fondés sur des pro-fils types (famille monoparentales, jeunes adultes,retraités, actifs précaires, etc.) afin de mieux rendrecompte de leur inégale exposition aux hausses de prix. Considérant l’actuel indice des prix à la

consommation comme un indicateur essentielle-ment tourné sur la mesure de l’inflation, lesauteurs de ce rapport proposent la création d’un« indice des prix élargi » prenant notamment encompte le coût de l’acquisition d’un logement,exclu du calcul de l’Insee parce que considérécomme un investissement et non comme relevantde la consommation. Robert Rochefort et PhilippeMoati suggèrent par ailleurs la mise sur pied d’in-dicateurs « de qualité de vie et de bien-être ».

COÛT DE LA VIEProposition pour de nouveaux indices

Trop chers les salariés français ? La compétitivitédes salariés français est parmi l’une des meilleuresdu monde. Selon le dernier rapport du Bit sur « Lesindicateurs clés du marché du travail », en mesu-rant la valeur par heure travaillée, la France, avec35,08 dollars comme valeur par heure travaillée, setient à la troisième place derrière la Norvège quidétient le plus haut niveau de productivité du tra-vail (37,99 dollars), suivie par les Etats-Unis (35,63dollars). En Asie du Sud-Est et dans le Pacifique, la

productivité reste sept fois inférieure à celle despays industrialisés (huit fois moindre en Asie duSud), révèle encore ce rapport, qui rappelle que lahausse de la productivité résulte principalementd’une meilleure combinaison du capital, du travailet des technologies. « Un manque d’investissementdans les ressources humaines (formation et qualifi-cation) et dans les équipements et les technologiespeut conduire à une sous-utilisation du potentiel dela main-d’œuvre dans le monde. »

COMPÉTITIVITÉLa France au troisième rang mondial

20 OPTIONS N° 531 / NOVEMBRE 2007

WORKING RICH.SALAIRES, BONUS ET APPROPRIATION DU PROFIT DANS L’INDUSTRIEFINANCIÈREOLIVIER GODECHOT,EDITIONS LA DÉCOUVERTE,AVRIL 2007, 312 PAGES.Un, cinq, dix millionsd’euros. Les salaires dansl’industrie financièredéfient la mesure.Régulièrement, lesjournalistes braquentleurs projecteurs sur cephénomène étrange etfascinant, en s’attardantsur les éléments les plussensationnels : magnumsde champagne, voituresde sport, investissementsimmobiliers. Ainsidépeinte, cette richesseinsolente demeure un faitinexpliqué. Ce livrepropose aux lecteurs depercer le mystère.

web

biblio

REPÈRES

SALAIRES DES JEUNESUne insertion de plus en plus difficile

Si le diplôme continue de protéger, il paie demoins en moins : 75 % des jeunes ayant obtenu lebac en 1998 sont devenus ouvriers ou employés,40 % des titulaires d’un bac plus deux tertiaire ontacquis un statut d’employés. Les titulaires d’unelicence ou d’une maîtrise de lettres, scienceshumaines, droit, économie et gestion ne sontdevenus cadres que pour 25 à 35 % d’entre eux. Ladépréciation des salaires d’embauche des jeunesdiplômés est telle, que les inégalités entre géné-

rations ont explosé ces trente dernières années.En 1975, les salariés de cinquante ans gagnaienten moyenne 15 % de plus que les salariés de trenteans. Aujourd’hui, l’écart est de 40 %. Selon l’en-quête Génération du Céreq, rendue publique en2005, 10 % seulement de la cohorte pouvait affi-cher un salaire médian dépassant les 1 600 eurosnet. Pour environ 295 000 jeunes, soit 40 % de lagénération 98, le salaire médian était de 1 200 à1 500 euros net par mois.

Une mine d’informationssur les revenus, lessalaires et l’emploi :< www.cerc.gouv.fr >

Toutes sortes de données,de documents etd’analyses sur lesinégalités en France, enEurope et dans le monde :< www.inegalites.fr/index.php >

Tout savoir desstatistiques européennesen la matière sur :<epp.eurostat.ec.europa.eu/portal/page?–pageid=1090,30070682,1090–33076576&–dad=portal&–schema=PORTAL>

TRAVAILLER PLUSPOUR GAGNERMOINS »UN ARTICLE DEL’ÉCONOMISTE MICHELHUSSON PARU DANS « LE MONDEDIPLOMATIQUE » :< www.monde-diplomatique.fr/2007/04/HUSSON/14581 >.

opt531_020-021.qxd 19/11/07 17:01 Page 20

« Je suis entré à Sfr en 1998 lorsque l’entreprise acréé, en interne, un service clients. Après un Deugd’anglais et une expérience professionnelle en ges-tion de patrimoine, j’étais alors au chômage. C’estpar l’Anpe que j’ai trouvé ce travail, recruté sur ceque l’on appelle les “habilités” et le vécu profes-sionnel, et non sur des critères de diplôme. Sur lesite de Toulouse (sept cent cinquante salariés), nousvenions alors d’horizons très différents, du barmanau bac plus huit, et cela a créé entre nous un climattrès spécial, très riche.» En 2001, mon salaire de base était de 1100 eurossur treize mois. Petit à petit, les résultats financiersdu groupe ont grimpé. Filiale de Sfr, nous noussommes retrouvés dans une union économique etsociale qui faisait de l’argent. Par ricochet, nousavons bénéficié des accords d’intéressement et departicipation. Pour moi, cela a pu représenter envi-ron 5000 euros par an. A côté de cela, nous avionsune rémunération variable (prime de performanced’équipe, prime commerciale…) qui représentaitentre 30 et 40% de notre revenu annuel global. Autotal, mon salaire mensuel avoisinait les 2000 euros,dont 1 500 euros de salaire base sur ma dernièrefiche de paye “Sfr”. Une somme à laquelle il fautajouter différents avantages: des tickets-restaurant,une bonne mutuelle… Du point de vue des condi-tions de travail, ça allait. Pour nous, être chargé declientèle, ce n’était pas un job, mais un métier à partentière où le salarié avait un vrai rôle à jouer.D’ailleurs, comparativement à d’autres centresd’appels, le turnover était très faible.» Cela a duré neuf ans. C’est par e-mail que les sala-riés ont appris, au printemps 2007, le projet detransfert du service clientèle. Le débrayage a étéimmédiat. Pourquoi ? Parce que nous étions enéchange permanent avec les personnels des sous-traitants, nous connaissions leurs conditions de tra-vail, leurs difficultés au quotidien, leur obligation

d’une flexibilité maximum… Ont suivi deux moiset demi de conflit. Le transfert a été effectué au 1er août 2007 avec maintien du contrat de travailpendant un an, ce qui correspond à la période denégociation. Aujourd’hui, nous sommes salariésd’Infomobile, une filiale du groupe Télé-performance, où le turnover avoisine les 50 %.Qu’est-ce que cela a changé pour nous ? D’abord,une dégradation de nos conditions de travail, avecde grosses amplitudes horaires, une méconnais-sance de nos emplois du temps sur quinze jours…Une perte de revenu, ensuite, alors que nous avions,comme tout le monde, des projets de vie, des pro-jets immobiliers… Fini l’intéressement et la parti-cipation, les tickets-restaurant à 8 euros, la mutuelle“Sfr”. Avec le transfert, nous avons perdu immédia-tement tout ce qui ne relevait pas du contrat de tra-vail à proprement parler. Par exemple, la prime deperformance va sauter.» Du jour au lendemain, nous sommes passés de laconvention collective des télécoms à celle des pres-tataires de services, beaucoup moins favorable. Etil ne faut pas se leurrer : Infomobile ne sera pas enmesure de maintenir le salaire de base mensuel quenous avions à Sfr. Il n’y a d’ailleurs pas de treizièmemois. Au total, nous estimons notre perte de revenuà environ 30-40 % de ce que nous touchions. Lepire, si je peux dire, c’est que nous travaillons tou-jours dans les mêmes locaux, au centre de Toulouse(jusqu’à quand ?), nous faisons exactement lemême travail, les salariés accueillent toujours lesclients, au téléphone, par un “Bonjour Sfr” ! Sfr,maintenant notre donneur d’ordres, derrière lequelil y a le groupe Vivendi… Dans ces conditions, lessalariés ont vraiment l’impression de boire le calicejusqu’à la lie. Le transfert, c’est vraiment la destruc-tion totale de l’existant pour une opération qui, éco-nomiquement, n’est pas viable.» Résultat, alors que nous sommes “Infomobile”depuis à peine trois mois, quatre cents salariés, surles sept cent cinquante “transférés” du site toulou-sain, étaient “en partance” au 16 novembre. Il fautdire dans que, dans le cadre de cette opération, Sfra mis en place un plan de départ volontaire avec desbarèmes qui sont notamment fonction de l’an-cienneté. Les nouveaux embauchés sont recrutéssous contrat de professionnalisation et sont payésau Smic. Si, pour ma part, je décidais de quitterInfomobile, je pourrais le faire avec un chèque de35 000 euros. Comme délégué syndical, je restepour le moment parce que nous sommes en pleinepériode de négociation. Mais après? Comme toutle monde, je suis tenté de partir. J’ai d’ailleurs enviede dire que l’on n’a pas le choix.»

21OPTIONS N° 531 / NOVEMBRE 2007

Travailler autant pour gagner moins

FAN

NY

TON

DR

E /

REA

point de vuePHILIPPE TREHOUTCHARGÉ DE CLIENTÈLE INFOMOBILE, EX-SFR. DÉLÉGUÉ SYNDICAL CGT

Propos recueillis par CHRISTINE LABBE

Entre 30 et 40%:c’est la perte estiméede revenu deschargés de clientèletransférés, en aoûtdernier, de Sfr àInfomobile, aprèsdeux mois et demi deconflit. Témoignagesur l’un des trois sitesconcernés, àToulouse.

opt531_020-021.qxd 19/11/07 17:01 Page 21

L’individualisation des salaires comme vecteur de motivation ? A s’en tenir à cer-taines statistiques, tout laisse à penser que

les directions d’entreprise y croient dur commefer. En 2006, note la dernière enquête « salaires »réalisée par la Cfdt Cadres, plus d’un cadre surdeux a bénéficié d’une augmentation individua-lisée de sa rémunération. « D’un niveau déjà élevéen 2005, le nombre de cadres ayant bénéficié d’aumoins une augmentation individuelle a encoreprogressé (l’an dernier). » Augmentations aumérite et stock-options, plan d’actionnariat ouprimes de performance, partout ces pratiques semultiplient. Entre 1994 et 2005, la part des cadresne percevant plus qu’un salaire fixe a chuté, pas-sant de 41 à 29 %, tandis que la proportion de ceuxrecevant au moins trois de ces gratifications a tri-plé, passant de 7 à 24 %. Pour le plus grand béné-fice de tous, des salariés comme des entreprises ?On aimerait se laisser convaincre. Sauf qu’un chiffre surprend : selon la même enquête del’Ucc-Cfdt, en 2006, 34 % des cadres ont en 2006perdu du pouvoir d’achat. Un tiers de l’effectiftotal de la catégorie. Autant de tire-au-flanc queles directions auraient décidé, malgré tout, deprotéger des affres du chômage ?

“A travail égal, salaire égal” :une réalité juridique qui doit s’imposer

Comment imaginer que les employeurs, siprompts à arguer des exigences de productivité,supportent une telle masse de salariés « désin-vestis » ? Agnès Brizard et Malik Koubi, chercheursau service statistique du ministère de l’Emploi,ont récemment publié une étude sur « Les pra-tiques salariales des entreprises » (1). Un documentqui mérite attention. Que peut-on y lire ? Que lesprincipaux critères qui fondent la décision desdirections d’entreprise d’augmenter les salairess’appuient, non pas sur la motivation des per-sonnels mais, dans l’ordre, sur « les résultats finan-ciers de l’entreprise », « les directives du siège ou dela maison mère » puis sur « la nécessité de mainte-nir un bon climat social ». Plus précisément, queles facteurs premiers d’attribution des augmen-tations individuelles sont « l’intensification desefforts [des salariés] dans le travail », leur « capa-cité à répondre à des sollicitations imprévues » etleur « contribution au fonctionnement de l’équipe» ; trois critères qui apparaissent bien avantl’absentéisme, variable s’il en est pourtant de lamotivation d’un salarié au travail. Le patronat

aurait-il perdu le fil ? Entre promesses managé-riales et facilité de gestion, aurait-ils choisi la faci-lité plutôt que la dure définition des critèressusceptibles de mesurer la motivation des hommes et des femmes qui font l’entreprise ?Jocelyne Barreau et Delphine Brochard, toutesdeux universitaires à la faculté de Rennes-2, sesont penchées, elles aussi, sur la question (2). Sil’une et l’autre confirment l’incohérence des poli-tiques mises en œuvre, elles soulignent d’abord la forte corrélation entre l’individualisation et laflexibilité des rémunérations en entreprise et, pre-mièrement, une forte présence de cadres et detechniciens dans les établissements ainsi qu’unesurreprésentation de salariés sous contrats tem-poraires ; deuxièmement, l’inexistence de négo-ciations salariales et… l’absence de déléguéssyndicaux.

Les études sont formelles : les ingénieurset cadres n’ont rien à y gagner

Nous y voilà : l’individualisation des salairescomme outil d’isolement et de division du per-sonnel ; le salaire au mérite comme le résultatd’un « rapport de forces défavorable aux salariés ».Moins syndiqués que les autres, les cadres paientsimplement au prix fort leur solitude. Dès lors,s’étonnera-t-on de constater que 75,5 % des direc-tions d’établissement assurent encore aux sala-riés non cadres des augmentations généralesalors qu’elles ne sont que 53,1 % à faire de mêmepour les salariés cadres ? Plus généralement, quec’est dans les secteurs peu syndiqués, le tertiaire,et les activités immobilières notamment, que la pratique des rémunérations variables et desprimes en tout genre a commencé à se diffuser,pour s’étendre ensuite à toutes les branches d’ac-tivité ? « Pour faire face à des difficultés conjonc-turelles, écrivent Jocelyne Barreau et DelphineBrochard, les directions semblent ne pas hésiter àsupprimer toute augmentation des salaires pourles cadres, sans généraliser cette pratique aux non-cadres, cette suppression étant jugée plus risquéeen termes de productivité et de conflit social… »Toutes les études le confirment : hormis le sortréservé à quelques « happy few » qui, ces dernièresannées, ont vu leur rémunération exploser, lesingénieurs et les cadres n’ont rien gagné à la flexi-bilisation de leurs rémunérations. Bien aucontraire, ils y ont largement perdu. Entre 1996 et2004, l’éventail des salaires s’est resserré pour lessalariés à temps complet du secteur privé. En

POUVOIR D’ACHAT

Individualisation: la véritable m

22 OPTIONS N° 531 / NOVEMBRE 2007

Seules 7,5% desdirections d’entrepriseconsidèrent les“incitations salariales”comme moteur de lamotivation de leurscadres… Le salaire aumérite, entre discours etréalités. Exposé etenjeux syndicaux.

opt531_022-023.qxd 19/11/07 17:06 Page 22

2006, 37 % des « seniors », 32 % des cadres expé-rimentés et jusqu’à 28 % des jeunes fraîche-ment recrutés ont perdu du pouvoir d’achat.L’individualisation des salaires s’avère une vastesupercherie.« A travail égal, salaire égal… » Bien plus qu’unslogan, cette revendication est une réalité juri-dique. « Un point d’appui pourrait permettre auxcadres de remettre de l’ordre dans leur rémunéra-tion », assure Pascal Rennes, juriste, collaborateurdu secteur Droits et Libertés confédéral. On le saitpeu : le droit ne permet pas que, pour un mêmetravail, et sans que des critères objectifs d’électionaient été clairement définis, deux salariés soientpayés différemment. « Seule la signature d’accordsd’entreprise allant dans ce sens peut contredirecette règle, rapporte encore Pascal Rennes, lesjuges se réfugiant alors derrière la négociation collective pour donner raison aux employeurs. »Or qu’ont encore observé Jocelyne Barreau et

Delphine Brochard ? « Que peu d’établissementstentent d’évaluer les performances de leurs sala-riés. Comment peuvent-ils, dès lors, apprécier“objectivement” l’intensité de l’effort, poursuivent-elles, et par extension la motivation des salariés ?Il apparaît ici clairement qu’une partie des entre-prises ne se donnent pas les moyens de respecterl’objectif d’équité interne qu’elles formulent. » « Atravail égal, salaire égal » : une piste pour l’action ?Seule certitude : bien au-delà de la fiche de paie,les conditions de travail auraient tout à y gagner.

Martine HASSOUN

(1) Voir < www.travail-solidarite.gouv.fr/etudes-recherche-statistiques/etudes-recherche/publications-dares/premieres-informations-premieres-syntheses/2007-371-les-pratiques-salariales-entreprises-plus-diversification-davantage-primes-performance-6230.html >.

(2) Cf. < www.travail.gouv.fr/publications/Revue–Travail-et-Emploi/pdf/93–1939.pdf >.

23OPTIONS N° 531 / NOVEMBRE 2007

e motivation du patronat

JEA

N-C

LAU

DE

MO

SCH

ETTI

/ R

EAL’individualisation dessalaires apparaît biencomme un outild’isolement et dedivision du personnelet le salaire au méritecomme le résultatd’un « rapport deforces défavorableaux salariés ». Moinssyndiqués que lesautres, les cadrespaient simplement auprix fort leur solitude.

opt531_022-023.qxd 19/11/07 17:06 Page 23

– Options : Lors de la première réunion organiséedans le cadre de la conférence sur le pouvoir d’achat, le gouvernement a suggéré deux mesures:une réforme du mode de calcul du Smic et la misesous conditions des allégements de charges auxentreprises à l’ouverture de négociations sur lesminima de branche. Pensez-vous que ces deuxpropositions soient de nature à résoudre les pro-blèmes actuels ?

– Sylviane Lejeune : Cette conférence est ladeuxième qui se tient en dix mois. Après celle orga-nisée en décembre 2006 par Dominique de Villepin,Bernard Thibault avait déclaré: «un coup pour rien».Cette fois encore, je crains que nous n’en arrivions àla même conclusion. Et comment pourrait-il en êtreautrement quand l’intitulé même de la rencontre estcentré sur un abaissement du coût du travail? Cetterencontre n’aborde pas les vraies questions. En cequi concerne le Smic, l’Etat propose de confier sarevalorisation à une commission d’experts qui endéterminerait le montant en fonction des «circons-tances économiques du moment». Qu’est-ce à dire?Et quel contrôle aurons-nous sur ces appréciations?Suggérer par ailleurs de conditionner l’allégementdes charges à l’ouverture de négociations sur lesminima de branches ne répond nullement aux dif-ficultés dans lesquelles sont placés tous ceux qui nesont pas rémunérés au niveau du Smic. Cette confé-rence, comme celle de décembre 2006, espère enfer-mer les organisations syndicales dans la définitionde mesures d’accompagnement de la précarité.Inacceptable.

– Jean-Robert Szklarz:Si, par sa tenue même, cetteconférence souligne la gravité de la question dupouvoir d’achat, elle passe à la trappe la questionessentielle de la revalorisation des salaires. Une foisencore, comme cet été, en défiscalisant les heuressupplémentaires et en annonçant le rembourse-ment des intérêts d’emprunts, le gouvernement usede mesures fiscales pour calmer les attentes dessalariés en matière de rémunération. En 2001 déjà,le gouvernement Jospin avait eu recours à cet arti-

fice en créant la prime pour l’emploi destinée auxsalariés les plus précaires plutôt que de ramener lesentreprises à leurs responsabilités. Cette politiqueest inacceptable.

– Michel Husson : Les deux mesures phares propo-sées à la discussion par le gouvernement intriguent.Si on les articule, on perçoit un risque majeur: celuid’une suppression définitive du Smic. Imaginons cequi pourrait se passer une fois les minima revalori-sés, une fois la définition du niveau du Smic confiéeà une commission d’experts chargée d’accomplirsa mission en fonction « des circonstances écono-miques du moment » : très vite, le gouvernementpourrait décider que le Smic est bien assez hautpour être augmenté, le patronat disposer d’un bou-levard pour ne plus s’appuyer sur cette référence.

– Laurent Gaboriau : Vue de l’entreprise, je peuxvous assurer que l’offre qui est faite d’encoura-ger les entreprises à ouvrir des négociations de branche sur les minima paraît bien en deçà desenjeux. Nous n’avons pas seulement besoin quedes négociations s’ouvrent sur les minima, nousavons besoin qu’elles aboutissent et que tous lessalaires soient augmentés. Dans l’édition, desnégociations, il y en a. Mais les résultats ne sontjamais à la hauteur.

– Options :De quels arguments le mouvement syn-dical dispose-t-il pour obtenir des augmentationsdes salaires, de tous les salaires?

– Sylviane Lejeune : Toutes les études démontrentque jamais, en France, sur les trente dernièresannées, les salaires n’ont été aussi bas. Alors que lesqualifications n’ont cessé de s’élever ces dernièresannées, la courbe des salaires, elle, a suivi un che-min inverse. A la Cgt, nous défendons l’idée quetoute qualification doit être reconnue et rémuné-rée, que le Smic doit rester le salaire minimum àl’embauche de salariés sans qualification reconnue.On en est loin : 50 % des salariés sont aujourd’huipayés moins de 1 500 euros par mois. Ce chiffre

ALORS QUE LESQUALIFICATIONSN’ONT CESSÉ DE S’ÉLEVER CES DERNIÈRESANNÉES,LA COURBE DES SALAIRES,ELLE, A SUIVI UNCHEMIN INVERSE.NOUS DÉFENDONSL’IDÉE QUE TOUTEQUALIFICATIONDOIT ÊTRERECONNUE ET RÉMUNÉRÉE.

POUVOIR D’ACHAT

Table ronde: augmenter le Smic et

24 OPTIONS N° 531 / NOVEMBRE 2007

PARTICIPANTS

SYLVIANE LEJEUNE,SECRÉTAIRE NATIONALE DE L’UGICT, CHARGÉE DES QUESTIONSREVENDICATIVES.

LAURENT GABORIAU,MEMBRE CGT DU COMITÉ DE GROUPE D’EDITIS,SECRÉTAIRE DE L’UFICTLIVRE-COMMUNICATION.

MICHEL HUSSON,ECONOMISTE, CHERCHEUR À L’IRES.

JEAN-ROBERT SZKLARZ,SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DU SYNDICAT NATIONAL CGTDES IMPÔTS.

MARTINE HASSOUN,“OPTIONS”.

Ce n’est ni par la fiscalité, ni par l’allongement de la durée du travail que la revalorisationdu pouvoir d’achat doit se faire, mais par l’augmentation des salaires. De tous les salaires. Une question d’efficacité économique et de justice sociale.

opt531_024-027.qxd 19/11/07 17:19 Page 24

“prouve à lui seul que l’augmentation des salaires estnécessaire. Nécessaire et possible parce que lahausse des qualifications a créé des richesses quidoivent être redistribuées.

– Michel Husson : Lorsque le ministère del’Economie assure que les inégalités de salaires enFrance ont été réduites, il se fonde sur les rémuné-rations des emplois à temps plein. Or l’un des fac-teurs d’accroissement des inégalités est l’explosionde la précarité. Sans prendre en compte les emploisà temps partiel qui constituent aujourd’hui unepart importante de la totalité des emplois occupés,on occulte tout une partie de la réalité. Dans uneétude parue en 2002, le Centre d’études sur les reve-nus et les coûts insistait d’ailleurs sur la question.Une autre enquête mériterait publicité : celle réali-sée par Camille Landais, professeur à l’Ecole d’éco-nomie de Paris, qui montre un gonflementconsidérable des très hauts salaires qui permet à1% des salariés de monopoliser 6,6% de la massesalariale totale. De cet angle mort de la réalitésociale de la France d’aujourd’hui, le gouvernementne dit rien, proposant simplement d’étendre à unplus grand nombre les stock-options. Tout concourtà une division en trois groupes du salariat : en haut,des salariés que l’on essaye de gagner en les inté-ressant aux résultats financiers de l’entreprise ; enbas, des précaires que l’on abandonne et que l’onne cherche même plus à recenser. Et, entre les deux,la grande masse des salariés que l’on voudrait

convaincre que, s’ils ne touchent pas assez, la fauteen revient aux smicards. Au lieu de vouloir unifierle salariat, on cherche à le diviser.

– Laurent Gaboriau : Diviser… Oui, c’est bien àcette politique que nous nous affrontons. Que sepasse-t-il aujourd’hui dans l’entreprise ? Les aug-mentations individuelles deviennent la norme, lapart variable des rémunérations ne cesse de s’ac-croître, brouillant tous les repères collectifs sansrien résoudre des problèmes posés. L’effondrementdes salaires dans les catégories intermédiaires aatteint des niveaux inégalés. Dans l’entreprise où jetravaille, un informaticien était embauché, il y aquinze ans, à 2750 euros. Aujourd’hui, il est recrutéà 1500 euros. S’il est vrai que, rapidement, les aug-mentations suivent, celles-ci ne permettent pas derattraper les niveaux en vigueur dans les années1990. Depuis des années, le salaire des cadres desdeux derniers niveaux ne fait plus l’objet de négo-ciations de branche. Résultat : n’existe plus aucunemarge de manœuvre pour accroître le niveau desrevenus des catégories intermédiaires. Jamais, dansles comités d’entreprise, on n’a reçu autant de sala-riés appelant à l’aide, de demandes des prêts excep-tionnels pour faire face aux besoins essentiels.

– Jean-Robert Szklarz : Ce qui vient d’être dit, jecrois, résume parfaitement les arguments qui sontles nôtres pour réclamer une hausse des salaires.Dans la fonction publique aussi, cette questionsalariale est la première à laquelle nous sommesconfrontés. Les gens ne gagnent plus suffisammentpour vivre. La très grande majorité des salariésaffrontent des difficultés que l’on ne connaissait pasil y a quelques années encore. Fait significatif, aumoment même où s’est ouverte la conférence surle pouvoir d’achat, le Conseil économique et sociala rendu public un rapport sur le surendettementpour en pointer le niveau inégalé. Qui oserait pré-tendre que les ménages s’endettent pour le plaisirde dépenser ? S’ils s’engagent dans cette spiraleinfernale, c’est tout simplement pour pouvoir faireface à des dépenses incompressibles. Le besoin estlà, et nous y devons répondre : pour assurer unequalité de vie à tous, et peut-être ne le dit-on pasassez, aussi pour relancer l’économie et créer desemplois. C’est en tout cas une des pistes essen-tielles, pour nous Cgt, pour relancer la croissance.

– Options :Pensez-vous que les salaires soit aujour-d’hui un thème mobilisateur?

TOUT CONCOURT À UNE DIVISIONDU SALARIAT :EN HAUT,DES SALARIÉS QUE L’ON ESSAYEDE GAGNER ENLES INTÉRESSANTAUX RÉSULTATSFINANCIERS DE L’ENTREPRISE ;EN BAS, DESPRÉCAIRES QUEL’ON ABANDONNEET QUE L’ON NECHERCHE MÊMEPLUS À RECENSER.

25OPTIONS N° 531 / NOVEMBRE 2007

et tous les autres salaires

CLA

UD

E C

AN

DIL

LE

opt531_024-027.qxd 19/11/07 17:19 Page 25

“ – Michel Husson :Il apparaît, en tout cas, dans tousles sondages, qu’il s’agit là du sujet de préoccupa-tion numéro un des Français…

– Jean-Robert Szklarz : Et tout, dans l’activité syn-dicale quotidienne de nos syndicats, nous confirmeleur véracité. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, queles salariés, partout, soient prêts à se mobiliser. Lescampagnes idéologiques menées depuis une ving-taine d’années sur les salaires n’ont pas fini de fairedes dégâts. A commencer par cette idée selonlaquelle des mesures fiscales seraient de nature àcompenser la baisse du pouvoir d’achat. Cela étant,nous sortons d’une grève dans la fonction publiqueoù, aux Impôts, nous avons fait 26 % de grévistes.Le 18 octobre, à côté du devenir de notre adminis-tration, c’était bien la question salariale qui était aucœur des préoccupations. Depuis l’arrivée de cegouvernement, on assiste à un refus de négocier lepoint d’indice dans la fonction publique. Le salaireau mérite, nous dit-on, résoudra les problèmesposés. C’est faux. Faux et inacceptable.

– Sylviane Lejeune : Le mouvement syndical, c’estvrai, fait face à une véritable offensive idéologiquesur les salaires. Ici, on développe les packages derémunération, là on accroît le poids de la part varia-ble dans les salaires. Le «mérite» devient la règle et,

partout, l’individualisation gagne duterrain, brouillant les repères collectifsexistant jusqu’alors, entamant ainsiles possibilités de mobilisations. Aussidifficile soit le chantier qui nous pré-occupe, il nous faut absolumentreprendre l’offensive. Si nos repèresrevendicatifs restent justes, commecette échelle des salaires que nousprônons allant du Smic pour un sala-rié sans qualification jusqu’à unsalaire 2,3 fois plus élevé pour une personne titulaire d’un doctorat, ilsdoivent être affinés. Il nous faut abso-lument travailler le lien avec la fisca-lité, développer la réflexion sur lesconditions d’insertion des jeunesdiplômés, sortir des schémas patro-naux dans lesquels on nous enferme.Nous avons besoin de reprendre àbras le corps la question du paiementde la force de travail, de faire un étatdes lieux des formes diverses de rému-

nération et de poser collectivement les enjeuxrevendicatifs avec les salariés pour défendre desrepères collectifs qui garantissent la reconnaissancede la qualification. La rémunération des salariés nedoit pas être assujettie à des critères aléatoires,opaques et discriminatoires. Les systèmes derémunération en vigueur aujourd’hui mettent lessalariés en concurrence dans le cadre d’une massesalariale globale qui stagne ou régresse et que lepatronat et l’Etat-employeur refusent de mettre endiscussion. Les salariés n’ont rien à y gagner dans la durée, àl’exception peut-être d’une infime minorité qui sesitue tout en haut de l’échelle et qui peut se croireprotégée. Il nous faut savoir sortir des schémaspatronaux dans lesquels on nous enferme. La pres-sion sur l’emploi a fait un tel dégât, que nombre desyndicats ont trop longtemps placé la revendicationsalariale au second plan. Aujourd’hui, les salariésplacent le pouvoir d’achat en priorité de leurs pré-occupations. Le mouvement syndical a donc laresponsabilité d’expliquer les mécanismes des poli-tiques salariales en vigueur pour démontrer qu’aug-menter les salaires est non seulement légitime, maispossible et nécessaire pour l’économie. Montrerque c’est faisable peut aider à mobiliser et à gagner.Il faut expliquer aux salariés que ce n’est ni en tra-vaillant plus – pour ceux qui ont déjà un tempscomplet –, ni par les mesurettes d’accompagne-ment de la précarité, ni par les rabais accordés occa-sionnellement par la grande distribution qu’ilsinverseront la tendance.

– Laurent Gaboriau :Je vais peut-être vous semblerpessimiste, mais mobiliser sur les salaires n’est paschose facile en ce moment. Nous l’avons fait aumoment des négociations salariales: nous avons eumoins de personnes que lors des mobilisations quenous avons pu faire sur la pérennité de l’entreprise.Clairement, chez nous, l’emploi est le premier sujetde préoccupation, et les salaires viennent après. Etce qui est vrai dans l’entreprise l’est aussi au niveau

NOUS SORTONSD’UNE GRÈVEDANS LAFONCTIONPUBLIQUE OÙ,AUX IMPÔTS,NOUS AVONS FAIT26 % DEGRÉVISTES.LE 18 OCTOBRE, ÀCÔTÉ DU DEVENIRDE NOTREADMINISTRATION,C’ÉTAIT BIEN LA QUESTIONSALARIALE QUI ÉTAIT AUCŒUR DESPRÉOCCUPATIONS.

POUVOIR D’ACHAT

Table rondeAugmenter leSmic et tous lesautres salaires

26 OPTIONS N° 531 / NOVEMBRE 2007

Sylviane Lejeune.

Michel Husson.

CLA

UD

E C

AN

DIL

LE

CLA

UD

E C

AN

DIL

LE

opt531_024-027.qxd 19/11/07 17:19 Page 26

“de la branche. Cela étant, je suis tout à fait d’accordpour dire que nous devons absolument revenir surle terrain des salaires pour contredire ce discoursque l’on nous sert, prônant la responsabilité indivi-duelle des salariés quant à leurs niveaux de rému-nération. Très franchement, je crois que nouspâtissons du glissement qui s’est opéré dans notrepropre réflexion qui, ces dernières années, a trop délaissé les salaires pour s’attacher à définir d’autres formes de reconnaissance. Commentpourrait-il y avoir action collective sur des formesde rémunération qui individualisent et divisent ?Demain, nous serons en grève chez Sejer. Mais paspour des augmentations de salaires : contre desbaisses de salaires ! Croyez-moi, aujourd’hui, il estplus facile de mobiliser pour ne pas gagner moinsque pour obtenir plus…

– Options:Augmenter les salaires… Quel argumentopposer à ceux qui invoquent la concurrence inter-nationale comme obstacle à la satisfaction de cetterevendication?

– Michel Husson : Tout d’abord, que le niveau de productivité des salariés français se situe au-dessus de la moyenne. Ensuite, que la baisse dessalaires ne milite pas pour l’emploi et la crois-sance : tout récemment, l’Allemagne s’y est ris-quée, le nombre de chômeurs est passé de trois àcinq millions alors que, à l’inverse, le Royaume-Uni a instauré en 1999 un Smic sans que jamais,malgré l’opposition farouche du patronat, cela aitentamé la situation de l’emploi. Enfin, aux arguments selon lesquels une hausse desrémunérations risque d’accroître encore le nombrede délocalisations, il faut rappeler que, si l’on s’entient au seul nombre d’emplois touchés par cesmouvements, le phénomène reste marginal. Ladélocalisation des nouveaux investissements est unphénomène moins visible mais beaucoup plus

lourd de conséquences pour l’em-ploi. Reste une question difficile :aujourd’hui, les grands groupesn’ont plus besoin de distribuer dupouvoir d’achat à leurs salariéspour s’assurer la croissance de leursactivités. Les grands groupes réa-lisant une bonne partie de leur chiffre d’affaires en dehors desmarchés domestiques, la dégra-dation du pouvoir d’achat desconsommateurs ne réduit qu’à lamarge leurs débouchés. Le mouvement syndical est, là,confronté à un véritable défi. Cetteréalité nouvelle souligne en tout casl’importance de la coordination despolitiques sociales et industrielleseuropéennes. Et elle n’enlève rien àun argument majeur qui milite enfaveur d’une réévaluation des sa-laires : depuis plus de vingt ans, lapart des salaires dans le revenu

national n’a cesséde baisser au profitdes revenus finan-ciers, tandis que lapart de l’investisse-ment restait à peuprès constante. Etcet énorme trans-fert des salaires versla rente n’a jamaisprofité à la créationd’emplois.

– Sylviane Lejeune :Effectivement. Oùsont passées lesrichesses produiteset les emplois quel’on aurait pu espé-rer voir surgir grâceà la création de valeur? La question des salaires estintimement liée à celle de la productivité de l’em-ploi. Plutôt que d’invoquer sans cesse un coût dutravail trop élevé, il serait fort utile, dans l’immédiat,d’introduire des mécanismes qui obligent les entre-prises à la fois à investir et à développer les emplois.

– Michel Husson : La compétitivité ne se fonde passeulement sur le niveau de rémunération. Elle s’ap-puie aussi sur la valorisation du travail qualifié, surla capacité d’innovation et de recherche et déve-loppement. Oublier tous ces facteurs revient à fairepayer aux salariés l’incompétence délibérée danslaquelle le patronat français se complaît.

– Laurent Gaboriau:La concurrence internationalecomme obstacle à l’augmentation des salaires? Laconcurrence acharnée que se mènent les grandsgroupes d’édition échappe, par nature, à la concur-rence internationale. Je peux vous assurer que lalogique financière, très simplement le rachat d’en-treprises en Lbo, chez nous, fait plus de ravages quela mondialisation de l’économie.

– Jean-Robert Szklarz : J’attends toujours que l’onme démontre que l’augmentation des salairesmènerait à une catastrophe économique telle, qu’ilfaudrait, d’urgence, s’en prémunir ! Depuis vingtans, nous constatons sans cesse une réalité inverse:que le gel des salaires et l’allégement des charges neprovoque pas la fin du chômage. La mondialisationde l’économie est une réalité. Elle n’impose nullement que nous nous enfoncionstous dans une spirale régressive. Nous ne concur-rencerons jamais le niveau des salaires des tra-vailleurs chinois. En revanche, en harmonisant lafiscalité au niveau européen, nous pourrions nousdoter d’outils susceptibles d’éviter le dumpingsocial. C’est un choix. Je crois que nous faisons faceà un patronat qui s’attache surtout à défendre sespositions de classe en faisant le choix de défendreses dividendes financiers plus que de développerl’appareil productif.

DEPUIS PLUS DE VINGT ANS,LA PART DESSALAIRES DANS LE REVENUNATIONAL N’ACESSÉ DE BAISSER AU PROFIT DESREVENUSFINANCIERS,TANDIS QUE LA PART DEL’INVESTISSEMENTRESTAIT À PEUPRÈS CONSTANTE.

27OPTIONS N° 531 / NOVEMBRE 2007

Laurent Gaboriau.

Jean-Robert Szklarz.

CLA

UD

E C

AN

DIL

LE

CLA

UD

E C

AN

DIL

LE

opt531_024-027.qxd 21/11/07 14:36 Page 27