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A VRIL 1997 L A D ISTINCTION — 1 L A D ISTINCTION — 1 L A D ISTINCTION SOCIALE — POLITIQUE — LITTÉRAIRE ARTISTIQUE — CULTURELLE — CULINAIRE L A D ISTINCTION Publication bimestrielle de l’Institut pour la Promotion de la Distinction case postale 465 1000 Lausanne 9 Abonnement : Frs 20.– au CCP 10–22094–5 Prix au numéro : Europe : 1.95 ECU Suisse : 3.65 francs France : 16.60 francs Belgique : 87 francs Collaborèrent à ce numéro : Minna Bona Jean-Frédéric Bonzon Anne Bourquin Büchi Jean Christophe Bourquin Alain Clavien Théo Dufilo Gil Meyer Jean-Jacques Marmier Jules-Etienne Miéville Jacques Mühlethaler Claude Pahud Marcelle Rey-Gamay Schüp Diego Suarez Cédric Suillot Marcelin Switch Jean-Pierre Tabin Monique Théraulaz Valérie Vittoz 59 P.P. 1000 Lausanne 9 Si vous pouvez lire ce texte, cest que vous nêtes pas abonné(e). Quattendez-vous pour le faire ? Frs 20.– au CCP 10–220 94–5 « Strc ˇ prst skrz krk ! » (Enfonce-toi le doigt dans la gorge, en tchèque) 26 avril 1997 paraît six fois par an dixième année Basta ! est une coopérative autogérée, alternative, Basta ! est une librairie indépendante, Basta ! est spécialisée en sciences sociales, Basta ! est ouverte sur dautres domaines, Basta ! offre un service efficace et rapide. Basta ! offre un rabais de 10 % aux étudiants, et de 5 % à ses coopérateurs (Publicité) LIBRAIRIE BASTA ! Petit-Rocher 4, 1003 Lausanne, Tél. 625 52 34 Ouvertures : LU 13h30-18h30 ; MA-VE 9h00-12h30, 13h30-18h30 ; SA 9h00-16h00 Librairie Basta! - Dorigny, BFSH 2, 1015 Lausanne, Tél./fax/répondeur 691 39 37 Ouvertures : du lundi au vendredi, de 8h30 à 17h30 Annoncer les rectifications dadresse selon A1, n° 552 NOMINATIONS POUR LE GRAND PRIX DU MAIRE DE CHAMPIGNAC 1997 «Les Romands ont besoin de Servette. De la même façon que nous avons re - gretté lélimination de GC en Ligue des champions, nous nous félicitons de lar - rivée de Canal+.» Gilbert Facchinetti, NE Xamax in 24 Heures, 16 janvier 1997 «Avec Zig Zag Café, la TSR détient en - fin une émission canon. Pleine de sen - sibilité, dhumanité et de sociologie. Grand bravo à M. Jean-Philippe Rapp et à sa brillante équipe.» André Henny, in courrier des lecteurs de TV Guide, 1 er février 1997 «Avant-guerre 14-18, un musicien fait une cure de repos à Venise. Il y rencon - tre la beauté (Tadzio) et la mort (typhus).» Claude Vallon, résumeur, in TV Guide, 22 février 1997 «Et si, cest une hypothèse, les turpitu - des imputables à la Suisse, pendant et après le deuxième conflit mondial, nétaient pas à la hauteur dun potentiel de contrition dont la propens ion à dé - gouliner sur la nappe invite à sinterro - ger sur la sincérité ?» Daniel S. Miéville, questionneur, in Journal de Genève et Gazette de Lausanne, 28 janvier 1997 «Aussi, nous demandons aux langues de bois de se délier rapidement afin de permettre une contre-attaque de quali - té.» Laurent Delaloye, éditorialiste, in TV Guide, 22 mars 1997 «Un gouvernement à majorité de gau - che devrait voir le lien évident qui existe entre le chômage et lemploi.» Josef Zisyadis, Conseiller dEtat vaudois, in 24 Heures, 14 mars 1997 «Ce nest pas avec de largent que la Suisse va redorer son blason.» Sylvie Lambelet, annonceuse, supra RSR-La Première, 18 mars 1997 «Car les risques acceptés dun couple damoureux qui résistent et préparent, avec la complicité damis, des groupes capables de semer le doute chez les vainqueurs en uniforme, gagnent en - semble, et chaque jour, des peurs terri - bles et beaucoup despérances en vue de victimes futures pour que sannonce lère des libertés démocratiques. Une telle méditation, accompagnée dactes périlleux, mérite dêtre explicitée pour faire passer le caractère pédagogique dune héroïque étape nationale que loubli menace vers une dimension fon - dée sur des convictions toujours actuelles.» Freddy Buache, paisible retraité, in Le Matin, 2 mars 1997 «Comment vivre sans nez ? Rien quà lodorat je pourrais repérer mes enfants, mes petits-enfants, mes proches, et même distinguer ma chatte de celle de ma voisine.» Françoise Buffat, chroniqueuse, in Journal de Genève et Gazette de Lausanne, 19 février 1997 Faits de société Nouvelles révélations effroyables et hallucinantes de Jean Ziegler sur la situation réelle de l’économie helvétique RSR-La Première, 5 mars 1997, 18h52 Faits de société Grave cas de harcèlement politico-sexuel au sein du syndicat des services publics Les Services publics, 27 février 1997 I L n’y a pas de hasard. J’étais à peine rentré d’un week-end organisé par le vénérable Club alpin. Pom- madant mes oreilles rissolées par le soleil ricochant sur la neige et révisant, mentale- ment ou avec un bout de la- cet, un nœud alpinistique jus- te appris, que la revue du club, Les Alpes, bien nommée, déboule en avalanche dans ma boîte aux lettres (la «boîte aux lettres» est également une technique ingénieuse uti- lisée en haute montagne, mais dont je vous entretien- drai une prochaine fois). Pas de hasard, donc. Cette manipulation sur cordelette, dont je bassinais largement mon entourage, me refusant à considérer son manque d’inté- rêt et l’agacement parfois ou- vertement manifesté, le nœud «prusik» –c’est son nom– pro- digieusement simple, utile pour remonter seul d’une im- monde crevasse, le long d’une corde, aussi aisément qu’une fourmi sur un brin d’herbe, était traité sur deux pleines pages, croquis et bibliogra- phie à l’appui ! Un nœud magique qui coulisse Son histoire est passionnan- te… et controversée. Pour tout dire, il est même proba- ble qu’il s’agit d’une escroque- rie, malheureusement impos- sible à poursuivre, la prescription ayant fait son œuvre. Karl Prusik, qui pas- sait pour un des meilleurs al- pinistes au tournant du siè- cle, s’attribuait lors de ses nombreuses conférences la mise au point d’un nœud dont l’efficacité allait de pair avec la simplicité, pouvant coulis- ser librement sur la corde et se bloquer sûrement en cas de traction, –pure magie. Prusik relate son idée dans une publication clubiste, en 1931 («Ein neuer Knoten und seine Anwendund», Österrei - chische Alpenzeigung, décem- bre 1931). Mais il se trouve Revues vues et lues Polémique et nœud prusik Le nœud de Gérard (en haut) et celui de Prusik (en bas) plusieurs éléments qui lui en retirent la paternité. Dans un des premiers ma- nuels d’alpinisme, Mountai - neering, de C. T. Dent, paru en 1892, se trouvent déjà des preuves de l’utilisation de nœuds autoblocants. Prusik ne pouvait non plus ignorer l’«appareil d’escalade» mis au point par un maître serrurier, Michael Gayer, qui habitait la même ville, Perchtoldsdorf. Cet appareil est présenté dans le Touristen-Vademe - kum, de E. Fink, en 1904. En 1906, une méthode d’as- semblage de cordes par de semblables nœuds était expo- sée dans Climber’s Pocket B o o k , de Lionel F. West. En- fin, la preuve indiscutable de la duplicité de Prusik est ap- portée par l’article de E. Gé- rard, dans le numéro de La Montagne de novembre 1928 : «C’est un jeu d’enfant que de grimper à une corde lisse de 10 mm de diamètre». Il est in- discutable que le roué Prusik a eu connaissance de cette pu- blication. Et preuve définitive de l’in- suffisante ingéniosité du faus- saire, c’est un de ses compa- gnons qui eut l’idée d’un troisième tour de la cordelette pour associer un mousqueton au nœud ! De l’aveu même de Prusik, cette solution –à la- quelle il n’avait lui-même pas pensé, est «d’une simplicité renversante»Pour bien comprendre les bases manquantes de Prusik, qui, s’il les avait possédées, l’auraient amené naturelle- ment à cette découverte sim- plissime, il faudrait passer par l’exposition du «nœud d’alouette», ce dont je suis tout à fait incapable. Prusik a réalisé une sacrée imposture : coupable ! Gérard, volé, dépossédé, est resté méconnu, –voilà ce qu’il faut retenir. C. P. Les Alpes Revue du Club alpin Suisse 3/1997, 64 p., sur abonnement

P.P. 1000 Lausanne 9 LA DI S T I N C T I O N59«Avec Zig Zag Café, la TSR détient en-fin une émission canon. Pleine de sen-sibilité, d’humanité et de sociologie. Grand bravo

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Page 1: P.P. 1000 Lausanne 9 LA DI S T I N C T I O N59«Avec Zig Zag Café, la TSR détient en-fin une émission canon. Pleine de sen-sibilité, d’humanité et de sociologie. Grand bravo

AVRIL 1997 LA DISTINCTION — 1LA DISTINCTION — 1

LA DI S T I N C T I O NSOCIALE — POLITIQUE — LITTÉRAIRE

ARTISTIQUE — CULTURELLE — CULINAIRE

LA DISTINCTION

Publicationbimestrielle del’Institut pour

la Promotion dela Distinction

case postale 4651000 Lausanne 9

Abonnement :Frs 20.–au CCP

10–22094–5

Prix au numéro :Europe : 1.95 ECUSuisse : 3.65 francs

France : 16.60 francsBelgique : 87 francs

Collaborèrent à ce numéro :Minna Bona

Jean-Frédéric BonzonAnne Bourquin Büchi

Jean Christophe BourquinAlain ClavienThéo DufiloGil Meyer

Jean-Jacques MarmierJules-Etienne MiévilleJacques Mühlethaler

Claude PahudMarcelle Rey-Gamay

SchüpDiego SuarezCédric Suillot

Marcelin SwitchJean-Pierre Tabin

Monique ThéraulazValérie Vittoz

59

P.P. 1000 Lausanne 9

Si vous pouvez lire ce texte, c’est que vous n’êtespas abonné(e). Qu’attendez-vous pour le faire ?

Frs 20.– au CCP 10–220 94–5

« Strc prst skrz krk ! »(Enfonce-toi le doigt dans la gorge, en tchèque)

26 avril 1997paraît six fois par an

dixième année

Basta ! est une coopérative autogérée, alternative,Basta ! est une librairie indépendante,

Basta ! est spécialisée en sciences sociales,Basta ! est ouverte sur d’autres domaines,Basta ! offre un service efficace et rapide.

Basta ! offre un rabais de 10% aux étudiants,

et de 5% à ses coopérateurs

(Publicité)

LIBRAIRIE BASTA ! Petit-Rocher 4, 1003 Lausanne, Tél. 625 52 34Ouvertures : LU 13h30-18h30; MA-VE 9h00-12h30, 13h30-18h30 ; SA 9h00-16h00Librairie Basta ! - Dorigny, BFSH 2, 1015 Lausanne, Tél./fax/répondeur 691 39 37

Ouvertures : du lundi au vendredi, de 8h30 à 17h30

Annoncer les rectifications d’adresse selon A1, n° 552

NOMINATIONS POUR LEGRAND PRIX DU MAIRE

DE CHAMPIGNAC 1997

«Les Romands ont besoin de Servette.De la même façon que nous avons re -gretté l’élimination de GC en Ligue deschampions, nous nous félicitons de l’ar -rivée de Canal+.»

Gilbert Facchinetti, NE Xamaxin 24 Heures, 16 janvier 1997

«Avec Zig Zag Café, la TSR détient en -fin une émission canon. Pleine de sen -sibilité, d’humanité et de sociologie.Grand bravo à M. Jean-Philippe Rappet à sa brillante équipe.»

André Henny,in courrier des lecteurs de TV Guide,

1er février 1997«Avant-guerre 14-18, un musicien faitune cure de repos à Venise. Il y rencon -tre la beauté (Tadzio) et la mort(typhus).»

Claude Vallon, résumeur,in TV Guide, 22 février 1997

«Et si, c’est une hypothèse, les turpitu -des imputables à la Suisse, pendant etaprès le deuxième conflit mondial,n’étaient pas à la hauteur d’un potentielde contrition dont la propens ion à dé -gouliner sur la nappe invite à s’interro -ger sur la sincérité ?»

Daniel S. Miéville, questionneur,in Journal de Genève et Gazette

de Lausanne, 28 janvier 1997«Aussi, nous demandons aux languesde bois de se délier rapidement afin depermettre une contre-attaque de quali -té.»

Laurent Delaloye, éditorialiste,in TV Guide, 22 mars 1997

«Un gouvernement à majorité de gau -che devrait voir le lien évident qui existeentre le chômage et l’emploi.»

Josef Zisyadis, Conseiller d’Etat vaudois,

in 24 Heures, 14 mars 1997«Ce n’est pas avec de l’argent que laSuisse va redorer son blason.»

Sylvie Lambelet, annonceuse,supra RSR-La Première, 18 mars 1997

«Car les risques acceptés d’un coupled’amoureux qui résistent et préparent,avec la complicité d’amis, des groupescapables de semer le doute chez lesvainqueurs en uniforme, gagnent en -semble, et chaque jour, des peurs terri -bles et beaucoup d’espérances en vuede victimes futures pour que s’annoncel’ère des libertés démocratiques. Unetelle méditation, accompagnée d’actespéril leux, mérite d’être explicitée pourfaire passer le caractère pédagogiqued’une héroïque étape nationale quel’oubli menace vers une dimension fon -dée sur des convictions toujoursactuelles.»

Freddy Buache, paisible retraité,in Le Matin, 2 mars 1997

«Comment vivre sans nez ? Rien qu’àl’odorat je pourrais repérer mes enfants,mes petits-enfants, mes proches, etmême distinguer ma chatte de celle dema voisine.»

Françoise Buffat, chroniqueuse,in Journal de Genève

et Gazette de Lausanne, 19 février 1997

Faits de société

Nouvelles révélations effroyables et hallucinantes

de Jean Ziegler sur la situation réelle

de l’économie helvétique

RSR-La Première, 5 mars 1997, 18h52

Faits de société

Grave cas de harcèlement politico-sexuel

au sein du syndicat des services publics

Les Services publics, 27 février 1997

IL n’y a pas de hasard.J’étais à peine rentré d’unweek-end organisé par le

vénérable Club alpin. Pom-madant mes oreilles rissoléespar le soleil ricochant sur laneige et révisant, mentale-ment ou avec un bout de la-cet, un nœud alpinistique jus-te appris, que la revue duclub, Les Alpes, bien nommée,déboule en avalanche dansma boîte aux lettres (la «boîteaux lettres» est égalementune technique ingénieuse uti-lisée en haute montagne,mais dont je vous entretien-drai une prochaine fois).

Pas de hasard, donc. Cettemanipulation sur cordelette,dont je bassinais largementmon entourage, me refusant àconsidérer son manque d’inté-rêt et l’agacement parfois ou-vertement manifesté, le nœud«prusik» –c’est son nom– pro-digieusement simple, utilepour remonter seul d’une im-monde crevasse, le long d’unecorde, aussi aisément qu’unefourmi sur un brin d’herbe,était traité sur deux pleinespages, croquis et bibliogra-phie à l’appui !

Un nœud magique qui coulisse

Son histoire est passionnan-te… et controversée. Pourtout dire, il est même proba-ble qu’il s’agit d’une escroque-rie, malheureusement impos-sible à poursuivre, laprescription ayant fait sonœuvre. Karl Prusik, qui pas-sait pour un des meilleurs al-pinistes au tournant du siè-cle, s’attribuait lors de sesnombreuses conférences lamise au point d’un nœud dontl’efficacité allait de pair avecla simplicité, pouvant coulis-ser librement sur la corde etse bloquer sûrement en cas detraction, –pure magie.

Prusik relate son idée dansune publication clubiste, en1931 («Ein neuer Knoten undseine Anwendund», Ö s t e r r e i -chische Alpenzeigung, décem-b r e 1931). Mais il se trouve

Revues vues et lues

Polémique et nœud prusik

Le nœud de Gérard (en haut) et celui de Prusik (en bas)

plusieurs éléments qui lui enretirent la paternité.

Dans un des premiers ma-nuels d’alpinisme, M o u n t a i -n e e r i n g, de C. T. Dent, paruen 1892, se trouvent déjà despreuves de l’utilisation denœuds autoblocants. Prusikne pouvait non plus ignorerl’«appareil d’escalade» mis aupoint par un maître serrurier,Michael Gayer, qui habitait lamême ville, Perchtoldsdorf.Cet appareil est présentédans le T o u r i s t e n - V a d e m e -kum, de E. Fink, en 1904.

En 1906, une méthode d’as-semblage de cordes par desemblables nœuds était expo-sée dans Climber’s PocketB o o k, de Lionel F. West. En-fin, la preuve indiscutable dela duplicité de Prusik est ap-portée par l’article de E. Gé-rard, dans le numéro de L aMontagne de novembre 1928 :«C’est un jeu d’enfant que degrimper à une corde lisse de10 mm de diamètre». Il est in-discutable que le roué Prusika eu connaissance de cette pu-blication.

Et preuve définitive de l’in-suffisante ingéniosité du faus-saire, c’est un de ses compa-gnons qui eut l’idée d’un

troisième tour de la cordelettepour associer un mousquetonau nœud ! De l’aveu même dePrusik, cette solution –à la-quelle il n’avait lui-même paspensé, est «d’une simplicitérenversante»…

Pour bien comprendre lesbases manquantes de Prusik,qui, s’il les avait possédées,l’auraient amené naturelle-ment à cette découverte sim-plissime, il faudrait passerpar l’exposition du «nœudd’alouette», ce dont je suistout à fait incapable.

Prusik a réalisé une sacréeimposture : coupable ! Gérard,volé, dépossédé, est restéméconnu, –voilà ce qu’il fautretenir.

C. P.

Les AlpesRevue du Club alpin Suisse

3/1997, 64 p., sur abonnement

Page 2: P.P. 1000 Lausanne 9 LA DI S T I N C T I O N59«Avec Zig Zag Café, la TSR détient en-fin une émission canon. Pleine de sen-sibilité, d’humanité et de sociologie. Grand bravo

Faits de société

Etrange comportement en public de Son Excellence le Marquis olympique

PlainteVotre courrier des lecteurssemble voué à devenir le té-moignage de la vie des bêtesuniversitaires. Si au moinsces animaux pouvaient seprévaloir de compter des di-zaines de millions d’amisparmi les êtres humains. Cen’est pas le cas. Qu’ils ces-sent alors d’infester. Merci.Alphonse L., demi-licencié

en psychologie,à Romanel

Souvenir souvenirMe promenant l’autre jourdans les rayons d’une bro-cante, j’ai trouvé, et me suisprocuré, plusieurs objetsd’occasion fort intéressants.La chose la plus extraordi-naire est qu’ils sont liés deprès ou de loin à des person-nes ayant, depuis des an-nées, rempli de leurs colè-res, de leur fiel ou de leursrepentirs, les colonnes mê-me où je m’exprime mainte-nant !

Oui, figurez-vous ! Le hasardou la nécessité ont vouluque cohabitent sur une éta-gère poussiéreuse : une an-thologie de la poésie françai-se concoctée par GeorgesPompidou, et ayant apparte-nu à tel étudiant en lettresqui vous écrivit jadis ; uneBD de Spirou et Fantasiodédicacée à l’intention deJean-Christian Lambelet ;un très vieux livre d’imagesque sa tante offrit en 1927 àson petit Théodore, appelé àdevenir instituteur, maisaussi à vous invectiver àdeux reprises ; une vieilleédition du Chien des Basker -ville, qu’un admirateur mal-adroit envoya à John LeCarré, et qui lui revint parretour de courrier (s’il fauten croire la notule agraféesur la page de couverture) ;un disque compact très en-dommagé de l’homme à latête de chou ; une thèse dedoctorat que l’auteur offrit«A ma Nicotine, pour lavie» ; la liste, annotée par unConseiller d’Etat, des con-seillers personnels de sescollègues ; L’Ecole capitalisteen France, de Baudelot etEstablet, crayonné avec en-thousiasme par un étudiant

i t a l o p h o n e ; un recueil,amoureusement relié pleinepeau par son épouse, deséditoriaux de Bertil Pilet-Gallaz ; un exemplaire amé-ricain de Do it, de Jerry Ru-bin, que son propriétaire R.Bovet n’a manifestementpas lu au-delà de la page 18 ;une liste d’ouvrages impro-bables, qu’un certain R. Bor-geaud destinait à votre ru-brique apocryphe ; uneliasse de journaux pornogra-phiques, au milieu desquelsl’imprudent John-Henri lais-sa (outre quelques traces desperme) sa carte de visite ;une série de cartes au vingt-cinq millième, dont le prix(astronomique à nos yeux)doit certainement être indi-qué en francs belges.

Vous voyez ce que je veuxdire ? Que dois-je en conclu-re? Que les voies de la pro-vidence sont impénétrables ?Ou que le responsable de cerassemblement de docu-ments est bel et bien hu-main, et qu’il est au centrede ce qui, pour un bref ins-tant de leur vie, a réunitoutes ces personnes. Si mesdéductions sont justes, ils’avérerait alors que la ré-daction de La Distinction estau centre de cette sombreaffaire. La seule explicationrationnelle est que vos cor-respondants ne vous ont pasenvoyé seulement des let-tres, mais aussi des annexes(peut-être des cadeaux pourse faire publier, qui sait ?) etque vous vous débarrassezde ces encombrants acces-soires en les fourguant enbloc à l’armée qui se préoc-cupe de notre salut.Alors, je vous le dis franche-ment : vous me décevez pro-fondément, car, en jetantainsi de telles reliques, vousmanquez singulièrement desentimentalité. Moi qui lesai toutes rachetées au prixfort, je les tiens pour pascher à la disposition de ceuxdont vous avez trompé laconfiance. Et ne vous atten-dez pas à trouver, en annexeà cette lettre, une quelcon-que gâterie pour me fairebien voir à vos yeux.

Paul Chiche,ethno-garbologue

Note de la rédaction :«Annexe : mentionnée»

Courrier des lecteurs

Notre feuilleton :

Les apocryphes

Dans ce numéro, nous insé-rons la critique entière ou lasimple mention d’un livre,voire d’un auteur, qui n’existepas, pas du tout ou pas enco-re.Ce feuilleton sème l’effroi etla consternation depuis plu-sieurs années chez les librai-res, les enseignants et lesjournalistes. Nous le poursui-vons donc.Celui ou celle qui découvrel’imposture gagne un splendi-de abonnement gratuit à L aDistinction et le droit impres-criptible d’écrire la critiqued’un ouvrage inexistant.Dans notre dernière édition,l’ouvrage du prétendu LoïcForestier, intitulé Mais queveulent-elles donc? Douzeétudes de cas, était une pureimposture, emplie de misogy-nie outrancière et de hargnemesquine contre l’impérissa-ble pensée lacanienne.

AVRIL 19972 — LA DISTINCTION

Chronique de l’excitation lexicale

La minute métonymique

LES ÉLUS LUS (XXXI)

Sa réélection n’était pasassurée. Bien sûr,l’augmentation des im-

pôts, la baisse du pouvoird’achat, ce n’était pas de safaute, mais vous savez com-ment sont les électeurs… Unatout supplémentaire ne se-rait pas de trop. Une bellephoto couleurs à la Une de24 Heures quinze jours avantles élections serait mêmeune très bonne affaire. Leplus dur serait de laconvaincre, elle. Qu’elle ad-mette de faire pour sa car-rière politique à lui ce qu’ilavait toujours refusé de faire

pour leur couple. Mais elle fi-nirait bien par être d’accord,ravie au fond de légaliserleur situation.Le mariage eut lieu le pre-mier dimanche du mois sui-vant. Leurs deux enfants,Lucien 8 ans et Marguerite10 ans, avaient invité tousleurs camarades de classe.Le Chancelier, qui avait ac-cepté d’organiser la manifes-tation à titre privé, se renditcompte, au moment de lan-cer les dragées aux enfantsqui assistaient au passagedes futurs mariés, qu’il n’yen aurait pas pour tout le

monde. L’augmentation deseffectifs dans les classes,pensa-t-il, mais il était troptard. Le Conseiller d’Etat B.risquait de passer pour unavare ou tout au moinscomme un piètre gestion-naire, et les parents des en-fants frustrés pourraientbien s’en souvenir deux se-maines plus tard lors du oui-quende électoral. Pour évitercette catastrophe, il décidad’improviser un petit con-cours. Les trois enfants quis’approcheraient le plus dunombre juste de députés auGrand Conseil recevraientchacun six dragées. Le tourserait joué. Il pourrait mêmemettre quelques dragées decôté pour ses petits neveux.M o r a l i t é : « Il convient demettre fin à la tactique del’arrosage sous couvertd’équité» (1).

Le comité du parti était bienennuyé. Le député S. a v a i tété photographié dans lesfourrés du parc du MuséeOlympique en compagnied’un camarade de Suissecentrale dans une positionambiguë, comme on ditquand elle ne l’est pas. L eMatin menaçait de publier laphoto si le parti ne faisaitpas une déclaration. Quefaire? Se débarrasser du dé-puté et se priver ainsi d’undes plus efficaces tribuns degauche au Grand Conseil ?

Finalement le comité décidaà la majorité absolue de ten-ter le tout pour le tout : onjouerait le grand air de la vieprivée qui est chez nous sa-crée, contrairement à ce quise passe dans les pays anglo-saxons. Et puis entre leslignes, les qualités politiquesde S. étant indéniables, onpourrait lire le petit air du« vices privés – vertus pu-bliques».A la stupéfaction des mem-bres du comité qui se fai-saient tout petits en atten-dant le naufrage cantonal deleur parti, le message passaparfaitement. Une enquêtedu Matin démontra que 65 %de la population parta-geaient leur avis. Et la cotede popularité du député étaitnettement en hausse.M o r a l i t é : « Le Vaudoispeut parfaitement semettre dans la peau d’unGlaronais » (1).

M. R.-G.

1) Interview d’Eric Rochat, can-didat libéral au Conseil desEtats, 24 Heures, vendredi 13 oc-tobre 1995.

P . S . Les tranches de vie desti-nées à illustrer la pensée de l’il-lustre médecin généraliste et sé-nateur à tout faire sontimaginaires. Toute ressemblanceavec des personnes existantes,ayant existé ou désirant existerserait drôlement fortuite.

Le Petit Rochat Illustré (1)

24 Heures, 4 avril 1997

Exposition

SEDRIK Peintures

Vernissage le 9 maidès 18h00Du 9 mai au 4 juin

(Annonce)

Galerie Basta !Petit-Rocher 4

Lausanne

LORSQUE le rédacteuren chef eut le front deme rappeler que j’avais

déjà plusieurs jours de retarddans la remise de ma colonnehabituelle, le rouge me montaau front. Ce n’était pas dehonte, mais d’indignation. Ilheurtait de front ma conscien-ce professionnelle, d’abord. Ilfaisait bon marché du faitque, outre mon travail béné-vole pour lui, je devais aussigagner mon pain à la sueurde mon front, ensuite. Enfinet surtout, cet effronté mé-fiant réduisait à néant la lon-gue marche que nous avionsjusqu’ici accomplie, marchantde front et faisant front en-semble face aux innombrablesdifficultés.

C’en était trop. C’en esttrop. Je ne lui remettrai pasle libelle qu’il attend avectant d’impatience. Je relève lefront, comme tous les oppri-més. Et pour me venger delui, j’irai sur le front de mer,me pavaner, des lunettes noi-res sur le front, faisant lecharmeur et le plaisant.Avant de passer à des plaisirsplus réjouissants, je donneraides baisers sur le front à lasommelière aux talons hautset à la jupe courte. Et moi quiai rougi, j’enverrai à mon ré-dacteur en chef jaloux unecarte postale avec ces vers deR a c i n e : «Vous veniez de monfront observer la pâleur, /Pour aller dans ses bras rirede ma douleur.» Il compren-

dra bien vite, allez, que cen’est pas moi qui suis menacéde porter quelques cornes aufront. Et je ne me contenteraipas de perfides allusions à savie conjugale ; j’irai jusqu’àl’attaquer de front, bien fran-chement : étendu sur la plagede Fréjus, je répandrai lebruit que c’est lui qui a osécomparer Front populaire etFront national.

Enfin, je ferai tant et si bienque, le front bas, il viendrame supplier de cesser mes at-taques et ma froide vengean-ce. Et moi, superbe, je meprendrai le front entre lesmains, je méditerai long-temps, puis l’écrasant de monpardon, je passerai gentiment

ma main sur son front brû-lant.

Mais je ne le laisserai paspartir sans évoquer ce que se-ra devenu son journal sansma contribution ; pour ce fai-re, et sans que le moindrenuage ne passe sur mon au-guste front, j’agiterai négli-gemment son fascicule privéde mes lumières. Et, le bran-dissant au-dessus de son frontdégarni, je citerai Molière (carmes classiques sont là, bienr a n g é s ) : «Quoi, vous avez lefront de trouver cela beau.» Etlui qui l’a d’ordinaire si altier,il le courbera derechef, monrédacteur en chef.

T. D.

MARCELLEREY-GAMAY

Page 3: P.P. 1000 Lausanne 9 LA DI S T I N C T I O N59«Avec Zig Zag Café, la TSR détient en-fin une émission canon. Pleine de sen-sibilité, d’humanité et de sociologie. Grand bravo

AVRIL 1997 LA DISTINCTION — 3

L’état sauvage Pour l’amour du polar

ALausanne, à la fin dusiècle dernier, la colo-nie anglaise était la

plus importante. Le taux dechange extrêmement favora-ble attirait les Britanniquesqui savaient qu’ils offraientici à leur progéniture uneéducation irréprochable.

C’était au temps où OthoLloyd Holland s’éprit de labelle Nellie d’origine socialeobscure. Pour éviter la mésal-liance les parents des enfantsdont elle s’occupait alors luioffrirent leur patronyme. Apeine eut-elle le temps demettre deux garçons au mon-de (Otho et Fabian, alias Ar-thur Cravan en 1887), queson mari la quitta. Mais Nel-lie connut un nouvel amouren la personne d’HenriGrandjean, médecin à l’hôpi-tal cantonal, un homme quel’on disait bon. Toutefois, ellelui reprochait sans cesse dene pas avoir une clientèle as-sez distinguée.

«Ma funeste pluralité»

L’histoire s’annonce doncsous des auspices qui parais-sent favorables. Pourtant,une odeur de scandale règnedéjà dans la famille. Le petitFabian est le neveu d’OscarWilde et il montre, dès sonenfance, les signes d’un carac-tère indépendant, peu promptà se plier aux désirs d’autruiet surtout pas à ceux d’unemère peu aimante. «Ma mèreet moi ( … ) nous ne sommespas nés pour nous compren -dre.» avouera-t-il plus tard.

A peine sa scolarité termi-née, Fabian a l’idée de publierune revue dévastatrice etscandaleuse qui a l’ambitionde donner un grand coup debalai aux valeurs d’un sièclequi s’essouffle. Nellie, fidèle àelle-même, n’approuve pas :«S’il décide de faire des foliesavec son argent, nous nous re -tirerons de lui aider au pointde vue argent, sans pour celalui retirer notre affection.»

Vient alors l’époque desvoyages. En 1908, à Paris, Fa-bian fréquente la Closerie desLilas et tente de se faire con-

naître sous le pseudonymed’Arthur Cravan. Autre lieude prédilection, le bal Bullieroù Cravan côtoie Severini,Apollinaire, Cendrars, les De-launay. C’est là qu’il rencon-trera l’illustre boxeur JackJohnson. La boxe est un sportà la mode, les frères Lloyd ladécouvrent dès leur arrivée àParis. Cravan vit alors avecRenée qu’il a enlevée au pein-tre Henry Hayden. Il veut àtout prix se faire connaître, etva jusqu’à rendre personnelle-ment visite aux 39 académi-ciens. Chez Gide, qu’il a pour-tant en détestation, il essaied’obtenir quelques sous poursa revue. Il rend compte decet entretien avec la délica-tesse qui lui est propre. «Il nem’offrit absolument rien, si cen’est une chaise… Il allait meposer cette question qui devaitlui être particulièrementc h è r e : “Qu’avez-vous lu dem o i ?”… Sa démarche trahitun prosateur qui ne pourrajamais faire un vers. Avec çal’artiste montre un visagemaladif, d’où se détachent,vers les tempes, de petitesfeuilles de peau plus grandesque des pellicules, inconvé -nient dont le peuple donneune explication en disant vul -gairement de quelqu’un : “ilpèle”.»

Cravan donne des conféren-ces qui témoignent de son sty-le coup de poing. Il publie etvend sa revue M a i n t e n a n tdont il a pratiquement rédigétous les articles. L’ensembledes textes de cette revue«constitue une autobiographiedéchirée, une des plus subver -sives et maudites que nous aitléguées cette génération. Uneautobiographie qui oscille en -tre le lyrisme et le sarcasme leplus grossier, situant Cravande plein droit parmi les pré -curseurs essentiels de l’aven -ture dada.»

«Je ne veux pas me civiliser»

L’époque n’est pas à la criti-que molle, et lors du Salondes Indépendants, Cravan estjugé et condamné pour sontexte rempli d’insultes et deg r o s s i è r e t é s : «Je vais citer

une quantité de noms, c’estuniquement par roublardise etdans le seul moyen de vendremon numéro, car j’aurai beaudire que Tavernier par exem -ple, est le dernier des fruitssecs, et citer ce petit con deZac au milieu d’une intermi -nable liste de nullités, ils m’a -chèteront tous deux, avec lesautres, pour le seul plaisir devoir leurs noms imprimés. Dureste, si j’étais cité, je feraicomme eux. (…) Ce que l’on re -marque surtout au Salon, c’estla place qu’a prise l’intelligen -ce chez les soi-disant artistes.( … ) l’art a plutôt son siègedans le ventre que dans le cer -veau, et c’est pourquoi jem’exaspère lorsque je suisdevant une toile et que je vois,quand j’évoque l’homme, sedresser seulement une tête. Oùsont les jambes, la rate et lefoie ? C’est pourquoi je ne puisavoir que du dégoût pour lapeinture d’un Chagall ou Cha -cal. Suzanne Valadin connaîtbien les petites recettes, maissimplifier ce n’est pas fairesimple, vieille salope ! Mar -coussis, de l’insincérité, maisl’on sent comme devant toutesles toiles cubistes qu’il devraity avoir quelque chose, maisq u o i ? La beauté, bougred’idiot !»

De Segonzac n’est pas épar-gné et sa critique de l’œuvrede Marie Laurencin est d’unevulgarité assez étonnante.Seul Van Dongen est, à sesyeux, admirable.

«Mourir de l’âme, c’est dix mille fois pire

que du cancer.»

On peut se demander pour-quoi, méprisant ainsi la pein-ture, il se donne la peine d’enfaire la critique. «C’est biens i m p l e : si j’écris c’est pourfaire enrager mes confrères,pour faire parler de moi ettenter de me faire un nom.Avec un nom on réussit avecles femmes et dans lesaffaires. Si j’avais la gloire dePaul Bourget je me montre -rais tous les soirs en cache-sexe dans une revue de music-hall et je vous garantis que jeferais recette.»

Mais la guerre met fin à sonséjour parisien. Sa crainted’être mobilisé est si grandequ’il devient dès lors, et jus-qu’à la fin de sa vie, un fugi-tif.

En 1916, c’est le départ pourBarcelone, lieu idéal pour at-tendre la suite des événe-ments. Cravan y enseigne laboxe et combat même contreJ. Johnson contre lequel iltiendra six reprises. Aprèss’être séparé de Renée, il ren-contre Mina Loy, poétesse,qu’il épouse. D’abord très pro-che des futuristes, elle finirapar les accuser de misogynieet de flirt avec le fascisme. Ilsquittent Barcelone pour NewYork. Les conférences surl’art nouveau et la boxe occu-pent tout leur temps.

Et puis, sans que l’on sachevraiment pourquoi, Cravanpart pour le Mexique (à la re-cherche de Zapata ?), dispa-raît à l’automne 1918 à l’âgede 33 ans, et entre dans la lé-gende, une légende plus sata-nique que christique. D’AndréBreton à Guy Debord, ils sontnombreux ceux qui ont étéfrappés par l’insolence etl’imagination de ce provoca-teur pré-dadaïste de génie.

«Soyez réalistes, demandezl’impossible», «Les abrutis nevoient le beau que dans lesbelles choses.» Il y a commecela, dans l’œuvre de Cravan,des phrases qui vous ren-voient cruellement et salutai-rement à vos limites.

M.T.

Maria Lluïsa BorràsArthur Cravan

Une stratégie du scandaleEdition établie par Arlette Albert-Birot

suivi de «Maintenant» 1912-1915collection complète,

Jean-Michel Place, mars 1996, 379 p., Frs 74.60

Arthur Cravan ou l’art de la démesure

Alexandre & Lev ShargorodskyRêves de JérusalemMétropolis, 1997, 157 p., Frs33.–

Parmi d’autres morceaux de bravoure : lehéros s’envole de Leningrad pour Israël.A l’aéroport de Tel-Aviv, il prend un taxipour se rendre au plus vite au mur desL a m e n t a t i o n s : «Il roulait à une allureeffrayante.

– Vous n’allez pas un peu trop vite ? demandai-je.– Si je ralentis, ils sont fichus de rendre Jérusalem avantque j’arrive.»Ils étaient –la mort d’Alexandre a malheureusement défaitce duo– comme ça, les frères Shargorodsky : même sur lessujets les plus délicats, pas moyen de les prendre en fla-grant délit d’esprit de sérieux. Leurs romans et récits sonten fait un long feuilleton humoristique, dont l’épisode pré-sent nous mène d’URSS en Palestine.«Votre tante, madame Salomon, a été emmenée en 42 aucamp de Drancy. Il lui reste un compte rondelet dans unebanque de Genève. En tant qu’héritier, vous pouvez toucherl ’ a r g e n t . » La consultation du t s a d i k d’Odessa, réputé pourses dons de voyance, illustre une nouvelle fois le lien entrele véritable humour et la tragédie. «Je ne sais pas qui jesuis. Je suis juif c’est tout ce que je sais. Le Juif est fait d’at -tente et d’ironie. Qu’est-ce qu’il attend ? Le Messie. Et surquoi ironise-t-il ? Sur ce monde.» (J.-F. B.)

Marc BehmTout un romanTraduit de l’américain par Gérard de ChergéRivages/Thriller, 1997, 342 p. Frs39.90«La corne d’abondance de la jeunesseparaît sans fond, jusqu’au jour où ons’aperçoit qu’elle est vide, que toutes sespommes d’or sont mangées et ses parfumsévaporés» se dit un jour le narrateur, fortdécidé à retracer les péripéties de son

existence comme à percer le mystère de sa naissance. Dimenovel, tel est le titre original du dernier Marc Behm, auteur,qui l’ignore encore, de Mortelle Randonnée. «Roman à deuxsous» donc, tant il est vrai que l’accumulation de més-aventures subies par le héros rappelle avec plaisir leroman-feuilleton du siècle passé.Fin de la deuxième Guerre Mondiale, naissance à Ajaccio,par les soins d’une sage-femme galloise et bossue qui pleurel’exécution d’un Norvégien collabo. Tout juste venu aumonde, salué par un laconique «Asi sea» prononcé par samère, le bambin est rapté par un commando armé quis’enfuit à l’aide d’un camion de pompiers dont la course finitpar entraîner ses passagers dans la mer. Miraculeusementrecueilli par des marins pêcheurs marocains, le nourrissonse voit attribuer le délicat nom de Fecunditatis, hommageau chalutier de ses sauveteurs.Une enfance et une adolescence heureuses permettent àFecunditatis de découvrir tous les plaisirs jusqu’à ce queson père adoptif, rendu jaloux, ne l’oblige à reprendre unbateau. Commence alors une vie d’aventurier malgré lui,d’éternel passager clandestin, qui l’entraînera de port enport, de continent en continent.Un mariage avec une héritière qui ne dure pas le tempsd’un baiser, la belle ayant d’autres projets ; la rencontre surun bateau d’un couple qui passe son temps à changer des e x e ; des études en France pendant Mai 68 ; les servicessecrets israéliens, l’OLP, l’IRA, la Mafia qui s’intéressent àlui. Il s’embarque pour l’Amérique, où après mille petitsboulots, il attire l’attention d’une vieille femme qui kidnap-pe les parcmètres et lui lègue une fortune en pièces de mon-naie. Il croit pouvoir trouver la paix, il se trompe.Qu’a-t-il de si particulier, ce Fecunditatis, qui n’a pas letemps de souffler, pas plus que le lecteur, trois cents pagesdurant ? Il a l’art de provoquer les rencontres, qui se trans-forment en autant de menaces. Des rencontres qui ressem-blent à des concours de circonstances, mais qu’au fil despages Marc Behm organise, l’air de rien, selon une logiquequi finit par donner le vertige.Behm on aime ou on déteste ; on change d’avis dix fois àchaque chapitre. Tous les éléments du thriller sont réunisen même temps que dynamités. On assiste à des arnaques,des poursuites, des vengeances, une chasse au trésor, maison n’apprend qu’après coup leur raison d’être. Le héros esttrimbalé de droite et de gauche dans des lieux célèbres de laplanète que Behm ne s’encombre pas le moins du monde dedécrire, les nommer lui suffit, ou alors il force dans le détailpour présenter la devanture forcément standard d’unkiosque à journaux au coin de la rue Mouton-Duvernet àParis.Avec sa narration échevelée, Marc Behm est agaçant. Ildérange. Mais n’est-ce pas tout compte fait la fonction duroman noir ? (G. M.)

John le Carré,The Tailor of PanamaAlfred A. Knopf Editor, 1996, 332 p., $ 25.–Dans un Panama suintant, des espions jou-ent aux espions. Les nantis se commandentdes costumes, les Américains font régner la«paix», le peuple se fait baiser.Héros triste, le tailleur est riche mais en-detté, gentil mais naïf, marié mais (plato-

niquement) amoureux d’une autre. Petit espion, le tailleurest un menteur. Espoir du Foreign Service, son chef, lejeune espion, est beau et trouble, dragueur et comblé, richeet décidé. Mais l’espion qui venait du chaud finit refroidi.Ne pas manquer le dernier le Carré. (J.-P. T.)

Michel BoryL’inspecteur Perrin dans les AndesRomPol, mars 1997, 213 p., Frs 12. –Pour sa 6e mission –et 7e, en fait !– l’Ins-pecteur Perrin sort d’Europe. Engagé dé-sormais dans la police fédérale, il est char-gé par Carla del Ponte, la procureur de laConfédération, d’une double tâche, l’unedevant servir le cas échéant de couvertureà l’autre, du moins le croit-il. D’une part il

doit déterminer en grand secret les conditions optimalespour la culture des feuilles de coca, ceci dans la perspectived’une légalisation qui permettrait à l’agriculture suisse demontagne de prendre un nouvel essor, et d’autre part il doitarrêter à temps un tueur à gages sud-américain engagé pardes dirigeants de la Banque Nationale à la retraite pour éli-miner Jean Ziegler avant qu’il n’entre en possession, lorsd’une rencontre clandestine au Machupicchu avec un ancienofficier SS, du double d’un manuscrit autographe d’Hitlerdaté de septembre 1943 demandant courtoisement à laSuisse d’accepter de blanchir treize nouvelles tonnes d’or.Perrin mènera-t-il à bien ces deux missions parallèles mal-gré le rôle trouble joué par la Confédération ? Réponse en213 pages à vous couper le souffle, de suspense et d’alti-tude… (Sch.)

Faits de société

Informations inquiétantes sur l’évolution erratique de certaines cotationsboursières peu avant les grandes marées

équinoxiales

L’AGEFI, 17 mars 1997

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AVRIL 19974 — LA DISTINCTION

Littérature lémanique

Une fable de la mondialisation

«Le Léman, quatre-vingt-neuf kilomètres cubes d’eau, leplus grand réservoir d’énergieen Europe.» Ce point de vueutilitariste sort de Bleu Siè -c l e, de Daniel de Roulet. Sonpersonnage central est affligéd’un nom ridicule mais trans-parent. Paul vom Pokk, in-dustriel bientôt centenaire,incarne la bourgeoisie helvéti-que, c’est un véritable pro-priétaire du pays, inspirantles éditoriaux de «sa» Nouvel -le Gazette (la vraie, celle de

Zurich, pas le machin vio-lâtre), dictant les décisions de«son» Conseil fédéral. Nousdécouvrons sa vision de laguerre de 14, de la grève gé-nérale, de la Paix du Travail,de l’instauration de l’AVS, desannées soixante et du brefpassage au Conseil fédérald’une représentante du «partihégémonique». L’auteur a pi-menté ces données histori-ques de souvenirs familiauxde bonne bourgeoisie, qui fe-ront connaître loin à la ronde(le livre est paru au Seuil)notre pittoresque oligarchielocale. «J’étais une démocratie

de fabricants, j’étais un systè -m e . » Même pour ceux qui enconnaissent la réalité, cetteallégorie de la classe dirigean-te a quelque chose de fasci-nant. Le Léman devient unepiscine privée sur laquelle na-vigue un vapeur de la CGNreconverti en yacht de luxe,les montagnes environnantesse font politiques : «Le paysa -ge garantit ma permanence,celle de ma classe.»

Sentant venir le tournantd’une époque, vom Pokk sedébarrasse de ses dépouillesindustrielles pour foncer dansla communication et les loi-sirs, cette apothéose du ter-tiaire. Improbable mélanged’Alfred Escher et de BillGates, il dirige depuis son va-peur une multinationale del’électronique, délocalisantses entreprises dans le vir-tuel. On retrouve ici les gad-gets de la modernité quiremplissaient déjà La Ligneb l e u e, le précédent roman del’auteur.

En contrepoint à cette croi-sière de fin du monde, le récitprésente les propos d’une en-fant, arrière-petite-fille del’industriel. Elle parcourt l’hé-misphère nord avec sa mèrenéphologue (spécialiste des

Quand culture ne rime pas avec confiture

«Vous êtes en moi comme une hantise»(1)

LE paysage n’est rien, l’idéologie le modèlecomme le fouet fait surgir les crevasses etles pics dans la mayonnaise. Lorsqu’ils dé-

crivaient une nature majestueuse, vidée de touteprésence humaine, les alpinistes graphomanes dusiècle passé ne parlaient que d’eux-mêmes, et deleur ambition jules-vernienne de se faire lesconquérants de l’univers. Cette projection n’a pascessé, mais elle s’est figée: le Léman sert encore deprétexte à des étalages de poésie sur fond de cou-cher de soleil, dignes des cartes postales desannées vingt, au moment de l’apparition du colo-riage au pochoir. Trois romans récents, extérieursau milieu littéraire romand auquel nous avionsfini par nous résigner, prennent le lac commedécor, et tentent d’innover. Embarquons pour latraversée.

Charles-Edouard RacineHôtel Majestic

Lézardes, novembre 1996, 184 p., Frs 25.–

Daniel de RouletBleu Siècle

Seuil, septembre 1996, 203 p., Frs28.30

Jean-Michel OlivierLes Innocents

L’Age d’Homme, août 1996, 320 p., env. Frs 32.–

EN octobre dernier pa-raissait, trop discrète-ment, un numéro

triple de la Revue de Belles-Lettres sur Anna Akhmatova.

C’est en grande partie à lapassion et à la persévérancede deux jeunes femmes quel’on doit cet ouvrage. MarionGraf, traductrice, et Josée-Flore Tapie, poétesse, ont con-jugué leurs talents pour tra-duire une soixantaine depoèmes d’Anna Akhmatova.«Dans notre travail, nousnous sommes laissé guiderpar un trait dominant de lapoésie d’Anna Akhmatova: lanetteté et l’extrême concisiondes images et de la pensée.Surtout, c’est l’intonation in -imitable de sa voix que nousavons voulu transmettre: entreardeur et mélancolie, tendres -se blessée et rébellion, impa -

nuages, vous ne le trouverezpas dans le Petit Robert) ens’adonnant aux joies des jeuxélectroniques produits parl’aïeul (qui piège qui ? La ré-ponse est dans le livre). Cespassages restent malheureu-sement un peu nébuleux (faci-le…), peut-être parce que lepoint de vue de narrationrencontre manifestement destrous d’air.

Loin des jérémiades sur laSuisse insulaire, de Roulet re-met le lac au centre du mon-de, à la pointe de la machinetechnologique. Même s’il setermine par un suicide lacus-tre un peu convenu, Bleu Siè -cle désacralise ce qui n’est ja-mais que la deuxième surfaced’eau douce en Europe centra-le (le Balaton, la mer hongroi-se, possède 10 km2 de plus).«Avant Jean-Jacques ceux quiont utilisé le lac y voyaient ungarde-manger, une voie navi -gable. Ils n’ont pas loué samélancolie, ni sa nature divi -ne. Parce qu’il a perdu sonutilité, les romantiques lui onttrouvé une âme.»

La forêt contre le lac

L’Hôtel Majestic de Charles-Edouard Racine est un palacequi sur les hauts de Lausanneaffronte, tel un paquebot encale sèche, le Léman, cette«gouille puante», cette « é t e n -due de banalité», «qu’ontchantée vos poètes en mald’inspiration».

Trois journaux se succèdentdans ce roman, qui racontentla gloire d’un monument hôte-lier du début du siècle, sondéclin dans l’entre-deux-guerres et sa déréliction denos jours. La voix de chacunedes parties s’accorde à soné p o q u e : flamboyante et dé-clamatoire, elle se fait inti-miste et geignarde pour finirflottante et interrogative.

De ce traitement inégalémerge la figure du bâtisseur,un Nietzsche de salle à man-ger, un Valmont des jardinsd’hiver, un faune poilu révoltépar les mesquineries locales,qui vénère le dieu païen Bélé-nos. Pour lui, le Léman repré-sente un «coup de serpe dansle moutonnement vert» qui ar-rête «la forêt sacrée du grandnord que les Barbares fécon -daient par leurs sacrifices».Avec beaucoup de bonne vo-lonté, le lecteur pourra désor-mais voir un reste de la sylveprimitive dans le petit bos-quet très ordonné de Sauva-belin.

Pour l’institutrice abandon-née et spleenétique qui dépé-rit ensuite dans ce qui est de-venu un pensionnat, le lac

sera, «noir et lisse comme uneplaque de fonte scellée sur unetombe que personne ne fleu -r i t ». Et enfin, le photographeexpulsé par la spéculation dé-crira ce «lac qui digère les dé -chets du monde, pour que leRhône les chie au fond de laMéditerranée, là-bas, lointaindépotoir des civilisations». Onaura reconnu ici l’inversionironique de la «pensée qui re-monte les fleuves», poncifhelléno-rhodanien qui encom-bre depuis Ramuz bien desesprits.

Histoire et habitat construitsont au rendez-vous de ce ro-man sans terroir et sans sa-gesse paysanne, anti-agricoleet joyeux. Comme Bleu Siècle,l’ouvrage flirte souvent avecle décadentisme, cette illusionchronolâtrique qui voit des«fins de siècle» crépusculairesà chaque tournant des centai-nes du calendrier. Pour ce quiest de l’hôtellerie suisse, onpeut toutefois se demander sila naissance ne contenait pasdéjà les germes de la dégrada-tion. Un guide touristique bri-tannique présentait ainsi lepeuple suisse déjà dans lapremière moitié du XIXe s i è-c l e : «…un esprit plein d’op -portunisme et un amour del’argent apparaissent commeles motifs influençant le carac -tère national ; et le peuple quia joui de la liberté plus long -temps qu’aucun autre en Eu -rope se distingue essentielle -ment pour se battre aux côtésde n’importe quel maître, aus -si tyrannique soit-il, qui achè -tera le mieux ses services ;pour produire les domestiquesles plus obséquieux et les pluscorvéables à merci qui exis -tent; pour ses aubergistes ra -paces, et parmi les couches in -férieures des Suisses, pourune mendicité presque univer -s e l l e ; pour qui mendier n’ap -paraît pas comme une dégra -dation, et est même enseignépar les parents à leurs enfantsmoins par nécessité quecomme une sorte de spécula -tion.» (1)

Un cyclone au petit coin

«Le bateau tangue avec ungrondement caverneux avantde basculer sur le tranchantd’une vague si effilée qu’ellemenace, un instant, de le cou -per en deux, puis il descenddans le ravin liquide, commes’il était aspiré vers le fond,avant de regrimper pénible -ment l’autre versant de la col -line, en attendant une nouvel -le glissade, tête la première,dans les entrailles du lac.» LeLéman de Jean-Michel Oli-vier est une tempête dans unecuvette de chiottes, sur la-

quelle il s’efforce de tirer lachasse. Avec une belle éner-gie.

Le Bateau-Livre, une librai-rie flottante, a décidé d’em-barquer les notables, les ve-dettes des arts et lettres et lesinévitables journalistes t é v édu bout du lac. Comme si leslibraires n’avaient pas assezde soucis comme ça de nosjours, cette croisière sert decadre à la remise d’un «prixVoltaire» à un auteur blas-phématoire condamné par unlointain ayatollah. Vont doncse croiser les consommateursde livres et les adorateurs duLivre dans une Genève où,tricentenaire oblige, tout unchacun concélèbre le défen-seur de Calas (le Candy’s gar -d e n, jardin d’attractions vol-tairien, est particulièrementdélectable).

Le lecteur découvrira ungendarme érotomane, une mi-nistre de l’Instruction obsédéepar la compétitivité de l’école,un directeur de la télévisionpétochard, un maire écologis-te hypocondriaque, un écri-vain du terroir alcoolo, xéno-phobe et barrésien, etquelques autres. Tout à sespersonnages hauts en cou-leurs, l’auteur ne se concentreguère sur le décor ; le lac, quin’est pourtant pas le liquidele plus répugnant de l’ouvra-ge, est tout au plus «couleurd’huître».

Les Innocents, on l’auracompris, est une sorte deCharlie-Hebdo littéraire, enri-chi d’un festival de pastiches,d’allusions et de jeux de mots(dont une mémorable descrip-tion de buffet dressé par untraiteur grand luxe et ouli-pien). Le burlesque tendancepipi-caca-cucul (2) est trop ra-re dans les lettres romandespour qu’on fasse la finebouche devant cette tranchede vie culturelle particulière-ment odorante, mais centpages de moins auraient sou-lagé le lecteur, bientôt lasséde contempler tant d’«inno-cents» aussi incontinents.

J.-E. M.

(1) John Murray, A Hand-Book fortravellers in Switzerland andthe Alps of Savoy and Pied -m o n t, Londres 1838-1840, citépar Laurent Tissot, «Ecrire unguide de voyage sur la Suisseau XIXe siècle», in Le goût del’histoire, des idées et deshommes, mélanges offerts auprofesseur J.-P. Aguet, L’Aire,1996.

(2) Signalons un étonnant saut depage au milieu d’un chapitre(p. 153), sans doute une contri-bution personnelle de l’éditeurau thème de la décomposition,qui est au centre du livre…

Encore un toast

Buvons à ta confiance ! Et à ma fidélité !A nos présences dans ce même pays !A jamais envoûtés, soit !Mais nul hiver ne fut jamais plus beau,Et jamais sur le ciel on ne vit croix plus fines…Chaînes plus aériennes, ponts plus grands…Buvons à tout ce qui sans bruit a fui,Buvons à notre impossible rencontre.

6 juillet 1963

tience et pudeur; voix de fer etde velours, où la véhémenceintérieure se concentre dansune langue parfaitement sobreet concrète; sans épanchementni lamento; avec cette pointed’ironie, de brusquerie ou derudesse, souvent en fin de poè -me, qui vient briser net l’émo -tion.»

Ce travail remarquable per-met de découvrir cette poétes-se russe, très mal connue jus-qu’ici du public francophonecar peu traduite en français.Née en 1889, elle meurt en1966 sans avoir abandonné laRussie. Son besoin et sa capa-cité de créer restent étonnam-ment intacts malgré la censu-re communiste qui l’empêchede publier pendant de nom-breuses années. Amie deOssip Mandelstam, de BorisPasternak et de Marina Tsvé-taïeva, elle leur survivra, der-nier témoin de la richesse in-tellectuelle de la Russie dudébut du XXe siècle

Au-delà de la traduction despoèmes, les auteures ont pa-tiemment réuni des textes etdes illustrations qui rendentintelligible Anna Akhmatovatant d’un point de vue histori-que que d’un point de vue lit-téraire. Une perle donc pourtous les amoureux de cetterespiration lente et profonde,loin de l’agitation du quoti-dien, qu’est la poésie.

A.B.B.

Anna AkhmatovaRevue de Belles-Lettres n° 1-3,octobre 1996, 419 p., Frs 30.–

(1) Modigliani au sujet d’AnnaAkhmatova.

Incantation

Par les hautes portes,Par les marais de l’Okhta,Par les chemins non foulés,Par les champs non fauchés,Franchis le cordon de nuit,Et sous les cloches de Pâques,Convive non prié,Ami non fiancé,Viens dîner chez moi.

13 avril 1939

Les signes du lac

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AVRIL 1997 LA DISTINCTION — 5

Côté cour côté jardin

LES animaux s’accou-plent pour se reprodui-re et les humains en

usent de même –cela aumoins est sûr. Il advient auxhumains de s’apparier sansintention de se reproduire,comme il leur arrive de boiresans soif, –et il n’est pas cer-tain que les animaux fassentde même. Les humains seplaisent à fantasmer les actesde chair, quelquefois à les ma-gnifier par des représentati-ons figurées, d’autant qu’ilssont empêchés d’exercer entout temps –quelle que soit lacause de cet empêchement–leur envahissante puissancegénésique ou érotique. Or ilest bien certain que les ani-maux n’agissent pas de lasorte.

Ce préambule chantournéne visait qu’à réveiller ta sa-lacité assoupie, hypocrite lec-teur ! et à attirer ton augusteattention sur l’ouvrage réper-torié ci-dessous. Je te saisérudit, et te devine féru decuisine ou d’érotique indien-ne, siamoise, chinoise ou ma-laise. Sans doute, en ta bou-tonneuse adolescence, as-tumême essayé comme tout unchacun d’attraper la conscien-ce libidinale de ta petite cou-sine par le moyen desestampes japonaises, cet in-contournable classique du ré-pertoire bourgeois. Et je tepressens intarissable sur leVietnam, dernière tocade desb r a n c h é s de ce versant-ci duglobe. Eh bien ! prends unelongueur d’avance et initie-toi

sans plus attendre aux délicesde Corée. Je prédis qu’elle se-ra sous peu furieusement à lamode.

La Corée, a priori, noussemble une anomalie, unesurvivance de la guerre froi-de. Un pays duel, mal réduc-tible à nos catégories, dont lamoitié septentrionale est enproie à la famine et au délireobsidional, et dont la partieméridionale, aveuglémentproductiviste et industrieuse,dragonne de succès en succès(1). Dans l’un et l’autre cas,une variété indigeste du puri-tanisme le plus effréné, peupropre à rallumer les feux dujouisseur fatigué comme à at-tiser la flamme vacillante del’exote blasé.

C’est le moment de décou-vrir quelques-uns des trésorsde la peinture érotique co-

réenne. Certes, commeailleurs en Extrême-Orient, lesexe était réprimé et l’érotis-me confiné à une classe parti-culière de femmes : les courti-sanes, dont le texted’accompagnement nous mon-tre combien la situation étaitprécaire et le sort peu envia-ble. Mais ce qui se dévoile ànotre œil d’Occidental, dansces scènes d’intérieur et d’ex-térieur au tracé si délicat (2),est une volupté raffinée quimarie avec aisance la plusextrême trivialité du détail etune complaisance déculpabili-sée aux sollicitations triom-phantes de la chair. Commeon est loin des lupanars fré-quentés par Toulouse-Lau-trec, ce génial voyeur, de l’ob-scénité robustement assuméed’un Picasso ou de la dramati-que tourmentée d’Egon Schie-

le ! Sur les raisons de ce trou-blant é c a r t entre deux tradi-tions picturales je m’en re-mets volontiers à despersonnes plus éclairées etconvie notre innombrable lec-torat féminin au Pays du Ma-tin calme à écrire en masse àla rédaction. Leurs lettresparfumées y seront sans nuldoute accueillies avec un mé-lange de déférence et de jubi-lation typiquement bouddhi-que…

D.S.

Texte de Maurice Coyaudet Li Jin-Mieung

Peintures érotiques de CoréeÉditions Philippe Picquier, 1995,

103 p., Frs 67.30

(1) Encore que leurs ouvriers, plusindisciplinés qu’il ne seyait ànotre imaginaire occidental,aient méchamment ébréchéces derniers temps le mythe del ’éthique confucéenne du tra -v a i l dont nous rebattaient lesoreilles les théoriciens néo-libéraux pour expliquer le dy-namisme conquérant de tantd’économies extrême-asia-tiques.

(2) Le livre comporte les reproduc-tions d’œuvres de deux pein-tres du 18e et d’un du 20e

siècle.

Un huron chez les apaches

Le crack de la pomme

L’an prochain au Salon de l’Auto

L’amour des voitures

Peinture de Ch’oe U-so k

CEUX qui lisent le trèschic mensuel Actes dela recherche en sciences

s o c i a l e s connaissent PhilippeBourgois. Cet anthropologueest spécialiste des récits devie dans la zone, récits qu’ilmaîtrise à merveille. On pen-se souvent, en le lisant, à Os-car Lewis (La Vida, Les En -fants de Sanchez…). Ce n’estpas une mince référence,d’autant que Bourgois saitéviter certains des piègesdans lesquels son illustre pré-décesseur est tombé.

Dans ce remarquable ouvra-ge, Bourgois raconte sa vie àNew York City, dans le quar-tier d’El Barrio (East Harlem,entre la 96e rue et la 135e, unquartier limitrophe au quar-tier bien tranquille d’UpperEast Side). Violant, comme ille dit, l’Apartheid, Bourgois leblanc a été s’installer avec safemme et son petit enfantdans ce quartier réservé auxhispaniques, aux noirs, aucrack et à la violence. Il s’yest intégré peu à peu, obser-vant et buvant force bières. Ila discuté avec ses voisins dela rue, enregistré au jour lejour ce qu’il voyait, afin decomprendre ce que vivent les

habitants de ce quartier : leurculture, leur économie, leurvie, leurs amours, leur violen-ce et leur haine.

Et il raconte ce qu’il a vu. Ilretranscrit ses conversations,ses erreurs, les bagarres aux-quelles il a assisté ou qu’onlui a racontées, les rencontresavec la police, la vente de do-pe, les tentatives de chercherdu travail, etc. C’est passion-nant, souvent étonnant.

Le titre évoque bien la dé-marche d’une anthropologiecompréhensive, intelligente etfine. Et donne une image deNYC loin des clichés niais desguides touristiques.

J.-P. T.

Philippe BourgoisIn search of Respect.

Selling Crack in El BarrioCambridge Univ. press, 1996, 392 p., $ 15.95

Faits de société

Toujours au sujet de la Chine,la rédaction du NQ est déchirée

par de profondes divergences d’opinion

Le Nouveau Quotidien, 2 décembre 1996

MANGER une voiture,c’est l’idée qui a germédans le cerveau de

Herman. Ce n’est pas très éton-nant après tout ; Herman agrandi dans Auto-ville avec sonfrère jumeau Mister et sa sœurJunell. Son père, Easton Mackdit Easy, est propriétaire de cecimetière de voitures, Junell etMister travaillent avec leur pè-re. Leur vie, leur monde, c’est lavoiture. Le monde d’Hermanaussi, c’est la voiture, et le rêve.Son dernier rêve? Manger unev o i t u r e .

C’est une Ford Maverick rou-ge vif, modèle standard, qu’ilmangera. Installé dans un

grand hôtel de Jacksonville,Floride, sponsorisé par le pro-priétaire, il va la manger en pu-blic, filmé par la TV

Tel est le thème de C a r, ro-man de Harry Crews qui vientd’être réédité dans la CollectionNoire de Gallimard. Écrit en1972, ce récit mettait à nu lesDieux de la société américaine :voiture, sexe, argent, mort vio-lente et show business.

«“Pourquoi faut-il que je…mange… une… voiture? ” Her -man articulait avec une extrêmelenteur, comme s’il eût voulu sa -vourer les mots. “Je peux te ledire. Partout où il y a des Amé -

Pour bon nombre de doctorants ou de chercheurs, se pose régulière-ment la question de la publication de leurs travaux, mais l’organisa-tion du marché éditorial académique est mal connue et les rencon-tres entre éditeurs et universitaires sont rares. La librairie Basta ! sepropose d’organiser une série de discussions entre auteurs et édi-teurs. La première sera consacrée à

L’édition et la publication d’ouvrages de recherche en histoire

le mercredi 28 mai 1997, à 19h00, à la librairie Basta !Place Chauderon, Petit-Rocher 4

Les éditions de l’Aire, Antipodes, Chronos, En-Bas, Payot, etZoé présenteront leur politique en matière d’édition académi-que. Des auteurs parleront de leur expérience lors de la publica-tion de leurs travaux.Le but de cette soirée sera de parler des publications de thèse ou derecherche, mais aussi de questions plus pratiques comme la présen-tation du manuscrit, le financement de la publication, le tirage, la dif-fusion et la promotion.

ricains, il y a des voitures.” Ils’interrompit de nouveau, puisajouta lentement: “Et parce qu’ily a des voitures partout, je vaisen manger une.”»

Une génération après, l’histoi-re n’a pas pris une ride puisquedésormais, la société occidentaledans son ensemble célèbre cesmêmes Dieux avec une ferveurtoujours renouvelée.

Dans cette histoire extrava-gante, Harry Crews décrit crû-ment les conséquences de cetteentreprise sur Herman, sa fa-mille, ses proches, son sponsoret les spectateurs. Ce n’est doncpas seulement l’histoire d’unhéros, mais comme dans laMalédiction du Gitan o u B o d y(1), c’est celle de toute une «fa-mille», aux prises avec un déra-page de la réalité. Bien sûr, onsent la tendresse que HarryCrews éprouve envers ses per-sonnages, ce qui n’est pas pourlui une raison de les épargner.Son thème posé, il en exploreles conséquences avec un réalis-me parfois éprouvant.

Petit aperçu : –Combien detemps faut-il pour manger unevoiture entière par petits mor-ceaux d’une demi-once? A rai-son d’une demi-livre par jour,sept jours par semaine, cela faitplus de dix ans.

–Comment prouver au publicqu’il n’y a pas de tricherie? Fa-cile, Herman chiera les mor-ceaux en public sur une chaisepercée transparente.

–Comment gagner encore plusd’argent avec tout cela? Chaquemorceau récupéré, sera fondupour en faire une petite FordMaverick que le public pourraacheter aux enchères.

Voilà, c’est ainsi, bizarre. Vousavez dit bizarre ? Et commentretomber sur ses pieds pour clo-re une telle histoire ? Encoreplus bizarre, même étrange, ettoujours logique, sacré HarryC r e w s!

A . B . B .

Harry CrewsCar

Gallimard, août 1996, 207 p., Frs. 25.30

(1) Du même auteur, publiés chezle même éditeur.

(Annonce)

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Épices et condiments

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80e anniversaire des Soviets

Rémi AdamHistoire des soldats russes en France 1915-1920Les damnés de la guerreL’Harmattan, 1996, 383 p., Frs 59.90

Ce fut une vilaine histoire dont heureuse-ment on ne parle pas trop. Notez, avecces Russes, on aurait dû se méfier. Maisbon…

Or donc, c’était la guerre, la première. Russie et France sontalors alliées. La première manque de fusils mais regorged’hommes ; la seconde a des fusils, quant aux hommes, aurythme où ces braves tombent dans les tranchées, on pour-rait dire qu’on n’en a jamais assez. Bref, l’arrangement estvite trouvé : on échange des fusils contre des hommes.C’est comme ça qu’en avril 1916, environ vingt mille soldatsrusses débarquent à Marseille. Après une période d’instruc-tion militaire destinée à mettre les hommes au courant desderniers progrès de la vie en tranchée, les contingents sontprêts au combat. Juste à temps pour participer aux fameu-ses offensives du général Nivelle, début 1917. Il semble queles Russes aient, comme beaucoup d’autres, peu apprécié lesens tactique de ce général –il est vrai qu’avec ces offensives(270’000 morts en trois jours, rien que du côté français, pourdes gains territoriaux dérisoires) son nom est resté synony-me de «boucher», alors même que la concurrence est vivedans la profession.Or, fatalité ! c’est justement au moment où, de retour ducombat, leur moral est un peu ébréché, que les soldats rus-ses encore vivants (certaines unités ont perdu plus de lamoitié de leur effectif) apprennent qu’une révolution a dépo-sé le tsar. Dès lors, toute envie leur passe de retourner aufront et ils le font savoir à leurs officiers. Impossible de re-mettre de l’ordre : toutes les compagnies se sont organiséesen soviet, les chefs sont débordés. Les généraux français quiont eux-mêmes des problèmes de mutinerie dans leurs trou-pes ne peuvent prendre le risque de contagion : on retire lesRusses du front pour les installer à La Courtine, dans laCreuse.Là, on attend quelques mois, le temps que les choses se tas-sent. Et les choses ne se tassent pas. Les négociations avecle Gouvernement provisoire russe pour rapatrier ces fau-teurs de trouble ne débouchent sur rien. En septembre, lehaut-commandement français décide que la plaisanterie aassez duré. Il commence par couper les vivres des insurgés,puis, le 16 septembre, le camp est bombardé par l’artillerie,avant d’être pris d’assaut deux jours plus tard. Les commu-niqués officiels parlent d’une «action toute de modération etde délicatesse» pour «venir à bout de malheureux égarés».Mais selon le général Comby, qui dirige les opérations à LaCourtine, «on se serait cru dans un secteur actif du front».Impossible aujourd’hui encore de savoir combien de morts acoûté l’assaut…Décidément, le père Brassens était dans le vrai –«… celleque j’préfère, c’est la guerre de 14-18 (bis)»– : cette guerre futvraiment formidable ! (A. C.)

AVRIL 19976 — LA DISTINCTION

Sortie de son hibernationVieilles lunes et grosses badernes

Faits de société

Enfin les PTT abordent les vrais problèmes des services publics

Bulletin de l’Entreprise des PTT, n°57, 9 décembre 1997

LES grèves, les pétitionset les manifestationsrécentes pourraient fai-

re penser que la gauche fran-çaise, la vraie, celle du Frontpopulaire, de la Résistance etde Mai 68, s’est réveillée. Sicette embellie devait durer, ilfaudrait se demander, parsimple esprit de logique, com-ment et à quel moment cetteBelle au Bois dormant s’étaitendormie.

Sans être une somme théori-que ou un chef-d’œuvre litté-raire, le témoignage de Marti-ne Storti rappelle quelquesétapes de ce long sommeil.Fille d’ouvrier italien, brillan-te élève, agrégée de philo, ellefut brièvement militantetrotskyste (tendance Organi-sation Communiste Interna-tionaliste, pour les exégètes),puis journaliste au quotidienL i b é r a t i o n (première période)et membre du Mouvement deLibération des Femmes (danssa variante «psychépo», pourles cruciverbistes). Elle tirede cette triple expérience unrésumé foudroyant : « T o u strois (mais d’autres pour -raient figurer dans l’inventai -re), au-delà de leurs diffé -rences et de leur spécificité,présentaient quelques traitsi d e n t i q u e s : la prétention aumonopole du vrai et du bien(et quand ce vrai et ce bienchangent, la prétention, elle,demeure), la contradiction en -tre les mots et les actes, le cul -te d’un chef entouré d’une co -terie, la marginalisation puisl’élimination des “opposants”,faudrait-il dire des “dissi -dents”, et, à chaque fois, leurdisqualification politique etmorale.» Elle ajoute un peuplus loin : «… j’ai vu s’exercerl’intimidation et même le ter -rorisme intellectuels, l’appétitde pouvoir se déguiser en dé -nonciation du pouvoir, l’allé -geance à des personnes se con -fondre avec l’adhésion à desidées.»

Ces généralités ne concer-nent pas que l’extrême gau-che française, on s’en doute,mais la spectaculaire intégra-tion au système de la généra-tion des soixante-huitards pa-risiens mérite qu’on s’yattarde. La description la plusintéressante porte sur latransformation de Libération.«Le fonctionnement de Libéra -tion reposait sur les principesd’une démocratie totale : toutle pouvoir à l’équipe, pas dehiérarchie officielle, touteschoses indignes d’un groupequi avait toujours méprisé ladémocratie bourgeoise, jugéepurement formelle. Ces princi -pes entraînèrent un fonction -nement réel fort peu démocra -tique, mais dont il étaitpossible de s’accommoder tantque Libé ne fut pas un enjeude pouvoir et de reconnaissan -ce sociale. Quand il le devint,nos beaux principes furentl’instrument d’une prise depouvoir absolue.»

Storti place ce retournementen 1976, lorsque Serge Julydécide de représenter, seul, lejournal au Club de la Pressed’Europe 1. «Vint le moment,bien avant 1981, même s’iln’est pas possible d’en fixerexactement la date, tant celase fit progressivement, où

«Je reste éberluée, éba-hie, par ces années quiviennent de s’écouler,

chaque année étant pireque la précédente dansl’ordre de la grossièreté,

de la goujaterie, de ladémagogie, de la bêtise,

de la vulgarité, oui,avant tout des années

vulgaires, les causes decette vulgarité dépas-

sant très largement lesresponsabilités

socialistes.» Martine Storti

DANS un essai destinéà réfuter les thèses envogue sur l’inéluctable

«choc des civilisations», Jean-François Bayart s’attaque,par le biais de l’anthropologiepolitique et l’illustration desituations qu’il fut amené àétudier (le Ruanda, l’Iran, lesperceptions que nous enavons), à l’illusion identitaireou c u l t u r a l i s t e et aux san-glantes dérives qu’elle mena-ce d’engendrer (1).

Le péché originel du cultu-ralisme est de définir les cul-tures sur un mode substantia-liste ou essentialiste. Cettedoctrine ne voit dans une cul-ture qu’un corpus clos de re-présentations stables dans letemps, pose que ce corpus dé-termine une orientation poli-tique précise, et postule entrelui et elle une relation d’exté-riorité, en termes de causalitéunivoque. Autrement dit, leraisonnement culturalistetient pour acquise la corres-pondance entre une commu-nauté politique et une cohé-rence culturelle, que celle-cisoit originelle et héréditaire(le V o l k s g e i s t p o s t - h e r d é r i e n )

ou raisonnée et choisie (le plé -biscite de tous les jours de Re-nan). Or, observe l’auteur, «leraisonnement culturaliste estinepte car, non content d’éri -ger en substance atemporelledes identités en constante mu -tation, il occulte les opérationsconcrètes par lesquelles un ac -teur ou un groupe d’acteurs sedéfinissent, à un moment his -torique précis, dans des cir -constances données et pourune durée limitée.» (2)

C’est qu’il n’existe pas denoyaux incandescents aucœur des cultures. Celles-ci secaractérisent par l’hybrida-tion, l’inachèvement, la poly-valence. Il ne s’y rencontre ja-mais d’identités toutes faites,seulement des o p é r a t i o n sd ’ i d e n t i fi c a t i o n, contextuelleset évolutives, où chacuns’adonne au «bricolage identi-taire». Epouser une représen-tation culturelle, souligne for-tement Bayart, c’est ipso factola recréer. Dans cette alchi-mie complexe, nous nous dé-plaçons sans cesse sur unepalette de répertoires. Et cetteélaboration suppose à l’œuvretout un travail de production

Pièces d’identitéde figures imaginaires, –bref :un processus d’invention per-pétuelle. Comme Renanl’avait aperçu, «l’oubli, et ( … )même l’erreur historique, sontun facteur essentiel de la créa -tion d’une nation.»

La dénonciation, étofféed’exemples (3), des apories duculturalisme, et le cataloguedocumenté que dresse l’au-teur de divers types de «brico-lages» culturels constituentun axe fort de sa démonstra-tion. Ses incursions dansl’évolution des us en matièred’habillement ou d’alimenta-tion sont parlantes ; pertinen-tes aussi les analyses qu’ilconsacre à montrer combienla redécouverte d’une préten-due tradition doit se lire com-me invention de la modernité(4). Et des réflexions tellesque voici ouvrent des pistesi n t é r e s s a n t e s : «Au lieu d’ex -primer le génie des peuples,lové au plus profond de leurculture populaire, les straté -gies identitaires trahissentl’appétit d’élites nouvelles enmal d’intégration, de pouvoiret de richesse. La responsabi -lité des classes moyennes, desbureaucrates, des intellec -tuels, des étudiants (ou desdéscolarisés) dans la radicali -sation des conflits identitaires–par exemple au Sri Lanka,au Natal ou au Ruanda– estsouvent plus écrasante quecelle des classes populaires.»Ou encore : «Les responsablespolitiques et leurs experts sonteux-mêmes tributaires del’imaginaire qu’ils s’efforcentd’utiliser à des fins de légiti -mation.»

Un regret cependant. Sou-vent, au cours de son exposé,Jean-François Bayart se déso-le que les tenants de la thèseidentitaire soient parvenus àenchanter leur public. Mais il

est court sur les voies etmoyens qui permettraient derompre le charme ou, peut-être, d’opposer à ce sortilègemortifère un sortilège pluspuissant. Qui saura nouschanter enfin la romance del’antiromance ?

J.-J. M.

Jean-François BayartL’illusion identitaire

Éditions Fayard, octobre 1996,306 p., Frs 40.30

(1) La vision surinvestie de Soi etd’Autrui induit la figure ducomplot qui pousse à la surin-terprétation. S’accomplit alorsune sorte de prophétie auto-réalisante, tandis qu’on entredans la logique tragiquementbalisée du M a s s a c r o n s - l e savant qu’ils ne nous massa -crent.

(2) Ainsi serait-il judicieux de sedemander pourquoi Hutus etTutsis ont attendu si long-temps pour s’entre-tuer ou, in-versement, pourquoi les catho-liques ont renoncé à étriper lesréformés et comment les Fran-çais se sont réconciliés avec lesAllemands.

(3) L’actualité va si vite que l’es-sayiste n’a pu intégrer à sonessai les dernières élucubra-tions de la Lega qui se piquedésormais de distinguer lefonds celte, réputé laborieux etcréatif, du fonds latin, naturel-lement parasite, de l’Italie.

(4) Exemple assez daté pour n’êtreplus compromettant, l’histoirede l’invention du kilt, symbolede l’identité écossaise, par unmanufacturier anglais au 18e

siècle vaut son aune de textile.

l’aventure journalistiqueremplaça l’aventure militante.( … ) le journaliste devenait,par je ne sais quel miracle,porteur de la capacité intrin -sèque à dévoiler le réel.» E l l edécrit ensuite l’opération desubstitution idéologique quis’ensuivit : «La gauche, vieilleou nouvelle, était bien moinsintéressante que la “Nouvelledroite” qui, après les “nou -veaux philosophes”, la “nou -velle cuisine” et les “nouveauxromantiques” suscitait la cu -riosité et dans la “vieille” pres -se de gauche, l’anathème. (…)la ligne de partage passaitdésormais entre le “vieux” et le“neuf”, l’“archaïque” et le “mo -derne”.» Bien sûr ce ne fut passeulement une confiscation,une lutte de pouvoir, le com-plot de July et de trois autres.Par son obsession de l’actuali-té à court terme, son agitationbrouillonne, son internationa-lisme touristique, sa mise enspectacle permanente et sonton prêchi-prêcha, le gauchis-me pouvait y mener aisément,tant il fut en quelque sortel’école maternelle du mondeactuel des médias.

Martine Storti ne s’exclutpas des aberrations qu’elle dé-crit. Journaliste à F - M a g a z i -n e à l’époque, elle nous livreune description sulpiciennede la conversation du coupleMitterrand dans la voiturequi les ramène de Château-Chinon à Paris en mai 1 9 8 1 .Par la suite «négresse» deLaurent Fabius, elle écrivitses discours pour les meetingssocialistes (mais pas pour sespassages à la télévision),avant de passer au ministèrede la Francophonie sousRocard. Aussi curieux quecela puisse paraître, le seulvéritable homme de gauchequ’elle ait rencontré alors futson ministre, Alain Decaux :«un homme qui ignore l’arro -gance et le mépris, qui parle àtous sur un pied d’égalité,avec le cuisinier ou avec l’hui -ssier comme avec ce qu’on ap -pelle les grands de ce monde.»

C’est donc possible.C. S.

Martine StortiUn chagrin politique

De mai 68 aux années 80L’Harmattan, mars 1996, 252 p., Frs 41.10

Attention, la gauchefrançaise revient !

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Zappage Bientôt à la TV

Floraison de printempsLa Guerre des étoiles de George Lucas : primevère (les scientifiquesse disputent sur son nom latin : primula mythologica pour les uns, etprimula commercialica pour les autres)Fleur très commune et envahissante. D’origine modeste, elle ne re-nonce à aucun effet tape-à-l’œil, voire kitsch, pour occuper le terrain.Elle fait souche tous les vingt ans et s’hybride facilement. On necompte plus le nombre des sous-espèces (concursus, jocus, ludus in-formaticus, gadgetus, etc.). Sa tendance à la reproduction spontanéeen fait la fleur idéale pour les champions du compost.Larry Flint de Milos Forman : pied de griffon (helleborus fœtidus)Plante herbacée vénéneuse, dont la racine a des propriétés purgati-ves et vermifuges. Rustique, elle détonne dans un parterre classiquemais enchantera ceux qui cherchent (sans prétention) à composer unjardin inhabituel. Assure un équilibre réussi entre fleurs, verdure etjeux d’eau.Mars attacks ! de Tim Burton : pissenlit (dens leonis repetitis)Mauvaise herbe dont certains font toute une salade en surévaluantses propriétés gustatives (au point de vanter son mauvais goût) etses qualités esthétiques. Morne au palais comme à l’œil, elle fait peude racines et se développe au détriment de la flore en un fouillis deplantes parasites.Le Patient anglais d’Anthony Minghella : narcisse (narcissus super-ficialus)Fleur de plein soleil, très décorative avec ses grandes couronnesqu’elle tresse d’elle-même. Se développe en surface et forme un heu-reux agencement de couleurs uniformes dans les sable-crème-ivoire.Toujours impeccable, jamais de feuille de travers ni de pétale froissé.Monotone et prétentieuse.Roméo et Juliette de Baz Luhrmann : tulipe (tulipa heteroclita)Fleur vivace, luxuriante, multicolore. D’entretien facile, elle est parfai-te pour les jardiniers amateurs, mais rebutera les plus expérimentés.De type couvre-sol, elle s’accapare volontiers tout l’espace à disposi-tion. Plus conventionnelle qu’elle n’en a l’air.Shine de Scott Hicks : pensée (viola delicata)Fleur sauvage, qui s’épanouit dans la pénombre. Pétales violet pâle,doux au toucher et très fragiles, cœur lumineux. Discrète mais tena-ce, elle est très ornementale. De floraison précoce, éclatante, à portdressé ou retombant, elle permet des assemblages très réussis.

(V. V.)

AVRIL 1997 LA DISTINCTION — 7

TOUT peut être rattachéà n’importe quoi. Ob-servons quelques cas :

–Pierre Boulez et le rhythm-and-blues;

–Un pompier vaudois et lamoustache la plus célèbre del’histoire du rock;

–Un orchestre philharmo-nique et des bulles de savon.

Le lecteur à l’ouïe fine lesait: s’agissant de Frank Zap-pa, né Francis Vincent Zappaau milieu d’un nulle partnord-américain le 24 d é c e m-bre 1940 (Edgwood), fils deFrancis Zappa senior, lui-mê-me successivement professeurd’histoire, météorologiste etmathématicien, aucune asso-ciation n’est impossible, toutapparentement est bienvenu.Avec Zappa, le collage va desoi.

En 1984, à la tête de l’En-semble Intercontemporain,Boulez dirige trois œuvres deZappa, lequel s’est toujoursdit autant inspiré par lerhythm-and-blues que parEdgar Varèse. (1)

En 1971, le casino de Mon-treux brûle pendant un con-cert du moustachu qui, com-me le sait toute la populationde lecteurs quadras des bordsdu Léman, fait évacuer la sal-le dans le calme.

En 1970, Zubin Metha, di-recteur du Los Angeles Phil-harmonic Orchestra chargéd’interpréter l’œuvre célèbre

de Mister Z. intitulée 200 Mo -t e l s, refuse le passage où lechœur était chargé de soufflerdes bulles de savon au moyend’une paille.

Au début de sa carrière decolleur fou, il s’était bricolé unstudio où trônait une des pre-mières machines permettantl’overdubbing, soit la superpo-sition de voix ou d’instru-ments sur une même bandepar enregistrements succes-sifs. L’orchestration avec soi-même prit fin le jour où la po-lice fit fermer le studio enprouvant que Zappa était entrain de confectionner labande-son d’un film pornogra-phique. Après cette aventuredont les suites carcérales l’al-lumèrent définitivement con-tre les garants de l’ordre, pas-tiches et assemblagesbiscornus devinrent la mar-que de fabrique de cet infati-gable truand de la musiquequi vendit autant du fauxpour du vrai que du mélangépour de l’indispensable. Ecou-tons au hasard, parmi envi-ron 70 disques, une seule facede We Are Only In It For TheM o n e y, dont la pochette estun magnifique gorillage decelle du Sgt Pepper’s d e sB e a t l e s. On recense : deschœurs, des chorales de villa-ge, des conversations télépho-niques, des rots, un grogne-ment de cochon, des pleurs,une discussion, un discours,des aboiements, des chuchote-

ments, des halètements et unorchestre rock parfaitementréglé pour valser, jazzer, tan-guer, s’interrompre, redémar-rer au doigt et à l’œil noir duchevelu.

Ce maelström musical, cesaccouplements scandaleux,ces contrefaçons grossièressont pris dans un projet trèsstructuré de recherche musi-cale. Remarquable la maîtrisedans l’exécution de ce délireorganisé. Formidable l’énergiedes divers orchestres dirigéspar Zappa qui reprennent lesthèmes du disque précédentdans un autre arrangement.Inversement, chaque disqueest le brouillon du suivant.Allusions et références pul-lulent et s’empilent : Varèse,Satie, Debussy, mais aussi…Zappa. Autres constantes con-n u e s : l’humour féroce et lescochoncetés provocantes des-tinées aux pisse-froid. Prêt àbousiller toutes les modes et àrenverser toutes les cloisonsentre les genres musicaux, ilne laissait rien au hasard,voire manipulait allégrement.N’a-t-il pas fait des concertsau profit de la presse under-ground de Los Angeles enéchange de rubriques réguliè-res où il vantait sa marchan-d i s e ? N’a-t-il pas poussé lecynisme jusqu’à engager dansson orchestre deux chômeurs,ex-vedettes de la pop gen-tillette qu’il détestait, leschanteurs Flo et Eddie, dans

le but initial de leur fairejouer leur propre rôle de gar-çons proprets ?

Zappa renonça à ce qui au-rait pu être le plus gigantes-que coït contre nature de sac a r r i è r e : la présidence desEtats-Unis. N’a-t-il pas décla-ré qu’il ne se lancerait dans lacourse que si les experts con-sultés lui assuraient la victoi-re ?

Guy Darol raconte ses sou-venirs d’ado sur matelas àmême le sol mêlés à une bio-graphie de Zappa, mort le4 décembre 1993. Dans leplus pur style rock-lyriquebranché façon L i b é r a t i o n a u-quel il collabora, l’auteur pu-blie ces funérailles aux édi-tions Le Castor Astral dans lacollection… Tombeau.

J. M.

Guy DarolFrank Zappa

Le Castor Astral, 1996, 157 p, Frs 27.60

(1) Boulez dirige Zappa : The Per -fect Stranger, EMI CDC 7471252

Zappa for president

If you’re a myth, whose reality are you ?

Revisiter

BaruSur la route encoreCasterman, 1997, 103 p., Frs 34.60

Il est devenu rare qu’arrivé à la fin d’unalbum de BD on ressente la nécessité dele reprendre depuis le début, parce qu’onespère y trouver quelque chose de plus,qui aurait échappé à la première lecture.C’est le cas avec Baru.Ses premiers livres (la série des Quéquet -

te blues, chez Dargaud) racontaient une adolescence de filsd’immigrés dans le Nord industriel. Le trait était original et lecoloriage approximatif, quand il était présent. Si les thèmes–la route, les paumés sublimes et les ratés atroces– sont restésles mêmes, le dessin et surtout le cadrage se sont considérable-ment améliorés ; l’aide d’un coloriste rendant enfin justice augoût de Baru pour les stations-service éclairées au néon, les re-lais de routiers et les hôtels plus que borgnes.Les anecdotes sont fortes, les personnages typés par des traitsextraordinairement expressifs –sauf pour les jolies filles, on atous ses faiblesses. Sur la route encore est exceptionnel enfinpar l’intelligence de sa narration : une construction subtile desix nouvelles en images, variant de point de vue (certaines en-tièrement en cases subjectives, comme les cinéphages disent ca -méra subjective). Les récits viennent se nouer (assez acrobati-quement, était-ce prévu au départ ?) par la rencontre despersonnages à la toute fin de l’album. Allez, je le relis une troi-sième fois, rien que pour ces cases muettes qui parlent telle-ment. (M. Sw.)

LE plaisir de la lectureest parfois multipliélorsque l’on se retrouve

en terrain familier. Ceci neconcerne pas les piratages lit-téraires plus ou moins avoués(du genre La bicyclette bleue),mais plutôt les créations ori-ginales qui visitent des monu-ments littéraires, en les fai-sant voir d’une manièrenouvelle et différente.L’exemple le plus achevé decette manière de procéder estsans doute Le maître et Mar -guerite, qui entrelarde le récitrocambolesque de la visite dudiable à Moscou avec un récitde la Passion qui nous infor-me que Ponce Pilate avait unsérieux mal de tête, dans cesjours précédant la Pâque del’an 787…

La bande dessinée n’a pasl’habitude d’offrir à ses ama-teurs de semblables relectu-res. Une œuvre sert en géné-ral de scénario et l’essentielde la créativité réside dansles images : ainsi H i s t o i r ed ’ O, illustrée par Crepax ou,plus touffu (si l’on ose dire),S a l a m m b ô, saisi par Druilletou, plus parigot, Tardi et LéoMalet.

Depuis quelques années, onn’en reste plus là. Loisel s’estemparé de Peter Pan et Rossiet Le Tendre de l’histoire de

celui qui allait devenir Hérak-lès.

Les studios Walt Disneypeuvent sans doute être con-sidérés comme les Attila de laculture occidentale : derrièreeux, les œuvres ne repoussentpas. Quel enfant voudra lireNotre-Dame de Paris, mêmeen sautant des pages, aprèsavoir vu Le bossu de Notre-D a m e ? Qui parvient à se fi-gurer la fée Clochette autre-ment que comme une espèced’anophèle fardé que sa queuede comète désigne comme vic-time idéale du prochain coupde chasse-mouches (ou d’Anti-Brumm forte) ? Difficile, non ?Loisel l’a fait, le résultat estfameux.

Quatre albums déjà parus etle plaisir du lecteur nes’arrêtera pas là, puisquesous la dernière case deMains rouges, Loisel écrit :«Fin de l’épisode»… Inutiled’entrer dans les détails : tou-te la série est à lire, elle nefaiblit pas d’un volume à l’au-tre et les amateurs s’en réga-leront. Ce qu’il faut reteniravant tout ? La manière ex-traordinaire de passer dumonde réel à celui de l’imagi-naire (qui est l’épine dorsalede l’histoire de James Mat-thew Barrie), du Londres si-nistre de 1887 à l’île autour

de la-quelle rô-de le ca-p i t a i n eC r o -chet…

C’est aussi ceci qui donne saforce à La gloire d’Héra, récitde la vie d’Alcée. Mais ici ceressort est intrinsèque au ré-cit mythologique prétexte,puisque Alcée est le fils d’Alc-mène, séduite par Zeus, ce quile désigne à la fureur deHéra. On découvre ainsi quela déesse a des yeux commedes gouffres brûlants, que lesfemmes de la maisonnéed’Alcmène et de Tirésias sontvraiment girondes et que lescentaures sont butés, mais fi-nalement assez droits.

Les récits des temps grecshéroïques sont aujourd’hui lebagage scolaire d’une minori-té de filles de juristes libérauxun peu rétro (presque pléo-nasme). L’histoire de PeterPan semble vitrifiée par sa di-gestion par le grand capitalzétazunien. Peut-être que labande dessinée parviendra àrendre à ces mythes leur di-mension sociale, en les réinté-grant dans un processus desocialisation. Mais combiend’enfants lisent encore desBD ? J. C. B.

Rossi, Le TendreLa Gloire d’HéraCasterman, 1996, 88 p., Frs 28.60

LoiselPeter Pan : Londres; Opikanoba;

Tempête; Mains RougesVent d’Ouest, 1992-1996, Frs 25.– le vol.

Faits de société

Concurrence déloyale :l’Etat de Vaud vend directementles préservatifs dans les écoles

Catalogue Cadev, 1997

Page 8: P.P. 1000 Lausanne 9 LA DI S T I N C T I O N59«Avec Zig Zag Café, la TSR détient en-fin une émission canon. Pleine de sen-sibilité, d’humanité et de sociologie. Grand bravo

AVRIL 19978 — LA DISTINCTION

22.7 [suite]

On apprend, de plus, que les quatre mudj sont en faitrésumés en ce petit gosse blessé, qui revient quelquesheures après, lavé, bichonné et changé. Je l’ausculte:apparemment, les débris n’ont pas fait trop de dégâts.Je désinfecte les plaies multiples, mais petites, à la têteet au torse, et ensuite je m’attaque au visage. Il estconstellé de petites taches noires qui sont en fait depetits cailloux fichés dans la peau. J’en retire au moinstrente, plus ou moins gros. Le gosse n’apprécie pas tel-lement, mais il est bien courageux. Il reviendra dansune semaine.

Evidemment, les gens ont vu que l’hôpital est ouvertet ils se ruent au portillon. On les renvoie sans scru-pules, il n’y a visiblement aucune urgence.

Nous avertissons Cocal que nous ne voulons plus voirRafou, le mudj crétin, dans les parages de l’hôpital. Ilest paresseux, il ment, il nous répond fort désagréable-ment, il ne fait rien de toute la journée et il est con com-me les blés. Suffisamment de raisons valables pour qu’ildisparaisse de notre vue !

Pique-nique à la rivière en amont du village. On s’ins-talle dans un charmant coin, moitié à l’ombre, moitié ausoleil. On se repose, on se lave. Je lave quelques affaires(sac à viande, foulards, slips) et là, maintenant, j’écrisavec le murmure de l’eau. Le soleil s’est caché derrièreles plus proches collines depuis un moment (le villageest dans une vallée fort encaissée). Il fait bon, j’ai re-trouvé toute mon énergie et mon moral. Ça fait plaisirde se sentir à nouveau bien dans sa peau et sans idéesnoires. Je vais me soigner les ongles des pieds et desmains, ils méritent toute mon attention.

23. 7.

Un nouveau lavement au petit de l’ascaris d’hier n’arien donné. Ventre de bois, il ne réagit presque plus, ale regard fixe, est encore plus creusé. On lui pose uneperfusion. Je doute qu’il vive très longtemps. Un bou-chon d’ascaris doit avoir provoqué une occlusion. Paulveut l’opérer demain, s’il est encore en vie. Dans unsens, je suis d’accord avec lui; d’un autre côté, j’ai bienpeur qu’il ne résiste pas à la narcose. Il doit peser aumaximum quinze kilos. J’espère pour lui qu’il mourradans la nuit, ou qu’on le sauvera. C’est son oncle qui estavec lui; ses parents, père et mère sont au Pakistan…C’est terrible de voir ce petit dans cet état, on dirait unBiafrais.

On a cousu des champs opératoires toute la soirée, ilest vingt-trois heures trente, je suis crevée, mes diar-rhées ont repris. Inch Allah, farda rumbatar hastam[«Je me sentirai mieux demain»] Bonne nuit les petits.Famille à moi, je vous embrasse tous très fort, je penseà vous.

24. 7.

Dans la nuit, Marjolaine s’est levée quatre fois; versquatre heures du matin, l’enfant est mort, après avoirvomi plusieurs fois. C’est terrible, mais, dans un sens,tant mieux pour lui.

Levés à cinq heures trente, nous voyons les mudj ins-taller des dachakas, trois, pour parer à toute attaque oupresque !

A l’hôpital, ça défile toute la matinée. Rien d’intéres-sant, des dull dart, sar dart [mal au ventre, mal à la tê-te] et compagnie, peu de cas intéressants, on est fati-gués et pas trop satisfaits.

Bien qu’on ait demandé au moins dix fois à Ibrahim depréparer un feu pour midi et de nous donner de l’eau desource pour le repas, chaque fois il faut se battre. Il n’arien à foutre de toute la journée, mais il n’est pas capa-ble de préparer ces quelques petits trucs pour midi.

Cet après-midi, même cirque à l’hôpital, sar dartmekona [«J’ai mal à la tête»], und so weiter.

Anecdote frappante, quand même : un enfant et sonpère, l’enfant a des abcès aux chevilles. Il est supersale. Je donne un savon au père et lui dit de revenirquand l’enfant sera propre. Une demi-heure après, ilsse pointent, j’examine l’enfant, lui fais les soins néces-saires. Avec le thé, le matin, nous mangeons desgâteaux et des s h i r i n i s. Comme le carton est près demoi, je donne un biscuit à l’enfant. Ce regard !Incroyable ! Il a pris à deux mains le biscuit, m’a fait unimmense sourire, a remis délicatement le biscuit danssa main droite, a léché consciencieusement sa maingauche, a donné le biscuit à son père, a léché sa maindroite enfin vide pour faire disparaître les derniersgrains de sucre, m’a regardée encore une fois et m’asauté au cou pour m’embrasser. J’étais vraiment telle-ment émue, je n’ai pas su quoi faire. Dire que nousmangeons depuis quelques jours ces biscuits sans yfaire très attention…

On a fini tard ce soir, dix-huit heures trente. Depuissept heures ce matin, avec une pause de midi et demieà quinze heures, ça fait des bonnes journées qui comp-tent. Le soir, pour changer, une poule au souper avec du

riz moisi. On a pourtant déjà dit deux fois à Ibrahim dele jeter.

Ce soir, après le souper, on décide d’aller se laver à larivière. Seul moment de la journée où on n’a pas besoinde se planquer. On se fait interpeller vertement par lesm u d j qui montent la garde auprès de la d a c h a k a. Jemontre mon visage avec ma lampe de poche et crie :«Shafiqa !» Ils ont sans doute le doigt sur la gâchette.

Maintenant, je suis assise sous une lampe à pression,on écoute du Mozart, je vais lire un peu la Bible. J’ensuis à l’Exode, ça se lit comme un roman…

Cinq heures et demie, pour la première fois, un seaud’eau chaude pour nous laver! Quel luxe! Ibrahimaurait-il compris? Ensuite le thé, puis départ à l’hostio.Une fillette de 12 ans à qui on dit de revenir en find’après-midi: tout son cou n’est qu’une horrible croûtepleine de pus. Sa cheville droite et son pli inguinal droitsont aussi atteints (adénite tuberculeuse).

A midi, Paul se fâche tout rouge avec Ibrahim. Unefois de plus, il n’a pas fait de feu et la vaisselle du matinest encore sale ! Ça gueule un bon coup ! On se fait uneomelette aux patates et Paul râle encore car ils ont pristoutes les bonnes pommes de terre et ont laissé lespourries. Ils vont un peu loin, tout de même !

Après le repas, nous vidons une fois de plus toute lachambre et nous passons du DDT partout sur les murs,les tapis, le sol. Pour les boiseries, on pshitte à mortcontre les khassak. Pour les poutres, Marjolaine montesur les épaules de Philippe, on se marre !

Cet après-midi, beaucoup de travail. Cinq femmes au-jourd’hui, qui ne peuvent plus avoir d’enfants. C’est durde leur dire qu’on ne peut rien pour elles. Une a mal auventre et, oh miracle ! accepte qu’on lui mette un spécu-lum et qu’on lui fasse un toucher vaginal ! C’est vrai-ment une victoire, Jamila nous avait dit que tout exa-men gynéco était hors de question ici, les femmesn’acceptant pas qu’on les touche.

La fillette revient, on installe la table au milieu de lapièce et on la couche dessus. Elle a très peur et ellepleure. On lui explique bien qu’il faut tout enlever,qu’elle sera beaucoup plus jolie après. On commence,mais elle s’agite beaucoup. On lui fait deux injections deValium intraveineux et elle s’endort. On peut alors tra-vailler au mieux. C’est vraiment horrible, il y a des fis-tules, des galeries pleines de pus, la peau est rongéeparfois jusqu’à cinq millimètres de profondeur. On re-

couvre avec du tulle gras. Elle va revenir demain. Nousespérons tous qu’en ces quelques mois où nous seronslà, nous pourrons stopper l’évolution de cette horriblemaladie.

Il est 19 heures quand nous avons enfin fini de toutranger. Un peu plus bas que l’hôpital, les m u d j, aidéspar Ismael Khan ont construit une chiotte très bien.Une petite cabine de branchages avec une porte cachéepar une toile de jute. A l’intérieur, un trou qui descendvers le lit de la rivière (hygiène, hygiène…) et deuxgrosses Philippes où mettre les pieds. Ah, oui, j’oubliais,à propos d’hygiène: à midi, Marjolaine et moi allonsnous laver les cheveux à la rivière, ou plutôt, le luxe, àl’eau de la source. Evidemment, toutes les femmes desmaisons proches sortent et viennent voir ce que nousfaisons. On en profite pour leur faire un petit coursd’hygiène. Elles nous disent qu’elles n’ont pas de savon.Alors on leur propose de se laver les cheveux avec notresavon de Marseille et on leur fixe rendez-vous pour de-main après-midi pour leur laver les cheveux et ça mar-che! Du moins, elles sont d’accord… Je me réjouis devoir ça.

Nous avons vu trente-cinq patientes. Depuis le pre-mier jour d’ouverture, la moyenne oscille entre trente etquarante, et toujours sans interprète, excusez ! Marjo-laine et moi nous entendons bien, maintenant. Elle s’estdéridée et notre collaboration est excellente, tantmieux.

Ce soir, après le souper composé de poule –heureuse-ment que j’aime bien ça– et de yogourt plein de cerisesdénoyautées, on retourne se laver à la rivière. Les mudjnous interpellent à nouveau ! Comme si des Russespouvaient se promener par là avec des lampes de poche!Enfin, bref, quoi ! L’eau est glacée.

Paul a construit cet après-midi un foyer en plein airavec cheminée superbe, sous l’œil ébahi des villageois.Comme ça on arrêtera d’être enfumés. En effet, dans lescuisines d’ici, il y a un âtre dans le coin, mais le plusloin possible de la porte ou de la fenêtre, donc pas de ti-rage, toute la fumée se répand dans la pièce. Les inté-rieurs des maisons sont d’ailleurs complètement noirs,comme s’il y avait eu un incendie! Et cela doit expliqueraussi le nombre de problèmes oculaires dans le pays. Ilsont vraiment tout, question maladies, les pauvres.

Voilà, je vais lire un petit coup de Bible et dormir, ilest dix heures et demie, je suis vannée.

25. 7.

Nuit mouvementée. Je m’y attendais un peu, toute lajournée d’hier, j’ai roté l’œuf pourri. Hier soir, des gazterribles, puis à nouveau des coliques et des diarrhées.J’en ai marre ! La lune est presque pleine, superbe. Ony voit comme en plein jour !

Cinq heures et demie, diane ! Je n’ai dormi que deuxheures, je suis morte. On a de l’eau, puis on boit le thé.On nous apporte un bol de lait chaud… dégueulasse ! Ila le goût de pisse de vache (le goût de l’odeur, je n’ai ja-mais goûté de pisse de vache, mais j’imagine).

Départ à l’hostio. On voit Salima, la petite fille d’hier,en premier. Elle a bien dormi. On commence le traite-ment antituberculeux et des injections de streptomyci-ne. Elle va pouvoir rester un mois dans ce village, carelle y a de la famille. On va pouvoir faire du bon travailen la voyant tous les jours. Je lui fais une jolie coiffure,tresses collées au crâne et chignon, pour éviter que lescheveux ne trempent dans les plaies. Elle a les cheveuxdégueulasses, collants, après, je dois laver mon peigne.

Il est quatorze heures passées, on va retourner bosser,on a mangé une omelette aux herbes avec du pouletfroid, succulent. Courage, cet après-midi peut-être pour-rons-nous laver les cheveux des femmes, on verra.

Pas de lavage général, mais un bébé y a passé quandmême. Il était tellement dégueulasse que j’ai pris unebassine, du savon, une brosse et j’ai frotté, frotté, frotté!Après un bon massage avec de la crème. J’ai essayé debien faire peur à la mère pour qu’elle comprenne l’im-portance de laver son bébé chaque jour.

Le soir, coup d’éclat de Paul. On nous sert deux pouleset rien d’autre. Alors il explose et s’énerve sec avec Ab-dullah ! On veut du riz tout de suite ! Ensuite on attendune heure, et ces cons sont dans la pièce en train de dis-cuter, alors que le riz est prêt. Paul devient fou ! On aenfin à manger, et on bouffe toute la poule sans leur endonner. Merde à la fin ! On bosse dix heures par jour,on se crève, et on n’a rien à manger.

Après ces émotions, bain à la rivière qui est encoreplus froide que d’habitude. Un petit vent frais souffle, jesuis gelée. Paul décide qu’il ne travaillera pas demain.Là, on s’énerve un peu et on lui dit que les patients nedoivent pas pâtir de la situation. Il est vraiment tropexcessif et trop sanguin, ce mec, il se met dans des étatspas possibles ! Enfin, dormons, ça ira mieux demain,comme dit la chanson.

Minna Bona

1983: Journald’Afghanistan

(suite)En 1983, pour Médecins sans Frontières, Minna Bona travaillesix mois dans une vallée afghane. Chaque jour, ou presque,elle note dans un carnet à couverture cartonnée gris-bleu cequ’elle voit et ce qu’elle vit : son Journal d’Afghanistan, quenous publions avec les commentaires nécessaires à sa compré-hension, mais sans grandes retouches…

(à suivre)

«On a fini tard ce soir, dix-huit heures trente. Depuis sept heures cematin, avec une pause de midi et demie à quinze heures, ça fait des

bonnes journées qui comptent.»

L’auteur désire préciser à ses lecteurs distingués que cetexte est un journal, non censuré, et qu’il exprime les émo-tions et les difficultés vécues en 1983. Si d’aucuns y voientun colonialisme sous-jacent, du non politically correct,qu’ils daignent tenter de remettre ces événements en pers-pective : fatigue, désarroi, incompréhension, tension et dan-ger ; le journal était le seul exutoire possible, vu les circons-tances.