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Le grand retour des droits économiques Médias: l’audimat n’aime pas le Sud À l’écoute d’une «nouvelle conscience islamique» Le cri de révolte des femmes afghanes Afrique CFA: 1000 F.CFA, Belgique: 140 FB, Canada: $4.65 Can, Espagne: 550Ptas, Maroc: 20 DH, Portugal-Cont: 700 Esc, Suisse: 6,20 FS, United Kingdom: £2.5, USA: $4.25. Novembre 2001

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P ro fil del ’ i n t e r n a u t een rupturede To i l e

Le nucléaire,p a ra d eà l’effetde serre ?

I t s u k u s h i m aet son temple:le tempsre t ro u v é

Afrique CFA: 1000 F.CFA, Antilles: 18 FF, Belgique: 160 FB, Canada:3,95$Can, Espagne: 550 Ptas, USA: 4,25 $US, Luxembourg: 154 F.Lux,Portugal: 700 Esc, Suisse: 6,20 FS, United Kingdom: 2,5£, Maroc: 20 DH.

Le gra n dre t o u rdes dro i t sé c o n o m i q u e s

M é d i a s :l ’ a u d i m a tn’aime pasle Sud

À l’écouted ’ u n e « n o u v e l l ec o n s c i e n c ei s l a m i q u e »

Le cride révoltedes femmesa f g h a n e s

Afrique CFA: 1000 F.CFA, Belgique: 140 FB, Canada: $4.65Can,Espagne: 550Ptas, Maroc: 20 DH, Portugal-Cont: 700 Esc,Suisse: 6,20 FS, United Kingdom: £2.5, USA: $4.25.

Novembre 2001

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L’Islam et l’OccidentDialogues

Par Najm-oud-Dine Bammate

n Principales conférences prononcées par Najm-oud-Dine Bammate(universitaire, diplomate et érudit, 1922-1985) au cours de salongue carrière. n Le destin de l’homme musulman, la conception de la liberté dansl’islam, l’État musulman traditionnel, les rapports entre l’islam etl’Occident. n Une invitation à une réflexion posée, tolérante et élargie,aujourd’hui plus urgente que jamais.

168 p., 16 x 24 cm19,67 /129 F

Chemins de la pensée… vers de nouveaux langagesSous la direction d’ Eduardo Portella

Avec des contributions de R. Argullol, J. Baudrillard, R. Cardoso de Oliveira, E. Carneiro Leão, B. Freitag, Z. Laïdi, C. Lévi-Strauss, R. Lima Lins, E. Lourenço, M. Maffesoli, E. Prado Coelho, M. Sodré, G. Vattimo

n Quelle est la place du penseur au sein d’une cité qui reflète lescontradictions d’une société à la fois globale et communautaire ?n Se placer au carrefour de diverses sciences humaines…n Chercher à comprendre les langages de l’art, de la littérature, de la musique... n Repenser la raison, l’histoire et la tradition...

300 p., 17 x 24 cmVersion imprimée : 22,87 /150 FF Version électronique : 11,43 /75 FF

Il était une fois… le livreSous la direction d’Eduardo Portella

Avec des contributions de R. Argullol, M. Aymard, Z. Bauman, J.-G. Bidima, G. Bornheim, E. Carneiro Leão, M. del Corral, F. Delich, B. Freitag, M. Hamashita, G. B. Kutukdjian, G. Kyomuhendo, G. López Morales, M. Maffesoli, A. Manguel, S. Paulo Rouanet, G. Vattimo

n Qu’en est-il du livre aujourd’hui ?n Illettrisme pour certains, « hyper-lettrisme » pour d’autres.n Les bouleversements technologiques ne doivent pas masquer lechangement de nature du monde.n Une analyse globale qui s’inscrit dans la réflexion sur les cheminsde la pensée actuelle.

198 p., 17 x 24 cmVersion imprimée: 21,34 /140 FFVersion électronique : 10,67 /70 FF

7, place de Fontenoy, 75352 Paris 07 SP, FranceFax: +33 1 45 68 57 37Internet: www.unesco.org/publishingE-mail: [email protected]Éditions U N E S C O

Consultez la sélection spéciale des ouvrages et CD-ROMs de l’UNESCOsur le dialogue entre les civilisations à www.unesco.org/publishing

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◗ D’ICI ET D’AILLEURS4 Ces femmes afghanes qui résistent

Seule l’Université de Fa i z a b a d , au nord de l’Afghanistan, accueille des étudiantes. C’est égalementde là que Chekeba Hachemi témoigne de la souffrance de ses compatriotes.

Photos de Antoinette de Jong, texte de Chekeba Hachemi

◗ NOTRE PLANÈTE10 Le littoral a besoin de tous

Les villes et le tourisme menacent le littoral. Les compétences locales peuvent être détermi-nantes pour le sauver. Propos recueillis par Lucia Iglesias Kuntz

12 Les irréductibles de Xcalak Gerardo Tena

◗ ÉDUCATION13 Les manuels d’Histoire chassent le préjugé

Les bouleversements géopolitiques conduisent à réviser les manuels d’Histoire. Une entre-prise diffic i l e. Propos recueillis par Shiraz Sidhva

15 Allemagne: deux Histoires réunifiées Thomas Schnee

◗ DROITS HUMAINS36 Droits économiques: le grand retour

Les violations de ces droits ont-elles un lien avec les attentats du 11 septembre? Les ONGont redécouvert leur importance. Philippe Demenet

◗ CULTURES39 Écoutons la «nouvelle conscience islamique»

Pour le philosophe Abdou Fi l a l i - A n s a r y, seul des débats ouverts mettront fin à la confusion entrereligion et politique. Propos recueillis par Sophie Boukhari

42 Un Islam, des islams Slimane Zéghidour

◗ MÉDIAS44 L’audimat n’aime pas le Sud

L’opinion du Nord méconnaît la réalité des pays du Sud. Une étude analyseles raisons de cette ignorance et les moyens d’y remédier. Greg Philo

◗ ENTRETIEN47 Boris Cyrulnik: il y a une vie après l’horreur

La violence et la déliquescence de la famille traumatisent de plus en plus de jeunes. Po u rqu’ils s’en sortent, aidons-les à devenir «résilients».

D o s s i e r Pouvoir et arg e n tC h e rc h e u rs sous pre s s i o nLa fin de la Guerre froide et la vague dedémocratisation dans le tiers monde devaientdonner un nouvel élan aux «libertés acadé-m i q u e s » .O r, partout dans le monde, des pressions conti-nuent de s'exercer sur les chercheurs du sec-teur public. Dans de nombreux pays, ils ris-quent encore la prison ou la mort quand leurstravaux dérangent. Au Nord et plus encore auSud, la baisse des fonds publics les oblige àtrouver des sponsors privés qui peuvent leurimposer de nouvelles contraintes.

S O M M A I R E

NOVEMBRE 2001

Le Courrier de l’UNESCO, destiné à l’information,n’est pas un document officiel de l’Organisation.Lesarticles expriment l’opinion de leurs auteurs

et pas nécessairement celle de l’U NESCO. Les frontièressurlescartes n’impliquent pas reconnaissance officielle

par l’UNESCO ou les Nations unies, de même queles dénominations de pays ou de territoires mentionnés.

D A N S C E N U M É R O

◗ LibertésLa communauté internationale n’aque trop tardé à prendre consciencedu sort tragique de l’Afghanistan,et notamment des femmes afghanes,comme elle a ignoré la résistancefarouche de certaines d’entre ellesà l’oppression des taliban (pp. 4-9).L’intégrisme religieux, dont ilsincarnent la forme la plus extrême,existe aussi dans d’autres paysmusulmans, où il entretient desrelations ambiguës avec le pouvoir.Le philosophe marocain AbdouFilali-Ansary estime néfaste cetteconfusion entre religion et politique,et appelle à un libre débat pourqu’elle cesse (pp. 39-43). Un débatlibre – et scientifiquement fondé –,que doivent également refléterles livres d’Histoire, à plus forte raisonaprès des bouleversementsgéostratégiques (pp. 13-15).Un débatlibre qui est aussi l’un des fondementsde la déontologie de la recherche,de ce qu’on appelle les «libertésacadémiques».Or, celles-ci sontmenacées par les pressions du pouvoiret de l’argent,qui s’exercentsur certains chercheurs(dossier pp. 16-35).

◗ FracturesLes grandes fractures économiques,pour l’essentiel Nord-Sud,sont-ellesl’une des causes profondesdes attentats du 11 septembre?Depuis quelques années,les organisations de défense des droitshumains placent la lutte contre cesinégalités en tête de leurs priorités.Seront-elles entendues (pp. 36-38)?L’opinion publique du Nord paraîtsous-informée sur le monde endéveloppement,car les médias sontobsédés par l’audience (pp. 44-46).Autre fracture enfin:celle quesubissent tant d’adolescents du faitde la violence et de la dissolution desfamilles. Mais Boris Cyrulnik, «psy entous genres»,estime qu’ils ont lacapacité de s’en sortir si on leur endonne les moyens, même dans des«conditions incroyablement adverses»(pp. 47-51).

Le sommaire détaillé est en page 16

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4 Le Courrier de l’UNESCO - Novembre 2001

La seule université ouverte aux femmes en Afghanistan se trouve à Faizabad dans la zone nord que lestaliban ne contrôlent pas. Antoinette de Jong y a photographié ces étudiantesen avril 2001. C’est également de là que l’Afghane Chekeba Hachemi, responsable d’une ONG, nous afait parvenir son témoignage sur les souffrances et la révolte de ses compatriotes.Elle lance un appel pour que l’Afghanistan ne devienne pas «un pays inconsolable».

PHOTOGRAPHIES DE ANTOINETTE DE JONG,TEXTE DE CHEKEBA HACHEMI

ANTOINETTE DE JONGEST UNE PHOTOGRAPHE NÉERLANDAISE; CHEKEBA HACHEMI ESTPRÉSIDENTE DE L’ASSOCIATION AFGHANISTANLIBRE*.

◗ D ’ I C I E T D ’ A I L L E U R S

Ces femmes afgqui résistent

La majorité des 80 étudiantes, qui n’ont connu que la guerre, sont des réfugiées qui ont fui Kaboul où les taliban ont interdit l’éducation aux femmes.«Dans le Coran, il est dit que chaque musulman doit acquérir le maximum de connaissance, que ce soit un homme ou une femme»,déclare une étudiante.

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Novembre 2001 - Le Courrier de l’UNESCO 5

Il a fallu à la communauté internationale du temps, beaucoup detemps, pour comprendre quel immense danger représentait lestaliban au pouvoir en A f g h a n i s t a n . Dangereux pour les A f g h a n s,pour leurs libertés, leurs espoirs de paix et leur culture millénaire,ils l’étaient également pour tous les autres peuples de la Terre.Les hallucinantes images du 11 septembre ont achevé de nousen convaincre: le Mal était à l’œuvre dans Kaboul.

Pourtant, nous étions prévenus. D’autres images, quelquesmois plus tôt, avaient soulevé une unanime indignation: d e sfemmes enfermées dans des cachots de tissus,derrière d’étroitesgrilles:des Afghanes en tchadri. Et,derrière ces grilles, du fondde ces cachots mouvants et fantomatiques, des voix fragiles etrévoltées nous avaient parlé.Car les Afghanes sont comme lesAfghans: courageuses. Dans ce pays, le courage est une vertua n c e s t r a l e.Elles avaient parlé aux journalistes,dit quel enfer lestenait prisonnières, combien était sombre leur solitude,et com-bien sombre aussi l’avenir de leur peuple, de leurs enfants et deleurs fiancés.

Elles résistaient. Côté taliban, fidèles à leur réputation defierté et de dignité, les Afghanes organisaient des écoles clan-destines, des conférences de presse secrètes, des réseaux d’en-traide pour résister à l’ignorance, à la faim et à la terreur.Q u a n tà celles qui avaient réussi à se réfugier dans les zones encorelibres, elles criaient dans les micros, elles suppliaient les jour-nalistes occidentaux de dire aux femmes du monde entier queKaboul était devenue une prison,et que cette prison deviendraitun jour un cimetière.

Pourquoi n’avons-nous pas écouté ces femmes avec plusd’attention? Nous avons cru qu’elles étaient les énièmes victimesde la misogynie qui sévit depuis si longtemps et dans tant decontrées. Nous avons, en quelque sorte, banalisé leur douleur,au nom d’autres douleurs comparables. Et grande fut notree r r e u r, car le régime taliban ne ressemblait à rien de ce quenous connaissions. Les femmes d’Afghanistan étaient au cœurd’une tragédie sans équivalent. Sur les cinq continents,conscientes, concernées, empathiques, des femmes écoutèrent,se mobilisèrent, interpellèrent leurs gouvernements. Mais ces der-niers firent la sourde oreille.

O u i , les Afghanes souffrent,d i r e n t - i l s,mais nous n’y sommespour rien,et puis qu’y pouvons-nous? Tout était encore possible,

gh a n e s

Le professeur Ali Yussuf Pur, ancien recteur de la faculté de Kaboul,enseigne dans l’unique salle de cours.

Nous avons banaliséla douleur des femmesafghanes, au nom d'autresdouleurs comparables

A F G H A N I S T A N

Mazar-i-Sharif

KABOUL

P A K I S T A N

T U R K M E N I S T A N OUZB. T A D J I -K I S T A N

Faizabad

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Ces femmes afghanesqui résistent

Cette fois, si nous n’entendonspas l’appel de cette nationbrillante et exténuée,il n’en restera plus rien.Le légendaire rire des Afghanss’éteindra. Et, sous les tchadri,couleront des larmesque personne ne verra

6 Le Courrier de l’UNESCO - Novembre 2001

◗ D ’ I C I E T D ’ A I L L E U R S

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Depuis l’arrivée des taliban au pouvoir, l’image cinématographique ou photographique est strictement interdite.Des cassettes du Titanic, l’un des films les plus recherchés,circulent clandestinement malgré les risques encourus.

Novembre 2001 - Le Courrier de l’UNESCO 7

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Depuis la prise de pouvoir des taliban à Kaboul, la population de Faizabad a doublé avec l’arrivée de réfugiés de la capitale et deMazar-i-Charif. Dans cette dernière ville, les taliban ont pratiqué le massacre systématique des civils,selon le témoignage d’étudiantes.

8 Le Courrier de l’UNESCO - Novembre 2001

Selon Mari,la directrice adjointe de l’Institut pédagogique dont les locaux sont installés au premier étage de la faculté de médecine,le salaire mensuel des professeurs est de un dollar et demi.Il est,souvent,versé avec un retard de trois à six mois.

◗ D ’ I C I E T D ’ A I L L E U R S

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Avant de sortir, ces étudiantes se maquillent,se mettent du rouge à lèvre. Mais même ici, elles disparaissent sous le tchadridès qu’elles vont dehors.Elles vivent dans l’inquiétude permanente de l’arrivée des taliban à Faizabad.

p o u r t a n t , à l’époque. Faire pression, écouter le commandantMassoud, qui redoutait tant le jour où les taliban viendraientporter l’incendie de la guerre jusque dans nos contrées. Ce jourest venu.Nous avons réagi,trop tard,quand la violence était laseule réponse possible. Et nous avons ajouté un nouveau far-deau sur les épaules déjà trop chargées de la femme afghane.

Maintenant, elle erre dans le bruit des armes, sous un cieldevenu fou. Je crois que nous pouvons désormais demander par-don aux A f g h a n e s. Pourquoi dis-je «nous», alors que je suismoi-même née en Afghanistan et que je dirige une associationhumanitaire qui,depuis des années, fait tout son possible pourlibérer les Afghanes? Parce qu’il y a deux sortes de femmes: c e l l e squi sont condamnées à porter le tchadri – sans quoi elles sontcondamnées à mort – et celles qui sont LIBRES de ne pas leporter.

O r, je fais partie de la deuxième catégorie. Et je le redis:n o u sn’avons pas fait assez. L’heure est venue. L’Afghanistan est aubord du précipice.Cette fois, si nous n’entendons pas l’appel decette nation brillante et exténuée, il n’en restera plus rien. Lelégendaire rire des Afghans s’éteindra. E t , sous les t ch a d r i, c o u-leront des larmes que personne ne verra.

Ces femmes afghanes qui résistent

Novembre 2001 - Le Courrier de l’UNESCO 9

* Afghanistan libre est une association créée pour permettre auxAfghans des zones non occupées par les taliban de monter desprojets pour amorcer une reconstruction du pay s.Avec deux axe sprincipaux:l’éducation et les micro-projets économiques.Cette association basée à Paris coordonne la construction,dansla vallée du Panjshir, d’un lycée pour 1000 filles, et a ouvert uncentre d’alphabétisation et de formation pour 300 femmes quisuivront des cours le matin et travailleront l’après-midi.

Faisons nôtre le destin de ces gens que l’Histoire aveuglesemble vouloir abolir, anéantir. Ne faisons pas de l’Afghanis-tan un pays inconsolable. ■

+ …Pour plus d’information sur le sort fait aux femmes afghanes, sereporter aux numéros d’octobre 1998 et de mars 2001 du Courrier del’UNESCO.

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encore, par des phénomènes de surpêcheou de «pêche nocive»,comme la pêche àla dynamite. Ces activités humaines détrui-sent des habitats dont l’existence est fon-damentale pour la reproduction des pois-s o n s, des crustacés et des mollusques.Quand on sait que la biodiversité d’unrécif corallien est aussi riche que celled’une forêt tropicale, on comprend qu’il esturgent d’arrêter le massacre.

En quoi consistent les programmes degestion intégrée des zones côtières?

Nous partons du principe qu’il est

PPROPOS RECUEILLIS PAR LUCÍA IGLESIAS KUNTZ

JOURNALISTE AU COURRIERDE L’UNESCO.

Le littora la besoin de tousLe littoral est menacé par la pression des villes et du tourisme. Pour sauver ce qui peut encore l’être,il faut cesser de s’en remettre entièrement aux experts étrangers, et compter sur les compétenceslocales. Stephen B. Olsen* explique pourquoi et comment.

our la première fois, en 1992, le Som-met de la Terre (Rio de Janeiro) a poséla question de la protection du litto-ral au niveau international. Dix ansaprès, où en sommes-nous?

Nous avons considérablement pro-g r e s s é . En 10 ans, nous sommes passésde concepts un peu vagues à des réalisa-tions pratiques.Par exemple,avec les pro-grammes de Gestion littorale intégrée( G L I ) .En 2000,nous avons ainsi recenséplus de 300 initiatives de ce type,dans 95p a y s, le plus souvent en voie de déve-loppement.

Nous avons également appris, aprèsdes expériences douloureuses,qu’il fallaitse montrer réaliste: nous ne pourrons pastout sauver. Il est indispensable de fairedes choix.Car, malheureusement,à cer-tains endroits de la planète, la pressionhumaine augmente à un point tel qu’ellene permet plus à l’écosystème de se déve-l o p p e r, ni même de se maintenir. Q u i-conque visite les régions les plus touris-tiques du littoral méditerranéen,en Italie,en Espagne ou en Tu n i s i e, réalise combienpeut coûter un développement malconçu.

Tourisme et protection du littoralseraient-ils incompatibles?

C’est hélas l’impression que laissent denombreuses régions méditerranéennesou nord-américaines.Mais ailleurs, c o m m eà Cuba ou au Costa Rica,on trouve par-fois des exemples d’un développementtouristique réussi. Il y a quelques années,j’ai eu l’occasion de me pencher sur unprojet de développement touristique dansles archipels de Sabana et de Camagüey,au nord de l’île principale. Les Cubainsont commencé par bâtir d’énormes hôtels,quasiment sur la plage. Pour y accéder, i l sont construit des pedriplanes, des routesqui traversent les lagunes, gênant la cir-

culation des eaux et détruisant l’écosys-tème.

Au vu des résultats d’une étude àlaquelle j’ai participé dans le cadre duFonds pour l’environnement mondial1,ils ont complètement révisé leurs plans,m o d i fiant aussi bien l’architecture quela densité et la localisation des infra-structures. Ils ont détruit les pedriplanesà grands frais,et les ont remplacés par desstructures qui ne gênent plus la circula-tion des eaux. Aujourd’hui, les touristessont là et les lagunes se sont régénérées.

Une nouvelle conférence sur le climatdevrait se tenir en 2002 en Afrique duSud. Quelles sont les priorités pour lelittoral?

Le grand défi, selon moi, consiste àfavoriser l’émergence de talents locaux,capables de changer les comportements,d’améliorer les modes de gestion. Le pro-blème n’est ni technique,ni fin a n c i e r. O npeut réaliser des choses très positivesavec peu d’argent à condition qu’appa-raissent une volonté et des compétencesl o c a l e s. On ne peut compter uniquementsur les experts dans mon genre.Les popu-lations les plus démunies comprennentparfaitement quels sont leurs intérêts àlong terme. Les problèmes sont le plussouvent le fait de gens venus d’ailleurs,q u icherchent à faire de l’argent le plus vitepossible, sans penser à l’avenir.

Près de la moitié de la population mon-diale vit sur le littoral, et 12 des 15villes les plus importantes du mondesont construites en bordure de mer.Quels problèmes cette énorme pres-sion pose-t-elle?

Toutes les atteintes au littoral sont liéesà l’activité humaine. Le plus couramment,cela se traduit par des infrastructures tou-ristiques ou aquacoles mal conçues. O u

Mesure de la progression des

◗ N O T R E P L A N È T E

10 Le Courrier de l’UNESCO - Novembre 2001

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plus rentable d’éviter les destructionsque d’essayer de réparer les dégâts,même si ce genre de démarche est net-tement moins visible.Nous avons aujour-d’hui suffisamment d’expérience pouréviter de reproduire certaines erreurs.D ’ a b o r d , si nous voulons assurer desmodes de développement et de conser-vation durables, nous devons améliorerles mécanismes de gestion. Il ne s’agit

pas non plus de tout miser sur les gou-vernements. D’autres groupes aux inté-rêts souvent divergents — comme le sec-teur privé (touristique et industriel),lespêcheurs, la population locale, les ONG— doivent être associés au processus.E n s u i t e, il faut définir ce que nous appe-lons dans notre jargon un zonage: d i s-tinguer ce qu’il faut développer de cequ’il faut préserver. Aussi surprenantque cela puisse paraître, dans la grandemajorité des cas, les intérêts des uns et desautres finissent par se concilier. Mais j’in-siste sur un point: il faut adopter une

démarche participative, car si les spé-cialistes travaillent dans leur coin, i l sn’arriveront à rien.

Pouvez-vous nous citer des exemplesde bonne gestion du littoral?

La baie de Chesapeak,le plus grandet le plus industrialisé des estuaires auxEtats-Unis; la mer des Wadden, que separtagent l’Allemagne, le Danemark et

les Pays-Bas; ou encore l’estuaire de laTa m i s e, en A n g l e t e r r e. Ici même, d a n sl’Etat de Rhode Island,le centre que jedirige travaille sur la réhabilitation d’unport industriel abandonné, dont l’eau estde très mauvaise qualité. On peut citerégalement la lagune de Ve n i s e, un castrès complexe où nous obtenons certainsrésultats.

Il semblerait que seuls les pays richespuissent se permettre de protégerleurs côtes…

C’est faux.Il existe, dans les pays en

d é v e l o p p e m e n t , quantité de projetspilotes de gestion du littoral, s’étalant surquatre à six ans. Mais il est vrai que lesprogrammes à grande échelle et à longterme y sont bien plus rares. On peutcependant citer le Programme de pro-tection du littoral, au Sri Lanka, p r é v usur 30 ans et déjà bien entamé.La clé desa réussite tient au fait que les Sri Lankaisont refusé de traiter tous les problèmes àla fois. Ils ont identifié deux priorités:l’érosion côtière et la mauvaise localisa-tion des infrastructures.Et les deux causesprincipales d’érosion étaient d’origineh u m a i n e : l’extraction du sable des rivières(ce même sable qui alimente les plages)et la destruction des récifs de corail pouren extraire la chaux.

Le sable était utilisé pour produiredu ciment; la chaux pour diminuer l’aci-dité des sols agricoles. Ces deux activitésminières créaient beaucoup d’emplois.Elles avaient une excellente rentabilité.Politiquement,il n’a pas été facile de lesmettre sous tutelle, dans un pays aussip a u v r e, ravagé par la guerre civile. C e p e n-dant,les succès ont été patents. Ces deuxactivités sont aujourd’hui réglementéese t , plus important, la construction de nou-velles infrastructures (routes,h ô t e l s, e t c. )a été déplacée hors des zones protégées.

Les pays en développement vont devoirpasser d’une multitude de micro-projets(dans l’île de Mafia en Ta n z a n i e, dans legolfe de Fonseca au Honduras…) à desprogrammes conçus à plus grande échelle.C’est le défi majeur qui les attend. ■

* Directeur du Centre des ressourceslittorales de l'Université de Rhode Island(Etats-Unis).

1. Le Fonds pour l’environnement mon-dial a été lancé en 1991 pour protégerl’environnement et promouvoir le déve-loppement durable dans le monde. I lréunit 166 gouvernements, les princi-pales institutions de développement,lacommunauté scientifiq u e,un large éven-tail d’ONG et le secteur privé.

+ …La Commission océanographique de l’UNESCO

organisera à Paris, du 3 au 7 décembre, uneconférence intitulée «Océans et côtes, dix ansaprès Rio». http://ioc.unesco.org/iocweb/).Centre des ressources littorales (CRC):http://www.crc.uri.edu

spartines (graminées des vasières littorales) en baie de San Diego (Etats-Unis).

Novembre 2001 - Le Courrier de l’UNESCO 11

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Au sud de la presqu’île du Yu c a t a n( M e x i q u e ) , à la frontière du Belize, l anature est encore préservée. Face au vil-lage de Xcalak, la mer des Caraïbes abritela deuxième plus grande barrière coral-lienne du monde: le récif méso-améri-c a i n . Une grande diversité d’espècespeuple ces eaux, y compris des tortues etdes lamantins.Sur le littoral, les coloniesde singes, les jaguars et les crocodiles separtagent la lagune et la forêt.Cent cin-

quante-cinq espèces d’oiseaux ont étéi d e n t i fiées sur ce territoire de 17 000 hec-tares!

Si la première activité des 400 habi-tants de Xcalak reste la pêche, une nou-velle source de revenus commence àprendre de l’importance: le tourisme. Il ya cinq ans de cela, les habitants de Xca-lak en sont arrivés à la conclusion que ledéveloppement de la pêche de loisir etd’autres activités touristiques, encadréespar des guides souvent irresponsables, r i s-quait à très court terme d’appauvrir leursressources et d’endommager l’écosystème.Ce constat les a amenés à explorer des

voies nouvelles, avec le concours d’ex-perts. Le 5 juin 2000, grâce à l’appui del’Université de Quintana Roo et duCentre des ressources littorales de RhodeIsland (CRC,voir pp.1 0 - 1 1 ) , ils ont obtenudu gouvernement fédéral mexicain lacréation d’un parc national maritime dontla gestion leur a été confiée.

Pour protéger l’écosystème et conci-lier les intérêts de tous, le territoire estdepuis divisé en six zones, a f f e c t é e

chacune a une activité encadrée par uneréglementation propre. Pêche commer-ciale, pêche sportive, tourisme, occupentchacun une zone.Une quatrième est attri-buée à la reproduction des espèces sous-m a r i n e s, une cinquième à la conserva-tion de la flore et de la faune. Sur unesixième, enfin, la pêche est interdite enhiver.

La réalisation de ce plan n’a pas misfin à tous les soucis. «Un projet gouver-nemental,la Route de la côte maya,envi-sage d’insérer Xcalak dans un vaste cou-loir touristique» ,explique Marco Lazcano,biologiste et directeur des Amis de Sian

K a ’ a n ,une association régionale qui par-ticipe à plusieurs projets de défense del ’ e n v i r o n n e m e n t . La Route de la côtemaya et ses 14 0 0 0 nouvelles chambresd’hôtel favorisera l’introduction d’un tou-risme de masse, comme à Cancun, q u ireçoit plus de deux millions de visiteurspar an,à 300kilomètres au nord de Xca-lak.

«Il serait irréaliste de se tenir en marged’un tel projet, tempère toutefois MarcoL a z c a n o. La seule route d’accès à Xcalaka été dévastée par l’ouragan Mitch , e n1988.Il n’y circule plus qu’un seul auto-bus par jour.» Le village n’est pas nonplus raccordé au réseau électrique, bienque cela soit envisagé pour les mois quiviennent. «Pour autant, les habitants neveulent pas voir pousser des py r a m i d e sd’acier et de béton sur leurs plages. I l sveulent garder leurs maisons de bois etleurs rues de sable. Ils demandent donc àparticiper aux décisions concernant laRoute maya,afin de peser en faveur d’undéveloppement équilibré»,ajoute le bio-logiste.

«Les habitants installés plus à l’inté-rieur des terres, p o u r s u i t - i l , veulent euxaussi bénéficier du développement. Ils tra-vaillent pour y arriver sans pour autantrenoncer à la pêch e, qui reste une de leursressources majeures et définit leur identité.Ils se préoccupent donc de la protection del’écosystème. S’ils veulent que leur com-munauté continue à vivre, face au raz-d e-marée touristique et aux projets desi n v e s t i s s e u r s, ils savent qu’ils doivents’organiser.»

Xcalak possède deux modestes hôtelsd’une capacité de 12 et de 30 lits. Cinqautres sont déjà prévus à proximité. Etplusieurs des habitants du village ontcommencé à apprendre l’anglais et àsuivre des formations pour l’accueil destouristes. Pourtant, malgré cette bonnev o l o n t é , Xcalak n’est pas prête à toutaccepter. ■

+ …Amigos de Sian Ka´an,BP 770, Cancún.Quintana Roo, 77500.Mexique.

GERARDO TENA

JOURNALISTE MEXICAIN.

Les irréductibles de XcalakLes 400 habitants d’un petit paradis, au Mexique, ont obtenu la création d’un parc national.Maintenant, ils doivent faire face à un gigantesque projet de développement touristique…

LE LITTORAL A BESOIN DE TO U S

Plan de Xcalak montrant la zone maritime protégée.

◗ N O T R E P L A N È T E

12 Le Courrier de l’UNESCO - Novembre 2001

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EPROPOS RECUEILLIS PAR SHIRAZ SIDHVA

JOURNALISTE AU COURRIER DE L’UNESCO.

Les manuels d’Histoirechassent le préjugéLes bouleversements géopolitiques des dix dernières années ont conduitde nombreux pays à réviser leurs manuels d’Histoire. L’entreprise ne va passans difficultés. Falk Pingel* explique comment les surmonter.

ntre la vérité historique et la distorsiondes faits à des fins politiques ou autres,la frontière est parfois difficile à tra-c e r. Comment les historiens chargésde réviser les manuels scolaires pro-cèdent-ils?

Pour éviter que les livres d’Histoire neperpétuent les préjugés, il faut procéderà une analyse minutieuse. Nous utilisonsplusieurs critères pour évaluer l’exacti-tude d’un fait historique. Avant tout, i lest indispensable que des points de vuedifférents soient mentionnés.A défaut,o nglisse vers une interprétation partisane.C’est un travers qu’on retrouve souventdans le traitement des questions reli-gieuses ou la présentation des pays ditss o u s - d é v e l o p p é s.On est parfois très loinde la vision que les individus concernés

ont de leur propre culture et de leur reli-gion.En Europe, on se heurte aussi par-fois à des interprétations tendancieusesdes deux guerres mondiales, n o t a m m e n ten ce qui concerne les frontières, l e sminorités nationales ou les victimes depersécutions.

Comment prévenir ces distorsions?L’Institut pour la recherche internatio-

nale sur les manuels scolaires a élaboré,avec l’UN E S C O, une guide pour l’analyse etla révision des manuels scolaires. L’ e x a m e nde la structure profonde d’un texte permetde voir s’il respecte la diversité culturelle ous’il diffuse des stéréotypes ethniques.

Le choix des auteurs est-il détermi-nant?

En Europe occidentale et aux Etats-U n i s,un livre est rédigé par une équipe detrois spécialistes, au moins.Le marché desmanuels est libre et les écoles ont le choix.En principe, ce système garantit l’ex-pression de points de vue différents. M a i sdans d’autres régions (notamment enEurope de l’Est et du Sud-Est, en A f r i q u eet en A s i e ) , les manuels sont souvent rédi-gés par un auteur unique, auquel l’Etatimpose une ligne directrice étroite.

Ce problème est-il plus sensible danscertains pays?

O u i , dans l’ex-Union soviétique,b i e nqu’en dix ans, les choses se soient amé-l i o r é e s. Nous avons organisé des sémi-

* Directeur adjoint de l’Institut Georg-Eck e r tpour la rech e r che internationale sur lesmanuels scolaires (Allemagne), auteur duguide de l’UNESCO pour l’analyse et la révi-sion des manuels scolaires (1999).

J A P O N : D E S M A N U E L S A M B I G U S

C’est dans le bâtiment sans grâce du Mombusho, le ministère del’Education à Tokyo, que siège le comité d’experts chargé de réviserpériodiquement (en général tous les deux ans) le contenu des manuelsd ’ H i s t o i r e. Les corrections naissent soit sur de nouvelles données –découvertes archéologiques, révélations décisives –, soit d’aspectspédagogiques liés à l’évolution des programmes. Cette tâche de routinea engendré, cette année, une polémique internationale.Neuf manuels d’Histoire pour les classes secondaires avaient étéapprouvés après révision.Tous ont dû être corrigés. L’un d’entre eux,celuide la maison d’édition Fusosha, liée au groupe de presse conservateurFuji-Sankei, a même subi plus de 200 modifications.Mais l’Histoire, au Ja p o n , a toujours mal à la mémoire: malgré lescorrections requises, ce manuel,rédigé par une association de professeursnationalistes, continue de passer sous silence la tragédie des «femmes der é c o n f o r t » , ces anciennes esclaves sexuelles de l’armée impériale,coréennes pour la plupart. Et d’affirmer que les 300 000 morts dumassacre de Nankin,en Chine, en 1937, «ne sont pas prouvés ».Les huitautres manuels, bien moins contestés, reconnaissent pourtant à la guerredu Pacifique, malgré ses horreurs, le mérite d’avoir mis fin au colonialismeoccidental en Asie.Les élèves nippons grandissent donc avec une vision tronquée de

l ’ H i s t o i r e. Il reste que le nouveau manuel très controversé de Fusosha a étémassivement rejeté par les milieux enseignants du secteur public etqu’aucune des préfectures japonaises (chacune choisit un manuel) n’aopté pour ce titre.Que faire en revanche contre les m a n g a s (bandes dessinées)r é v i s i o n n i s t e s, qui atteignent des tirages record? Le dessinateur polémisteYoshinori Kobayashi a vendu plusieurs millions d’exemplaires de SensoRon (De la guerre),un récit en images qui glorifie les héros de la SecondeGuerre mondiale. L’association d’enseignants révisionnistes Tsukuru Kais’est empressée de lui demander d’illustrer ses futurs ouvrages.Plus préoccupant: les adolescents japonais, déboussolés par la crise actuelle,avouent – dans les sondages – «aimer» les livres où sont vantés, sansmention des atrocités commises, le code de l’honneur et les vertus nipponnesd’ordre et de discipline de l’époque impériale.«Le Japon n’a toujours pas fait le ménage dans son passé», déplore ArukiWada, de l’Université de Tokyo. ■

Richard Werly, journaliste au Japon

É D U C A T I O N ◗

Novembre 2001 - Le Courrier de l’UNESCO 13

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naires avec des auteurs de manuels despays d’Europe de l’Est,pour les initier àde nouvelles méthodes rédactionnelleset à une approche pluraliste.Aborder lesguerres dans les Balkans ou l’éclatementde la Yougoslavie reste très épineux carle traumatisme est trop proche.

Quel type de distorsion historique voussemble le plus grave?

La tendance à fabriquer une conti-nuité historique,en faveur d’une culture,d’une nation ou d’un Etat pour prouversa supériorité. Certains pays européensfont remonter la naissance de leur nation

au IXe ou au Xe siècle, alors que l’Etat-nation existe depuis 200 ans.

Comment éviter ces manipulations?Par le débat.La plupart des Etats s’at-

tribuent des origines antiques ou médié-v a l e s, époques où les relations de dépen-dances sociales et religieuses primaientlargement les appartenances ethniquesou «nationales». Les termes «peuple» ou«nation» n’avaient pas la même signifi-cation qu’aujourd’hui. Les auteurs demanuels ont souvent tendance à privilé-gier la place de leur propre nation, a udétriment des autres, dont ils déprécient

les droits «historiques».Nous leur disons:ne déshumanisez pas ce qui est différentde vous.

Au cours des 20 dernières années, l’his-toriographie du nazisme a beaucoupprogressé en Allemagne. Le passagedu temps contribue-t-il à rendre lesmanuels plus fidèles à la vérité?

Sans aucun doute. Il est beaucoupplus difficile d’avoir des manuels fiablesdans les pays en conflit.Les livres d’His-toire récents publiés sous l’égide de l’Au-torité palestinienne ne traitent pas de ladimension actuelle du conflit israélo-p a l e s t i n i e n .En Israël, où il existe un mar-

Depuis son accession au pouvoir, il y a trois ans, le BJP (Bharatiya JanataPa r t y, droite nationaliste) s’efforce d’imposer un nouveau programme d’His-toire. Il ne s’agit pas d’y introduire des approches novatrices de la disci-pline. Non,le gouvernement veut remanier le passé,dans un sens favo-rable à la tradition religieuse hindouiste. Pour cela, il réforme les structuress c o l a i r e s, entreprend la réécriture des programmes et des manuels et renou-vèle les cadres de l’Education nationale.Le BJP contrôle le ministère du Dévelop-pement des Ressources humaines (quienglobe l’Education) et le Conseil nationalpour la recherche pédagogique et la for-m a t i o n , qui conçoit la plupart des manuelss c o l a i r e s. Dans ces administrations, c o m m edans d’autres organismes publics – leConseil indien de la recherche historique,par exemple – les libertés académiquessont menacées:des historiens renomméssont remplacés par des fonctionnaires oupar des universitaires complaisants.La révision de l’Histoire indienne s’inscritdans une remise en cause plus vaste del’orientation laïque des politiques péda-gogiques et culturelles, qui prévaut depuisl’indépendance. L’hindouisme doit redéfi-nir l’identité de la nation. Le BJP veut ainsilégitimer son nationalisme culturel. Et fla t-ter l’orgueil national en réinterprétant l’His-toire à travers des stéréotypes religieux.Tensions sociales, luttes politiques, diffé-rences culturelles, aucune dimension dupassé n’y échappe. Les réalisationsmajeures de l’Antiquité sont mises au cré-dit du seul hindouisme – et grossièrement exagérées.L’humanité et toutes les grandes découvertes scientifiques, du travail dubronze à l’imprimerie et à l’aéronautique, seraient nées dans l’Inde duNord,patrie originelle des Aryens. Contre l’avis général des spécialistesqui la situent vers 1500 avant J.-C.,la rédaction du Rig Veda (un traitéreligieux) est repoussée jusqu’à 5000 avant J.-C.,de façon à associer lesAryens à la civilisation de l’Indus, alors en plein essor à Harappa et àMohenjo-Daro, dans l’actuel Pakistan.Les distorsions ne se limitent pas au passé lointain. L’Histoire du mouve-

ment national a été déformée pour glorifier les organisations les plusouvertement hindouistes et leurs dirigeants, même s’ils ont collaboré avecle pouvoir colonial.Dans cette perspective, toutes les populations qui ontimmigré en Inde et leurs descendants, sont perçus comme des étrangersou des ennemis. Pourtant, au cours des deux derniers millénaires, le peu-plement de l’Inde a résulté de la rencontre de toute une série de groupes

– ethniques et linguistiques –,ce qui rendà peu près impossible l’identification d’«élé-ments extérieurs».Les menées du BJP se heurtent à une forterésistance de la part des universitaires et desh i s t o r i e n s. Par tous les moyens, ils s’opposentà l’introduction progressive des nouveauxmanuels et cherchent à maintenir une longuetradition d’histoire scientifique en Inde. ■

N D L R : r é c e m m e n t , le gouvernement adéfendu son Plan d’orientation nationaldes programmes, qui demande la révisiondes manuels d’Histoire. Le ministre de l’Edu-cation,Murli Manohar Joshi,a nié l’intro-duction de «préjugés religieux» dans cesmanuels. Il a soutenu,au cours d’un débatp a r l e m e n t a i r e, que son gouvernement ava i tpréparé les nouveaux programmes en res-pectant le jeu démocratique et après denombreuses consultations.

*Vice-Chancelier de l’Université du Kerala.Cet historien éminent a participé à la rédac -tion deTo wards Fr e e d o m, un traité en deuxvolumes sur l’Histoire moderne de l’Inde.

Le Conseil indien de la recherche historique a brutalement retiré sonsoutien à ce projet, qu’il finançait depuis 1972.

K . N . PA N I K K A R * : EN INDE, LE PASSÉ RECOMPOSÉ

Mohenjo-Daro, dans l’actuel Pakistan.

14 Le Courrier de l’UNESCO - Novembre 2001

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LTHOMAS SCHNEE

JOURNALISTE À BERLIN.

A l l e m a g n e : deux Histoires réunifié e sAprès cinq années de tension, l’enseignement de l’Histoire dans l’Allemagne unifiée a fini par tenircompte de la vie quotidienne et des mouvements dissidents dans l’ancienne RDA.

e choc de l’unification a atteint les éta-blissements scolaires des nouveaux Länderde l’Est à la rentrée scolaire 1991. L’Alle-magne était réunifié e. Pas ses programmess c o l a i r e s. C’est donc l’enseignement ouest-allemand qui s’est imposé. En Histoire, l e smanuels de l’Est ont tout de suite été inter-dits parce qu’ils traduisaient, fidèlement,la vision idéologique d’un régime déchu.«Les éditeurs en ont rapidement publié denouveaux.Mais ce n’étaient que des réédi-tions d’ouvrages élaborés à l’Ouest,dans lesannées 80,augmentés d’un chapitre sur lar é u n i fic a t i o n . Cela ne correspondait pas dutout à la vision que les Allemands de l’Estavaient de leur propre Histoire. On y insis-tait sur le système répressif du régime com-muniste ou encore sur l’intégration de laRDA au système soviétique. La réunifica-tion était présentée sous un jour positif, s a n sévoquer les espoirs déçus à l’Est» ,r a p p e l l eFalk Pingel,directeur de l’Institut Georg-Eckert pour l’étude internationale desmanuels scolaires.

La vie quotidienne en RDAEn l’espace d’un an, les enseignants

ont dû se mettre à l’enseignement d’unetout autre Histoire:«beaucoup n’ont pas suexpliquer à leurs élèves pourquoi la véritéd’hier n’était plus celle d’aujourd ’ h u i , n o t eAndréa Schwärmer, qui a lui-même ensei-gné l’Histoire dans le Land de Thuringe.Ceux-là ont perdu toute crédibilité et ont dûse résigner à quitter l’enseignement».

Au milieu des années 1990, les minis-tères de l’Education des Länder de l’Estq u i , fédéralisme oblige, pilotaient l’élabo-ration des programmes, ont commencé àrectifier le tir. «De nombreux professeursest-allemands nous ont demandé de rédigerun manuel d’Histoire moins partial. L e snouveaux ouvrages ont commencé àparaître dès 1995» , explique Wa l t h e rFunken, directeur de Volk und Wissen, àB e r l i n , le plus gros éditeur de manuels sco-laires dans les nouveaux Länder.Volk undWi s s e n , autrefois émanation du régime

e s t - a l l e m a n d , a été racheté en 1994 parl’éditeur ouest-allemand Cornelsen. D é s o r-m a i s, ses auteurs sont originaires des deuxparties de l’Allemagne. «Il n’était pas ques-tion de rédiger un manuel d’Histoire pournostalgiques de la RDA, poursuit WaltherF u n k e n , mais de présenter, de manière plusnuancée qu’auparavant,toutes les facettesde la société est-allemande au travers debiographies individuelles. Nous consacrons,par exemple, un chapitre à la comparaisondu rôle de la femme dans les sociétés est- eto u e s t - a l l e m a n d e, rappelant la forte pré-sence féminine dans le monde du travail, e nR DA ,ou encore, les raisons politiques et his-toriques qui tendent à confiner les femmesde l’Ouest à la maison».

L’an dernier, le Land de Branden-bourg a officiellement révisé ses pro-grammes d’Histoire pour la première foisdepuis 1991.La place accordée à certainsthèmes comme la vie quotidienne enRDA,la période nazie et l’Holocauste, lacomparaison entre stalinisme et nazisme,ou encore le rôle des mouvements citoyens

dans la chute du régime est-allemand, a étélargement accrue.«En RDA, rappelle Fa l kP i n g e l , le national-socialisme était présentécomme une perversion du système capita-liste. On ne le comparait évidemment pasau régime stalinien et l’on parlait très peudu système concentrationnaire et de sesvictimes. De même, l’existence de mouve-ments dissidents était passée sous silence» .

Toujours selon Falk Pingel, la grandemajorité des historiens allemands s’ac-cordent aujourd’hui sur une interpréta-tion commune de l’Histoire de la RDA .E ttenant compte du fait que les nouvellesgénérations n’ont pas vécu l’Histoire qu’onleur enseigne, «les manuels présentent lanaissance des mouvements citoyens de 1989ou la manière dont la jeunesse est-alle-mande a vécu la réunification au travers desources et de témoignages variés. Cet ensei-gnement ouvert ne présente pas une véritémais plusieurs points de vue. Il cherche àprovoquer un débat dans les classes». ■

LES MANUELS D’HISTOIRE CHASSENT LE PRÉJUGÉ

En RDA,crèches et jardins d’enfants permettaient aux femmes de travaillerplus librement qu’en RFA.

É D U C A T I O N ◗

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epuis la naissance des premières universités, voilà huitsiècles, les intellectuels ont défendu leur droit à enrichir etcritiquer le savoir sans subir de contraintes extérieures. Cedroit précieux – les libertés académiques – est, aujourd’huiencore, remis en cause sur plusieurs fronts. Touchées,comme toutes les institutions publiques, par les restrictionsbudgétaires, les universités cherchent des financementsauprès des entreprises. Parfois fructueux (pp. 21-22), lesaccords qui en résultent favorisent, le plus souvent, les

résultats à court terme, au détriment des sciences humaines et de la recherchefondamentale. La récente initiative prise par les grandes revues médicales pourgarantir l’indépendance des universitaires chargés d’examiner les articles avantpublication, est significative de ce conflit d’intérêts (p. 23). Par le même mouve-ment, les règles toujours plus strictes protégeant la propriété intellectuelle, frei-nent l’accès au savoir, que la révolution de l’information devait faciliter (pp. 24-25). En Afrique, des chercheurs marginalisés par les difficultés économiquesvendent leurs compétences au plus offrant pour survivre. Dans d’autres régionsdu monde, les intellectuels sont inquiétés au nom d’orthodoxies religieuses ouethniques (pp. 30-31). Le professeur afghan Abdul Lalzad (p. 29) n’a pas eud’autre choix que l’exil. Ailleurs, des chercheurs croupissent en prison (p. 32) ourencontrent une hostilité plus diffuse. Ainsi, les historiens russes se heurtent auxréticences du pays à se confronteraux aspects les plus sombres del’ère soviétique (pp. 33-34). Leslibertés académiques servent à bri-ser la loi du silence. Elles doiventaussi pousser les universitaires às’attaquer aux problèmes cruciauxde notre monde (p. 35).

Dossier conçu et coordonné parCynthia Guttman, journaliste auCourrier de l’UNESCO.

D

P O U VOIR EC h e rc h e ur

D O S S I E R

16 Le Courrier de l’UNESCO - Novembre2001

S o m m a i re1 / L’enjeu de l’arg e n t

1 8 O PA sur l’universitéJames L. Tu r k

2 1 Novartis sème la discordeVicky Elliott

2 3 Les revues corrigéesJeffrey Dra z e n

2 4 Des barbelés sur le terrainde la rechercheRené Lefort

2 6 Trop pauvres pour être libresEbrima Sall

2 / L’emprise des pouvoirs

2 9 Le parcours du combattant d’unchercheur afghanDonald Macleod

3 0 Dans l’œil du cycloneSam Zia-Zarifi

3 2 Taisez-vous, Ibrahim!Steve Negus

3 3 Le piège de la nostalgieNick Holdsworth

3 5 «L’université doit s’engager»Propos recueillis par Cynthia Guttman

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L’idée qu’il y ait un mérite à questionner,en débat public, les dogmes de la sociétén’est apparue qu’aux XVIe et XVIIe siècles,comme une conséquence des guerres dereligion. Peu à peu, un accord tacite s’estinstauré entre l’Etat et les universités,reconnaissant à ces dernières, pour l’inté-rêt général, le droit à la liberté d’expression.

Au j o u r d ’ h u i , les gouvernements – etdans une certaine mesure les rectorats desuniversités – ont oublié les raisons qui lesamenaient à protéger une institution qui,tel le fou du roi, soulève des questionsd é r a n g e a n t e s. Les universités, jadis éta-blissements d’enseignement supérieur, s o n tde plus en plus considérées comme descentres de formation. On attend d’ellesqu’elles produisent des ouvriers qualifiés– et non des érudits à l’esprit critique –,dans une société où le programmeur estplus prisé que le philosophe.

Les pressions visant à réduire lesdépenses publiques et l’accroissement dunombre des étudiants ont jeté les univer-sités dans les bras du commerce. La quêteincessante de financements leur prend untemps considérable et s’avère ineffic a c e. D e

p l u s, grâce à leur «image de marque», c e r-taines attirent plus que d’autres les capi-taux privés. Mais lorsqu’un «partenariat»s’instaure, les avocats des grandes entre-prises se montrent bien plus futés que lesreprésentants des universités pourdéfendre les intérêts de leurs clients. L’ e n-treprise offrira un bâtiment neuf, des équi-p e m e n t s,des salaires attractifs. En échange,elle pourra orienter la recherche, v o i r eimposer une nouvelle organisation du per-sonnel enseignant.

Au t r e f o i s, les chaires universitairesoffraient aux scientifiques la sécurité néces-saire pour leur permettre d’explorer lesvoies nouvelles qui se découvraient à eux,à l’occasion de leurs travaux. Mais larecherche financée par le privé poursuitdes objectifs précis et n’autorise aucuned i g r e s s i o n . Son but premier est la pro-duction de biens commercialisables audétriment de la recherche fondamentale.Le sponsor peut aussi s’accaparer la pro-priété intellectuelle et contrôler le droitde publier les résultats des travaux. Il peutinterdire au chercheur de partager sesrésultats lors de conférences internatio-

nales et peut même interrompre ses tra-vaux, s’il n’approuve pas leur évolution.

Ja d i s, on attendait des scientifiq u e squ’ils soient universels dans l’objet de leursrecherches et la portée de leurs échanges.Ils se rencontraient lors de conférencesinternationales et livraient leurs articlesau jugement de chacun. Des voix indé-pendantes et respectées pouvaient expri-mer leur désaccord avec l’objet derecherches financées par le gouvernementou l’industrie. A présent, les entreprisesachètent les compétences, coupant courtaux points de vue contradictoires.

Quelques mauvais coucheurs com-mencent à réagir. Pourtant,même l’Ame-rican National Academy of Sciences estimequ’il est difficile de trouver des personna-lités suffisamment éminentes et intègrespour former des organes de contrôle quidemanderaient des comptes à ceux quimanipulent les données, s’approprient lesidées ou déforment les conclusions. Nousavons besoin de «chiens de garde» désireuxde faire entendre leur voix jusqu’à ce querenaisse la liberté académique, pour la pro-tection des libertés tout court. ■

QUE REVIENNENT LES F O U S DU R O I!GILLIAN EVANS

ASSISTANTDETHÉOLOGIE À L’UNIVERSITÉDE CAMBRIDGE, CHARGÉDU SUIVIDESPOLITIQUES PUBLIQUES AU COUNCILFOR ACADEMIC FREEDOMAND ACADEMIC STANDARDS.

O P I N I O N

Novembre 2001 - Le Courrier de l’UNESCO 17

ET A R G E N Trs sous pre s s i o n

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JAMES L. TURK

DIRECTEUR EXÉCUTIF DE L’ASSOCIATIONCANADIENNE DES ENSEIGNANTS D’UNIVERSITÉ, DIRECTEUR DE PUBLICATION

DULIVRE THE CORPORATE CAMPUS: COMMERCIALIZATION AND THE DANGERS TO CANADA’S COLLEGES AND UNIVERSITIES, TORONTO, JAMES LORIMER & CO,1999.

O PA sur l’universitéLe rempart des libertés académiques tiendra-t-il face auxincursions des entreprises? Diverses affaires de financementobscurou de pressions sur les chercheurs nourrissent les inquiétudes.

1 . L’ENJEU DE L’A R G E N T

L e rôle de l’université dans la société démo-cratique est menacé. Aucune autre institu-tion n’a de mission équivalente: la recherchesans entrave de la vérité et du savoir et leurdiffusion auprès du public.Elle sert l’intérêt

général en se vouant à l’analyse informée et à laconnaissance critique et en maintenant une concep-tion intransigeante de l’intégrité intellectuelle.

La remise en cause des idées reçues,qu’elle résultede l’enseignement,de la recherche ou d’autres ser-vices auprès du public, menace les pouvoirs établis,intéressés au maintien du statu quo. A toutes lesé p o q u e s,des universitaires qui prenaient leur missionau sérieux se sont heurtés aux institutions religieuses,aux gouvernements ou aux puissances économiques.

L’implication croissante des entreprises dans la vieuniversitaire constitue aujourd’hui la principalesource d’inquiétude. Les réductions budgétaires dusecteur public ont amené les universités à chercherdes ressources privées et à accepter des formes de col-laboration jusqu’ici impensables. La notion mêmede philanthropie a changé. Au j o u r d ’ h u i , les dona-teurs attendent une contrepartie.

Jusqu’ici,les débats les plus houleux ont eu pourcible les accords commerciaux qui transforment lesuniversités en supports publicitaires ou octroient àcertains fournisseurs – de boissons fraîches, p a rexemple – une présence exclusive sur les campus. Siles protestations étudiantes contre ces pratiques sontlégitimes, un autre type de relations fait peser unemenace plus grave sur l’autonomie universitaire et

Les universités en tant que communautés autonomes de maîtres et d’étu-diants sont une création de l’Occident médiéva l . Les premières sont

apparues vers 1200,à Bologne et à Paris. D’autres ont rapidement suivi, àOxford,Cambridge, Montpellier, Toulouse, Padoue, Salamanque.A la fin duXVe siècle, il en existait plus de 60.Les hommes qui formèrent ces universi-tés – le philosophe Siger de Brabant, le théologien Thomas d’Aquin, l emédecin Arnaud de Villeneuve – se réunirent, souvent, avec très peu dem o y e n s, pour se consacrer à l’étude de diverses disciplines (philosophie, m é d e-c i n e, d r o i t ,t h é o l o g i e ) .A u s s i t ô t , ils luttèrent pour obtenir leur autonomie, c ’ e s t -à-dire pour le droit d’organiser l’enseignement à leur guise, d’accueillir quiils voulaient dans les écoles, de conférer librement les diplômes, de coop-ter les professeurs.En un temps où le droit, fragmenté en multiples coutumes, protégeait ava n ttout les gens du lieu,les universités qui attiraient des maîtres et des étu-diants d’origine lointaine, facilement en butte à la méfiance des autoritéset de la population locales, avaient besoin d’une protection particulière.Pour autant, l ’ a u t o n o m i e, une fois acquise, ne signifiait pas l’indépendancetotale. Elle devait être garantie par une autorité supérieure sous la formede privilèges écrits. L’Eglise ayant imposé depuis longtemps son contrôle àtoute forme d’enseignement,ce fut le pape qui octroya les premiers privi-lèges universitaires contre ceux qui,sur place, supervisaient traditionnelle-ment les écoles:l’évêque, la commune, les agents locaux du prince (dansla mesure où les pouvoirs politiques intervinrent aussi très tôt).L’expression libertas scolastica apparaît,à Paris, dès 1231.Ces libertés uni-versitaires recouvraient dans une certaine mesure ce que nous appellerionsaujourd’hui la liberté d’enseignement,celle-ci restant cependant toujourssoumise à un strict contrôle d’orthodoxie de la part de l’Eglise. Mais ellesdésignaient surtout le droit de vivre et de travailler en paix,en échappant

aux impôts urbains, aux réquisitions militaires et, plus encore, aux tribunauxlocaux, à leurs sergents et à leurs prisons.Les libertés universitaires empruntèrent beaucoup aux libertés ecclésiastiques:étudiants et maîtres, qu’ils fussent,ou non, hommes d’Eglise, furent assi-milés à des clercs relevant de la seule justice ecclésiastique, réputée pluséquitable. Mais ils échappèrent aussi largement à la justice ecclésiastiquelocale, n’étant justiciables que devant leur propre institution – les profes-seurs et le recteur, chef élu de l’université – ou devant le pape ou ses délé-gués.Les libertés académiques marquèrent donc l’émergence d’un droit propre,qui ménageait aux maîtres et aux étudiants une place à part dans la société.Ce droit était le même, à travers l’Occident, pour tous ceux qui appartenaientà ces institutions supranationales que furent, par essence, les premières uni-versités.A la fin du Moyen Age, l’affirmation des Etats nationaux obligea les liber-tés académiques à s’inscrire dans ce nouveau cadre politique, comme desimples pratiques dérogatoires au droit commun et toujours sujettes à révi-sion. Vestige vénérable de l’antique indépendance et privilège octroyé parle prince, elles eurent donc désormais un statut ambigu. ■

Jacques Verger, professeur d’Histoire du Moyen Age à l’Université de Paris-Sorbonne, auteur de Les Universités françaises au Moyen Age (Brill, Leyde,1995).

COMMENT SONT NÉES LES LIBERTÉS AC A D É M I Q U E S

18 Le Courrier de l’UNESCO - Novembre 2001

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les libertés académiques. Les dons consentis par lesentreprises aux universités, par exemple,sont souventsoumis à un secret absolu. Les clauses des accords nesont pas communiquées au conseils d’université etencore moins aux autres enseignants.A i n s i , en 1997,l’Université de To r o n t o, la plus grande et la plus richedu Canada, signait une série d’accords secrets: l aFondation Joseph Rotman attribuait 15 millions dedollars à la Faculté de management; Peter Munk,PDG de Barrick Gold et Horsham, 6,4 millions dedollars à un projet du Centre d’études internatio-nales et Nortel,huit millions de dollars à un institutdes télécommunications.Ces accords permettent auxentreprises d’exercer une influence sans précédent surles orientations scientifiques de l’institution.

Dans sa formulation initiale, l’accord Rotmanstipulait une «adhésion sans réserve de la direction etdes enseignants de la faculté aux principes et auxvaleurs qui fondent la vision [du donateur]». E ncontrepartie de la donation Munk, le Centre d’étudesinternationales devait s’assurer que le projet choisipar l’homme d’affaires serait considéré comme prio-ritaire par l’université et financé en conséquence.

Plusieurs affaires alimentent le débatAux Etats-Unis, le Massachusetts Institute of Te c h-

nology (MIT) s’est distingué, au début des années1990,en offrant aux entreprises un accès privilégié àses enseignants et à leurs rapports de recherche,en échange d’une contribution annuelle de 10 0 0 0à 50 000 dollars. Il s’est déclaré, par voie depublicité,prêt à mettre l’expertise et les res-sources de toutes ses écoles, départementset laboratoires à la disposition de l’indus-trie.

Le changement a été graduel,mais les relationsde plus en plus étroites entre entreprises et cher-cheurs universitaires sont à l’origine d’un malaiseaujourd’hui sensible. Plusieurs affaires ont alimentéle débat. Au Royaume-Uni,le rédacteur en chef duBritish Medical Journal a démissionné de son postede professeur à l’Université de Nottingham, l o r s q u ’ i la appris que celle-ci avait accepté un don de plus dec i n q millions de dollars de British American To b a c c o,destiné à créer un centre international sur la res-ponsabilité sociale de l’entreprise. Aux Etats-Uniset au Canada,les affaires Nancy Olivieri (voir pagesuivante) et David Kern,entre autres, illustrent lesmenaces que le secteur privé fait peser sur les liber-tés académiques. Consultant médical d’une entre-prise qui produisait du flocon de nylon,David Kern,par ailleurs directeur de la médecine du travail auMemorial Hospital de l’Université Brown (Etats-U n i s ) , a découvert l’existence d’une maladie pul-monaire grave chez les salariés. Contre la volontéde son université et de la firme qui le menaçait dep o u r s u i t e s, le médecin a publié ses résultats. S o nposte à l’université a été supprimé.La même année,le Centre de contrôle des maladies des Etats-Unis a

reconnu officiellement la nouvelle maladie pulmo-naire, associée au flocon de nylon1.

Dans ces deux dernières affaires, l ’ a d m i n i s t r a-tion n’a pas pris le parti de ses enseignants. C’est lesigne d’un changement de fond.Les conseils d’uni-versité,dans lesquels la présence des entreprises estsignificative, choisissent, de plus en plus, des admi-nistrateurs qui se conforment aux méthodes de direc-tion du privé.Et les universités travaillent toujoursplus dans des «cultures de marché», où l’intérêt sociald’une recherche se mesure à sa pertinence à court

terme sur le marché. L’argent va donc vers les dépar-tements d’informatique ou de gestion et ignore laphilosophie, l’Histoire, la physique théorique et lesarts. Les universités risquent de se heurter très viteaux limites de leur propre jeu.Le sous-financementpublic rend les universités vulnérables aux charmesdes entreprises. Mais rien n’indique que les dons pri-vés pourraient remplacer les fonds publics disparus.Pour le seul Canada, il faudrait affecter plus de deuxmilliards de dollars aux universités pour qu’ellesretrouvent les moyens dont elles disposaient il y a dix

Novembre 2001 - Le Courrier de l’UNESCO 19

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ans. Les apports des entreprises ne comblent pas lesrestrictions budgétaires. En veut-on une preuve? Denombreux pays renchérissent les frais de scolarité, c equi réduit les possibilités d’accès pour les étudiants.

Des poches de résistance existent, t o u t e f o i s. Aplusieurs reprises, étudiants et enseignants se sontopposés à l’esprit commercial sur les campus. AuC a n a d a , le tournant s’est produit voici deux ansquand un rapport d’experts a recommandé de consi-dérer la commercialisation comme la quatrième mis-sion de l’université,à égalité avec la recherche, l’en-seignement et les services auprès du public. Ce mêmerapport préconisait d’instaurer un lien plus étroitentre la promotion des enseignants et leur partici-pation aux activités commerciales. Une adresse auPremier ministre, rédigée par l’Association cana-dienne des enseignants d’université,a recueilli 1500signatures d’intellectuels et de chercheurs en troisj o u r s. Tous partageaient la même crainte: les inté-rêts privés seraient en mesure de décider du pro-gramme de recherches. La question est revenue surle devant de la scène cet automne, lorsque les rédac-teurs en chef d’une dizaine de grandes revues médi-cales internationales ont pris des mesures pour mieuxprotéger leurs collaborateurs universitaires ( v o i rp. 23).

Sans l’autonomie et les libertés académiques, l e suniversités ne peuvent remplir leurs missions. L e senseignants n’ont d’autre choix que de défendre leurdroit à pratiquer l’analyse critique, à publier leursrésultats et à inciter leurs étudiants à remettre encause les idées reçues. L’avenir des universités dépendde leur mobilisation. ■

1. Eyal Press et Jennifer Washburn,«The Kept Uni-

UN ENGAGEMENT PERMANENT DE L’UNESCO

En 1950, l’UNESCO a organisé à Nice une conférence,où les universités ont énoncé trois principes que

toute institution d’enseignement supérieur devraitdéfendre: «le droit et la liberté de rechercher la scien -ce pour elle-même, où que cette recherche puisseconduire; la tolérance des opinions opposées et l’indé -pendance à l’égard de toute ingérence politique; ledevoir, en tant qu’institution sociale, de promouvoirpar l’enseignement et la recherche les principes deliberté, de justice, de dignité et de solidarité…»La liberté académique est devenue un sujet brûlantdans le monde à la fin des années 1980, notammentaprès la chute de nombreux régimes communistes etl’essor de la démocratie. Depuis, une série de déclara-tions ont été adoptées. En 1997,la conférence généra-le de l’UNESCO a voté une recommandation sur lacondition du personnel enseignant du supérieur: ellestipule que le principe de liberté académique doit être«scrupuleusement respecté». Lors de la Conférencemondiale sur l’enseignement supérieur (1998),la liber-té académique et l’autonomie des universités ont étéqualifiées de préalables fondamentaux et inaliénablespour permettre aux établissements du supérieur d’ac-complir leur mission. L’UNESCO prépare un rapport mon-dial sur le sujet et anime un groupe de travail en vuede rédiger un instrument international. En juin 2001,l’organisation a également lancé le Réseau pour l’édu-cation et les droits académiques (voir p. 31), afin d’at-tirer l’attention de la communauté internationale surles violations de ces droits. Pour plus d’informations,voir: www.unesco.org/education/wche. ■

Si la fiction aide à comprendre la vie, le dernier roman de John Le Carré,La Constance du jardinier1, est une excellente lecture. Nancy Olivieri, p r o-

fesseur de médecine à l’Université de Toronto, compte parmi les éminentsscientifiques que l’auteur a rencontrés pour la préparation de son livre. Cetouvrage porte sur un meurtre mystérieux qui entraîne les lecteurs dans unsombre voyage à travers la jungle pharmaceutique, de l’Afrique jusqu’aumonde riche.Spécialiste de la thalassémie, une terrible affection du sang,Nancy Olivieriest au cœur d’une controverse. En 1996, elle a résisté à la firme pharma-ceutique Apotex, avec laquelle elle était sous contrat.Lors des essais cli-niques d’un remède potentiel à la maladie, elle a constaté chez certainspatients des effets secondaires graves.Elle en a informé les dirigeants d’Apotex,qui ont...haussé les épaules. Elles’est alors adressée au bureau d’éthique de l’hôpital,qui a étudié le cas etlui a recommandé de rédiger un nouveau formulaire de consentement dup a t i e n t , précisant les contre-indications. «Soixante-douze heures plus tard,Apotex m’a adressé un courrier: “Vous êtes renvoyée. Si vous dites quoi quece soit, nous portons plainte”. Trois jours plus tard, ils sont venus à l’hô -pital reprendre tous leurs médicaments.»Le plus gênant,c’est que ni l’université ni son hôpital universitaire ne l’onts o u t e n u e : ils ont parlé de «différend scientifiq u e» . L’hôpital lui a ôté ses res-ponsabilités de directrice du programme d’hémoglobinopathie. O r, le confli td’intérêts était patent:l’université attendait un don de 20 millions de dol-lars d’Apotex. «Les Etats doivent le comprendre: les compagnies pharma -

ceutiques comblent un vide créé par la baisse des fonds publics»,souligneNancy Olivieri. Quant aux scientifiques, ils ont une marge de manœuvre«zéro». «Si vous tirez la sonnette d’alarme, rien n’empêche l’université devous licencier. Les firmes pharmaceutiques peuvent vous détruire. Et l’in -tégrité ne se décrète pas.»L’affaire a provoqué un tollé international: les grands spécialistes mon-diaux de la thalassémie sont venus protester au Canada.Sous la pression,l’hôpital a annoncé qu’il soumettrait désormais ses décisions à un audit indé-pendant.Et Apotex a eu beau faire, le New England Journal of Medicine apublié l’étude de la chercheuse.«Cette affaire est typiquement un problème de santé publique. Et ce n’estpas terminé» ,a f firme Nancy Olivieri.Au cours d’un travail récent au Sri Lanka,elle s’est entretenue avec des patients à qui on n’avait jamais dit que le trai-tement comportait des risques, ni même qu’il était expérimental.En 1999,le médicament a été autorisé en Europe pour un usage spécifique. NancyOlivieri a attaqué en justice la Commission européenne. Elle jure qu’elle nesignera plus jamais de contrat avec l’industrie pharmaceutique.A c t u e l l e m e n ten congé sabbatique au Royaume-Uni, elle prépare une maîtrise en droitet éthique de la médecine. ■

1. Traduction française de Mimi et Isabelle Perrin, Paris, Seuil, 2001.

NANCY OLIVIERI: «L’INTÉGRITÉ NE SE DÉCRÈTE PAS»

«Les restrictionsdes libertés

académiquescontribuent

à entraverla circulation desconnaissances etdonc à perturber

le jugementet l’action

des nations.»Albert Einstein,

physicien allemand(1879-1955)

20 Le Courrier de l’UNESCO - Novembre 2001

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En 1998, la firme suisse Novartis offrait 25millions de dollars à l’Université de Cali-fornie-Berkeley contre la signature d’unaccord de cinq ans.Avec cette entente, l e srelations entre l’industrie et l’enseigne-

ment supérieur entraient dans une ère nouvelle.Pour la première fois,une multinationale,active dansles secteurs de la pharmacie et de l’agro-alimentaire,s ’ a p p r o p r i a i t , non pas les travaux d’un chercheursous contrat, mais l’activité d’un département uni-versitaire tout entier.

Par l’intermédiaire d’une nouvelle filiale –Novartis Agricultural Discovery Institute – instal-lée à La Jolla (Californie), la société suisse allaitc o n t r i b u e r, à hauteur d’un tiers environ, au budgetdu département de biologie végétale et microbiennependant cinq ans. En échange, elle obtenait un pri-vilège sans précédent:un droit de première négo-ciation pour le dépôt de brevets, sur un tiers desdécouvertes effectuées dans n’importe quel labo-ratoire du département.

L’accord a été perçu comme un pillagedes ressources publiques

L’université a-t-elle bradé son expertise ou jouéun coup de maître? Le parrainage de la recherchepar l’industrie ne date pas d’hier, mais que penserde ce changement d’échelle? En 1998, les fir m e sprivées «sponsorisaient» – à hauteur de deux mil-liards de dollars – 9% des travaux de l’ensemble desuniversités américaines. La même année, l ’ E t a tfédéral leur versait 13 milliards. Mais alors que leschercheurs négociaient leurs financements au couppar coup, le nouvel accord Berkeley-Novartis a étéperçu comme un véritable pillage des ressourcespubliques par le privé.

Depuis 1993,la question des sources de finan-cement était officiellement posée à Berkeley. L echancelier de l’université, Chang-Ling Ti e n , c r é aalors un comité de planification des biotechnologies,pour tisser des relations à long terme avec l’indus-t r i e.Cette démarche s’appuyait sur une loi de 1980,le Bayh-Dole A c t , qui autorise les universités àbreveter leurs inventions.

Gordon Rausser, ancien doyen du College ofNatural Resources et spécialiste d’économie agri-

cole a longtemps participé aux travaux du comité.Pendant des années, dit-il,les rencontres entre lesuniversitaires et la dizaine de représentants du sec-teur privé sont restées infructueuses. Or, le finan-cement fédéral de la recherche agronomique stag-nait depuis les années 1960, tandis que les écoles demédecine et d’ingénieurs captaient une part crois-sante des ressources.

«En résumé,notre problème consistait à créer lesconditions les plus favorables pour nous», e x p l i q u eGordon Rausser.Au lieu d’aller mendier des fondsici et là, l’université a défini sa propre conceptiondu partenariat. Plusieurs firmes se sont alors mani-f e s t é e s, en se réservant souvent le droit de ne fin a n-cer que les travaux susceptibles d’une applicationc o m m e r c i a l e.Seule Novartis était prête à concéderaux chercheurs l’exercice de leurs libertés acadé-m i q u e s, o u , pour citer l’accord,à «financer sans res-triction la recherche générale, non ciblée».

En contrepartie, la firme bénéficiait d’un délaide 30 jours pour étudier les résultats des recherchesdu département avant publication, et de 90 jourssupplémentaires pour demander à l’université deles protéger par un brevet.Brian Wright,un autrespécialiste d’économie agricole à Berkeley,qui a tra-vaillé sur la propriété intellectuelle, observe que ledroit de première négociation,défini par l’accord,

VICKY ELLIOTT

JOURNALISTE À SAN FRANCISCO.

N o v a r t i s sème la discordeUne «alliance stratégique» conclue entre la multinationale etun département de l’Université de Berkeley a provoqué un tollédans le monde académique. Mais qui y gagne le plus?

1 . L’ENJEU DE L’A R G E N T

Cultures d’OGM aux Etats-Unis.

Novembre 2001 - Le Courrier de l’UNESCO 21

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n’est pas un droit d’achat,«mais seulement le droitde payer assez cher pour que l’université ne soit pastentée de vendre à quelqu’un d’autre».

L’émotion soulevée par l’annonce de l’accordbalaya ces distinctions subtiles.Au moment où l’op-position aux cultures génétiquement modifiées pre-nait de l’ampleur dans l’opinion,les défenseurs del’agriculture durable y virent une véritable provo-cation: l’institution universitaire donnait son avalaux biotechnologies.

Deux éminents responsables de l’université sefirent entartés. L’organisation Students for Res-ponsible Research stigmatisa l’accord qui donnaitla priorité «à des rech e r ches lucratives, dans undomaine très controv e r s é ». Et le Conseil scienti-fique de l’université, lors de débats houleux, s’in-terrogea sur la trop grande précipitation des signa-taires et d’éventuelles atteintes à l’indépendance dela recherche.

Une clause, en particulier,alimentait la controverse: elleprévoyait la présence de deuxreprésentants de Novartis dansle comité de cinq personnes quirépartirait chaque année lescrédits de recherche. S t e v e nB r i g g s, alors directeur de l’ins-titut Novartis (rebaptisé To r-rey Mesa Research Institute)affirme que cette disposition aété introduite à la demande del ’ u n i v e r s i t é . Selon GordonRausser, Berkeley espérait ainsi apprendre si destravaux similaires étaient déjà en cours dans le sec-teur privé.

L’accord laisse à Berkeleyune grande marge de manœuvre

Pour Andrew Ja c k s o n , président du départe-ment de biologie végétale et microbienne, les deuxreprésentants de Novartis ont,pour l’essentiel, s u i v iles avis des enseignants au cours des premièresa n n é e s. «Il n’y a eu aucune atteinte aux libertés aca-d é m i q u e s », a s s u r e - t - i l . P a r a d o x a l e m e n t , l ’ a c c o r davec Novartis a permis aux professeurs d’entre-prendre des projets audacieux en science fonda-m e n t a l e, pour lesquels ils n’auraient jamais obtenude ressources. La répartition des fonds fédérauxlaisse aujourd’hui peu de place au « financement del ’ i n a t t e n d u » , selon l’expression d’un professeurémérite. La concurrence acharnée entre les labo-ratoires favorise la prudence au sein des commis-sions nationales qui allouent les fonds.

Les 30 enseignants et chercheurs du départe-ment étaient libres de souscrire ou non à l’accord.Un seul a refusé d’y participer, deux se sont abste-nus par principe.Les autres sont contents. «C’est uncadeau du ciel, a f firme Loy Vo l k m a n , un virolo-giste qui travaille sur les insectes.L’Etat nous fin a n c epeu; alors il faut bien trouver ailleurs jusqu’à 70%

du budget, et d’habitude, le payeur veut orienter nosrecherches.»

L’accord laisse à Berkeley une marge demanœuvre peu commune pour négocier les bre-vets qu’elle veut conserver. Par comparaison,dansl’accord entre l’Université de Washington et Mon-s a n t o, la firme dépose elle-même les brevets. Ja m a i sBerkeley n’aurait consenti à une telle abdication deses droits, a f firme Carol Mimura, du bureau desbrevets de l’université.

La seule autre ressource,c’est l’argent public, et il n’y en a pas

Depuis la signature de l’accord, Syngenta (lenouveau nom de la filiale de Novartis) a pris uneoption sur sept brevets, tous issus de projets qu’ellea financés, partiellement (pour quatre) ou totale-ment (pour les trois autres).

Les jeunes chercheurs ne paraissent pas trou-b l é s. Ils savent qu’ils ne peu-vent plus se retrancher dansleur tour d’ivoire.Pour MichaelG o o d i n , étudiant post-docto-rat,l’accord est «significatif ducontexte dans lequel nous allonsé v o l u e r. La seule autre res-s o u r c e, ce sont les fonds publics,et il n’y en a pas».

Lors des séminairesannuels organisés par l’institutde Novartis,enseignants et étu-diants ont été surpris de la

liberté de ton des chercheurs du privé. N é a n m o i n s,lors d’une audition au capitole de l’Etat de Cali-fornie en 2000, le sénateur démocrate Tom Haydena qualifié l’accord d’«usurpation de la démocratiepar la biotech n o l o g i e », et le sénateur Steven Peace,président du comité budgétaire, s’est interrogé surla transparence financière de l’accord. Tels qu’ilssont prévus, les rapports comptables sont, s e l o nlui, «piégés, impossibles à contrôler de l’extérieur».

Un comité interne à l’université devaitprésenter un bilan de l’accord à mi-parcours. Il nesera probablement pas prêt avant la quatrièmeannée.

A tout moment,Syngenta est libre de suspendreson soutien, avec un préavis d’un an. Pour évitercette issue, le corps enseignant sollicite de nou-veaux financements. Mais qu’aura gagné la firmedans cette opération? Guère plus, sans doute,q u ’ u nposte d’observation sur les recherches d’une uni-versité de premier ordre.Avec les menaces de réces-sion et les problèmes que lui attirent les culturest r a n s g é n i q u e s, il paraît peu probable qu’elle renou-velle l’accord. Le partenariat avec Berkeley-Novar-tis pourrait bien passer à la trappe et rejoindre,dans l’histoire universitaire, la longue liste des«expériences» inabouties. ■

«Et si les êtreshumains voulaient

s’affranchirdes technocrates

et des commissairespolitiques,

des banquierset des hommes

d’affaires...et de quiconquevoudrait balayer

la liberté etla dignité, et

chercheraità les anéantir.»

Noam Chomsky,linguiste américain

(1928-)

Paradoxalement,l’accord avec Novartis

apermis aux professeursde mener des projetsaudacieux en science

fondamentale

22 Le Courrier de l’UNESCO - Novembre 2001

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D ans la recherche médicale, les essais cli-niques sont une étape indispensablepour établir les avantages d’un nou-veau traitement. Mais la rigueur scien-t i fique ne s’arrête pas là:pour être vali-

d é s, les résultats de ces essais doivent être soumis à lacritique et publiés dans une revue médicale. Une foisces étapes franchies, la pratique clinique pourra évo-l u e r.

Les articles publiés par des chercheurs dans lesrevues scientifiques ne sont pas simplementles résultats bruts de leurs expérimenta-t i o n s.Avant la publication, ils sont sou-mis à un comité de lecture composé dechercheurs étrangers au protocolee x p é r i m e n t a l , qui s’efforcent dedéceler d’éventuelles failles etrédigent un avis à l’intention desrevues.

To u t e f o i s, a u j o u r d ’ h u i ,c eprocessus d’examen critiquene suffit plus à garantir lacrédibilité des résultatspubliés.

Il y a 20 ans, les essais cli-niques étaient conduits en commun par deschercheurs universitaires et des laboratoiresp h a r m a c e u t i q u e s. Les chercheurs élaboraientles protocoles d’essais, recrutaient les malades etinterprétaient les données. Le sponsor fin a n ç a i tleurs travaux et fournissait le matériel nécessaireau traitement de la masse de données. L adescription des résultats était rédigée parles deux parties; les articles publiés étaientsignés par les chercheurs qui avaientjoué un rôle essentiel dans les essais, ce quien renforçait la crédibilité.

M a i s, au cours des dix dernières années, de nom-breux chercheurs ont quitté l’université pour l’in-dustrie pharmaceutique. Cette dernière a désormaisla capacité de définir elle-même des protocoles d’es-s a i s. Par ailleurs, les chercheurs salariés par ces labo-ratoires industriels ont parfois tendance à définir desprotocoles favorables aux produits maison. Q u a n taux sponsors, qui rédigent le plus souvent les manus-crits soumis aux revues médicales, ils peuvent nelivrer qu’une partie des données.N’étant pas neutres,ils ont intérêt à contrôler l’interprétation et la publi-

cation des résultats.On s’est aperçu à plusieurs reprises que des labo-

ratoires qui finançaient certains essais cliniquescachaient les résultats obtenus parce qu’ils n’étaientpas conformes à leurs attentes. Ces affaires ont faitgrand bruit (voir p. 2 0 ) ,Po u r t a n t , pour les comités édi-toriaux des revues,d’autres pratiques, plus sournoises,sont encore plus inquiétantes: il arrive que le manus-crit soumis par un laboratoire omette des donnéesessentielles ou minimise les effets indésirables d’une

nouvelle thérapie.Cette présentation biai-sée des données trahit la confiance

des sujets qui se sont prêtés auxessais, des patients et des méde-c i n s.Et elle ne satisfait pas à une

exigence légitime: le compte-rendu objectif et complet des

résultats de la recherche.En septembre 2001,

l’International Council ofMedical Journal Editors( I C M J E ) , qui réunit lesdirecteurs de 12 revuesm é d i c a l e s, a adopté unensemble de règles déon-

tologiques concernant les protocoles d’essaiscliniques et leur évaluation.Dorénavant,les

chercheurs universitaires devront garan-tir qu’ils ont bien eu un rôle signific a t i f

dans l’élaboration des essais et que leuraccès à l’ensemble des données, l’interpré-

tation de celles-ci et la préparation du manus-crit n’a rencontré aucune restriction.L’ICMJE estime que ces règles profite-ront à tous. Les universitaires seront enmeilleure position pour négocier des

contrats de recherche avec les laboratoires et pouranalyser objectivement toutes les données dispo-n i b l e s. Les malades et les médecins y gagneront l’as-surance de disposer de toute l’information concernantun nouveau traitement. Et tous les laboratoires,q u e l l eque soit leur surface financière, se verront offrir deschances égales.

Les pratiques médicales ont progressé jusqu’icigrâce aux innovations.Pour que ces avancées se pour-suivent,il est indispensable que les protocoles d’ex-périmentation et leurs comptes rendus échappent àtoute interférence commerciale. ■

JEFFREY DRAZEN

RÉDACTEUREN CHEFDU NEW ENGLAND JOURNAL OF MEDECINE ET PROFESSEURDE MÉDECINE À LA HARVARD MEDICAL SCHOOL.

Les revues c o r r i g é e sA plusieurs reprises, les laboratoires ont influencé, à leur avantage,la publication des résultats d’essais pharmaceutiques. Pour éviter cesdérives, les grandes revues médicales adoptent un nouveau code deconduite.

1 . L’ENJEU DE L’A R G E N T

Novembre 2001 - Le Courrier de l’UNESCO 23

C H E R C H E U R S S O U S P R E S S I O N

«Le scientifiqueest libre, et doitrester librede poser toutesles questions,de douter de tousles principes,de cherchertoutes les preuves,de corriger toutesles erreurs.»J. Robert Oppenheimer,physicien américain(1904-1967)

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24 Le Courrier de l’UNESCO - Novembre 2001

RENÉ LEFORT

DIRECTEUR DU COURRIER DE L’UNESCO.

Des b a r b e l é s sur le terrain dela re c h e rc h eTandis que les brevets prolifèrent, des chercheurs et desorganisations internationales tentent de protéger l’une desconditions essentielles de la recherche: la libre circulation de

1 . L’ENJEU DE L’A R G E N T

N ous vivons, d i t - o n ,à l’«ère de la connais-s a n c e » . Cela veut-il dire que les connais-sances circulent mieux,et plus librement?L’accès au savoir, liberté fondamentaledans les milieux académiques, est-il amé-

lioré? L’évolution technique favorise un accès plus aiséà l’information.Mais la circulation des savoirs n’est pasqu’une affaire de technologie; elle est aussi régie par ledroit de la propriété intellectuelle, qui impose sespropres limites. Quel est le «juste équilibre» à trouverentre l’appropriation privative des connaissances e tleur diffusion publique, g r a t u i t e ?

Des initiatives récentes montrent que de nom-breux scientifiq u e s, estimant leur liberté menacée,p a s-sent à l’action. Le MIT (Massachusetts Institute ofTe c h n o l o g y ) , l’un de plus grands centres de recherchedes Etats-Unis, vient d’annoncer son intention demettre sur la toile, en libre accès, l’intégralité de sescours et de ses ressources pédagogiques. D’autre part,plus de 22 000 scientifiques issus de 161 pays ont lancéune campagne de boycott dirigée contre les éditeursde publications scientifiques et se mobilisent en faveurd’une «bibliothèque publique de la science».

Nouvel ordre juridique«Nous ne voyons vraiment pas pourquoi nous

devrions céder nos droits d’auteur à un éditeur dont lebut est avant tout lucratif, alors que nous avons faittout le travail. Les prix des abonnements pratiqués parces maisons d’édition sont tellement exorbitants que,même dans les pays rich e s, il est parfois impossibled’avoir accès à certaines informations, sans parler dela situation des scientifiques dans les pays en dévelop-p e m e n t» , estime l’un des signataires, le BritanniqueMichael Ashburner, professeur de biologie à l’Uni-versité de Cambridge.

Au cours des dernières années, l’évolution tech-nique a justifié toute une série de réformes du droitde la propriété intellectuelle par le Congrès américainou la Commission européenne. Ces réformes ont étémondialisées sous l’égide de l’Organisation mondialede la propriété intellectuelle (OM P I) , mais aussi del’Organisation mondiale du commerce (OMC), à tra-vers les accords AD P I C1. Depuis 1995, tout Etat quidésire faire du commerce doit se plier à ce nouvelordre juridique de la propriété intellectuelle. Or, des

l’information.

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Novembre 2001 - Le Courrier de l’UNESCO 25

C H E R C H E U R S S O U S P R E S S I O N

points sensibles ont été touchés. Par exemple, la duréede protection d’un texte par le copyright et le régimedes exceptions légales à la protection (fair use e nanglais).En gros, ces exceptions recouvrent la copieprivée (réservée à un usage personnel,non commer-cial) et le droit de citation de larges extraits à des finsscientifiques, éducatives ou académiques.

Sous couvert d’harmonisation internationale, ona assisté à l’allongement de la durée de protection(qui vient de passer de 50 à 70 ans après la mort de l’au-teur dans le cas de la propriété littéraire et artistique),ce qui se traduit notamment par une diminution de l’in-formation scientifique librement accessible.

Par ailleurs, des «mesures techniques» sont déve-loppées par les fabricants de produits informatiquespour lutter contre la «piraterie» et empêcher la copie(de logiciels, de bases de données, etc.).Elles empê-chent les usagers de jouir de leurs droits légitimes autitre du fair use. P i r e, on pourra bientôt être poursuivipénalement pour avoir tenté d’exercer un droit légi-time de copie privée!

De manière plus générale, on assiste à l’élargisse-ment continu du domaine des informations et desconnaissances protégeables. Lev i v a n t , le génome humain etmême les cellules souches, c o m-mencent à entrer dans cedomaine, créant d’énormes res-trictions à la recherche géné-tique. Idem pour les «méthodesd’enseignement» et les bases ded o n n é e s. Depuis quelque temps,on voit même apparaître des ten-tatives, encore infructueuses, deprotéger les idées et les algorithmes. On a ainsi vu desfirmes aussi importantes que British Telecom reven-diquer un brevet sur les liens hypertextes.Avec la pro-lifération des brevets2, le terrain de la recherche est envoie d’être morcelé, « c l ô t u r é » , avec pour conséquencede restreindre les libertés des chercheurs.

En «renforçant la protection» de la propriété intel-lectuelle, on va jusqu’à créer une situation d’insécu-rité juridique pour des activités relevant de la libertédes échanges académiques. Un professeur de l’Uni-versité de Princeton a ainsi renoncé à faire un courssur certaines techniques logicielles de chiffrement depeur d’être traîné devant les tribunaux par les indus-triels de la communication. Un autre enseignant, auMIT cette fois, s’est vu réclamer par l’un de ses étu-diants la signature d’un accord de confidentialité pourexaminer son mémoire!

Face à ces évolutions, il est temps de se demanderà quoi doit servir le droit de la propriété intellectuelle.De fait,il s’agit avant tout d’assurer la diffusion uni-verselle des connaissances et des inventions,en échanged’une protection consentie aux auteurs par la collec-tivité,pour une période limitée. Ce souci d’équilibreentre les intérêts de la collectivité et ceux des inven-teurs s’incarne notamment dans la durée de protectionlimitée et dans le fair use.

Aujourd’hui,le débat fait rage entre les partisansd’une extension de la durée de protection des œuvreset des informations scientifiques et ceux qui militentpour prendre en compte l’impératif social d’un accèsaux connaissances, plus libre, plus universel et moinsonéreux.Ce débat symbolise la recherche d’une fina-lité socialement acceptable à ce qu’il est convenu d’ap-peler «l’ère de la connaissance».

Dans une économie des savoirs mondialisée, l ’ e n-jeu est crucial pour les pays en développement, qui nedétiennent que... 3% de l’ensemble des brevets. En1 9 9 9 , le rapport du Programme des Nations unies pourle développement (PN U D) soulignait: «le renforcementdes droits de propriété intellectuelle barre l’accès despays en développement à l’économie du savoir».Et ila j o u t a i t : «la marche implacable des droits de propriétéintellectuelle doit être mise en cause et stoppée».

Tandis que les chercheurs du monde industrialisévoient les résultats de leurs travaux soumis à des pro-tections de plus en plus dures, leurs collègues du Sud ontde moins en moins accès aux informations scientifiq u e snécessaires pour mettre au point des produits appropriésaux besoins de leurs concitoyens. Ainsi,la dépendance

des pays pauvres à l’égard demédicaments importés, chers etinaccessibles au plus grandnombre, continue de croître.

En revanche, l ’ i n f o r m a t i o ns c i e n t i fique que l’on se transmetde génération en génération dansles pays en développement estlibrement accessible aux cher-cheurs occidentaux. Comme ledroit des brevets ne reconnaît

pas ces savoirs traditionnels et autochtones, certainsn’hésitent pas à se les approprier. En 1995, selon lePNUD, deux chercheurs du centre médical de l’Uni-versité du Mississipi ont obtenu un brevet leur per-mettant d’utiliser le curcuma pour soigner les blessures,un traitement connu en Inde depuis des milliers d’an-nées (ce brevet a d’ailleurs été retiré depuis).

Afin de financer le développement de recherchesd’intérêt public mondial, certaines organisations,comme le Groupe consultatif pour la recherche agri-cole internationale, proposent de taxer les brevetsenregistrés auprès de l’OMPI. Une taxe de 100 dollarspar brevet aurait rapporté 350 millions de dollars en1 9 9 8 , soit une somme bien supérieure au budget annueldu MIT (226 millions de dollars).Plus généralement,le cadre juridique de la propriété intellectuelle doitfavoriser l’accès de tous aux savoirs, car c’est claire-ment dans l’intérêt général. Ce sera l’un des enjeux duSommet mondial de la société de l’information, quiaura lieu en 2003. ■

+ …www.unesco.org/webworld/observatorywww.publiclibraryofscience.orgRapport du PNUD sur le développement humain, 1999.

Ce débat symbolisela recherche d’unefinalité socialement

acceptable à«l’ère de la

connaissance»

«Les universités,qui sont financéespar l’argent publicservent moinsà cultiverles dons naturelsdes hommes qu’àles restreindre.»Baruch Spinoza, philosophehollandais (1632-1677)

1. Accord sur les aspects desdroits de propriété intel-lectuelle qui touchent aucommerce (TRIPs, e nanglais).

2. Selon l’OM P I, le nombre debrevets accordés dans lemonde a doublé entre 1980et 2000 et les demandes debrevets ont été multipliéespar neuf.

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En Afrique subsaharienne, les chercheursont l’impression que la nature des menacesqui pèsent sur leurs libertés a changé aucours de la dernière décennie. Elles sontaujourd’hui moins politiques et plus éco-

n o m i q u e s.Après les indépendances, les libertés acadé-

miques ne faisaient pas partie des priorités desjeunes Etats. Certains allaient même jusqu’à lesq u a l i fier de «concept bourgeois» .L’université devaitavant tout servir la nation et participer à son déve-l o p p e m e n t . . . en collaborant avec le pouvoir enp l a c e.Très vite, cette logique a mené à la répressionde toute contestation,à l’arrestation et à la déten-tion de nombreux universitaires et étudiants,v o i r eà leur élimination physique dans les dictatures lesplus dures.Les universités,dont le nombre est passéde six au début des années 1960 à 120 à la fin desannées 1990, devinrent la bête noire des régimesautoritaires.

Risques d’élimination physiquePour dompter ces foyers de sédition,certaines

disciplines jugées subversives furent purement etsimplement interdites. Après 1968, par exemple,les sciences politiques et la sociologie n’avaientplus droit de cité au Rwanda et au Sénégal,tandisque le droit disparut des universités mozambicainesquelques années plus tard. Presque partout, la cen-sure sévissait. Elle était particulièrement sévère auKe n y a , au Malawi et dans l’Afrique du Sud del’apartheid.

Plus récemment, on se souvient de l’occupa-tion du campus de Lubumbashi (ex-Zaïre) par lesforces de sécurité (1990), des brutalités policièresà Yo p o u g o n , en Côte-d’Ivoire (1991), de l’élimina-tion de nombreux universitaires tutsis et hutuscontestataires pendant le génocide rwandais (1994)et des meurtres d’intellectuels algériens. Au Nige-ria, les régimes militaires ont liquidé les conseilsd’administration des universités pour les remplacer

par d’anciens généraux.C e p e n d a n t , depuis une dizaine d’années, l e s

chercheurs africains ont vu leur terrain de recherches’élargir au fur et à mesure que leurs gouverne-ments entraient dans des processus de démocrati-s a t i o n . Les risques d’élimination physique ne concer-nent plus guère que quelques pays comme leBurundi, et la censure s’allège.

To u t e f o i s, d’autres menaces se précisent.A la findes années 1990,un pays d’Afrique subsaharienne

26 Le Courrier de l’UNESCO - Novembre 2001

TEXTE RÉALISÉ À PARTIR DE DOCUMENTS ET D’UNE INTERVIEW D’EBRIMA SALL

CHERCHEUR GAMBIEN AU NORDIC AFRICA INSTITUTE (SUÈDE), ANCIEN DIRECTEUR DU PROGRAMME SUR LES LIBERTÉS ACADÉMIQUES DU CODESRIA (CONSEIL POUR

LE DÉVELOPPEMENT DE LARECHERCHE ENSCIENCES SOCIALES EN AFRIQUE,BASÉ À DAKAR, SÉNÉGAL).

Trop p a u v re spour être l i b re sDans de nombreux pays africains, les pressions exercées surles universitaires par les gouvernements se sont allégées, alorsque les empêchements de nature économique ne cessent degrandir.

1 . L’ENJEU DE L’A R G E N T

Un laboratoire de l’Université de Kano, au Nigeria.

«Rien de ce quiest appris sous

la contrainte nereste ancré dans

la mémoire.»Platon, philosophe grec (428-

348 avant J.-C.)

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sur trois était en guerre. De nombreuses universi-tés ont été détruites (voir l’encadré sur la SierraLeone ci-dessous) ou réduites à leur plus simplee x p r e s s i o n .Au j o u r d ’ h u i , les principales limitationsdes libertés académiques en Afrique sont de natureéconomique. Les enseignants, mal payés, exercentsouvent plusieurs métiers à la fois et ne peuventdonc plus se consacrer à leurs recherches. Les uni-versités, qui ont été «sacrifiées» au cours des deuxdernières décennies sur l’au-tel des plans d’ajustements t r u c t u r e l s, manquent cruelle-ment de ressources. Les grèvesse multiplient et certains éta-blissements tentent de seregrouper pour faire face auxnouveaux défis posés par lam o n d i a l i s a t i o n . Petit signee n c o u r a g e a n t : à l’heure del’économie du savoir, l e sbailleurs de fonds et,en parti-c u l i e r, la Banque mondialereconnaissent qu’on ne peutplus reléguer l’enseignement supérieur et larecherche au rang de «luxes» superflus.

Mais les universités doivent désormais produiredes résultats «rentables».La recherche appliquéetient la vedette tandis que les projets des cher-cheurs sont jugés à l’aune de leur «valeur mar-c h a n d e » .La recherche fondamentale et les scienceshumaines sont marginalisées. Des universités, c o u-ramment présentées comme des «modèles», o n t

adopté un mode de fonctionnement libéral.C o m m eMakarere, en Ouganda,elles trouvent de l’argenten vendant des services. Les chercheurs y perçoi-vent des salaires plus élevés qu’ailleurs, leurs labo-ratoires sont dotés de matériel neuf et leurs tuteursétrangers (les donateurs) les protègent parfois despressions politiques locales. Ils travaillent donc «àla commande» pour les bailleurs de fonds,quand ilsne se transforment pas en consultants pour leurs

projets de développement.Ilssont parfois considérés commedes exécutants et exclus desprojets s’ils veulent intervenirdans la définition des proto-coles ou des méthodes der e c h e r c h e. Des économistessoudanais ont connu cettemésaventure, après avoir pro-testé contre un projet de l’Or-ganisation mondiale du travail(OIT).

Comme l’a souligné lejuriste tanzanien Issa Shivji,il

y a quelques années, à l’intention d’intellectuelsa f r i c a i n s : «Vous savez à quoi vous attendre de la partde l’Etat et quelle résistance lui opposer. Mais vousne savez pas ce que le marché vous réserve. L’Etatvous fait savoir qu’il s’apprête à vous pendre pourque vous ayez le temps de préparer votre défense.L em a r ché vous donne une longue corde pour que vousvous pendiez vous-mêmes». ■

Novembre 2001 - Le Courrier de l’UNESCO 27

C H E R C H E U R S S O U S P R E S S I O N

Après une guerre civile d’une extrême brutalité,commencée en 1991,laSierra Leone connaît un processus de paix encore incertain. Chris Squire,

professeur de thermodynamique et responsable du département d’ingénieriemécanique du Fourah Bay College explique ce que signifient les libertés aca-démiques dans le pays classé au tout dernier rang de l’indice de dévelop-pement humain du PNUD.«Jusqu’en 1995, j’enseignais à Njala College, à 150 kilomètres de la capi -tale, dans le département d’agriculture. Avec l’arrivée des rebelles, notresituation est devenue intenable. Nous nous sommes repliés sur Freetown.Nous n’avons pas pour autant échappé à la guerre et à l’insécurité. Le toitde mon atelier de mécanique a été détruit par un obus, et des voleurs ontvisité nos locaux. »L’université connaît un début de renaissance. Njala College a accueilli 2000 étudiants l’année dernière, contre 900 l’année précédente. Mais, si jene connais pas de professeurs auquel on ait interdit de publier, je n’enconnais pas non plus qui ait pu mener un projet de recherche à bien, du faitde l’absence criante de ressources. Mon salaire est de 300 dollars par mois. L’Etat le paye régulièrement. Maistous les enseignants savent que le financement de l’université ne peut plusdépendre exclusivement du budget de l’Etat. Nous devons explorer d’autresvoies. »Trois cents étudiants sont inscrits dans mon département. Nous essayonsde trouver des aides extérieures. Nous avons, par exemple, récupéré de l’équi -pement informatique auprès de la FAO. Surtout, nous sommes contraints

d’avoir une activité commerciale. L’atelier de mécanique a commencé à pro -duire, en quantité limitée, des portes et des fenêtres. Nous envisageons defabriquer des pièces détachées et des ustensiles ménagers. Cette petiteproduction sert de travaux pratiques à mes étudiants. »Je suis associé à un travail de recherches en sciences sociales sur la tran -sition vers la paix, financé par un institut suédois, le Nordic Africa Institute.Cela peut sembler très éloigné de ma spécialité, mais il s’agit d’une ques -tion de survie. Pour moi – parce que je veux poursuivre des recherches – etpour la Sierra Leone, qui doit trouver des solutions pour sortir de la guerre.Aujourd’hui, ce travail ne me procure pas un revenu régulier, il me serapayé quand il sera terminé. »J’élabore aussi un autre projet, en collaboration avec un réseau universi -taire qui a un statut d’ONG, le Science and Technology Policy Research, baséà Nairobi. Mon but est d’identifier des possibilités de relancer des activitéslocales, dans l’agriculture, la santé, l’éducation. A l’origine du cercle vicieuxde violence dans lequel la Sierra Leone s’est enfoncée, il existe des causespolitiques, sociales, institutionnelles profondes. Si nous voulons engager unevéritable refondation, nous ne pouvons pas nous contenter de l’aide inter -nationale. Cela vaut pour la production agricole, mais aussi pour l’avenird’institutions condamnées à une survie précaire, par manque de ressources.Je pense, en particulier, à l’université.» ■

SIERRA LEONE: UN CHERCHEUR SUR TOUS LES T E R R A I N S

Les universitésont été sacrifiéesau cours des deux

dernières décennies surl’autel des plans

d’ajustementstructurels

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28 Le Courrier de l’UNESCO - Novembre 2001

L A R E C H E R C H E I N D I E N N E E T L E S M U L T I N A T I O N A L E S

Depuis que l’Inde a libéralisé son économie en 1991, ens’ouvrant aux multinationales, l’expertise et les équipements

du CSIR,notamment en pharmacie et en chimie, sont devenustrès demandés. Mais ce Conseil de la recherche scientifique etindustrielle, qui regroupe 80% des laboratoires publics, doitdésormais se livrer à des arbitrages délicats.Dès 1986, le gouvernement a réduit ses subventions,contraignant cet organisme spécialisé dans la rechercheindustrielle à recourir à d’autres sources de financements, pourun tiers de son bugdet.A u j o u r d ’ h u i , 70% de ses fonds extérieurs(55 millions de dollars) sont d’origine publique, 10% viennent decontrats avec des multinationales et le reste provient del’industrie indienne.Suite à la baisse des fonds publics, un nouveau rapport de forces’est établi entre les entreprises et les instituts de recherche. «L e suniversitaires affrontent la concurrence en plein essor des“consultants scientifiques”, qui sont moins scrupuleux parrapport aux traditions d’indépendance et d’objectivité de larecherche», observe Anil Agarwal, président du Centre pour lascience et l’environnement, à New Delhi.Pour le docteur Mashelkar, directeur général du CSIR, l arecherche privée, qui ne concerne que 2% des chercheurs et septlaboratoires du Conseil, ne change rien à ses priorités. Mais,selon les critiques, l’ambiance n’est plus du tout la même dansles sept laboratoires en question – qui comprennent lelaboratoire national de chimie (NCL) à Pune et l’Institut indien detechnologie chimique (IICT) à Hyderabad.A l’IICT, un projet de 100000 dollars de la société SmithKlineBeecham a monopolisé, d i t - o n , huit étudiants de second cycle, 1 2de troisième cycle et plusieurs techniciens pendant toute unea n n é e. C’est ainsi que des scientifiques de haut niveauabandonnent des recherches importantes afin d’effectuer des

tests de routine et de collecter des données pour desmultinationales. Pour gagner de l’argent, on sacrifie des idéesn e u v e s, déplore-t-on à l’IICT. En moyenne, un projet sous contratrapporte dans les 1,9 million de roupies (42000 dollars) contre0,5 million (11000 dollars) il y a cinq ans. Le docteur K. V.Raghavan,directeur de l’IICT, estime cependant que ce type detravail a permis à ses chercheurs de se familiariser avec denouvelles méthodes de production des médicaments, qui,dansle futur, pourraient être adaptées aux besoins de l’Inde.Mashelkar ne nie pas que certaines priorités de la recherchep u i s s e n t , à l’avenir, être sacrifiées au profit de projets privés. M a i spour lui, il existe assez de garde-fou dans le système pour que leslaboratoires puissent conserver leur indépendance.A g a r wa l , quant à lui, a récemment appelé les directeurs d’institutspublics à «d é finir des procédures et des règles pour les chercheursqui collaborent avec l’industrie» . Car attention aux dérives:récemment, par exemple, un professeur du prestigieux Institutindien de technologie a publié une étude, financée par l’Indian OilCorporation, où il prétendait que l’introduction de gaz naturelscomprimés dans les transports publics de Delhi allait accroître leniveau de pollution! Pour Agarwal, la recherche est comme uniceberg: «L’intérêt public est le sommet, petit et visible; maisl’intérêt privé est la base, énorme et cachée.» ■

R. Ramachandran, journaliste à la revue Frontline, en Inde.

La Péruvienne Gisella Orjeda a quitté son pays en 1996.Après des annéesd’efforts et de frustrations, cette brillante biologiste de 41 ans en est arri-

vée à la même conclusion que des milliers d’autres chercheurs latino-amé-ricains: l’exil est la seule façon de mener la carrière dont on rêve.Diplômée de l’Université nationale agraire du Pérou,Gisella Orjeda a sou-tenu sa thèse de doctorat à l’Université de Birmingham, grâce à une boursedu Royaume-Uni. Depuis l’an dernier, elle travaille en Fr a n c e, au Centrenational de séquençage (le Génoscope),sur le génome du riz.Selon elle, larecherche latino-américaine est la proie d’un gigantesque désordre: m a n q u ede moyens, de structures, de coordination… Mais surtout, manque d’ob-jectifs.«Au Pérou, une fois diplômés, les biologistes sont dans l’incapacité de choi -sir leur domaine de recherche, e x p l i q u e - t - e l l e. Faute d’instituts de recherche,les scientifiques ont le choix entre exercer à l’université — sans moyens niprogrammes —, ou obtenir un poste au Centre international de la pommede terre (CIP), à Lima. Cet organisme, financé par les pays du Nord, emploiedes chercheurs de toutes les nationalités. Il est extrêmement difficile d’y entrer,si bien qu’on accepte de s’intégrer là où la place est libre.»Gisella Orjeda a eu le rare privilège de travailler au CIP, ce qui explique qu’elleait pu partir ensuite soutenir sa thèse en Angleterre. Mais ceux qui,commeelle, n’ont pas bénéficié de cette carte de visite internationale ont dû res-ter au Pérou et y affronter une triste réalité: comme la plupart des pays latino-américains, le Pérou consacrait, en 1984, à peine 0,25 % de son PIB à larecherche. Aux Etats-Unis, ce pourcentage s’élève à 2,63%,sans compterles investissements (considérables) du privé. «Dans mon pays, l’investisse -

ment privé dans la recherche est pratiquement nul. Les grands groupesinternationaux ne s’intéressent pas à nos scientifiques. Ils préfèrent embau -cher ceux du Nord, qui ont participé à des projets spécifiques et publiéleurs travaux. Au Pérou, les publications scientifiques sont quasi inexistantes.» La biologiste ne comprend pas qu’un pays en voie de développement puissese fixer d’autres priorités que celle de «miser sur les jeunes cerveaux» .«C’est l’unique façon de sortir du sous-développement»,insiste-t-elle. Elledéplore aussi qu’avec la fuite des cerveaux, le peu d’argent que l’Etat péru-vien consacre à la recherche profite, en définitive, à l’étranger.Et si une grande multinationale lui permettait de mener,à Lima,un programmespécifique de recherche? «Ce serait génial!»,s’exclame-t-elle. Même si onlui demandait de renoncer à son droit de propriété intellectuelle sur lerésultat?«Il n’existe aucun lieu au monde où les scientifiques soient les maîtres deleur travail. Mon contrat actuel, par exemple, stipule que les résultatsappartiennent au Génoscope. Il serait illusoire de prétendre à autre chose.»

1 . Derniers chiffres disponibles, Annuaire statistique de l’UN E S C O, Paris,1999.

AMÉRIQUE LAT I N E : LE GRAND DÉSORDRE

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DONALD MACLEOD

JOURNALISTE AU GUARDIAN (LONDRES).

Le parcours du combattantd ’ u n c h e rcheur afghanAbdul Lalzad a connu la guerre civile, les taliban et l’exil. Réfugiéen Angleterre, il a réussi à reprendre ses recherches grâce à l’aided’une ONG fondée dans les années 1930.

2 . L’EMPRISE DES POUVO I R S

E n principe, le génie thermique n’est pas uneactivité politiquement dangereuse. Et enp r i n c i p e, t o u j o u r s, un éminent spécialistedu dessalement par l’énergie solaire devraitêtre bien vu dans un pays sec comme l’Af-

g h a n i s t a n .Mais ce malheureux Etat ne vit plus dans desconditions normales depuis longtemps.

A l’Université de Kaboul, le professeur A b d u lLalzad et ses collègues avaient connu bien des diffi-cultés:les pénuries pendant la guerre civile, la baissedes effectifs d’enseignants et d’étudiants (qui,d ’ a i l l e u r s, étaient en majorité des étudiantes au débutdes années 1990)... Mais ils parvenaient, malgré tout,à poursuivre leur travail.Doté d’un diplôme russe, leprofesseur Lalzad exerçait d’importantes responsa-b i l i t é s. Il avait produit cinq manuels et plus de 30publications.

Après la chute du gouvernement Najibullah, s o u-tenu par les Russes, l’Université de Kaboul a beau-coup souffert des luttes de factions entre moudjahi-d i n . Mais ce n’est qu’en 1996, avec la victoire destaliban, qu’elle fut totalement fermée.

Battu à coups de kalachnikovLes activités scientifiques du professeur Lalzad

furent alors brutalement interrompues. Son épousepashtoune perdit son poste d’enseignante lorsque letravail fut interdit aux femmes. Et les études de sesenfants, surtout des quatre filles, se trouvèrent com-p r o m i s e s. Le professeur se mit à travailler pour laCroix-Rouge, qui le chargea de distribuer plusieursmilliers de tonnes de vivres à 40 000 veuves et muti-l é s. Mais il fut arrêté, battu à coups de kalachnikov etjeté en prison, car on le soupçonnait de renseigner lesennemis des taliban. Il fut relâché grâce à la Croix-R o u g e, m a i s, sachant sa vie en danger, s’enfuit auP a k i s t a n , où sa femme et ses enfants vinrent lerejoindre.

C’est en décembre 1998 qu’il est arrivé auR o y a u m e - U n i , où il a eu le plus grand mal à reprendreses recherches. Il a d’abord dû attendre 18 mois, dansla frustration, l’acceptation de sa demande d’asile.P u i s

il a fini par trouver un poste à laSouth Bank University deLondres pour continuer ses tra-v a u x . Le CA R A (comité d’aideaux universitaires réfugiés),o r g a-nisme fondé en 1933 pour veniren aide aux professeurs juifs etautres victimes des purges naziesdans les universités, l’a soutenufinancièrement et l’a aidé à obte-nir des visas pour sa famille. Safille aînée, M u z h d a h , 18 ans, é t a i tarrivée avec lui en A n g l e t e r r e,mais sa femme et ses cinq autresenfants étaient restés bloqués àPeshawar (Pakistan). Ils sont fin a-lement partis une semaine avantle début des bombardementsaméricains sur l’Afghanistan.

Malgré cette sinistre toile de fond, ses travaux surle dessalement ont avancé:il construit actuellementun modèle expérimental de petite usine solaire. Ens e p t e m b r e, il a présenté ses résultats lors d’une confé-rence internationale à Paris. Des firmes britanniqueset canadiennes l’ont contacté pour faire breveter sesi d é e s. «Si l’expérience confirme les modèles mathé-m a t i q u e s, a s s u r e - t - i l , ce sera une grande percée: la tech-nologie de dessalement la moins coûteuse et la plus effi-cace du monde.»

Le CARA souligne que l’aide aux universitairesr é f u g i é s, cet investissement minuscule,s’avère immen-sément profitable au Royaume-Uni.Elle lui a déjà valu18 prix Nobel depuis 1930.Aujourd’hui,les registresde l’organisation contiennent une trentaine de noms,dont un pédiatre irakien contraint à l’exil pour avoiraidé la population kurde, un parasitologue de Soma-l i e, et un pathologiste éthiopien, arrivé à Londresavec cinq balles dans le corps.

La soif d’apprendre est forte,sans doute beaucoupplus que le régime des taliban. Dès le lendemain deson arrivée en A n g l e t e r r e, la fille cadette d’AbdulLalzad,Shogofa,17 ans, s’est inscrite à l’université laplus proche. Elle veut devenir médecin. ■

+ …www.academic-refugees.org

Abdul Lalzad,avec sa famille, à Londres.

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L a liberté académique est un baromètre sen-sible du respect des droits humains. Là oùelle est respectée, le débat est admis, les idéeset les groupes minoritaires sont protégés. L àoù elle est niée, règnent l’ignorance et l’into-

lérance – terreau idéal de l’extrémisme.A preuve l’Af-g h a n i s t a n , où les taliban ont fermé la plupart des éta-blissements supérieurs et interdit aux femmes et auxfilles d’aller à l’école.Mais dans le monde entier, sur unmode moins outrancier, des Etats violent les droitshumains en assimilant toute pensée critique à un dan-ger pour la morale publique, la sûreté nationale oul’identité culturelle. S o u v e n t , les premières victimessont des universitaires, q u i ,parce que c’est leur métier,

questionnent leur propre civilisation, ses théories scien-t i fiques et son socle culturel.

Les attaques contre la liberté académique ne sontl’apanage ni des taliban ni du monde musulman.AuxEtats-Unis et au Canada, par exemple,on a récemmentvu des professeurs en butte à la vindicte des autoritésou de l’opinion pour avoir critiqué certains aspects,p a s-sés ou futurs, de la politique gouvernementale. Pour-t a n t , dans le climat actuel, seule la liberté d’expressionempêchera le retour d’une triste époque,celle de l’hys-térie anticommuniste, dans les universités américaines.

Pendant la guerre froide, les atteintes à la libertéacadémique étaient clairement motivées par l’idéo-logie. Des deux côtés, les intellectuels dissidents quiosaient contester les dogmes fondateurs étaient mis surla sellette. Ils étaient l’objet d’une chasse aux sor-c i è r e s, subissaient l’exil intellectuel (et physique). D a n sles pays satellites, la sanction était tout aussi prévi-s i b l e, mais plus violente. En Amérique latine, e nAfrique, au Proche-Orient, en Chine, en Corée (duNord et du Sud),des enseignants et des étudiants ontété tués, mutilés, emprisonnés, muselés par des gou-vernements alignés sur l’une ou l’autre des super-puissances.

Nouveaux prétextesAvec la chute du mur de Berlin,on a cru que le res-

pect des droits humains – en particulier des libertés aca-démiques – allait s’améliorer. Quel besoin avait-on,dans un monde avant tout soucieux de son mieux-ê t r e,de réprimer des intellectuels dont certains contri-buaient à développer les notions émergentes de mon-dialisation financière, intellectuelle et culturelle?

Or, depuis la fin de la guerre froide et l’expansionde la communication interplanétaire, les universitairessont plus visés que jamais. Avec leurs contacts inter-nationaux et de haut niveau,ils sont à même de com-parer les sociétés les unes aux autres et d’expliquer lesinsuffisances de leur gouvernement à leurs étudiantset à l’opinion.A l’heure où menace un nouveau confli tmondial, les pressions contre la liberté académiquevont sûrement s’intensifier.

Toute une série de nouveaux prétextes sont invo-qués pour justifier la répression qui s’abat sur les uni-versitaires. Par exemple, la défense de l’identité eth-nique et religieuse figure en bonne place. C e r t a i n sgouvernements s’autoproclament gardiens de l’or-thodoxie – ethnique, religieuse ou même laïque de

Dans l’œil du cycloneOn les croyait à l’abri, avec la fin de la guerre froide etl’avènementde la mondialisation. Au contraire: universitaires et étudiants sontplus que jamais exposés à la répression.

2 . L’EMPRISE DES POUVO I R S

SAM ZIA-ZARIFI

DIRECTEUR DU PROGRAMME LIBERTÉ ACADÉMIQUE DE L’ORGANISATION NON GOUVERNEMENTALE HUMAN RIGHTS WATCH.

30 Le Courrier de l’UNESCO - Novembre 2001

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l’Etat – et persécutent ceux qui la contestent.Les universitaires du monde islamique ont payé

le plus lourd tribut à cette forme nouvelle de coerci-tion.De l’Indonésie à l’Afrique du Nord,en passantpar la Malaisie, le Pakistan, l’Asie centrale et leMoyen-Orient,professeurs et étudiants subissent deterribles pressions. On peut classer ces pays en troiscatégories.

Premier cas: la religion fait partie de l’idéologieofficielle, comme en Afghanistan,au Pakistan,en Iranet en Arabie Saoudite. L’Etat justifie ostensiblementla répression des enseignants qui le critiquent par la pro-tection de la foi. Au Pakistan,cette année, un profes-seur d’hygiène a été condamné à mort pour s’êtredemandé si le Prophète pouvait observer les pres-criptions de l’islam avant d’en avoir reçu la révélation.En Iran, où enseignants et étudiants ont mené un débatcapital sur la concordance entre religion et mondemoderne, des dizaines d’intellectuels (dont plusieursmembres du clergé et des théologiens) ont été jetés enprison pour avoir soi-disant froissé les sensibilités reli-gieuses. Dans ces pays, la brutalité de la répression estsouvent justifiée par la menace que feraient peser surle pays des idées venues de l’étranger.

Deuxième cas: l’Etat a officiellement embrasséune idéologie laïque, comme en Turquie et dans denombreuses républiques d’Asiec e n t r a l e, où les signes extérieurs depiété peuvent valoir de gravese n n u i s. Agitant le spectre de lamenace islamiste, des régimes auto-ritaires se perpétuent en faisanttaire toutes les critiques.

Troisième cas: dans la plupartdes pays à majorité musulmane,l’Etat justifie des années de mau-vaise gestion, de corruption et derépression en s’appuyant sur la pré-tendue tension entre l’islam et l’Oc-c i d e n t . La Tunisie et l’Egypte, deux pays qui se posenten alliés indéfectibles des Occidentaux, ne tolèrentaucune critique,ni religieuse ni libérale. D’un côté, l e suniversitaires pieux sont muselés, sous prétexte qu’ilsmenacent l’ordre politique. De l’autre côté, l ’ E t a tréprime les intellectuels qui critiquent les injustices aunom de la démocratie libérale.

Au Turkménistan, l’enseignementdes langues étrangères a été interdit

La défense de l’identité ethnique a aussi alimentéla répression. En Yo u g o s l a v i e, sociologues et histo-riens ont été sollicités pour justifier les exactions.Comme ils ont refusé de rentrer dans ce jeu,le gou-vernement Milosevic a entrepris une épuration desuniversités serbes.En Indonésie, l’Etat s’en est pris auxuniversitaires dans des régions peuplées de minorités– comme la rétive province d’Atjeh – afin d’empê-cher tout débat sur l’élargissement de l’autonomielocale.Au Turkménistan,l’enseignement des languesétrangères a été interdit, au nom de la nécessité de sti-

muler la science turkmène.Les attaques contre la liberté académique ont pris

une tournure inquiétante en se «privatisant». D e sgroupes militants,de plus en plus nombreux,ont désor-mais la volonté et les moyens d’agresser des univer-sitaires qui font entendre la voix de la raison. E nEspagne, ceux qui se montrent favorables à une réso-lution pacifique du problème basque font l’objet d’in-timidations de la part du mouvement séparatiste.

Mobilisation mondialeEn Colombie, tant les paramilitaires que les gué-

rilleros qu’ils combattent ont pris l’habitude de s’at-taquer aux universités pour faire taire les critiques.M a i sil existe des formes significatives de résistance. D e p u i s

quelques années, des universi-taires agissent pour la défensede leurs collègues réprimés.Ces mêmes qualités qui lesdésignent à la persécution –esprit critique, accès à l’infor-mation – permettent aux ensei-gnants et aux étudiants de s’en-traider.

La réaction de la commu-nauté académique mondiale àl’arrestation en Chine, a udébut de l’année, de plusieurs

professeurs accusés d’espionnage est fort instructive.Plus de 400 sinologues,dans une quinzaine de pays,o n tsigné une pétition en leur faveur, appelant le gouver-nement chinois à produire des preuves et à adopter lesnormes internationales de procédure judiciaire. L apétition a été publiée dans les médias avec le soutiende plusieurs grandes organisations universitaires. Legouvernement des Etats-Unis a intercédé auprès dela Chine en faveur de ceux des accusés qui étaientcitoyens ou résidents américains. Ils ont vite été relâ-chés. Si la mobilisation universitaire internationale ajoué un rôle essentiel dans ce cas précis, d’autres cher-cheurs – leur nombre n’est pas connu – se languissenttoujours en prison pour des motifs vagues et infondés.

La communauté universitaire internationale estcapable d’intervenir efficacement pour ses membresp e r s é c u t é s, mais le succès exige une coopération etune coordination permanentes. C’est précisément cequ’apportent le programme Liberté académique deHuman Rights Watch, et, plus largement, le Réseaupour l’éducation et les droits académiques (voir

Créé en juin 2001 grâce à un capital de lancement de l’UNESCO, le Réseau pour l’éduca-tion et les droits académiques (NE A R) centralise et diffuse l’information sur les atteintes

aux libertés universitaires dans le monde. Il s’efforce de développer des liens entre asso-ciations et de nouer des contacts avec la société civile pour mobiliser l’opinion. Tout rap-port signalant un abus est recensé sur le site www. n e a r i n t e r n a t i o n a l . o r g . NE A R a l e r t e,e n s u i t e, tous ceux qui peuvent protester auprès des Etats et des institutions internationales.

UN CHIEN DE GARDE PLANÉTA I R E

La brutalité de larépression est souventjustifiée par la menace

que feraient peserdes idées venues

de l’étranger

Novembre 2001 - Le Courrier de l’UNESCO 31

C H E R C H E U R S S O U S P R E S S I O N

«Tant il estaisé d’écraser,au nomde la libertéextérieure,la libertéintérieurede l’homme.»Rabindranath Tagore, poèteindien (1861-1941)

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En mai 2001, la condamnation du sociologueSaadeddin Ibrahim à sept ans de prison aébranlé la société égyptienne.

Le gouvernement s’est toujours prévalude son bon droit pour réprimer l’activisme

islamiste, même s’il fait le jeu des conservateurs ens’attaquant aussi aux groupes situés à l’autre extrêmepolitique. Saadeddin Ibrahim,63 ans, n’appartient àaucun de ces deux bords. C’est un universitaire derenommée mondiale, dont les recherches pionnièressur les origines sociales des militants islamistesauraient pu aider le gouvernement.Dans les années1 9 9 0 , invité à la télévision nationale, il expliquait auxEgyptiens comment combattre cette forme d’extré-m i s m e. Proche de l’épouse du Président, S u z a n n eM o u b a r a k , il écrivait dans la presse officielle du pays.Mais Ibrahim n’a jamais ménagé ses critiques à l’en-contre du régime. Il évoquait ouvertement les pro-blèmes de l’Egypte avec sa «m i n o r i t é» chrétienne, b r i-sant un tabou par l’utilisation de ce vocable, car lediscours nationaliste de l’Etat affirme que les coptesfont partie intégrante de la nation.

De même, il déplorait l’absence de démocratiedans le monde arabe. Certains attribuent sa disgrâceau fait qu’il a qualifié de «républarchies» les Etatsarabes où l’on est président de père en fils. En mai2000,le Centre Ibn Khaldoun pour les études sur led é v e l o p p e m e n t , qu’Ibrahim dirigeait, fit l’objet d’unedescente de police. Le chercheur fut arrêté,avec 27de ses collègues. Il fut accusé de «ternir la réputationde l’Etat» , de «recevoir des fonds étrangers sans auto-risation», de détourner de l’argent et d’acheter des

responsables de la télévision publique. Les enquêteursse sont montrés très intéressés par une enquête quepréparait le Centre sur le déroulement de futuresélections parlementaires.

Ibrahim se vit offrir une chance ultime: en sep-tembre 2000, selon l’un de ses avocats, il fut relaxéavec la promesse qu’aucune charge ne serait retenuecontre lui s’il se taisait. Mais il continua à parler hautet fort et annonça qu’il poursuivrait son enquête surles élections. Quatre jours plus tard,il tombait sousle coup de nouvelles inculpations.

Accusé de trahisonSon procès dura quatre mois (novembre 2000-

février 2001). «Etant donné le rôle que joue l’Egyptedans la région,il n’est pas étonnant qu’elle fasse l’ob-jet de diffamations, disserta le procureur général,Sameh Seif.Ce qui est surprenant, c’est que ces attaquesviennent de chez nous, de gens qui partagent notrevie mais ne laissent que peines et douleurs sur leur pas-sage».Le sociologue fut taxé d’«escroc» et de «falsi-ficateur de génie»,et accusé de trahison.La défensemit en avant,entre autres, que de nombreuses orga-nisations égyptiennes recevaient des fonds étrangerset publiaient des rapports critiques. Mais Ibrahimfut reconnu coupable (sauf de corruption) etcondamné à sept ans de prison. Six des co-inculpésfurent condamnés à deux à cinq ans de prison ferme,et 21 autres à un an avec sursis.

Les réseaux de connaissances du chercheur àl’étranger et sa double nationalité égypto-américaine,valurent au gouvernement égyptien de violents édi-toriaux dans la presse. Le Washington Post invita lesEtats-Unis à se rappeler cette affaire au moment deréexaminer l’aide accordée au Caire. Mais en Egypte,seule une minorité de confrères défendirent sa cause.L’essayiste politique et ancien diplomate HusseinAmin attribue ce «lâchage» à la jalousie. «SaadeddinIbrahim est considéré en Occident comme le plus grandintellectuel égyptien, d i t - i l . Il gagne beaucoup d’argentet il est invité partout».Quant à la presse locale, elles’est davantage intéressée à sa prétendue «trahison»qu’à la défense de la liberté d’expression.

Certains collègues du sociologue emprisonnéespèrent néanmoins qu’il sera libéré cet hiver pourraisons de santé.Pour l’heure,cette affaire semble êtreun avertissement lancé aux intellectuels. Selon unedéclaration conjointe signée Amnesty Internationalet Human Rights Wa t c h , elle «survient dans uncontexte d’attaques contre la société civile qui visentà la museler». ■

STEVE NEGUS

JOURNALISTE AU CAIRE,ANCIEN RÉDACTEUR AU CAIRO TIMES.

Ta i s e z - v o u s, I b ra h i m !Depuis mai dernier, un sociologue égyptien de renom est enprison.Il a osé s’attaquer à des tabous, dit-on. Pour les défenseurs desdroits de l’homme, son procès pourrait être celui de la libertéd’expression.

2 . L’EMPRISE DES POUVO I R S

Saadeddin Ibrahim,lors de son procès.

«Il n’y aqu’un bien,

le savoir,et qu’un mal,l’ignorance.»

Socrate,philosophe grec

(470-399 avant J.-C.)

32 Le Courrier de l’UNESCO - Novembre 2001

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L’écrivain russe Victor A s t a fiev ne refuse pas lac o n t r o v e r s e. Au contraire: ce vétéran de laDeuxième Guerre mondiale est célèbre pourses récits d’un réalisme impitoyable sur laGrande Guerre patriotique.Mais l’an dernier,

quand son dernier livre – Veselii Soldat (Le Bravesoldat) – est paru, un auteur de son envergure, h o n o r écomme l’un des plus grands écrivains vivant,ne s’at-tendait pas à susciter une telle rage.

A s t a fie v, qui vit à Krasnoïarsk (Sibérie), a été vili-pendé par la presse, fustigé par les hommes politiqueslocaux pour son implacable description du compor-tement de l’armée soviétique pendant la dernièreguerre. Faisant fi de l’union nationale qui, avec unedétermination sans faille, aurait permis de chasserles fascistes, Astafiev raconte comment des garçonsmal entraînés ont servi de chair à canon,poussés aufeu par des commissaires politiques en armes. B a l a y a n tle tabou de l’insurrection unanime des peuples del’URSS contre l’envahisseur, il affirme que ce derniera d’abord été accueilli en libérateur par des popula-tions fatiguées de la tyrannie stalinienne.

Retour en arrièreLes édiles de Krasnoïarsk, dont beaucoup sont,

comme A s t a fie v, de purs produits du communisme deg u e r r e, ont décidé de supprimer la petite pension quela ville lui versait. D é s e m p a r é ,l ’ é c r i v a i n , âgé de 77 a n s,a dû être hospitalisé pour un problème cardiaque.Aujourd’hui,il est à nouveau chez lui. Mais ni lui nises amis ne se risquent à évoquer cet épisode révéla-teur d’un phénomène nouveau dans la Russie post-communiste: le déni d’Histoire.

L’affaire A s t a fiev témoigne,avec d’autres, de la dis-parition progressive, en dix ans, de ce climat d’ou-verture intellectuelle qui a régné en Russie après l’ef-fondrement de l’URSS. Les bouleversements qui ontsuivi l’échec du putsch fomenté par les durs du Polit-buro, en août 1991,avaient fait voler en éclats la cul-ture du secret, cultivée pendant la période soviétique.Deux années durant,les chercheurs russes ou étran-gers ont été à la fête: les archivistes leur ouvraient toutgrand leurs portes,dans l’ivresse de la liberté. P u i s, e n1 9 9 3 , il y eut un nouvel affrontement entre Boris Elt-sine et les forces conservatrices. La construction d’une

Russie nouvelle exigea alors la refonte des servicesde sécurité et une nouvelle définition du secret d’Etat.Une loi nouvelle fut adoptée selon laquelle la majeurepartie des documents seraient «déclassifiés» et renduspublics au bout de 30 ans.

Avec les universités du pays tout entier, l’Acadé-mie des sciences de Russie s’efforça de faire émergerune nouvelle génération d’historiens. Mais aujour-d ’ h u i , malgré la loi de 1993, les chercheurs spécia-listes de l’ère soviétique affirment qu’ils ont de plusen plus de mal à accéder aux archives du Parti,de lapolice secrète et du gouvernement.

Ce retour en arrière a commencé dès la fin del’ère Eltsine. L’organisme d’Etat chargé de la déclas-s i fication des documents secrets a interrompu ses tra-vaux voici deux ans. Selon les chercheurs, des direc-teurs d’archives, naguère ouverts et prévenants, e nsont revenus à la vieille coutume soviétique du «non»à la quasi-totalité des demandes.

«Il y a les archivistes qui gardent les documentssous clef et ceux qui réclament de l’argent pour lesm o n t r e r» , raconte Nikita Petrov, un historien réputé,spécialiste du NKVD (la police secrète du temps deS t a l i n e ) , qui collabore aujourd’hui avec l’organisationde défense des droits de l’homme Mémorial,à Mos-

NICK HOLDSWORTH

COLLABORATEUR DU TIMES HIGHER EDUCATION SUPPLEMENT. AUTEUR DE MOSCOW: THE BEAUTIFULAND DAMNED.LIFE IN RUSSIA IN TRANSITION, LONDRES, ANDRE DEUTSCH, 2000.

Le p i è g e de la n o s t a l g i eEn Russie, les jeunes historiens ont pris la relève. Mais leursrecherches se heurtent au conservatisme de certains archivistes,qui préfèrent cultiver une vision nostalgique du passé.

2 . L’EMPRISE DES POUVO I R S

Les vestiges d’un goulag stalinien,en Sibérie.

Novembre 2001 - Le Courrier de l’UNESCO 33

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c o u . A en juger par son expérience, les archivesconcernant les activités anti-bolcheviques pendant ladernière guerre sont particulièrement difficiles à faireouvrir.

De nombreux archivistes appartiennent à la vieillegarde. Une certaine nostalgie du passé liée à l’exal-tation grandissante des symboles nationalistes dansun pays en proie à la crise économique et sociale, lesconduisent à reprendre leurs anciennes habitudes.

L’historien reconnaît cependant que la loi de 1993

est remarquablement démocratique et fonctionnelle:en menaçant d’aller au procès, Mémorial a pu arrachercertains documents. Mais jusqu’ici, ce défi à la libertéacadémique n’a connu aucune suite judiciaire. Il reste,pour l’heure, un défi p e r s o n n e l , souvent difficile àcerner et à combattre. Ce n’est pas la loi qui a changé,mais l’âme du pays.

Tout le monde, pourtant,ne partage pas ce senti-ment. Pour Natalia Yegorova, directrice adjointe del’Institut d’histoire universelle à l’Académie dessciences de Russie, il n’existe aucune restriction à laliberté universitaire, si ce n’est l’épineux problème dess a l a i r e s. «Le degré d’accès aux documents, d i t - e l l e,dépend des archives que vous voulez consulter. Cha-cune a ses propres règles. Beaucoup ne sont plus secrètesdu tout, comme la plupart de celles des plus hautesinstances du parti communiste.»

Cette spécialiste de la politique étrangère del’URSS et de la guerre froide considère que la princi-pale entrave à sa liberté est de nature financière, et

c e, malgré un complément de salaire de 700 francs parm o i s, en moyenne, alloué aux chercheurs par lafondation de l’Académie des sciences.

«Hormis quelques difficultés ponctuelles pour accé-der aux documents et à certaines sources de finance-m e n t , nous travaillons, a u j o u rd’hui comme hier, d emanière satisfaisante, a s s u r e - t - e l l e. Lors des colloquesi n t e r n a t i o n a u x , nos collègues américains sont d’ailleurssurpris par la vigueur de nos controv e r s e s.» Ces désac-cords entre historiens portent notamment sur les

causes de la guerre froide, la réac-tion de la Russie à la création del ’ OTA N, ou encore la gestion de lacrise de Cuba. «Au début de l’année2001, précise-t-elle, l’Académie dessciences a exigé que tous les ch e r-cheurs l’informent de leurs contactsavec des étrangers. Là,beaucoup ontcraint un retour des contrôles de l’ères ov i é t i q u e. Mais cette décision est res-tée lettre morte.»

La vie est trop durePour Nikita Petrov, le renforce-

ment du secret traduit surtout le désirde recouvrir les difficultés présentessous un voile de nostalgie. «On serefuse à regarder en face un passé cri-m i n e l .Les enseignants, les médecins, l e sfonctionnaires sont si mal payés qu’ilsdoivent lutter pour leur survie.Le passéleur offre un réconfort. Comme lemontre l’affaire A s t a fie v, on préfère nepas savoir. D’un autre côté, A s t a fie vn’a pas été jeté en prison. Même s’ilsl’avaient voulu, ses contradicteurs n’au-raient pas pu le faire.»

D’autres historiens se sententencouragés par le regard que la nou-

velle génération porte sur le passé. Irina Cherbakova,professeur d’Histoire à l’Université des scienceshumaines de l’Etat russe, à Moscou, a récemmentlancé un concours national,sous les auspices de l’as-sociation Mémorial,à destination des élèves de 14 à1 8 a n s. Ceux-ci devaient réaliser des textes et desillustrations sur le thème de la Russie au XXe siècle.Irina Cherbakova a reçu plus de 3500 contributions:«Les jeunes se sont servi du témoignage de leurs grands-p a r e n t s, de documents d’archives de l’ère sov i é t i q u e, d ejournaux intimes, de photos. Certes, l’échantillon n’estpas scientifique, mais leurs réactions permettent d’es-pérer une appréciation bien plus franche de notrepassé. Voilà de quoi nous rendre un peu d’espoir».

Cette lueur brille dans un paysage par ailleursbien terne, concède Irina Cherbakova. «Les gens neveulent ni analyser ni discuter de l’histoire soviétique.Ils préfèrent se complaire dans la nostalgie. La vie esttrop dure, notamment pour les plus âgés. Si bien qu’ilsdétestent qu’on les mette en face de leur passé et de leursresponsabilités.» ■

Dans l’est de la Sibérie: l’ancien camp de Sewerntj, dans une mine d’uranium.

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Selon vous, le monde académique esttrop éloigné des réalités sociales.

En A f r i q u e, c’est indéniable. Je vis àl’épicentre de l’épidémie de sida: la provincedu Kwazulu Natal a le taux d’infection le

plus élevé du monde. Dans ce contexte, le sida est unproblème de droits humains. J’estime que les univer-sités ne s’engagent pas assez sur des enjeux de ce type,alors que l’absence de justice sociale est, à l’évidence,une question cruciale aujourd’hui. Nous devons assu-mer nos responsabilités sociales. Les universitairesconstituent une sorte d’autorité indépendante, q u irepose sur ce qu’on appelle les libertés académiquesou encore l’autonomie universitaire. Depuis cette posi-tion,ils devraient assumer un magistère intellectuel,en particulier dans cette période diffic i l e.Refuser cettemission est une abdication morale. Par ailleurs, j edéplore les progrès de l’anti-intellectualisme: le solide«bon sens» et le pragmatisme à courte vue gagnent duterrain, aux dépens de la réflexion.

Que peut faire l’université face à la pauvreté etaux inégalités?

A la fin des années 1980,nous avons pris le tau-reau par les cornes en lançant un dialogue d’«ini-tiatives stratégiques» avec de nombreuses com-munautés du pays. Nous leur avons demandécomment l’université pouvait répondre à leurs pré-o c c u p a t i o n s, quel rôle elle pouvait jouer dans latransition de l’apartheid vers la démocratie. Celanous a aidés à anticiper, à communiquer avec unlarge éventail de personnes, y compris les futursresponsables gouvernementaux.

Notre faculté d’agriculture, par exemple,a long-temps formé ses étudiants à l’agriculture commer-ciale. Aujourd’hui, elle s’intéresse aussi à la petitee x p l o i t a t i o n , à la sécurité alimentaire, à la luttecontre la pauvreté.Son niveau n’a pas baissé poura u t a n t . Sur d’autres problèmes, l’université doits’engager sans réserve.L’épidémie de sida doit deve-nir une question de droits humains, les facultés dedroit devraient être à l’avant-garde de ce combat.

On craint souvent que les pressions économiquesne minent les libertés académiques. Votre expé-rience confirme-t-elle ce risque?

J’ai confiance dans notre aptitude à éviter toute

c o m p r o m i s s i o n . Dans le monde entier, la croissancedes effectifs étudiants a mis les finances publiquesà rude épreuve. Je passe un temps considérable àchercher de l’argent. Je mets les donateurs face àleurs responsabilités fin a n c i è r e s, comme je mets lesuniversitaires face à leurs responsabilités sociales.Pour la recherche médicale et sociale sur le sida, u ndomaine où nous sommes très actifs, j’en appelle àleur conscience morale. Je leur rappelle que nousvivons au milieu de l’une des pires catastrophesqui ait jamais frappé l’humanité.

Faut-il réorganiser l’université pour l’adapterà la société?

Les frontières de l’université,je ne cesse de ler é p é t e r, doivent devenir plus perméables, p l u sporeuses. Nous ne pouvons prétendre tout savoir,ni représenter l’ensemble des composantes et desintérêts de la société. O r, tous sont importants pourla vie intellectuelle et pour comprendre ce que lesuniversités peuvent apporter. I c i ,l ’ e s s e n t i e l , c’est lepartenariat.

Seulement avec le monde des entreprises?Sûrement pas. Nous coopérons avec la société

civile depuis l’époque de l’apartheid,quand le cam-pus abritait 84 ONG. C’était très bénéfique pourl ’ u n i v e r s i t é : nous étions en prise directe avec denombreux problèmes sociaux,en particulier quandces ONG sollicitaient notre aide pour concevoir etgérer des projets. Dans le monde entier, le secteurnon gouvernemental connaît une expansion sansé q u i v a l e n t .O r, les universités ne se consacrent pasassez à la formation de leurs futurs cadres. Po u rcombler cette lacune, nous venons de créer unCentre de la société civile. De plus, j’ai beaucoupinsisté pour qu’on intègre à notre programme diplô-mant un module obligatoire de service civil.C’estun outil d’apprentissage irremplaçable et c’est aussiun moyen très efficace de faire aboutir les projetsconcrètement,puisqu’on peut impliquer un grandnombre d’étudiants dans l’effort collectif.

Ressentez-vous le besoin d’un organisme inter-national de défense des libertés académiques?

O u i . Nous savons que de grossières atteintesaux libertés académiques sont commises en A f r i q u eet ailleurs. Si les universitaires ne protestent pas,q u ile fera? Aucun de nous ne peut rester passif. ■

* Brenda Gourley a aussi été élue ch a n c e l i è r eadjointe de l’Open University (Royaume-Uni).

PROPOS RECUEILLIS PARCYNTHIA GUTTMAN

JOURNALISTE AU COURRIER DE L’UNESCO.

«L’université doit s ’ e n g a g er»La justice sociale devrait être au premier rang des préoccupationsdes universitaires, estime Brenda Gourley*, chancelière adjointede l’Université du Natal, en Afrique du Sud.

«D’une certainemanière, lalibertéacadémiqueest devenueune réalitéparce queSocrate apratiquéla désobéissancecivile.»Martin Luther King, pasteuraméricain (1929-1968)

Novembre 2001 - Le Courrier de l’UNESCO 35

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L

◗ D R O I T S H U M A I N S

PHILIPPE DEMENET

JOURNALISTE AU COURRIER DE L’UNESCO.

D roits économiques:le grand re t o u rLes fractures économiques sont-elles aux origines profondes des attentats du 11 septembre? Laquestion est posée. Mais, depuis plusieurs années déjà, les organisations de défense des droitshumains les ont placées en tête de leurs priorités.

es unes après les autres, toutes les grandesorganisations non gouvernementales dedéfense des droits civils et politiques sesont ralliées à la bannière des «droits éco-nomiques» au milieu des années 90: l avénérable Fédération internationale desdroits de l’homme (FIDH) et ses 105 l i g u e sn a t i o n a l e s, Human Rights Watch et sesuniversitaires… Plus étonnant: l ’ o r g a n i-sation médicale d’urgence Médecins sansfrontières (20 0 0 volontaires sur le terrain)a lancé, dès 1996, une campagne mondialepour le droit à la santé et «l’accès auxmédicaments essentiels». Dernier rallié:Amnesty International et son million d’ad-hérents ont franchi le Rubicon en août2001.

«Souci de cohérence» , «obligation depertinence»: toutes invoquent les mêmesarguments pour justifier le fait qu’elless’attaquent aujourd’hui, avec vigueur, à cequ’elles considèrent comme des carencesdes Etats en matière de santé et d’éduca-t i o n ,à l’hypocrisie des multinationales quiopèrent là où des populations sont mar-tyrisées et à la cécité des institutions fin a n-cières internationales, peu soucieuses desconséquences sociales de leurs pro-grammes.

Un texte gelé par la guerrefroide

Réveil tardif? Ju r i d i q u e m e n t , les droitséconomiques sont garantis par le «Pacteinternational relatif aux droits économiques,sociaux et culturels»,adopté par l’Assem-blée générale de l’ON U le 16 décembre 1966(en même temps que le «Pacte internatio-nal relatif aux droits civils et politiques») etentré en vigueur dix ans plus tard.Depuislors, les 141Etats qui y ont adhéré doivents’efforcer d’améliorer les conditions de viede leurs concitoyens, de leur garantir le

droit au travail,à la formation,à un salaire«équitable»,le droit de se syndiquer et defaire grève, le droit à «une nourriture, unvêtement et un logement suffisant»,le droità la santé et à l’éducation…

Longtemps, ce texte s’est trouvé gelépar l’ampleur même de ses ambitions etpar la guerre froide. Les Etats du bloc com-muniste s’en faisaient les hérauts, tandisque l’Occident n’avait d’yeux que pour leslibertés civiles et politiques. C e r t a i n e sorganisations, comme la FIDH, pourtantdédiées à la défense de tous les droitshumains, en étaient venues à se focalisersur les seuls droits civils: «il faut se souve-nir du contexte: dans les années 1970-1980,

les dictatures communistes, l a t i n o - a m é r i-caines, asiatiques, africaines, faisaient de ladéfense des droits civils une priorité abso-lue»,rappelle Antoine Bernard,directeurexécutif de la FIDH.

Le retour sur le devant de la scène desdroits économiques aura été la consé-quence involontaire de la chute du murde Berlin et de la mondialisation.Exten-sion de l’économie de marché, g é n é r a l i-sation du pluralisme politique et du pro-grès technologique, «la mondialisation s’esttraduite par un enrichissement pourquelques-uns, par la déchéance et le déses-poir pour le plus grand nombre», écrivaitPierre Sané, alors secrétaire général d’Am-nesty International1, dans le R a p p o r tannuel 2001 de l’organisation.

Depuis l’extension du mandat d’Am-n e s t y, chercheurs et directeurs de cam-

pagne se sentent plus à l’aise: «jusqu’ici,nous parlions de la famine au Soudancomme d’une conséquence du déplacementforcé des populations, contraire aux droitscivils et politiques, raconte BénédicteG o d e r i a u x , chercheuse à A m n e s t y. D é s o r-m a i s, une nouvelle réflexion va pouvoirs ’ e n g a g e r. Sur la question de l’accès à lanourriture, par exemple».

Des cataloguesde toutes les misères

Il reste qu’il est «moins complexe de sebattre pour obtenir la libération d’un oppo-sant qu’un changement dans une politiqued’ajustement structurel», ainsi que le sou-ligne Antoine Bernard. Et si la liberté nese divise pas, quelle que soit la latitude, iln’est pas sûr que l’on puisse exiger le mêmeaccès aux soins de santé ou au marché del’emploi dans un pays riche et dans un paysp a u v r e.«Il faudrait pouvoir établir des stan-dards minimums! Ainsi,même les pays lesmoins avancés pourraient commencer à lesmettre en pratique» , souhaite Joanne Csete,directrice des programmes sur le sida etles droits humains, à Human Rights Wa t c h .

Plus d’un militant s’est déjà perdu dansl’immense éventail des droits économiques.Le champ est tellement vaste que certainscomptes rendus d’enquête finissent pasressembler à des catalogues de toutes lesmisères du monde. En juin 2001, HumanRights Watch publiait un rapport sur lesenfants kenyans victimes du sida. A p r è sune longue digression sur les méfaits dusida en A f r i q u e, il recommandait, e n t r eautres, que le gouvernement du Kenya…scolarise tous les enfants en âge d’aller àl’école primaire. «Nous nous efforçons defournir quelques étapes réalistes aux gou-v e r n e m e n t s. Pe u t - ê t r e, cette fois, en a-t-on faittrop», reconnaît Joanne Csete, auteur durapport.

Pour éviter la dispersion, son organi-sation a pourtant décidé de se cantonneraux «situations dans lesquelles la conduitearbitraire d’un gouvernement entraînel a violation de droits économiques et

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Il est plus faciled’obtenir la libération

d’un opposantqu’un changementdans une politique

d’ajustement structurel

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s o c i a u x» .A m n e s t y, quant à elle, jure qu’ellen’abandonnera pas ses «points forts»:uneprise en compte des violations au cas parc a s, sans faire de discours, suivie d’uneenquête minutieuse et irréprochable. «Onva s’efforcer d’établir si,oui ou non, l’inté-grité physique et mentale d’un homme a étéviolée par un déni de droits économiques,précise Salil Tr i p a t h i , coordinateur de cam-pagne pour les questions économiques. Etce ne sera pas simple: cerner l’impact d’uninvestissement économique sur les droits del’homme est bien plus complexe que d’esti-mer son impact sur l’environnement».

C o m m e n t , par exemple, mesurer leseffets du bouclage des territoires palesti-niens sur les droits économiques et sociauxdes populations? La FIDH s’y est essayée:«nous avons mesuré le volume des expor-tations de tomates produites à Gaza,avantet pendant le bouclage du territoire, r a c o n t eAntoine Bernard. Puis nous avons com-paré les chiffres pour calculer le manque àgagner des producteurs et de leurs familles» .

Autre défi: avec l’élargissement duchamp d’intervention, les cibles poten-tielles se sont multipliées.Aux chefs d’Etat,traditionnellement visés par les rapports etles pétitions, s’ajoutent les institutions

financières internationales et les sociétésm u l t i n a t i o n a l e s. Mais ces dernières, p e r-sonnes morales de droit privé,ne sont enaucun cas tenues d’appliquer les pactesinternationaux. «Heureusement, les chefsd’entreprise sont aussi des êtres humains,rétorque Kamal Samari, p o r t e - p a r o l ed’Amnesty. On peut les convaincre que lep r o fit ne va pas forcément de pair avec l’ab-sence d’éthique».

Des codes de conduitevérifiés par audit

Dans ce dessein, et bien avant l’élar-gissement du mandat d’Amnesty, s o nsecrétaire général,Pierre Sané,avait prisson bâton de pèlerin pour aller prêcher,quatre années de suite, devant les puis-sants réunis à Davos, les vertus d’un enga-gement actif en faveur des droits humains.De même qu’il plaidait, devant les diri-geants des compagnies pétrolières, p o u rl’élaboration volontaire de «codes deconduite» censés moraliser le fonctionne-ment de leurs sociétés.

Face aux multinationales, les grandesorganisations de défense des droitshumains ont choisi la stratégie de «l’ac-compagnement», plutôt que de se lancer

dans une confrontation qui pourrait serévéler coûteuse. «Nous ne rédigeonsp a s les codes nous-mêmes, mais si uneentreprise nous demande notre avis, nousinsistons sur deux points: que la bonneapplication du code soit vérifiée régulière-ment par un organe indépendant – un uni-v e r s i t a i r e, une ONG, un cabinet d’audit – etque le code s’applique à tous les niveaux etsur tous les terrains d’action de la compa-g n i e, autrement dit pas seulement au siège» ,confie Salil Tripathi.

Certaines entreprises,comme Shell, B P,Levi Strauss ou Reebock, se sont effecti-vement dotées de ces règles d’autodisci-p l i n e. Mais leurs agissements n’ont pas tou-jours été à la hauteur de leurs engagements,ainsi qu’Amnesty a pu s’en rendre compteavec l’affaire Talisman Energy. La compa-gnie pétrolière canadienne exploite unchamp pétrolifère dans le Sud Soudan, u n erégion ravagée par la guerre civile. En mai2 0 0 0 , un rapport d’Amnesty sur Le coûthumain du pétrole dénonçait «les gravesviolations» commises par les troupes gou-vernementales et leurs milices autour desforages: déplacements forcés des popula-tions, massacres de civils… Facteur aggra-v a n t : la sécurité de Talisman Energy est

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Dans l’est de l’Equateur:comment mesurer les effets des ravages de l’industrie pétrolière sur les droits économiques de la population locale?

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◗ D R O I T S H U M A I N S

assurée par des forces gouvernementales.A la suite de ce rapport et d’autres, la

compagnie a élaboré un code d’éthique,s’est équipée d’un Monsieur droits del’homme à temps plein et s’est engagée,chaque année, à évaluer sa «responsabilitésociale» dans un rapport vérifié par uncabinet d’audit.C’est le Rapport 2000 quia soulevé la colère d’Amnesty. Selon l’or-g a n i s a t i o n , «i l sous-estime les sérieuses vio-lations qui sont perpétrées».

Une caution moraleFriandes de tout ce qui pourrait res-

sembler à un label de bonne conduite, lessociétés multinationales ont tendance àrechercher le contact avec les organisa-tions de défense des droits humains. «N o u ssommes régulièrement approchés par desmultinationales, qui,sous couvert de nousdemander notre avis, veulent nous utilisercomme une caution morale» , a v e r t i tAntoine Bernard.

L’arme ultime – pour le moment – desorganisations humanitaires reste l’exer-cice de la «libre parole» et l’exposition à la«honte publique» du récidiviste. «C’est unearme symbolique, reconnaît Antoine Ber-

nard. Mais elle peut faire du mal à l’imageextérieure d’une entreprise ou d’un Etat».

C’est ainsi que le Fonds monétaire inter-national (FMI), attaqué de tous côtés, asensiblement modifié son langage et sesp r i o r i t é s. «Depuis 1999, explique SergioPereira Leite, directeur adjoint du bureaueuropéen du FMI, nous mettons l’accentsur le maintien des dépenses sociales (santé,é d u c a t i o n ) ,dans les pays où nous amélioronsla balance des paiements, comme le veutnotre mission. Nous ne parlons plus de pro-grammes d’ajustement structurels, mais deprogrammes de croissance et de lutte contrela pauvreté.Il est temps, maintenant,que ledialogue s’approfondisse avec les organisa-tions de défense des droits humains.»

Pour une sanction plus effic a c e, c e r-taines organisations, comme la FIDH,rêvent de voir s’instaurer une Cour écono-mique internationale. Les victimes, par letruchement des organisations humanitaires,pourraient y porter plainte contre les Etatset les personnes morales (les multinatio-nales) coupables de violer leurs droits éco-nomiques. Le projet suscite de vives oppo-s i t i o n s, mais les partisans de la«justiciabilité» des droits économiques invo-

quent l’exemple de la Charte sociale euro-péenne, adoptée par les 41 pays membresdu Conseil de l’Europe.

Un test décisifUn Comité d’experts indépendants – gar-

diens de la Charte – peut être saisi sur plaintedes ONG habilitées. C’est ainsi qu’en 1998, l ePortugal a été solennellement invité à mettrefin au travail des enfants et qu’en 2001, l aGrèce a été rappelée à l’ordre pour des texteslégislatifs sous-entendant une forme de «tra-vail forcé». «Les lois du commerce nedevraient pas être considérées comme desnormes supérieures aux textes internatio-naux sur les droits de l’homme» , estime Syl-via Ostry, chercheuse au Munk Center forInternational Studies de l’Université deTo r o n t o. «Le test décisif en la matière se pro-duira sans doute dans le domaine de l’accèsaux médicaments anti-sida: l à , des pay scomme l’Afrique du Sud et le Brésil ont déjàdit non aux règles du commerce internatio-nal sur la propriété intellectuelle, au nom dudroit humain à la santé». ■

1. Aujourd’hui Sous-Directeur général dusecteur des sciences sociales et humainesde l’UNESCO.

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César Carrillo*:«En Colombie, il faut avant tout défendre le droit à la vie»

Les défenseurs des droits humains combattent désormaispour les droits économiques, au même titre que pour lesdroits civils et politiques. Qu’en pensez-vous?Jusqu’à présent,de nombreuses ONG ne considéraient pas les syndicalistescomme des défenseurs des droits humains. Heureusement, elles sont entrain de changer. En Colombie, nous avons toujours été en première lignequand il s’agissait de lutter pour les droits civils et politiques, aussi bien quepour les droits économiques. Mais aujourd’hui, c’est le droit à la vie qu’ilfaut défendre avant tout.Notre syndicat a organisé toute une série d’activités pour dénoncer lesm a u vais traitements infligés à de nombreuses communautés et lesdéfaillances de l’Etat colombien face aux violations des droits humains.

Beaucoup de vos collègues ont payé cet engagement de leurvie…Les syndicalistes colombiens sont des héros. La Colombie est le pays aumonde où les syndicalistes sont victimes du plus grand nombre d’assassinats.Selon l’USO, qui a perdu une cinquantaine de militants au cours des dernièresannées, 10 000 syndicalistes colombiens sont directement menacés. SelonAmnesty International,112 ont été assassinés en 2000 et 93 entre le 1er jan-vier et le 31 août 2001. Nous sommes violemment critiqués et assimilés àla guérilla,ce qui fait de nous des cibles idéales pour les paramilitaires. Enface, l’Etat ne prend pas les mesures qu’il faudrait pour garantir notre sécu-

rité.

Faites-vous une différence entre la violation de vos droitséconomiques et la violation de vos droits politiques?Pour moi,les droits civils et politiques sont les plus importants. Les miensont été violés lorsqu’on m’a empêché de poursuivre mes activités syndi-cales. Cela dit,les droits économiques sont aussi des droits humains fon-damentaux pour pouvoir vivre dignement.Mais encore faut-il que le droità la vie soitrespecté. ■

Propos recueillis par Ásbel López,journaliste au Courrier de l’UNESCO.

* Entre 1988 et 1995, César Carrillo a présidé l’Union Syndicale Ouvrière(USO), le principal syndicat pétrolier de Colombie, qui a subi de lourdespertes humaines. Arrêté en 1996 avec 15 autres personnes, il a été empri -sonné pendant un an et demi. Après l’assassinat de son avocat, EduardoUmana Mendoza, et de nouvelles menaces de mort, il a dû s’exiler fin 1998.

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DPROPOS RECUEILLIS PAR SOPHIE BOUKHARI

JOURNALISTE AU COURRIER DE L’UNESCO.

Écoutons la «n o u v e l l econscience islamique»Pour le philosophe marocain Abdou Filali-Ansary*, les musulmans ont avant tout besoin d’espaces dedébats ouverts. Ce défenseur d’une approche critique des sources de l’islam espère qu’ainsi, ilscesseront de confondre religion et politique.

epuis le XIXe siècle, de nombreux pen-seurs musulmans ont voulu «réformer»la pensée islamique. Or, ces tentativesn’ont guère abouti à la modernisationdes régimes musulmans. Pourquoi?

Quand il y a crise, on a tendance àrevenir aux sources.Au X I Xe s i è c l e, le mou-vement réformiste a été très puissantparce que la modernité,avec la conquêtec o l o n i a l e, a fait brutalement irruptiondans le dar el-islam (Domaine de l’islam).Par modernité, on entend le double chan-gement du rapport de l’homme avec lanature et avec lui-même.Pour la premièrefois, l’homme réalise, grâce à la science,

que beaucoup de choses, comme certainsphénomènes climatiques ou la maladie, n esont pas des fatalités. De même, l’ordresocial ne paraît plus immuable. Les révo-lutions peuvent balayer les despotes etles peuples aspirent à améliorer leurcondition matérielle.

De l’Inde au Maghreb, une grandevague de penseurs s’est levée pour direque l’islam des origines allait bien dansle sens de cette modernité si puissante.Mais l’Iranien Djamal ad-Din al-A f g h a n i , l’Egyptien Mohammed A b d u het d’autres n’ont pas fait comme lesréformistes chrétiens, qui ont balayé

l e s précédentes interprétations, p o u rpouvoir porter un regard direct sur lesE c r i t u r e s. Ces intellectuels ont consi-déré l’histoire des premiers musulmanscomme une référence, au même titreque le Coran et la Sunna (voir glossairep. 4 1 ) . Leur retour aux sources étaita p o l o g é t i q u e : il visait à redonnerc o n fiance aux musulmans,en leur disant

Novembre 2001 - Le Courrier de l’UNESCO 39

* Directeur de Prologues, revue maghré-bine du livre. Auteur de L’islam et lesfondements du pouvoir; traduction etintroduction à la pensée de Ali Abder-r a z i q,La Découverte,Pa r i s, 1 9 9 7 ;L’ i s l a mest-il hostile à la laïcité?, Le Fe n n e c,Casablanca,1998.A paraître: Par soucide clarté;à propos des sociétés musul-manes contemporaines, Le Fennec.

C U L T U R E S ◗

Affiche publicitaire d’un film iranien, à Ispahan.

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◗ C U L T U R E S

que leur religion était favorable auprogrès.

L’événement fondamental dans l’his-toire récente de la pensée musulmane s’estproduit dans un deuxième temps.Dans lesannées 20, un grand schisme a divisé lemouvement réformiste: d’un côté, l ’ E g y p-tien Hassan el-Banna,célèbre pour avoirfondé les Frères musulmans et,de l’autrec ô t é , un autre Egyptien,Ali A b d e r r a z i q ,l eprécurseur du courant critique de l’islam.

Pour avoir traduit son œuvre, je peuxdire qu’il fut le premier à entreprendreun retour aux sources avec un regardcritique. Il souligne que les principes car-dinaux de l’islam, l’obéissance et la consul-tation,ne sont pas des règles d’organisa-tion politique mais des valeurs morales:e ncontrepartie de l’obéissance qui lui estdue, toute personne ayant des responsa-bilités (familiales, é c o n o m i q u e s, p o l i t i q u e s,etc.) doit éviter de décider seule, en des-p o t e, et doit prendre en compte les avis deceux qu’elle dirige.Abderraziq démontreque l’ordre politique islamique est uneconstruction des musulmans, pas une obli-gation religieuse. Vous voyez la grandedifférence.

Pourtant, le prophète Mohammedavait bien créé une cité islamique, quialimente l’imaginaire des musulmans,et il était lui-même chef de guerre.

La communauté de Médine fondéepar le prophète n’était pas une entité poli-t i q u e. C’était une communauté religieuse.Mohammed est né dans une société sansEtat. Les tribus s’y faisaient une guerreincessante, sauf pendant quatre mois detrêve par an.Il a essayé de prêcher dansce milieu pendant dix ans mais n’a réussià rallier que des exclus:e s c l a v e s, f e m m e s,membres de tribus minoritaires. D’où sondépart pour Médine en 622 (hégire), oùil a réussi à concilier deux tribus enne-mies et à créer la première communautém u s u l m a n e.C’était une sorte d’anti-tribu,qui excluait le principe identitaire. On yentrait parce qu’on voulait devenir musul-m a n , sur simple déclaration (profession defoi). Mais cette communauté a été atta-quée par les autres tribus et le Prophètea dû se défendre, devenir chef de guerre.

Lorsqu’il est mort, l’Arabie étaitacquise à la nouvelle religion et il avait pré-paré une expédition pour porter le nou-veau le message vers la Syrie. Du fait decirconstances historiques, la communautéde Médine était devenue une entité reli-gieuse prosélyte. Mais les directives lais-

sées par Mohammed étaient claires: n ejamais convertir par la force.

Pourtant, il y a une sourate très vio-lente dans le Coran: «après que les moissacrés se sont écoulés, tuez les polythéistespartout où vous les trouverez, capturez-les, assiégez-les, dressez-leur des embus -cades».

C’est vrai, cette sourate est d’une vio-lence extraordinaire. Elle a été révélée auProphète dans un contexte de guerre,quand les polythéistes menaçaient la sur-vie des musulmans. Je mettrais en regardde ce verset,un autre commandement duP r o p h è t e : a t t e n t i o n , respectez les gens,

pas d’arbre arraché, pas de maison brûlée,pas de femme violée. . . C’est cela qui a faitvenir les populations à l’islam.

Après la mort du prophète en 632, lacommunauté des musulmans est belet bien devenue un Etat.

Les musulmans se sont tout de suitedivisés sur cette question.Les défenseursd’un empire (le califat), mené par un chef«élu» par une assemblée, l’ont emporté.Les partisans d’Ali, qui voulaient un Etatdirigé par la famille du Prophète, ont crééle chiisme. Mais on oublie toujours qu’ily avait un troisième courant:des musul-mans de la première heure, comme MalikIbn Nuwaira ou Abu Dharr, ont dit: «n o u s

sommes une communauté religieuse, p o u r-quoi créer un Etat?» . Il ont été exécutés oué c a r t é s.Au cours des siècles, de nombreuxpenseurs ont repris ces idées et subi lemême sort. Leur histoire n’a jamais étéécrite.

Pourquoi?Aucun pouvoir ne l’a permis. Au XXe

s i è c l e, le courant critique a continué à êtreo c c u l t é . Mais il est resté vivant.Ali A b d e r-raziq a eu de nombreux héritiers spiri-t u e l s, comme le Soudanais MohammedMahmoud Ta h a , pendu par Nemeiri en1985,dont l’œuvre se vend à des dizainesde milliers d’exemplaires. Aujourd’hui,il

y a les Tunisiens Mohammed Ta l b i ,A b d e l-majid et Mohammed Charfi, le Pakista-nais Fazlur Rahman, l’Iranien A b d u lKarim Sorouch.Ils montrent tous que latendance étatiste a triomphé pour des rai-sons historiques et qu’elle résulte d’uneinterprétation possible des textes parmid ’ a u t r e s. Mais évidemment, ces gens-là netuent pas...

Tout de même, sans parler d’histoire, ily a des obstacles de taille à la critiquedes textes, comme la nature «incréée»(essentiellement divine) du Coran.

Ce dogme s’est imposé très tardive-ment,trois à quatre siècles après la mortdu Prophète. Au départ, cette idée était

40 Le Courrier de l’UNESCO - Novembre 2001

Ce manuscrit est la plus ancienne version écrite connue du Coran.Il est conservé en Ouzbékistanet classé «Mémoire du monde» par l’UNESCO.

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C U L T U R E S ◗

m i n o r i t a i r e. Mais les théologiens qui l’ontdéfendue ont été tellement persécutésqu’ils ont obtenu l’appui des masses etont fini par l’imposer.Je voudrais soulignerquelque chose de bien plus importante n c o r e : le fameux concept de charia,conçue comme loi totale régissant la viedes croyants, s’est cristallisé près de deuxsiècles après la mort du Prophète. Il fautle dire et le répéter car c’est une ruptureextrêmement importante.

C’est Mohammed Ibn Idriss Chafi’ i ,un jeune intellectuel brillant né 150 ansaprès la mort du Prophète, qui a consacréla charia. Les sources de l’islam n’indi-quent que des h o u d o u d ( l i m i t e s, f r o n-tières) imposées par Dieu, un peu commedes commandements:ne tuez pas, n’enle-vez pas les femmes, e t c. Les jurisconsultesmusulmans s’en inspiraient, chacun à sam a n i è r e,pour soumettre les lois et les cou-tumes à des critères éthiques. Mais Cha-fi’i est allé beaucoup plus loin. Il a extra-polé à partir des houdoud coraniques eten a tiré des lois pour toutes les activitéshumaines.

A chaque étape de l’histoire, c’est lecourant le plus dur qui l’a emporté.Pourquoi?

Parce que, très tôt, le politique s’estsaisi de la chose religieuse. E n s u i t e, l e sdébats religieux ont toujours été dominéspar des considérations politiques et «ins-trumentalisés» à des fins partisanes.

Parlons de cet islamisme moderne, néau début du X Xe siècle, à l’opposé de ceque vous appelez le courant critique.Comment expliquez-vous qu’il ait mar-qué autant de points?

L’intégrisme a été poussé par deuxgrandes forces, qui nous broient commedes mâchoires d’acier. Il a bénéficié del’appui des régimes locaux et du nouvelordre mondial,dominé par l’«Occident».P a r t o u t , il a été manipulé pour luttercontre la gauche et les mouvements del i b é r a t i o n . Comme l’a montré Moham-med Charfi dans Islam et Liberté, l e srégimes arabes et musulmans ne se sontpas contentés de financer certains mou-v e m e n t s. Ils ont mis en place des poli-tiques éducatives destinées à enseigner lavision intégriste de l’islam.Résultat,on ap l a n t é , dans les esprits, le décor d’uneconfrontation durable. Les nouvelles géné-rations sont coupées de la pensée univer-selle. La philosophie n’est plus enseignéedans les pays musulmans, ou alors à dose

homéopathique. L’autre grand vent qui apoussé l’intégrisme vient des relationsinternationales et des rapports écono-miques Nord-Sud. Comme les pays avan-cés soutiennent les régimes despotiques,il ne reste que la mosquée pour contesterl’ordre économique, local et mondial.Ajoutez ce qui est ressenti comme unesérie d’agressions extérieures: le soutienmassif à Israël, les bombes sur l’Irak, S r e-brenica et maintenant l’Afghanistan.Lesm é d i a s, eux aussi, portent une lourde res-ponsabilité. Ils ne parlent de l’islam quelorsqu’il y a des attentats et font mined’ignorer que l’intégrisme est minoritaire.Avec tout cela,nous sommes en train decamper le décor d’une nouvelle guerre decent ans, de créer une polarisation extrêmeentre islam et Occident.

Vous rejoignez la thèse d’Huntington...Non.Huntington a donné une réalité

ontologique à ce choc,presque biologique,comme si nous étions fondamentalementdifférents, comme si la culture était uneespèce de seconde nature. En réalité, cechoc est une construction historique, l eproduit de conditions particulières et dechoix politiques.

Pour vous, l’islam n’est donc pas hostileà la démocratie et aux droits del’homme.

La démocratie et les droits de l’hommesont des conquêtes récentes de l’huma-n i t é .Ces valeurs que les intégristes et Hun-tington prétendent occidentales sont uni-verselles. La démocratie, c’est comme lefeu ou les chiffres arabes. C’est un patri-moine de l’humanité.L’islam n’est ni pourni contre. Un musulman ne peut êtrecontre que s’il adhère aux constructionshistoriques du Coran incréé et de la cha-r i a , ces chimères produites tardivementpour dire que la religion doit tout régir.Bien sûr, les Occidentaux ont été les pre-miers à accéder à la démocratie. Mais celas’est produit du fait de conjonctures par-ticulières et,eux aussi,sont passés par deviolents débats pour éliminer une partiede leur héritage religieux.

Dans les pays musulmans, le courantcritique pourrait avoir ses chances si lesconditions minimales de liberté étaientr é u n i e s. Regardez l’histoire récente del’Iran.Dans les années 50,ce pays était àpeu près au même niveau de développe-ment que la Grèce. Si la CIA n’avait pasrenversé Mossadegh en faveur du chah, i laurait probablement utilisé ses richesses

pétrolières pour évoluer vers la démo-cratie.

Mais le chah a réprimé toute contes-tation et accepté la domination améri-c a i n e. Une fois de plus, les musulmans ontété renvoyés à leur identité «primordiale»,à l’islam. Même les Iraniens de gaucheont fini par se rallier à Khomeyni pourfaire face au despotisme. Vingt ans après,en 1997,les électeurs iraniens ont donnéplus des deux tiers de leurs voix à Moham-med Khatami, un adepte de ce courant

Novembre 2001 - Le Courrier de l’UNESCO 41

+ …Base de données très complète sur l’islam:www.fondation.org.ma

G L O S S A I R E

C h a r i a: loi religieuse embrassant tous les aspectsde la vie individuelle et collective des musulmans.

Chiisme: de l’arabe «parti».Courant minoritairecomposé des partisans d’Ali,cousin et gendre duP r o p h è t e, qui estiment que la succession deMohammed aurait dû revenir aux membres de safamille (Ali et ses descendants). Ce courant sedivise lui-même en nombreuses «sectes»:d u o d é c i m a i n s, i s m a é l i e n s, d r u z e s, z a ï d i t e s,alaouites, etc.

Coran: de l’arabe «lecture», «récitation». Pourles musulmans, ce livre sacré a été révélé par Dieuau prophète Mohammed par l’intermédiaire del’ange Gabriel,à partir de 609.Il se compose de114 sourates divisées en versets.

Kharidjisme: de l’arabe «sortir».Secte rigoristequi entra en dissidence en 657 et qui s’estperpétuée dans le cadre de la secte ibadite,représentée à Mascate (Oman), Z a n z i b a r( Ta n z a n i e ) , Djerba (Tunisie) et dans le Mzabalgérien.

S u n n i s m e: islam majoritaire qui se dit«orthodoxe». Il met l’accent sur la fidélité à lat r a d i t i o n , la s u n n a, qui est l’ensemble desenseignements, paroles et gestes du Prophète.Divisé en quatre écoles juridico-théologiques,p l u sou moins rigoristes: hanafite (qui domine enS y r i e, Tu r q u i e, Asie centrale, I n d e, C h i n e ) ,malékite (Maghreb, Afrique noire, Europe del ’ O u e s t ) , c h a f é i t e ( E g y p t e, I r a k , sud de lapéninsule arabique, Afrique orientale, Indonésie,Malaisie...), hanbalite (Arabie saoudite).

Wahhabisme: Mouvement religieux fondé parIbn Abd al-Wahhab au XVIIIe siècle et inspiré duh a n b a l i s m e, rite le plus rigoriste de l’islamsunnite. En fondant son royaume en 1932, avecl’appui des Britanniques, Ibn Séoud en a fait sadoctrine officielle. ■

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42 Le Courrier de l’UNESCO - Novembre 2001

LSLIMANE ZÉGHIDOUR

GRAND REPORTER À LA VIE (PARIS),AUTEUR DE LA VIE QUOTIDIENNE À LA MECQUE, HACHETTE,

1990.

Un Islam, des islamsAllah est unique mais l’islam est multiple: Babel linguistique, bigarrure ethnique, mosaïquegéographique, kaléidoscope politique, le monde musulman affiche aussi une extraordinaire diversitédoctrinale.

e mot «islam» dérive de la racine sémi-tique «slm» et signifie à la fois «paix» et« p r o s p é r i t é » . Cette racine se retrouve,bien avant le Coran, dans le vocable deS a l e m , le dieu cananéen qui donnera sonnom à Ur-Salem,la Ville de Salem:Jéru-s a l e m .De «slm» découlent également desnoms comme Salomon, Salomé, Salma-nassar, le roi d’Assyrie, ainsi que chalom(salut de «paix» en hébreu et en araméen)et «salam»,en arabe. Pour le musulman,«islam» évoque l’«abandon» confiant desoi en Dieu. Son éthique fondamentale serésume, selon la Sunna, à «adorer Dieu,

sans rien Lui associer, observer la prièrec a n o n i q u e, p ayer l’aumône obligatoire,jeûner durant le mois de Ramadan,offrirà manger à l’affamé et le salut de paix,auvoisin comme à l’inconnu».

Au j o u r d ’ h u i , le mot islam désigne à lafois la religion (l’équivalent de christia-nisme) et la civilisation (l’équivalent dechrétienté).Mais le croyant préfère utili-s e r, pour désigner l’univers islamique, s o i tle terme d’oumma (la «matrie», la com-munauté des croyants),soit l’expressiondar el-islam (la Maison de l’islam).

Cette demeure de l’esprit s’étend del’Indonésie au Maroc et du Cercle polaireau tropique du Cancer. Elle englobe5 7 E t a t s, aux régimes politiques extrê-mement divers,allant de l’émirat médié-val à la république constitutionnelle, en

passant par tout un éventail d’autresr é g i m e s :u l t r a - c o n s e r v a t e u r s, i s l a m o - c h r é-tiens, modernistes, laïques. Ces Etats sedivisent en alliés et adversaires des Etats-Unis, en ultra-libéraux et socialistes, enriches et pauvres…

Un croyant sur dix est chiiteDe plus, un musulman sur trois – fait

peu connu – vit dans des Etats d’autresaires culturelles: catholique (Fr a n c e, B e l-g i q u e ) ,protestante (Royaume-Uni,E t a t s -U n i s ) , chrétienne orthodoxe (Russie,M a c é d o i n e ) , juive (Israël), h i n d o u i s t e( I n d e ) , bouddhiste (Sri Lanka), c o n f u-céenne (Chine)...Au total, les disciples deMohammed – turcs, k u r d e s, p e r s a n s,arabes, malais, berbères, slaves, chinois,africains – se répartissent sur un vaste

Un changement radical se déroule en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Bien que l’indice de fécondité soit encore légèrement supé-

rieur à trois enfants par femme, il est en décroissance rapide, tandis quetrois pays (Liban,Tu n i s i e, Iran) sont déjà passés sous la barre des 2,1 enfantspar femme, le seuil de remplacement des générations. D’autres suiventde près: Algérie, Maroc, puis Libye et Egypte.La Méditerranée n’est plus un fossé:avec 1,55 enfant par femme, Tunisne se distingue plus des villes européennes. La culture musulmane nepeut plus être désignée comme un frein à la modernité démographique:c’est l’Iran qui, sous un régime islamique, a connu la transition démo-graphique la plus accélérée de l’histoire. De 6,40 enfants par femme en1986,à 2,06 en 1998,ce pays a franchi en 12 ans une étape que l’Occi-dent avait mis un siècle ou plus à accomplir.Au-delà de contextes spécifiques (conflits civils, guerres, embargos) etde la crise économique qui lui a partout servi de catalyseur, la baisse defécondité est le résultat de phénomènes universels et irréversibles:l’ur-banisation,la scolarisation (notamment des filles) et la tertiarisation del’emploi.Avec la généralisation de la famille restreinte, c’est l’ordre patriarcal quibascule. Ce système réglait depuis toujours les hiérarchies au sein de lafamille et donnait une forme particulière à l’allégeance politique. Il repo-sait sur deux piliers:la subordination des cadets à l’aîné, et celle de lafemme à l’homme. La baisse de la natalité met en question le premier,faute de cadets. Quant au second,encore entériné par des législationsfondées sur la charia, il est récusé par le changement sociologique.L’éducation des filles (à l’égal des garçons), le retard de l’âge de leurm a r i a g e, la multiplication des jeunes femmes célibataires (condition jus-qu’alors inconnue),l’admission des femmes, par le travail,au sein d’ununivers d’hommes étrangers à leur parenté, sont autant de signes annon-ciateurs de la fin du patriarcat.

L’avènement de la famille à deux enfants ne signifie pas que la croissancedémographique zéro soit pour tout de suite: les effectifs annuels denaissances ont atteint leur maximum vers 1980–1990, selon les pays. L e u rréduction spectaculaire depuis cette date ne se fera pas sentir sur les mar-chés du travail avant 2005– 2015.Po u r t a n t , dès maintenant, il y aurait des raisons d’optimisme. Les jeunesadultes de 25 ans sont, pour un court moment de l’histoire, dans une situa-tion exceptionnellement favorable. Etant plus nombreux que jamais pourse partager les charges du troisième âge, ils entrent dans la vie activeen sachant que les bénéfices de leur travail ne seront pas hypothéquéspar l’entretien des générations précédentes.Avec leur propre fécondité,b a s s e, ils peuvent escompter que leur épargne et leur investissement ser-viront à améliorer la qualité de la vie, plutôt qu’à absorber, comme parle passé, les effets de la poussée démographique.Mais pour transformer cet atout théorique en bénéfice tangible, il fautque ces jeunes aient la possibilité d’épargner, c’est-à-dire de travailler.Or, dans la plupart des pays de la région, la massification de l’école etdes diplômes a suscité des aspirations dans la population,mais le mar-ché du travail leur a opposé le chômage, ou la déqualification. ■

* Directeur de recherche à l’Institut national d’études démographiques(Paris). Auteur de Générations arabes. L’alchimie du nombre (Fayard, Paris,2000).

PHILIPPE FA R G U E S * : LA MODERNITÉ EST DÉJÀ LÀ

LA «NOUVELLE CONSCIENCE ISLAMIQUE»

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Novembre 2001 - Le Courrier de l’UNESCO 43

t e r r i t o i r e, de la jungle javanaise au déserts a h a r i e n , des montagnes himalayennesaux steppes de Haute Asie.

Même diversité sur le plan doctrinal.Ainsi que l’avait prédit Mohammed lui-m ê m e, l’islam se divise,d i t - o n , en 73 obé-d i e n c e s, c o u r a n t s, c h a p e l l e s, c o n f r é r i e s,s e c t e s :s u n n i t e s, c h i i t e s,k h a r i d j i t e s, i s m a é-l i e n s, wahhabites (voir glossaire), z a ï d i t e s,a l a o u i t e s, a h m a d i s, a l é v i t e s, i b a d i t e s,b o h-ras, qadianis, bektachis, druzes...

Un croyant sur dix est chiite et lamajorité sunnite, pourtant réputée« o r t h o d o x e » , se décline en quatre grandes

écoles juridico-théologiques (chaféite,h a n b a l i t e,h a n a fis t e, malékite) qui domi-n e n t ,c h a c u n e,un pan du dar el-islam.D ef a i t , l ’o u m m a est aussi bigarrée que lachrétienté. Mais elle n’a jamais eu d’au-torité centrale unique. D’où la difficulté,voire l’impossibilité, de dégager unconsensus sur de nombreux points de lafoi, du dogme ou de la politique.

Si l’islam n’a ni pape ni Va t i c a n , i ladmet en revanche plusieurs pôles intel-l e c t u e l s. Le monde chiite, c o n finé à l’Iranpour l’essentiel, dispose d’un véritableclergé coiffé par un ayatollah, le «grade»

le plus élevé de la hiérarchie religieuse.Quant au monde sunnite, il n’obéit àaucune structure hiérarchique. C e p e n-d a n t , l’université théologique d’El-Azhar,au Caire, fait fonction de référent pour lesoulémas (les docteurs de la loi islamique)du monde entier. Il n’empêche,cette uni-versité reste une institution d’Etat,dontle recteur est nommé par le présidenté g y p t i e n .A T é h é r a n , au Caire et ailleurs,la religion demeure très liée au pouvoirpolitique, quand elle ne le conteste pas.■

Pourcentage de musulmans dans le monde: de 0 a 4% de 5 a 24% de 25 a 49% de 50 a 74% de 75 a 100%

Population Populationmusulmane musulmane(en millions) (en %)

Monde arabeEgypte 58,6 90Algérie 30,5 99Maroc 28,8 99Irak 22,0 97Arabie Saoudite 21,3 97

Afrique (hors monde arabe)Nigéria 53,0 43Soudan 25,6 72Ethiopie 21,1 33Rép. Unie de Tanzanie 13,1 37Mali 9,6 90

Les cinq principaux pays musulmans dans chaque grande région du monde.

Population Populationmusulmane musulmane(en millions) (en %)

Asie (hors monde arabe)Indonésie 182,6 87Pakistan 134,5 95Inde 121,0 88Bangladesh 114,1 12Turquie 65,0 90

Amériques / Europe*

Fédération de Russie 14,6 10,0Etats-Unis d’Amérique 4,1 1,9France 3,2 5,5Albanie 2,4 70,0Allemagne 1,7 2,1

* Selon d’autres sources, la population musulmane dans la Fédération de Russie serait comprise entre 8,5 et 21 millions, aux Etats-Unis entre 6 et7 millions et en France entre 4 et 5 millions.

◗ C U L T U R E S

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L’GREG PHILO

DIRECTEUR DU GLASGOW MEDIA GROUP.

L’audimat n’aime pasle SudL’opinion du Nord connaît mal les problèmes des pays pauvres, négligés par les médias. L’auteurd’une étude sur le sujet analyse les raisons de cette ignorance et les moyensd’y remédier.

information circule de manière inégale.Depuis plus de 30 ans, toutes les étudesparviennent à la même conclusion. «Onconstate d’abord un déséquilibre quanti-tatif:le tiers-monde reçoit infiniment plusd’informations sur le premier monde qu’ilne lui en adresse.De plus, la couverture encontinu de l’actualité des grandes métro-poles développées contraste avec la dif-fusion intermittente d’images d’un Sud encrise»,résume Annabelle Sreberny, spé-cialiste des médias.

Autre argument à charge:l’informa-t i o n , ciblée sur les catastrophes et lesc o n fli t s, n’explique pas dans quel contextepolitique et social complexe ils émergent.Et elle tend à minimiser les éventuellesresponsabilités des pays du Nord – quiremontent parfois à l’époque où les paysafricains servaient de pions dans la guerrefroide.

Tous les grands médias internatio-naux – la BBC, ITV, l’AFP ou Reuters –se voient reprocher leur perception trop

étroite du Sud. Un journaliste américain,Mort Rosenblum,critique l’obsession dutaux d’audience chez les responsablesdes médias et la promotion d’une infor-mation «divertissante» qui nuit à la qua-l i t é .Aux Etats-Unis, selon une étude réa-lisée par Steve A s k i n , les épisodes defamine qui ont frappé l’Afrique, en1992,ont commencé à attirer l’attention desmédias lorsqu’on a su que les éléphantsen mouraient aussi.

Cette approche superficielle satisfait-elle réellement l’audience? Peu de tra-vaux abordent cette question cruciale.Selon une enquête scandinave, si la presseparle du Sud à propos de confli t s, l e slecteurs voudraient en savoir plus sur la

Dans la mine, en Angola.

44 Le Courrier de l’UNESCO - Novembre 2001

◗ M É D I A S

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culture et la vie «normale» de ces pays.Au Royaume-Uni, une agence gouver-n e m e n t a l e, le Département pour le déve-loppement international, soucieux deconnaître l’impact sur l’opinion du trai-tement des pays du Sud par la télévision,a récemment commandé une grandeétude sur le sujet1.

Dans le même ordre d’idées, un orga-nisme indépendant, le Third World andEnvironment Broadcasting Trust (3WE),a interviewé 38 cadres dirigeants des télé-visions britanniques, pour mieux cernerla façon dont ils conçoivent la couver-ture de l’information en provenance despays du Sud.A Londres, par exemple, ledirecteur de Carlton Television a ainsid é c l a r é : «Nos tentatives passées montrentque les émissions sur le monde en déve-loppement n’attirent pas le public. Elles neparlent pas de nous, mais d’événementssur lesquels nous n’avons pas prise».

Les idées préconçuesdes dirigeants de chaînes

De tels postulats ont des consé-quences évidentes.Selon un rapport com-mandé par 3WE, sur les quatre chaîneshertziennes britanniques, la diffusion deprogrammes d’informations concernantles pays du Sud a baissé de moitié entre1989 et 1999. L’étude que nous avonsmenée montre que, sur les télévisions bri-t a n n i q u e s, l’information consacrée autiers-monde fait la part belle aux confli t s,au terrorisme et aux catastrophes. C e ssujets représentent plus du tiers du tempsdévolu aux pays du Sud par les grandeschaînes que sont la BBC et ITN (Inde-pendent Television News).

Pour le reste, ces pays apparaissentdans le cadre de l’actualité sportive oudans le sillage de personnalités diverses:dans notre échantillon, les Bahamas sontmentionnées à l’occasion d’un séjour deMick Jagger et de Jerry Hall, d ’ a u t r e spays parce qu’ils sont survolés par le diri-geable de Richard Branson, le patron deVirgin.

Pour une bonne part, la concurrence,exacerbée par l’essor des chaînes satelliteset câblées, explique cette situation.D a n sle contexte de libéralisation des années1980,qui a favorisé la déréglementationde l’audiovisuel, la course à l’audienceest devenue une véritable obsession.

Mais elle ne satisfait pas nécessaire-ment les aspirations du public. Dans lesgroupes de discussions que nous avonso r g a n i s é s, l’attitude des téléspectateurs

différait largement des idées préconçuesqu’en ont les dirigeants de chaînes. Cer-tains de nos interlocuteurs (environ 25%de l’échantillon) ont admis un désintérêttotal pour le tiers-monde. Souvent enr é a c t i o n , ont-ils expliqué,au flux d’imagesdésastreuses dont ils se sentaient bom-b a r d é s.Comme l’a dit l’un d’eux:«C h a q u efois qu’on allume la télévision ou qu’onouvre le journal, on nous parle d’uneguerre qui commence, de la pauvreté quis ’ é t e n d , de nouvelles destructions. Tr o pc’est trop!».

Presque touss e sont souvenusd’images négatives,c o n f o r m e s,en effet,àce que montre la télé-v i s i o n . Mais le niveaud’intérêt pour cessujets n’était pas pourautant uniforme. C equi gênait la majoritéde nos interlocuteurs,en revanche, était dene rien comprendre à ce qu’on leur mon-t r a i t : «J’ai l’impression,en permanence,d emanquer des informations nécessaires surle contexte», nous a confié un témoin.

De façon unanime, il a été reprochéaux journalistes de traiter les événementscomme si tous les antécédents en étaientc o n n u s. Parmi ceux avec lesquels nousavons travaillé en contact étroit, b e a u-coup ont confirmé ce sentiment.Parfois,les reporters ont pour consigne de sacri-fier l’explication au bénéfice des faits lesplus spectaculaires, c o m b a t s, f u s i l l a d e sou émeutes. On préfère, a-t-il dit, le coupde feu à la «pédagogie».

A l’issue de cette première phase,

nous avons commencé à évoquer, avecdes journalistes, les moyens d’améliorerl’information télévisée. Il nous a alorsparu indispensable d’organiser un dia-logue entre des journalistes de la BBC etun groupe de téléspectateurs «ordi-n a i r e s » . Nous allions examiner ce queces derniers avaient compris – ou pas –du journal télévisé, puis leur permettred’en discuter directement avec ceux quil’avaient élaboré. Nous voulions aussivoir dans quelle mesure la compréhen-sion d’une information modifie l’intérêt

qu’on lui porte. E nprésence de DavidS h u k m a n , d e l aB B C, nous avonscommencé par re-garder deux séquen-ces qu’il avait pré-sentées.

E l l e s c o n c e r-naient la guerre enAngola et les effetsdévastateurs des

mines sur la population.Ces images bouleversantes ne pou-

vaient laisser personne indifférent. M a i s,pour toute la compassion qu’elles inspi-r a i e n t , elles perpétuaient les associationsh a b i t u e l l e s. Encore des images de guerrevenues d’Afrique! Pour nos téléspecta-t e u r s, tout cela était bien triste, mais puis-qu’ils n’y pouvaient rien, ils ne se sen-taient guère concernés. Le reportagesoulignait la place du commerce dupétrole et des diamants dans la crise, etl’importance de la corruption dans lep a y s, au bénéfice des profiteurs de guerre.Ces explications confortaient les a priorides téléspectateurs: les Africains ne sont

La fièvre du diamant,en Angola.

Des reportersont pour

consigne de sacrifierl’explication

au bénéfice de faitsspectaculaires

Novembre 2001 - Le Courrier de l’UNESCO 45

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pas doués pour se gouverner.Je suis alors intervenu dans la dis-

c u s s i o n , en demandant d’où provenaientles mines et les munitions. Des paysindustrialisés, ont répondu les membresdu groupe, qui ont évoqué le Royaume-U n i , les Etats-Unis, l’Europe de l’Est,parmi les grands vendeurs d’armes. E tavec quel argent ces armes sont-ellesachetées? Ils ont rappelé les informa-tions du reportage: la vente de diamantset de pétrole, le blanchiment d’argent…Mais la City de Londres n’est-elle passoupçonnée de participer au transfertillégal d’énormes sommes venuesd’Afrique? Puis, j’ai demandé à mesinterlocuteurs s’ils portaient desdiamants...

Nous avons renouvelé l’exercice avectrois groupes. A chaque fois, cette ques-tion a surpris, voire choqué. Elle sous-entendait qu’en achetant un diamant enA n g l e t e r r e, on contribuait peut-être à

l’achat de mines antipersonnelles. J ’ a ialors expliqué comment le trafic illicitedes «diamants de sang» finance lesguerres dans toute l’Afrique. Dans lestrois groupes, cette information a provo-qué une vive discussion.Les téléspecta-teurs ont demandé pourquoi cet élémentn’était pas rappelé à l’antenne. Certainsparticipants ont longuement questionnéles journalistes qu’ils soupçonnaient desubir la censure, ce que ceux-ci ont nié.

Tout à coup, ce n’était plusle problème des Africains

Grande leçon de l’étude: l’intérêt destéléspectateurs s’est aiguisé dès qu’ils ontappréhendé les ressorts politiques et éco-nomiques des conflits montrés à la télé-vision.Et surtout,ils ont saisi en quoi ilsétaient concernés.Tout à coup, ce n’étaitplus le problème des A f r i c a i n s.Si les gensréalisent que les relations économiqueset politiques mondiales nourrissent les

c r i s e s, ils savent aussi qu’on peut changerces relations.Le «nous n’y pouvons rien»v a c i l l e, et le public commence à regar-der le monde d’un œil différent.

Notre travail a permis à des journa-listes et à des universitaires spécialisésde coopérer pour améliorer la qualité del’information et sa vertu pédagogique. S ice travail collectif se poursuit,peut-êtresera-t-il possible de mettre sur pied denouvelles structures et de nouvellesméthodes pour parler du Sud dans lesmédias.

1. Audience Interest and Understandingof News Programmes (Intérêt du publicet compréhension des journaux télévi-s é s ) . L’ é t u d e, réalisée par le GlasgowMedia Group, est disponible sur le site:w w w. g l a . a c. u k / A c a d / S o c i o l o g y / m e d i a .html

De l’Afrique, les médias du Nord ne montrent que des stéréotypes.Quand ils font l’effort de couvrir l’actualité du continent, ils ne pren-

nent jamais le temps d’approfondir. Les comptes rendus trop rapidesnégligent le pourquoi et le comment.La mise en perspective, l’attentionaccordée aux détails serviraient à comprendre que l’Afrique n’est pas uncontinent de tueurs. Comme au Kosovo ou en Tchétchénie, les conflits ysont le résultats d’enchaînements de causes.Quand j’ai présenté le scénario et les rushes de mon film Cry Freetown[qui décrit l’entrée sanglante des rebelles dans Freetown,en 1999] auxgens de Channel 4 et d’ITN, au Royaume-Uni et de CNN, aux Etats-Unis,ils les ont jugés trop brutales pour leur public.J ’ a vais un seul argument à leur opposer: «c ’ e s tla réalité, tout s’est passé ainsi. Et n’oubliezpas que des enfants ont assisté à ce carnage.Ils n’avaient pas la possibilité d’éteindre leposte. Ni de changer de chaîne».En filmant des scènes de massacres, de viols etde mutilations, j’ai voulu choquer. Cette guerredurait depuis huit ou neuf ans dans l’indifférencegénérale parce que les médias n’en parlaientp a s. Ce silence explique ma démarche: p o u rune fois, surprenons les spectateurs. D’abord,en expliquant les tenants et les aboutissants,puis, en montrant ces images insoutenables. Je pense avoir réussi.Le contexte reste le maître-mot.J’ai suivi,devant un écran de télévision,les événements de septembre dernier aux Etats-Unis et malgré les mil-liers de morts du World Trade Center, à aucun moment je n’ai vu descènes aussi crues que les miennes. Quand il s’agit de l’Occident, o nménage les téléspectateurs, on se dit qu’ils vont imaginer ce qu’ils ne voientpas, qu’il n’est pas nécessaire de tout montrer puisqu’ils comprennent.Mais quand il s’agit de l’Afrique, c’est différent. S’ils nous assimilentparfois à des barbares, c’est parce qu’on ne leur montre que des faits brutset des stéréotypes coupés du contexte – encore l’Afrique, p e n s e n t - i l s, a v e cses inondations, ses famines…

Dans tous mes reportages, je veux montrer comment les échanges et lacoopération entre l’Afrique et l’Occident ont mal tourné. Et je fais en sorteque les téléspectateurs du Nord se sentent concernés. Pour Cry Freetown,le commerce des diamants entre les compagnies minières occidentaleset les rebelles était une accroche évidente. E x o d u s [sur l’émigration]rafraîchissait la mémoire de l’Occident:dans le passé,il s’est installé enAfrique, il s’est servi sans demander la permission. Pour retenir l’atten-tion,je m’efforce de montrer aux contribuables des pays du Nord com-ment leurs impôts et leurs gouvernements alimentent le désordre et lacorruption.

J’aimerais aussi raconter des histoires positives.Avec mon récent documentaire sur l’Ouganda, j evoulais lancer un message d’espoir, mais j’ai,hélas, retrouvé les mêmes problèmes – trop peud’investissements en faveur des jeunes, d a n sl’éducation en particulier, et trop de corruption.La réalité est ainsi. J’en rends compte.En Afrique, nos médias ne sont pas assez puis-sants pour changer les comportements. N o u sne manquons ni de compétences, ni d’indivi-dus motivés et intègres, mais nous manquonsde moyens fin a n c i e r s. Si le Nord peut diffuser cesfilms, il aidera à changer les choses. ■

*Originaire de Sierra Leone, Sorious Samura a suivi des études de cinémaau Royaume-Uni, voici 12 ans, grâce à une bourse de l’UNICEF. Ses docu -mentaires Cry Fr e e t o w n ,E x o d u s et Walking on A s h e s ont été diffusés parChannel 4 (Londres) et CNN.

SORIOUS SAMURA*: EXPLIQUER LE CONTEXTE

«Surprenons les téléspectateurs!».

◗ M É D I A S

46 Le Courrier de l’UNESCO - Novembre 2001

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E N T R E T I E N ◗

ous avez dû lireavec attention lesprofils de terro-ristes quio n t récemment étépubliés dans lapresse. Ces jeuneshommes avaient eu

une enfance plutôt équilibrée, ilsétaient diplômés... Pourtant, ils ont bas-culé dans le fanatisme et la violence.Comment l’expliquez-vous?

Par l’absence d’empathie.Les A l l e m a n d ssont devenus nazis exactement de la mêmem a n i è r e : par incapacité de se représenter lemonde de l’autre. Pour eux, il fallait êtreb l o n d , dolichocéphale (au crâne allongé),non juif. Tous les autres étaient des êtresi n f é r i e u r s. Les terroristes impliqués dans lesattentats de New York avaient été desenfants bien élevés, bien développés, diplô-més, mais n’avaient pas appris qu’il existed’autres manières d’être humain que la leur.

Pourquoi?Dans certains pays musulmans, il existe

des fabriques de fanatiques. De la mêmem a n i è r e, en Fr a n c e, on a inculqué la hainedes «Boches» aux enfants, après la guerrede 1870.

Les professeurs étaient payés pourleur dire qu’un jour, ils accéderaient à lagloire en allant casser du Boche. J’ai vu lamême chose au Moyen-Orient.J’ai vu deslivres où l’on disait aux petits garçons ques’ils mouraient pour la religion,ils iraientà la droite d’Allah. Ces écoles, qui n’en-seignent qu’une seule vérité, sont desécoles de haine.

Mais certains étaient des enfants d’im-migrés plutôt bien intégrés en Europe...

Boris CyrulnikIl y a une vie après l’horre u r

Novembre 2001 - Le Courrier de l’UNESCO 47

VFace à la violence et à la déliquescence de la famille, de plus en plus de jeunes sont traumatisés ou,dans le meilleur des cas, très angoissés. Mais ils ne sont pas pour autant condamnés aux piresdérives. Aidons-les à devenir résilients, plaide Boris Cyrulnik.

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«Si on ne sait pas qui on est, on est raviqu’une dictature vous prenne en charge»

Ils devaient faire partie de ces gensqui n’avaient pas réussi à passer le cap del ’ a d o l e s c e n c e. Il y en a de plus en plusdans nos pays, 30% en moyenne, p a r c equ’on ne sait pas s’en occuper. Ces jeunesqui flottent sont des proies parfaites pourles sectes et les mouvements extrémistes.Quand on ne sait pas qui on est, on estravi qu’une dictature vous prenne encharge et,dès l’instant où l’on se soumetà un maître, à un texte unique, on devientf a n a t i q u e. De plus, la mondialisationangoisse beaucoup de gens, qui ont l’im-pression d’être dépersonnalisés. Les per-sonnes angoissées se sécurisent en obéis-sant à quelqu’un qui leur dit «v o i l àcomment il faut se comporter» . La sou-m i s s i o n , chez ces gens-là, provoque la dis-parition de l’angoisse.

Vous ne pensez donc pas que la mon-dialisation économique induise une«mondialisation psychique», la nais-sance d’une sorte d’«inconscient col-lectif mondial» qui nous permet denous adapter aux flots d’idées et d’in-formations venues de toutes parts?

N o n . Il peut y avoir une mondialisationsur le plan technique mais pas sur le planp s y c h o l o g i q u e.Au contraire, si je veux voirle monde, il faut que j’accepte de ne pastout percevoir. L’identité est comme laparole. Lorsqu’un bébé arrive au monde,il possède plusieurs milliers de phonèmes.Mais pour parler, il est obligé d’en réduirele nombre entre 100 et 300, selon lesl a n g u e s. L’ i d e n t i t é , a u s s i , est une réduc-tion:je renonce à mille choses que je nepourrai jamais intégrer pour être la per-sonne que j’espère devenir. Aujourd’hui,avec la mondialisation, beaucoup de genscherchent à retrouver leurs racines pourpouvoir «se réduire» afin d’acquérir uneidentité.

Le repli identitaire serait donc dû à l’ex-pansion trop brutale du «modèle» occi-dental?

Il y a effectivement retour à une iden-tité forcenée, qui devient une aliénation.

Comme c’est l’Occident qui a les armes,l’argent et la technologie, il y a de forteschances pour que les mentalités occiden-tales se mondialisent.Soit les gens s’y plie-ront mais seront malheureux.Soit,à l’op-p o s é , la haine de l’Occident grandira,comme actuellement. Des identités ima-g i n a i r e s, vieilles de plusieurs siècles oumême de plusieurs millénaires, continue-ront à resurgir. Nous avons donc le choixentre la «désidentification» et l’aliénation.

Il n’y a pas de solution médiane?S i . Pour éviter d’être aliéné par une

i d e n t i t é , il faut que les gens sachent qu’elleest constituée d’un patchwork de diffé-rents éléments. Toutes les identités sontle produit de l’héritage d’un père, d’unemère et d’une religion que chacun inter-prète selon son contexte culturel. E nFr a n c e, par exemple, les Bretons sont trèsfiers de leur vaisselle peinte de Quimpermais bien peu savent que ce style a étécréé par un Italien immigré en Bretagne,il y a un siècle.

Vous avez évoqué les problèmes gravesdes adolescents d’aujourd’hui, qui «flo t-tent» de plus en plus. De fait, on n’a

jamais aussi bien compris les enfantsque maintenant et pourtant, il n’y ajamais eu autant de névroses précoces,de suicides d’adolescents, de délin-quance.

Ce n’est pas paradoxal. Tous les pro-grès se payent.Le prix de la liberté,c’estl ’ a n g o i s s e.Au j o u r d ’ h u i , on aide les enfantsà développer leur personnalité, à prendreconscience d’un tas de choses.Ils sont plusintelligents, plus vifs, mais plus angoissés.On s’en occupe très bien à la maternelleet à l’adolescence, on les abandonne. Lasociété ne prend pas le relais des parents.Du coup, un adolescent sur trois s’effondre,après le bac généralement. Pour éviterc e l a , il faudrait davantage de structuressociales et culturelles qui leur permet-traient de donner un sens à leur vie, e nencourageant la créativité, la parole, l ’ ê t r eensemble, l’élan vers l’autre. Or, on ne lefait pas.

Problème de l’adolescent: «qu’est ceque je vais faire de ce qu’on a fait demoi?». Pour répondre à cette question,ildoit être entouré de structures affectives(des groupes partageant la même activité,des copains) et pouvoir travailler. Mais latechnologie a provoqué une telle révolu-

48 Le Courrier de l’UNESCO - Novembre 2001

C Y R U L N I K , L’I N C L A S S A B L E

A n’en pas douter, Boris Cyrulnik est un résilient. Son enfance fracassée par laguerre et la déportation de ses parents ne l’a pas empêché de devenir un homme accompli:

heureux parmi les siens, respecté par ses pairs et auteur vedette dans son domaine.Né à Bordeaux en 1937,cet homme qui ne parle de ses blessures «qu’à la troisième personne»,en écrivant sur les enfants, a su transformer ses faiblesses en atouts. «N’ayant pas été à l’école,dit-il, je ne suis pas sur “l’autoroute”; je suis mon propre chemin, en faisant juste ce qu’il fautpour être considéré comme normal.» Au lieu de l’éloigner des hommes, le drame qu’il a vécu l’aamené à essayer de comprendre: qu’est-ce que l’humain? Après des études de médecine, ildevient psy en tous genres (neuropsychiatre, psychologue et psychanalyste) et franchit les sacro-saintes barrières entre les disciplines. Il fait ainsi appel, entre autres, à l’éthologie (science descomportements des espèces dans leur milieu naturel),quitte à se faire des ennemis dans la com-munauté scientifique.Cet anti-spécialiste, grand voyageur et inépuisable curieux,n’hésite pas non plus à remettre encause certains dogmes de la psychanalyse. Contrairement à Freud, qui en faisait le fondementde la névrose et du malaise dans la culture, Cyrulnik pense qu’il existe une «bonne» culpabilité:celle qui «invite à s’empêcher de faire du mal parce qu’on se met à la place de l’autre, et qui estprobablement le fondement de la morale». ■

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tion qu’actuellement, l’école a le monopoledu tri social. Si un gamin ou une gamines’y épanouit, il réussit des études etapprend un métier. Il fera partie des deuxadolescents sur trois qui profitent de l’amé-lioration des structures de la petitee n f a n c e. Mais un enfant sur trois ne seplaît pas à l’école, s’y sent humilié et n’apas la possibilité de s’épanouir ailleurs. Ilse retrouve largué dans les quartiers, sanst r a v a i l , et souvent sans famille. . .C o m m e n tfait-il pour retrouver son estime de soi? Ilaccomplit des actes «ordaliques»,c’est-à-dire qu’il se met à l’épreuve, retrouve desrituels d’intégration archaïques comme la

il y a toujours un événement,une fête, unvol,un truc à partager;on parle et on vit.Ces enfants-là s’adaptent à l’absence defamille par la délinquance. Un petitColombien des rues qui n’est pas délin-quant a une espérance de vie de dix jours:il est éliminé s’il ne s’intègre pas dans uneb a n d e. La délinquance est une fonctiond’adaptation à une société folle.

Mais comment faire? Renvoyer lesfemmes à la maison?

N o n . Mais il faut qu’il y ait quelqu’un,homme ou femme. Dans certaines cul-t u r e s, où il y a encore des familles élar-gies, il y a toujours un adulte à la maison.A i l l e u r s, il faut innover. Au Brésil pare x e m p l e, des Brésiliens décident de fabri-quer des familles qui n’ont rien à voir avecle sang, avec le biologique.Un vieux mon-sieur dit à une vieille dame: «j’en ai marrede descendre les pentes raides des favelas,je vais entretenir la maison» ; la vieillefemme dit: «m o i , je vais m’occuper desenfants du quartier» . Et puis un autre, p l u sj e u n e,d i t : «m o i , je ramènerai de l’argent carj’ai un petit boulot». Ce sont des famillesverbales, qui passent une entente pour seprotéger, s’attacher, faire la fête et s’en-g u e u l e r,comme dans toutes les familles. L adélinquance disparaît instantanément deces foyers.

En Occident, la famille évolue très dif-ficilement; non dans les faits, mais dansles lois et les mentalités.

On est partis sur un contresens,en par-

violence, la bagarre, la drogue.Vous dites «il n’y a pas de famille».N’est-ce pas plutôt que la famille évo-lue?

Il n’y a pas de famille ET la familleé v o l u e, comme elle l’a toujours fait.Q u a n dces gosses rentrent chez eux,il n’y a per-sonne. Le père n’est pas là, la mère nonp l u s. Pourquoi s’isoleraient-ils dans unemaison vide alors qu’il y a des copainsdans la rue? Dans certains pays d’Amé-rique latine, où j’ai travaillé, ils disent qu’ilsse sont disputés avec leur mère ou leurbeau-père et qu’ils sont partis. Dans larue, où la vie est physiquement très dure,

A Oulan Bator, en Mongolie, les enfants de la rue dorment dans les égouts, pendant l’hiver.

E N T R E T I E N ◗

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«Dans la plupart des culture s ,on est c o u p a b l e d ’ ê t re une v i c t i m e»

lant de «famille traditionnelle».Or, celle-ci est apparue au XIXe siècle en Occident,en même temps que les usines. C’était uneadaptation à la société industrielle:l’homme était une annexe de machine etla femme une annexe d’homme. L’usinefonctionnait, le château fonctionnait, leséglises fonctionnaient. L’ordre régnait.Les individus, presque toutes les femmeset la plupart des hommes, étaient psycho-logiquement massacrés. Mais une minorité,2% de la population environ, pouvait sedévelopper correctement. Ils se mariaientpour transmettre leurs biens. A l’époque,cette famille traditionnelle était d’ailleursassez peu répandue car la plupart desouvriers ne se mariaient pas (puisqu’ilsn’avaient rien à transmettre). Cette sociétéa disparu, la famille traditionnelle existede moins en moins mais le modèle est tou-jours dans les esprits. Et les lois commen-cent seulement à changer.

Quand une seule théorie se met enplace, l’évolution des mentalités est trèsl e n t e. Il faut mener des «guerres verbales»,d é b a t t r e, p u b l i e r, pour faire avancer leschoses. On peut inventer mille formes defamilles différentes mais les enfants ont

besoin d’un lieu de protection, d ’ a f f e c t i o net de développement, avec des interdits:l’inceste et d’autres prescriptions, q u ’ i l speuvent négocier.

La notion de résilience que vous déve-loppez dans vos derniers ouvrages1 f a i tune très belle carrière. Pourquoi un telsuccès?

Quand on se penche sur les enquêtesépidémiologiques mondiales de l’OMS,on constate qu’aujourd’hui, une personnesur deux a été ou sera gravement trau-matisée au cours de sa vie (guerre, v i o-l e n c e, v i o l ,m a l t r a i t a n c e, i n c e s t e,e t c. ) .U n epersonne sur quatre encaissera au moinsdeux traumatismes graves. Quant auxa u t r e s, ils n’échapperont pas aux épreuvesde la vie. Po u r t a n t , le concept de résilience,qui désigne la capacité de se développerdans des conditions incroyablementa d v e r s e s, n’avait pas été étudié de manièrescientifique jusqu’à une période récente.Aujourd’hui,il rencontre un succès fabu-l e u x . En Fr a n c e, mais surtout à l’étranger.En Amérique latine, il y a des instituts derésilience, en Hollande et en Allemagne,des universités de résilience. Aux Etats-U n i s, le mot est employé couramment.Les deux tours du World Trade Centerviennent d’être surnommées «the twin resi-lient tow e r s» par ceux qui voudraient rebâ-

tir.Pourquoi ce concept n’a-t-il pas étéétudié plus tôt?

Parce qu’on a longtemps méprisé lesvictimes. Dans la plupart des cultures, onest coupable d’être une victime. U n efemme violée, par exemple, est souventcondamnée autant que son agresseur: «e l l ea dû le provoquer»,dit-on. Parfois, la vic-time est même punie plus sévèrement quel’agresseur. Il n’y a pas si longtemps, enEurope, une fille qui avait un enfant horsmariage était mise à la rue alors que lepère ne courait guère de risques. D’autrepart,les victimes des guerres ont honte etse sentent coupables de survivre. L af a m i l l e, le village les soupçonne: «s’il rentre,c’est qu’il a dû se planquer ou pactiser avecl’ennemi».

Après la Deuxième Guerre mondiale,qui fut la plus meurtrière de l’Histoire, o na basculé dans l’excès inverse. Les vic-times sont devenues héroïques: e l l e sdevaient faire une carrière de victime caron pensait que si elles s’en sortaient,celarelativiserait les crimes des nazis. Al ’ é p o q u e,René Spitz et Anna Fr e u d2 d é c r i-vent des enfants dont les parents ont étémassacrés par les bombardements deL o n d r e s. Ils sont tous très altérés, p s e u d o -a u t i s t e s,en train de se balancer, atteints detroubles sphinctériens. Lorsqu’ils les

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revoient des années plus tard, Spitz etAnna Freud s’étonnent de leur récupéra-tion et écrivent clairement que ces enfantsabandonnés passent par quatre stades:p r o t e s t a t i o n ,d é s e s p o i r, i n d i f f é r e n c e. . .t o u sles étudiants apprenaient cela. Mais per-sonne ne s’intéressait au quatrième stade:guérison.

Comment la résilience s’est-elle impo-sée en psychologie?

Le mot,qui vient du latin resalire (re-sauter) est apparu dans la langue anglaiseet est passé dans la psychologie dans lesannées 1960, avec Emmy We r n e r. C e t t epsychologue américaine était allée à

Hawaï faire une évaluation du dévelop-pement des enfants qui n’avaient ni écoleni famille, et qui vivaient dans une grandem i s è r e, exposés aux maladies, à la vio-l e n c e. Elles les a suivis pendant 30 ans.Aubout de tout ce temps, 30% de ces indivi-dus savaient lire et écrire, avaient apprisun métier, fondé un foyer: 70% étaientdonc en piteux état.Mais si l’homme étaitune machine, on aurait atteint 100%.

Y a-t-il un profil socio-culturel de l’en-fant résilient?

Non mais il y a un profil d’enfants trau-matisés qui ont l’aptitude à la résilience,ceux qui ont acquis la «confiance primi-tive» entre 0 et 12 mois:on m’a aimé doncje suis aimable, donc je garde l’espoir derencontrer quelqu’un qui m’aidera àreprendre mon développement. C e senfants sont dans le chagrin mais conti-nuent à s’orienter vers les autres, à faire des

offrandes alimentaires, à chercher l’adultequ’ils vont transformer en parent. E n s u i t e,ils se forgent une identité narrative: je suiscelui qui... a été déporté, v i o l é ,t r a n s f o r m éen enfant soldat,etc. Si on leur donne despossibilités de rattrapage, d ’ e x p r e s s i o n ,u ngrand nombre, 90 à 95%, deviendra rési-l i e n t . Il faut leur offrir des tribunes de créa-tivité et des épreuves de gosses: le scou-tisme, préparer un examen, organiser unvoyage, apprendre à être utile. Les jeunesen difficulté se sentent humiliés si on leurdonne quelque chose (et si en plus, on leurfait la morale).Mais ils rétablissent le rap-port d’équilibre quand on leur donne l’oc-casion de donner. Devenus adultes, c e s

enfants sont attirés par les métiers d’al-t r u i s m e. Ils veulent faire bénéficier lesautres de leur expérience. Ils deviennentsouvent éducateurs,assistants sociaux, p s y-chiatres, psychologues. Avoir eux-mêmesété des «enfants monstres» leur permet des’identifier, de respecter l’autre blessé.

PROPOS RECUEILLIS PARSOPHIE BOUKHARI

JOURNALISTE AU COURRIER DE L’UNESCO.

1. Un Merveilleux Malheur(Odile Jacob,1999) et Les Vilains Petits Canards(Odile Jacob, 2001). Boris Cyrulnik estaussi l’auteur d’une douzaine d’autresl i v r e s, dont Naissance du sens ( H a ch e t t e,La Vi l l e t t e, 1991) et L’ e n s o r c e l l e m e n tdu monde (Odile Jacob, 1997).

2. R e s p e c t i v e m e n t , p s y chanalyste améri-cain (1887-1974) et fille de SigmundFreud (1895-1982).

E N T R E T I E N ◗

54e annéeMensuel publié en 28 langues et en braille par l’Organisation

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Lucía Iglesias KuntzAsbel LópezAmy Otchet

Shiraz Sidhva

Tra d u c t i o nMiguel Labarca

Unité artistique/fabrication: G é rard ProsperP h o t o g r a v u r e : Annick Couéffé

Illustration: Ariane Bailey (01.45.68.46.90)Documentation: José Banaag (01.45.68.46.85)Relations Editions hors Siège et presse:

Solange Belin (01.45.68.46.87)

Comité éditorialRené Lefort (animateur), Jérome Bindé, Milagros del Corra l ,

Alcino Da Costa, Babacar Fa l l , Sue W i l l i a m s

Editions hors siègeAllemand:Urs Aregger (Berne)

Arabe: Fawzi Abdel Zaher (Le Caire)Italien:Giovanni Puglisi,Gianluca Formichi (Florence)

Hindi:Pushplata Taneja (Delhi)Tamoul:M.Mohammed Mustapha (Madras)

Persan: Jalil Shahi (Téhéran)Portugais:Alzir a Alves de Abreu (Rio de Janeiro)Ourdou:Mirza Muhammad Mushir (Islamabad)

Catalan:Jordi Folch (Barcelone)Malais:Sidin Ahmad Ishak (Kuala Lumpur)

Kiswahili:Leonard J. Shuma (Dar es-Salaam)Slovène:Aleksandra Kornhauser (Ljubljana)

Chinois: Feng Mingxia (Beijing)Bulgare:Luba Randjeva (Sofia)

Grec:Nicolas Papageorgiou (Athènes)Cinghalais:Lal Perera (Colombo)Basque:Juxto Egaña (Donostia)

Thaï:Suchitra Chitranukroh (Bangkok)Vietnamien : Ho Tien Nghi (Hanoi)

Bengali:Kafil uddin Ahmad (Dhaka)Ukrainien: Volodymyr Vasiliuk (Kiev)

Galicien:Xavier Senín Fernández (Saint-Jacques-de-Compostelle)

Serbe: (Belgrade)Sarde:Diego Corraine (Nuoro)Russe: Valeri Kharkin (Moscou)

Diffusion et pro m o t i o nTélécopie:01.45.68.57.45

Abonnements et re n s e i g n e m e n t s :Michel Ravassard (01.45.68.45.91)

Relations agents et prestataires:Mohamed Salah El Din (01.45.68.49.19)

Gestion des stocks et expéditions:Pham Van Dung (01.45.68.45.94)

Les articles et photos non copyright peuvent être reproduitsà condition d’être accompagnés du nom

de l’auteur et de la mention «Reproduits duCourrier de l’UNESCO»,en précisant la date du numéro.

Trois justificatifs devront être envoyés à la direction du Courrier. Les photos non copyright seront fournies

aux publications qui en feront la demande.Les manuscrits non sollicités par la rédaction ne seront renvoyésque s’ils sont accompagnés d’un coupon-réponse international.

IMPRIMÉ EN FRANCE (Printed in France)DÉPOT LÉGAL: C1 - NOVEMBRE 2001COMMISSION PARITAIRE N° 71842 -

Diffusé par les N.M.P.P.The UNESCO Courier (USPS 016686) is published monthly

in Paris by UNESCO. Printed in France.Periodicals postage paid at Champlain NY

and additional mailing offices.Photocomposition et photogravure:

Le Courrier de l’UNESCO.Impression:Maulde & Renou

ISSN 0304-3118 N° 10-2001-OPI 00-593 F

Novembre 2001 - Le Courrier de l’UNESCO 51

En Sierra Leone, dans un centre de réhabilitation pour les ex-enfants soldats.

Page 52: Pouvoir et argent: chercheurs sous pression; The …unesdoc.unesco.org/images/0012/001242/124272f.pdf · 47 Boris Cyrulnik: il y a une vie après l’horreur La violence et la déliquescence

Dossier:

■ L’unique alternative: un monde de dialogue ou un mondede violence

■ Le «choc des civilisations», ou le spectre d’une nouvelleguerre froide

■ Les forces et les limites du dialogue entre les États■ Religions: rencontres au sommet, indifférence à la base?■ ONG du Nord et du Sud: une lente et difficile convergence■ Amérique latine: l’économie autochtone peut-elle se faire

sa place?■ Quand les médecines indienne et occidentale apprennent

l’une de l’autre■ Tourisme: partir à la rencontre de l’Autre

Et dans les rubriques:

■ La boxe thaïe, une passion■ L’épuisement des nappes phréatiques: l’Arabie saoudite

assèche son avenir■ L’école peut-elle redonner vie à des langues moribondes?■ Réfugiés: leurs droits et leur sort■ Le passé des Routes de la soie, clé de leur résurrection?■ Médias: le Nord vu du Sud

Dans le prochain numéro:

Toutes les voix d’un seul monde

Le dossier du numérode décembre 2001

Le dialoguedes civilisations

@ www.unesco.org/courier

Vous pouvez consulter l’intégralité du Courrier de L’UNESCO sur Internet à l’adresse suivante:

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