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PRÉSENTATION par Alain Caillé Il y a beaucoup de raisons de s’opposer aux formes actuelles, ultralibérales, dérégulationnistes et anti-politiques de la mondialisation. La raison principale étant qu’elles s’accompagnent d’une tendance apparemment irrépressible à trans- former toute chose, toute activité et toute relation humaine en marchandise. Mais toutes ces (bonnes) raisons ne sont pas nécessairement cohérentes entre elles. Si leur pluralité est une richesse, leur hétérogénéité constitue un obstacle à la construction d’alternatives plausibles, viables et durables. On doit donc se deman- der : qu’est-ce qui dans le discours de contestation de la globalization relève de la nostalgie impuissante ou de l’utopisme stérile ? Qu’est-ce qui, au contraire, est susceptible de rallier les suffrages d’une bonne partie de l’humanité et de dessiner, de manière effective et pas seulement dans le rêve ou le ressentiment, les contours d’un autre monde ? C’est à ce travail de clarification que ce numéro de La Revue du MAUSS s’attaque en organisant une confrontation entre analystes de bords théoriques et idéologiques bien différents. L’histoire va si vite, même quand elle tourne en rond, l’état de l’opinion dominante se modifie à la fois si rapidement et si imperceptiblement, qu’il n’est pas inutile de fixer quelques repères chronologiques. Lorsque la Revue du MAUSS a décidé, il y a environ un an, de consacrer un numéro au thème de l’« autre mondialisation », la structure du champ politique et intellectuel était relative- ment claire et simple à déchiffrer. Avec toutes les nuances possibles au sein de chacun d’entre eux, il n’était pas trop difficile de regrouper les protagonistes du débat en deux camps principaux. D’un côté, très massivement dominants dans les médias et au sein des partis politiques, les partisans plus ou moins heu- reux et convaincus de la mondialisation sous sa forme économique libérale ou ultralibérale (libériste, diraient les Italiens) ; de l’autre, largement regroupés autour d’ATTAC ou du Monde diplomatique, de certains des Verts et de la Ligue communiste, ses critiques plus ou moins radicaux. Aux yeux des membres du premier camp, les partisans du second faisaient figure d’attardés bureaucratiques ou populistes du stalino-trotskysme, ou de doux rêveurs irresponsables. Aux yeux des anti-mondialisation, les partisans du premier camp apparaissaient comme les suppôts des grandes firmes et des banques transnationales, et les res- ponsables de la dévastation de la planète. Persuadés quant à nous, d’une part, que la mondialisation représente l’aboutissement logique du capitalisme et qu’il n’y a pas grand sens à viser son abolition, mais, de l’autre, que la dérégulation généralisée en quoi a consisté concrètement et au premier chef la mondialisa- tion produit des effets catastrophiques, il nous paraissait souhaitable de deman- der aux penseurs de bonne volonté des deux camps, au-delà des prises de positions idéologiques trop convenues, comment ils jugent possible d’articuler le possible et le souhaitable. Car une autre mondialisation est à coup sûr souhaitable, mais Document téléchargé depuis www.cairn.info - iep_paris - - 193.54.67.91 - 23/02/2012 17h15. © La Découverte Document téléchargé depuis www.cairn.info - iep_paris - - 193.54.67.91 - 23/02/2012 17h15. © La Découverte

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PRÉSENTATION

par Alain Caillé

Il y a beaucoup de raisons de s’opposer aux formes actuelles, ultralibérales,dérégulationnistes et anti-politiques de la mondialisation. La raison principaleétant qu’elles s’accompagnent d’une tendance apparemment irrépressible à trans-former toute chose, toute activité et toute relation humaine en marchandise. Maistoutes ces (bonnes) raisons ne sont pas nécessairement cohérentes entre elles.Si leur pluralité est une richesse, leur hétérogénéité constitue un obstacle à laconstruction d’alternatives plausibles, viables et durables. On doit donc se deman-der : qu’est-ce qui dans le discours de contestation de la globalization relève dela nostalgie impuissante ou de l’utopisme stérile? Qu’est-ce qui, au contraire,est susceptible de rallier les suffrages d’une bonne partie de l’humanité et dedessiner, de manière effective et pas seulement dans le rêve ou le ressentiment,les contours d’un autre monde ? C’est à ce travail de clarification que cenuméro de La Revue du MAUSS s’attaque en organisant une confrontation entreanalystes de bords théoriques et idéologiques bien différents.

L’histoire va si vite, même quand elle tourne en rond, l’état de l’opiniondominante se modifie à la fois si rapidement et si imperceptiblement, qu’il n’estpas inutile de fixer quelques repères chronologiques. Lorsque la Revue du MAUSSa décidé, il y a environ un an, de consacrer un numéro au thème de l’« autremondialisation », la structure du champ politique et intellectuel était relative-ment claire et simple à déchiffrer. Avec toutes les nuances possibles au sein dechacun d’entre eux, il n’était pas trop difficile de regrouper les protagonistesdu débat en deux camps principaux. D’un côté, très massivement dominantsdans les médias et au sein des partis politiques, les partisans plus ou moins heu-reux et convaincus de la mondialisation sous sa forme économique libérale ouultralibérale (libériste, diraient les Italiens) ; de l’autre, largement regroupésautour d’ATTAC ou du Monde diplomatique, de certains des Verts et de la Liguecommuniste, ses critiques plus ou moins radicaux. Aux yeux des membres dupremier camp, les partisans du second faisaient figure d’attardés bureaucratiquesou populistes du stalino-trotskysme, ou de doux rêveurs irresponsables. Auxyeux des anti-mondialisation, les partisans du premier camp apparaissaientcomme les suppôts des grandes firmes et des banques transnationales, et les res-ponsables de la dévastation de la planète. Persuadés quant à nous, d’une part,que la mondialisation représente l’aboutissement logique du capitalisme et qu’iln’y a pas grand sens à viser son abolition, mais, de l’autre, que la dérégulationgénéralisée en quoi a consisté concrètement et au premier chef la mondialisa-tion produit des effets catastrophiques, il nous paraissait souhaitable de deman-der aux penseurs de bonne volonté des deux camps, au-delà des prises de positionsidéologiques trop convenues, comment ils jugent possible d’articuler le possibleet le souhaitable. Car une autre mondialisation est à coup sûr souhaitable, mais

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laquelle? Et laquelle est non seulement concevable sur le papier, mais effecti-vement plausible dans la réalité?

Or ce qui frappe, à suivre ce débat d’un peu près, c’est à quel point les fron-tières entre les camps ont bougé et se sont estompées depuis un an, et plus par-ticulièrement depuis l’été 2002. Le sens du changement est sans équivoque. Iltémoigne d’une grande perte d’assurance des défenseurs de la mondialisation(ultra)libérale. Non qu’ils rejoignent, généralement et à une exception notableprès, l’argumentaire d’ATTAC et du Monde diplomatique; mais on sent le doutes’insinuer un peu partout dans les esprits, comme en témoignent d’ailleurs cer-tains des articles écrits pour ce numéro. L’autre changement notable, et lié auprécédent, concerne le rapport aux États-Unis. Indissociable jusqu’à il y a peude l’adhésion à la mondialisation libérale, le soutien aux États-Unis a touché àson point culminant après le 11-Septembre. Il est désormais en chute libre mêmedans les secteurs de l’opinion européenne les mieux disposés à leur égard.L’unilatéralisme brutal de Bush, ajouté aux divers scandales et déconfitures quiont fait s’écrouler l’indice Dow Jones et trembler les fonds de pension, a ruinéen quelques mois l’énorme crédit de sympathie et de confiance dont jouissaientles Américains1. Il devient du coup de plus en plus difficile d’affirmer que puisquela mondialisation est bonne pour les États-Unis, elle doit l’être pour tous lespays du globe. Et l’exemple de l’Argentine, l’intervention américaine calami-teuse au Vénézuela ou l’affaiblissement monétaire du Brésil précipité par unespéculation inquiète des perspectives d’un changement démocratique ne sontpas là pour redonner confiance dans la neutralité politique et démocratique dela globalization.

Mais revenons à l’exception notable que nous mentionnions à l’instant, carelle permet de poser le problème central dans toute son ampleur. Toute lapresse française et internationale est restée incrédule et stupéfaite, partagée entrericanements et acquiescement, en découvrant au Sommet de la Terre sur le déve-loppement durable de Johannesburg un Jacques Chirac plus écologiste que natureet que les Verts réunis, ou presque, et plus gauchiste, ou presque, qu’ATTAC.« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs », a-t-il déclaré, en appelant lespays riches à « une révolution écologique, la révolution de leurs modes de pro-duction et de consommation » à défaut de laquelle le XXIe siècle pourrait deve-nir « pour les générations futures, celui d’un crime de l’humanité contre la vie ».Intolérable est le « scandale et l’aberration de la pauvreté de masse », a-t-il pour-suivi, pour conclure sur la perspective d’un impôt mondial prélevé « sur lesrichesses engendrées par la mondialisation ». Plus rien n’étonne, il est vrai, chez

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1. La prise de position suivante d’Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères deLionel Jospin et ancien secrétaire général de l’Élysée sous Mitterrand, est partagée plus ou moinsexplicitement par beaucoup d’analystes : « [Nous vivons dans] un monde global et dérégulé, avecune seule puissance dominante que j’ai qualifiée, par pur esprit d’analyse et non de critique,d’“hyperpuissance”. Le 11-Septembre n’a pas incité les États-Unis à plus de multilatéralisme, aucontraire. Ils pensent qu’ils “font le job”, qu’ils “sont en charge” des affaires du monde et que c’estbien ainsi. La réalité de 2002 a réjoint la vision des Pères fondateurs sur le rôle des États-Unis,nation providentielle investie du combat perpétuel du Bien contre le Mal » (Libération, 7 et 8 septembre2002, p. xix).

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Jacques Chirac, capable de défendre en acteur professionnel hors pair et avecun même aplomb les causes les plus antithétiques, de l’ultralibéralisme, untemps, à la condamnation de la fracture sociale, de la bombe atomique françaiseet du tout-nucléaire au plaidoyer pour l’écologie radicale, de la condamnationdes mesures sociales qui entravent l’activité économique à la stigmatisation dela fracture mondiale. La presse, les Verts ou ATTAC ont eu beau jeu de faireremarquer que ces belles paroles, que ne renierait aucun de leur militants, n’en-gagent à rien et que toutes les mesures prises par la France sous la houlette deChirac, par exemple l’« aide au développement », en constante régression, sonttoujours allées en sens inverse. Certes. Mais on ne sache pas que les motionsdes Verts ou d’ATTAC, les déclarations d’intention de Porto Alegre aient beau-coup plus de poids ou d’effectivité que les proclamations présidentielles. Etquand bien même certaines des propositions de Chirac, par exemple celled’une forme ou d’une autre de taxe Tobin, auraient fait l’objet d’un accord deprincipe à Johannesburg, on sait qu’il y a bien loin de la coupe aux lèvres. Quereste-t-il du sommet de Rio ou des accords de Kyoto? Qu’est-ce qui sera effec-tivement appliqué des accords du sommet de l’OMC à Doha?

Voici donc les problèmes, trois principalement, qui se posent à nous si nousessayons de réfléchir à l’état de la planète en voie de mondialisation (de glo-balization) et d’imaginer des lendemains qui laissent un peu de place à l’espoir :

— on constate que, sur le sujet, il est possible de dire à peu près tout, n’im-porte quoi et son contraire, avec la plus parfaite bonne foi bien souvent, tantl’articulation du possible et du souhaitable comme l’alliage des intérêts biencompris et des bons sentiments deviennent indéterminés; faute de cran d’arrêtet de sanction palpable du réel, en dehors des cours de la Bourse, la rhétoriqueflotte et dérive librement;

— ce qui rend particulièrement difficile la description des contours d’une« autre mondialisation », c’est le fait qu’elle semble impliquer toute une sériede mesures spécifiques, locales, particulières et donc compliquées tant à énon-cer qu’à mettre en œuvre; réciproquement, une des grandes raisons, rarementdite, du triomphe du néolibéralisme et de sa force d’entraînement – outre tousles intérêts économiques et politiques massifs qu’il y a derrière –, c’est l’extra-ordinaire simplicité de son message : « Dérégulez, réduisez toutes les relationshumaines à des relations contractuelles ou quasi contractuelles d’achat et devente, et tout ira bien »; et plus cette simplicité, assurément simpliste, apparaîtsimple, plus tout le reste semble compliqué2;

— enfin, corollaire parfait des deux problèmes précédents, si les discourssur et de la mondialisation semblent en état d’apesanteur, si aucune politiqueéconomique alternative au néolibéralisme ne parvient plus vraiment à cristalli-ser et à faire système, c’est parce que les instances de la décision politique tout

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2. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler qu’une des raisons de l’attrait du totalitarisme surles esprits, selon Hannah Arendt, c’est l’extraordinaire simplification qu’il permet d’opérer enréduisant toute chose à la logique d’une idée (simple) et que ce dont Hitler et Staline se faisaientgloire, avant tout, c’était de leur logique et de leur capacité à simplifier radicalement les problèmes.

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court sont devenues de plus en plus introuvables et illocalisables. Non qu’ellesn’existent plus. Mais elles sont tellement plurielles, diffractées, prises dans deshiérarchies enchevêtrées, le monopole des décisions légitimes qui caractérisaitla puissance étatique a tellement volé en éclats depuis une vingtaine d’années,que plus personne n’est en mesure de dire, sur aucun sujet, qui décide effecti-vement de quoi.

C’est l’enchevêtrement de ces trois problèmes et la complexité à la fois théo-rique et pratique qu’ils engendrent qu’illustrent les articles que nous avons reçus.C’est de cette complexité que la construction de ce numéro tente de rendrecompte dans l’espoir de la clarifier autant que faire se peut en faisant ressortirles enjeux principaux du débat.

PREMIER TABLEAU D’ENSEMBLE

Nous avons choisi de placer en premier quatre articles qui, réunis, couvrentà peu près tout le champ des problèmes soulevés à la fois par la mondialisationeffective et par l’aspiration à une mondialisation alternative. On sait que ZakiLaïdi est un des principaux et des plus rigoureux analystes français de la mon-dialisation, soucieux par ailleurs, à l’écart de toute démagogie, de penser et d’im-pulser les réformes susceptibles aujourd’hui de redonner à la gauche prise surune réalité de plus en plus mouvante notamment en raison de la mondialisationet de l’éclatement des sociétés en mondes vécus disparates que plus rien nepermet d’espérer rassembler sous une même symbolisation3. Il nous donne iciune étude synthétique très approfondie et la plus objective possible des pro-cessus contradictoires qui se font jour dans le cadre de la globalisation. La mon-dialisation, montre-t-il, est incontournable et d’ailleurs moins rejetée qu’on nele croirait même par ceux qui pensent y être fortement hostiles4. Mais ellepeine à faire sens et à se voir réappropriée, faite leur, par les divers peuples dela Terre, pour quatre séries de raisons principales.

1) Dans les pays du Sud, elle est trop rapidement identifiée à la colonisa-tion et à la domination de sinistre mémoire.

2) De fait, on ne la voit guère modifier sensiblement la hiérarchie entre lesnations. « Sur la base d’un indicateur de rattrapage des 17 pays de l’OCDE lesplus riches du monde, on constate une très grande stabilité de la hiérarchie desnations. Les pays d’Asie du Sud-Est et du sud de l’Europe ont rattrapé leur

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3. Chercheur au CERI (Centre d’études et de recherches internationales à Sciences Po, Paris),chroniqueur régulier au Monde et à Libération, Z. Laïdi est l’animateur intellectuel du club « Entemps réel » qui, comme l’ancienne fondation Saint-Simon mais plus à gauche qu’elle, entendimaginer et impulser les réformes nécessaires à la société française et européenne.

4. En France par exemple, c’est la jeunesse qui se mobilise le plus contre la mondialisation.Mais c’est elle aussi qui lui est le moins hostile. Un sondage publié dans Le Monde et reproduit parZ. Laïdi indique que l’appréciation pessimiste des effets de la mondialisation croît avec l’âge.Entre 18 et 24 ans, l’appréciation positive est de 54%. Entre 25 et 34 ans, elle est de 48%. Elle chuteà 34% pour les 35-49 ans et à 30% pour les 50-60 ans.

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retard. En revanche, pour tous les autres, c’est l’inverse qui s’est produit »,observe-t-il. Pire, elle a aggravé considérablement la situation relative del’Amérique du Sud et, bien plus encore, celle de l’Afrique.

3) Corrélativement, la mondialisation est massivement identifiée à une aggra-vation des inégalités. Or même s’il est difficile d’affirmer qu’elle en est direc-tement responsable (n’est-ce pas plutôt le progrès technique, demanderaientPaul Krugman ou Daniel Cohen?), il est peu douteux que celles-ci ne se soientconsidérablement accrues depuis une vingtaine d’années. Pour en rester auxÉtats-Unis, citant le dernier livre de Kevin Philipps, Z. Laïdi note que « les inéga-lités se sont fortement accrues depuis la fin des années quatre-vingt. Alors qu’en1982, la fortune des 400 Américains les plus riches atteignait les 230 milliardsde dollars, ce chiffre passait à 2 600 milliards de dollars en 1999. De fait, 10%des Américains détiennent 40% des revenus américains contre près de 30% àla fin des années soixante-dix. […] les États-Unis reviennent à une structured’inégalités qui était celle des États-Unis à la fin des années vingt ».

4) Enfin, même dans les pays du Nord apparemment gagnants au jeu de lamondialisation, même aux États-Unis, malgré l’acceptation de principe géné-rale de la logique mondialisatrice, on observe que le protectionnisme est assezmassivement préféré au libre-échange. Un sondage montre qu’en dehors desPays-Bas et de la Suède, où la préférence pour le protectionnisme est faible(30 et 36%), dans tous les autres pays, elle est très élevée : 46% en Allemagne,56% aux États-Unis et en Grande-Bretagne, 58% en France, 62% en Australie.Il est vrai qu’il est plus facile d’accepter le principe général de la mondialisa-tion que la fermeture près de chez soi d’une usine implantée depuis longtemps.La conjugaison de ces quatre séries de facteurs crée, selon Z. Laïdi, une « coa-lition hétéroclite d’intérêts » hostiles à la mondialisation. « Par le fait qu’ellen’est articulée à aucune grammaire collective, conclut-il, la mondialisation appa-raît vulnérable à toutes les contestations. » Mais quelle grammaire collective,quelle sémantique plutôt serait susceptible de donner sens à la mondialisationet de permettre son appropriation symbolique?

La réponse la plus séduisante est celle que développe depuis de nom-breuses années Edgar Morin en nous appelant à nous sentir membres d’unesociété-monde dont il décrit la gestation en cours sans rien occulter des diffi-cultés de l’accouchement. Car « la mondialisation a installé l’infrastructured’une société-monde qu’elle est incapable d’instaurer. Nous avons les soubas-sements mais non l’édifice. Nous avons le hardware et non le software ».L’élaboration du software suppose l’adoption d’une politique de la civilisationet de l’homme. Une politique qui rompe résolument avec le mythe du dévelop-pement sous toutes ses formes, sustainable, durable ou convivial, poursuit Morinen référence aux positions de Serge Latouche, pour privilégier délibérément lesdimensions de qualité de la vie. Le problème est qu’une telle société-monde nesaurait exister sans une forme de gouvernance et que la seule qui semble seprésenter est celle d’une gouvernance impériale américaine, incapable par elle-même d’entraîner la conversion des esprits nécessaire à l’éclosion d’une citoyen-neté mondiale. Où trouver les ferments de cet esprit du monde en marche? Dans

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les bonnes volontés qui se mobilisent au sein des associations, des ONG et dela société civile mondiale, sans doute. Mais voilà qui laisse entières deux ques-tions inéluctables : comment les ONG s’insèrent-elles en pratique dans le jeudécisionnel mondial? De quelle représentation de l’humanité et de la société-monde sont-elles effectivement porteuses?

Sur le premier point et plus généralement sur la question de la « gouver-nance » politique de la mondialisation, le remarquable article de ChristianChavagneux, le rédacteur en chef de la revue L’Économie politique (liée àAlternatives économiques), apporte une ample moisson de réflexions et d’ana-lyses peu connues en France. La question centrale, qu’il pose avec une grandeforce, est simple et décisive : « Qui détient assez de puissance pour fixer lesrègles du jeu politiques et sociales de la mondialisation économique? » Il y dis-tingue quatre séries de réponses. La première défend l’idée que la puissanceserait largement passée des États à la société civile et aux associations. Or sielles ont gagné d’être considérées comme des interlocuteurs sérieux, elles sontencore loin de la puissance effective. La deuxième conteste que les États aientréellement perdu de leur puissance. Elle n’est guère tenable. La troisième, plusfine mais trop indéterminée, met en lumière l’hybridation croissante des États,du privé et de forces para-étatiques. La quatrième réponse « conserve l’idée denormes hybrides, mais élargit le champ de l’analyse en cherchant à mesurer l’in-fluence politique d’un vaste ensemble d’acteurs étatiques et non étatiques (orga-nisations internationales, firmes multinationales, diasporas, ONG, mafias,chercheurs) » et débouche sur quatre résultats principaux : la mise en lumièrede l’hégémonie des États-Unis, l’émergence d’une « gouvernance privée », l’ap-parition de zones de non-gouvernance, l’idée que l’état du monde actuel « n’estle résultat de stratégies délibérées de personne » (pas de complot…). Cette des-cription et cette classification sont très éclairantes. Mais en tant que telles, elleslaissent entières la question de savoir dans quelle direction et au nom de quoiles acteurs vertueux de la gouvernance mondiale hybride, institutions interna-tionales, ONG et États pas trop voyous, pourraient tenter d’infléchir la mon-dialisation ultralibérale?

Pour parachever ce premier tableau d’ensemble du débat sur la mondiali-sation, nous avons placé ici la présentation à la fois louangeuse et critique quenous donne Pascal Combemale du livre de Joseph Stiglitz qui défraie la chro-nique, La Grande Désillusion (Fayard, 2002). Difficile de trouver une cri-tique plus sévère et mieux informée des politiques dérégulationnistesultralibérales mises en œuvre par le FMI que cette charge implacable d’un prixNobel d’économie keynésien, ancien conseiller de Bill Clinton et ex-numéro2 de la Banque mondiale. Restait toutefois à systématiser l’argumentaire par-fois un peu répétitif et flou de Stiglitz5. Et reste aussi, une fois mises en lumière

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5. On ne saurait surestimer l’importance au moins pratique du livre de Stiglitz. Il a forcé leFMI à en rabattre considérablement de son dogmatisme et à amorcer même timidement uneautocritique. La garantie d’une aide au Brésil quel que soit le résultat de l’élection présidentielles’inscrit dans le sillage de la quête de relégitimation du FMI rendue nécessaire par le brûlot deStiglitz. Si le chef du PT, Lula, gagne effectivement les élections sans que se déclenche aussitôt ¤

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les impasses dangereuses dans lesquelles nous conduit l’idéologie ultralibé-rale qui domine les institutions internationales, à se demander quelle autremondialisation économique est possible.

LE DÉBAT : UN AUTRE MONDE (ÉCONOMIQUE) EST-IL POSSIBLE?

Telle était et demeure notre question initiale. Celle que nous avons détailléeen plusieurs sous-questions pour l’adresser à un certain nombre d’économistesreprésentatifs des divers camps qui s’affrontent. Pourquoi des économistes (oudes analystes auxquels on demandait de répondre sur l’économie)? La mon-dialisation est loin de comporter uniquement des dimensions économiques,Edgar Morin et, plus loin dans ce numéro, François Fourquet y insistent assez.Et il ne manque pas de travaux sur la mondialisation culturelle (par exempleceux de Warnier, d’Appadurai ou le MAUSS n° 13) qu’il faudrait ici mobiliser.Mais on ne saurait parler de tout. Et il est peu douteux que la mondialisation seprésente d’abord et au premier chef comme une force et une forme avant toutéconomiques qui s’imposent à tous les pays, si bien qu’il est peu vraisemblablequ’on puisse imaginer une autre mondialisation qui ne soit pas d’abord une autremondialisation économique. Renvoyons le lecteur au début de cette partie dunuméro pour connaître le détail des questions, et bornons-nous à indiquer icique notre questionnaire demandait à nos aimables interlocuteurs de bien vou-loir : 1) dresser un constat de la mondialisation – est-elle bonne, est-elle mau-vaise? 2) l’analyser – en quoi est-elle réellement nouvelle? 3) indiquer lespolitiques économiques actuellement souhaitables ; 4) à plus long terme, des-siner les traits d’une gouvernance économique mondiale désirable ; 5) s’inter-roger sur la possibilité d’une « autre économie », et 6) sur les valeurs sur lesquellesl’appuyer. On n’était pas obligé de répondre à tout.

Les réponses que nous avons reçues sont suffisamment claires, concises ettoniques pour qu’il ne soit guère utile de les résumer. Mais il sera peut-être éclai-rant de les regrouper de manière idéal-typique (et donc caricaturale) en quatretypes de positions : a) le refus de la mondialisation en général; b) le refus de lamondialisation capitaliste; c) l’appel à une réforme des organismes internatio-naux (le réformisme pragmatique); d) l’espoir d’une mutation politique et mêmeéthique (le réformisme réaliste avec idéal).

a) Le refus de la mondialisation

Serge Latouche occupe à lui tout seul (mais rappelons-nous le soutiend’E. Morin), et avec le brio et la constance qu’on lui connaît, la première position.

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¤ une tempête financière risquant de le balayer très vite (impossible de le savoir au moment oùj’écris ces lignes, fin septembre, AC), il le devra indirectement à J. Stiglitz. Or la victoire de Lulapeut avoir des conséquences incalculables. Elle est de celles qui peuvent changer la face du mondeen faisant entrer le plus grand pays d’Amérique latine dans le cercle des pays qui comptentéconomiquement et aussi, surtout, symboliquement (et pas seulement au football).

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De même, soutenait-il hier, qu’il n’y a pas d’autre développement que le déve-loppement réel (comme il n’y avait pas d’autre socialisme que le socialismeréel) – d’où le catactère insoutenable et oxymoresque de l’idée de développe-ment… soutenable –, de même il n’y a pas d’autre mondialisation possible quela mondialisation réelle, et celle-ci implique le triomphe universel de l’imagi-naire et de la réalité économiques. D’ailleurs l’idée d’« un » monde alternatifest elle-même repoussante, car le monde ne vaut que par sa dimension de plu-ralité. Aussi bien n’y a-t-il pas lieu de viser une autre mondialisation. Les pers-pectives de l’économie solidaire et du tiers secteur sont illusoires, simplesbéquilles de la mondialisation capitaliste en faveur desquelles peuvent plaideraussi bien les dirigeants du FMI que les militants associatifs sincères. Le seulobjectif qui ait du sens est celui de la décolonisation des esprits de l’imaginaireéconomique et celle-ci implique que nous acceptions la perspective non pas detoujours plus de croissance, censément apportée par la mondialisation, mais,au contraire, d’une décroissance librement consentie et choisie. Il n’est pas sûrque cet appel à la détumescence générale soit politiquement très efficace à courtterme. Mais, sachant que le mode de vie occidental est probablement insoute-nable à terme et le serait à coup sûr s’il devait être généralisé à l’ensemble dela planète, il est difficile de ne pas soulever la question; et il faut être recon-naissant à S. Latouche et à ses amis du cercle François Partant – dont nous repro-duisons le projet de Manifeste – de la poser avec acuité. Mais une autre questiondemeure – toujours cette question du sens et de la syntaxe : au nom de quoidécroître? et pour quoi faire?

b) Le refus de la mondialisation capitaliste

Le deuxième camp, anti-capitaliste, est ici représenté par Dominique Plihon,président du conseil scientifique d’ATTAC, et Toni Negri, dont le dernier livre,Empire (écrit avec Michael Hardt et qui analyse la structure devenue impé-riale de la mondialisation – au-delà même des avantages tangibles qu’en reti-rent les États-Unis) fait fureur et alimente de multiples débats outre-Atlantique6.« La tentative, nous dit Negri, de s’opposer de manière frontale et radicale àla mondialisation en cours n’a pas de sens. Les processus de mondialisationont largement dépassé le point de non-retour […] D’autre part, le fait d’ac-cepter la mondialisation politique pour mieux la réguler n’est pas non plusenvisageable; et si cela l’était, je ne verrais aucune raison pour le faire. Ce quipose en effet problème, ce n’est pas la mondialisation mais la mondialisationcapitaliste, néolibérale […] Comment agir contre le pouvoir capitaliste quiest en train de se réorganiser dans la mondialisation? » commence-t-il par sedemander. La position que résume cette question – l’acceptation d’une mon-dialisation mais sans capitalisme – n’est pas en fait si différente qu’il peut

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6. Cf. la critique que lui consacre Mitchell Cohen dans le dernier numéro de Dissent (été 2002),« An Empire of Cant ».

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sembler de celle de S. Latouche. Mais c’est pour sa part sur les ressources del’association, de la multitude associée pourrait-on dire, que Negri fait fond.« C’est sur ce genre de coopération sociale et productive, conclut-il, qu’il fauts’appuyer pour redéfinir un projet de résistance et donner une forme à un nou-veau projet de société du commun – un nouveau communisme. Il s’agit doncde n’opposer au développement capitaliste rien d’autre que le travail de la mul-titude. Je crois que le travail de la multitude, défini comme “commun”, estdifférent tout à la fois du “privé” et du “public”. Dans cette perspective, il nes’agit donc pas simplement de mettre fin à cette terrible vague de privatisa-tions – plus ou moins mafieuses – qui ont caractérisé les saisons néolibérales.Il s’agit surtout de construire, contre la prétention des États et des administra-tions bureaucratiques, des formes de gestion du commun qui puissent devenirdes styles de vie et de production. » Mais n’est-ce pas, ici posée, la questiond’une possible économie solidaire qui apparaît? celle contre laquelle S. Latoucherompait des lances?

Il faut être reconnaissant à Dominique Plihon d’avoir accepté de jouer lejeu des questions-réponses pour présenter un point de vue qui est, bien sûr,d’abord le sien, mais qui, étant donné sa position, est aussi représentatif decelui d’ATTAC. Trois points forts se dégagent de son exposé. Tout d’abord,« l’objectif n’est pas d’interrompre le processus séculaire de mondialisation :ce n’est ni possible, ni souhaitable! C’est plutôt de redéfinir une autre mon-dialisation, en rupture totale avec la logique qui est actuellement au cœur ducapitalisme actionnarial et mondialisé ». En quoi doit consister cette « rupturetotale »? Quoique conscient de toutes les récupérations dont ce terme fait l’ob-jet, D. Plihon pense qu’il doit consister en l’établissement d’un authentiquedéveloppement durable, ce même « développement durable » qui semble àS. Latouche être une contradiction dans les termes. « Pour résumer, écritD. Plihon, le développement durable doit être un développement économi-quement efficace, écologiquement soutenable, socialement équitable, démo-cratiquement fondé, géopolitiquement acceptable, culturellement diversifié. »Ce qui donne toute sa charge, enfin, à ce mot d’ordre, et qui l’empêche deretomber au niveau du slogan rhétorique, c’est la désignation d’un adversaireprécis contre lequel cet objectif doit être gagné : « Notre analyse est que c’estprincipalement l’emprise de la finance globalisée et des détenteurs du capitalfinancier qui est l’élément moteur du processus contemporain de mondialisa-tion […] Il faut donc commencer par s’attaquer aux effets pervers de la glo-balisation financière si l’on veut promouvoir une autre mondialisation. » Onreconnaîtra l’évocation de la taxe Tobin qui a donné son nom et sa raison d’êtreofficielle à ATTAC. Qu’il faille introduire une régulation du système financierinternational, sous la forme d’une taxe Tobin et/ou une autre, de plus en plusd’auteurs en tombent d’accord (sans compter Jacques Chirac). Faute de place,D. Plihon a préféré ne pas développer ici le problème pourtant crucial des ins-tances politiques internationales susceptibles de mettre en œuvre de tellesmesures de régulation et de lutter effectivement contre ce qu’il appelle lecapitalisme actionnarial.

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c) Le réformisme pragmatique

C’est cette question, au contraire, qui est au cœur des analyses de PascalLamy et Daniel Cohen, et qui dessine une troisième position sur l’échiquier dudébat, une position qu’on pourrait qualifier de réformiste pragmatique. « Àl’heure actuelle, écrit le premier, l’espace mondial de la régulation n’existe quesous la forme d’îlots de gouvernance plus ou moins développés et mal reliés lesuns aux autres – les multiples organisations internationales –, et celui de la redis-tribution est un chantier hypothétique que signe l’échec patent des politiquesd’aide au développement. Or, si le monde tend un jour à former société, celaimpose de disposer d’un dispositif solide, efficace et démocratique pour assu-rer l’arbitrage de certains choix collectifs. En l’absence de démocratie mondiale– si tant est que les modèles de démocratie nationale dont nous disposonssoient parfaits –, il faut imaginer le type d’articulation et le type de relais quepeut offrir la société civile à une société politique mondiale inexistante. » Onne s’étonnera qu’à moitié que Pascal Lamy, commissaire européen chargé ducommerce, et à qui il faut être reconnaissant de permettre, grâce à son habileté,à l’Europe de faire jeu égal (au moins symboliquement) dans les négociationscommerciales avec les États-Unis, tente de nous convaincre que la gouver-nance mondiale à bâtir devrait prendre exemple sur l’Union européenne, qui« manifeste la capacité des sociétés nationales à construire ensemble des règlesà l’échelle de la communauté de valeurs et d’intérêts ». Mais comment étendrece modèle à l’échelle du globe où règnent des inégalités autrement plus fortesqu’en Europe? En recherchant un développement durable, répond P. Lamy. Est-ce le même « développement durable » que celui de D. Plihon et d’ATTAC?

Pour sa part, Daniel Cohen, après s’être interrogé comme nous le lui avionsdemandé sur le bilan économique de la mondialisation (plus délicat à établirqu’il n’y paraît), esquisse sur ce même thème des propositions quelque peu pro-vocatrices et tout à fait intéressantes. « Dès lors que l’idée d’un gouvernementdémocratique du monde est (provisoirement) abandonnée, la forme en laquelleun cadre politique mondial puisse exister ne peut guère être que celle d’agencespubliques mondiales qui soient garantes de “l’intérêt public”. » « Il paraîtraétonnant de proposer en réponse aux critiques exprimées à l’encontre de l’OMCou du FMI un modèle qui en reprenne la structure. Mais tel est le point à médi-ter », nous dit-il. Et il ajoute : « Il devrait être possible de penser la gouver-nance du monde à partir de quelques grandes “agences publiques mondiales”qui incluraient à côté de l’OMC, du FMI et de la Banque mondiale, une OMSet un BIT aux pouvoirs renforcés ainsi qu’une grande agence de l’environne-ment qui reste à créer. Outre leur expertise dans leur propre domaine, la véri-table rupture serait atteinte lorsque chacune de ces agences parviendrait à fixerdes règles qui fassent obligation aux autres. » Pourquoi pas, somme toute? Ilfaut bien commencer par bâtir des embryons d’État mondial par un bout ou parun autre. On s’étonne quand même du côté technocratique de cette vision, quine voit que la dimension administrative du problème et fait l’impasse sur le planpolitique : connaissant Daniel Cohen, et sa finesse d’analyse habituelle, on

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suppose que le manque de temps et de place n’y est sans doute pas pour rien.Une sorte de commission de Bruxelles démultipliée? Ce n’est pas cela qui vagalvaniser les peuples et leur permettre de « s’approprier la mondialisation »pour en revenir à la question de Z. Laïdi, même si, comme le suggérait notreami Pierre Bitoun, dans un précédent numéro du MAUSS (« Un contrôledémocratique de la science est-il possible? », n° 16, 2e semestre 2000), on inclutdans ces organismes de « gouvernance » mondiale une représentation des ONG.L’administration (des choses) ne saurait remplacer la politique (des hommes).D’où la nécessité d’explorer d’autres voies.

d) Un réformisme réaliste avec idéal

On débouche ainsi sur une quatrième position (idéal-typique, cela va sansdire), qu’on pourrait qualifier de réformiste réaliste-idéaliste. Elle prend acte dumonde tel qu’il est et de ses contradictions, mais elle ne renonce pas d’embléeà toute tentative de lui redonner du sens.

Prendre acte du monde tel qu’il est, c’est ce qui conduit Jacques Généreuxà contester le titre même de ce numéro en forme de question. Se demander« quelle autre mondialisation? », nous dit-il, c’est en fait se demander en sous-main si est possible et souhaitable une autre économie que l’économie capita-liste. Or ce débat est un faux débat, qui présuppose l’unicité et l’homogénéitéd’une essence du capitalisme, à laquelle on serait sommé de s’opposer ou de serallier en bloc, alors que la seule question pertinente est celle de la diversité descapitalismes possibles. C’est ici que réapparaît la question des régulations poli-tiques. Et tout d’abord des régulations politiques nationales dont J. Généreuxnous montre l’énorme marge de choix et de jeu qui leur reste ouverte, mêmes’il ne ferme pas la place à la perspective d’une possible et souhaitable coordi-nation entre deux ou trois importants pays européens. Nous est ainsi donné unvigoureux plaidoyer pour un social-isme, soit un socialisme qui n’oublie pasqu’il parle au nom du social avant de parler économie.

Sur cette position réformiste réaliste-idéaliste, mais par une tout autre entrée,on retrouvera, avec celle d’Alain Caillé et Ahmet Insel, la contribution de JeanBaechler – à qui nous avons demandé de porter les couleurs du camp libéral7.Elle est très systématique et puissamment conceptualisée, comme toujours.Espérons que, malgré la clarté du style, elle ne déroutera pas les lecteurs qui nesont pas familiers des catégories baechlériennes. La mondialisation serait opti-male s’il n’y avait qu’un régime politique, une « politie », unique, nous explique-t-il. Tel n’est pas le cas. Nous avons affaire à une « transpolitie », mais chaotiqueet biaisée par une « hégémonie américaine sans impérialisation ». « La subop-timalité de la transpolitie actuelle n’est pas douteuse, poursuit Baechler. Elle

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7. Soyons francs, nous n’avons pas repéré d’économistes ultralibéraux dont il nous intéressaitde connaître plus avant les analyses. Nous nous sommes aussi adressés à Guy Sorman qui a l’avantagede joindre une plume alerte à une réelle connaissance du monde, et donc à une capacité à désidéologiserson propre camp. Mais il n’était pas disponible.

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ouvre sur une alternative réelle, entre des stratégies susceptibles de l’aggraverencore plus et d’autres capables de la réduire. » Que faire pour éviter l’aggra-vation? Viser une « politie planétaire démocratique est à peine moins irréalisteque le marché mondial apolitique des idéologues libertariens. Le constat paraîtfavoriser l’acceptation du monde tel qu’il est. La résignation à la suboptimalitémanifeste de ce monde produit par des décennies, des siècles et des millénairesd’histoires chaotiques peut satisfaire les principes de prudence et de précaution,mais il blesse l’humanisme », constate Baechler. Reste une seule solution : « […]une configuration très particulière de la transpolitie, où de cinq à sept polities,dont aucune n’est assez puissante pour l’emporter sur la coalition de toutes lesautres, s’équilibrent les unes les autres et développent des stratégies défensivesde maintien ou de restauration de l’équilibre […] On peut plaider que l’histoirea procuré les prémisses d’une transpolitie oligopolaire à l’échelle planétaire.Les États-Unis, la Chine, l’Inde, la Russie sont déjà des polities constituées.L’Europe pourrait en devenir une. On voit mal quelle pourrait être la contribu-tion de l’Asie antérieure et pas du tout celle de l’Afrique. Personne ne connaîtl’avenir, mais militer en faveur d’une “quasi-politie oligopolaire planétaire” estun objectif réaliste sur trois ou quatre générations, c’est-à-dire pour le XXIe siècle.C’est, en plus, un projet qui va dans le bon sens de la mondialisation, celui oùl’unification politique permet au marché économique de contribuer le plus effi-cacement aux fins de l’homme. » Cinq à sept polities? C’est presque autantque Huttington distingue de grandes civilisations en conflit potentiel. Et, eneffet, plutôt que de viser à la disparition du politique dans un universalisme tech-nocratique aseptisé, et très certainement catastrophique, pourquoi ne pas pous-ser à la (re)constitution d’ensembles politiques culturellement et symboliquementsignificatifs?

C’est en partie dans cette direction que vont également Alain Caillé et AhmetInsel qui, soucieux de répondre aussi eux-mêmes aux questions qu’ils posaientaux autres, ont fini par rédiger un texte assez systématique et synthétique (jen’ai pas peur de le dire. AC). Retenons-en ici quatre idées principales. La pre-mière est que si nombre de débats sur la mondialisation sont si confus, c’estparce qu’ils ne distinguent pas entre internationalisation et mondialisation (l’in-ternationalisation sans ou contre les États et les nations). En un mot, la premièreest souhaitable, la seconde non. L’écart entre les deux est désormais surampli-fié et rendu manifestement dangereux par l’explosion de l’hyperpuissance amé-ricaine, qu’il va nous falloir apprendre à regarder en face, sans nostalgie passéisteou totalitaire d’aucune sorte, mais sans complaisance non plus. Face à cettehyperpuissance, les bonnes intentions et les proclamations hypocrites sur l’hu-manisme social de l’Europe sont clairement insuffisantes. La question se poseavec acuité de la constitution de l’Europe (une des « polities » de la « transpo-litie » de Baechler) en puissance politique effective. Les auteurs plaident pourque les Français acceptent enfin de débattre des propositions allemandes, et duplan de Joshka Fischer – qui prévoit la constitution d’une petite Europe poli-tique effectivement unie, politiquement, diplomatiquement et militairement, àpartir d’un noyau restreint –, en mettant de côté leur crainte de l’Allemagne et

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en étant prêts à accepter que la langue de travail de cette Europe politique nesoit pas le français ou un quelconque volapük, mais celle que la nécessité imposed’évidence : l’anglais. Enfin, il leur paraît clair qu’il n’y aura pas d’appropria-tion de la mondialisation par les peuples, pas d’« autre mondialisation », sansune forte implication non seulement des fonctionnaires internationaux ou mêmedes militants des grandes ONG mais, bien plus généralement, des hommes etdes femmes « ordinaires ». Or rien ne saurait les relier, leur donner du sens, lesfaire participer à un projet commun internationalisable, sinon l’énoncé de quelquesrègles éthiques minimales partageables et qui fassent sens aussi bien du pointde vue des religions héritées que des morales laïques. Les auteurs se hasardentà esquisser dans cette perspective dix commandements éthico-politiques, un« décalogue » provisoire et minimal qui leur semble n’être rien d’autre que l’ex-plicitation de l’éthique sous-jacente tant des militants anti-mondialisation quede ceux qui cherchent une mondialisation plus humaine. À discuter, bien sûr.Et pour discuter.

CONSIDÉRATIONS POLITIQUES INTERMÉDIAIRES

On pourrait résumer l’ensemble des difficultés que suscite la mondialisa-tion en disant qu’elles procèdent toujours, sous une forme ou sous une autre etpour l’essentiel, de la distorsion croissante entre l’échelle de l’économie et celledu politique. Si paroles, discours et analyses semblent sans prise sur elle, siaucune politique économique régulationniste cohérente ne semble s’esquisserde manière claire, c’est avant tout parce que font défaut les entités politiquesqui seraient en mesure de traduire paroles, passions et valeurs en actes. D’oùla nécessité d’interroger plus avant les dimensions politiques de la mondiali-sation. Les articles de C. Chavagneux et de J. Baechler nous ont bien montrédans quelle direction cet approfondissement doit être mené. On ne peut pas allerbeaucoup plus loin dans le cadre de ce numéro. Quatre éclairages complé-mentaires sont néanmoins nécessaires.

Nous remercions les éditions La Découverte de nous avoir autorisés àreprendre ici, en « bonnes feuilles », l’avant-propos du dernier livre d’AlainJoxe, L’empire du chaos. Les Républiques face à la domination américaine dansl’après-guerre froide (2002), qui jette un jour aigu et original sur le présentdébat. D’abord, en suggérant comment dans la mondialisation en cours il entreune part de « stratégie de spatialisation de la violence des pays dominants expul-sant vers le Sud les causes les plus fortes de violence […] ce que les pays duNord n’avaient pas su faire au cours des deux guerres mondiales ». Et puis, enaffrontant directement le problème de plus en plus lancinant, on l’a vu, quereprésente l’hyperpuissance américaine. Si elle fait tant problème, montre A. Joxe,c’est parce qu’elle ne se déploie pas selon les formes impériales classiques, quiimpliquent un contrôle politique, mais au contraire par l’évitement des respon-sabilités de protection des sociétés et par une stratégie de « répression des symp-tômes de désespoir – plutôt que d’attaque des causes – qui mène tout droit à

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l’impasse ou à l’avènement d’un régime anti-démocratique mondial ». L’empirene repose pas sur la domination mais sur le chaos qu’il instille et dont il senourrit en retour. Et l’empire du chaos qui se constitue ainsi ne naît pas, précisebien utilement A. Joxe, avec Bush Junior. Il est le fruit d’une stratégie globalisantedéjà ébauchée sous Clinton8.

Sans que l’on perçoive encore parfaitement comment et à travers quellesmédiations concrètes, on sent bien qu’il existe un lien étroit entre le chaos quimonte et l’explosion des intégrismes dans le monde islamique notamment oudes populismes de droite en Europe. Comment expliquer l’accession au pou-voir de Jörg Haider, la victoire récente de la liste Pim Fortuyn aux Pays-Bas etla sidérante présence de Le Pen au second tour de l’élection présidentielle fran-çaise? Nombre de politologues ont montré comment le ralliement des partis degauche à la rhétorique du libéralisme économique et l’oubli des revendicationsde leur électorat traditionnel leur ont massivement aliéné les classes popu-laires. Mais ce n’est qu’une partie de la vérité. Et en rester à des vérités par-tielles est dangereux. Il serait dangereux, notamment, de conclure que les peuplesn’ayant pas su s’adapter aux contraintes objectives de la mondialisation, ilconviendrait, en quelque sorte, de changer de peuple. Ou, au minimum, de stig-matiser le « populisme » de ceux qui cherchent à en rallier les suffrages. Plusen profondeur, Chantal Mouffe montre comment le principal facteur du succèsdu populisme de droite tient au contraire à ce discours stigmatisant, à cette sub-stitution de la condamnation morale au débat et à l’acceptation du conflit poli-tique. Cette thèse fera du bruit puisqu’elle prend à rebrousse-poil à la fois lediscours des élites politiques et médiatiques européennes, de droite ou de gauche,et les courants dominants de la philosophie politique contemporaine qui jugentpossible et souhaitable de restreindre le champ du politique à la quête d’unconsensus rationnel. Or, cette dilution du conflit et du politique, n’est-ce pas parexcellence le corollaire et le facteur auto-entretenant du chaos?

S’agit-il seulement de chaos? Il n’est pas facile de savoir que penser de lathèse développée par Philippe Zarifian, mais, à coup sûr, elle « interpelle »comme on dit. Nous serions à l’en croire déjà en état de guerre général, dansune sorte de Troisième Guerre mondiale larvée. Une guerre difficile à repérerparce qu’elle n’oppose pas, classiquement, un État à un ou plusieurs autres, mais

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8. Au moment de sa rédaction et de sa parution, le livre d’A. Joxe pouvait sembler très isolé.Quelques mois après, on ne compte plus les analyses qui, comme lui, attestent de l’ampleur de laconversion des élites américaines à l’idée de leur vocation à la domination impériale du monde.Sur ce point, on lira notamment l’entretien de Pierre Hassner avec l’équipe d’Esprit dans lenuméro d’août-septembre 2002, et l’article de Philip S. Golub « Tentation impériale » (dans LeMonde diplomatique de septembre 2002). Plus récemment encore, dans Après l’empire. Essai surla décomposition du système américain (Gallimard, 2002), Emmanuel Todd explique – de manièresans doute discutable (ne sous-estime-t-il pas la puissance industrielle et économique intrinsèquedes États-Unis ?) mais fort suggestive – comment la quête américaine de l’hyperpuissance est enfait le signe et la contrepartie d’une faiblesse croissante des États-Unis, de plus en plus dépendantsdu reste du monde, et entrés dès lors dans une logique erratique. « Les États-Unis sont en train dedevenir pour le monde un problème. Nous étions plutôt habitués à voir en eux une solution », écrit-il en une formulation parlante, au début de son ouvrage.

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des couches de la population à des États ou à d’autres couches de la population.Elle n’est plus, là encore, une guerre politique mais – comme l’a proclaméGeorge W. Bush – la guerre du Bien contre le Mal, qui percole en cascadesdans tous les États du globe sous la forme d’un discours sécuritaire généralisé.Où l’on voit, ici aussi, la morale prendre, au moins en apparence, le pas sur lepolitique. Une autre des raisons de l’échec de la gauche française tient à sa totaleincapacité à prendre la mesure de cet enjeu et à en dire quoi que ce soit. Demême, avons-nous vu, qu’elle ne sait pas quoi dire de l’Europe.

Mais qui sait quoi dire de quoi, désormais? Où trouver une parole qui engageeffectivement quelque chose et ait prise sur l’effectivité historique? Comme lemontre très bien Marie-Dominique Perrot, dans un patient et éclairant exercicede démontage d’un des innombrables textes produits par les grandes organisa-tions internationales, celles-ci produisent une gigantesque littérature, pétrie debons sentiments obligés et de proclamations creuses (où l’on retrouve le pro-blème soulevé par les déclarations de J. Chirac à Johannesburg) dont on ne voitpas qui peut les lire et encore moins y croire. Quel est le statut de cette parolequi n’est produite par personne et ne s’adresse à personne, parole automatique,fonctionnelle et creuse? Ne s’apparente-t-elle pas à ce que l’anthropologue MarcAugé appelle des « non-lieux » (aéroports internationaux, supermarchés, grandshôtels partout interchangeables)? N’est-elle pas la non-parole qui accompagnela multiplication des non-lieux9?

Ces rapides considérations politiques intermédiaires ne sont pas franche-ment exaltantes. Peut-être les choses apparaîtront-elles moins désolantes repla-cées en perspective historique longue. C’est ici, en ce point de retournement,que prend tout son sens la contribution de François Fourquet montrant defaçon convaincante comment la mondialisation, processus plurimillénaire, esten marche depuis les temps les plus anciens, comment elle n’est rien d’autre,en somme, que le mouvement qui pousse sans cesse à dépasser les particula-rismes trop étroits pour déboucher sur la constitution d’une société mondialequi, pour F. Fourquet, existe d’ores et déjà. L’appropriation de la mondialisa-tion, pour employer le langage de Z. Laïdi, suppose que les Hommes com-mencent à se sentir et à se penser membres effectifs de cette société-monde dontils sont déjà membres de fait. Mais il s’agit là, conclut-il, d’une « perspectivede longue durée […] une société mondiale bien gouvernée n’est pas pour demain ».Alors, d’ici là? Les espoirs principaux reposent sur la société civile mondialeen formation10. « Les ONG, comme les firmes multinationales, naviguent surle vaste monde; elles posent des objectifs qui ne sont pas ceux d’une nationparticulière. Écologistes, militants de la paix et des droits de l’homme, qui onten charge la planète entière, forment la pointe avancée de cette société civilemondiale capable d’influencer les décisions qui engagent l’avenir de la Terre;ils participent donc pleinement à la régulation du monde. Leur importance

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9. Cf. sur ce point ce qu’écrit Ian Marejko, dans le n° 18 de la Revue du MAUSS semestrielle(2e semestre 2001) sur ce qu’il appelle « l’alogal ».

10. Sur cette perspective, cf. J.-L. Laville, A. Caillé, P. Chanial, E. Dacheux, B. Eme, S. Latouche,Association, démocratie et société civile, La Découverte/MAUSS/CRIDA, 2001.

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symbolique (donc leur efficacité) dépasse leur importance numérique : ils pré-figurent une représentation de l’humanité en tant que peuple au-delà des Étatscensés la représenter. » Cette vision, à la fois optimiste et nécessaire, est dis-cutée et critiquée, amicalement mais fermement, par un collègue de F. Fourquetà Paris-VIII, Alain de Toledo.

Comment arbitrer leur débat? Quels espoirs est-il légitime de placer dansla société civile associationniste mondiale? Nous avions prévu primitivementde consacrer à cette question toute une partie de ce numéro en présentant undossier sur les expériences qui, un peu partout dans le monde, se réclament del’« économie solidaire ». Mais, face au nombre et à l’importance, tant quanti-tative que qualitative, des contributions que nous avons reçues pour la présentelivraison, il nous a semblé plus judicieux de reporter cette partie au numérosuivant, qui s’intitulera sans doute : « Une autre économie est-elle possible?Économie informelle et économie solidaire en perspective mondiale ».

LIBRE REVUE

En attendant, les lecteurs pourront calmer leur impatience en lisant les articlesqui composent la partie Libre revue du présent numéro. Le bel article de JocelynePorcher, qui fait admirablement sentir le crève-cœur que représente pour les éle-veurs le passage de l’élevage à la ferme – où règnent avec les animaux, mêmevoués à l’abattage, des rapports de réciprocité, de don/contre-don – à l’élevageindustriel, purement instrumental, permet de donner un contenu concret à undes commandements du décalogue suggéré par A. Caillé et A. Insel : « Tu trai-teras la nature pas seulement comme un moyen mais aussi comme une fin. »« Pas seulement comme un moyen », signifie qu’elle est bien traitée (aussi)comme un moyen. Nulle utopie là-dedans. Il faut bien vivre, et pour cela man-ger et tuer. Mais « pas seulement comme un moyen » : il y a une dimension deréciprocité et de respect à sauver. Si J. Porcher contribue ainsi de manière par-lante à étendre le paradigme du don à la nature, Norbert Alter le généralise,quant à lui, au domaine de l’entreprise et de l’organisation en synthétisant uneimportante littérature de sociologie et d’économie des organisations. L’éclairageainsi jeté paraîtra sans doute bientôt indispensable et comme allant de soi.Mais l’explicitation du paradigme du don suppose une clarification de l’idéemême de don. À partir de quand bascule-t-on dans son registre? Quand est-onencore dans celui de l’intérêt bien compris, qui passe par la bienveillance?Jacques Godbout cerne cette question au plus près à travers une lecture trèsattentive, jamais faite en français, du célèbre livre d’Axelrod, Donnant-donnant,qui tente de montrer, avec la théorie des jeux et le dilemme du prisonnier répété,comment la réciprocité et la coopération sont susceptibles d’être engendrées,de façon purement mécanique et sans la moindre dose d’« altruisme », à partirde l’« égoïsme » des acteurs. Est-il possible, pourtant, de transformer des égoïstesen altruistes? Non, jamais, répondait Émile Durkheim, on le sait. Et cette cer-titude, qui alimentait sa critique d’Edmund Spencer, est sans doute l’une des

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racines les plus profondes de sa posture sociologique. On lira avec beaucoupd’intérêt, l’histoire restituée par Christian Papilloud des rapports avortés entreDurkheim et Georg Simmel, deux des principaux noms de la tradition sociolo-gique qui ont tenté de faire alliance et de contracter une sorte de mariage d’in-térêt. Mais non, décidément, l’alliance n’a pas pris. Elle était commandée pardes considérations trop tactiques et instrumentales pour pouvoir aboutir.Confirmation qu’on ne transforme pas des égoïstes en altruistes. Mais est-cebien le problème? Ce couple de notions dichotomiques n’est-il pas à la sourcede toutes les erreurs théoriques et de tous les échecs psychologiques dès lorsque le sujet entend camper sur l’un ou l’autre de ces bords opposés et intenables?Sur ce point, la retraduction du socialiste Pierre Leroux et de l’anthropologueMarcel Mauss dans le langage de la psychanalyse de Paul Diel à laquelle se livreBruno Viard11 est particulièrement éclairante. Réconcilier l’altruisme et l’égoïsme,cesser de les disjoindre, de les dichotomiser et de les opposer, comme nous yinvite B. Viard, n’est-ce pas la clé d’une possible « économie solidaire »? Pourle savoir, rendez-vous au prochain numéro.

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11. Le texte reproduit ici est l’introduction de son livre, Les trois neveux, ou l’altruisme etl’égoïsme réconciliés, paru aux PUF en 2002.

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I. PREMIER TABLEAU D’ENSEMBLE

MONDIALISATION : ENTRE RÉTICENCES ET RÉSISTANCES

par Zaki Laïdi

Il n’y a pas, contrairement à ce que l’on pourrait croire, de rejet massif etglobal de la mondialisation. Celle-ci constitue un processus désormais trop diver-sifié, trop multiforme et trop contradictoire pour donner lieu à des clivagessimples.

Il y a bien sûr des processus de mondialisation économique et financièreplus visibles et plus puissants que d’autres. Mais de plus en plus, ces processuséconomiques et financiers sont doublés ou débordés par des dynamiques socialesou culturelles, qu’il s’agisse de l’immigration, de la world music ou de la consom-mation de masse. Ce qu’il faut comprendre, c’est que la mondialisation n’estpas simplement affaire de flux quantifiables. Elle est aussi une représentationdu monde. Elle est donc aussi un imaginaire [cf. Laïdi, 1998]. Dans cet imagi-naire entrent en ligne de compte des faits mais également des représentations.Et c’est cette alchimie entre réalité et imaginaire qui confère une puissancesociale et politique à la mondialisation. L’absence de rejet massif et global dela mondialisation ne contredit cependant pas la persistance d’un malaise réel etpar là même mondial. Et c’est à une interprétation de ce malaise que cet articleest consacré. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous avons identifié quatre fac-teurs macro-sociaux qui, à l’échelle mondiale, freinent ou bloquent la réappro-priation de la mondialisation. Ces quatre facteurs sont :

— l’effet de mémoire de la mondialisation qui, dans les pays du Sud, rappelledomination et colonisation;

— la faible mobilité sociale des nations engendrée par la mondialisation;— l’identification de la mondialisation à l’aggravation des inégalités sociales;— les résistances sociales et culturelles à l’ouverture des marchés.

LES MÉMOIRES DE LA MONDIALISATION

Il y a dans la mondialisation une aporie redoutable : elle porte sur le rap-port au passé. En effet, celle-ci apparaît comme une révolution temporelle quisurvalorise le présent au détriment du passé, la vitesse au détriment de la len-teur, la synchronisation au détriment de la disjonction. Le temps mondial estcelui de la simultanéité planétaire, d’un formatage synchrone globalisé, pourreprendre l’expression de Sloterdijk, qui sélectionne, trie et exclut sur une basetemporelle [Sloterdijk, 1997, p. 59]. La mondialisation crée une évidenteségrégation par la vitesse [Laïdi, 2000a, 2e partie]. Or, il est clair que le rapportau temps est un rapport social construit, qui est tout sauf neutre. Ainsi les sociétés

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avancées sont naturellement mieux placées pour affronter certains défis tech-nologiques et en tirer avantage dans la mesure où la rapidité résulte largementd’un capital social et éducatif. De surcroît, l’accès même à certaines technolo-gies – comme Internet – productrices de simultanéité planétaire reste prodi-gieusement inégalitaire. Tout cela est fort connu et ne mérite pas que l’on s’yattarde outre mesure. Ce qui l’est en revanche beaucoup moins, c’est le rapporthistorique que les sociétés entretiennent avec la mondialisation. Or cette ques-tion est totalement éludée. En effet, la mondialisation est présentée comme unfait historique nouveau, comme l’avènement d’une ère nouvelle qui concerne-rait tout le monde – au sens propre du terme. Par le fait même qu’elle seraitinédite, elle limiterait les points de comparaison historique ainsi que les diffé-rentes manières de l’aborder. La mondialisation serait une sorte de mise à joursans mémoire, fondée sur une maîtrise de codes et de référentiels transculturels.Du coup, la manière dont l’expérience passée pourrait être actualisée pour sepenser dans le monde est occultée. Ce qui est mis en avant, c’est au contrairele changement, l’arrachement au passé, aux méthodes anciennes, etc. Commel’a bien vu Giddens [1994], la mondialisation radicalise notre rapport à lamodernité.

Internet serait universel, et quand bien même il ne le serait pas, le seul pro-blème serait de l’universaliser. D’où l’impératif de réduire par exemple, le « fossénumérique ». À cet égard, l’idéologie de la mondialisation reste une idéologiedu rattrapage sur un mode que l’on a connu aussi bien avec le développemen-talisme des années soixante (les étapes de la croissance) qu’avec le marxisme(les voies d’accès au socialisme).

Dans les pays développés du Nord, l’idée de la mondialisation comme phé-nomène inédit n’a pas de mal à se répandre, car celle-ci est plus ou moinsvécue comme la remise en cause d’avantages acquis, de la protection sociale,de la sécurité de l’emploi. C’est d’ailleurs sur cette idée de rupture avec lepassé – souvent d’ailleurs idéalisé – que certains mouvements antimondialisa-tion et notamment les mouvements français et latinos, qui sont les plus idéolo-gisés et les plus anti-libéraux, prospèrent. Naturellement, cette rupture avec lepassé est réelle. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’elle soit inédite. Lespays du Nord ont connu au XIXe siècle une mondialisation comparable à celleque nous connaissons aujourd’hui. Mais elle a été à la fois cassée et contenue :cassée par les deux guerres mondiales et par la crise de 1929 [Polanyi, 1977],contenue par la mise en place progressive des États-providence, qui ont affai-bli l’idéologie libre-échangiste [Schuknecht, Tanzi, 2001]. De cette réalité his-torique assez mal connue des opinions publiques, il peut y avoir nostalgie maispas traumatisme. Il y a une nostalgie par rapport aux bienfaits de l’État-provi-dence. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi le facteur générationnel reste trèsimportant dans les attitudes vis-à-vis de la mondialisation [cf. Le Monde du19 juillet 2001]. L’appréciation pessimiste des effets de la mondialisation croîtavec l’âge. Entre 18 et 24 ans, l’appréciation positive est de 54%. Entre 25 et34 ans, elle est de 48%. Elle chute à 34% pour les 35-49 ans et à 30% pour les50-60 ans. Mais il n’y a pas de traumatisme historique à surmonter car, d’une

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certaine manière, l’Occident est toujours parvenu, depuis la révolution indus-trielle, à se réapproprier socialement le changement économique, technologiqueou scientifique. On peut d’ailleurs estimer que dans l’ensemble, les mouvementsantimondialisation participent plus d’une logique de réappropriation sociale duchangement que d’une opposition radicale à celui-ci. Il y a sur ce plan unecomparaison à mener avec la syndicalisation ouvrière des XIXe et XXe siècles.Dans les deux cas, on trouve, au moins en apparence, un mouvement en troistemps : premier temps, contestation du changement sous forme de son refus;deuxième temps, acceptation du changement en tant que tel, mais refus d’inté-rioriser les conditions sociales dans lesquelles il intervient; enfin, dans un troi-sième temps, entrée de plain-pied dans une négociation permanente des fruitsdu changement [cf. Laïdi, 2000b].

En un siècle, les ouvriers sont passé d’un refus de leur condition à unevalorisation de celle-ci en passant par la contestation ouvriériste. Aujourd’hui,on retrouve un processus du même ordre dans la contestation de la mondiali-sation, même si les enjeux se sont transnationalisés. C’est la raison pour laquelle,d’ailleurs, le terme de mouvement « antimondialisation » paraît presque ana-chronique. Car s’il existe dans cette mouvance des mouvements souverainistes– à peine déguisés –, on ne peut pas dire qu’ils soient majoritaires. Il y a cheztous les antimondialisation une valorisation du local par rapport à un global mar-chand et uniformisant. Mais la défense des localismes, eux-mêmes très différents,passe de plus en plus par des mobilisations globales.

Pourtant, tout ce que nous venons de dire n’a véritablement de sens que dansles pays du Nord. Au Nord, il peut y avoir une nostalgie pour les Trente Glorieuses,doublée d’aspirations nouvelles de nature environnementale par exemple. AuSud, le problème est plus profond. Car à l’éventuelle nostalgie des années soixanteet soixante-dix, qui a symbolisé au Sud l’émancipation politique, s’ajoute untraumatisme historique lié à la colonisation et, plus généralement, à la pénétra-tion occidentale, à partir du XVIIIe siècle. En effet, et qu’on le veuille ou non, lapremière mondialisation du XIXe siècle a été marquée par une symétrie entrel’industrialisation du Nord et la désindustrialisation du Sud. Comme l’ontmontré les travaux de Bairoch et Chaudhuri [cf. bibliographie], la première mon-dialisation a largement profité au Nord. Tout au long du XVIIIe siècle, l’indus-trie cotonnière de l’Inde était la première du monde, pour ce qui était de la qualitéde la production et des exportations. Avant le XIXe siècle, l’Europe considéraitd’ailleurs l’Inde et la Chine comme partiellement plus développées qu’elle[Baldwin, Martin, 1999, p. 4]. Autant dire que la relation Nord-Sud était pluséquilibrée. À la fin du XIXe siècle, le rapport des forces avait totalement basculéen faveur du Nord. L’Inde était devenue importatrice de textiles et exportatricede coton. Bairoch montre que sur la base d’un indice 100 en 1900 pour la Grande-Bretagne, le niveau industriel n’était que de 3 pour la Chine et 1 pour l’Indealors qu’en 1800, soit un siècle plus tôt, il était seulement de 16 pour laGrande-Bretagne, mais de 6 pour la Chine et pour l’Inde. Naturellement, il fautse demander pourquoi certaines nations n’ont pas réussi à survivre dans lacompétition face à des nations plus modernes. Et il serait absurde de tirer de

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ces faits historiques avérés des conclusions hâtives et pour le moins hasardeusessur les méfaits de la mondialisation. La question n’est pas là. Elle est plutôt dansl’effet mémoire de la mondialisation. Dire au Sud sur le mode de l’injonctionqu’il ne peut que tirer avantage de la mondialisation, qu’il n’y a pas d’alterna-tive à celle-ci, bute sur la mémoire historique de nations pour qui ouverture équi-vaut à domination et mondialisation à recolonisation. Or, la manière atemporelleet anhistorique dont les grandes institutions multilatérales posent le problèmede la mondialisation attise cette suspicion. D’où l’écart abyssal entre une péda-gogie rationnelle de la mondialisation, fondée sur ses avantages comparatifs, etune interprétation politique de celle-ci qui demeure au Sud extrêmement néga-tive. Fondamentalement, la mondialisation apparaît au Sud comme un défi poli-tique menaçant dans la mesure où les gains économiques et sociaux qu’elle estcensée procurer apparaissent trop virtuels au regard des inconvénients réelsqu’ils engendrent, notamment en termes de souveraineté.

Et là encore, nous retombons sur la question du temps mondial. Est-il pos-sible de penser une sorte de synchronisation planétaire exacerbée à partir desituations historiques différenciées? Est-il possible de plaider pour le renon-cement à la souveraineté politique des États en prétextant de son obsolescence,quand l’Occident a mis plusieurs siècles à l’intérioriser et à la sanctifier,alors que dans les pays du Sud, cette intériorisation est plus récente etsouvent fragile?

La prise en compte de la mémoire historique des nations ne présente natu-rellement aucun intérêt si elle prend une tournure commémorative ou cultura-liste. Elle peut en revanche relancer le débat sur les moyens de raccorder lestemporalités locales au temps mondial. À cet égard, la seule leçon historiqueque l’on peut retirer est qu’en matière de développement, comme en matièred’histoire, le travail de mémoire est indispensable. Pour entrer dans le tempsmondial, le Nord doit permettre au Sud d’effectuer sur la mondialisation untravail de mémoire, condition préalable à son intériorisation.

LA FAIBLE MOBILITÉ SOCIALE DES NATIONS

Il existe un contraste saisissant entre l’ampleur prise par le débat sur la mon-dialisation et les résultats obtenus par celle-ci. Certes, on ne peut mesurer leseffets de la mondialisation que sur le moyen long terme. Mais ce hiatus tem-porel se heurte à au moins trois difficultés. La première vient du fait que l’idéo-logie de la mondialisation fonde une large partie de sa crédibilité sur l’efficacitérapide des mesures qu’elle préconise (rigueur des finances publiques, dérégu-lation, ouverture à la compétition mondiale). D’où l’importance accordée parle FMI aux thérapies de choc, censées jouer sur la surprise et la vitesse d’exé-cution. La deuxième difficulté vient du fait que les dirigeants politiques accep-tant de jouer le jeu de la mondialisation sont contraints d’offrir à leurs opinionssoit des compensations soit des mesures de rigueur ou d’ajustement. Cela d’au-tant plus que la mondialisation a clairement coïncidé avec une vague de

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démocratisation politique qui rendait plus difficile la conduite d’une politiquede rigueur, d’austérité ou de remise en cause d’un certain nombre d’avantages.Certes, l’existence d’un espace démocratique est de nature à favoriser l’appro-priation du changement. Mais cette opportunité est mise en péril, et dans cer-tains cas annihilée, par l’accroissement des demandes de protection ou dedérogation, et l’exigence de réponses immédiates [Laïdi, 2002a]. Cette hypo-thèse vaut particulièrement pour les sociétés où la démocratisation reste unedémocratisation de surface qui laisse entière la question de l’inégalité d’accèsaux ressources. Eichengreen [1996] explique la stabilité historique de l’étalon-or par l’immunisation de la politique monétaire contre les pressions sociales.Son hypothèse confirme l’analyse de Polanyi [1977] pour qui le grand change-ment de l’après-guerre (de 1914-1918) tient à l’accroissement des pressionspolitiques internes sur la politique monétaire. Tout cela pour dire que la mon-dialisation du XXIe siècle est une mondialisation sociale qui ne se limite plus àune alternative entre l’État et le marché.

Quoi qu’il en soit, ce qui affaiblit aujourd’hui la mondialisation et limite dece fait l’extension de sa base sociale, c’est l’absence « d’effet Veblen », c’est-à-dire l’absence de résultats spectaculaires qui permettraient de démontrer sesbienfaits. Tant qu’il existait une alternative politique et idéologique à la mon-dialisation, les vertus d’une économie ouverte sur une économie fermée étaientrelativement faciles à démontrer. Mais paradoxalement, la disparition d’unealternative globale et cohérente à la mondialisation a rendu la légitimation decette dernière plus difficile. D’une part, parce qu’il est toujours pénible d’ad-mettre qu’il n’y a pas d’autre choix. D’autre part, parce que le débat ne porteplus sur le bien-fondé de la mondialisation, mais sur les modalités de sa miseen œuvre. Cela explique d’ailleurs pourquoi les mouvements antimondialisa-tion ne faiblissent pas, quand bien même ils peinent à dégager une alternativepolitique. Il faut d’ailleurs dire ici que le phénomène ATTAC tel que nous lepercevons en France est loin d’être représentatif de tous les mouvements« antimondialisation ». Sa tentative de politiser le processus de Porto Alegre parexemple, s’est heurtée à une très forte opposition. La plupart des grandes ONG(OXFAM, Greenpeace, etc.) restent sur une ligne réformiste critique. OXFAMpar exemple, milite fortement pour que l’accès aux marchés du Nord soit plusfavorable aux pays du Sud. ATTAC, en revanche, se garde bien de s’engagersur cette voie, car réclamer l’ouverture des marchés, c’est aussi reconnaître lesbienfaits du libre-échange.

Cela dit, il est indéniable que la mobilité sociale des nations reste extraor-dinairement faible à ce jour. Si l’on considère ici les nations comme des enti-tés, indépendamment de leur population, et qu’on les classe par ordre décroissantde PNB par habitant, on constate qu’en vingt ans, la hiérarchie n’a pas été bou-leversée. Sur la base d’un indicateur de rattrapage des 17 pays de l’OCDE lesplus riches du monde, on constate une très grande stabilité de la hiérarchie desnations. Les pays d’Asie du Sud-Est et du sud de l’Europe ont rattrapé leurretard. En revanche, pour tous les autres, c’est l’inverse qui s’est produit [La

lettre du CEPII, 1998, p. 2].

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Une étude plus poussée menée pour le compte de la Banque mondiale parMilanovic aboutit à des conclusions comparables à partir de données différentes.Milanovic analyse sur la période 1950-1998 l’évolution des PNB par habitantde 124 pays1. Il compare le PNB par habitant atteint par ces pays avec la « meilleureannée » de chacun de ces pays depuis 1950. Pour 90% des pays de l’OCDE,l’année 1998 est la meilleure année, ce qui tendrait à montrer que, sur cette base,la mondialisation leur a été profitable. Pour tous les autres, en revanche, la situa-tion est beaucoup plus contrastée. Pour la plupart des pays d’Asie, Chine et Indecompris, 1998 est aussi la meilleure année. Pour la Corée et la Malaisie, lameilleure année était 1997, mais ce décalage paraît très négligeable. Le reculn’est sensible que pour la Thaïlande, qui a connu une grave crise en 1997, etpour l’Indonésie qui a elle aussi connu une crise – politique et économique –très sévère.

En Amérique latine et dans les Caraïbes, le contraste est plus fort. Le nombrede pays qui accusaient en 1998 une baisse de leur PNB par habitant de 10 à30% par rapport à leur meilleure année est supérieur à celui de ceux qui, en1998, connaissaient leur meilleure année. Ce chiffre ne tient naturellement pascompte de la dégradation considérable intervenue en Argentine depuis lors. Desorte qu’en Amérique latine, le Chili apparaît comme le seul pays ayant réussià consolider sa position de pays émergent. Mais on voit bien que la valeurd’exemple du Chili est très limitée, en raison de la taille du pays, de sa relativehomogénéité culturelle et de sa très longue culture libre-échangiste, sans par-ler d’un intermède dictatorial pendant lequel furent entrepris d’énormes ajus-tements économiques et sociaux. De fait, pour l’ensemble de l’Amérique latine,la croissance moyenne dans la décennie quatre-vingt-dix est égale à la moitiéde ce que fut la croissance dans les années soixante et soixante-dix. Autantdire que « l’effet Veblen » ne paraît pas spontanément devoir jouer en faveurdes politiques libérales, même si ceux qui les récusent (Vénézuela) sont dansl’impasse.

De tout cela découle un problème politique majeur, engendré par la mon-dialisation. Celle-ci n’a pour le moment pas bousculé la hiérarchie sociale desnations et apparaît de ce fait comme une « opération blanche ». En revanche, laperception sociale de la mondialisation n’est pas restée neutre. Elle a pris uncaractère très négatif. Le tableau de la p. 31 témoigne du caractère très précairedes changements intervenus depuis une décennie en Amérique latine en termesde croissance, alors que parallèlement, la croissance du chômage est réelle.

De cette réalité, on peut tirer deux constats. Le premier est celui d’un désé-quilibre entre l’intériorisation partielle, par les élites au moins, d’une disciplinemacro-économique généralisée et une flexibilité sociale marquée par de hautsniveaux de chômage (doublement en dix ans) et un niveau de pauvreté consi-dérable (44%). Le second est l’exceptionnelle vulnérabilité de ces pays auxmouvements de capitaux, cette vulnérabilité s’exprimant à la fois au travers du

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1. Milanovic [2001]. Les statistiques qui suivent sont toutes tirées de ce document.

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fort renchérissement du coût du capital et de sa raréfaction2. Au Chili, qui estpourtant la vitrine de l’Amérique latine, les flux de capitaux sont passés de 7%du PNB en 1998 à 1% seulement en 2001 [cf. IADB, 2002, p. 2]. De ce pointde vue, la crise brésilienne de l’été 2002 est exemplaire car elle souligne l’ex-trême difficulté du système financier mondial à « gratifier » ses meilleurs élèves.En effet, si l’on compare la crise brésilienne de 2002 à celle de 1998, un faitretient l’attention. En 1998, le Brésil subit les effets de la crise asiatique. Maisla contagion prit en quelque sorte sur un terrain favorable : sa monnaie étaitsurévaluée et son déficit public atteignait 8% du PIB. En 2002, le retrait descapitaux et le renchérissement du coût du capital se produisent alors que l’ex-cédent budgétaire primaire est de 3,5%, que le taux de change est flexible etque l’inflation est sous contrôle [Financial Times du 5 août 2002]. L’Amériquelatine se trouve ainsi prise dans une logique de précarité qui cumule les troisinconvénients potentiels de l’ouverture : la dégradation des termes de l’échange,le ralentissement du commerce mondial, la quasi-disparition des investissementsen portefeuilles. Seule subsiste la ressource des investissements directs. Maiscelle-ci tend également à se contracter très sévèrement.

Cette très faible mobilité sociale des pays intermédiaires paraît presqueinexistante pour les pays les plus pauvres. Pour ces derniers, l’ascenseur socialne semble fonctionner que dans un sens descendant. Sur les 50 pays ayant leplus bas revenu par tête en 1990, 33 d’entre eux se trouvaient en 1999 avec unniveau de vie par habitant plus faible [World Development Report, 2001, table 2]Quant aux autres, les perspectives ne sont guère plus encourageantes. Au rythmede croissance qui fut le leur pendant cette décennie, il leur faudra attendre 75 ans

MONDIALISATION : ENTRE RÉTICENCES ET RÉSISTANCES 31

2. Ce double processus, bien mis en évidence par Georges Soros dans Globalization [2000],est confirmé par les dernières statistiques de l’Inter American Development Bank dans son Annual

Report, 2001. Nombreux sont ceux qui lient ce double processus à la volonté de l’administrationBush de réduire le hasard moral en laissant planer le doute sur l’intervention financière américaineet celle du FMI dans l’hypothèse d’une défaillance des paiements.

Taux de chômageen % de la population

active urbaine

PIBTaux de croissance

annuels

Investissementsdirects étrangers.Flux nets en %

du PNB

1992 2000 1992 2000 1992 2000

Argentine 7 15,1 9,6 – 0,5 2 4

Bolivie 5,4 7,6 1,7 1,8 2 9

Brésil 5,8 7,1 – 0,3 4,5 16

Équateur 8,9 14,1 3 2,8 1 5

Paraguay 5,3 10,7 1,7 – 0,7 2 1

Perou 9,4 8,5 – 0,4 3 0 1

Venezuela 1,8 14 7 4 1 4

(Sources : IADB et Banque mondiale)

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pour atteindre le niveau de vie de la Grèce – qui a pourtant le plus bas niveaud’Europe [Friedman, 2002].

Pourtant, si l’hypothèse d’un rattrapage rapide sous condition d’ajustementlibéral orthodoxe n’est pas garantie et est probablement irréaliste, l’existenced’une prétendue loi d’airain de la mondialisation qui ne serait au fond qu’unesupercherie idéologique au service des plus puissants ne peut pas sérieusementêtre retenue. D’une part, parce que, même au Nord, la mondialisation donne lieuà des contestations sociales dont l’une d’entre elles porte sur le transfert de richessevers le Sud par le biais des délocalisations, par exemple. Ensuite et surtout, parceque le déterminisme anti-libéral paraît aussi peu crédible que le déterminismelibéral. N’oublions jamais à cet égard de relire le livre de Gunar Myrdal sur leDrame de l’Asie. Au milieu des années soixante, celui-ci jugeait le décollage del’Asie impossible au regard des contraintes internationales que ce continent subis-sait. À cette époque où la mystique anti-impérialiste était en vogue, les dragonsdu sud-est asiatique apparaissaient comme de « fausses » valeurs par le fait mêmequ’elles étaient politiquement inféodées à l’Amérique. La mode était alors audéveloppement autocentré et à la valorisation du funeste modèle algérien. Certes,l’école française des « industries industrialisantes » eut ultérieurement beau jeude dire que le modèle n’avait pas été compris ou pas bien appliqué. Mais, d’unecertaine manière, cette explication ne vaut-elle pas pour ceux qui suivent (mal)le modèle néolibéral? En réalité, nous retrouvons ce dilemme bien classique entreles impératifs prescriptifs d’une démarche politico-idéologique et les réalités his-toriques. Les premiers reposent sur une nécessaire simplification des enjeux etdes contraintes ainsi que sur une logique de résultats que la dynamique des mar-chés financiers pousse à son paroxysme. Les secondes intègrent l’épaisseur socialedes sociétés ainsi que leur exceptionnelle diversité. Or tout se passe dans un« entre-deux » qui est précisément le plus difficile à formaliser, car il ne peutaboutir qu’au mot d’ordre peu mobilisateur du « tout dépend ».

L’IDENTIFICATION DE LA MONDIALISATIONÀ L’AGGRAVATION DES INÉGALITÉS SOCIALES

La faible mobilité sociale des nations a une dimension symbolique impor-tante, car c’est encore entre elles que les nations se comparent. Et dans un espacemondialisé, ce référentiel est loin de perdre de sa substance. Pour valoriser leurchoix, les institutions internationales mettent toujours en évidence le succès detel ou tel pays. Il est cependant acquis que cette mesure est pour le moins incom-plète si elle n’intègre pas d’autres facteurs comme la population ou la concen-tration sociale de la richesse indépendamment de son origine nationale. Or il estbien évident que la prise en compte de ces différents éléments peut changer lanature des résultats. Compte tenu du poids démographique de la Chine, on peutparfaitement dire que la mondialisation accroît les inégalités en Chine, mais quecet accroissement n’est nullement incompatible avec un enrichissement géné-ral de la Chine qui réduit l’inégalité internationale par habitant pondérée par la

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population3. C’est la raison pour laquelle il existe plusieurs mesures de l’in-égalité. La diversité des instruments de mesure est à son tour renforcée par l’im-mensité des problèmes méthodologiques que pose la collecte des données. Citonsde manière non exhaustive la différence entre la valeur nominale de la richesseet son évaluation en termes de pouvoir d’achat, la prise en compte de larichesse acquise de manière informelle, le décalage dans le temps entre la col-lecte des données et leur agrégation, la fiabilité des informations statistiques,les choix des périodisations, sans parler, bien sûr, du problème de la causalité,etc. Tout cela venant s’ajouter à l’utilisation possible de sept indices de mesurede l’inégalité, indices dont le plus célèbre est le fameux indice de Gini4.

Dans de telles conditions, on ne s’étonnera donc pas que les résultats desinnombrables études sur le sujet débouchent sur des conclusions sensiblementdifférentes.

Dans une récente et exhaustive étude, Xaxier Sala-i-Martin [2002] démontrequ’au rebours de ce qui est généralement dit ou écrit, l’inégalité entre nationsaurait baissé de 5% entre 1970 et 1998, dès lors que l’on pondère les résultatsdes PNB par la population et que l’on compare les revenus non pas dans l’ab-solu, mais par référence au pouvoir d’achat de ces revenus. À l’appui de cette ana-lyse figure un élément essentiel : l’entrée de la Chine dans la compétition mondialedepuis 1978, qui aurait globalement accru les revenus des Chinois dans leurensemble, même s’il en résulte un accroissement des inégalités à l’intérieur de lanation. Pour Xavier Sala-i-Martin, le seul véritable défi concerne l’Afrique quiconcentrait les poches de pauvreté les plus grandes [ibid., p. 39]. Cette thèsereste cependant minoritaire, y compris aux yeux de la Banque mondiale5. Lesétudes de Schultz, Fuebangh et Milanovic estiment que les analyses concluant àune réduction des inégalités inter-nationales entre 1980 et 1998 sont sous-éva-luées dans des proportions de 10 à 20% [Milanovic, 2000, p. 26]. Milanovic estimeque le coefficient de Gini qui mesure l’inégalité sur une échelle de 0 à 100 (del’égalité parfaite à l’inégalité absolue) montre que l’inégalité inter-nationale nonpondérée n’a cessé de croître depuis le début des années quatre-vingt et encoreplus depuis leur milieu. Or cette croissance contraste avec une stabilisation consta-tée entre 1960 et 1980 sur la base d’instruments de mesures statistiques comparables

MONDIALISATION : ENTRE RÉTICENCES ET RÉSISTANCES 33

3. Sur la base des coefficients de Gini qui mesurent entre 0 et 100 l’inégalité, Branko Milanovica montré combien ces coefficients pouvaient varier selon la méthode de calcul retenue. Il montrepar exemple, que le coefficient de Gini entre les différents États américains était en 1989 de 9,8 sil’on ne tenait pas compte de la population des différents États, qu’il était de 8,3 s’il était pondéréde cette manière, et qu’il atteignait le chiffre de 40,1 s’il analysait les différences de revenus desménages indépendamment de leur lieu de résidence dans les différents États [Milanovic, 2001, p. 6].

4. Ces problèmes méthodologiques ont été bien résumés et détaillés par Xavier Sala-i-Martin[2002]. Le biais le plus important concerne l’évaluation monétaire des revenus sur une base nominaleou sur la base de la parité de pouvoir d’achat. Dans le cas de la Chine par exemple, si le revenunominal moyen est de 840, il s’élève à 3 900 dès lors qu’il est mesuré en parité de pouvoir d’achat.Certaines institutions onusiennes, et notamment le PNUD, tendent à occulter cette différence commesi elles voulaient souligner les inégalités mondiales et par là même les conséquences négatives dela mondialisation.

5. Sur la synthèse des débats sur l’inégalité, cf. M. Lundberg et B. Milanovic [2000].

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[ibid., p. 47]. Sur une base pondérée par la population – mais sur une périodeplus courte (1988-1993) –, Milanovic aboutit à une conclusion comparable : lecoefficient de Gini serait passé de 62,8 à 66. Ce qui est intéressant dans l’étudede Milanovic, c’est moins l’ingéniosité statistique que l’explication qu’il donneà cet accroissement des inégalités. Pour lui, les principales sources d’inégalitétiennent à l’accroissement des inégalités entre villes et campagnes en Chine et enInde, à l’effondrement des classes moyennes en Amérique latine, en Europe del’Est et en Russie [ibid., p. 10]. Milanovic a, dans une étude complémentaire[Milanovic, Yitzhaki, 2001], tenté d’analyser l’effondrement des classes moyennesd’un double point de vue inter-national et mondial. Ses conclusions sont trèsconvergentes. 76% de la population mondiale vit dans des pays pauvres – ce quin’exclut pas l’existence de riches dans ces pays –, 8% vit dans des pays inter-médiaires et 16% dans des pays riches – où il y a aussi des pauvres. Pourtant, sil’on prend en compte les inégalités de revenus indépendamment de leur originegéographique, on aboutit à des résultats assez proches : 78% de la populationmondiale est pauvre, 11% appartient à la classe moyenne et 11% est riche.

C’est peut-être dans l’érosion des classes moyennes qu’il faut rechercherune des sources de mécontentement ou d’insatisfaction vis-à-vis de la mondia-lisation. Pour autant, il est difficile d’incriminer la mondialisation en soi dansce processus d’évidement des classes moyennes dans la mesure où les effets dela mondialisation restent différenciés.

L’Asie connaît une structure inégalitaire bien moins forte que l’Amériquelatine, alors que ces deux régions sont intégrées au processus de mondialisation.Cela étant, par le fait même que celle-ci n’entraîne en soi aucune correction desinégalités, le soutien social dont elle pourrait bénéficier reste très limité. Aucungrand changement social ne peut véritablement aboutir à un meilleur équilibresocial si, d’une manière ou d’une autre, il ne vise pas à consolider et à étendreles classes moyennes. Certes, on pourra estimer qu’au XIXe siècle, la mondiali-sation provoque elle aussi dans un premier temps une aggravation des inégali-tés sociales dans les pays riches [Williamson, 1996, p. 8]. Mais cette comparaisonn’est pas forcément rassurante : Williamson considère que l’aggravation desinégalités à la veille de la Première Guerre mondiale explique en partie leprocessus de dé-globalisation intervenu à partir de 19146.

Mais, d’une certaine manière, l’équation au début du XXIe siècle semble pluscomplexe du fait que la mondialisation se fait par la mobilité du capital et nonpar celle du travail. Or si, au XIXe siècle, la mobilité du travail a eu un effet inégaldans les pays développés grâce à la baisse du coût du travail, elle a simultané-ment permis aux pays d’émigration de réduire la pression démographique et dese développer plus facilement. Au XXIe siècle, la mobilité du travail reste faible,même en tenant compte des délocalisations. Le poids est aussi mis sur la mobilité

QUELLE « AUTRE MONDIALISATION » ?34

6. Williamson souligne néanmoins que l’aggravation des inégalités au Nord a entraîné unebaisse de l’inégalité dans les pays du Sud. Mais dans ce mouvement, l’immigration a joué un rôleessentiel, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, même si Williamson se situe dans la lignée deséconomistes minoritaires pour qui l’immigration, plus que le commerce, accentue l’écart entresalariés qualifiés et non qualifiés [cf. Williamson, 1996, p. 5 sq.].

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du capital et la libre circulation des biens et des services pour réduire les inéga-lités inter-nationales. Cette attente paraît historiquement démesurée. La vraiequestion politique est donc celle de savoir si la correction des inégalités mon-diales pourra se faire sans mobilité du travail. Cette question, les pays du Nordne peuvent naturellement pas la poser frontalement. Ils l’esquivent en estimantque la liberté des marchés, couplée à de « bonnes politiques internes », per-mettrait d’atténuer la pression inégalitaire. Mais cette cote mal taillée paraît bienproblématique. D’une part, parce que les pressions protectionnistes restent réellesau Nord; d’autre part, parce qu’une ouverture des marchés du Nord entraîneramécaniquement des déséquilibres entre pays du Sud; enfin parce que la définitionde bonnes politiques internes passe nécessairement par une conditionnalité quiest déjà très mal ressentie.

Cela d’autant plus que le débat sur les inégalités ne se joue pas que sur l’axeNord-Sud. Au sein des pays riches, qui pourtant sont les principaux bénéficiairesde la mondialisation, le débat sur les inégalités s’est beaucoup intensifié. LesÉtats-Unis, qui symbolisent le mieux la mondialisation, sont confrontés à uneaccentuation exceptionnelle des inégalités. Certes, la tolérance historique desAméricains pour l’inégalité est incomparablement plus grande qu’en Europe[cf. Alesina, Di Tella, Mac Culloh, 2002]. C’est la raison pour laquelle l’inéga-lité n’est jamais en soi un critère d’analyse ou d’interprétation. Il n’empêche,comme le souligne Kevin Philipps dans son dernier livre, que les inégalités sesont fortement accrues depuis la fin des années quatre-vingt. Alors qu’en 1982,la fortune des 400 Américains les plus riches atteignait les 230 milliards de dol-lars, ce chiffre passait à 2 600 milliards de dollars en 1999. De fait, 10% desAméricains détiennent 40% des revenus américains contre près de 30% à la findes années soixante-dix. La thèse de Philipps est de dire que les États-Unisreviennent à une structure d’inégalités qui était la leur à la fin des années vingt7.Rien ne prouve que la mondialisation soit en soi responsable de ce processus,qui trouve son origine dans les choix fiscaux-politiques délibérés faits depuisl’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan en faveur des revenus les plus élevés.Mais là encore, la dissociation des processus paraît toujours délicate dès lorsqu’il y a coïncidence dans le temps entre cette accentuation des inégalités interneset la mondialisation de l’économie américaine. Ce qui est sûr, c’est que la logiquede financiarisation de l’économie à laquelle se rattache ce processus d’accrois-sement des inégalités a incontestablement été exportée par les États-Unis à tra-vers le monde et cela d’au moins deux façons. D’abord, au travers des mécanismesd’influence de l’économie la plus puissante (« les fameuses meilleures pra-tiques »). Ensuite et surtout au travers des processus de recyclage financier queles États-Unis ont grandement favorisé en imposant l’ouverture des marchésfinanciers dans des conditions souvent hasardeuses8.

MONDIALISATION : ENTRE RÉTICENCES ET RÉSISTANCES 35

7. Cf. Kevin Philipps [2002]. Voir l’analyse de son livre faite par Jeff Madrick dans la New

York Review of Books [2002].8. Il semble désormais acquis que la libéralisation des marchés financiers ne peut pas être

pensée comme la suite logique de l’ouverture des marchés des biens et des services [cf. Bhagwati,2002, p. 10].

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LA FAIBLE PRÉFÉRENCE POUR LE LIBRE-ÉCHANGE

On n’insistera pas beaucoup sur le fait que le libre-échange est un des ins-truments essentiels de la mondialisation. Au cours de la décennie quatre-vingt-dix,la croissance du commerce mondial a été largement supérieure à celle del’économie mondiale. Cette extraversion a touché les pays riches mais, pro-portionnellement, plus encore les pays en développement. L’importance prisepar le commerce mondial est attestée par la quasi-universalisation de l’OMC,à laquelle n’ont pas encore adhéré les pays dont l’économie dépend du seulpétrole. Les institutions multilatérales mettent depuis longtemps l’accent surles bénéfices de « l’ouverture ». Et quoi qu’on en pense, cette idée s’est trèslargement imposée au-delà du cercle des pays développés. C’est pourquoi onn’insistera jamais assez pour dire que la création de l’OMC constitue un pro-grès réel dans la régulation mondiale en ce qu’elle offre un cadre de négocia-tions multilatéral qui présente le triple avantage d’être conduit par des États,d’être fondé sur une égalité formelle entre ces États – ce qui n’est pas négli-geable – et de disposer d’un mécanisme de règlement des différends qui, glo-balement, dissuade le recours aux pratiques unilatérales. Il existe naturellementde nombreuses pistes de réflexion sur les moyens de renforcer la transparencede cette institution. Mais il n’y a pas, dans ce domaine comme dans d’autres,de solution magique.

Ce sont par exemple, les pays en développement qui s’opposent le plusfortement à l’influence des ONG sur l’OMC, de crainte qu’elle ne déséquilibreles rapports de pouvoir en faveur du Nord.

Cela dit, même quelqu’un comme Stiglitz reconnaît que l’ouverture com-merciale est fortement associée à la croissance du revenu par habitant9. Il estégalement communément admis que l’ouverture des marchés de biens et de ser-vices produit de bien meilleurs résultats que l’ouverture des marchés financiers,ouverture qui expliquerait pour beaucoup la crise asiatique de 1997-1998. Celadit, et au-delà de ce constat général, il existe naturellement des divergencesconsidérables entre les différents auteurs sur l’importance de l’ouverture dansune stratégie de développement. Il semble désormais acquis que l’ouverture ensoi ne règle rien et qu’elle ne saurait en aucun cas être un substitut à des poli-tiques internes. Les institutions financières multilatérales prétendent n’avoirjamais eu d’autre point de vue que celui-là. Dans les faits, elles ont surestimél’effet de levier de l’ouverture commerciale sur le développement.

Le problème que nous voulons soulever ici porte cependant sur un autrepoint. Il a trait à la persistante résistance des opinions publiques aux stratégiesd’ouverture, y compris dans les pays développés très largement bénéficiaires dulibre-échange. Or dans le débat politique sur la mondialisation, ce point estparticulièrement important.

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9. Pour une synthèse des travaux sur le sujet et une interprétation sceptique sur le lien mécaniqueentre politique commerciale et croissance économique, cf. Francisco Rodriguez et Dani Rodrik[2000].

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Dans une enquête internationale consacrée à l’appréciation des opinions surle libre-échange, on constate que, très spontanément, une large partie d’entreelles privilégient l’adoption de mesures protectionnistes pour améliorer la situationéconomique de leur pays et protéger l’emploi.

En dehors des Pays-Bas et de la Suède, où la préférence pour le protec-tionnisme est faible (30 et 36%), dans tous les autres pays, elle est très élevée :46% en Allemagne, 56% aux États-Unis et en Grande-Bretagne, 58% en France,62% en Australie10. Le fait encourageant est que, dans les pays en développe-ment, cette attitude négative n’est pas nécessairement plus forte, ce qui tendraità prouver que le libre-échange peut profiter au Sud.

Comment expliquer ce hiatus entre une logique forte de libéralisation et unerésistance sociale non négligeable au libre-échange? À ce constat général, il n’ya évidemment pas une réponse unique, mais un faisceau d’explications com-plexes et complémentaires.

La première tient au fait que les opinions publiques sont très hermétiquesaux analyses extrêmement sophistiquées sur les avantages du libre-échangismeet encore davantage aux arguments idéologiques associant libre-échangisme etliberté. De ce point de vue, il n’y a pas de continuité forte entre l’adhésion auxvaleurs du marché et l’adhésion au libre-échangisme. L’exemple le plus frap-pant est celui des États-Unis où l’intériorisation des valeurs du capitalisme, ycompris dans sa variante financière, contraste avec la persistance d’une idéolo-gie mercantiliste [Scheve, Slaughter, 2001, p. 16]. L’exportation est perçuecomme un gain et l’importation comme une perte. La règle de l’avantage com-paratif ne se confond pas avec le sens commun. On peut même penser qu’ils secontredisent fortement, comme en témoigne le débat sur les délocalisations : ilest difficile de faire accepter l’idée que la fermeture d’un site industriel, devenupeu compétitif en raison de la concurrence des pays à plus bas salaires, est lacontrepartie d’un jeu d’avantages comparatifs plus larges. Au niveau macro-économique, l’explication est parfaitement défendable. Au niveau micro-économique, et politique, elle l’est beaucoup moins. Cela rejoint deux problèmesstructuraux de légitimation que rencontre toute politique libre-échangiste : ladissociation des désirs des gagnants et des perdants, et le décalage dans le tempsentre les pertes occasionnées et les gains réalisés. Pour des salariés qui perdentleur emploi, le fait de leur dire que la balance emplois est « globalement favo-rable au pays » est un argument purement abstrait, comparable à celui qui expliqueà des chômeurs que le chômage a baissé dans le pays. On peut même penserque les conséquences de ce décalage peuvent accentuer la perception négativedu libre-échangisme et cela de deux façons : soit en renforçant le sentimentd’échec ou de victimisation des perdants qui se trouvent déclassés; soit en déve-loppant « l’effet de halo », c’est-à-dire l’effet de contagion de l’insécurité chez

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10. La question posée était la suivante : « Laquelle des deux grandes approches vous paraît-elle être la meilleure pour améliorer la situation de l’économie et de l’emploi dans votre pays :protéger les industries locales en restreignant les importations ou supprimer les restrictions auximportations pour accroître le commerce avec les autres pays? » [Angus Reid Group, Inc., The Face

of the Web. Wave One, 2000, p. 8].

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ceux qui n’en sont pas encore « victimes ». Ce phénomène bien connu à pro-pos de l’immigration – où l’on anticipe la peur d’un étranger qui n’est pas là,mais ne tardera pas à venir – joue très probablement dans le domaine du com-merce mondial même s’il n’a pas été étudié. On gagnerait à le faire, car il estévident que le poids des représentations collectives ou subjectives est dans cedomaine extrêmement important. Des comparaisons internationales montrentque les attitudes favorables au commerce mondial sont fortement corrélées auniveau d’éducation et donc au degré de confiance que l’on a dans ses capacitéspersonnelles à affronter la compétition. Mais cette corrélation n’est pas « pure »car d’autres facteurs entrent en jeu. Un Philippin et un Hollandais auront, à qua-lification égale, des points de vue différents sur les avantages du libre-échange,car la confiance qu’ils ont dans leurs pays respectifs pour affronter la mondia-lisation sera très variable11. L’équation est encore compliquée par le fait que cesont souvent les groupes les moins exposés à la compétition qui sont les plusfavorables au libre-échange. Cette réalité est d’ailleurs parfaitement vérifiéedans le cas français où, à la question de savoir si la mondialisation est une chancepour les entreprises et pour l’emploi, ce sont les électeurs socialistes qui répon-dent oui à 46% alors que ce pourcentage tombe à 33% chez les électeurs libé-raux de Démocratie libérale [Le Monde du 19 juillet 2001]. Cela n’a pas empêchéla gauche au pouvoir de se montrer très frileuse face à la mondialisation et den’engager aucune réflexion pédagogique sur les pertes d’emploi consécutivesaux délocalisations.

Si la question des représentations est essentielle, elle ne suffit pas à elle seuleà éclairer la préférence pour le protectionnisme. S’y ajoutent des raisons de fondque l’on ne détaillera pas toutes, mais que l’on peut résumer ainsi :

— l’intensification de la mondialisation a coïncidé dans les années quatre-vingt-dix avec des croissances relativement faibles, des taux de chômage rela-tivement élevés en Europe et, de ce fait, des progressions modestes du pouvoird’achat des salariés. Le résultat paraît donc relativement faible au regard dessacrifices consentis en termes de mobilité ou de flexibilité. Il y a certes lescontre-exemples américain ou britannique. Mais ils ont aussi leur contrepartie.Aux États-Unis, le prix du faible chômage a été l’accroissement considérabledes inégalités de revenus et la stagnation des salaires des travailleurs pas ou peuqualifiés. De surcroît, le très fort accroissement des importations rencontredésormais un puissant mouvement d’opposition au libre-échangisme, mouve-ment que reflète la fin de l’identification politique des républicains au libre-échangisme.

Les récentes mesures de protection dans le domaine de l’acier, doubléesd’une protection traditionnellement forte dans celui des textiles, montrent quel’économie la plus puissante du monde peut connaître des ajustements sociale-ment douloureux. On imagine donc l’ampleur de ce coût pour des économiesmoins bien préparées à la compétition mondiale.

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11. Ces différents aspects sont traités de manière exhaustive par Ana Maria Mayda et DaniRodrik [2002].

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— le deuxième problème vient du fait qu’il devient de plus en plus diffi-cile pour un État de définir une politique commerciale cohérente, tant sontdivergents les intérêts des différents acteurs économiques. Cette pluralitéd’intérêts rend toutefois plus difficile le retour à un protectionnisme intégraldans la mesure où il y aura toujours des acteurs économiques sociaux natio-naux qui pâtiront de ce choix. On l’a encore vu récemment dans l’affaire del’acier américain. Cela étant, les États paraissent de plus en plus vulnérablesaux pressions des groupes qui se font le plus entendre. Cette évolution paraîtd’autant plus forte, que contrairement à certaines idées reçues, les acteurséconomiques soucieux de se voir ouvrir les marchés mondiaux ne sont passpontanément demandeurs de grandes négociations multilatérales. Leur prio-rité va vers la négociation d’accords bilatéraux ou régionaux où leur contrôleest plus grand que dans des accords multilatéraux. Une enquête d’opinion [UPS,2002] a montré que plus de la moitié des entreprises européennes étaientindifférentes au résultat du cycle de l’OMC à Doha. Depuis le cycle de l’UruguayRound, l’attitude des firmes américaines semble assez comparable. Ce sontparadoxalement les États qui étaient à Doha les plus demandeurs d’une relancedes négociations multilatérales. Pour les États du Nord, il en allait de leur cré-dibilité politique après l’échec de Seattle. Au sein de cet ensemble, l’Europeavait un intérêt tout particulier : faire entrer les questions d’environnement etde mesures sociales dans le jeu commercial mondial. Elle y est partiellementparvenue. Pour les États du Sud, la motivation était peut-être plus grande. Ils’agissait d’obtenir une ouverture plus grande des marchés du Nord tout enrésistant à une régulation des échanges qu’ils assimilent souvent à un nouvelavatar protectionniste.

— les difficultés que connaît aujourd’hui le système commercial mondialtiennent enfin au fait que les enjeux commerciaux ont changé de sens. Il nes’agit plus seulement de réduire des barrières tarifaires ou non tarifaires sur labase de concessions réciproques, mais d’égaliser les conditions sociales de pro-duction de l’échange [cf. Laïdi, Lamy, 2002]. Ce qui veut fondamentalementdire que la libération des échanges porte en elle-même les termes d’une com-pétition non pas seulement entre économies, mais entre systèmes sociaux. Ducoup, le nombre d’acteurs – les stakeholders – se trouve singulièrement accru.Ces acteurs, ce ne sont pas seulement les États, mais aussi les acteurs non gou-vernementaux. Particulièrement présents dans les domaines de l’environnementet des droits de l’homme, ils plaident pour que la libération des échanges soitconditionnée à la satisfaction de revendications dans ces deux domaines. Ils sesont faits les chantres d’une mondialisation plus régulée. Ce faisant, ils com-plexifient considérablement les enjeux du commerce mondial, complexifica-tion que la montée en puissance de l’OMC révèle de manière éclatante. Ils lescomplexifient pour les États, qui doivent tenir compte de demandes sociales enmatière de commerce qui n’émanent plus seulement des agents économiques,pour les entreprises – qui craignent de se voir imposer des règles en matièred’environnement ou d’emploi – et pour les États du Sud qui craignent un« protectionnisme vert ».

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La conséquence de tout cela est la constitution d’une coalition totalementhétéroclite d’intérêts et de représentations défavorables à l’approfondissementdu processus de libération des échanges, qui comprend :

— des acteurs économiques qui voient dans la régulation multinationale soitun corset potentiel de régulations non économiques (environnement, protec-tion sociale) soit la source d’une compétition accrue avec les concurrents sanscontrepartie évidente; c’est la raison pour laquelle les acteurs économiques pré-féraient les accords bilatéraux aux accords multilatéraux, dans la mesure où lespremiers offrent des contreparties plus clairement ciblées ;

— des acteurs non économiques qui souhaitent prévenir une marchandisa-tion du monde soit en freinant l’extension du champ des services ouverts à laconcurrence (exception culturelle, éducation, santé) soit en « soumettant leséchanges à une conditionnalité verte ou sociale » ;

— des acteurs étatiques au Nord qui se trouvent confrontés à l’ouverture de« secteurs sensibles »; ces derniers étant soit des secteurs restructurés, contrô-lés par des intérêts locaux (lobbies sidérurgiques ou textiles aux États-Unis,par exemple), soit des secteurs protégés exprimant des préférences collectives(défense de la ruralité par exemple, dans le cas européen) ;

— des États du Sud pour qui l’accès aux marchés du Nord est une prioritéabsolue, et pour qui le libre-échangisme s’apparente à un marché de dupesdans la mesure où il exclut la libre circulation du travail. Il est en effet frappantde voir combien le système mondial fonctionne dans les faits de manière assezéloignée des principes libéraux. Ainsi, sur le plan financier, l’extraordinaireattractivité du marché américain qui exerce, par la force des choses, un effetd’éviction sur le reste du monde, dément l’hypothèse selon laquelle l’épargnedes pays riches se dirige logiquement vers les pays plus pauvres à potentiel dedéveloppement [cf. Le Monde du 10 avril 2001]. Le paradoxe actuel est que cesont les pays émergents du Sud qui sont aujourd’hui les plus proches de la visionlibérale du libre-échangisme, même si, dans les faits, ils n’échappent pas aumercantilisme ;

– des sociétés du Sud pour qui l’ouverture, comprise au sens le plus large,se traduit globalement par un sentiment accru d’insécurité économique. Ce sen-timent frappe tout particulièrement les classes moyennes généralement inquiètesde l’accroissement de la mobilité sociale qui joue naturellement dans les deuxsens. Certaines enquêtes montrent que l’insatisfaction sociale est forte, mêmedans des groupes sociaux dont le revenu moyen s’est objectivement accru, soitqu’ils estiment ne bénéficier que faiblement de la mobilité ascensionnelle dufait de l’accroissement des inégalités, soit qu’ils mesurent la fragilité de leursituation12. Il en découle un sentiment de vulnérabilité et d’insécurité qui ren-voie au déficit symbolique de la mondialisation [Rodrik, 1999]. Par le fait qu’ellen’est articulée à aucune grammaire collective, la mondialisation apparaît vulnérableà toutes les contestations.

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12. La dimension subjective de la représentation des inégalités, indépendamment des faitsobjectifs, a bien été soulignée par Carol Graham et Stefano Pattinato [2001].

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AU-DELÀ DE LA GLOBALISATION ET DU DÉVELOPPEMENT,SOCIÉTÉ-MONDE OU EMPIRE-MONDE?

par Edgar Morin

UNE MONDIALISATION PLURIELLE

La globalisation qui commence en 1990 est l’étape actuelle d’une ère pla-nétaire s’ouvrant au XVIe siècle par la conquête des Amériques et l’expansiondes puissances d’Europe occidentale sur le monde. Ce processus est marqué parla prédation, l’esclavage, la colonisation, mais l’ère planétaire connaît aussi unautre développement.

De fait, la civilisation occidentale a produit les antidotes à la barbarie qu’ellea engendrée; ceux-ci, bien qu’insuffisants et fragiles, ont miné de l’intérieurl’esclavage; les idées émancipatrices, prises en main par les asservis, ont conduitaux décolonisations sur la plus grande partie du globe. Selon un remarquableparadoxe historique, qui se vérifie à nouveau pour le droit des femmes, le foyerde la plus grande et durable domination fut aussi celui des idées émancipatrices.Aussi a-t-il fallu lutter contre l’impérialisme occidental pour appliquer les valeursoccidentales.

La globalisation des années quatre-vingt-dix s’inscrit dans le double pro-cessus de domination/émancipation et lui apporte des caractères nouveaux.L’implosion du totalitarisme soviétique et la faillite des économies bureaucra-tisées d’État favorisent à la fois une poussée démocratique sur tous les conti-nents et une expansion du marché qui devient véritablement mondial sous l’égidedu libéralisme économique; le capitalisme se trouve énergétisé par une fabu-leuse expansion informatique, l’économie marchande envahit tous les secteursde l’humain, de la vie, de la nature; corrélativement la mondialisation des réseauxde communication instantanée (téléphone mobile, téléfax, Internet) dynamisele marché mondial et est dynamisée par lui.

Ainsi la globalisation des années quatre-vingt-dix opère une mondialisationtechno-économique en même temps qu’elle favorise une autre mondialisation,certes inachevée et vulnérable, de caractère humaniste et démocratique, laquellese trouve contrariée par les séquelles des colonialismes, le handicap de gravesinégalités ainsi que par le déchaînement du profit.

SOCIÉTÉ-MONDE?

Cette globalisation techno-économique peut être considérée comme le stadeultime de la planétarisation. Elle peut être considérée en même temps commel’émergence d’une infrastructure d’un nouveau type de société : une société-monde.

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Une société dispose d’un territoire comportant un système de communica-tions. La planète est un territoire doté d’une texture de communications (avions,phone, fax, Internet) comme jamais aucune société n’a pu disposer dans le passé.

Une société inclut une économie ; l’économie est désormais mondiale,mais il lui manque les contraintes d’une société organisée (lois, droit, contrôle)et les institutions mondiales actuelles, FMI et autres, sont inaptes à effectuerles plus élémentaires régulations.

Une société est inséparable d’une civilisation. Il existe une civilisationmondiale, issue de la civilisation occidentale, que développe le jeu interactif dela science, de la technique, de l’industrie, du capitalisme, et qui comporte uncertain nombre de valeurs standard.

Une société, tout en comportant en son sein de multiples cultures, susciteaussi une culture propre. Or il existe de multiples courants transculturels quiconstituent une quasi-culture planétaire. Au cours du XXe siècle, les médias ontproduit, diffusé et brassé un folklore mondial à partir de thèmes originaux issusde cultures différentes, tantôt ressourcés, tantôt syncrétisés. Un folklore plané-taire s’est constitué et il s’enrichit par intégrations et rencontres. Il a répandusur le monde le jazz qui a ramifié divers styles à partir de la Nouvelle-Orléans,le tango né dans le quartier portuaire de Buenos Aires, le mambo cubain, la valsede Vienne, le rock américain qui lui-même produit des variétés différenciéesdans le monde entier. Il a intégré le sitar indien de Ravi Shankar, le flamencoandalou, la mélopée arabe d’Oum Kalsoum, le huayno des Andes. Le rock apparuaux États-Unis s’est acclimaté dans toutes les langues du monde, prenant àchaque fois une identité nationale. Aujourd’hui, à Pékin, Canton, Tokyo, Paris,Moscou, on danse, on fête, on communie rock, et la jeunesse de tous les paysva planer au même rythme sur la même planète. La diffusion mondiale du rocka d’ailleurs suscité un peu partout de nouvelles originalités métisses comme leraï et enfin concocté dans le rock-fusion une sorte de bouillon rythmique oùviennent s’entre-épouser les cultures musicales du monde entier.

Il est remarquable que les formidables machines culturelles du cinéma, dela chanson, du rock, de la télévision, animées par le profit et organisées selonune division quasi industrielle du travail, surtout à Hollywood, aient produit nonseulement des œuvres médiocres et conformistes, mais aussi des œuvres belleset fortes; il y eut et il y a de la créativité dans tous ces domaines; comme je l’aiexpliqué dans L’Esprit du temps1, on ne peut pas produire en série films ou chan-sons identiques, chacun doit avoir sa singularité et son originalité, et la pro-duction fait nécessairement appel à la création. Souvent la production asphyxiela création, mais il advient qu’elle permette des chefs-d’œuvre; l’art du cinémaa partout fleuri, sur tous les continents, et il est devenu un art mondialisé touten préservant les originalités des artistes et des cultures…

Quand il s’agit d’art, musique, littérature, pensée, la mondialisation cultu-relle n’est pas homogénéisante. Il se constitue de grandes vagues transculturelles,qui favorisent l’expression des originalités nationales en leur sein. Métissages,

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1. Livre de poche, Essais, nouvelle édition, 1983.

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hybridations, personnalités cosmopolites ou biculturelles (Rushdie, ArjunAppadurai) enrichissent sans cesse cette vie transculturelle. Ainsi, pour le pireparfois, mais aussi souvent pour le meilleur, et cela sans se perdre, les culturesdu monde entier s’entre-fécondent sans pourtant encore savoir qu’elles fontdes enfants planétaires.

Ajoutons à cela les sentiments communautaires transnationaux qui se mani-festent à travers la mondialisation de la culture adolescente et la mondialisationde l’action féministe.

Par ailleurs, comme dans toute société, il s’est créé un underground, maiscette fois planétaire, avec sa criminalité : dès les années quatre-vingt-dix se sontdéployées des mafias intercontinentales (notamment de la drogue et de laprostitution).

Enfin, la mondialisation de la nation, qui s’est achevée à la fin du XXe siècle,donne un trait commun de civilisation et culture à la planète; mais en mêmetemps elle la morcelle plus encore, et la souveraineté absolue des nations faitobstacle, justement, à l’émergence d’une société-monde. Émancipatrice et oppres-sive, la nation rend extrêmement difficile la création de confédérations qui répon-draient aux besoins vitaux des continents et plus encore la naissance d’uneconfédération planétaire.

ÉBAUCHES D’UNE CITOYENNETÉ TERRESTRE

Malheureusement les internationales qui créaient une solidarité planétairedes travailleurs ont dépéri, mais les aspirations qui les nourrissaient ont ressuscitéà travers des avant-gardes de citoyenneté terrestre.

Gary Davis fut le précurseur qui, après la Seconde Guerre mondiale, créal’Association internationale des citoyens du monde qui, bien que marginalisée,entretint l’aspiration à l’unité planétaire.

Depuis les années soixante-dix, les associations de médecins vont en touslieux soigner toutes les détresses sans distinction ethnique ou religieuse. AmnestyInternational défend les droits humains sur toute la planète en dénonçant l’em-prisonnement arbitraire et la torture d’État. Greenpeace s’est consacré à la tâchevitale de sauvegarder la biosphère. Survival International se voue aux petits peuplesqui en tous continents sont menacés d’extermination culturelle ou physique. Denombreuses associations non gouvernementales se dédient à des problèmescommuns pour toute l’humanité, notamment l’égalité des droits pour les femmes.

Il y eut un saut qualitatif en décembre 1999. La manifestation de l’anti-Seattle contre la mondialisation techno-économique s’est transformée enmanifestation pour une autre mondialisation, dont la devise fut « le monde n’estpas une marchandise ». Cette prise de conscience de la nécessité d’une réponseà l’échelle planétaire chercha à se prolonger en force de proposition. Porto Alegredevint ainsi le forum d’une société civile mondiale naissante.

Il faut savoir aussi ce qui fut ignoré par les médias, que l’Alliance pour unmonde responsable et solidaire organisa pendant dix jours à Lille, début décembre

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2001, une Assemblée des citoyens du monde, regroupant sept cents ressortissantsde tous les pays et continents, qui, dans une ferveur magnifique, ont élaboré àtravers débats une charte des responsabilités humaines.

En mars 2001 fut créé, sur l’initiative de Federico Mayor, ancien directeurde l’UNESCO, un « réseau des réseaux de la société civile mondiaux » nomméUbuntu (parole africaine qui désigne l’humanité). Ubuntu s’est réuni en mars2002 pour créer un « panel sur la gouvernabilité démocratique » visant à la« réforme profonde du système des institutions internationales ».

Enfin, à la suite d’une réunion tenue à Bled en octobre 2001 sur l’initiativedu président de la Slovénie, s’est fondé en février 2002 un Collège internationaléthique, politique et scientifique qui se donne une mission de « veille etd’alerte sur les principaux risques que court l’humanité » afin de leur opposerune « réponse civique et éthique ».

Ainsi donc, si la planète constitue un territoire disposant d’un système decommunications, d’une économie, d’une civilisation, d’une culture, d’une avant-garde de société civile, il lui manque un certain nombre de dispositions essen-tielles qui sont d’organisation, de droit, d’instance de pouvoir et de régulationpour l’économie, la politique, la police, la biosphère, de gouvernance, de citoyen-neté. L’ONU ne peut se constituer en autorité supra-nationale et son systèmede veto la paralyse. La conférence de Kyoto n’a pu instituer une instance desauvegarde pour la biosphère. Enfin une société-monde ne pourrait émergerqu’avec une armée et une police internationales.

Il n’y a pas encore de société civile mondiale, et la conscience que noussommes des citoyens de la Terre-Patrie est dispersée, embryonnaire.

Bref, la mondialisation a installé l’infrastructure d’une société-monde qu’elleest incapable d’instaurer. Nous avons les soubassements mais non l’édifice.Nous avons le hardware et non le software.

LE CHOC 9/11

Le 11 septembre 2001 a constitué un électrochoc décisif pour le devenir dela société-monde. Il a répandu sur le globe, à partir de la désintégration des deuxtours de Manhattan, le sentiment d’une menace planétaire. La découverte d’unréseau clandestin politico-religieux ramifié en tous pays, doté d’une capacitédestructrice inouïe, a suscité le besoin d’une police et d’une gendarmerie, ins-titutions décisives pour l’émergence d’une société-monde. En voulant désintégrerla mondialisation, Al-Qaïda a stimulé la formation d’une police mondiale.

L’ONU était naturellement destinée à constituer la force de police planétaire.Mais en les frappant en son cœur, Al-Qaïda a donné aux États-Unis, vu leurimplication totale et leur énorme puissance, l’impulsion à assumer une missionmondiale de police militaire sous le nom de « guerre au terrorisme ». Les motsd’« État voyou », d’« État délinquant » montrent bien ce que cette guerre a depolicier. Une double perspective s’est offerte depuis le 11 septembre 2001 : celled’un développement des compétences des Nations Unies, constituant leur police,

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leur gendarmerie, leur armée, ce qui tendrait à la formation d’une société-mondeconfédérale; celle d’une gouvernance impériale, effectuée par les États-Unis,tendant à la formation d’un empire-monde. Al-Qaïda a voulu détruire la domi-nation des USA; il l’a, jusqu’à présent et peut-être pour longtemps, renforcée.

L’ONU s’est mobilisée, mais les USA ont pris les commandes.Le besoin d’une police planétaire est apparu à Georges Bush, mais non point

malheureusement le besoin d’une politique planétaire. La répression peut com-battre les symptômes, mais elle ne saurait combattre les causes, et elle peut sur-tout les entretenir. Seule une politique à l’échelle mondiale peut traiter les causes.Ces causes se trouvent dans les inégalités, les injustices, les dénis. Il s’agit decombiner une world politics à une world policy. Mais, sous la commande desUSA, la world politics est atrophiée et la world policy hypertrophiée. Pire :comme la résistance des peuples opprimés est qualifiée de terroriste par leursoppresseurs, la « guerre au terrorisme » a déterminé une alliance des hégémoniescontre les résistances nationales. Pire encore : le mot terrorisme camoufle lesterrorismes d’États pratiquant une répression aveugle sur des populations civiles,en Tchetchénie et en Israël où elle a favorisé les raids de terreur pour liquiderla résistance palestinienne.

ROMPRE AVEC LE DÉVELOPPEMENT

Quelle politique faudrait-il pour qu’une société-monde puisse se consti-tuer, non comme parachèvement planétaire d’un empire hégémonique mais surla base d’une confédération civilisatrice?

Proposons ici non pas un programme ni un projet, mais les principes quipermettraient d’ouvrir une voie. Ce sont les principes de ce que j’ai appeléanthropolitique (politique de l’humanité à l’échelle planétaire) et politique de

civilisation.Cela doit nous amener tout d’abord à nous défaire du terme de développe-

ment, même amendé ou amadoué en développement durable, soutenable ouhumain.

L’idée de développement a toujours comporté une base technique-écono-mique, mesurable par les indicateurs de croissance et ceux du revenu. Elle sup-pose de façon implicite que le développement techno-économique est la locomotivequi entraîne naturellement à sa suite un « développement humain » dont le modèleaccompli et réussi est celui des pays réputés développés, autrement dit occi-dentaux. Cette vision suppose que l’état actuel des sociétés occidentalesconstitue le but et la finalité de l’histoire humaine.

Le développement « durable » ne fait que tempérer le développement parconsidération du contexte écologique, mais sans mettre en cause ses principes;dans le « développement humain », le mot « humain » est vide de toute sub-stance, à moins qu’il ne renvoie au modèle humain occidental, qui certes com-porte des traits essentiellement positifs mais aussi, répétons-le, des traitsessentiellement négatifs.

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Aussi le développement, notion apparemment universaliste, constitue unmythe typique du sociocentrisme occidental, un moteur d’occidentalisation for-cenée, un instrument de colonisation des « sous-développés » (le Sud) par leNord. Comme dit justement Serge Latouche, « ces valeurs occidentales [du déve-loppement] sont précisément celles qu’il faut remettre en question pour trouversolution aux problèmes du monde contemporain » (Le Monde diplomatique,mai 2001).

Le développement ignore ce qui n’est ni calculable ni mesurable, c’est-à-direla vie, la souffrance, la joie, l’amour, et sa seule mesure de satisfaction est dansla croissance (de la production, de la productivité, du revenu monétaire).Conçu uniquement en termes quantitatifs, il ignore les qualités – les qualités del’existence, les qualités de solidarité, les qualités du milieu, la qualité de la vie,les richesses humaines non calculables et non monnayables; il ignore le don, lamagnanimité, l’honneur, la conscience. Sa démarche balaie les trésors cultu-rels et les connaissances des civilisations archaïques et traditionnelles; le conceptaveugle et grossier de sous-développement désintègre les arts de vie et sagessesde cultures millénaires.

Sa rationalité quantifiante en est irrationnelle lorsque le PIB (produit inté-rieur brut) comptabilise comme positives toutes les activités génératrices de fluxmonétaires, y compris les catastrophes comme le naufrage de l’Erika ou latempête de 1999, et lorsqu’il méconnaît les activités bénéfiques gratuites.

Le développement ignore que la croissance techno-économique produitaussi du sous-développement moral et psychique : l’hyper-spécialisationgénéralisée, les compartimentations en tous domaines, l’hyper-individua-lisme, l’esprit de lucre entraînent la perte des solidarités. L’éducation discipli-naire du monde développé apporte bien des connaissances, mais elle engendreune connaissance spécialisée qui est incapable de saisir les problèmes multi-dimensionnels et elle détermine une incapacité intellectuelle de reconnaître lesproblèmes fondamentaux et globaux.

Le développement comporte en lui comme bénéfique et positif tout ce quiest problématique, néfaste et funeste dans la civilisation occidentale sans pourautant comporter nécessairement en lui ce qu’il y a de fécond (droits humains,responsabilité individuelle, culture humaniste, démocratie).

Le développement apporte certes des progrès scientifiques, techniques, médi-caux, sociaux, mais il apporte aussi des destructions dans la biosphère, desdestructions culturelles, de nouvelles inégalités, de nouvelles servitudes se sub-stituant aux anciens asservissements. Le développement déchaîné de lascience et de la technique apporte en lui-même une menace d’anéantissement(nucléaire, écologique) et de redoutables pouvoirs de manipulation. Le termede développement durable ou soutenable peut ralentir ou atténuer, mais nonmodifier ce cours destructeur. Il s’agit dès lors non tant de ralentir ou d’atténuer,mais de concevoir un nouveau départ.

Enfin le développement, dont le modèle, l’idéal, la finalité sont la civilisa-tion occidentale, ignore que cette civilisation est en crise, que son bien-être com-porte du mal-être, que son individualisme comporte clôtures égocentriques et

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solitudes, que ses épanouissements urbains techniques et industriels compor-tent stress et nuisances et que les forces qu’a déchaînées son « développe-ment » conduisent à la mort nucléaire et à la mort écologique. Nous avons besoinnon de continuer, mais d’un nouveau commencement.

Le développement ignore qu’un véritable progrès humain ne peut partir del’aujourd’hui, mais qu’il nécessite un retour aux potentialités humaines géné-riques, c’est-à-dire une re-génération. De même qu’un individu porte en sonorganisme les cellules souches totipotentes qui peuvent le régénérer, de mêmel’humanité porte en elle les principes de sa propre régénération, mais endormis,enfermés dans les spécialisations et les scléroses sociales. Ce sont ces principesqui permettraient de substituer à la notion de développement celles d’une poli-tique de l’humanité (anthropolitique) que j’ai depuis longtemps suggérée2 etcelle d’une politique de civilisation3.

POUR UNE POLITIQUE DE L’HUMANITÉ

La politique de l’humain aurait pour mission la plus urgente de solidariserla planète.

Ainsi une agence ad hoc des Nations Unies devrait disposer de fonds proprespour l’humanité défavorisée, souffrante, misérable. Elle devrait comporter unOffice mondial de médicaments gratuits pour le sida et les maladies infectieuses,un Office mondial d’alimentation pour les populations dénuées ou frappées defamines, une aide substantielle aux ONG humanitaires. Les nations riches devraientprocéder à une mobilisation massive de leur jeunesse en un service civique pla-nétaire partout où les besoins s’en font sentir (sécheresse, inondations, épidémies).Le problème de la pauvreté est mal estimé en termes de revenus; c’est surtoutcelui de l’injustice dont souffrent les indigents, miséreux, nécessiteux, les subal-ternes, les prolétaires, non seulement devant la malnutrition ou la maladie, maisdans tous les aspects de l’existence où ils sont dépourvus de respect et de consi-dération. Le problème des démunis, c’est leur impuissance devant le mépris, l’igno-rance, les coups du sort. La pauvreté est beaucoup plus que la pauvreté. C’estdire que pour l’essentiel, elle ne se calcule ni se mesure en termes monétaires.

La politique de l’humanité serait corrélativement une politique de justicepour tous ceux qui, non occidentaux, subissent le déni des droits reconnus parl’Occident pour lui-même.

La politique de l’humanité serait en même temps une politique pour consti-tuer, sauvegarder et contrôler les biens planétaires communs. Alors que ceux-ci sont actuellement limités et excentriques (l’Antarctiques, la Lune), ilfaudrait y introduire le contrôle de l’eau, ses rétentions et ses détournements,ainsi que les gisements pétroliers.

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2. Introduction à une politique de l’homme, première édition 1965, rééditée et complétée, Point-Seuil, 1999.

3. Cf. Politique de civilisation, par Edgar Morin et Sami Naïr, Arlea, 1997.

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La politique de civilisation aurait pour mission de développer le meilleurde la civilisation occidentale, d’en rejeter le pire, et d’opérer une symbiose descivilisations intégrant les apports fondamentaux de l’Orient et du Sud. Cettepolitique de civilisation serait nécessaire à l’Occident lui-même. Celui-ci souffrede plus en plus de la domination du calcul, de la technique, du profit sur tousles aspects de la vie humaine, de la domination de la quantité sur la qualité, dela dégradation de la qualité de la vie dans les mégapoles, de la désertificationde campagnes livrées à l’agriculture et à l’élevage industriels qui ont déjà pro-duit bien des catastrophes alimentaires. Le paradoxe est que cette civilisationoccidentale qui triomphe dans le monde est en crise en son cœur même, et sonaccomplissement est la révélation de ses propres carences.

La politique de l’homme et la politique de civilisation doivent converger surles problèmes vitaux de la planète. Le vaisseau spatial Terre est propulsé parquatre moteurs associés et en même temps incontrôlés : science, technique, indus-trie, capitalisme (profit). Le problème est d’établir un contrôle sur ces moteurs :les pouvoirs de la science, ceux de la technique, ceux de l’industrie doivent êtrecontrôlés par l’éthique, qui ne peut imposer son contrôle que par la politique;l’économie doit non seulement être régulée, mais elle doit devenir plurielle encomportant les mutuelles, associations, coopératives, échanges de services.

Ainsi une société-monde devrait comporter, pour résoudre ses problèmesfondamentaux et affronter ses périls extrêmes, à la fois une politique de l’hommeet une politique de civilisation. Mais elle a pour cela besoin de gouvernance. Unegouvernance démocratique mondiale est actuellement hors de portée; toutefoisles sociétés démocratiques se préparent par des moyens non démocratiques, c’est-à-dire des réformes imposées.

Il serait souhaitable que cette gouvernance s’effectue à partir des NationsUnies qui ainsi se confédéreraient, en créant des instances planétaires dotéesde pouvoir sur les problèmes vitaux et les périls extrêmes (armes nucléaires etbiologiques, terrorismes, écologie, économie, culture). Mais l’exemple de l’Europenous montre la lenteur d’un cheminement qui exige un consensus de tous lespartenaires. Il faudrait une montée soudaine et terrible des périls, la venue d’unecatastrophe pour constituer l’électrochoc nécessaire aux prises de conscienceet aux prises de décision.

À travers régression, dislocation, chaos, désastres, la Terre-Patrie pourraitsurgir d’un civisme planétaire, de l’émergence d’une société civile mondiale,d’une amplification des Nations Unies, non se substituant aux Patries, mais lesenveloppant.

L’OBSTACLE ÉNORME : L’HUMANITÉ ELLE-MÊME

Nous venons de dessiner le schéma rationnel et humaniste d’une société-monde comme si celle-ci devait se former selon cette rationalité et cet huma-nisme. Mais l’on ne saurait se masquer plus longtemps les obstacles énormesqui s’y opposent.

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Il y a tout d’abord le fait que la tendance à l’unification de la société-mondesuscite des résistances nationales, ethniques, religieuses qui tendent à la balka-nisation de la planète, et que l’élimination de ces résistances supposerait unedomination implacable.

Il y a surtout l’immaturité des États-nations, des esprits, des consciences,c’est-à-dire fondamentalement l’immaturité de l’humanité à s’accomplir elle-même.

C’est dire du même coup que loin de se forger comme société-monde civi-lisée, comme nous l’avons envisagé, il se forgera, si elle réussit à se forger, unesociété-monde grossière et barbare. Il y a de plus, en concurrence à la possibi-lité d’une société-monde confédérale, la possibilité d’une gouvernance impé-riale, assurée et assumée par les États-Unis. En même temps qu’on est en cheminvers une société-monde, on est en chemin pour que cette société-monde prennela forme d’un empire-monde. Certes, cet empire-monde ne pourrait guère inté-grer la Chine, mais il pourrait comporter comme satellites l’Europe et la Russie.Certes, le caractère démocratique et poly-ethnique des États-Unis empêcheraitun empire racial et totalitaire. Mais elle n’empêcherait pas une domination bru-tale impitoyable sur les non-conformités et les résistances aux intérêts hégé-moniques. Par ailleurs, quelle que soit sa voie de formation, la société-monden’abolirait pas d’elle-même les exploitations, les dominations, les dénis, lesinégalités existantes. La société-monde ne va pas résoudre ipso facto les

graves problèmes présents dans nos sociétés et dans notre monde, mais c’est la

seule voie par laquelle le monde pourrait éventuellement progresser.

Certes, à partir d’une société-monde, comme d’un empire-monde, on peutentrevoir un long chemin possible vers une citoyenneté et une pacificationplanétaires. L’Empire romain fut fondé sur deux siècles de prédations et deconquêtes féroces, mais en 212 l’édit de Caracalla accordait la citoyenneté àtous les ressortissants de l’empire.

C’est dire que nous arrivons non seulement à un terme historique, maisaux préliminaires d’un nouveau commencement, qui comme tous lescommencements comportera barbarie et cruauté, et que la route pour une humanitécivilisée sera longue et aléatoire. Et ce cheminement se fera, comme cela acommencé depuis Hiroshima, à l’ombre de la mort. Peut-être ce commencementsera-t-il une fin.

Ainsi, qu’il y ait société-monde ou empire-monde, le problème principaldemeure.

Il n’y a pas seulement en effet le déchaînement et la compétition des inté-rêts, des ambitions, des pouvoirs, des exploitations, que du reste favorise l’étatactuel du monde, il n’y a pas que les furies fanatiques, qu’exacerbent les entre-chocs des cultures, il y a également qu’aussi bien les individualismes occiden-taux que les communautarismes de partout, qui s’amplifient conjointement surla planète, favorisent le mal primordial de l’incompréhension humaine.L’humanisme des sociétés occidentales favorise en principe la compréhension,mais cet humanisme est inhibé dès qu’il y a antagonisme avec d’autressociétés. L’individualisme occidental favorise plus l’égocentrisme, l’intérêt

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personnel, l’autojustification que la compréhension d’autrui, d’où les ravagesde l’incompréhension dans les familles, les groupes, les lieux de travail, et biensûr chez ceux qui devraient enseigner la compréhension : les éducateurs. Enmême temps, les refermetures communautaires, dans toutes les civilisations,excitent les incompréhensions de peuple à peuple, de nation à nation, de reli-gion à religion. D’où l’extension et l’exaspération des incompréhensions dansl’extension et l’exaspération des conflits qui coïncident avec les processus d’émer-gence de la société-monde et sans cesse s’efforcent de ruiner cette émergence.

Nul nouveau Bouddha, nul nouveau Christ, nul Nouveau Prophète n’estadvenu pour exhorter à la réforme des esprits, à la réforme des personnes quipourrait seule permettre la compréhension humaine. Il faudrait pourtant, à lafaveur de la civilisation mondialisée, que surviennent de grands progrès de l’es-prit humain, non tant dans ses capacités techniques et mathématiques, non seu-lement dans la connaissance des complexités, mais dans son intériorité psychique.Il est clair à nos yeux qu’une réforme de la civilisation occidentale et de toutesles civilisations est nécessaire, qu’une réforme radicale de tous les systèmesd’éducation est nécessaire, et il est non moins clair que règne l’inconsciencetotale et profonde de la nécessité de cette réforme.

Le besoin de cette réforme intérieure des esprits et des personnes, devenuesi nécessaire à la politique, est évidemment invisible aux politiques. Aussiparadoxalement, le schéma d’une politique de l’humanité et d’une politique decivilisation que nous avons dessiné, bien qu’il corresponde à des possibilitésmatérielles et techniques, est une possibilité réelle actuellement impossible.C’est pourquoi l’humanité demeurera longtemps en douleur d’enfantement, oud’avortement, quelle que soit la voie qui s’imposera.

Ainsi, même dans l’hypothèse d’une confédération planétaire, le problèmeprincipal demeure : si les ambitions, la soif de lucre, les incompréhensions,bref les aspects les plus pervers, barbares et vicieux de l’être humain ne peu-vent être inhibés, au moins régulés, s’il n’advient pas non seulement une réformede la pensée, mais aussi une réforme de l’être humain lui-même, la société-monde subira tout ce qui a jusqu’à présent ensanglanté et rendu cruelle l’his-toire de l’humanité, des empires, des nations. Comment adviendrait une telleréforme, qui suppose une réforme radicale des systèmes d’éducation, qui sup-pose un grand courant de compréhension et de compassion dans le monde, unnouvel évangile, de nouvelles mentalités?

Les deux voies d’une réforme de l’humanité sont arrivées à une mêmeimpasse. La voie intérieure, celle des esprits et des âmes, celle des éthiques,des charités et des compassions, n’a jamais pu réduire radicalement la barbariehumaine. La voie extérieure, celle du changement des institutions et des struc-tures sociales, a abouti à l’ultime et terrible échec où l’éradication de la classedominante et exploiteuse a suscité la formation d’une nouvelle classe dominanteet exploiteuse pire que la précédente. Certes, les deux voies ont besoin l’une del’autre. Il faudrait les combiner. Comment?

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possibilité d’un nouveau commencement. C’est le déchaînement du quadrimoteurscience-technique-industrie-profit, associé au déchaînement des barbaries quesuscite et ressuscite le chaos planétaire.

La pire menace et la plus grande promesse arrivent en même temps surle siècle. D’un côté, le progrès scientifique-technique offre des possibilitésd’émancipation jusqu’alors inconnues par rapport aux contraintes matérielles,aux machines, aux bureaucraties, par rapport aux contraintes biologiques de lamaladie et de la mort. D’un autre côté, la mort collective par armes nucléaires,chimiques, biologiques, par dégradation écologique, porte son ombre sur l’hu-manité : l’âge d’or et l’âge d’horreur se présentent en même temps à notre ave-nir. Peut-être se mélangeront-ils en la continuation, à un niveau sociologiquenouveau, de l’âge de fer planétaire et de la préhistoire de l’esprit humain…

L’espoir?Le dépassement de la situation nécessiterait une métamorphose tout à fait

inconcevable. Toutefois cette constatation désespérante comporte un principed’espérance; on sait que les grandes mutations sont invisibles et logiquementimpossibles avant qu’elles n’apparaissent; on sait aussi qu’elles apparaissentquand les moyens dont dispose un système sont devenus incapables de résoudreses problèmes. Ainsi, pour un éventuel observateur extra-terrestre, l’apparitionde la vie, c’est-à-dire d’une nouvelle organisation plus complexe de la matièrephysico-chimique et dotée de qualités nouvelles, aurait été d’autant moins conce-vable qu’elle se serait produite dans les tourbillons, les tempêtes, les orages, leséruptions, les tremblements de terre.

Aussi la métamorphose n’est pas impossible, elle est improbable. Ici appa-raît un deuxième principe d’espérance : souvent l’improbable advient dans l’his-toire humaine. La défaite nazie était improbable en 1940-1941, au temps où leIIIe Reich dominait l’Europe et avait victorieusement envahi l’Union soviétique.

Enfin il y a un principe d’espérance dans ce que Marx appelait l’hommegénétique : rappelons que les cellules souches, capables de régénérer l’huma-nité, sont présentes, partout, en tout être humain et en toute société et qu’il s’agitde savoir comment les stimuler.

Il est donc possible de maintenir l’espérance dans la désespérance.Ajoutons à cela l’appel à la volonté face à la grandeur du défi. Bien que

presque personne n’en ait encore conscience, jamais il n’y eut une cause aussigrande, aussi noble, aussi nécessaire que la cause de l’humanité pour à la fois,et inséparablement, survivre, vivre et s’humaniser.

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UNE MAÎTRISE POLITIQUE DE LA MONDIALISATION ÉCONOMIQUE

par Christian Chavagneux

Fouiller les vieilles encyclopédies poussiéreuses permet de découvrir quele mot de gouvernance, loin d’être un néologisme anglo-saxon, était d’unusage courant dans la France du XIIIe siècle, celle de Du Guesclin. Il signifiait« gouvernement, juridiction, puissance en général ». Nos ancêtres avaient toutcompris. S’interroger sur la « gouvernance mondiale », c’est se demander quidétient assez de puissance pour fixer les règles du jeu politiques et sociales dela mondialisation économique (c’est cette dimension de la mondialisation quinous intéresse ici) et au nom de quelles valeurs. À ces questions, quatregrandes réponses sont apportées aujourd’hui [Graz, 2001]. Chacune fixe lesconditions et les orientations d’une action politique possible. Mais on est sur-pris, au final, de constater le manque de résultats solides permettant de com-prendre les conditions politiques de la mondialisation économique contemporaine.

LES ONG CONTRE LE MARCHÉ

La première analyse politique de la mondialisation met l’accent sur la pertede pouvoir des États face aux firmes multinationales, présentées comme apa-trides, et aux « forces du marché » considérées comme incontrôlables, dévas-tatrices et soumises à la seule logique de l’accumulation de richesses (discourstypique de certaines ONG anti-mondialisation libérale). La régulation poli-tique de la mondialisation passe alors par la mobilisation de la société civile :dans un affrontement direct avec les multinationales et par la pression sur lesgouvernements afin de susciter leur réaction.

À ce titre, le Forum social mondial de Porto Alegre illustre le poids gran-dissant des organisations non gouvernementales dans l’arène politique interna-tionale. Cela en fait-il pour autant aujourd’hui des acteurs clés de la régulationpolitique de la mondialisation? Si leur contestation de la mondialisation libé-rale occupe le devant de la scène, visibilité médiatique et influence politique nepeuvent être confondues. La première se constate de manière immédiate, laseconde demande une analyse fine et du temps pour être estimée.

D’où l’importance de situer le rôle international des mouvements sociauxdans le temps long. Le travail de Steve Charnovitz [1997] montre que les pre-mières mobilisations datent du XVIIIe siècle, et que les ONG ont su prendre uneplace politique essentielle dans les années vingt. Elles ont ainsi gagné leur légi-timité historique en œuvrant, souvent de manière déterminante, pour la défensedes droits humains (abolition de l’esclavage, développement des droits desfemmes, des minorités…). Après une période de relatif effacement, un mouve-ment citoyen international s’est reconstitué dans les années quatre-vingt-dix

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autour de différentes campagnes de mobilisation ciblées : annulation de ladette des pays pauvres, réforme des institutions financières, etc. Ces mouve-ments citoyens ont déjà gagné deux batailles : en animant le débat social et poli-tique international, elles ont ramené beaucoup de gens vers l’action politique;elles se sont imposées comme des interlocuteurs incontournables et sont recon-nues comme tels par les États [voir Jacquet, Pisani-Ferry, Tubiana, 2002] et lesfirmes [Novethic, 2002].

Mais, comme l’explique Gustave Massiah [2002], après être passé des résis-tances aux propositions, l’enjeu crucial pour ces mouvements est aujourd’huide définir une alternative au libéralisme. Les ONG sont passées du statut decontestataires marginaux à celui d’interlocuteurs sérieux. Il leur reste mainte-nant à trouver les moyens de transformer ce premier pas en une capacité d’influencequi, pour obtenir quelques victoires, reste encore limitée.

LES ÉTATS AU SOMMET

La deuxième analyse politique défend, à l’inverse, que les États sont loind’avoir perdu leur pouvoir et restent même les principaux producteurs des normespermettant à la mondialisation de fonctionner. La réflexion sur la gouvernancemondiale se concentre alors sur la coopération interétatique, les organisationsinternationales et la meilleure façon de les rendre efficaces et légitimes [Walzer,2001 ; Jacquet, Pisani-Ferry, Tubiana, 2002]. La régulation politique de lamondialisation devient alors un problème d’optimisation sous contrainte de larépartition des tâches entre les organisations internationales. L’objectif est dedéfinir le bon modèle politique qui suscitera les « bonnes pratiques » (coordi-nation, légitimité, etc.) capables d’assurer une action efficace des institutionsintergouvernementales.

On n’insistera jamais assez sur la naïveté politique d’une telle représenta-tion. Le rapport de synthèse de l’imposante étude du Conseil d’analyse écono-mique sur la gouvernance mondiale [2002] en est une illustration parfaite.L’hypothèse selon laquelle les États restent les principaux organisateurs poli-tiques de la mondialisation conduit à des erreurs d’analyse, sur le plan histo-rique et politique. La période d’après-guerre est ainsi présentée comme un âged’or de la coopération internationale sur lequel nous devrions prendre modèle.On oublie que les négociations de Bretton Woods ont d’abord été des négocia-tions entre les États-Unis et le Royaume-Uni, entre 1942 et 1944, et que lesautres pays ont été conviés ensuite à ratifier ce qui avait été décidé. On oublieque les objectifs des Américains étaient de casser l’Empire britannique, pourpouvoir mieux y exporter, et d’instaurer la domination du dollar. On oublie queles Britanniques, endettés jusqu’au cou, voulaient obtenir le droit d’être le pluslongtemps possible à découvert, et cherchaient à imposer aux États-Unis unmécanisme institutionnel les contraignant à dépenser leurs excédents pour nour-rir l’économie mondiale. Bel exemple de coopération! On oublie aussi que laBanque d’Angleterre, en association avec les élites financières de la City, jettera

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le système par-dessus bord dès 1957, sacrifiant définitivement le rôle interna-tional de la livre sterling au profit du développement de la place financière deLondres, en organisant la naissance du marché des eurodollars (des dollars dépo-sés et prêtés en dehors des États-Unis) [Burn, 1999]. Ce marché ouvre une brèchedans le système réglementé des opérations bancaires internationales, à partir delaquelle les dollars peuvent s’échapper pour passer dans un univers monétaireparallèle que nous appelons maintenant offshore, celui de la mondialisationfinancière, dont les dysfonctionnements produisent les crises que nous connais-sons aujourd’hui. C’est cela l’âge d’or de la coopération internationale qui nousmanquerait tant aujourd’hui…

Une autre erreur consiste à présenter la mondialisation comme le dévelop-pement des « interdépendances » rendant la coopération entre les États néces-saire, pour ne pas dire quasiment obligatoire, oubliant la réalité des rapports deforces. C’est ainsi que le rapport, tout en prétendant fournir des réponses à lamaîtrise politique de la mondialisation, refuse tout simplement de s’interrogersur le rôle de l’hégémonie américaine. Celle-ci est assimilée à la défense de l’in-térêt national américain par la coercition, et, nous est-il dit, « nul n’est prêt àaccepter sans conteste les options avancées par quelque pays que ce soit, y com-pris le plus puissant » [p. 31]. Une analyse triplement insuffisante. Sur le planthéorique : depuis les travaux du philosophe italien du début du siècle AntonioGramsci, et de ceux qui ont repris ses thèses aujourd’hui pour analyser le monde,on sait que l’hégémonie s’articule aussi autour de sa capacité à créer les condi-tions de son consentement, conditions qu’il faut étudier et non pas nier. Sur leplan empirique : le monde entier est prêt à accepter sans conteste les décisionsaméricaines quand la Réserve fédérale, la banque centrale des États-Unis, baisseles taux d’intérêt en 1987 et en 1998 et contribue largement à sauver par sesdécisions le système monétaire et financier international en crise. Sur le plananalytique : une confusion est faite entre les pouvoir instrumentaux de l’Étataméricain et le pouvoir d’écrire les règles du jeu mondiales dont disposent lesacteurs issus de la société américaine, entreprises, banques, ONG, etc. Le pou-voir de ceux-ci n’est pas pris en compte dans l’analyse. Et pourtant, comments’interroger sur les principes de la gouvernance mondiale sans voir que les grandsacteurs économiques privés écrivent aussi les lois de l’économie mondiale, enmême temps, et pas seulement en substitut des lois publiques quand celles-cisont déficientes? Comment poser les bases d’une régulation de la finance enoubliant les activités illégitimes des entreprises légales (Enron, Worldcom…),sans mentionner la place des mafias et la façon dont la finance illicite pénètrenos systèmes bancaires? Il n’y a pas que l’État et ses représentants qui fassentde la politique.

Chercher les moyens de rendre les organisations économiques internatio-nales plus légitimes, mieux spécialisées, plus responsables, transparentes etdémocratiques, est louable et nécessaire. Mais à quoi serviront les avancéeséventuellement acquises si ces institutions ne sont pas les acteurs décisifs dusystème?

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LA DÉCHARGE WÉBÉRIENNE

Le troisième type de réponse refuse tout a priori sur la force respective desacteurs publics et des firmes multinationales pour conclure que les normes quifaçonnent l’économie mondiale sont plutôt le fruit hybride de leurs compro-mis. On y retrouve les partisans de la notion de « décharge », mise en évidencepar Max Weber, qui consiste à montrer que les États ne perdent pas leur influencemais la font vivre autrement, de manière plus complexe, en la déléguant en par-tie à des acteurs privés ou para-étatiques [Hibou, 1999; Cohen, 2001].

L’approche est beaucoup plus subtile que les précédentes. S’appuyant surde nombreuses analyses de terrain, les travaux originaux de Béatrice Hibouinduisent à prendre en compte la montée en puissance des acteurs non étatiqueset montrent combien « la permanence des négociations entre acteurs dominants,qu’ils soient publics ou privés, la reformulation incessante des frontières entrepublic et privé et la persistance de l’emprise du politique et des relations de pou-voir en général » [Hibou, 1999, p. 28] sont essentiels à la compréhension dessociétés.

Pourtant, cette approche paraît buter pour l’instant sur trois limites. Elleramène à un modèle type, la décharge, une diversité de modes d’influence desacteurs privés qui ne semblent pas tous lui obéir. Comment expliquer par exemple,à partir de cette grille d’analyse, le rôle contemporain des cartels internationauxdont l’OCDE [2000] a récemment redécouvert l’importance? ou celui des grandesentreprises de réassurance, celles qui assurent les assureurs, qui, lorsqu’ellesdéfinissent les risques qu’elles sont prêtes à réassurer, déterminent les politiquesdes assureurs et donc les types de risques (économiques, politiques, environ-nementaux, financiers…) que les grandes entreprises pourront prendre, un élé-ment déterminant de leurs stratégies ? Ensuite, même si la capacitéd’autonomisation des acteurs privés est soulignée par cette approche, elle estrarement prise en compte. C’est oublier alors de s’interroger sur la capacité desÉtats à conserver la maîtrise technique du contenu des régulations établies avecou par les acteurs privés ou para-étatiques. Ainsi la définition de la politiqueprudentielle des grandes banques internationales est-elle largement passée dansles mains de ces dernières au cours des années quatre-vingt-dix, au détrimentde la capacité des autorités publiques à contrôler la qualité de l’autocontrôleainsi établi [Chavagneux, 2000]. La dernière critique touche à la dimensionterritoriale de l’approche. Si le degré de mondialisation des acteurs économiquesprivés est souvent largement surestimé, on ne peut en conclure pour autant queleur espace d’influence politique reste confiné à leur territoire d’origine. Or,autant les cas concrets proposés par les partisans de la décharge paraissent éclai-rants dans les différents espaces nationaux où ils sont analysés, autant son appli-cation au niveau des relations internationales peine encore à convaincre. Sanspenser qu’espaces nationaux et internationaux sont complètements différenciés,on souhaiterait pouvoir disposer de plusieurs cas explicites de normes négociées

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à dimension internationale où l’interaction entre acteurs privés et publics s’opèresur le mode de la décharge pour être vraiment convaincu de sa pertinence pourl’analyse politique de la mondialisation.

LA DIFFUSION DU POUVOIR

D’où la nécessité de recourir à la quatrième réponse apportée à notre ques-tion initiale. Elle conserve l’idée de normes hybrides, mais élargit le champ del’analyse en cherchant à mesurer l’influence politique d’un vaste ensemble d’ac-teurs étatiques et non étatiques (organisations internationales, firmes multina-tionales, diasporas, ONG, mafias, chercheurs, etc.) [Strange, 1996; Higgott,Underhill, Bieler, 2000; Josselin, Wallace, 2001; Bierstecker, 2002] sans chercherà les ramener à un idéal-type institutionnel particulier.

Nombre de ces études se réclament de l’inspiration des travaux du chercheurbritannique Susan Strange. Strange [1988, 1996] caractérise le pouvoir dansl’économie mondiale non pas en fonction des ressources des acteurs (pour lesÉtats : la démographie, le nombre de chars, le montant du PIB, etc.) comme celase fait traditionnellement, mais en fonction du résultat de leur influence concrètedans tel ou tel domaine. Il existe quatre structures principales du système inter-national, dit Strange, qui sont celles où l’exercice du pouvoir est le plus impor-tant : sécurité, production, finance et savoir. Comprendre où se situe l’autoritépolitique qui influence les évolutions du système international et quel mondeelle façonne demande de s’intéresser à ces quatre structures en interaction1.

Une « structure » définit le cadre de pouvoir dans lequel les participants àun domaine particulier de l’économie politique mondiale sont contraintsd’évoluer à un moment donné. Elle se définit comme l’ensemble des accordsqui fixent, pour un temps, les conditions d’exercice du pouvoir dans ce domaineet les valeurs prioritaires qui en découlent.

La structure de sécurité correspond à l’ensemble des accords déterminantles conditions dans lesquelles est distribuée la protection qui permet de répondreaux menaces (militaires, naturelles, alimentaires, etc.) qui pèsent sur les socié-tés humaines. La structure de production regroupe les accords déterminant cequi est produit, par qui, pour qui, où, avec quelles méthodes et à quelles condi-tions. Historiquement, la structure de production a connu deux changementssubstantiels : d’abord, la naissance en Europe du capitalisme et son développe-ment dans cette région du monde, puis le passage graduel de systèmes de pro-duction organisés pour servir des marchés nationaux à une organisation productivedestinée à servir un marché mondialisé. La structure financière est l’ensembledes accords qui décident de la disponibilité des financements dans les diffé-rentes parties du monde (qui bénéficie de combien de crédits et à quelles condi-tions de taux et de durée) et qui définit les conditions dans lesquelles les monnaiesinternationales s’échangent entre elles. La libéralisation qu’a connue le systèmefinancier international reste assurément le fait marquant de ces dernières décennies.

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1. Pour une mise en perspective des travaux de Strange, voir Chavagneux [1998], Tooze [2001].

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Enfin, la dernière structure principale, la structure des savoirs, se définit à undouble niveau. Au niveau abstrait, il y a « le monde des idées », les systèmesde croyances qui font qu’à un moment donné, chacun se construit sa représen-tation du monde et des contraintes et des opportunités qu’il peut y développer.À un niveau plus pratique, elle concerne toutes les méthodes qui permettent destocker, d’accumuler et de communiquer, ou non, des informations.

Sur la base de cette analyse et des différents travaux qui s’en nourrissent demanière plus ou moins proche, on peut tirer pour l’instant quatre résultatsgénéraux qui peuvent servir de point d’ancrage pour la compréhension desconditions dans lesquelles s’écrivent les normes politiques de la mondialisation.

L’hégémonie des États-Unis

On doit à Strange d’avoir constamment souligné l’asymétrie grandissanteentre les États, au profit des États-Unis, dans leur capacité à agir sur l’économieet la société. Le poids international des États-Unis fait de nouveau l’objet d’unintérêt certain depuis le 11 septembre 2001. Mais il n’est pas loin le temps oùles thèses du « déclin américain » faisaient fureur. Si l’on conçoit les États-Uniscomme un réseau regroupant l’ensemble de ses acteurs étatiques et non étatiques,on peut montrer qu’ils restent l’acteur dominant dans les quatre structures essen-tielles (poids de la puissance militaire, des multinationales, des décisions de libé-ralisation financière, dans l’influence sur le débat d’idées, dans la régulation del’Internet…). Chercher les voies d’une maîtrise politique de la mondialisationdemande de s’interroger sur le poids de l’influence américaine. Sans tomberdans la posture de dénonciation de l’hégémonie (voir les exemples de sauve-tage du système financier international cités plus haut que seule l’hégémonie apermis), sans croire à une américanisation du monde, et tout en ayant la possi-bilité de critiquer les États-Unis sans être victime de l’étiquetage immédiatdans la catégorie de l’anti-américanisme primaire. Or, si la mise en évidence dupoids des États-Unis reste aisée, la conclusion générale quant à la dynamiquede ses effets sur le reste du monde reste encore à construire, même si la balancedu président Bush semble plutôt peser vers une appréciation négative.

Les acteurs non étatiques

Les acteurs privés au sens large, tels qu’ils ont été présentés ci-dessus, contri-buent également à l’élaboration, à la décision, à la légitimation, à la mise enœuvre et au contrôle de normes internationales capables d’influencer la voiesuivie et les valeurs promues par la mondialisation économique. Les ressortsde cette « gouvernance privée » restent assez peu connus et très peu analysésen France. À partir des travaux de Biersteker [2002], on a essayé de fournirquelques pistes d’analyse du pouvoir des acteurs privés à partir d’une divisionen trois catégories : acteurs économiques, ONG et acteurs illicites [Chavagneux,2002]. Un découpage aux vertus heuristiques mais qui ne peut être qu’une étapedans la compréhension fine du rôle politique des acteurs non étatiques.

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Ce travail a permis de mettre en avant trois conclusions provisoires. Il n’ya pas de modèle institutionnel unique qui permette de rendre compte de la diver-sité de l’influence des acteurs non étatiques. De nombreux exemples souli-gnent la difficulté à distinguer parfaitement espace privé et espace public dedécision, le licite de l’illicite, le national de l’international, toutes ces frontièrestraditionnelles paraissant extrêmement poreuses. Ce qui ne revient pas à direque la « pieuvre mafieuse » domine les États, que toutes les entreprises men-tent sur leurs comptes, que la décision politique nationale n’existe plus, et autresclichés habituels. Mais plutôt qu’il est difficile de raisonner sur les sources deproduction des normes internationales à partir d’une distinction entre espacepublic et espace privé, les deux s’enchevêtrant, tout en flirtant quelquefois avecle « marché de l’immoralité » analysé par Jean de Maillard [2001]. Ce carac-tère hybride de la gouvernance de la mondialisation économique contemporaineprésente quelques ressemblances avec des périodes historiques précédentes etsemble bien être la norme tout au long de l’histoire plutôt qu’une exception denotre période contemporaine.

Les zones de non-gouvernance

L’économie mondiale voit se développer des zones de non-régulation (ungo-vernance), points de fragilité du système, où les acteurs étatiques et non éta-tiques en présence ne peuvent assurer la maîtrise des événements. La financemondiale paraît aujourd’hui une telle zone de non-régulation. Les moyens d’as-surer sa propre sécurité et, par conséquent, celle de l’économie mondiale dansson ensemble font désormais défaut. Si les jeux d’influence entre acteurs pri-vés et publics y ont pris un tour nouveau au cours de la décennie quatre-vingt-dix, au profit des acteurs privés, aucun d’entre eux ne paraît à même d’en assurerla maîtrise. On peut le mesurer à trois caractéristiques :

— une absence de contrôle de la liquidité mondiale : le manque d’infor-mation sur les activités des grands établissements financiers mondiaux rend dif-ficile aujourd’hui de déterminer ce qui, dans les nombreux instruments utiliséspar les acteurs financiers, est susceptible d’alimenter ou non le financement del’économie. Cela rend l’exercice de la politique monétaire complexe. Il devientimpossible de déterminer les sources qui viennent alimenter les différents mar-chés financiers, ce qui rend leur contrôle d’autant plus délicat. Comment savoirsi le niveau de liquidité disponible dans l’économie mondiale est adéquat, insuf-fisant ou trop important? Cette non-connaissance amplifie le risque d’être sur-pris soit par un manque de crédit, nécessaire pour alimenter la reprise économique,soit par une excroissance des placements se transformant en krach financier;

— une grande difficulté à contrôler les activités internationales des éta-blissements financiers : si un établissement financier organise indifféremmentdes activités de crédit, de Bourse et d’assurance, et croise ces différentes acti-vités, une régulation contraignante dans l’un des domaines peut être contour-née en utilisant les instruments financiers d’un autre domaine. Face à la montéede ces grandes entités financières multidomaines, les différentes institutions

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internationales de régulation cherchent à coordonner leurs actions, mais le pro-cessus n’en est qu’à ses débuts. Même la régulation des seuls établissementsbancaires reste fragile et ne garantit aucunement la sécurité du système financierinternational [Chavagneux, 2000];

— une montée en puissance des activités illicites : la finance internationalereprésente l’une des parts d’ombre de la mondialisation. À cet égard, la délin-quance financière des firmes légales (Enron…) et la fraude fiscale apparaissentcomme des phénomènes bien plus importants que le blanchiment d’argent dela drogue et autres trafics mondiaux dont les estimations paraissent largementfarfelues [Naylor, 2002; L’Économie politique, 2002]. Une part des flux finan-ciers illicites semble bénéficier des produits dérivés, dont les activités restentopaques et peu régulées à 70% (opérations de gré à gré). On estime par ailleursque la moitié des flux financiers mondiaux passe ou réside dans les paradis fis-caux, des territoires qui permettent de contourner les réglementations pruden-tielles et contribuent à effacer les frontières entre finance « normale », spéculativeet illégale.

Les autorités monétaires et la très grande majorité des établissementsfinanciers internationalisés sont incapables de connaître précisément leur niveaud’exposition au risque [The Economist, 2002, p. 15] et d’apprécier les consé-quences microéconomiques et macroéconomiques de leurs choix. Maîtriser lamondialisation demande de repérer ces zones de non-gouvernance qui sont autantde points de fragilité pour la croissance et l’emploi mondiaux.

Pas de complot mondial

L’analyse du jeu politique des acteurs capables d’influencer les règles dujeu de la mondialisation ne doit pas conduire à penser que l’expression du pou-voir dans l’économie politique mondiale résulte toujours de l’expression de stra-tégies de domination rationnellement définies. James Ferguson [1994] l’a montrépar exemple, dans l’analyse de l’influence de la Banque mondiale au Lesotho.À un niveau plus important pour la compréhension de la mondialisation contem-poraine, Ronen Palan [2002] montre – à partir d’une approche politique et his-torique éclairante – comment les caractéristiques contemporaines des centresfinanciers offshore se sont construites progressivement, un peu au hasard dedécisions prises dans différents pays. Le principe d’offrir un havre fiscal auxentreprises, pour les attirer, semble naître dans les années 1880 dans les Étatsaméricains du New Jersey et du Delaware, alors en quête de financements. En1929, les tribunaux britanniques vont plus loin en inventant l’un des principesclés de fonctionnement des paradis fiscaux : la résidence fictive, c’est-à-dire lacapacité pour une entreprise de mener ses affaires dans un pays tout en étantenregistrée fiscalement dans un autre. La Suisse développe dans le mêmetemps l’équivalent des sociétés écrans et formalise le secret bancaire dans saloi de 1934. Le tout donne les caractéristiques actuelles des centres offshore donton voit qu’elles se sont développées dans différents lieux, sous l’impulsion desÉtats, des firmes, des juges…

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Est-ce un hasard si toutes ces mesures sont nées à peu près en mêmetemps? Pas du tout, nous dit Palan. On l’oublie trop souvent, mais la séparationnette du monde en États-nations ne s’est véritablement imposée qu’au XIXe siècle.Ce n’est qu’à ce moment-là que les gouvernements ont édicté les lois leur per-mettant de définir leur territoire, de contrôler leur population, de se poser en« individus » distincts les uns des autres sur la scène mondiale. Or, la fin duXIXe siècle est aussi marquée par le développement d’une forte mondialisationéconomique, notamment par la liberté donnée aux capitaux de circuler libre-ment. Les investisseurs sont alors confrontés au problème de la compatibilitédes différentes législations nationales et à leur respect mutuel. Les gouverne-ments y apportent plusieurs réponses, par la prolifération de traités de libre-échange et par le droit donné aux entreprises de régler entre elles leurs litiges.Mais la seule solution assurant la compatibilité entre leur souveraineté récem-ment acquise et la mobilité internationale des capitaux a consisté à créer unefiction juridique, celle de l’ubiquité des investisseurs – enregistrés légalementici pour produire, là pour payer des impôts et encore ailleurs pour gérer leurcompte en banque.

Un principe qui respectait les souverainetés au détriment des capacités derégulation des États. Multinationales, banquiers, chefs d’État corrompus, mafieuxet milliardaires apprendront vite à tirer avantage de cette fiction juridique ens’organisant différentes existences légales en fonction de leurs besoins. Lamondialisation n’est rien d’autre, conclut Palan, que cet entremêlement de deuxmondes économiques et politiques, réels et fictifs dont l’état actuel n’est lerésultat de la stratégie délibérée de personne.

CONCLUSION

Ce bref tour d’horizon a permis de suggérer quelques pistes d’analyse politiquede la mondialisation économique. La conclusion principale reste pourtant queles études non idéologiques des rapports de forces mondiaux et de leur dynamiquerestent rares, tout particulièrement en France.

Peut-on l’expliquer? L’une des raisons tient à ce que ce type d’analyse néces-site d’entrer de plain-pied dans le domaine technique et mal maîtrisé – en dehorsde cercles étroits de spécialistes – de l’économie. La réponse n’est alors sûre-ment pas, comme le suggère Pascal Bruckner [2002], de laïciser l’économie,c’est-à-dire de la confiner dans son propre périmètre. On comprend le soucid’éviter sa domination, mais la solution est contre-productive : c’est donnercorps à la vision d’une économie comme un monde à part, régi par ses propreslois, qui ne serait ni politique ni culturelle. Le travail à faire est plus long etplus compliqué. Il est de montrer que l’économie est politique, le résultat derapports de forces et de compromis. Et que ce qu’un rapport de forces a construit,un autre peut le changer.

Mais ce n’est qu’une étape. Le mouvement de contestation des étudiants enéconomie a montré combien la maîtrise de leur spécialité devait s’inscrire dans

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un projet de connaissance plus vaste. Jusqu’à présent, les sciences humaines nesont pas arrivées à saisir dans leurs interactions la dimension globalisée desaffaires économiques, politiques et sociales. Pourtant, il ne semble guère y avoird’échappatoire à la multidisciplinarité. Pour ceux qui souhaitent comprendreles évolutions profondes du monde contemporain, il paraît de plus en plus difficilede se payer le luxe d’une compartimentalisation des savoirs.

Comment faire pour développer cette multidisciplinarité nécessaire ? Lasolution la plus simple reste celle de l’enseignement parallèle des différentesdisciplines. Pourtant, la division des connaissances est telle aujourd’hui que,au fur et à mesure que l’on avance dans un domaine, la spécialisation s’impose,restreignant d’autant la capacité de dialogue avec les autres domaines. Les étu-diants doivent donc être sensibilisés le plus tôt possible aux différentes disci-plines : théorie politique, théorie économique, stratégie des entreprises,histoire politique internationale et histoire de l’économie mondiale. Si l’on yajoute l’analyse des trajectoires nationales des pays les plus puissants, États-Unis en tête, on rassemble là quelques conditions nécessaires à l’enseignementde nouvelles approches.

Certes, à trop vouloir élargir, on peut perdre en profondeur. C’est souventl’argument de ceux qui, arc-boutés dans le cadre étroit de leur spécialité, res-tent toujours prompts à dénoncer une « dispersion disciplinaire » aboutissantfinalement à des analyses superficielles. Comme a pu le faire remarquer Joëlde Rosnay [in Chamak, 1997], « c’est le travers positiviste auguste-comtienqui consiste à penser que la réponse et la solution au problème de la complexitétiennent dans l’analyse et la réduction aux éléments. On peut aussi comprendrepar la synthèse, valider des hypothèses sur un fonctionnement global, en étu-diant la manière dont s’intercombinent des éléments à plusieurs niveaux hié-rarchiques ». Il revient aux disciplines actuelles et à leurs spécialistes de bâtirles ponts indispensables au dialogue tout en consolidant les savoirs indispen-sables. États-Unis, Royaume-Uni, Pays-Bas, Japon, on trouve dans tous ces paysdes formations à « l’économie politique internationale », une discipline à lajonction de l’économie, de la science politique et de l’histoire, dont les ensei-gnants forment de nouvelles générations de bridge-builders. La France ne peutpas rester à l’écart. Beaucoup en sont convaincus [Boyer, 2000; Caillé, 20012].L’enjeu est crucial : au-delà de la possibilité de mieux comprendre le monde,c’est bien la capacité à influencer son évolution future qui se détermine ici.

BIBLIOGRAPHIE

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2. Voir également les nombreux débats suscités par le ministère de la Recherche à ce sujet(colloque des 14 et 15 mars 2002).

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« SI C’EST STIGLITZ1 QUI LE DIT… »

par Pascal Combemale

En mars 1997, Joseph Stiglitz se rend en Éthiopie, un pays que son IDH(indice de développement humain) classe au 158e rang mondial. Alors que lasituation macroéconomique de ce pays est saine, le FMI vient de suspendre sesprêts pour deux raisons principales :

— il refuse de comptabiliser l’aide internationale reçue comme une res-source budgétaire stable; il préfère que cette aide soit gelée sous forme de réservesplutôt que de servir à construire des écoles;

— il n’apprécie pas le refus de ce pays d’ouvrir et de libéraliser complète-ment son marché des capitaux; le fait qu’une telle libéralisation ait produit desrésultats « catastrophiques » (sic) au Kenya ne remet pas en cause ce dogmeéconomique, car ce n’est justement… qu’un fait.

Heureusement pour l’Éthiopie, Joseph Stiglitz occupe alors un poste impor-tant à la Banque mondiale et l’un de ses anciens amis s’appelle Bill Clinton :ce capital social lui permet d’intervenir efficacement pour obtenir le rétablis-sement des prêts.

Une première question vient à l’esprit : le FMI en voudrait-il en particulierà l’Afrique? Non, soyons rassurés : depuis le début des années quatre-vingt, ilapplique les mêmes principes néolibéraux partout dans le monde, conformé-ment au « consensus de Washington ». D’abord expérimentés en Amérique latine,ces principes se traduisent par trois règles implacables : l’austérité, la privati-sation, la libéralisation. A priori, rien de très original dans le ciel des idées !L’histoire va une nouvelle fois confirmer que les effets de cette politique, quellesque soient par ailleurs les objections théoriques à lui opposer, dépendent d’aborddu contexte (social, culturel, institutionnel) et de ses modalités d’application(rythme, ordonnancement des réformes, etc.).

LA LOI D’AIRAIN DU FMI

La privatisation massive et brutale de l’économie induit, elle aussi, des effets« catastrophiques », parce qu’elle détruit des activités productives publiques(ou subventionnées) qui ne sont pas remplacées (Stiglitz donne l’exemple depoussins qui étaient livrés à des villageoises marocaines par une entreprise d’É-tat; le FMI ayant exigé que l’État n’intervienne plus, l’activité a été abandon-née car elle était trop risquée pour une entreprise privée) ou mal remplacées (enCôte-d’Ivoire, le monopole public du téléphone a laissé la place à… un mono-pole privé). Souvent, les entreprises privatisées sont bradées à des « amis », qui

1. Les nombreuses citations de cet article sont extraites de la (mauvaise) traduction de Globalizationand Its Discontents, parue chez Fayard en avril 2002 sous le titre La Grande Désillusion.

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sauront ensuite « renvoyer l’ascenseur » (par exemple, en finançant le parti aupouvoir), et l’absence de réglementation de la concurrence favorise la chasseaux rentes plus que la recherche de l’efficacité. Enfin, en l’absence de tissu indus-triel, d’une classe d’entrepreneurs, de circuits de financement, etc., les privati-sations se traduisent par une forte augmentation du chômage, et donc par un coûtsocial d’autant plus lourd que n’existe aucun système de protection sociale…

De la même façon, l’exposition massive et brutale de l’économie à la concur-rence internationale est destructrice (d’activités, d’emplois, d’avantages com-paratifs naissants) sans être créatrice, et plus encore lorsque des négociationscommerciales asymétriques défavorisent les pays dominés. Stiglitz cite l’exemplede la Bolivie, qui a accepté d’abaisser ses droits de douane au-dessous de ceuxdes États-Unis et a été « remerciée » de cet effort par la fermeture du marchéaméricain aux produits d’exportation qui devaient remplacer la coca, notam-ment le sucre. Plus généralement, l’ouverture des marchés du Sud aux expor-tations de produits industriels du Nord est « récompensée » par le protectionnismeagricole du Nord. La libéralisation du marché des capitaux qui l’accompagnede façon prématurée induit en premier lieu une dépendance déstabilisatrice àl’égard des mouvements de capitaux spéculatifs (dont Stiglitz nous dit qu’ils« ne peuvent servir à construire des usines ou à créer des emplois » – p. 99),incompatible avec la mise en œuvre d’une stratégie de développement (quirequiert un financement stable).

Quant à l’austérité, cette purge infligée au malade, y compris en pleinerécession comme au bon vieux temps des années trente, elle casse ou ralentit lacroissance dans des pays où le chômage est la première cause de pauvreté.

LA PREUVE PAR L’ABSURDE

Deux études de cas permettent de parachever ce tableau de la mondialisationmalheureuse. La première porte sur l’Asie, la seconde sur la Russie, ce « dramepermanent ».

Le FMI en Asie

Il n’y a pas si longtemps les NPIA étaient présentés comme des modèles dedéveloppement. La crise financière de la fin des années quatre-vingt-dix a ternicette belle réputation. Or, toujours selon Joseph Stiglitz, c’est la libéralisationdes mouvements de capitaux, imposée à la fin des années quatre-vingt, qui aété « le facteur le plus important dans la genèse de la crise ». Pourquoi? Parcequ’elle a mis des pays qui n’avaient aucun besoin de capitaux supplémentaires(du fait de leurs taux d’épargne déjà élevés) à la merci de l’humeur des spécu-lateurs, laquelle est conjoncturellement pro-cyclique : les capitaux entrent pen-dant la phase d’expansion, alimentant les bulles spéculatives (par exemple, cellede l’immobilier) et sortent pendant la récession, au moment où l’on en auraitbesoin! Après avoir ainsi préparé les conditions structurelles de la crise, le FMIa commis des erreurs qui l’ont amplifiée :

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— il a préconisé l’austérité budgétaire en pleine récession, ce qui ne s’étaitpas vu depuis Hoover;

— il a demandé la résorption des déficits de balance commerciale sansmesures ouvertement protectionnistes ni dévaluation, ce qui ne laissait d’autrerecours que la compression des importations, par la réduction du revenu natio-nal, de nature à propager la récession de chacun des pays vers ses partenairescommerciaux (selon un mécanisme de transmission qui avait déjà fait ses preuvesau cours de la crise des années trente…);

— il a incité à la hausse des taux d’intérêt (dans l’espoir de faire « revenir »les capitaux étrangers et de soutenir le taux de change), ce qui a précipité dansla faillite un grand nombre d’entreprises, d’autant plus sensibles à cette haussequ’elles étaient fortement endettées ; la défaillance des entreprises a entraînécelle des banques, et par conséquent l’effondrement de l’économie, incapablede redémarrer du fait du credit crunch.

Il y a une logique dans cette activité frénétique de pompier pyromane : démis-sionnant de son rôle de prêteur en dernier ressort, dont on attend qu’il évite auxpays en difficulté un effondrement contagieux, le FMI ne s’est soucié ni de l’éco-nomie réelle (c’est-à-dire des effets calamiteux de cette politique sur des entre-prises conjoncturellement en difficulté bien que structurellement « saines ») nides dégâts sociaux, mais exclusivement de la situation financière, analysée dupoint de vue des créanciers étrangers (préoccupés par l’inflation, les taux dechange et les taux d’intérêt).

Insistons un peu : l’action du FMI témoigne d’une méconnaissance de l’éco-nomie réelle – « dans le modèle du FMI, la faillite ne joue aucun rôle » (p. 151) –et d’une indifférence aux conséquences socio-politiques dont témoignent lesémeutes déclenchées par la réduction du soutien aux prix des produits alimen-taires; en revanche, elle atteste d’une grande sensibilité aux intérêts des créan-ciers ; évoquant la crise asiatique, Stiglitz note que « le FMI avait avancé23 milliards de dollars pour soutenir le taux de change et tirer d’affaire les créan-ciers », mais que « les sommes bien inférieures, et de loin, qu’il aurait fallu pouraider les pauvres » ne sont jamais arrivées (p. 162). Il s’avère ainsi qu’« uneinstitution publique créée pour remédier aux échecs du marché est à présentdirigée par des économistes qui font très largement confiance aux marchés ettrès peu aux institutions publiques » (p. 256).

Le FMI en Russie

Après la chute du Mur, deux conceptions de la transition s’opposaient :— selon la thèse gradualiste, il fallait s’armer de patience en se souvenant

que la construction sociale des institutions indispensables au bon fonctionnementd’une économie mixte (l’existence d’un droit de propriété, d’un cadre juridiqueimposant le respect des contrats, etc.) s’était étalée sur plus d’un siècle dans lespays « capitalistes » occidentaux. On n’importe pas le « marché » aussi aisé-ment que la recette du hamburger : la création et la légitimation de nouvellesinstitutions, l’apprentissage de nouvelles façons de penser et de se comporter exi-gent du temps; la question de l’ordre des réformes et de leur rythme est cruciale.

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Enfin, l’État a de nombreuses fonctions à assurer, non seulement pour établir lecadre favorable à l’activité économique (notamment la réglementation de laconcurrence et du système bancaire) et pallier les market failures (biens collec-tifs, externalités, etc.), mais aussi pour atténuer les coûts sociaux de la transition.

— selon les partisans de la « thérapie de choc », il suffisait de libérerl’économie de sa camisole bureaucratique pour que les forces créatrices spon-tanées du marché impulsent le décollage; il s’agissait en quelque sorte d’effa-cer la révolution de 1917 par une contre-révolution libérale, et donc de basculersans attendre d’un système dans un autre, selon l’adage lumineux « On ne franchitpas un précipice en faisant deux bonds ».

Par une curieuse alliance entre les « fanatiques du marché », qui neconnaissent que « l’économie de manuels » (où l’on raconte la fable du marchéautorégulé), et les « bolcheviks du marché », ex-nomenklaturistes opportunistesfraîchement convertis à la nouvelle religion, c’est la ligne radicale qui l’a emporté :

— en 1992, la plupart des prix « ont été libérés du jour au lendemain »; ilen a résulté une hyperinflation qui a détruit l’épargne; le FMI a réagi en impo-sant une hausse des taux d’intérêt qui a découragé l’investissement et provoquéune surévaluation du rouble (défavorable aux entreprises soumises à la concur-rence extérieure, mais favorable aux « oligarques » qui placent leur capitaux àl’étranger et effectuent leurs achats chez les concessionnaires Mercedes et dansles magasins Gucci);

— la privatisation, réalisée dans la précipitation et au profit des alliés, plusou moins mafieux, du pouvoir, a enrichi l’oligarchie (sous couvert d’une mas-carade de « vente aux enchères » et de « privatisation par les prêts2 »), qui s’estempressée de placer ses capitaux dans les paradis fiscaux; du fait de l’absencede cadre juridique et réglementaire, les dirigeants politiques et économiquesn’ont pas perdu une seconde pour piller les actifs des entreprises (« tout le mondeavait des raisons de piller, à tous les niveaux », p. 210); malgré un endettementextérieur croissant, l’investissement s’est arrêté;

— après avoir bradé son patrimoine d’entreprises publiques, l’État, incapabled’obtenir le paiement d’une partie des impôts, s’est trouvé dans l’incapacité d’ho-norer ses engagements, notamment de garantir le pouvoir d’achat des traitements,de payer des retraites et d’assurer une protection sociale minimale.

Dans les six premiers mois de 1998, le prix du pétrole, produit d’exporta-tion essentiel et source vitale de ressources fiscales, chute de plus de 40%. Lesspéculateurs parient alors sur une dévaluation du rouble : en juin, le taux d’in-térêt sur les emprunts de l’État monte à 60%, puis à 150%. Le FMI choisit aucontraire de résister à la dévaluation : en juillet, il accorde un prêt de 4,8 mil-liards de dollars à la Russie. Apparemment en pure perte : le 17 août, le gou-vernement russe annonce la suspension unilatérale de ses paiements et ladévaluation du rouble, précipitant ainsi une crise financière mondiale.

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2. En 1995, l’État emprunta des fonds à des banques privées appartenant aux « amis du pouvoir »;ces emprunts furent garantis par le nantissement d’actions d’entreprises publiques; il a alors suffique le gouvernement se déclare en défaut de paiement sur ces emprunts pour que les « amis » fassentmain basse sur ces entreprises.

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En réalité, rien ne se perd : les milliards de dollars du FMI « sont réappa-rus sur des comptes en banque chypriotes et suisses quelques jours seulementaprès le prêt ». Les oligarques russes ne sont pas les seuls à avoir bénéficié dece soutien : grâce à lui, les « banquiers d’affaires de Wall Street et des autresplaces occidentales » ont pu « s’enfuir de Russie avec tout ce qu’ils ont pu empor-ter » (p. 201). Toutefois, s’il y a des gagnants, il y a aussi des perdants : leremboursement reste à la charge du contribuable russe…

Le moment est venu d’évaluer le résultat de la « thérapie de choc » : entre1990 et 1999, la production industrielle russe a chuté de près de 60% (contre24% pendant la Seconde Guerre mondiale) ; le cheptel a diminué de moitié ;plus de 40% de la population vit avec moins de 4 dollars par jour; l’espérancede vie a reculé de plus de 3 ans. Comme le dit Stiglitz : « Beaucoup de chocs,peu de thérapie. » Retenons la leçon : sur le plan économique, les bolcheviksthatchéro-reaganiens sont pires que les bolcheviks staliniens!

Ces deux études de cas pourraient être complétées par de nombreux autresexemples, caractéristiques de la décennie quatre-vingt-dix : la réduction ou l’éli-mination du soutien aux produits alimentaires et aux combustibles a frappé deplein fouet les plus pauvres, au Maroc, en Indonésie, etc. ; la réduction desdépenses de santé a favorisé la progression de l’épidémie de sida en Thaïlande;la réduction des budgets consacrés à l’éducation a conduit les familles les plusdémunies à renoncer à envoyer leurs filles à l’école, etc.

J’ACCUSE!

Le diagnostic de Stiglitz

Il n’est pas nécessaire d’ajouter d’autres exemples pour comprendre le dia-gnostic de Stiglitz : le FMI, qui a commis « des erreurs dans tous les domainesoù il est intervenu : le développement, la gestion des crises et la transition ducommunisme au capitalisme » (p. 43), fait désormais « partie du problème etnon de la solution » (p. 136). Et c’est l’une des raisons pour lesquelles « aujour-d’hui, la mondialisation, ça ne marche pas » (p. 279).

Ce résumé a-t-il de quoi étonner le premier militant d’ATTAC venu ?Probablement pas. Il se demandera seulement si l’auteur de La Grande Désillusionfinira en prison avec José Bové! Non, ce qui pourrait étonner, c’est l’erreur decasting, car Joseph Stiglitz – qui fut, n’hésitons pas à le répéter, conseiller éco-nomique de Bill Clinton, puis économiste en chef de la Banque mondiale, estprix Nobel d’économie. Sauf à le suspecter d’être une taupe trotskiste – on nesait jamais –, son statut intellectuel et son expérience professionnelle confèrentun relief particulier à cette critique virulente de la mondialisation néolibérale.Et il n’est pas inintéressant de découvrir comment quelqu’un d’aussi bien placé,à l’interface de la « science » économique et de l’action politique, explique ceprocessus « catastrophique ».

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Les causes du désastre

À un premier niveau d’analyse, Stiglitz met en scène le vieux combat desLumières contre l’obscurantisme, de la raison contre la religion, de la sciencecontre l’idéologie. Les « fanatiques du marché » ont infiltré le petit monde destechnocrates qui, au Trésor américain et au sein d’organisations internationalestelles que le FMI ou l’OMC, prennent, le plus souvent à huis clos, les décisionsqui orientent la marche de la mondialisation. Aveuglés par leur idéologie ultra-libérale, ces « fondamentalistes » de l’« évangile Reagan-Thatcher » (p. 98) netiennent aucun compte de la diversité des réalités nationales, ni de ce que nousapprennent les expériences passées. Lorsqu’ils justifient leur politique en invo-quant la théorie économique, ils se réfèrent à l’économie caricaturale des manuelset ignorent les avancées de ces vingt dernières années – entre autres, celles quel’on doit à… Stiglitz – qui mettent en évidence les conditions très restrictivessous lesquelles le marché peut être présumé efficace, et la nécessité d’uneintervention régulatrice de l’État.

Il ne suffirait toutefois pas de s’en remettre aux seuls économistes. Parmieux, beaucoup continuent à confondre le monde imaginaire des modèles et laréalité; or « la politique économique n’est pas faite pour un monde idéal maispour le monde tel qu’il est » (p. 253). Une action efficace présuppose une ana-lyse de tous les déterminants de la situation, qu’ils soient historiques, culturels,politiques, et non de la seule dimension économique. Le refus d’accorder del’importance à tous ces facteurs, par exemple aux spécificités nationales, auxinstitutions – dont la plus importante est « invisible » : il s’agit de la confiance –,aux inégalités, aux conséquences pour les plus pauvres, etc., explique de nom-breux échecs. Il en va de même des politiques qui font l’impasse sur les ques-tions de l’agenda – dans quel ordre réaliser les réformes? – et du rythme deschangements. Pour faire de la bonne économie, il faut d’abord faire de la bonnehistoire, de la bonne sociologie, et de la bonne politique.

C’est pourquoi Stiglitz fait de la bonne économie lorsqu’il s’intéresse à l’en-castrement du marché, à la base sociale de la transition – en soulignant le rôlede la classe moyenne « qui a exigé les réformes que l’on désigne souvent parl’expression “état de droit” » (p. 217) – ou, mieux encore, lorsqu’il insiste surla nécessité de préserver le « contrat social » qui lie les citoyens à leur État etprévoit qu’ils « jouiront d’une protection sociale et économique de base incluantdes possibilités raisonnables d’emploi » (p. 271).

À qui profite le crime?

Mais l’aveuglement idéologique, l’économisme, ou l’obsolescence des théo-ries ne suffisent pas à expliquer pourquoi « l’effet net des politiques du consen-sus de Washington a été, trop souvent, d’avantager les riches aux dépens despauvres » (p. 46). Et là, Stiglitz n’hésite pas à se demander à qui profite le crime :que représentent les ministres du Commerce qui interviennent à l’OMC? Lesintérêts des exportateurs des pays riches qui veulent s’ouvrir de nouveaux

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débouchés et des producteurs de ces mêmes pays qui veulent se protéger de laconcurrence des pays pauvres. Que représentent les ministres des Finances etles gouverneurs des banques centrales au FMI? Les intérêts de la communautéfinancière. Voilà au moins des réponses claires, et ce n’est pas Arlette qui le dit.

Ne pourrait-on toutefois faire valoir ici comme une présomption d’inno-cence? Même pas : « Quand le FMI et l’État brésilien par exemple, ont dépensé,fin 1998, près de 50 milliards de dollars pour maintenir le taux de change à unniveau surévalué, où est allé cet argent? Il ne s’est pas évaporé dans l’atmosphère.Il est bien allé quelque part : une grande partie a fini dans les poches des spécu-lateurs. Certains spéculateurs peuvent gagner, d’autres peuvent perdre, mais lesspéculateurs en tant que groupe font un gain égal aux pertes de l’État. En un sens,c’est donc le FMI qui les maintient en activité » (p. 259). Le détective Stiglitz,présent sur les lieux du crime, ne se contente pas d’incriminer des organisa-tions; il n’hésite pas à nous « balancer » quelques noms : « Stanley Fischer, ledirecteur exécutif adjoint qui a si activement participé aux événements rappor-tés dans ce livre, est passé directement du FMI au poste de vice-président deCitigroup, la gigantesque firme financière qui englobe la Citibank. L’un desprésidents de Citigroup était alors Robert Rubin qui, lorsqu’il était secrétaire auTrésor, avait joué un rôle central dans la détermination des politiques du FMI.On ne peut que se poser la question suivante : Fisher a-t-il été richement récom-pensé pour avoir fidèlement exécuté les instructions qu’il a reçues? » (p. 269).Quant à Lawrence Summers, le sous-secrétaire d’État au Trésor d’alors, « il ainvité chez lui Anatoli Tchoubaïs, le ministre chargé de la privatisation qui avaitorganisé la scandaleuse opération des prêts [en Russie] » (p. 225).

Le doigt du procureur est pointé sur l’accusé : « Là où le FMI passe toutesles bornes, c’est quand, après les milliards dépensés pour maintenir le taux dechange à un niveau insoutenable et tirer d’affaire les créanciers étrangers, aprèsla capitulation du gouvernement qui, sous sa pression, a réduit les dépenses etplongé le pays dans une récession où des millions de personnes ont perdu leuremploi, il semble qu’il n’y ait plus d’argent pour financer les coûts infinimentplus modestes du soutien au prix des produits alimentaires ou des combustiblespour les pauvres! » (p. 272).

Que faire?

Après le détective et le justicier, il reste à demander au docteur : faut-il refu-ser la mondialisation? Non, « le problème n’est pas la mondialisation », qui aapporté aussi « d’immenses bienfaits », mais « la façon dont elle a été gérée »(p. 279). Ses effets bénéfiques l’emporteront si elle est convenablement régulée parles institutions internationales. Or celles-ci « reflètent l’état d’esprit de ceux devantqui elles sont responsables » (p. 282) : quand le FMI privilégie certains intérêts par-ticuliers au détriment de sa mission originelle, c’est tout simplement parce que cesintérêts sont mieux représentés que d’autres (« les travailleurs éjectés de leur emploià cause d’un plan du FMI n’ont aucun siège autour de la table, tandis que les ban-quiers qui exigent d’être remboursés sont abondamment représentés » – p. 291).

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Le problème est donc politique et la solution est une démocratisation des modesde gouvernement de la société mondiale en formation : « Il est temps de chan-ger les règles qui régissent l’ordre économique international » (p. 48).

Selon Stiglitz, les deux principales victimes de ce défaut de démocratie sontles pays en développement, qui demeurent soumis à une domination néocolo-niale, et les travailleurs qui subissent les conséquences des politiques d’austé-rité et du chômage. En ce qui concerne les premiers, il évoque une photo de1998 : « On y voit le directeur général du FMI, Michel Camdessus, un ex-bureau-crate du Trésor français, de petite taille et bien vêtu, qui se disait autrefois socia-liste […], debout, regard sévère et bras croisés, dominant le président indonésienassis et humilié. Celui-ci, impuissant, se voit contraint d’abandonner la souve-raineté économique de son pays au FMI en échange de l’aide dont il a besoin.Paradoxalement, une bonne partie de cet argent n’a pas servi, en fin de compte,à aider l’Indonésie mais à tirer d’affaire les “puissances coloniales” – les créan-ciers du secteur privé » (p. 71). Un début de solution consisterait ici à rendre lesystème des droits de vote au FMI moins inégalitaire, de telle sorte que les paysen développement puissent y défendre leurs intérêts.

En ce qui concerne les seconds, Stiglitz plaide pour une intervention de l’Étatqui garantisse les droits des travailleurs, notamment la possibilité pour eux d’êtrereprésentés et d’agir collectivement par l’intermédiaire de leurs syndicats – etoui, de leurs syndicats! – à tous les niveaux : de l’entreprise jusqu’aux institutionsinternationales.

L’idée générale est simple : chacun doit avoir le droit de participer, au moinsen étant représenté et informé, à tout processus de décision collective dont l’is-sue aura une incidence sur sa situation. Dans le cas des négociations commer-ciales, cela impliquerait de ne pas « oublier » les intérêts des travailleurs que laconcurrence internationale risque de mettre au chômage; dans le cas des poli-tiques « d’ajustement » du FMI, cela impliquerait de ne pas privilégier exclu-sivement les intérêts des créanciers, mais d’entendre aussi la voix des plus pauvres(rappelons que, selon les statistiques de la Banque mondiale, 1,2 milliard depersonnes vivent avec moins d’un dollar par jour, 2,8 milliards avec moins dedeux dollars par jour). Dans le cas du gouvernement des entreprises, celaimpliquerait de promouvoir une démocratie économique qui accorde une placeaux salariés à côté des propriétaires et des créanciers.

« Aujourd’hui le système capitaliste est à la croisée des chemins, exacte-ment comme pendant la Grande Crise. Dans les années trente, il a été sauvé parKeynes […] » (p. 319). Le lecteur aura compris que le nouveau sauveur s’ap-pelle Stiglitz. C’est en tout cas ce que laisse entendre ce dernier, dont la modes-tie n’est pas la principale qualité3 – mais la violence de sa critique4 semblemotivée par une authentique indignation devant la misère et l’injustice du monde.

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3. En voici deux échantillons : « J’ai été l’un des rares étrangers jamais invités à accompagnerles plus hauts dirigeants chinois dans leur retraite annuelle du mois d’août » (p. 129); « les Russesqui étaient d’accord avec moi, qui s’efforçaient d’établir une véritable économie de marché, […]n’ont cessé de m’en remercier » (p. 207).

4. Qui épargne toutefois la Banque mondiale…

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CANDIDE OU PROPHÈTE?

Bien qu’il puisse susciter des réactions ambivalentes, ce livre apporte unecontribution importante au débat sur la mondialisation. Certes, il y a de quoi êtrelégèrement agacé par cette redécouverte – faussement candide? – de réalitésconnues et dénoncées par les économistes hétérodoxes depuis au moins cin-quante ou soixante ans, qu’il s’agisse de l’incapacité des marchés à s’autorégu-ler, de l’importance cruciale des facteurs sociaux, culturels, institutionnels,politiques dans les stratégies de développement, de l’impact du rythme des chan-gement sur le succès des réformes, des effets déstabilisants d’une libéralisationtotale des mouvements de capitaux, de la nécessité de réglementer le systèmebancaire, etc. De ce point de vue, la catastrophe due à « la thérapie de choc » –pourtant prévisible par quiconque possédait des rudiments d’histoire économiqueet quelques connaissances sur la société russe, sans même avoir lu Polanyi oules institutionnalistes – a été une nouvelle démonstration, hélas pour les victimes,de l’extrême nocivité de l’économisme borné des doctrinaires ultralibérauxauxquels les crises antérieures du capitalisme n’ont manifestement rien appris.

Néanmoins, quiconque ne souhaite pas le pire se réjouira de voir toutes cescritiques – si évidentes pour la « vieille génération », mais qui restaient inau-dibles – reprises avec force par un économiste consacré dont l’argumentationrepose sur les avancées théoriques de ces vingt dernières années. Qu’un vilainmarxiste dénonce le néocolonialisme ou qu’un gentil régulationniste critique lavulgate néoclassique ne modifie guère le cours des choses; il devient plus dif-ficile de faire semblant de ne pas entendre lorsque le procès est instruit par uninsider prestigieux. Cela devrait contribuer à légitimer les mouvements quiluttent contre la mondialisation néolibérale.

Certains regretteront que Joseph Stiglitz ne s’interroge pas sur l’existenced’une alternative au capitalisme, ni même sur les contradictions de ce système5.Et la confiance qu’il place dans les progrès de la « science » économique estparfois exagérée. Mais c’est un réformiste humaniste6 disposé à admettre quechaque pays avait le droit de choisir démocratiquement entre plusieurs com-binaisons possibles de marché et d’État, de liberté individuelle et de protec-tion sociale. Il est encore un peu tôt pour le comparer à Keynes, mais c’est àcoup sûr un keynésien, voire un keynésien de gauche – il est favorable à l’éco-nomie mixte, à l’annulation de la dette des pays les plus pauvres, au contrôledes paradis fiscaux, au contre-pouvoir syndical dans les entreprises et lesorganisations internationales, etc. Par les temps qui courent, ce n’est déjà passi mal…

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5. Qui sont aussi les siennes, comme le montre cette citation : « Parmi les dirigeants russesauxquels nous nous sommes alliés, beaucoup s’intéressaient moins à créer une économie de marchéefficace qu’à s’enrichir personnellement » (p. 223); il y aurait d’un côté, une « bonne » économiede marché, et de l’autre, de « méchants » profiteurs qui ne songent « qu’à s’enrichir »!

6. Le livre est dédié à ses parents, qu’il remercie de lui avoir enseigné « la conscience et laraison ».

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Subsiste toutefois un « détail » : il a fallu une grande dépression et une guerremondiale pour qu’une partie du message de Keynes soit entendue. Depuis larévolution conservatrice du début des années quatre-vingt et la vague de déré-glementation-privatisation-libéralisation qui l’a suivie, la finance a repris le pou-voir7. Par ailleurs, les États-Unis ne semblent pas disposés à partager le leur ausein des instances qui gouvernent la mondialisation et l’on voit mal pourquoiils le seraient. Lorsque Stiglitz écrit, après le 11-Septembre8, que l’alliance contrele terrorisme doit être complétée par une alliance pour « réduire la pauvreté,créer un meilleur environnement, […] édifier une société globale plus juste »,il fait preuve de la même clairvoyance politique que Keynes. Sera-t-il entendu?La guerre et la crise sont à l’horizon, mais l’histoire, si l’on en croit les bonsphilosophes, ne se répète jamais… elle bégaie.

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7. Sur ce point, voir la démonstration de G. Duménil et D. Lévy dans Crise et sortie de crise.Ordre et désordre néolibéraux, PUF, 2000.

8. « Globalism’s Discontents », American Prospect, 14 janvier 2002.

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II. LE DÉBAT. UN AUTRE MONDE (ÉCONOMIQUE) EST-IL POSSIBLE?

Question n° 1. Constats. Est-il possible selon vous de dresser un bilansynthétique du processus de mondialisation en cours depuis une vingtained’années? Est-il globalement positif ou globalement négatif? Ou encore : doit-on pour l’essentiel accepter de jouer le jeu de la mondialisation économiquemarchande quitte à tenter de la mieux réguler? Ou faut-il s’y opposer frontalementet radicalement?

Question n° 2. Analyses. Comment analysez-vous le processus en cours?Représente-t-il, ou non, une nouvelle phase du capitalisme, et si oui, laquelle?Comment la nommer et la conceptualiser? Quelle ampleur attribuez-vous auxmutations actuelles ? S’agit-il d’un changement comme il s’en est produitbeaucoup dans l’histoire ou, au contraire, d’un bouleversement absolu, épochal,epoch-making, d’une ampleur comparable par exemple, à la révolution néo-lithique?

Question n° 3. Préconisations. À court ou moyen terme, et vu depuis l’in-térieur des ensembles politiques constitués, quel type de politiques économiquesvous paraît-il judicieux de conseiller aux États (l’échelle étatique nationale est-elle d’ailleurs encore pertinente?) en proie aux crises, comme hier le Mexique,la Corée, ou aujourd’hui le Japon ou l’Argentine? Existe-t-il selon vous unensemble de mesures de politique économique cohérentes qui dessinent unealternative véritable et reproductible aux préconisations libérales dérégulatricesqu’exprime par exemple, le FMI?

Question n° 4. À plus long terme. De manière plus structurelle, vers queltype de relations économiques internationales vous paraît-il souhaitable de sediriger? La taxe Tobin est-elle une bonne idée? Doit-on tenter de redonner forceaux États-nations? ou de jouer le jeu des ensembles supranationaux? et sousquelle forme? Peut-on parier sur un pouvoir d’infléchir les décisions des orga-nismes internationaux existants comme l’OMC ou le FMI, ou faut-il miser surautre chose?

Question n° 5. Quelle autre économie? Est-il pertinent, selon vous, d’op-poser économie (et société) de marché et capitalisme, et de critiquer le secondterme au nom du premier? De toute façon, l’important n’est-il pas d’opposerdes limites à la marchandisation de toutes les activités humaines? Mais les-quelles? En définitive, qu’est-ce qui doit échapper à la logique du marché? Laterre? le travail? l’argent? la culture? la vie? Pourquoi et comment? Que vousinspire le projet d’une « économie solidaire » et son appel à la société civile, autiers secteur et aux associations?

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Question n° 6. La question des valeurs. Au nom de quelles valeurs et dequelle vision du devenir humain la visée d’une autre mondialisation doit-elleselon vous être poursuivie? Une citoyenneté mondiale? une démocratie radi-cale ? Qu’est-ce à dire ? La perspective d’une solidarité mondiale est-elled’actualité ? et sous quelles formes pourrait-elle se déployer ? Celle d’unrevenu minimum (et/ou d’un revenu maximum)?

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II. LE DÉBAT. UN AUTRE MONDE

(ÉCONOMIQUE) EST-IL POSSIBLE?

a) Le refus de la mondialisation

D’AUTRES MONDES SONT POSSIBLES, PAS UNE AUTRE MONDIALISATION

par Serge Latouche

« Aqui, um outro mundo è possivel se la gente quiser. »

Beto HERMANN.

Le point de départ de cet article est un débat public avec René Passet au caféphilosophique de Lille, suite à son dernier livre Éloge du mondialisme par un

« anti » présumé [2001] dont j’avais fait un compte rendu critique dans Le Monde

diplomatique. On trouve effectivement dans cet ouvrage un plaidoyer pour un« authentique mondialisme » débouchant explicitement sur une autre mondia-lisation. J’écrivais en conséquence : « Parions que cette revendication de mon-dialisme ou d’une “autre mondialisation” (par en bas, humaine, etc.) ne manquerapas de susciter des débats dans le camp de la “société civile” » (et je pensaisplus précisément aux groupes locaux d’ATTAC). La partie « humaniste » duplaidoyer amène en effet l’auteur à des envolées sentimentales que ne renie-raient pas les bonnes âmes du FMI et de la Banque mondiale. Certains, dont lesignataire du présent article, ne s’offusquent pas d’être traités d’antimondia-listes. Sceptiques à l’égard d’un universalisme d’essence exclusivement occi-dental qui, sans s’identifier à la tyrannie des marchés, entraîne tout de mêmedans son sillage l’impérialisme culturel et le développement ethnocide, ilsmilitent plutôt en faveur d’un « pluriversalisme », plus cohérent d’ailleurs avecla belle déclaration de René Passet, si on la prend au sérieux : « Nous refusonsque les valeurs sociales, la culture, tout ce qui fait l’identité des peuples, puis-sent être réduites à la dimension de simples valeurs marchandes » [Passet, 2001,p. 143].

Certes, il existe une quasi-unanimité à gauche (et même au centre) pourdénoncer les méfaits d’une mondialisation libérale, voire ultralibérale. Cettecritique consensuelle s’articule autour de six points :

1) la dénonciation des inégalités croissantes tant entre le Nord et le Sud qu’àl’intérieur de chaque pays;

2) le piège de la dette pour les pays du Sud avec ses conséquences surl’exploitation inconsidérée des richesses naturelles et la réinvention du servageet de l’esclavage (en particulier des enfants);

3) la destruction des écosystèmes et la menace que les pollutions globalesfont peser sur la survie de la planète;

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4) la fin du welfare, la destruction des services publics et le démantèlementdes systèmes de protection sociale;

5) l’omnimarchandisation, avec les trafics d’organes, le développementdes « industries culturelles » uniformisantes, la course à la brevetabilité du vivant;

6) l’affaiblissement des États-nations et la montée en puissance des firmestransnationales comme « nouveaux maîtres du monde ».

Les membres du mouvement dit « antiglobalisation » (no global) àSeattle, à Gènes et ailleurs qui sont les vrais « empêcheurs de mondialiser enrond » clament très fort qu’« un autre monde est possible ». Ce slogan magni-fiquement chanté et orchestré est devenu une sorte d’hymne du peuple anti-mondialiste à Porto Alegre. Toutefois, un autre monde, cela ne signifie pasnécessairement une autre mondialisation, mais plutôt une autre société. Soyonslogiques : si l’histoire ne s’achève pas avec le triomphe actuel apparent du cock-tail démocratie + marché à l’occidentale, il y a place pour d’autres mondes. Ilimporte alors de clarifier les choses et de voir ce que peut signifier une autre

mondialisation, autrement dit une mondialisation non libérale, de voir lesfaiblesses et les limites d’un tel projet et de lui opposer une véritable « alternative »plurielle.

LE PROJET D’UNE MONDIALISATION NON LIBÉRALE

D’évidence, être contre la mondialisation pilotée par le G8, le gouverne-ment américain et les organisations de Bretton Woods, ne signifie pas, à stric-tement parler, être contre toute forme de mondialisation. On peut penserqu’une autre façon de mondialiser permettrait de porter remède aux six mauxci-dessus recensés de la libéralisation économique planétaire. L’économie capi-taliste, pour l’appeler par son nom, le marché et même la spéculation ont pu,par le passé, être régulés et encadrés de façon relativement satisfaisante (auxyeux des bénéficiaires du premier monde). Pourquoi n’en serait-il pas demême aujourd’hui? On peut, avec les souverainistes, imaginer qu’un retour àun cadre national revivifié par un souffle citoyen est souhaitable et possible.Toutefois, s’il faut bien sûr résister aux offensives qui visent à démanteler toutce qui reste de la régulation étatique ancienne, on peut ne pas se faire trop d’illu-sions sur l’issue finale d’un combat qu’on a de bonnes raisons de croire « d’ar-rière-garde ». De façon plus réaliste, il n’est pas interdit de considérer quel’évolution récente est irréversible et qu’il est urgent d’infléchir le mouvementen l’encadrant. L’objectif même de Porto Alegre 2 n’était-il pas de faire des pro-positions concrètes et constructives pour humaniser la mondialisation et contre-balancer le forum économique de Davos?

La première forme de réaction à la mondialisation libérale par un retour aunational est assez bien représentée en France par le projet chevènementiste. Ila sa cohérence, et quand on voit l’évolution de l’Europe, toujours plus libéralesur le plan économique, on comprend que la tentation du repli sur le pré carréest grande. Il n’y a toujours pas d’autre cadre que le cadre national pour mettre

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en œuvre une politique de régulation sociale qui implique un minimum de pro-tectionnisme écologique, économique, social et culturel pour protéger la sociétéde l’invasion du marché. Si le marché dicte sa loi, la démocratie est vidée detoute substance, le citoyen n’a plus de pouvoir et l’État n’est plus qu’un organed’exécution et d’oppression. Restaurer un État démocratique est une perspec-tive séduisante. Même si l’adhésion d’une certaine droite à la candidature deChevènement l’en éloigne de plus en plus, le mouvement ATTAC lui-même àses débuts n’était pas totalement exempt de la nostalgie souverainiste. Son lea-der, Bernard Cassen, a été conseiller de Chevènement, lequel a participé osten-siblement aux forums de Porto Alegre. Ce projet s’incarne aussi un peu partouten Europe sous des formes populistes et xénophobes beaucoup plus inquiétantes(Haider, Bossi, Le Pen, etc.), et le danger n’est pas mince d’une telle dérivemême pour le chevènementisme.

La seconde forme de réaction, celle qui domine très largement au sein de lamouvance du Forum social, est en faveur d’une autre mondialisation. Il s’agitde faire peser de tout son poids « la société civile globale » pour imposer unemondialisation régulée. Celle-ci peut être conçue au choix sur un mode fran-chement réformiste ou avec des accents plus révolutionnaires. Ce qui est dénoncésurtout dans l’actuelle mondialisation, c’est la dictature des marchés finan-ciers, autrement dit la domination de la sphère spéculative sur la sphère pro-ductive. Comme l’exprime très bien Pascal Bruckner, « quelles que soient lesmesures préconisées […] toutes visent à canaliser un capitalisme énergumèneincapable de se réfréner et spendidement indifférent à tout souci de justice etd’équité. Il s’agit enfin d’achever la mondialisation et non de l’abolir » [cité inBarillon, 2001, p. 121]. Il conviendrait de rétablir dans ses droits supposés le« bon » capitalisme producteur de « vraies » richesses, sur le mauvais capita-lisme marchand anglo-saxon, pour reprendre la distinction de Robert Boyer.Michel Barillon [2001, p. 115] en tire la leçon de façon très claire : « Le capi-talisme anglo-saxon, écrit-il, aurait tendance à sacrifier le plein emploi, la jus-tice et la cohésion sociales, les services publics, la qualité de l’environnement,l’intérêt des générations futures […] sur l’autel de la rentabilité à court terme,de l’individualisme possessif et de la compétitivité. Ce verdict constitue, semble-t-il, le stade ultime que la critique de l’ordre économique planétaire est suppo-sée pouvoir atteindre de nos jours : dénoncer non pas le capitalisme en soi,mais le modèle qui s’impose par le jeu combiné de la crise et de la dynamiqueimpulsée par les politiques économiques publiques “libérales” à l’échelle mon-diale […] et aspirer à son remplacement par une forme “tempérée”. » D’où unenécessaire régulation.

De quelle régulation s’agit-il ? Tout simplement de celle que l’on a déjàconnue, et à vrai dire la seule concevable : la régulation keynéso-fordiste, revueet corrigée pour tenir compte tant du changement d’échelle que des leçons del’expérience1. Ce projet n’est pas totalement nouveau. Willy Brandt en son temps

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1. Bernard Cassen, note Barillon [2001, p. 114], a pris l’habitude de se référer à l’autorité du« grand économiste », Keynes.

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avait lancé l’idée d’un keynésianisme à l’échelle mondiale pour remédier à lacrise des années soixante-dix et réduire la fracture planétaire Nord/Sud. Biensûr, il faudrait repeindre en vert ce programme pour tenir compte de l’esprit dutemps et prendre en compte les problèmes environnementaux réels. Le projetpourrait adopter la forme d’une autre économie. Une économie non libérale,respectueuse de la reproduction de la biosphère et des hommes. S’agirait-il d’unautre capitalisme? d’un autre marché? Restons sérieux. Ce serait illusoire etirresponsable de vouloir en sortir, pensent les partisans de l’autre mondialisa-tion. Personne ne remet vraiment en cause ni le Marché ni le capital après l’ef-fondrement de l’expérience socialiste. Ceux-ci semblent les horizons indépassablesde notre temps. Nous ne sommes pas néanmoins enfermés dans la fin de l’his-toire et la pensée unique, car il est possible d’hybrider fortement ce capitalismede marché et de lui imposer des normes à respecter. L’hybridation, c’est parexemple, celle proposée par Jean-Louis Laville et consorts d’une économie plu-rielle et solidaire reposant sur les trois pôles de la redistribution étatique, de laréciprocité associative et du marché concurrentiel. Le journal Le Monde du9 octobre 2001 rend compte sous le titre « L’autre mondialisation » d’un col-loque tenu à Québec sur la « globalisation de la solidarité ». « Il existe, lit-ondans l’article, un ensemble de forces sociales qui se veut porteur de contre-propositions à la mondialisation néolibérale. » Et d’évoquer toute une nébuleusequi va des « talleres de production en Amérique latine aux greniers villageoiset tontines africaines, en passant par les credit unions des pays anglophones,les systèmes de crédit solidaire de type Grameen Bank en Asie et les mutuellesen Europe et Amérique du Nord ». « Finance solidaire, commerce équitable,service de proximité, agriculture durable, gestion urbaine par les habitants etsystèmes d’échanges locaux, autant de concepts – plus ou moins connus dugrand public – qui s’efforcent de répondre à de véritables besoins sociaux, touten mettant en œuvre une autre pratique de l’économie2. » Cette émergenced’un « tiers secteur » est susceptible, selon ses promoteurs, d’humaniser l’éco-nomie, surtout si elle est épaulée par des règles canalisant les forces aveuglesdu Marché.

La régulation, quant à elle, serait celle imposée par une instance normativemondiale à mettre en place (à moins de subvertir celles qui existent déjà3…) –par exemple, l’OMDS (Organisation mondiale du développement social) pro-posée par Ricardo Petrella et reprise par René Passet. Cette institution se char-gerait en particulier, outre l’utilisation du produit de la taxe Tobin et la gestiondes « biens publics mondiaux », de la redistribution de ce bien collectif qu’estla richesse due à l’utilisation du progrès technique. Le savoir scientifique et tech-nique accumulé devrait constituer un véritable patrimoine commun de l’humanité.

QUELLE « AUTRE MONDIALISATION » ?80

2. Pour une analyse de la portée et des limites de ce projet, je renvoie à ma contribution (« Malaisedans l’association ») à l’ouvrage collectif Association, démocratie et société civile [2001].

3. Il faut, écrit Pierre Tartakowski, secrétaire général d’ATTAC, « réformer totalement lesinstitutions pour qu’elles réduisent réellement les inégalités […] Repenser l’OMC pour qu’elle nes’occupe pas uniquement de son veau d’or. Démocratiser le FMI. Pousser la Banque mondiale àréellement s’occuper du développement » [cité dans Barillon, 2001, p. 34].

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L’appropriation privative de ses applications est abusive et la confiscation parles nouveaux maîtres du monde des gains de productivité qui résultent de cebien commun est un scandale qu’il convient de faire cesser.

La base philosophique de ce « vrai » mondialisme n’est autre que la philo-sophie des Lumières avec les droits de l’homme, la démocratie et l’universa-lisme. L’Éloge du mondialisme de Passet est, en effet, d’abord un plaidoyer pourque « le public sache enfin où se trouvent les vrais mondialistes ». L’auteuroppose à la « mondialisation prédatrice » un « authentique mondialisme ». Celui-ci est définit par le Robert comme un « universalisme visant à constituer l’unitéde la communauté humaine ». Il en résulte que « toute mondialisation n’est doncpas mondialisme ». Traduisons : « l’internationale du fric » ne correspond pasà l’idéal des Lumières. Si l’inversion malheureuse des deux termes au fil de laplume (le mondialisme est prédateur page 81 et la mondialisation « véritable »page 145) brouille un peu le message, celui-ci reste clair. Il s’agit de construirela communauté humaine dont rêvaient les philosophes du XVIIIe siècle. C’est unprojet de mondialisation humaniste comme le déclare le programme d’un col-loque organisé les 23 et 24 novembre 2001 au Sénat par le Centre solidariste etdans lequel le conseil scientifique d’ATTAC était bien représenté. Sur le planéconomique, ce projet alternatif se résume finalement assez bien dans le slogandu développement durable, repris dans les éditoriaux d’Ignacio Ramonet dansLe Monde diplomatique. Le développement durable rassemble en effet l’en-semble des bonnes intentions des partisans d’une autre mondialisation. « C’estle développement, écrit encore Passet [p. 106-107], qui donnera les moyens, auxpays les plus pauvres, de dépasser la phase du développement fondée sur lesactivités lourdes, consommatrices d’énergie, de matière, donc destructrice del’environnement […] Mais quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, il n’y aura jamaisde meilleur moyen d’assurer le respect des normes sociales et environnemen-tales – au profit de tous les hommes – qu’un développement économique effi-cace et à finalité humaine. » Sans faire de procès d’intention à ces belles âmes,il est tout de même ennuyeux que la Banque mondiale et même Georges W.Bush ne disent pas autre chose4!

CRITIQUE DE CE POINT DE VUE

On peut douter de l’existence d’une autre économie comme on peut douterde l’existence, de la consistance et de la pertinence de son sujet porteur : la« société civile mondiale ». La possibilité de faire de l’économie autrementtout en restant à l’intérieur du paradigme du marché et du capital n’est pas évi-dente. De même, rejeter l’hégémonie des marchés financiers tout en conservant

D’AUTRES MONDES SONT POSSIBLES, PAS UNE AUTRE MONDIALISATION 81

4. George W. Bush déclarait le 14 février 2002 à Silver Spring devant l’administration de lamétéorologie que « parce qu’elle est la clef du progrès environnemental, parce qu’elle fournit lesressources permettant d’investir dans les technologies propres, la croissance est la solution, non leproblème » [Le Monde du 16 février 2002].

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le « bon » capitalisme est bien problématique. Le capitalisme financier est indis-sociable du capitalisme productif, comme la spéculation est indissociable de ladécision d’investir. Je crois qu’il y a dans l’économie un noyau substantiel donton peut certes limiter les effets, mais dont il me paraît impossible de changer lanature. Ajouter l’adjectif durable ou soutenable au projet développementiste, enparticulier, peut-il être le remède aux maux dénoncés de la mondialisation ditelibérale?

Au fond, beaucoup le pensent, et en particulier tous ceux qui prônent uneautre mondialisation. Il faudrait finalement revenir au développement, déjà définicomme croissance économique humanisée, en le corrigeant encore, s’il y a lieu,de ses effets négatifs. Un développement « durable » ou « soutenable » appa-raît ainsi comme la panacée tant pour le Sud que pour le Nord. C’est plus oumoins la conclusion de ce que nous avons entendu encore récemment à PortoAlegre. Cette aspiration naïve à un retour du développement pour construire uneautre mondialisation témoigne à la fois d’une amnésie et d’une absence d’ana-lyse sur la signification historique de ce développement.

La nostalgie des Trente Glorieuses, cette ère de la régulation keynéso-for-diste qui fut celle de l’apothéose du développement, nous fait oublier qu’enmai 1968, c’est précisément cette société de « bien-être » qui était dénoncéecomme société de consommation et société du spectacle n’engendrant que l’en-nui d’une vie sans autre perspective que le « métro-boulot-dodo », fondée surun travail à la chaîne répétitif et aliénant. Si on exalte encore volontiers les cerclesvertueux de cette croissance qui constituait un « jeu gagnant-gagnant-gagnant »,on oublie volontiers les deux perdants : le tiers monde et la nature. Certes, l’Étatgagnait, le patronat gagnait, et les travailleurs, en maintenant la pression, amé-lioraient leur niveau de vie; mais la nature était pillée sans vergogne (et nousn’avons pas fini d’en payer l’addition…), tandis que le tiers monde des indé-pendances s’enfonçait un peu plus dans le sous-développement et la décultura-tion. On a donc de bonnes raisons de penser qu’une régulation keynésienne àl’échelle mondiale serait impossible et contradictoire. Il n’y a pas de jeu oùtout le monde gagne qui soit compatible avec une économie capitaliste de mar-ché. En tout état de cause, ce capitalisme régulé de l’ère du développementaura été une phase transitoire menant à la mondialisation.

Si le développement, en effet, n’a été que la poursuite de la colonisation pard’autres moyens, la nouvelle mondialisation, à son tour, n’est que la poursuitedu développement avec d’autres moyens. L’État s’efface derrière le marché. LesÉtats-nations, qui s’étaient déjà faits plus discrets dans le passage du témoin dela colonisation au développement, quittent le devant de la scène au profit de ladictature des marchés (qu’ils ont organisée…) avec leur instrument de gestion,le FMI, qui impose des plans d’ajustement structurel. Toutefois, si les « formes »changent considérablement (et pas que les formes), on est toujours en face deslogans et d’idéologies visant à légitimer l’entreprise hégémonique de l’Occident,et singulièrement des États-Unis aujourd’hui. Rappelons la formule cyniqued’Henry Kissinger : « La mondialisation n’est que le nouveau nom de la poli-tique hégémonique américaine. » Il n’y a pas dans cette approche de remise en

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question de l’imaginaire économique. On retrouve toujours l’occidentalisationdu monde avec la colonisation des esprits par le progrès, la science et la tech-nique. L’économicisation et la technicisation du monde sont poussées à leurpoint ultime. Or, c’est cela même qui constitue la source de tous les méfaits donton accuse la mondialisation. C’est le développement réellement existant, celuiqui domine la planète depuis deux siècles, qui engendre les problèmes sociauxet environnementaux actuels (à l’exception, sans doute, du sixième de notrecatalogue introductif : l’affaiblissement de l’État-nation). Le développementn’est qu’une entreprise visant à transformer les rapports des hommes entre euxet avec la nature en marchandises. Il s’agit d’exploiter, de mettre en valeur, detirer profit des ressources naturelles et humaines. Quel que soit l’adjectif qu’onlui accole, le contenu implicite ou explicite du développement, c’est la crois-sance économique, l’accumulation du capital avec tous les effets positifs et néga-tifs que l’on connaît : compétition sans pitié, croissance sans limite des inégalités,pillage sans retenue de la nature. Le fait d’ajouter le qualificatif « durable » ou« soutenable » ne fait qu’embrouiller un peu plus les choses. En ce momentmême, circule un manifeste pour un développement soutenable signé par denombreuses célébrités dont Jean-Claude Camdessus, l’ancien président du FMI!Alors, de qui se moque-t-on?

Ce qu’on appelle parfois « société civile mondiale » ou encore « l’interna-tionale citoyenne » [cf. Morin, 2001] est fait d’un bric-à-brac d’ONG du Nord,du Sud et (plus rarement) de l’Est. Et d’évoquer les 2 800 organisations repré-sentées à Porto Alegre en 2000, les 50 000 délégués de 2002, etc. Ces rassem-blements hétéroclites, au demeurant fort sympathiques, sont très problématiques.« Les anthropologues, note Mike Singleton [2001, p. 126], qui ont non seule-ment observé de loin, mais participé de près aux manifestations complexes etcontradictoires des dynamiques de la société dite civile, sont moins tentés quedes théoriciens béats ou des politiciens opportunistes d’y voir une panacée ouune dernière planche de salut à l’endroit d’une mondialisation de plus en plusimmonde. » Les forums dits mondiaux sont surtout faits de nous-mêmes (contes-tataires du Nord) et de quelques partenaires soigneusement sélectionnés duSud qui sont plus ou moins nos reflets ou nos complices et à qui on offre le billetd’avion. Cela n’enlève rien à la portée du phénomène. Il est fondamental quela mondialisation, qui est la pointe avancée de l’occidentalisation du monde,soit contestée par des Occidentaux et des occidentalisés. Il est très importantqu’il y ait aussi des « passeurs » et des passerelles entre les sociétés écraséesdu Sud et les Occidentaux contestataires du Nord, tout en sachant que le risquede fraude et d’imposture est grand. Nos « partenaires » africains sont le plussouvent ces « maîtrisards » chômeurs reconvertis dans le business des ONG etque Jean-Pierre Olivier de Sardan qualifie de « courtiers du développement ».Les références pratiques invoquées – les mouvements de paysans sans terre, lesIndiens des Chiapas et le sous-commandant Marcos, le mouvement Chipko,etc. – sont des cautions importantes, mais à utiliser avec précaution. Quant auxréférences théoriques telles qu’Amartya Sen, Mohamed Yunus, voire VandanaShiva, ce sont des alibis produits par des universités occidentales et dont

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l’authenticité reste à évaluer5. Il est non moins important d’être conscient quela contestation islamiste, plus ou moins portée par le milliard de musulmans dela planète, en est totalement absente jusqu’à présent, comme en sont absentspour l’essentiel le continent africain et une large partie de l’Asie, la Chine enparticulier; l’Amérique latine est un cas à part et qui n’est pas exempt d’ambi-guïtés si l’on pense à l’importance des partis révolutionnaires « ringards » d’unepart, et au rôle de figurants accordé aux peuples indigènes à Porto Alegre d’autrepart. Il faut bien dire que pour beaucoup de ces victimes de la mondialisation,ces querelles de « Blancs » ne les intéressent pas. Ils ne se sentent pas vraimentconcernés, et leurs projets de survie ou de résistance, quand ils existent, n’entrentpas dans nos schémas mentaux.

Lorsque Passet s’insurge contre l’accusation d’antimondialiste, il se reven-dique explicitement de la tradition universaliste des Lumières. À porter au cré-dit de sa thèse : il y a incontestablement un certain divorce entre la mondialisationéconomique et la visée émancipatrice des Lumières. « Mondialisation et uni-versalité, écrit Jean Baudrillard [1996], ne vont pas de pair, elles seraient plu-tôt exclusives l’une de l’autre. La mondialisation est celle des techniques, dumarché, du tourisme, de l’information. L’universalité est celle des valeurs, desdroits de l’homme, des libertés, de la culture, de la démocratie. La mondialisa-tion semble irréversible, l’universel serait plutôt en voie de disparition. » QuandBaudrillard oppose ainsi le mondial à l’universel, il ne fait que constater uneréalité. Toutefois, n’est-ce pas l’universalité de la science, de la technique etplus encore de l’économie, d’essence bien occidentale, qui a engendré cettemondialisation « diabolique »? Le cours de géographie d’Emmanuel Kant, paruen 1999 chez Aubier, vient à point nommé pour nous rappeler l’étroitesse ethno-centriste de l’universalisme chez le plus grand penseur des Lumières, avec sonflorilège de clichés racistes, et cela bien avant qu’on dérive vers la mondialisa-tion heureuse et riche de diversité culturelle chère à Jean-Marie Messier. « Latournure des débats le montre, la plupart des détracteurs de la mondialisationpartagent, avec ses partisans, la conviction que le monde occidental est porteurde valeurs universelles – le progrès, la raison, la science, la démocratie, les droitsde l’homme… – qu’il importe de faire bénéficier à l’ensemble de l’humanité »,note Michel Barrillon [2001, p. 187].

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Il est illusoire de penser retourner/détourner la mondialisation en la parantd’un adjectif, parce qu’il s’agit d’un slogan qui vise à masquer la réalité impitoyable

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5. Leur honnêteté et leur sincérité ne sont pas en cause, et je ne préjuge pas de la réponse à laquestion posée. Sans doute faut-il se féliciter aussi de la tentative d’Aminata Traoré pour développeren Afrique une prise de conscience des dangers de la mondialisation. En dépit de la tenue d’unforum social africain à Bamako en 2002, elle reconnaît elle-même « la très faible mobilisation dela société civile africaine dans la lutte contre l’ordre néolibéral » [Traoré, 2001]. Cette année encore,la présence africaine à Porto Alegre était aussi modeste que l’an passé (une quarantaine d’Africainset d’Africaines sur seize mille participants).

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de l’agression des firmes transnationales et de l’Empire américain contre lespeuples. Quand à toute revendication un tantinet sociale ou environnementale,voire tout simplement citoyenne, on s’entend répondre par les porte-parole socia-listes des nouveaux maîtres du monde qu’il n’est malheureusement pas possibled’y donner satisfaction, que ce n’est pas réaliste parce que mondialisation oblige(dernier exemple en date : l’élévation des minima sociaux pour les pauvres plu-tôt que la baisse des impôts pour les riches), on est bien forcé de conclure quela mondialisation désigne « la mondialisation réellement existante » et pas levieil internationalisme prolétarien… Si une mondialisation « anti-utilitariste »est une contradiction dans les termes, reste que d’autres mondes sont possiblesmême s’il s’agit d’une utopie. Cela veut dire qu’on peut envisager une ruptureavec l’occidentalisation du monde. Alors, il faut être conscient que cela signifieaussi sortir du développement fût-il durable, sortir de l’imaginaire économisteet économique, bref sortir de l’universalisme occidental.

En fait, il existe un universalisme concurrent de l’universalisme occiden-tal, et un projet d’autre mondialisation : celui de la mondialisation islamique.Dans son récent livre Jusqu’au bout de la foi, Naipaul décrit assez bien ce pro-jet d’islamiser la modernité. De même que Lénine définissait le socialismepar l’équation « les soviets plus l’électrification », les ingénieurs islamistes,indonésiens ou pakistanais définissent leur projet par l’équation « la techno-économie de pointe plus la sharia ». Là, on voit tout de suite que cette alter-native est une fausse alternative. Le cœur de la mondialisation n’est pas remisen question, et la dimension culturelle qui lui est ajoutée n’est guère suscep-tible de plaire à tout le monde, pas plus que nos valeurs occidentales/chré-tiennes. Pour eux, l’autre mondialisation social-démocrate que nous préconisonsest tout aussi fallacieuse…

Les adversaires de la mondialisation libérale devraient en tirer la leçon etéviter de tomber dans le piège de l’ethnocentrisme qui leur est tendu. On devraitcommencer à savoir qu’il n’y a pas de valeurs qui soient transcendantes à la plu-ralité des cultures pour la simple raison qu’une valeur n’existe comme telle quedans un contexte culturel donné. Or même les critiques les plus déterminés dela mondialisation sont eux-mêmes, pour la plupart, coincés dans l’universalismedes valeurs occidentales. Rares sont ceux qui tentent d’en sortir. Et pourtant, onne conjurera pas les méfaits du monde unique de la marchandise en restantenfermé dans le marché unique des idées. Il est sans doute essentiel à la surviede l’humanité, et précisément pour tempérer les explosions actuelles et prévi-sibles d’ethnicisme, de défendre la tolérance et le respect de l’autre, non pas auniveau de principes universels vagues et abstraits, mais en s’interrogeant surles formes possibles d’aménagement d’une vie humaine plurielle dans un mondesingulièrement rétréci.

Il ne s’agit donc pas d’imaginer une culture de l’universel – qui n’existepas –, il s’agit de conserver suffisamment de distance critique pour que la culturede l’autre donne du sens à la nôtre. Le drame de l’Occident est de n’avoirjamais pu se départir de deux attitudes qui, finalement, aboutissent au mêmerésultat : nier la culture de l’autre ou nier la sienne propre au profit d’un

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universalisme très particulier. Certes, il est illusoire de prétendre échapper à l’ab-solu de sa culture et donc à un certain ethnocentrisme. Celui-ci est la chose lamieux partagée du monde. Là où l’affaire commence à devenir inquiétante, c’estquand on l’ignore ou qu’on le nie; car cet absolu est bien sûr toujours relatif.

En bref, ne faut-il pas songer à remplacer le rêve universaliste, bien défraî-chi du fait de ses dérives totalitaires, par un « pluriversalisme » nécessairementrelatif, c’est-à-dire par une véritable « démocratie des cultures » dans laquelletoutes conservent leur légitimité sinon toute leur place?

Un tel projet implique précisément de rompre avec le paradigme écono-mique et son dernier avatar, le développement durable, car notre mode de vien’est ni soutenable ni équitable, pour s’orienter vers une véritable décroissance

que rien n’interdit de présumer conviviale. De l’impossibilité d’une croissanceillimitée ne résulte pas un programme de croissance nulle, mais celui d’unedécroissance nécessaire. « Nous ne pouvons, écrit Nicholas Georgescu-Roegen,produire des réfrigérateurs, des automobiles ou des avions à réaction “meilleurset plus grands” sans produire aussi des déchets “meilleurs et plus grands” » [citéin Bonaiuti, 2001, p. 63]. Bref, le processus économique est de nature entro-

pique. « Le monde est fini, note Marie-Dominique Perrot [2001, p. 23], et letraiter, à travers la sacralisation de la croissance, comme indéfiniment exploi-table, c’est le condamner à disparaître; on ne peut en effet à la fois invoquer lacroissance illimitée et accélérée pour tous et demander à ce que l’on se souciedes générations futures. L’appel à la croissance et la lutte contre la pauvreté sontlittéralement parlant des formules magiques tout autant qu’elles sont des motsd’ordre et des mots de passe(-partout). C’est l’idée magique du gâteau dont ilsuffit d’augmenter la taille pour nourrir tout le monde, et qui rend “innommable”la question de la possible réduction des parts de certains. » Notre surcroissance

économique dépasse déjà largement la capacité de charge de la Terre. Si tousles citoyens du monde consommaient comme les Américains moyens, les limitesphysiques de la planète seraient largement dépassées6. Si l’on prend commeindice du « poids » environnemental de notre mode de vie « l’empreinte » éco-logique de celui-ci en superficie terrestre nécessaire, on obtient des résultatsinsoutenables tant du point de vue de l’équité dans les droits de tirage sur lanature que du point de vue de la capacité de régénération de la biosphère. Enprenant en compte les besoins de matériaux et d’énergie, ceux qui sont néces-saires pour absorber les déchets et rejets de la production et de la consomma-tion et en y ajoutant l’impact de l’habitat et des infrastructures nécessaires, leschercheurs travaillant pour le WWF (World Wildlife Fund) ont calculé quel’espace bioproductif par tête de l’humanité était de 1,8 hectare. Un citoyen desÉtats-Unis consomme en moyenne 9,6 hectares, un Canadien 7,2, un Européenmoyen 4,5. On est donc très loin de l’égalité planétaire et plus encore d’un modede civilisation durable qui nécessiterait de se limiter à 1,4 hectare, en admettantque la population actuelle reste stable [cf. Bologna, 2001, p. 86-88]. On peut

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6. On trouvera une bibliographie exhaustive des rapports et livres parus sur le sujet depuis lefameux rapport du Club de Rome dans Andrea Masullo [1998].

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discuter ces chiffres, mais ils sont malheureusement confirmés par un nombreconsidérable d’indices (qui ont d’ailleurs servi à les établir). Pour survivre oudurer, il est donc urgent d’organiser la décroissance. Quand on est à Rome etque l’on doit se rendre par le train à Turin, si on s’est embarqué par erreur dansla direction de Naples, il ne suffit pas de ralentir la locomotive, de freiner oumême de stopper, il faut descendre et prendre un autre train dans la directionopposée. Pour sauver la planète et assurer un futur acceptable à nos enfants, ilne faut pas seulement modérer les tendances actuelles, il faut carrément sortirdu développement et de l’économicisme, comme il faut sortir de l’agricultureproductiviste qui en est partie intégrante pour en finir avec les vaches folles etles aberrations transgéniques.

Sortir de l’économie consiste à remettre en cause – en théorie et en pratique,mais surtout dans nos têtes – la domination de l’économie sur le reste de la vie.Cela doit certainement entraîner une renonciation à, une abolition et un dépas-sement de la propriété privée des moyens de production et de l’accumulationillimitée de capital. Cela doit encore aboutir par conséquent à un abandon dudéveloppement puisque ses mythes fondateurs, en particulier la croyance auprogrès, auraient disparu. L’économie entrerait simultanément en décroissanceet en dépérissement. La construction d’une société moins injuste serait à la foisla réintroduction de la convivialité, d’une consommation plus limitée quantita-tivement et plus exigeante qualitativement. Le gaspillage insensé des déplace-ments d’hommes et de marchandises sur la planète avec l’impact négatifcorrespondant sur l’environnement, celui non moins considérable de la publi-cité tapageuse et inutile, sinon nuisible, celui enfin de l’obsolescence accéléréedes produits et des appareils jetables sans autre justification que de faire tour-ner toujours plus vite la mégamachine infernale constituent des réservesimportantes de décroissance dans la consommation matérielle. Ces atteintes-làà notre niveau de vie ne peuvent être qu’un mieux-être. Il est même possible deconcevoir une telle décroissance avec la poursuite de la croissance fétiche d’unrevenu calculé de façon plus judicieuse. Cela est parfaitement compatible enthéorie avec un sytème capitaliste de marché régulé par des normes strictes. Ilest même envisageable de transformer la dématérialisation en véritables éco-nomies de matière et d’énergie. Il est aussi possible de développer le marchédes biens relationnels écocompatibles de telle sorte « qu’à la décroissance desquantités physiques ne corresponde pas nécessairement une décroissance de lavaleur de la production7 ». Tout cela sans parler des dépenses militaires ni biensûr du changement en profondeur de nos valeurs et de nos modes de vie, accor-dant plus d’importance aux « biens relationnels » et bouleversant nos systèmesde production et de pouvoir. Redécouvrir la vraie richesse dans l’épanouisse-ment de relations sociales conviviales dans un monde sain peut se réaliser avecsérénité dans la frugalité, la sobriété, voire une certaine austérité dans la consom-mation matérielle. « Une personne heureuse, note Hervé Martin [1999, p. 15],

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7. Voir à ce sujet le n° 280 de la revue Silence [2002], et en particulier l’article de MauroBonaiuti, « À la conquête des biens relationnels ».

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ne consomme pas d’antidépresseurs, ne consulte pas de psychiatres, ne tentepas de se suicider, ne casse pas les vitrines des magasins, n’achète pas à lon-gueur de journée des objets aussi coûteux qu’inutiles, bref, ne participe quetrès faiblement à l’activité économique de la société. » Une décroissance vou-lue et bien pensée n’impose aucune limitation dans la dépense des sentimentset la production d’une vie festive, voire dionysiaque. Comme le dit jolimentKate Soper [2001, p. 85], « ceux qui plaident pour une consommation moinsmatérialiste sont souvent présentés comme des ascètes puritains qui cherchentà donner une orientation plus spirituelle aux besoins et aux plaisirs. Mais cettevision est à différents égards trompeuse. On pourrait dire que la consommationmoderne ne s’intéresse pas suffisamment aux plaisirs de la chair, n’est pas assezconcernée par l’expérience sensorielle, est trop obsédée par toute une série deproduits qui filtrent les gratifications sensorielles et érotiques et nous en éloi-gnent. Une bonne partie des biens qui sont considérés comme essentiels pourun niveau de vie élevé sont plus anesthésiants que favorables à l’expérience sen-suelle, plus avares que généreux en matière de convivialité, de relations de bonvoisinage, de vie non stressée, de silence, d’odeur et de beauté… Une consom-mation écologique n’impliquerait ni une réduction du niveau de vie ni une conver-sion de masse vers l’extra-mondanité, mais bien plutôt une conception différentedu niveau de vie lui-même ».

D’autres mondes impliquent comme horizon la sortie de l’économie et del’économisme. Notre monde actuel est en effet malade de l’économie, et passeulement de l’économie libérale. Il faut sortir de nos têtes le prisme déformantqui nous fait tout appréhender sous l’angle économique. En d’autres termes, ilnous faut décoloniser notre imaginaire en même temps que l’économique seréenchâsse concrètement dans le social. Cette sortie de l’histoire unidimen-sionnelle moderne et occidentale permettrait seule de réouvrir le futur et de redé-couvrir la diversité des possibles dans les façons de vivre. Tel a bien été l’objectifdu colloque « Défaire le développement, refaire le monde » organisé par « LaLigne d’horizon, association des amis de François Partant » qui a réuni700 participants à l’UNESCO du 28 février au 3 mars 2002.

La décroissance devrait être organisée non seulement pour préserver l’en-vironnement, mais aussi pour restaurer le minimum de justice sociale sans lequella planète est condamnée à l’explosion. Survie sociale et survie biologique parais-sent ainsi étroitement liées. Les limites du « capital » nature ne posent pas seu-lement un problème d’équité intergénérationnelle dans le partage des partsdisponibles, mais un problème d’équité entre les membres actuellementvivants de l’humanité.

BIBLIOGRAPHIE

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MANIFESTE DU RÉSEAU EUROPÉEN POUR L’APRÈS-DÉVELOPPEMENT (READ)

Le courant de pensée qui se réfère à l’après-développement a jusqu’à ce jourgardé un caractère quasi confidentiel. Il a pourtant, au cours d’une histoire déjàlongue, produit une littérature non négligeable et se trouve représenté dansplusieurs lieux de recherche et d’actions de par le monde1.

Né dans les années soixante, lors de la décennie du développement, d’uneréflexion critique sur les présupposés de l’économie et sur l’échec des politiquesde développement, ce courant regroupe des chercheurs et des acteurs sociauxdu Nord comme du Sud porteurs d’analyses et d’expériences novatrices sur leplan économique, social et culturel. Au cours des années, des liens le plus sou-vent informels se sont tissés entre ses diverses composantes, les expériences etles réflexions s’alimentant mutuellement. Le Réseau pour l’après-développe-ment s’inscrit ainsi dans la mouvance de l’INCAD (réseau international pourla construction d’une alternative au développement) et se reconnaît pleinementdans la déclaration du 4 mai 1992 (voir en annexe). Il entend poursuivre et élargirle travail ainsi commencé.

Le réseau met au centre de son analyse la remise en cause radicale de lanotion de développement qui, en dépit des évolutions formelles qu’elle a connues,reste le point de rupture décisif au sein du mouvement de critique du capita-lisme et de la mondialisation. Il y a d’un côté, ceux qui, comme nous, veulentsortir du développement et de l’économisme, et de l’autre, ceux qui militentpour un problématique « autre » développement (ou une non moins probléma-tique « autre » mondialisation). À partir de cette critique, ce courant procède àune véritable « déconstruction » de la pensée économique. Sont ainsi remisesen cause les notions de croissance, de pauvreté, de besoin, d’aide, etc.

Les associations et personnes membres du présent réseau se reconnaissentdans cette démarche. Après la faillite du socialisme réel et le glissement hon-teux de la social-démocratie vers le social-libéralisme, nous pensons que cesanalyses sont seules susceptibles de contribuer à un renouveau de la pensée età la construction d’une véritable société alternative à la société de marché.Remettre radicalement en question le concept de développement, c’est faire dela subversion cognitive, et celle-ci est le préalable et la condition de la subversionpolitique, sociale et culturelle.

Le moment nous semble favorable pour sortir de la semi-clandestinité oùnous avons été cantonnés jusqu’à présent, et le grand succès du colloque de LaLigne d’horizon2, « Défaire le développement, refaire le monde », qui s’esttenu à l’UNESCO du 28 février au 3 mars 2002 renforce notre conviction etnos espoirs.

1. Le numéro spécial de la revue L’Écologiste, « Défaire le développement, refaire le monde »(n° 6, vol. 2, n ° 4, hiver 2001-2002) fait le point sur la question.

2. La Ligne d’horizon. Les Amis de François Partant, 7 villa Bourgeois 92240 Malakoff.

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CASSER L’IMAGINAIRE DÉVELOPPEMENTISTEET DÉCOLONISER LES ESPRITS

Face à la mondialisation, qui n’est que le triomphe planétaire du tout-mar-ché, il nous faut concevoir et vouloir une société dans laquelle les valeurs éco-nomiques ont cessé d’être centrales (ou uniques). L’économie doit être remise àsa place comme simple moyen de la vie humaine et non comme fin ultime. Il nousfaut renoncer à cette course folle vers une consommation toujours accrue. Celan’est pas seulement nécessaire pour éviter la destruction définitive des conditionsde vie sur Terre, mais aussi et surtout pour sortir l’humanité de la misère psy-chique et morale. Il s’agit là d’une véritable décolonisation de notre imaginaireet d’une déséconomicisation des esprits, nécessaires pour changer vraiment lemonde avant que le changement du monde ne nous y condamne dans la douleur.Il faut commencer par voir les choses autrement pour qu’elles puissent devenirautres, pour que l’on puisse concevoir des solutions vraiment originales et nova-trices. Il s’agit de mettre au centre de la vie humaine d’autres significations etd’autres raisons d’être que l’expansion de la production et de la consommation.

Le mot d’ordre du réseau est donc « résistance et dissidence ». Résistanceet dissidence avec la tête, mais aussi avec les pieds. Résistance et dissidencecomme attitude mentale de refus, comme hygiène de vie. Résistance et dissi-dence comme attitude concrète par toutes les formes d’auto-organisation alter-natives. Cela signifie aussi le refus de la complicité et de la collaboration aveccette entreprise de décervelage et de destruction planétaire que constituel’idéologie développementiste.

MIRAGES ET RUINES DU DÉVELOPPEMENT

La mondialisation actuelle nous montre ce que le développement a été etque nous n’avons jamais voulu voir. Elle est le stade suprême du développementréellement existant en même temps que la négation de sa conception mythique.Si le développement, en effet, n’a été que la poursuite de la colonisation pard’autres moyens, la nouvelle mondialisation, à son tour, n’est que la poursuitedu développement avec d’autres moyens. Il convient donc de distinguer le déve-loppement comme mythe du développement comme réalité historique.

On peut définir le développement réellement existant comme une entreprisevisant à transformer les rapports des hommes entre eux et avec la nature en mar-chandises. Il s’agit d’exploiter, de mettre en valeur, de tirer profit des ressourcesnaturelles et humaines. Entreprise agressive envers la nature comme envers lespeuples, elle est bien – comme la colonisation qui la précède et la mondialisa-tion qui la poursuit – une œuvre à la fois économique et militaire de domina-tion et de conquête. C’est le développement réellement existant, celui qui dominela planète depuis trois siècles, qui engendre les problèmes sociaux et environ-nementaux actuels : exclusion, surpopulation, pauvreté, pollutions diverses, etc.

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Quant au concept mythique de développement, il est piégé dans un dilemme :soit il désigne tout et son contraire, en particulier l’ensemble des expérienceshistoriques de dynamique culturelle de l’histoire de l’humanité, de la Chinedes Han à l’empire de l’Inca. Dans ce cas, il ne désigne rien en particulier, iln’a aucune signification utile pour promouvoir une politique, et il vaut mieuxs’en débarrasser. Soit il a un contenu propre. Ce contenu désigne alors néces-sairement ce qu’il possède de commun avec l’aventure occidentale du décol-lage de l’économie telle qu’elle s’est mise en place depuis la révolution industrielleen Angleterre dans les années l750-1800. Dans ce cas, quel que soit l’adjectifqu’on lui accole, le contenu implicite ou explicite du développement est la crois-sance économique, l’accumulation du capital avec tous les effets positifs et néga-tifs que l’on connaît. Or ce noyau dur que tous les développements ont en communavec cette expérience-là est lié à des rapports sociaux bien particuliers qui sontceux du mode de production capitaliste. Les antagonismes de « classes » sontlargement occultés par la prégnance de « valeurs » communes largement par-tagées : le progrès, l’universalisme, la maîtrise de la nature, la rationalité quan-tifiante. Ces valeurs sur lesquelles reposent le développement, et toutparticulièrement le progrès, ne correspondent pas du tout à des aspirations uni-verselles profondes. Elles sont liées à l’histoire de l’Occident, elles recueillentpeu d’écho dans les autres sociétés. En dehors des mythes qui la fondent, l’idéede développement est totalement dépourvue de sens, et les pratiques qui lui sontliées sont rigoureusement impossibles parce qu’impensables et interdites.Aujourd’hui, ces valeurs occidentales sont précisément celles qu’il faut remettreen question pour trouver une solution aux problèmes du monde contemporainet éviter les catastrophes vers lesquelles l’économie mondiale nous entraîne.Le post-développement est tout à la fois post-capitalisme et post-modernité.

LES HABITS NEUFS DU DÉVELOPPEMENT

Pour tenter de conjurer magiquement les effets négatifs de l’entreprise déve-loppementiste, on est entré dans l’ère des développements à particule. On a vusurgir des développements autocentrés, endogènes, participatifs, communau-taires, intégrés, authentiques, autonomes et populaires, équitables… sans par-ler du développement local, du micro-développement, de l’endo-développementet même de l’ethno-développement! En accolant un adjectif au concept de déve-loppement, il ne s’agit pas vraiment de remettre en question l’accumulationcapitaliste; tout au plus songe-t-on à adjoindre un volet social ou une compo-sante écologique à la croissance économique comme on a pu naguère lui ajou-ter une dimension culturelle. Ce travail de redéfinition du développementporte, en effet, toujours plus ou moins sur la culture, la nature et la justice sociale.Dans tout cela, il s’agit de guérir un mal qui atteindrait le développement defaçon accidentelle et non congénitale. On a même créé pour l’occasion un monstrerepoussoir : le mal-développement. Ce monstre n’est qu’une chimère, car le malne peut pas atteindre le développement pour la bonne raison que le développement

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imaginaire est par définition l’incarnation même du bien. Le bon développementest un pléonasme parce que développement signifie bonne croissance, parce quela croissance, elle aussi, est un bien et qu’aucune force du mal ne peut prévaloircontre elle.

C’est l’excès même des preuves de son caractère bénéfique qui révèle lemieux l’escroquerie du développement.

Le développement social, le développement humain, le développement localet le développement durable ne sont ainsi que les dernières-nées d’une longuesuite d’innovations conceptuelles visant à faire entrer une part de rêve dans ladure réalité de la croissance économique. Si le développement survit encore àsa mort, il le doit surtout à ses critiques! En inaugurant l’ère du développementà particule (humain, social, etc.), les humanistes canalisent les aspirations desvictimes du développement pur et dur du Nord et du Sud en les instrumentali-sant. Le développement durable est la plus belle réussite dans cet art du rajeu-nissement des vieilles lunes. Il illustre parfaitement le procédé d’euphémisationpar adjectif. Le développement durable, soutenable ou supportable (sustainable),mis en scène à la conférence de Rio en juin l992, est un tel bricolage concep-tuel; visant à changer les mots à défaut de changer les choses, il s’agit d’unemonstruosité verbale par son antinomie mystificatrice. Mais en même temps,par son succès universel, il témoigne de la domination de l’idéologie dévelop-pementiste. Désormais, la question du développement ne concerne pas seulementles pays du Sud, mais tout aussi bien ceux du Nord.

Si la rhétorique pure du développement avec la pratique liée de l’experto-cratie volontariste ne fait plus recette, le complexe des croyances eschatolo-giques en une prospérité matérielle possible pour tous et respectueuse del’environnement qu’on peut définir comme « le développementisme » resteintact. Le « développementisme » manifeste la logique économique dans toutesa rigueur. Il n’y a pas de place dans ce paradigme pour le respect de la natureréclamé par les écologistes ni pour le respect de l’homme réclamé par les huma-nistes. Le développement réellement existant apparaît alors dans sa vérité, et ledéveloppement alternatif comme un mirage.

AU-DELÀ DU DÉVELOPPEMENT

Parler d’après-développement, ce n’est pas seulement laisser courir son ima-gination sur ce qui pourrait arriver en cas d’implosion du système, faire de lapolitique-fiction ou examiner un cas d’école. C’est parler de la situation de ceuxqui actuellement, au Nord comme au Sud, sont des exclus ou sont en passe dele devenir, de tous ceux donc pour qui le développement est une injure et uneinjustice et qui sont indubitablement les plus nombreux à la surface de laTerre. L’après-développement s’esquisse déjà autour de nous et s’annonce dansla diversité.

L’après-développement, en effet, est nécessairement pluriel. Il s’agit de larecherche de modes d’épanouissement collectif dans lesquels ne serait pas

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privilégié un bien-être matériel destructeur de l’environnement et du lien social.L’objectif de la bonne vie se décline de multiples façons selon les contextes. End’autres termes, il s’agit de reconstruire de nouvelles cultures. Cet objectif peuts’appeler l’umran (épanouissement) comme chez Ibn Kaldûn, swadeshi-sarvodaya(amélioration des conditions sociales de tous) comme chez Gandhi, ou bamtaare(être bien ensemble) comme chez les Toucouleurs, ou de tout autre nom.L’important est de signifier la rupture avec l’entreprise de destruction qui se per-pétue sous le nom de développement, ou aujourd’hui de mondialisation. Pourles exclus, pour les naufragés du développement, il ne peut s’agir que d’unesorte de synthèse entre la tradition perdue et la modernité inaccessible. Ces créa-tions originales dont on peut trouver ici ou là des commencements de réalisa-tion ouvrent l’espoir d’un après-développement. Il faut tout à la fois penser etagir globalement et localement. Ce n’est que dans la fécondation mutuelle desdeux approches que l’on peut tenter de surmonter l’obstacle du manque de pers-pectives immédiates. L’après-développement et la construction d’une sociétéalternative ne se déclinent pas nécessairement de la même façon au Nord et auSud. Proposer la décroissance conviviale comme un des objectifs globaux urgentset identifiables à ce jour et mettre en œuvre des alternatives concrètes localementsont des perspectives complémentaires.

DÉCROÎTRE ET EMBELLIR

La décroissance devrait être organisée non seulement pour préserverl’environnement mais aussi pour restaurer le minimum de justice sociale sanslequel la planète est condamnée à l’explosion. Survie sociale et survie biologiqueparaissent ainsi étroitement liées. Les limites du patrimoine naturel ne posentpas seulement un problème d’équité intergénérationnelle dans le partage desparts disponibles, mais un problème de juste répartition entre les membresactuellement vivants de l’humanité.

La décroissance ne signifie pas un immobilisme conservateur. La plupartdes sagesses considéraient que le bonheur se réalisait dans la satisfaction d’unnombre judicieusement limité de besoins. L’évolution et la croissance lente dessociétés anciennes s’intégraient dans une reproduction élargie bien tempérée,toujours adaptée aux contraintes naturelles.

Aménager la décroissance signifie, en d’autres termes, renoncer à l’imagi-naire économique, c’est-à-dire à la croyance que plus égale mieux. Le bien etle bonheur peuvent s’accomplir à moindres frais. Redécouvrir la vraie richessedans l’épanouissement de relations sociales conviviales dans un monde sain peutse réaliser avec sérénité dans la frugalité, la sobriété voire une certaineaustérité dans la consommation matérielle.

Le mot d’ordre de décroissance a surtout pour objet de marquer fortementl’abandon de l’objectif insensé de la croissance pour la croissance. Bien évi-demment, il ne vise pas au renversement caricatural qui consisterait à prônerla décroissance pour la décroissance. Nous ne renions pas notre appartenance

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à l’Occident dont nous partageons le rêve progressiste. Toutefois, nous aspi-rons à une amélioration de la qualité de vie et non à une croissance illimitéedu PIB. Nous réclamons la beauté des villes et des paysages, la pureté desnappes phréatiques et l’accès à de l’eau potable, la transparence des rivières etla santé des océans. Nous exigeons une amélioration de l’air que nous respi-rons, de la saveur des aliments que nous mangeons. Il y a encore bien des pro-grès à faire pour lutter contre l’invasion du bruit, pour accroître les espacesverts, pour préserver la faune et la flore sauvages, pour sauver le patrimoinenaturel et culturel de l’humanité, sans parler des progrès à faire dans la démo-cratie. La réalisation de ce programme participe pleinement de l’idéologie duprogrès et suppose le recours à des techniques sophistiquées dont certaines sontencore à inventer. Il serait injuste de nous taxer de technophobes et d’antipro-gressistes sous le seul prétexte que nous réclamons un « droit d’inventaire »sur le progrès et la technique. Cette revendication est un minimum pourl’exercice de la citoyenneté.

Tout simplement, pour le Nord, la diminution de la pression excessive dumode de fonctionnement occidental sur la biosphère est une exigence de bonsens en même temps qu’une condition de la justice sociale et écologique.

En ce qui concerne les pays du Sud, touchés de plein fouet par les consé-quences négatives de la croissance du Nord, il s’agit moins de décroître (ou decroître, d’ailleurs) que de renouer le fil de leur histoire rompu par la colonisa-tion, l’impérialisme et le néo-impérialisme militaire, politique, économique etculturel. La réappropriation de leur identité est un préalable pour apporter à leurproblèmes les solutions appropriées. Il peut être judicieux de réduire la pro-duction de certaines cultures destinées à l’exportation (café, cacao, arachide,coton, mais aussi fleurs coupées, crevettes d’élevage, légumes et agrumes decontre-saison, etc.) comme il peut se révéler nécessaire d’accroître celle descultures vivrières. On peut songer aussi à renoncer à l’agriculture productivistecomme au Nord pour reconstituer les sols et les qualités nutritionnelles, maisaussi, sans doute, entreprendre des réformes agraires, réhabiliter l’artisanatréfugié dans l’informel, etc. Il appartient à nos amis du Sud de préciser quelsens peut prendre pour eux la construction de l’après-développement.

En aucun cas, la remise en cause du développement ne peut ni ne doit appa-raître comme une entreprise paternaliste et universaliste qui l’assimilerait à unenouvelle forme de colonisation (écologiste, humanitaire…). Le risque est d’au-tant plus fort que les ex-colonisés ont intériorisé les valeurs du colonisateur.L’imaginaire économique, et tout particulièrement l’imaginaire développe-mentiste, est sans doute encore plus prégnant au Sud qu’au Nord. Les victimesdu développement ont tendance à ne voir d’autre remède à leur malheur quedans une aggravation du mal. Elles pensent que l’économie est le seul moyende résoudre la pauvreté, alors même que c’est elle qui l’engendre. Le dévelop-pement et l’économie sont le problème et non la solution; continuer à prétendreet vouloir le contraire participe aussi du problème.

Une décroissance acceptée et bien pensée n’impose aucune limitation dansla dépense des sentiments et la production d’une vie festive, voire dionysiaque.

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SURVIVRE LOCALEMENT

Il s’agit d’être attentif au repérage des innovations alternatives : entreprisescoopératives en autogestion, communautés néorurales, LETS et SEL, auto-organisation des exclus au Sud. Ces expériences que nous entendons soutenirou promouvoir nous intéressent moins pour elles-mêmes que comme formesde résistance et de dissidence au processus de montée en puissance de l’omni-marchandisation du monde. Sans chercher à proposer un modèle unique, nousnous efforçons de viser en théorie et en pratique une cohérence globale del’ensemble de ces initiatives.

Le danger de la plupart des initiatives alternatives est, en effet, de se canton-ner dans le créneau qu’elles ont trouvé au départ au lieu de travailler à la construc-tion et au renforcement d’un ensemble plus vaste. L’entreprise alternative vit ousurvit dans un milieu qui est et doit être différent du marché mondialisé. C’est cemilieu porteur dissident qu’il faut définir, protéger, entretenir, renforcer et déve-lopper par la résistance. Plutôt que de se battre désespérément pour conserver soncréneau au sein du marché mondial, il faut militer pour élargir et approfondirune véritable société autonome en marge de l’économie dominante.

Le marché mondialisé avec sa concurrence acharnée et le plus souventdéloyale n’est pas l’univers où se meut et où doit se mouvoir l’organisation alter-native. Elle doit rechercher une véritable démocratie associative pour débou-cher sur une société autonome. Une chaîne de complicité doit lier toutes lesparties. Comme dans l’informel africain, nourrir le réseau des « reliés » est labase de la réussite. L’élargissement, et l’approfondissement, du tissu porteur estle secret de la réussite et doit être le souci premier de ses initiatives. C’est cettecohérence qui représente une véritable alternative au système

Au Nord, on pense d’abord aux projets volontaires et volontaristes de construc-tion de mondes différents. Des individus, refusant totalement ou partiellementle monde dans lequel ils vivent, tentent de mettre en œuvre autre chose, de vivreautrement : de travailler ou de produire autrement au sein d’entreprises diffé-rentes, de se réapproprier la monnaie aussi pour un usage différent, selon unelogique autre que celle de l’accumulation illimitée et de l’exclusion massive desperdants.

Au Sud, où l’économie mondiale, avec l’aide des institutions de BrettonWoods, a chassé des campagnes des millions et des millions de personnes, adétruit leur mode de vie ancestral, supprimé leurs moyens de subsistance, pourles jeter et les agglutiner dans les bidonvilles et les banlieues du tiers monde,l’alternative est souvent une condition de la survie. Les « naufragés du déve-loppement », les laissés-pour-compte, condamnés dans la logique dominante àdisparaître, n’ont d’autre choix pour surnager que de s’organiser selon une autrelogique. Ils doivent inventer, et certains au moins inventent effectivement, unautre système, une autre vie.

Cette seconde forme de l’autre société n’est pas totalement séparée de lapremière, et cela pour deux raisons. D’abord, parce que l’auto-organisation

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spontanée des exclus du Sud n’est pas, n’est jamais totalement spontanée. Il ya aussi des aspirations, des projets, des modèles, voire des utopies qui informentplus ou moins ces bricolages de la survie informelle. Ensuite, parce que, symé-triquement, les « alternatifs » du Nord n’ont pas toujours le choix. Ce sontaussi souvent des exclus, des laissés-pour-compte, chômeurs en fin de droits oucandidats potentiels au chômage, ou plus simplement des exclus par dégoût…Il y a donc des passerelles entre les deux formes qui peuvent et doivent se fécon-der mutuellement. Cette cohérence d’ensemble réalise, d’une certaine façon,certains aspects que François Partant attribuait à sa « centrale » : « Donner àdes chômeurs, à des paysans ruinés et à toute personne le désirant, la possibi-lité de vivre de leur travail, en produisant, à l’écart de l’économie de marché etdans des conditions qu’ils déterminent eux-mêmes, ce dont ils estiment avoirbesoin » (La Ligne d’horizon, La Découverte, Paris, 1988, p. 206).

Renforcer la construction de ces autres mondes possibles passe par la prisede conscience de la signification historique de ces initiatives. Nombreuses ontdéjà été les reconquêtes par les forces développementistes des entreprises alter-natives isolées, et il serait dangereux de sous-estimer les capacités de récupé-ration du système. Pour contrer la manipulation et le lavage de cerveau permanentauxquels nous sommes soumis, la constitution d’un vaste réseau apparaît essentielpour mener la bataille du sens.

* **

EXTRAITS de la déclaration de l’INCAD(International Network for Cultural Alternatives to Development)

« La fin du développement et le travail de régénération »(Orford, Québec, Canada, 4 mai 1992)

« Sous l’appellation de développement, la nature et les communautés humainessubissent la défiguration, l’extinction, la mort. […] L’enjeu aujourd’hui n’est niune crise de gestion, ni une réforme, ni une restauration des cultures et de la natureabîmées, pas plus qu’un simple revivalisme… Nous avons besoin d’une muta-tion qui puisse engager un profond réveil par la mise en œuvre d’un désarmementculturel et d’une fin du développement lui-même. Nous devrons ensuite nousengager concrètement pour une restauration de la nature et des cultures. […]

En conséquence, nous appelons à une fin du développement; nous invitonsles peuples du monde à engager le travail de reconstruction, réharmonisation,régénération, après le passage de la tempête. Cela peut signifier la création degroupes de régénération capables d’associer avec imagination des éléments dela modernité à des survivances de la tradition. Nous croyons que le moment estvenu de reconnaître radicalement le pluralisme de notre monde et que nousdevons nous engager dans un large processus de régénération culturelle avec laconviction qu’il ne peut y avoir aucun critère universel pour le conduire. […]

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À titre d’exemple, nous pouvons identifier les buts suivants comme autantde premiers pas à faire :

1) effacer progressivement (à raison de 20% l’an) toutes les dettes des paysdu Sud engagées pour des projets de développement;

2) réduire le revenu par tête dans les pays du Nord à leur niveau de 1960;3) stopper par des moyens adéquats l’utilisation illimitée du pétrole;4) réduire la quantité d’électricité utilisée à une vitesse qui permette d’annuler

tous les projets de centrales nucléaires à échéance de dix ans;5) déconstruire le modèle global d’éducation qui encourage et soutient les

États-nations et leur développement : remettre en vigueur les systèmes d’édu-cation pratiqués par les communautés locales en harmonie avec leur environ-nement culturel et naturel, ce qui permettra de soutenir le bon niveau de cescommunautés ;

6) engager une campagne massive de programmes pour une autre éducationdans le Nord comme dans le Sud à l’intention des élites socioprofessionnellesà propos de la perversité du développement; cela consistera à travailler sur lessujets suivants :

* le développement comme facteur de paupérisation de la majorité du monde,les modes d’appauvrissement,

* le sacrifice des énergies naturellement renouvelables sur l’autel de lacroissance économique,

* l’obligation qui est faite aux élites socioprofessionnelles d’augmenter lePNB des États-nations, ce qui les rend incapables de comprendre l’intérêt dutravail de régénération créative des communautés locales;

7) transformer toutes les aides des agences de développement en coopérativesdécentralisées vouées aux acquisitions et à la régénération de la connaissance,à la prise en compte des modes de vie, savoir-faire des diverses cultures dumonde pour la poursuite d’un dialogue interculturel sur l’après-développemententre les peuples du Nord et du Sud.

Réorienter tous les fonds dans ce but. »

Signataires : Kalpana Das (Canada-Inde), Gustavo Esteva (Mexique), SergeLatouche (France), Douglas Lummis (Japon-États-Unis) Frédérique A. Marglin(États-Unis), Marie Macdonald (États-Unis), Ashis Nandi (Inde), EmmanuelN’dione (Sénégal), Raimon Panikar (Catalogne-Espagne-Inde), Sidney Pobihuschy(Canada), Majhid Rahnema (France-Iran), Wolfgang Sachs (Allemagne),Edith Sizoo (Hollande-Belgique), David Tushneider (Bolivie), Robert Vachon(Canada), Hassan Zaoual (France-Maroc).

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II. LE DÉBAT. UN AUTRE MONDE (ÉCONOMIQUE) EST-IL POSSIBLE?

b) Le refus de la mondialisation capitaliste

RÉPONSES À LA REVUE DU MAUSS

par Toni Negri

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Il me semble que la tentative de s’opposer de manière frontale et radicaleà la mondialisation en cours n’a pas de sens. Les processus de mondialisationont largement dépassé le point de non-retour; en outre, on assiste, au sein deces processus, à la naissance d’un système politique véritable qui est en traind’acquérir une force toujours plus grande. D’autre part, le fait d’accepter lamondialisation politique pour mieux la réguler n’est pas non plus envisageable;et si cela l’était, je ne verrais aucune raison pour le faire. Ce qui pose en effetproblème, ce n’est pas la mondialisation mais la mondialisation capitaliste, néo-libérale. Il s’agit donc de jouer sur la possibilité de s’opposer à la mondialisa-tion sur son propre terrain, c’est-à-dire de contraster l’exercice d’un pouvoirqui n’a plus de frontières et qui circule indépendamment des limites des sou-verainetés nationales au niveau mondial. Comment agir contre le pouvoir capi-taliste qui est en train de se réorganiser dans la mondialisation? Il serait bienévidemment assez difficile de penser à la prise du Palais d’Hiver : l’objectifsemble assez peu réaliste (et, comme on le verra plus bas, on risquerait enoutre de se trouver en mauvaise compagnie, c’est-à-dire avec des partisans ducapitalisme national résistants ou réticents devant la mondialisation). Mais onne peut pas se permettre non plus de ne pas agir, au nom de la difficulté à contes-ter une totalité trop complexe. Il s’agit au contraire d’agir à la fois localementet à partir d’une pensée globale; mieux : à partir d’une pratique d’oppositionqui débouche sur un terrain global, à l’échelle planétaire. Si nous assumonsdésormais la globalisation comme cadre de référence de notre pensée et de nospratiques, la plupart des catégories logiques, des concepts et des réalités poli-tiques qui étaient les nôtres et qui étaient apparus avec la pensée moderne nefonctionnent plus – de l’État-nation au droit international, du concept de guerreà celui de paix. Un bilan synthétique du processus de mondialisation en coursne peut se faire que si nous acceptons de changer totalement notre langage. Jene crois pas qu’il s’agisse seulement d’un problème de cohérence linguis-tique : trop souvent, même les questions que l’on se pose à propos de la mon-dialisation sont formulées en des termes qui sont encore liés à un paradigmequi est précisément celui que la mondialisation est en train de dissoudre. Lamondialisation nous met face à une double rupture : celle de la nouveauté des

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rapports de pouvoir qu’elle induit – et des réponses que l’on peut lui donner,des formes de résistance et de lutte que l’on doit inventer; celle du changementtotal de tous les instruments de description et de compréhension, de problé-matisation et de critique dont on disposait jusque-là. Cela dit, l’opposition à lamondialisation ne pourra qu’être frontale et radicale, tout comme l’est l’oppo-sition au capitalisme. Mais à l’intérieur de la mondialisation : c’est ainsi quenous avons toujours agi, sans illusions ni mystifications – à l’intérieur ducapitalisme, contre le capitalisme.

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Je confesse ma grande ignorance du néolithique! Le peu que j’en sais, c’estqu’il s’est agi d’un changement de paradigme qui a pris des milliers d’annéeset qui impliquait une modification radicale de l’utilisation de l’outil par l’homme.Or je crois qu’ici, au contraire, la modification du rapport à l’outil qui était domi-nante dans la production économique et sociale s’est produite en un temps trèsbref, et que les forces politiques et sociales en ont été les protagonistes actifs.J’entends dire par là que la mondialisation correspond avant tout à une révolu-tion du paradigme du travail – ce que l’on décrit en général comme le passagedu fordisme au postfordisme, ou encore comme l’émergence toujours plus fortedu travail immatériel dans les secteurs à grande productivité : alors que la classeouvrière dépendait du capital dans la mesure où celui-ci détenait les instrumentsdu travail, c’est-à-dire de la production de la valeur, aujourd’hui, l’expansiondu travail immatériel se fonde entièrement sur la mise au travail des cerveauxde tout un nouveau prolétariat. Ce nouveau prolétariat possède son instrumentde travail, il l’a – au sens strict – en soi, ce qui change énormément le rapportà la domination du capital. Mais cette mutation n’est pas seulement un chan-gement d’instrument qui ouvre de nouvelles perspectives d’indépendance parrapport aux vieux modèles d’exploitation : elle est également née à partir desaffrontements et des luttes qui ont opposé la classe ouvrière au capitalisme for-diste tout au long du XXe siècle, et en particulier – de manière dramatiquementforte – autour de 1968. Le capitalisme a répondu à la force de destruction de lastructure de l’État capitaliste qui a été mise en œuvre par les ouvriers – et quis’est ajoutée par ailleurs à la révolte des populations colonisées et à celle desmasses exploitées au sein de la gestion socialiste du capital dans le monde sovié-tique – par une modification radicale de l’organisation du travail qui a déstruc-turé la classe ouvrière et la société que celle-ci avait formée. La financiarisationet la mondialisation du développement capitaliste s’accompagnent par consé-quent de l’imposition de la flexibilité et de la mobilité du travail. La productiondevient toujours davantage immatérielle, certes, mais c’est aussi parce qu’ellepermet d’investir la société avec de nouvelles machines productives et de contrôle.Le monde est financièrement unifié et les sociétés tout entières sont mises autravail. Cette nouvelle phase du capitalisme, que l’on peut définir comme post-fordiste (du point de vue de l’organisation du travail), postmoderne (du point

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de vue de la circulation productive du langage) et mondialisée (du point de vuede la constitution du pouvoir), pourrait être définie de bien d’autres manières :ce qui la caractérise est, dans tous les cas, une transformation radicale des rap-ports de capital et de souveraineté. Ces rapports deviennent démesurés, c’est-à-dire qu’ils vont au-delà de tout rapport induit par la mesure de la valeur oules règles de civilisation. Sur ce point, il est nécessaire d’insister sur un autreélément de la transformation en œuvre. Celui-ci concerne la dimension biopo-litique de la réalité dans laquelle nous vivons. Or si l’on entend le terme de « bio-politique » au sens où je le prends, il me semble qu’il faut repérer de véritablestransformations anthropologiques : quand le travail devient immatériel aveccette intensité et cette extension, c’est l’activité humaine qui constitue non seu-lement la société mais la richesse. L’économie politique, en tant que scienceséparée, se dissout pour ainsi dire. Ce changement anthropologique montre ladémesure du rapport de capital et de souveraineté : ce rapport s’exerce sur desactivités qui excèdent toujours la mesure, et qui ne peuvent que très relative-ment être commandées et exploitées. Le capital et la souveraineté se présententdésormais comme une sorte de Janus à deux visages : ils sont traversés par desflux qu’ils ne peuvent contrôler.

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Je crois qu’aujourd’hui, la seule manière qu’ont les économies nationalesen crise de s’opposer aux opérations du FMI est d’insister sur des propositionskeynésiennes. Stiglitz, l’ex-directeur du FMI qui en a été expulsé1, soutient quec’est la seule voie que l’on puisse suivre. Pour obtenir quoi? La constitutiond’un front anti-libéral et anti-dérégulationniste. Il est évident que la constitu-tion de ce front est ce qui fait le plus peur à la puissance impériale – j’entendspar là ce qu’avec Michael Hardt, nous décrivons comme la nouvelle souverai-neté mondiale, l’« Empire » : les États-Unis et le G8. Cela signifierait en effetla construction de fronts internes à l’Empire, qui en contesteraient les nou-velles frontières intérieures et la hiérarchie des exploitations. On croit que par-ler d’empire signifie abolir les frontières. C’est vrai quand il s’agit de la circulationdes flux financiers et des marchandises. Ce ne l’est plus du tout quand il s’agitde la circulation de la force de travail, de la mobilité des populations. Plusl’Empire supprime les vieilles frontières souveraines entre États-nations, plusil en crée de nouvelles pour mieux gérer – et le cas échéant bloquer – les popu-lations, pour s’approprier des ressources, pour dessiner de nouveaux scénariosgéopolitiques complexes, pour inventer de nouvelles formes d’exploitation. Faceà tout cela, une première phase de résistance ne peut que jouer sur ce terrain.Or je ne crois pas qu’une politique impériale cohérente, fondée sur les présup-posés dont je parlais à l’instant, se soit jusqu’à présent imposée. Même

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1. En fait, Joseph Stiglitz était vice-président et économiste en chef de la Banque mondiale,dont il a démissionné en novembre 1999 (NDLR).

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l’accélération violente que l’administration Bush a imprimée aux dynamiquesimpériales n’a pas réussi à accomplir pleinement les processus de constitutionde l’Empire. Elle a au contraire créé de nouvelles contradictions. Actuellement,l’intérêt impérial (qui implique tendanciellement une régulation du capital auniveau mondial) est de plus en plus fréquemment interprété par les multinatio-nales en contradiction avec ce que veulent les États-Unis et le G8. Il y a doncdifférentes options de gestion de l’Empire : peut-être est-ce ici, dans cette contra-diction interne aux différentes aristocraties du pouvoir impérial, qu’il faut insé-rer une ligne de résistance. Il est actuellement tout aussi important de construireune opposition à la guerre impériale, parce que celle-ci a désormais des fonc-tions de création d’ordre directes, constitutives de nouvelles hiérarchies mon-diales. Dans ce cadre, il est évident que vouloir redonner de la vigueur à la vieilleforme de l’État-nation n’a aucun sens. Aucun État-nation – pas même lesÉtats-Unis – n’a aujourd’hui la capacité de construire tout seul une stratégiemilitaire, une stratégie monétaire et financière, ou un dispositif communicatifet d’information. L’Empire, ce n’est pas une extension de l’impérialisme amé-ricain, comme certains ont voulu le lire, c’est un mécanisme bien plus com-plexe. Miser sur des ensembles supranationaux est donc essentiel. L’Europe uniepourrait sans doute constituer un point de référence utile. Mais de quelle Europe,et de quels ensembles supranationaux parlons-nous? Seules des organisationseuropéennes capables de s’opposer à l’OMC ou au FMI, et plus généralementà toutes les courroies de transmission du pouvoir impérial, capables de bloquerl’efficacité de leur action, donneraient une véritable consistance politique àl’Europe. Aujourd’hui, il ne reste plus de véritable société civile plurinationale,autre que celle qui parle au nom des droits de l’homme et d’un internationa-lisme onusien qui ont malheureusement fait la preuve de leur impuissance, quandce n’était pas d’une hypocrisie caractérisée. La première tâche qui nous incombesera donc de construire de nouvelles formes de liaison entre les différentes forcessociales et politiques qui refusent le capitalisme, où qu’elles se trouvent, d’iden-tifier les contradictions sur lesquelles agir, de bâtir des fronts de résistance etdes propositions alternatives. Parmi ces propositions, il faudra se battre pourl’Europe : une Europe qui vaille la peine d’être construite ne pourra l’être quesur la base d’une nouvelle « Commune de Paris ».

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Si je savais définir le potlatch du XXIe siècle, j’en serais heureux! Cela dit,avec ou sans potlatch, on peut malgré tout faire un certain nombre de remarques.La première, c’est qu’il faut renverser le rapport entre l’économie solidaire etles formes économiques capitalistes qui dominent aujourd’hui le monde. Il s’agitde comprendre et de faire émerger ce qui est commun au travail et à la vie deshommes, au rebours d’une situation de non-dit, d’absence d’expression et denon-valorisation absolue. En effet, si l’on considère la révolution productive quia eu lieu à partir du milieu du XXe siècle et dont je parlais il y a un instant, on

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s’aperçoit que celle-ci a essentiellement consisté en une hégémonie du communsur toutes les autres déterminations économiques. Ce qui est « commun », c’estl’ontologie de la production et de la reproduction de la vie. En effet, désormais,la productivité des systèmes économiques se fonde toujours davantage sur ledegré d’innovation (et renvoie par là à la richesse des réseaux éducatifs, rela-tionnels et scientifiques); elle se fonde également sur l’intensité de la coopéra-tion sociale : ce sont les « économies externes », transitives et communes, quidonnent son efficacité à la production et lui permettent de s’insérer dans la viesociale avec des « rendements croissants ». Ce n’est donc pas un hasard si l’ondit que le nouveau mode de production et la nouvelle organisation du travail sefondent sur ce qu’il y a de plus commun dans la vie des hommes : le langage.Ce « commun » est continuellement construit et enrichi par le travail vivant. Iln’y a rien de naturel en cela, rien qui soit en dehors de la logique productive.Pourtant, le fait de se trouver toujours « à l’intérieur » de la logique productivereprésente en réalité ce qu’il y a de plus profond : le « commun » de la vie, c’estcette profondeur-là. On ne peut donc faire autrement que mettre en évidence ce« commun » : il faut le faire émerger comme ce qui se donne avant toute valeuréconomique mesurée par le capital, comme ce qui est la condition de toute pro-duction. Il faut rendre communes toutes les « économies externes » du déve-loppement capitaliste, c’est-à-dire donner leur vraie valeur à la culture, à lacivilisation, au savoir, aux habiletés professionnelles, et à toutes les conditionsécologiques et urbaines qui préconstituent les conditions de l’économie capi-taliste. Les capitalistes ne paient jamais ces préconditions : elles sont communes.Or dans le projet d’appel à l’économie commune, l’émergence du phénomènedes associations est sans doute un phénomène important – je pense en particu-lier à celles du troisième secteur, mais aussi et plus généralement à toutescelles qui sont en relation l’une avec l’autre à l’intérieur du travail productif, àtous les individus qui coopèrent entre eux. C’est sur ce genre de coopérationsociale et productive qu’il faut s’appuyer pour redéfinir un projet de résistanceet donner une forme à un nouveau projet de société du commun – un nouveaucommunisme. Il s’agit donc de n’opposer au développement capitaliste riend’autre que le travail de la multitude. Je crois que le travail de la multitude, définicomme « commun », est différent tout à la fois du « privé » et du « public ».Dans cette perspective, il ne s’agit donc pas simplement de mettre fin à cetteterrible vague de privatisations – plus ou moins mafieuses – qui ont caractériséles saisons néolibérales. Il s’agit surtout de construire, contre la prétention desÉtats et des administrations bureaucratiques, des formes de gestion du communqui puissent devenir des styles de vie et de production.

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Trois revendications me semblent fondamentales – non pas pour repropo-ser des valeurs mais pour recomposer un horizon substantiel de mobilisation.La première est celle d’une citoyenneté universelle : dans un monde où les

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marchandises et les valeurs financières communiquent sans frontières et demanière instantanée, on ne comprend pas pourquoi les hommes ne devraientpas pouvoir, eux aussi, le faire. La deuxième est celle d’un revenu garanti : dansun monde où toute valeur passe à travers la mobilisation de la société tout entièreet de sa productivité implicite, on ne comprend pas pourquoi le travail que repré-sentent la vie et la reproduction de la société ne devrait pas être rémunéré. Latroisième est celle de la libération de la Toile : dans une société où la produc-tion est devenue langage, on ne comprend pas pourquoi celui-ci devrait êtreréduit à une marchandise, ou bloqué par des droits de propriété, soumis à despéages et à des licences – en un mot : privatisé.

Il est évident que ces trois mots d’ordre ne constituent que l’ébauche d’unparcours qu’il s’agit de suivre pleinement. Le suivre, cela signifie traverser deslieux sans frontières et des multitudes infiniment riches dans leurs différenceset dans leurs agencements. La solidarité doit être à la base de chacune de cesrevendications, si nous ne voulons pas qu’elles perdent leur sens à leur tour.

À présent que le socialisme réel a enfin disparu, ce qui a également disparude l’esprit des gens, c’est le mépris pour les pauvres qui en avait été l’une descaractéristiques les plus tristes et les plus saillantes. Nous savons qu’il ne pourrapas y avoir de véritable liberté tant qu’il existera encore un seul pauvre sur laTerre. Mais nous savons également que cette liberté ne sera réelle que quandles pauvres auront finalement le droit de la construire avec nous.

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UNE AUTRE MONDIALISATION

par Dominique Plihon

Avant de présenter une analyse critique et normative de la mondialisation,il convient de situer ce processus dans ses manifestations contemporaines. D’uncôté, le processus de mondialisation s’inscrit dans une tendance historique sécu-laire; mais d’un autre côté, la phase actuelle de la mondialisation présente descaractéristiques très particulières qui bouleversent le fonctionnement de noséconomies et de nos sociétés.

LA MONDIALISATION, UN PROCESSUS HISTORIQUE

Commençons par une mise en perspective de la mondialisation. Souventconsidérée comme un phénomène récent, la mondialisation peut être au contraireanalysée comme un processus long, qui se déroule sans doute depuis le hautMoyen Âge. Ce mouvement historique peut être associé au décollage écono-mique de l’Europe, en particulier grâce aux échanges intra-européens (déjàl’Europe!) et avec les deux grandes civilisations de l’époque, d’une part, lemonde arabe qui occupe tout le bassin méditerranéen, et d’autre part, la Chine.La mondialisation prend un nouvel essor au XVe siècle avec les explorationseuropéennes vers les Amériques, l’Asie et l’Afrique. La forme qu’elle prendalors, celle de l’expansionnisme et de l’impérialisme, durera jusqu’au début duXXe siècle avec la colonisation. Les travaux cliométriques montrent une inten-sification des échanges internationaux de marchandises et de capitaux à partirdu milieu du XIXe siècle, ouvrant la voie à un processus de mondialisation qui,à bien des égards, ressemble à celui que nous connaissons depuis les annéesquatre-vingt.

Derrière les différents épisodes de la mondialisation économique et finan-cière se trouvent des mécanismes bien connus qui poussent au développementdes échanges internationaux : c’est la spécialisation des pays en fonction deleurs avantages comparatifs et de leurs dotations en facteurs de production (tra-vail, capital, technologie). Très vite, les économistes des pays dominants ontcompris qu’il était dans l’intérêt de ces derniers d’ouvrir les frontières natio-nales à l’échange (aujourd’hui, on parle de libéralisation des échanges). C’estainsi qu’Adam Smith et David Ricardo, pionniers de la doctrine libérale, ontentrepris de démontrer la supériorité du laisser-faire et du libre-échange au niveauinternational. Des théoriciens contemporains (Braudel, Crouzet, Maddison) ontégalement montré que la mondialisation va de pair avec le développement ducapitalisme, même s’il apparaît que les échanges internationaux ont débuté avantl’émergence de ce dernier. En effet, les phénomènes d’extension géogra-phique, de marchandisation et de monétisation progressives sont au cœur de lalogique de l’accumulation capitaliste. On peut même considérer que chaque

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étape de l’évolution historique du capitalisme est allée de pair avec une phasespécifique du processus de mondialisation.

Les deux guerres mondiales de la première moitié du XXe marquent une rup-ture dans ce processus historique de mondialisation. Les économies nationalesdes principaux pays industrialisés se replient sur elles à l’occasion des conflitsmondiaux. Puis, après la Seconde Guerre mondiale, elles développent des poli-tiques publiques volontaristes, réglementent les échanges et les mouvementsde capitaux et se centrent sur leurs marchés intérieurs pour asseoir leur déve-loppement, avec une grande efficacité comme l’illustre la période exception-nelle des Trente Glorieuses (1945 – 1975). C’est la phase du capitalisme« fordiste ».

LA MONDIALISATION NÉOLIBÉRALE, UNE NOUVELLE ÉTAPE DU CAPITALISME

À partir de la fin des années soixante-dix, on assiste à une reprise du pro-cessus de mondialisation qui correspond à une nouvelle étape du capitalisme.En effet, le capitalisme fordiste est en crise : dans les grands pays industriels,la croissance économique ralentit, l’inflation s’accélère (c’est la « stagflation »),et surtout les profits des entreprises s’effondrent. Les détenteurs du capital fontpression sur les dirigeants politiques pour qu’ils procèdent à des réformes denature à redynamiser les économies en crise. C’est ainsi que la « révolutionconservatrice » se met en marche, sous la houlette de Thatcher en Grande-Bretagne et de Reagan aux États-Unis. Une priorité absolue est donnée au dogmelibéral, c’est-à-dire au marché, à la libre entreprise. En contrepartie, c’est lerecul organisé de la régulation publique avec la déréglementation, les privati-sations et la baisse des prélèvements obligatoires. Au niveau international, cettenouvelle doctrine libérale est codifiée par les pays de la Triade; c’est le fameux« consensus de Washington » qui s’impose à tous les pays, en particulier auxpays en développement. Cette nouvelle table des lois fonde la philosophie desorganisations internationales, principalement le FMI, la Banque mondiale etl’OMC. Elle érige en règle de « bonne conduite » le recul des politiques publiqueset la priorité donnée aux acteurs privés par des politiques de libéralisationcommerciale et financière.

L’EMPRISE CROISSANTE DE LA FINANCE SUR LA PLANÈTE

À la suite de ces nouvelles orientations politiques, on assiste à des transfor-mations profondes qui conduisent à une nouvelle étape dans l’évolution histo-rique du capitalisme : un nouveau capitalisme, que je qualifie de « capitalismeactionnarial1 », succède au capitalisme fordiste. Il présente trois caractéristiques

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1. Cf. Plihon, Le Nouveau Capitalisme, Flammarion, Dominos, 2001.

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principales : il est mondialisé, dominé par la finance et s’inscrit dans la vaguedes nouvelles technologies. Il remet en cause deux traits fondamentaux du capi-talisme fordiste, à savoir l’importance des politiques publiques et la priorité don-née au marché intérieur et à la dimension nationale. Dans ce nouveau cadre, lesdétenteurs du capital financier sont devenus les acteurs dominants. Ainsi, lesbanques et surtout les investisseurs internationaux contrôlent la finance mondialeavec d’immenses répercussions à deux niveaux : les mouvements de capitauxinternationaux ont vu leur taille exploser, sans relation directe avec la croissancedes échanges de biens et services à l’échelle mondiale. L’explication de ce phé-nomène est simple : les opérations de ces acteurs financiers sont essentiellementspéculatives, c’est-à-dire qu’elles ont pour objectif principal la réalisation de pro-fits purement financiers à court terme. Ce caractère spéculatif de la finance contem-poraine explique la montée de l’instabilité financière internationale et l’accélérationdu rythme des crises depuis le début des années quatre-vingt, ce qui coïncide par-faitement avec le début du processus de libéralisation et de globalisation finan-cières. Cette explosion de la finance internationale, autorisée par la liberté totaledonnée aux opérateurs financiers, explique pourquoi la dimension financière apris le dessus sur la dimension économique dans le processus contemporain demondialisation; c’est là un changement majeur par rapport aux épisodes antérieursdu processus historique de mondialisation décrit plus haut.

À côté de son caractère spéculatif et intrinsèquement instable, la financelibéralisée entraîne une autre série d’effets, extrêmement profonds et dangereuxcar ils frappent le cœur même de l’appareil productif des économies. En effet,une part croissante du capital des entreprises est contrôlée par les investisseursinternationaux, notamment à la suite des opérations de privatisation. Ainsi, enFrance, près de 50% du capital des entreprises cotées sont désormais détenuspar des investisseurs étrangers, principalement anglo-saxons. Le fonctionne-ment et la « gouvernance » des entreprises sont profondément affectés par laprise de pouvoir de ces nouveaux actionnaires : c’est l’avènement du « capita-lisme actionnarial ». De même, en Argentine, près de la moitié des entreprisesindustrielles et la quasi-totalité des banques sont contrôlées par des investisseursétrangers. La difficulté des autorités argentines à reprendre en main le contrôlede leur économie n’est pas sans lien avec le contrôle de celle-ci par des opéra-teurs étrangers. Au Japon également, on constate que la crise grave qui sévitdepuis le milieu des années quatre-vingt-dix a un lien direct avec l’irruption dela finance libéralisée qui a totalement déstabilisé des entreprises habituées à sefinancer auprès de banques plutôt que sur les marchés financiers.

POUR UN AUTRE MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT

Devant les dégâts de la mondialisation actuelle, une remise en cause fonda-mentale s’impose. L’objectif n’est pas d’interrompre le processus séculaire demondialisation : ce n’est ni possible ni souhaitable! C’est plutôt de redéfinirune autre mondialisation, en rupture totale avec la logique qui est actuellement

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au cœur du capitalisme actionnarial et mondialisé. On a vu que l’accélération etles modalités spécifiques du processus actuel de mondialisation découlent direc-tement des décisions politiques prises par les grandes puissances au tournant desannée soixante-dix/quatre-vingt. On peut considérer qu’aujourd’hui, c’est à nou-veau en grande partie (mais pas uniquement) par un changement de cap radicaldes politiques publiques à l’échelle internationale qu’une rupture salutaire parrapport à la logique actuelle de la mondialisation pourra s’opérer.

Mais avant d’aborder la question des politiques à mettre en œuvre, il fautdéfinir le modèle de développement vers lequel on souhaite se diriger. La théo-rie du « développement durable » fournit les principes de cette alternative. Utilisépour la première fois au début des années quatre-vingt, le concept de sustainabledevelopment est devenu l’axe fondamental de l’analyse et de la politique del’ONU en matière de développement et d’environnement. Selon ses concepteurs,le développement durable (ou soutenable) est un régime de croissance au ser-vice de l’humain et économe en ressources naturelles. La soutenabilité inclutdonc deux dimensions considérées comme indissociables : la promotion de tousles êtres humains et la préservation des équilibres naturels. Il s’agit de replacerl’économie dans l’environnement et plus largement dans la biosphère. Dans cecadre, la préservation des ressources se fonde sur des critères physiques (parexemple, limiter à un certain seuil l’émission de gaz à effet de serre) et non pasmonétaires, car les mécanismes biologiques ne relèvent pas du marché. La logiquede l’homme ou, selon l’expression de René Passet, la logique du vivant, conduità subordonner l’économique à la vie de l’espèce humaine et des autres espèces.Pour résumer, le développement durable doit être un développement économi-quement efficace, écologiquement soutenable, socialement équitable, démocra-tiquement fondé, géopolitiquement acceptable, culturellement diversifié.

La notion de développement durable est victime de son succès : pratiquementtoutes les forces politiques et les grandes entreprises « socialement responsables »y sont devenues favorables et se servent de cette idée pour leurs politiques decommunication! Pourtant, si l’on applique rigoureusement cette démarche, celaimplique des politiques des acteurs privés et publics et des comportements indi-viduels en rupture totale avec les pratiques actuelles, avec la logique actuelle ducapitalisme et de la mondialisation fondée sur la domination sans partage de lalogique financière et marchande.

Le développement durable, c’est donc beaucoup plus qu’une mode passagèreou un instrument de marketing ; c’est une question de survie pour la planète etpour les générations futures de l’humanité : on peut dire qu’il s’agit d’une « utopieréaliste ».

QUELLES POLITIQUES POUR UNE AUTRE MONDIALISATION?

Une fois définis le cadre de référence et les objectifs (ou les valeurs) envue d’« une autre mondialisation », on peut en déduire les politiques ou les« préconisations » qui permettraient d’aller vers cette « utopie réaliste » du

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XXIe siècle qu’est le développement durable. Dans la présentation qui suit,l’accent est mis délibérément sur les politiques de régulation de la finance inter-nationale pour deux séries de raisons. En premier lieu, notre analyse est quec’est principalement l’emprise de la finance globalisée et des détenteurs du capi-tal financier qui est l’élément moteur du processus contemporain de mondiali-sation, comme on a essayé de le montrer plus haut. Il faut donc commencer pars’attaquer aux effets pervers de la globalisation financière si l’on veut pro-mouvoir une autre mondialisation. Ensuite, faute de place, il n’est pas possibled’aborder l’ensemble des nouvelles politiques qu’il serait souhaitable de mettreen œuvre. D’autres contributions dans ce numéro de la Revue du MAUSS s’enchargeront.

Redonner aux États la maîtrise des mouvements de capitaux

Le premier principe est de redonner aux États la maîtrise de leurs poli-tiques économiques, mise à mal par la mobilité internationale des capitaux. AuNord comme au Sud, les banques centrales, ainsi que les autorités budgétaireset fiscales, sont sous la coupe des marchés, toujours prompts à sanctionner parla spéculation des politiques jugées non conformes à leurs intérêts.

La dépendance des pays envers les marchés financiers résulte du modèle dedéveloppement imposé par les politiques néolibérales : au lieu de se centrer surleur épargne et leur marché intérieurs, les pays sont poussés à orienter leuractivité productive et financière vers les échanges internationaux, surtout lorsqu’ilssont endettés à la suite de déficits antérieurs.

Pour retrouver des marges de manœuvre, les pays doivent être en mesurede se protéger, ce qui revient à mettre en cause la logique libérale qui donne laprimauté à l’ouverture extérieure. Il s’agit donc de garantir, au niveau interna-tional, le droit des pays à réduire leur ouverture extérieure afin de mener à bienleurs propres politiques. Par ailleurs, il est souhaitable que les pays se coor-donnent entre eux pour mettre en place des politiques communes : il est ainsinécessaire de reconnaître le droit d’un groupe d’États à définir un ensemble derègles qui lui soient propres et qui permettent de protéger leur marché intérieur.Les expériences du Marché commun européen et du Mercosur vont, ou pourraientaller, dans ce sens.

La libéralisation du compte financier (balance des capitaux) doit être déci-dée souverainement par les États et non imposée par le FMI ou la Banque mon-diale. Elle relève d’un choix politique, et n’est pas la seule option possible. Sielle est décidée, cette politique doit être subordonnée aux objectifs de dévelop-pement. Elle doit être considérée comme une étape ultime, intervenant lorsqueles pays ont des structures économiques et financières solides (c’est la notionde sequencing). Deux conditions doivent être satisfaites pour permettre l’ou-verture du compte de capital : la stabilisation macro-économique (inflation,finances publiques) ; un secteur bancaire local sain et assez robuste pouraffronter la concurrence internationale. La libéralisation du compte financier,lorsqu’elle est possible, doit être modulée selon le type d’opérations : toutes les

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opérations financières ne peuvent pas être mises sur le même plan. Il est néces-saire de privilégier les opérations les plus bénéfiques à la croissance écono-mique, ce qui implique de libéraliser en premier lieu les investissements directs.

Promouvoir le contrôle de capitaux

On peut avancer au moins cinq raisons pour lesquelles il peut être justifiéde mettre en place des dispositifs de contrôle des capitaux, plus particulièrementdans les pays émergents et en développement :

1. le processus d’intégration financière internationale a profondémentmodifié le comportement des banques et des investisseurs internationaux,donnant lieu à des vagues alternées d’entrées et de sorties des capitaux auxeffets dévastateurs;

2. le règlement ordonné des crises financières a été rendu plus difficile àobtenir dans le cadre de la finance libéralisée; à la différence de la crise de ladette du début des années quatre-vingt, qui concernait un nombre limité d’em-prunteurs souverains, les crises récentes des années quatre-vingt-dix mettenten présence un grand nombre d’acteurs privés qu’il est devenu plus difficile deréguler;

3. les crises ont souvent des causes externes : on sait que celles des paysémergents d’Asie orientale en 1997-1998 s’expliquent en grande partie parl’appréciation du dollar;

4. un pays ne peut obtenir simultanément la stabilité de sa monnaie et l’au-tonomie de sa politique économique dans un contexte de parfaite mobilité descapitaux (trilogie impossible de Mundell); le contrôle des capitaux est un moyende résoudre cette contradiction;

5. les entrées de capitaux causent d’importants déséquilibres macroécono-miques (boom sur le crédit, la consommation, les investissements non produc-tifs), créent des tensions inflationnistes et engendrent des bulles spéculatives;la prévention de tels déséquilibres passe par le contrôle des entrées de capitaux.

Taxer les flux financiers internationaux

Le contrôle des capitaux peut prendre des formes diverses, dont les deuxprincipales sont la réglementation et la taxation. Ces politiques peuvent êtreappliquées au niveau national ou international. Au cours des années quatre-vingt-dix, plusieurs pays, notamment le Chili, la Colombie et la Malaisie, ontpris avec succès des mesures nationales pour décourager les entrées et sortiesde capitaux à court terme de nature spéculative. Ces politiques peuvent servird’exemples pour les pays en voie de développement. Elles permettent d’atteindredeux objectifs : redonner des marges de manœuvre aux politiques écono-miques moins soumises à la contrainte extérieure; stabiliser le taux de changeet éviter sa surévaluation, cause de ralentissement économique.

Même si elles peuvent donner de bons résultats, les politiques nationales decontrôle des capitaux sont souvent insuffisantes face à la puissance de feu des

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opérateurs financiers internationaux. Il est donc nécessaire d’introduire desmesures de contrôle des capitaux à l’échelle internationale. L’instrument fiscalest particulièrement bien adapté à cet objectif. C’est l’idée des « trois taxesglobales2 » dont la plus connue est la taxe Tobin.

• La taxe sur les transactions financières internationales (type Tobin)La taxe proposée par James Tobin s’applique à toutes les transactions sur

le marché des changes. Elle s’inspire de la proposition formulée par Keynesd’une taxe générale sur toutes les transactions financières visant à réduire laspéculation. Son taux moyen serait faible et son coût annualisé serait inverse-ment proportionnel à la durée des transactions, de façon à dissuader les opéra-tions à court terme dont l’unique objet est de réaliser des gains de change denature spéculative.

Cette mesure vise plusieurs objectifs. En premier lieu, elle permettrait, selonl’expression de Tobin, de « mettre du sable dans les rouages trop bien huilés »de la finance internationale en freinant les opérations d’arbitrage et de spécu-lation3. En second lieu, cette mesure redonnerait plus d’autonomie aux autori-tés monétaires qui pourraient se concentrer sur leurs objectifs domestiques depolitique économique. Par ailleurs, la taxe de Tobin permettrait aux taux dechange de mieux refléter la valeur de leurs déterminants fondamentaux de longterme, car les écarts entre les taux du marché et les « fondamentaux » (les « bullesspéculatives ») seraient réduits. Enfin, le produit de la taxe de Tobin permettraitd’alimenter un fonds international destiné, entre autres affectations possibles,à financer une aide aux pays émergents et en développement affectés par lesdysfonctionnements du système financier international.

Il n’y a pas d’obstacles techniques sérieux à la mise en œuvre d’une taxedu type Tobin. Mais comme il est difficile de créer d’emblée une taxe mon-diale, il est proposé (c’est la position des ATTAC d’Europe) de mettre en œuvrela taxe Tobin à l’échelle des pays de la zone euro ou de l’Union européenne.Étant donné son importance, avec une population et un PIB qui se rapprochentdes niveaux américains, l’ensemble européen constitue un bon point de départpour l’application de cette mesure fiscale.

• Deux autres taxes globales sur les IDE et sur les bénéfices des multinationalesL’instrument fiscal peut être utilisé de plusieurs manières à l’échelle inter-

nationale pour collecter des ressources et, surtout, pour corriger certains effetspervers – qualifiés par les économistes d’« externalités négatives » – de la

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2. Lire à ce sujet Le Monde diplomatique d’octobre 1998.3. Supposons qu’une taxe de 1% soit prélevée sur toute opération de change à trois mois.

Comme toute transaction destinée à réaliser un gain implique un va-et-vient entre deux monnaies(soit deux opérations de change), il faudrait un écart de rendement anticipé entre deux monnaiessupérieur à 2% à trois mois (soit 8% en taux annuel) pour que les opérations d’arbitrage ou despéculation soient rentables. Une telle contrainte est de nature à décourager la plupart de ces opérationsqui reposent sur des écarts beaucoup plus faibles.

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mondialisation4. Une taxe variable sur les IDE (investissements directs à l’étran-ger) se justifie par deux séries de raisons : c’est une partie de l’activité des entre-prises multinationales qui ne se prête pas à l’évasion fiscale entraînée par lamobilité des capitaux. Ensuite, elle permet de lutter contre le dumping fiscal parla mise en concurrence des systèmes fiscaux, et de contrecarrer l’érosion desdroits des travailleurs dans les pays d’accueil des IDE. En effet, ces pays sontégalement ceux où les salaires sont les plus bas, la législation du travail la pluslaxiste, la fiscalité la plus faible. Cette taxe serait applicable à tous les investis-sements directs, dans les pays riches comme dans les pays pauvres. Son tauxserait variable de 20% à 10%, et serait indexé sur une « notation » attribuée parl’Organisation internationale du travail (OIT) en fonction du respect des droitsfondamentaux des travailleurs, selon une échelle propre à chaque catégorie depays (riches et pauvres).

Une troisième forme de taxation globale du capital concerne les bénéficesdes multinationales qui délocalisent leurs opérations et manipulent leurs comptesen jouant sur les prix de transfert entre filiales. Une méthode s’inspirant de lataxe unitaire (unitary tax) existant aux États-Unis pourrait être utilisée. Elleconsiste à appliquer la taxe en fonction du chiffre d’affaires local effectif (et nonpas fictif) de la firme multinationale. Cette taxe globale a le mérite d’être facileà calculer et à prélever. Elle implique aussi bien le Nord que le Sud.

Ces trois « taxes globales » forment ainsi un ensemble cohérent etcomplémentaire d’instruments dont peuvent s’emparer les opinions publiquesqui aspirent à une autre mondialisation, plus équilibrée et mieux contrôlée.

D’autres propositions voisines doivent être prises en considération : c’estnotamment la proposition de la CNUCED d’un impôt mondial sur les revenusdu capital ou sur la fortune, qui alimenterait un Fonds mondial pour ledéveloppement.

Renforcer le contrôle des acteurs financiers

Pour réduire le pouvoir du capital financier international, il est essentield’encadrer les marchés financiers. Il faut également contrôler étroitement lesacteurs financiers qui constituent l’oligarchie financière mondiale, grandebénéficiaire de la mondialisation libérale.

Quelques principes peuvent guider les pouvoirs publics : rendre transpa-rentes toutes les opérations financières, limiter la part des investissements étran-gers sur les places financières nationales, renationaliser les banques dans lespays en développement afin d’en contrôler l’activité et d’orienter celle-ci versles emplois jugés les plus productifs…

La suppression des paradis fiscaux est l’une des premières mesures à prendre.Il s’agit d’éliminer de la planète ces nombreuses zones, caractérisées par

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4. On ne mentionne ici que les taxes financières. Mais il y a un autre domaine important oùpeut être mise en œuvre une taxation globale, c’est la lutte contre la pollution (écotaxe).

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l’absence de fiscalité et de réglementation, vers lesquelles converge pour êtreblanchi l’argent sale résultant du commerce de la drogue, des armes et de laprostitution.

Deux séries de décisions permettraient d’atteindre cet objectif :— la levée du secret bancaire à la demande des autorités publiques, ce qui

implique la réglementation des professions protégées par le secret bancaire,des sanctions contre les établissements qui refusent de coopérer, l’obligationde conserver la trace des donneurs d’ordre et des transactions sur les produitsdérivés; ces mesures de contrôle des flux peuvent être menées efficacement enprenant appui sur les organismes de clearing et les systèmes de paiement ;

— la définition d’obligations de la part des États : reconnaissance d’un droitd’ingérence à l’égard des États qui abritent des paradis fiscaux; coopérationentre États dans le domaine judiciaire et pour la centralisation des renseigne-ments sur les délits financiers; obligation de publication des données sur lesparadis fiscaux; non-reconnaissance des sociétés écrans; respect des règles anti-blanchiment d’argent.

Réformer les institutions financières internationales

La mise en œuvre de politiques destinées à contrôler la finance mondialene peut avoir lieu sans que soit également menée à bien une réforme radicaledes organisations internationales, et en particulier des institutions financièresinternationales (IFI) : le FMI et la Banque mondiale. Ces deux institutions sesont progressivement éloignées de leurs fonctions initiales, définies par lesaccords de Bretton Woods (1944), qui étaient d’assurer la stabilité du systèmemonétaire international et de promouvoir le financement du développement.

Une réforme profonde du fonctionnement des IFI s’impose pour qu’ellesse recentrent sur leurs objectifs initiaux. Deux séries de principes pourraientinspirer cette réforme :

— démocratie et transparence : participation des pays du Sud aux instancesde direction, contrôle réel des populations locales et des parlements nationauxsur les politiques des IFI afin de garantir l’équilibre entre pays créanciers et paysdébiteurs;

— rattachement des IFI à une Organisation des Nations Unies elle-mêmeréformée : il est essentiel de subordonner les IFI, ainsi que l’OMC, au systèmedes Nations Unies, ce qui est un moyen d’une part, de les soumettre à un contrôleextérieur, et d’autre part, de les amener à respecter les droits fondamentaux(droits de l’homme, droits civils et politiques, droits économiques, sociaux,culturels et environnementaux) qui sont supérieurs aux intérêts financiers etcommerciaux dans la hiérarchie des normes internationales.

Dans cette perspective, afin de réduire le pouvoir aujourd’hui excessif desIFI et de l’OMC, et de redonner du pouvoir aux États et aux citoyens à l’échelleinternationale, il est nécessaire d’organiser des possibilités de recours des Étatset des citoyens devant les juridictions internationales pour non-respect des droitsfondamentaux.

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POUR UNE AUTRE GOUVERNANCE MONDIALE

Ainsi, il convient d’organiser la mondialisation autrement. Reconnaître l’im-portance de l’objectif de développement durable, c’est admettre qu’il existe unehiérarchie parmi les normes internationales qui s’imposent aux acteurs privéset publics. Plus précisément, cela revient à mettre les valeurs et les objectifspolitiques, sociaux, culturels et écologiques au-dessus des objectifs purementéconomiques, marchands et financiers. Ces valeurs supérieures sont déjà recon-nues dans les traités internationaux tels que la Charte universelle des droits del’homme des Nations Unies signée par la quasi-totalité des États de la planète.À partir du moment où l’on applique ce cadre de référence, une nouvelle concep-tion de la gouvernance mondiale et des politiques publiques s’impose. On estalors amené à revoir complètement l’architecture actuelle de la gouvernancemondiale. Celle-ci est aujourd’hui dominée par trois organisations internatio-nales, à vocation purement marchande et financière : le Fonds monétaire inter-national (FMI), la Banque mondiale et l’Organisation mondiale du commerce(OMC). Les autres organisations internationales, rattachées au système desNations Unies, qui défendent les valeurs fondamentales du développementdurable, ont en revanche un poids minime. C’est notamment le cas del’Organisation internationale du travail (OIT), de l’Organisation mondiale dela santé (OMS) et de l’UNESCO qui s’occupe de la culture. Il est essentiel derenverser la hiérarchie actuelle des organisations et des normes internationales,en donnant un poids supérieur à celles qui défendent les droits sociaux, poli-tiques et culturels. Il n’est pas normal par exemple, que la question des médi-caments génériques soit uniquement négociée à l’OMC, en fonction d’une logiquepurement marchande (c’est-à-dire sous la pression des lobbies pharmaceutiques).C’est à l’OMS que devrait revenir en priorité la responsabilité de cette questionqui touche à la santé de l’humanité.

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II. LE DÉBAT. UN AUTRE MONDE

(ÉCONOMIQUE) EST-IL POSSIBLE?

c) Un réformisme pragmatique

L’AUTRE MONDIALISATION? QUELLE AUTRE MONDIALISATION?

par Pascal Lamy

Le processus de mondialisation engage de multiples dimensions des socié-tés, ce qui rend sa définition complexe, et parcellaire. La mondialisation est uneréalité à la fois économique et politique. Sous plus d’un aspect, il ne s’agit pasd’un phénomène nouveau mais de la combinaison entre quelque chose que lessociétés occidentales connaissent depuis longtemps – le capitalisme de marché –et la saturation géographique du globe : à la dynamique d’expansion de l’huma-nité à la surface de la Terre a succédé une phase d’intensification de ses modesd’occupation. La mondialisation correspond donc à un stade historique du capi-talisme de marché qui conjugue fonctionnement du capitalisme international,jeu des économies d’échelles et transformation des frontières. Cette « grandetransformation », pour reprendre le titre de l’ouvrage de l’économiste Karl Polanyiqui voyait dans le commerce international l’origine même de l’institution éco-nomique et sociale du marché, a déjà joué, dans des proportions différentes, àl’époque charnière des Grandes Découvertes du XVIe siècle ou au cours du secondXIXe siècle industrialiste et colonialiste. Mais elle conduit, dans sa version contem-poraine, à des perceptions du monde inédites, ou tout du moins renouvelées.

La mondialisation est en effet un phénomène total, qui concerne l’en-semble des dimensions de l’activité humaine. Elle met en mouvement l’en-semble de nos systèmes de représentations, grâce aux relais offerts par les médiasmais aussi par la circulation des personnes tout autour de la planète. Mais, plusencore, l’une des particularités de la mondialisation actuelle réside dans le faitque beaucoup de gens se sentent – de manière plus ou moins diffuse – directe-ment concernés par elle. Comme le montre avec force le sociologue ArjunAppadurai, l’échelon local de la vie des groupes humains n’est pas, par nature,isolé des échelons supérieurs. Au contraire, celui-ci ne se construit que dans uncontexte historique donné. Le contexte actuel de la mondialisation se répercutedonc, par un effet de cascade, à toutes les échelles de l’activité humaine et leslie, y compris aux niveaux les plus fins du local et de l’individu. La tension entreressemblance et différence, universalisme et particularisme, culture globale etculture locale…, est renouvelée par le paradigme de la mondialisation : quelsque soient les modes de « cannibalisation » qu’exercent ces polarités l’une enversl’autre, elles existent ensemble dans chaque dimension des sociétés. Le mondede la mondialisation contemporaine n’est donc pas celui de l’uniformisation,mais celui de la complexité des échelles économiques, sociales et politiques.

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Dans la phase actuelle de mondialisation, on observe l’émergence de dimen-sions qui, pour n’être pas forcément nouvelles dans leur contenu, accèdent à lascène mondiale comme objets communs à l’humanité et appelant des modes derégulation inédits à l’échelle mondiale. Parmi ces biens à la fois publics et glo-baux, l’exemple de l’environnement est assez frappant : il se constitue peu à peuen sujet de droit international – ce qu’atteste le réseau peu visible, mais déjàconstitué d’accords environnementaux multilatéraux dont l’emblème est le pro-tocole de Kyoto sur la lutte contre l’effet de serre. La prise de conscience poli-tique de la nécessité d’assurer le développement durable de nos sociétés constitueun élément nouveau de l’analyse du capitalisme de marché. En effet, jusqu’auXXe siècle, celle-ci avait particulièrement mis l’accent sur la mise en jeu de sadimension sociale, présente dans le mouvement d’expansion coloniale duXVIe siècle en Amérique latine ou du XIXe siècle dans l’ensemble du monde.Elle a en particulier été théorisée par Karl Marx. Puis, au XXe siècle, la dimen-sion du développement est venue s’ajouter à l’appareil critique marxiste. Et, sila question de l’environnement était présente dès le XIXe siècle, elle ne consti-tuait qu’une partie très modeste des représentations politiques. Or elle consti-tue aujourd’hui le dernier volet du triptyque qui fonde, avec le volet économiqueet le volet social, le concept de développement durable qui est désormais aucœur de l’analyse politique de la mondialisation.

Le bilan de la mondialisation – si tant est qu’un tel bilan puisse être éta-bli ou qu’un processus puisse être figé – est, d’un point de vue général et envaleur absolue, globalement positif. L’augmentation généralisée des indica-teurs de développement humain – l’espérance de vie moyenne est ainsi pas-sée de 49 à 66 ans entre 1950 et 2000, la mortalité infantile a partout régressé,l’alphabétisation a partout progressé… – semble correspondre à la crois-sance de la richesse mondiale enregistrée au cours de la même période qui aété multipliée par 7. Que cette croissance n’ait pas été assortie d’une conver-gence des pays, c’est désormais un fait reconnu. Car, du point de vue des pro-portions et des inégalités, le bilan de la mondialisation est globalement négatif :ainsi, le rapport des écarts entre le PIB (produit intérieur brut) par habitantdes grandes régions du monde est passé de 1 à 15 en 1950 à 1 à 19 en 2000;autre exemple, la très forte croissance des échanges mondiaux (multipliéspar 25 environ) a principalement bénéficié à la triade Amérique duNord/Europe/Asie, dont la part des exportations mondiales est passée de 76,5 à88,3% en 40 ans – avec cependant une très forte convergence de l’Asie (source :Angus Maddison, L’Économie mondiale, une perspective millénaire, OCDE,2001). La phase de mondialisation actuelle est donc ambivalente. Elle per-met un enrichissement global et une élévation générale du niveau de bien-être,tout en se nourrissant d’inégalités à la surface de la planète et à l’intérieur dessociétés nationales. Le rythme de croissance et l’interdépendance accrue denos sociétés en voie de mondialisation à une échelle globale ne doivent doncpas nous faire croire à des corrélations qui se révèlent grossières ou inexactesà des échelles plus fines.

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Si l’on admet cette analyse rapide, deux grandes questions, qui appellentun jugement politique, se posent face à un système économique qui tend à élar-gir sans cesse la sphère marchande. La première est celle des limites que l’onsouhaite fixer à la marchandisation des activités humaines, alors que le capita-lisme a progressivement étendu la propriété des moyens de production maté-riels à celle de la connaissance. La seconde porte sur les moyens d’interventioncollective que l’on souhaite mettre en œuvre pour agir sur la sphère du mar-ché : la régulation, la redistribution et l’appropriation. Pour y répondre, les objec-tifs que l’on poursuit doivent être clarifiés et soumis à une discussion démocratique.Se donner les moyens politiques de cette discussion signifie mener l’analysedes changements du monde et être prêt à le considérer comme une société endevenir. Cette appréhension nouvelle engage de profonds changements dans laconception de la gouvernance mondiale à construire. Elle conduit à réviser lerôle de l’État-nation comme pilier de l’organisation sociale, mais aussi à trou-ver les niveaux politiques désormais pertinents en matière de régulation, deredistribution et d’appropriation. Car, à l’heure actuelle, l’espace mondial de larégulation n’existe que sous la forme d’îlots de gouvernance plus ou moins déve-loppés et mal reliés les uns aux autres – les multiples organisations internatio-nales – et celui de la redistribution est un chantier hypothétique que signe l’échecpatent des politiques d’aide au développement. Or, si le monde tend un jour àformer société, cela impose de disposer d’un dispositif solide, efficace etdémocratique pour assurer l’arbitrage de certains choix collectifs. En l’absencede démocratie mondiale – si tant est que les modèles de démocratie nationaledont nous disposons soient parfaits –, il faut imaginer le type d’articulation etle type de relais que peut offrir la société civile à une société politique mondialeinexistante.

L’exemple de la construction européenne ouvre une piste à la recherche d’ar-ticulations entre les volets de régulation et de redistribution de la gouvernancemondiale. Le principe fondateur de l’Union européenne est en effet la mise encommun d’un certain nombre de préférences collectives, issues des peuplesqui la composent et portent ainsi au niveau européen des choix de valeursexprimant une identité ou un intérêt collectifs. L’Union européenne manifestela capacité des sociétés nationales à construire ensemble des règles à l’échellede la communauté de valeurs et d’intérêts. Ces règles se conjuguent au modèlede redistribution et de solidarité européen qui est celui de l’économie socialede marché. De ce point de vue, l’Union européenne se présente donc commeun laboratoire de la mondialisation maîtrisée, dont la politique commercialeextérieure, unie depuis le Traité de Rome de 1957, forme le continent le plusavancé. La force de cette politique commune se fonde sur la réelle convergencede ses États membres, sur le dialogue permanent entre les trois institutions clésde l’Union européenne – la Commission qui propose et négocie, le Conseil quidécide, et le Parlement européen associé aux débats stratégiques – et sur le rôlede gardienne de l’intérêt général européen que joue la Commission. Ces troisfacteurs permettent à l’Union européenne de jouer, dans le domaine de la politique

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commerciale internationale, un rôle politique à la hauteur de son poids écono-mique, à égalité avec les États-Unis, et de faire entendre la voix singulière quiest la sienne. Le bénéfice de ce rôle est cependant affaibli lorsque, dans d’autressecteurs clés de la gouvernance économique mondiale, l’Union européenne nedispose pas de politique commune. Ainsi, au sein du système financier inter-national, alors que les crises financières secouent régulièrement des pays de laplanète, l’impuissance de la première puissance commerciale du monde relèvede la schizophrénie.

Le modèle européen, qui utilise la force issue de la mise en commun despolitiques, peut faire progresser les valeurs européennes et dessiner, comme ledisait Jean Monnet, ce que sera peut-être le « monde de demain ». Mais, aumoment où s’élaborent les éléments d’une architecture de gouvernance mon-diale, la valeur pratique et heuristique de ce modèle ne pourra fructifier que sil’on prend en compte les profonds écarts de développement qui règnent entreles différentes régions du monde. La gouvernance mondiale qui s’élabore doitrefléter un objectif prioritaire de rattrapage des pays en développement. Le sys-tème actuel, qui est instable et précaire, appelle à une plus grande prise en comptedes considérations collectives, alors que dominent les préoccupations indivi-duelles. Les valeurs qu’il nous faut défendre sont du côté d’un développementdurable parce que partagé et régulé à l’échelle de la planète. L’Union européennedoit contribuer à les ériger en valeurs universelles de la même façon qu’auXVIIIe siècle, les penseurs philosophes engagèrent la mondialisation des droitsde l’homme.

Pascal Lamy vient de publier L’Europe en première ligne, aux Éditions du

Seuil (2002) et, en collaboration avec Jean Pisani-Ferry, L’Europe de nos volon-tés, Notes de la fondation Jean-Jaurès, chez Plon (2002).

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MONDIALISATION ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE : QUI DÉTERMINE QUOI?

par Daniel Cohen

LA MONDIALISATION CONTRIBUE-T-ELLEPOSITIVEMENT À LA CROISSANCE MONDIALE?

La question de savoir si la mondialisation est un facteur favorable à lacroissance est un sujet extrêmement controversé sur le plan empirique. Deuxarticles s’opposent dans la littérature professionnelle : celui de Sachs et Warnerpublié dans Brookings en 19951 et celui de Rodriguez et Rodrik dans les NBER

Macroeconomics Annuals en 20022 qui contestent fortement leurs résultats.Sachs et Warner ont créé une catégorie de pays réputés « ouverts » à partir

d’un certain nombre de critères qui leur semblent liés à un « régime » d’ouver-ture. Ils montrent que tous les pays appartenant au groupe ouvert ont systéma-tiquement connu une croissance supérieure à celle des pays réputés fermés.Selon leur classification, 78 pays émergents (en dehors du bloc soviétique) ontchoisi sous une forme ou une autre de mener une politique de développementfermée. Parmi ceux-ci, 43 pays ont changé de stratégie au moins une fois. Parmiles 15 pays qui ont tenté l’aventure de l’ouverture commerciale avant de se refer-mer, Sachs et Warner constatent que la croissance pendant la période de fer-meture est toujours plus faible que pendant la période d’ouverture. Ils montrentaussi qu’au cours de la période 1970-1995, le groupe des économies « ouvertes »a eu un rythme de croissance moyen de 4,5% l’an, les économies « fermées »de 0,7% l’an! Parmi les économies ouvertes, les économies émergentes crois-sent 2 points plus vite que les économies riches; parmi les économies fermées,il n’y a pas de différence. L’ouverture semble donc propice à la « convergence ».Selon Sachs et Warner, le résultat est en fait radical : tous les pays qui ontchoisi une politique « ouverte » ont eu une croissance annuelle plus rapide queles autres.

C’est le choix de la variable « d’ouverture » choisie par Sachs et Warnerqui a créé la controverse ultérieure. La définition retenue a été critiquée,notamment par Rodriguez et Rodrik, au motif qu’elle incluait beaucoup d’autresdimensions que le commerce international stricto sensu. Passant attentivementen revue les éléments appuyant cette idée que le commerce est un facteur decroissance, Rodriguez et Rodrik montrent que la variable qui explique princi-palement le résultat de Sachs et Warner est celle qui mesure la décote duchange du marché noir. L’interprétation de cette variable, telle que suggéréepar Sachs et Warner, est qu’elle représente une taxe sur le commerce, dans la

1. « Economic reform and the process of global integration », Brookings Paper on Economic

Activity, 1, 1-95.2. « Trade policy and economic growth : A skeptic guide to the cross national evidence », NBER

Macroeconomics Annuals.

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mesure où les exportateurs doivent (en général) vendre leurs devises au coursofficiel, tandis que les importateurs (à la marge du moins) doivent acheter desdevises au marché noir. Il existe évidemment bien d’autres variables de poli-tique macroéconomique corrélées avec le marché noir que la politique com-merciale, telles la répression financière, l’inflation, la crise de la dette…, quirendent extrêmement difficile de trancher la question de savoir si ce sont bienles barrières commerciales qui sont en jeu.

Les critiques de Rodriguez et Rodrik soulignent un fait qui est en lui-mêmedifficilement contestable. L’ouverture commerciale est rarement un fait isolé,et elle est presque toujours conjointe à un ensemble d’autres facteurs internes.Comme le notait fort bien le regretté Rudiger Dornbusch dans son commentairede l’article de Sachs et Warner, « le commerce des marchandises n’est peut-être que la moindre des choses dont bénéficie une société ouverte. L’échangedirect des idées, des méthodes, l’émulation d’une réussite ailleurs peuvent jouerun rôle tout aussi capital ». Dans leur article « Why do some countries produceso much more output per worker than others3? », Hall et Jones reprennent cetteidée et proposent de prendre en compte ce qu’ils appellent l’infrastructure socialedont la mondialisation est un aspect (sur le plan externe) et dont le respect dela « règle de droit » est un trait essentiel (sur le plan interne). Le rôle de la règlede droit a déjà fait l’objet d’analyses économiques. Knack et Keefer (1995) ontétabli un index qui reprend en partie les publications de l’International CountryRisk Guide, une agence de notation qui classe les pays en 24 catégories incluantle respect de la loi et de l’ordre, la qualité bureaucratique, le risque d’expro-priation, la répudiation des contrats, la corruption. Hall et Jones reprennent cetindex, qu’ils combinent avec celui de Sachs et Warner. L’index d’infrastructuresociale ainsi construit donne le niveau le plus élevé à la Suisse et aux États-Unis,et le plus bas au Zaïre, à Haïti et au Bangladesh. Entre ces cas extrêmes, ils mon-trent qu’il y a une corrélation presque parfaite entre le niveau de développementéconomique et l’index ainsi défini.

Que retenir de ce débat? D’abord, que les économistes ne parviennent pasà séparer la mondialisation comme fait isolé et comme « fait social total ».Ensuite, qu’il y a une corrélation certaine entre mondialisation, institutions capi-talistes et croissance économique – ce qui ne devrait pas surprendre –, maisque les mécanismes et les causalités restent à établir. Ce qui renvoie en partie àla question de savoir si la mondialisation représente une nouvelle phase du capi-talisme. Au risque de jouer sur les mots, on peut dire 1) que le capitalisme estmanifestement entré dans une nouvelle phase de son histoire, 2) que cette nou-velle phase se traduit par une poussée de mondialisation, mais 3) que pour autantla mondialisation elle-même ne suffit pas à définir ce nouvel âge : au risque dejouer sur les mots, il est plus éclairant de dire que c’est le nouvel âge qui créela mondialisation plutôt que le contraire.

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3. Quarterly Journal of Economics, 114 (1), 84-116, 1999.

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COMMENT GOUVERNER LA MONDIALISATION?

On parle à ce sujet de « gouvernance » mondiale. L’ambiguïté du terme reflètebien la difficulté de l’exercice. Nul ne peut songer, du moins à l’heure actuelle,à un quelconque gouvernement du monde, au sens où on l’entend pour un État,spécifiquement un État démocratique. Cette impossibilité politique nourritd’ailleurs bien souvent la méfiance à l’égard de la mondialisation. Quand bienmême il pourrait être établi de manière indiscutable que celle-ci a des effets posi-tifs pour la croissance économique, le fait qu’elle avance en dehors du cadre oùs’exprime la démocratie fait problème. Paradoxalement peut-être, les mouve-ments « anti-mondialisation » montrent néanmoins qu’une citoyenneté d’un nou-veau genre, au-delà des frontières, est possible. Loin d’inviter à un repli sur lesseules bases éprouvées par l’histoire, ce mouvement oblige à un effort d’imaginationqui fasse de la mondialisation un espace politiquement habitable.

Dès lors que l’idée d’un gouvernement démocratique du monde est (provi-soirement) abandonnée, la forme en laquelle un cadre politique mondial puisseexister ne peut guère être que celle d’agences publiques mondiales qui soientgarantes de « l’intérêt public ». Il paraîtra étonnant de proposer, en réponse auxcritiques exprimées à l’encontre de l’OMC ou du FMI, un modèle qui en reprennela structure. Mais tel est le point à méditer. Malgré les critiques qui doivent êtreadressées à ces institutions, elles incarnent la seule présence publique, c’est-à-dire politique, qui tienne lieu de garde-fou aux marchés. L’échec de ces ins-titutions tient moins à leur statut d’agences qu’au fait qu’elles soient livrées àelles-mêmes (voir sur ce point le rapport du Conseil d’analyse économique4).L’OMC s’occupe de commerce et le FMI de finances, mais aucune de ces agencesn’est contrainte par les normes créées, disons, par l’OMS ou le BIT. Tel est pour-tant le stade auquel on devrait prétendre accéder dès aujourd’hui. Au risque desimplifier les problèmes posés, il devrait être possible de penser la gouver-nance du monde à partir de quelques grandes « agences publiques mondiales »qui incluraient à côté de l’OMC, du FMI et de la Banque mondiale, une OMSet un BIT aux pouvoirs renforcés ainsi qu’une grande agence de l’environne-ment qui reste à créer. Outre leur expertise dans leur domaine propre, la véri-table rupture serait atteinte lorsque chacune de ces agences parviendrait à fixerdes règles qui fassent obligation aux autres. Ainsi le BIT et l’OMS détermine-raient des objectifs, l’un pour le travail et l’autre en matière de santé publique,lesquels feraient automatiquement obligation à l’OMC ou au FMI de s’y sou-mettre. Pour ne prendre que l’exemple le plus criant aujourd’hui : on ne pourraitpas poursuivre un pays pour fabrication abusive de produits génériques dès lorsqu’il y aurait été autorisé par l’OMS.

Le contrôle politique de ces institutions est évidemment une question essen-tielle, mais pas insurmontable. Le FMI, on pardonnera l’exemple, est géré par

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14. JACQUET P. et alii, 2002, Gouvernance mondiale, Conseil d’analyse économique.

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un staff qui rend compte de chacune de ses décisions à un conseil d’adminis-tration formé de 24 membres, certains assurant la représentation (parfois tour-nante) d’un groupe de pays. Il est essentiel que l’Europe montre l’exemple enn’envoyant qu’un seul représentant qui aurait le même poids que, disons, lesÉtats-Unis, la Chine ou l’Inde. Grâce à la force nouvelle acquise par les mou-vements antimondialisation, il est possible de faire le pari que ces conseilsd’administration deviennent de véritables instances politiques, qui rendent descomptes à leur gouvernement et à l’opinion publique.

D’aucuns voudraient rêver, au-dessus de l’ensemble ainsi constitué, d’unpouvoir d’appel, d’arbitrage des conflits éventuels – à l’image, disons, du Premierministre qui arbitre entre deux ministres. Nul ne peut exclure une évolutionultérieure qui aille dans ce sens : en formant un GX élargi aux représentantsdes pays pauvres, qui tranche les dossiers les plus sensibles et qui se substitueau G7 actuel. Le chemin est évidemment long qui reste à parcourir avant que lefonctionnement juste, efficace et légitime d’une telle organisation soit possible.

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II. LE DÉBAT. UN AUTRE MONDE (ÉCONOMIQUE) EST-IL POSSIBLE?

d) Un réformisme réaliste-idéaliste

DE L’AUTRE MONDIALISATION À L’AUTRE POLITIQUE

par Jacques Généreux

Chaque année je formule ainsi le premier de mes conseils méthodologiquesà mes étudiants : quand on vous pose une question, ne répondez pas à la ques-tion, posez-vous la! Alors, quand on me demande « quelle autre mondialisa-tion? », la cohérence avec mes propres principes m’impose de refuser d’abordde répondre pour questionner la question tout à loisir. Et cette précaution mesemble en l’occurrence d’autant plus avisée que, j’en suis convaincu, cette ques-tion n’est peut-être pas la bonne, et assurément pas la plus immédiatement utiledans le combat pour un autre monde.

Déjà la question en cache une autre, qui est celle de l’alternative au capita-lisme, qui à son tour occulte celle de la possible diversification de l’évolutiondu capitalisme. Ensuite, les termes mêmes du débat – « mondialisation » et« capitalisme » – ont pris dans l’opinion un sens flou et attrape-tout qui se prêteà toutes les manipulations politiques, au point que la quête d’une autre mon-dialisation pourrait entraver celle d’un monde plus juste et plus vivable. Car ilen va de l’alternative à la mondialisation comme de l’alternative au capitalisme :elles deviennent en soi impensables dès l’instant où les concepts employés ontatteint dans les esprits ce stade d’impérialisme sémantique où ils englobent toutela réalité humaine. Je suis convaincu que le succès populaire et l’emploi poly-sémique de ces concepts ont précisément pour effet – et donc aussi pour but –de rendre impossible la conception pourtant simple d’autres voies, d’endormirles résistances au pouvoir dominant du capital et d’amoindrir l’impact des résis-tants en détournant la force de leurs combats contre un ennemi trop invisible ouinconsistant pour prendre des coups.

En faisant peu à peu du terme « capitalisme » un synonyme de sociétéindustrielle avancée, on lie le sort du capitalisme à celui du mode de vie moderneet l’on dissuade ainsi le plus grand nombre de soutenir tout projet radical de trans-formation sociale. Le thème de la « mondialisation » vient alors renforcer ce pre-mier mouvement en jetant le doute sur la persistance d’un pouvoir politique eten enracinant l’idée qu’on ne peut même plus choisir entre des capitalismes puis-qu’il n’en est qu’un, imposé à la planète par le mouvement naturel de l’histoire.

En acceptant d’employer ces concepts dans le même sens totalitaire queleurs adversaires, les militants « antimondialisation » rebaptisés « alter-mon-dialistes » ont contribué à la colonisation des esprits par une vision en partieerronée des défis lancés par la victoire politique des détenteurs du capital. Il estvrai que dans une société désenchantée par la politique, ils ont eu à la fois le

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besoin et le mérite de créer la figure d’un nouvel ennemi susceptible de réveillerla mobilisation citoyenne. Mais cette instrumentalisation est une arme à doubletranchant. Si plus personne ne conteste l’idée qu’il est un seul type de capita-lisme et que l’identité et le pouvoir des communautés politiques se sont diluésdans l’espace mondial, cela peut susciter autant de résignation chez les uns quede mobilisation chez les autres. Cela renforce aussi l’audience des populistesde droite et de gauche, dont le principal danger est qu’ils confortent, en réaction,les classes moyennes dans la quête d’un juste milieu immobiliste qui bloqueraittoute perspective de transformation sociale démocratique.

C’est pourquoi il me semble indispensable d’apprendre à poser les ques-tions en d’autres termes que nos adversaires (et également que nombre de nosamis). En contestant la signification totalitaire que ces derniers donnent au capi-talisme et à la mondialisation, en rejetant les termes mêmes qu’ils ont forgéspour façonner le débat public, nous ouvrons la voie d’une contestation plusradicale de leur pouvoir; plus radicale parce que plus aisément concevable etrecevable par nos concitoyens.

Il nous faut dépasser la thématique trop ambiguë de l’« autre mondialisa-tion ». Chercher une autre mondialisation ne consiste en rien d’autre que de des-siner soit une alternative au principe même du capitalisme, soit une alternativeaux modalités du capitalisme bien particulier qui s’étend depuis la libéralisa-tion des mouvements de capitaux. Aussi devrai-je d’abord montrer qu’il nousfaut dépasser le débat sur l’alternative au capitalisme. Le problème n’est pas lapossibilité offerte au patron d’une PME d’être propriétaire du capital! Il tient àla société de compétition généralisée engendrée par l’abandon délibéré du pou-voir aux seuls détenteurs du capital. Nous cherchons une alternative à la « guerreincivile » [Généreux, 2001a] qu’engendre l’extension de la guerre économique,à reconstituer une société solidaire, et cela n’exige ni l’abolition de la propriétéprivée du capital, ni la fermeture des frontières, cela exige « seulement » d’autrespolitiques, d’autres institutions, et la reconstruction d’une culture citoyenne.

DÉPASSER LA RHÉTORIQUE DE L’ALTERNATIVE AU CAPITALISME

Les avatars médiatiques du mot « capitalisme » ont préfiguré ceux duterme « mondialisation ». Ce qui à l’origine désignait simplement un systèmede production fondé sur la propriété et l’accumulation privée du capital – enréalité compatible avec une grande diversité de systèmes politiques, écono-miques et sociaux – en est d’abord venu à désigner une économie de marchéhomogène censée caractériser un système économique commun à tous les paysdéveloppés. Mais l’engouement de certains pour les concepts englobants, portépar la caisse de résonance des médias, a fini par faire du capitalisme un syno-nyme de société de marché libérale, désignant tout à la fois la libre concurrence,la démocratie libérale, la culture individualiste et consumériste, le culte du pro-grès technologique et de la croissance, l’exubérance des marchés financiers, larichesse et/ou la misère du monde et tutti quanti.

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La logique « tout ou rien » nourrit l’immobilisme

Dès lors, chercher une alternative au capitalisme consiste ni plus ni moinsqu’à rejeter l’essentiel des caractéristiques des sociétés industrielles contem-poraines. Voilà de quoi dissuader la majorité des individus de toute velléité detransformation sociale. À force de les convaincre que le capitalisme est leursociété, on les place devant l’alternative : accepter en bloc les traits du capita-lisme contemporain ou renoncer à leur mode de vie. Le capitalisme est leur mai-son et on leur rabâche qu’il est impossible d’en réparer la toiture sans ques’effondrent les murs. Aussi préfèrent-ils de plus en plus endurer la pluie quipasse au travers que de se retrouver à la rue. Et le fait que nombre de leurs conci-toyens soient déjà à la rue ne les persuadera pas de les rejoindre en soutenantune révolution hasardeuse de l’architecture sociale. Quant à ceux que le sys-tème prive de maison, ils ne sont pas plus enclins à souhaiter un système qui enpriverait tout le monde. Voilà l’impasse où conduit l’assimilation de la sociétéentière au capitalisme. Une logique du tout ou rien qui n’offre d’autre alterna-tive que l’exil (exit) ou la soumission (loyalty) au système.

Pour les adversaires de la transformation sociale, il est nécessaire d’entre-tenir cette posture mentale d’impuissance qui évacue le troisième choix ouvertdans la typologie classique de A. O. Hirshman : la protestation et le débat (voice),c’est-à-dire la voie courageuse de l’authentique démocratie politique, celle quireconnaît à la délibération citoyenne le pouvoir de transformer la société sansla détruire. Cette sinistre posture mentale n’est pas seulement alimentée par larhétorique néolibérale qui dénie la possibilité d’une société libre et ouverte endehors d’une forme bien particulière de capitalisme. Elle est aussi entretenuepar la droite des partis sociaux-démocrates et par l’extrême gauche. Ces der-nières y trouvent leur intérêt parce qu’elles se servent ainsi mutuellement d’épou-vantail repoussant vers chacune d’elles les électeurs que l’autre révulse. L’erreurcommune (mais non innocente) de ces deux pôles consiste à présenter l’état pré-sent du capitalisme comme une donnée naturelle indissociable d’une sociétéfondée sur la liberté individuelle et l’économie de marché. La société capita-liste serait ainsi, dans ses traits contemporains, une et inaltérable, à prendrecomme telle ou à détruire en bloc.

Mais répétons-le, à part quelques illuminés, personne en Occident ne veutdétruire cette société. Aussi, confrontés au choix « tout changer pour une aven-ture impossible ou ne rien changer », la plupart des individus optent raisonna-blement pour le statu quo et se débrouillent pour refouler leurs frustrations. Ladouble idolâtrie du capitalisme comme dieu ou comme démon compose ainsiles deux faces du mur qui barre la marche vers une vraie révolution sociale.

Les alternatives au capitalisme existent déjà

Heureusement, tout esprit raisonnable peut remplacer cette théologie ducapitalisme par sa géographie, sa sociologie et son histoire. La question de l’al-ternative au capitalisme n’a de sens que si ce terme ne désigne rien d’autre que

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le mode de production caractérisé par la propriété privée des moyens de pro-duction. En effet, s’il désigne plus largement les modalités de fonctionnementd’une société associées à ce régime de propriété, force est de reconnaître queles modalités en question sont extrêmement variables dans le temps et dans l’es-pace et sont largement déterminées par les conventions, les institutions et lespolitiques. Il n’y a donc pas un capitalisme universel mais des capitalismes. Lecapitalisme est tout autant compatible avec la guerre économique la plus sau-vage qu’avec la coopération solidaire des entrepreneurs des districts de la plainedu Pô; avec des écarts de salaires secrétaire-ingénieur de 1 à 1,4 en Suède,mais couramment de 1 à 4 ou davantage ailleurs; avec les fonds de pension oules caisses nationales de retraite par répartition ; avec un État pesant 25% ou60% du PIB, etc. Tout indique qu’il n’existe aucun sens de l’histoire univoqueet prédéterminé qui ferait converger les sociétés acceptant la propriété privéedes moyens de production vers un seul et même système social de plus en plusinégalitaire et affranchi de tout contrôle politique. Tout démontre au contrairela diversité des capitalismes et le rôle déterminant des choix politiques. Parailleurs, l’idée reçue selon laquelle la fameuse mondialisation mettrait unterme à cette diversité en forçant la convergence vers le seul capitalisme patri-monial et ultralibéral anglo-saxon est loin d’être établie par les faits. Les tra-vaux de l’économie des institutions et de la régulation indiquent au contraireque l’intensification des pressions concurrentielles engendrée par l’internatio-nalisation des économies suscite des réactions diversifiées au contact de contextessociaux différents [cf. Boyer, Souyri, 2001].

Non seulement nous avons donc encore le choix entre des variantes extrê-mement diverses du capitalisme, mais, en outre, les alternatives au principe mêmedu capitalisme existent déjà dans les économies de marché. La propriété privéeindividuelle des moyens de production y coexiste avec la propriété privée col-lective (coopératives, mutuelles, associations) et la propriété publique (entre-prises et services publics). L’économie sociale et solidaire montre qu’une économienon capitaliste est possible et efficiente (et parfois même rentable!). Des mutuelles,des coopératives, des associations, des systèmes d’échanges locaux peuvent pro-duire efficacement des biens ou des services, alors même que leurs acteurs nesont pas guidés par la quête du profit, mais par celle de la qualité, de la solida-rité, du lien social, de l’aventure collective, etc. (cela résulte précisément de ceque les sociétés libérales ont laissé se développer des formes variées d’organi-sation économique). Mais ce constat n’enlève rien au fait que le moteur de l’ar-gent et de l’intérêt personnel reste le plus répandu et parfois le plus efficace.Aussi, un modèle qui définirait une société idéale en extrapolant à l’ensembledes activités des formes particulières d’organisation non marchande serait aussiillusoire que celui qui prétendrait imposer une forme spécifique d’entreprise capi-taliste à toute la planète. Si, au nom de la lutte contre la marchéisation du monde,on nie toute possibilité d’humanisation au sein des activités marchandes, onretombe dans une logique de « tout ou rien » qui, en diabolisant ce qui consti-tue l’essentiel de nos activités présentes, interdit toute transition démocratiquevers une société qui favoriserait l’expansion des relations non marchandes.

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Le meilleur moyen de lutter contre les méfaits engendrés par la dominationdu moteur de l’intérêt égoïste dans l’action humaine n’est pas de nier cette domi-nation et d’instaurer des institutions imaginées pour des ascètes altruistes.Mais le réalisme ne nous condamne pas non plus à la résignation et au conser-vatisme institutionnel. Nous devons juste nous défier également de deux mythes :celui de l’homme nouveau engendré du soir au matin par le seul effet de l’abo-lition de la propriété ou de toute autre révolution institutionnelle; celui de l’hommeimmuable englué dans le matérialisme et l’égocentrisme. La réalité est à millelieues de ces deux mythes : plutôt qu’un déterminisme univoque, elle montreune interaction permanente entre les êtres et les institutions; des hommes meilleursengendrent des institutions plus justes; des institutions plus justes aident leshommes à devenir meilleurs, et ainsi de suite. Cela suffit à clarifier notre démarcheà long terme : nous devons chercher les moyens de transformer en ce sens leshommes et les institutions. Nous redécouvrons ici l’essence méthodologique dusocial-isme : croire que l’être humain est un être social, c’est-à-dire en partiedéterminé par son environnement social, et en partie créateur de cet environ-nement. Les institutions doivent refléter la volonté souveraine des hommes etdes femmes en même temps qu’elles contribuent à façonner cette volonté.Telle est l’essence de tout contrat social : acte conscient et libre destiné à trans-former la conscience et la liberté en créant un monde différent d’un mondesans lois.

Le capitalisme n’est pas notre maison

Dans cette démarche, la question de savoir si les moyens de productiondoivent ou non faire l’objet d’une appropriation privée est au fond une toutepetite question, tant cette propriété est compatible avec une infinité de sociétésradicalement différentes. L’important est d’enclencher à partir du systèmeexistant un cercle vertueux qui le transforme. La progression d’une sociétéplus juste et plus démocratique engendre des générations de citoyens plus enclinsà la coopération solidaire qu’à la compétition solitaire; ces citoyens promeu-vent ensuite à leur tour un environnement institutionnel de plus en plus favo-rable à la justice et à la démocratie, et ainsi de suite. Il se peut bien qu’à longterme, une société vraiment juste et efficace mette au monde des hommes etdes femmes qui préfèrent largement organiser la production sous des formescoopératives et mutualistes plutôt que capitalistes. Mais l’inverse n’est en réa-lité pas moins probable. Il se pourrait bien que des citoyens aux capacités égaleset tous animés par la préoccupation du bien commun trouvent dans la compé-tition pour le profit une émulation ludique et efficace et versent ensuite volon-tiers une bonne part de leurs résultats dans le pot commun des biens publics,exactement comme des sportifs qui joueraient pour la gloire et le plaisir de jouer.(Les ligues de football américaines partagent les ressources financières entretous les clubs nationaux, en sorte que, chaque club ayant des moyens et deséquipes de niveau comparable, l’intérêt de la compétition reste toujours sou-tenu.) Dans une société juste et démocratique, la question de savoir comment

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on est efficace est secondaire et pragmatique; seule importe la question de savoirpourquoi et pour qui on l’est. La vérité est donc qu’on ne sait pas ce que serontles formes juridiques du système économique d’une société juste et démocra-tique. On sait, en revanche, comment s’engager dès aujourd’hui sur la voie d’unevraie démocratie, d’une éducation qui fasse de chaque enfant un citoyen, d’unÉtat au service des citoyens, d’une Europe vouée au progrès social, au déve-loppement humain soutenable et équitable.

Reconnaître que la question du mode de production capitaliste est acces-soire, tandis que celle de la diversité des capitalismes et des modes de produc-tion dans les économies de marché est essentielle, ouvre en réalité la voie à unetransformation radicale de la société. Cela nous autorise à commencer ici etmaintenant un combat politique pour l’égalité des droits sociaux (au travail, aulogement, à l’éducation) et la régulation de l’économie, sans faire au préalabletable rase de la société présente pour lui substituer le modèle clés en mains d’uneéconomie sans propriété ni initiative privées, voire sans monnaie. Si le capita-lisme n’est pas notre maison, mais seulement l’une des poutres qui la consti-tuent en association avec une culture, des conventions, des lois, des institutions,nous pouvons toujours décider comment l’habiter et la développer pour mieuxvivre ensemble.

C’est précisément cette liberté politique que tentent de nier conjointementl’idéologie néolibérale et une partie de l’extrême gauche. Ces deux extrêmesse rejoignent pour refuser la pertinence d’un débat sur le « bon » et le « mau-vais » capitalisme, pour dénier toute possibilité d’une autre voie hors d’une révo-lution totale. Les plus gauchistes n’ont que mépris pour le compromis du socialismeavec la démocratie et le marché qui est pourtant la source de tous les progrèssociaux du XXe siècle, tandis que le refus de ce compromis par les bolcheviks aplongé la moitié de l’Europe dans le totalitarisme le plus odieux. Cette gauche-là ne peut aujourd’hui ignorer que personne n’a envie de sombrer à nouveaudans l’horreur. En fait de gauche prétendue radicale, elle sait bien qu’elle estjuste une gauche impossible. Mais, suivant en cela la loi mesquine du marke-ting électoral qu’elle reproche aux autres de suivre, elle se complaît dans l’ex-ploitation d’un créneau qui sert de refuge protestataire aux déçus du communismeou de la social-démocratie et de récréation aux « bobos » excités par l’exotismedu vote extrême.

Les néolibéraux ne peuvent quant à eux que se féliciter de la persistanced’un épouvantail révolutionnaire assez marginal pour ne plus les contraindreau moindre compromis social, mais assez visible pour convaincre les massesque la seule alternative radicale au capitalisme, c’est l’horreur. Quand l’extrêmegauche fait passer le message qu’il est impossible de changer le capitalisme sans« foutre en l’air » la société présente, les néolibéraux font recette en expliquantqu’on ne doit pas s’opposer à la marche présente de leur capitalisme, justementparce que cela foutrait la société en l’air!

Dans la mesure où l’intérêt commun des extrêmes libéraux et collectivistesest de nier la possibilité de gouverner le capitalisme selon la volonté des citoyens,la diffusion du concept de mondialisation leur est aussi mutuellement utile

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dans le combat contre leur ennemi commun, le socialisme démocratique. Eneffet, la diffusion croissante de l’information économique et politique com-mençait depuis les années soixante-dix à répandre l’idée que la Suède, le Japon,la France et les États-Unis par exemple, sont des sociétés assez différentes, àinstiller cette autre idée que les politiques pouvaient choisir entre plusieursmodèles. La montée en force du thème de la défense du « modèle social euro-péen » atteste notamment cette évolution. Pour parer au danger social-démo-crate qui pouvait s’engouffrer dans cette brèche séduisante pour l’immensemajorité des citoyens, le concept de mondialisation, entendu principalementcomme la fin de l’autonomie nationale, tombe à point nommé. Les bienfaits ducompromis social-démocrate comme la liberté politique appartiendraient désor-mais au passé, ils n’auraient constitué qu’une étape transitoire dans un proces-sus implacable de domination du capital et des marchés. Diffuser la perceptionde ce nouvel état de la nature est devenu une nécessité pour piéger à nouveaules citoyens dans la logique néfaste du tout ou rien.

Et c’est bien pourquoi je pense que la recherche d’un autre monde doit aussidépasser le débat sur l’autre mondialisation.

DÉPASSER LE DÉBAT SUR L’AUTRE MONDIALISATION

On connaît bien les ambiguïtés et les limites du concept, maintes fois sou-lignées par les spécialistes et qui le sont encore dans la présente revue. Je laissece débat aux autres contributeurs pour me concentrer sur l’essence du messageperceptible par le néophyte. Car encore une fois, ce qui m’intéresse ici est laculture économique et politique que contribue à ancrer l’usage incessant etl’instrumentalisation stratégique du concept de mondialisation.

Voici, résumés en quelques lignes, les rudiments de cette culture.

Le développement de firmes mondiales et la parfaite mobilité internatio-nale des capitaux et des élites professionnelles abolissent en premier lieules frontières économiques. Leur mobilité donne au capital et aux profes-sionnels nomades un pouvoir de chantage contraignant les différents ter-ritoires nationaux à leur offrir les conditions d’accueil les plus favorables,sous peine d’exode des capitaux et des cerveaux vers des cieux plus clé-ments. C’est alors les frontières politiques qui s’effondrent à leur tour.Les politiques macroéconomiques keynésiennes perdent leur autonomienationale parce qu’elles peuvent à tout moment être contrariées par lesmouvements de capitaux si elles n’ont pas l’aval des marchés financiers.Comme ceux-ci exigent des conditions de plus en plus favorables à laprofitabilité, au-delà des seules politiques conjoncturelles, ce sont les struc-tures sociales qui perdent ensuite leur autonomie nationale. L’exigenced’une « flexibilité » accrue du travail, d’un coût du travail réduit et d’unepression fiscale allégée, contraint les États qui veulent préserver leurcompétitivité et l’attractivité de leur territoire à démanteler l’État-providencemis en place durant les Trente Glorieuses et à réduire la production deservices collectifs. Peu à peu, si l’on doit se conformer à l’idéal du

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marché concurrentiel porté par les détenteurs du capital, l’État doit régres-ser jusqu’à son rôle ancien d’État-gendarme où il n’assure que la sécuritédes biens, des personnes et des contrats, car ce sont là les seules chosesutiles au marché et pour lesquelles il serait donc justifié de payer un strictminimum d’impôts. Tout ce qui n’entre pas dans ces missions devrait retour-ner à la libre négociation marchande. D’où un processus de « marchéisa-tion » du monde, c’est-à-dire d’extension de l’échange marchand à presquetoutes les sphères de l’activité humaine (y compris la santé, l’éducation,la culture, les organes humains, etc.). D’où aussi une intensification sansprécédent de la pression concurrentielle qui pèse sur les entreprises etsurtout les individus qui y travaillent, puisque tombent peu à peu les obs-tacles réglementaires et sociaux au développement d’une concurrence sau-vage. Ce processus ne peut plus être arrêté par un État isolé, quelle quesoit sa bonne volonté, et seule une entente internationale sur une nouvellerégulation du capitalisme pourrait le faire. Mais aucune entente de ce typene semble se profiler, si bien qu’il est plus réaliste de considérer que lepolitique est désormais dominé par les lois dictées par les marchés ou lespatrons des firmes mondiales et que nos identités nationales sont mena-cées de dilution pure et simple dans un monde américanisé, soumis auxmêmes standards de consommation, de travail, d’inégalité, d’exclusion,d’organisation, de pensée et de stress.

Bien entendu, ce résumé sommaire est une caricature. Mais ce sont préci-sément des caricatures qui constituent pour l’essentiel la culture économique etpolitique à partir de laquelle l’immense majorité des citoyens forge sa convic-tion et détermine son comportement. La caricature n’est d’ailleurs pas en soiun outil inutile : elle permet de fixer au moins quelques traits saillants d’uneréalité qu’il serait, pour le plus grand nombre, inutile et impossible de garder àl’esprit dans toute sa complexité. Et, dans une bonne caricature, rien n’est faux.Ce n’est donc pas son inexactitude qui pose un problème, mais son incomplé-tude. Elle efface les structures sous-jacentes, l’histoire, les causes, les consé-quences, tout ce qui permet de dépasser le simple souvenir d’un fait ou d’uneidée pour accéder à la compréhension, au débat, et éviter les contresens.

Je crois précisément que la plupart des discours critiques sur la mondialisa-tion ne sont pas faux, mais n’en contribuent pas moins à diffuser des idées fausses.L’illusion de simplicité donnée par l’usage d’un terme unique et évocateur, englo-bant à peu près la totalité des transformations du monde depuis trente ans, dis-sipe la nécessaire vigilance intellectuelle. Et, à force de ne plus systématiquementse poser des questions élémentaires – pourquoi, comment, où, pour qui, etc. –,des idées trop simples sur la mondialisation répandent dans l’opinion une sériede faux-sens et contresens que je vais essayer de démonter ici.

Ce qui est à venir n’est pas déjà là

La culture et les discours sur la mondialisation écrasent volontiers le tempset confondent allégrement ce qui est à venir et ce qui est déjà là, ce qui consti-tue une menace potentielle et une catastrophe réalisée. Par exemple, sauf

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quand on prévient le lecteur qu’il s’agit de sociologie-fiction, il est hallucinantde lire des livres nous dressant le portrait d’un nouvel homme nomade, apa-tride vivant dans le cyberespace, quand on sait que plus de 90% de l’humanitén’a pas d’accès Internet, et que George Bush Junior n’a jamais visité l’Europeavant d’être président des États-Unis. Et, pour 1% de mercenaires qui vendraientpère et mère pour trouver le paradis fiscal, on oublie les 99% d’individus encoreattachés à leur région, à leurs amis, à leur enfance, bref à tout ce qui constitueleur vie et leur identité. De même, la fameuse « firme mondiale » n’est encorequ’une réalité minoritaire et la plupart des entreprises restent principalementliées à un territoire. En fait d’américanisation et d’uniformisation culturelle,les anthropologues soulignent que la « mondialisation » est plutôt une machineà fabriquer de la diversité [cf. Warnier, 1999]. Tout le monde sait bien par ailleursque la prospérité de l’Europe dépend beaucoup plus d’elle-même que du restedu monde, ou que les deux tiers des activités économiques (dans les servicesprincipalement) dépendent essentiellement, voire uniquement, du marché inté-rieur des nations et non du marché mondial. Une chose est donc de dire qu’ilexiste une tendance à la mondialisation contraignant l’autonomie des économieset des sociétés nationales. Une tout autre chose, parfaitement fantasmatique,est de dire que l’affaire est dans le sac, qu’il n’y a plus d’économie nationale,plus de citoyens bien de chez eux, etc.

L’illusion que ce qui pourrait advenir est déjà là serait sans conséquencessi, en économie et en politique, les croyances n’étaient pas autoréalisatrices.Nous faire croire que le monde ancien est déjà mort sert précisément à nousdissuader de le maintenir en vie. Le matraquage d’un discours prétendu « éco-nomiquement correct » insinue dans nos esprits une logique de guerre écono-mique cent fois plus redoutable qu’elle n’est en réalité. Des politiques, despatrons, des gourous, des journalistes économiques se relayent pour fustiger enpermanence l’archaïsme de la protection sociale, la crispation sur les avantagesacquis, la peur de la mobilité, les rigidités du code du travail, la menace desdélocalisations. On nous rabâche que nos défenses passées ont déjà été enfon-cées par les assauts de la compétition mondiale; la sécurité est obsolète, c’estla combativité qui est moderne; et la meilleure défense sera désormais l’attaque.Nous vivons dans un monde sans filet, où l’avenir de chacun est incertain saufsur un point : il faudra se battre. Qu’importe si, dans la réalité, les pays cham-pions des fameuses rigidités depuis des siècles caracolent en tête de la richessemondiale, le patronat et ses porte-parole réussiront à nous convaincre qu’ils sontau bord de l’effondrement. Qu’importe en vérité que vous y soyez déjà pour debon, l’important est bien que vous croyiez être en guerre pour vous persuaderde vous conduire en combattant, en fantassin obéissant.

C’est précisément pourquoi il peut être contre-productif de poser le débaten termes d’« autre mondialisation » : cela contribue à ancrer l’idée que la « mau-vaise » mondialisation est déjà là, triomphante, et qu’il nous faudrait remonterle cours de l’histoire des trente dernières années, défaire ce qui a été fait,refaire ce qui a déjà été détruit. Et tout cela est inexact. Mieux vaut contesterdirectement l’idée que la mondialisation interdit d’autres politiques, puis oublier

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ce terme trop flou pour désigner un adversaire précis, et expliquer pourquoi lesmarges de manœuvre nationales restent considérables.

La souveraineté politique n’a pas disparu

Il est incontestable que la souveraineté des politiques monétaires s’est trouvéedétruite par la libre circulation des capitaux. Mais comment oublier que c’estlà le résultat d’un choix politique délibéré opéré dans les années quatre-vingt,et non d’une fatalité naturelle. Et même aujourd’hui, dans un contexte dedérégulation financière mondiale, le Chili et la Chine, entre autres, sont la preuvequ’un pays seul peut choisir la voie de la régulation des mouvements de capitaux.

En dehors de la politique monétaire, les marges de manœuvre politiquessont encore plus étendues. Tout d’abord, il faut rappeler que la part des dépensespubliques et des prélèvements obligatoires était bien plus élevée dans les annéesquatre-vingt-dix que dans les années soixante, preuve que la mondialisationn’est pas incompatible avec une forte immixtion du politique dans l’économie.

Par ailleurs, à niveau de pression fiscale inchangé, le libre choix des méthodesd’imposition reste un levier puissant d’orientation des comportements. Parexemple, en imposant davantage la marge d’exploitation que le bénéfice, onfavorise les entreprises qui préservent et développent l’emploi par rapport auxchampionnes du dégraissage. La fiscalité permet aussi de pénaliser les activi-tés polluantes ou de promouvoir les services de proximité. À budget inchangé,la mondialisation n’empêche pas le ministre de l’Éducation nationale de réduirele nombre de professeurs dans les grandes écoles et lycées d’élite pour mieuxpourvoir les établissements des banlieues pauvres; elle ne détermine pas davan-tage la question de savoir s’il faut ou non supprimer des postes de surveillantsdans les lycées pour financer des postes de gardiens dans les prisons, et rem-placer ainsi l’éducation par la punition; elle ne nous impose pas tel ou tel sys-tème de retraite ; elle n’empêche aucun gouvernement de créer du jour aulendemain des dizaines de milliers d’emplois dans les services de distributionpar de simples décrets renforçant les normes de qualité et de sécurité.

Rien n’interdit à la France d’adopter un modèle de cogestion des grandesentreprises à l’allemande, voire une cogestion plus ambitieuse encore, quiconduirait à remplacer une « gouvernance » tout entière vouée à la création devaleur pour le seul actionnaire par une gestion tournée vers un compromis équi-libré entre les intérêts du travail, du capital, des managers et des collectivitésterritoriales [Généreux, 2002a]. Croit-on sérieusement qu’une telle cogestiondissuaderait les capitalistes français de continuer à produire en France des auto-mobiles ou des produits agroalimentaires? Des actionnaires en quête de tauxde profit plus élevés iraient sans doute voir ailleurs, mais ils seraient rempla-cés par des actionnaires en quête d’entreprises socialement responsables etcontraintes d’asseoir leur rentabilité sur leur compétitivité structurelle (fiabi-lité et qualité des produits) plutôt que sur des manipulations comptables et desmécanos financiers dont on a récemment mesuré la dangerosité (Enron, WorldCom, etc.).

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Un dernier exemple entre mille. Ce n’est pas la mondialisation qui contraintle gouvernement français à remplacer les emplois-jeunes dans les services publicspar des contrats-jeunes dans les entreprises privées. Dans les deux cas, il s’agitin fine de subventionner des emplois sur des fonds publics. La seule différenceest que, dans le premier cas, les contribuables payent, comme il se doit, des bienspublics, tandis que dans le second, ils contribuent aux marges des entreprises.La question fondamentale est donc de savoir si l’on met la puissance et les fondspublics au service des biens publics et de l’équité ou au service de la profitabi-lité du capital. Le mythe des menaces titanesques que la mondialisation feraitpeser sur les nations sert uniquement à persuader qu’en se mettant au servicedes riches, l’État sert l’intérêt général.

Pour finir, ce qui est vrai de la souveraineté au niveau d’un État isolé l’estencore davantage au niveau d’un ensemble de pays partageant des valeurscommunes. Les Européens peuvent choisir de consacrer une part de leur richessemoins importante à la consommation privée de biens matériels destructeurs d’en-vironnement et une part plus importante de leur richesse aux biens collectifs quiassureront la justice : égalité d’accès au logement, à l’éducation, à la formationpermanente, à la santé. Ils doivent alors renoncer à une logique de guerre éco-nomique intérieure qui les contraint au dumping fiscal et social. Cela, ils peu-vent le décider collectivement en toute indépendance car d’une part, la marchede leurs affaires dépend essentiellement d’une compétition intra-européenne, etd’autre part, le potentiel de débouchés considérable et croissant que constitueleur marché est une force d’attraction qui continuera d’attirer les investisseursinternationaux quelles que soient les contraintes associées à un modèle socialexigeant. Il est même probable qu’à terme, les effets bénéfiques d’un tel modèlesur la qualité de vie et la sécurité constituent un facteur d’attraction supplémentaire.

Mais alors, si l’on dispose vraiment de marges de manœuvre étendues, pour-quoi ne les emploie-t-on pas? Le fait que la plupart des gouvernements, y com-pris de gauche, se soient orientés vers les mêmes politiques libérales, n’est-ilpas au contraire la preuve qu’ils sont contraints par des forces étrangères quiles dépassent? Cette objection est nourrie par le dernier mais le plus dangereuxdes contresens liés à la rhétorique mondialiste.

La montée du néolibéralisme n’est pas la défaite du politique, mais la victoire d’une politique

On en vient en effet à imputer des événements à la mondialisation, commesi cela avait le moindre sens, comme si « la mondialisation » constituait unacteur, un décideur, alors qu’il s’agit d’un phénomène composite qui, avantd’être la cause de quoi que ce soit, est d’abord la conséquence de décisions etde faits antérieurs. Derrière la personnification de la mondialisation commeacteur de l’histoire se cachent deux erreurs dont la diffusion systématique résultede deux manipulations idéologiques. Les néolibéraux font passer DameMondialisation pour Dame Nature : tout ce qui se passe en ce monde n’est quele déroulement inéluctable des lois naturelles et universelles de l’économie, face

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auxquelles l’action politique n’est qu’un épiphénomène qui, au gré des exi-gences du marketing politique, accepte d’accompagner le mouvement en s’enattribuant les mérites, ou feint de s’y opposer. Pour certains ténors (pas tous,fort heureusement) de l’anti-mondialisation libérale, l’horreur sociale qui s’étendsur la planète résulte du complot des grands capitalistes contre la démocratie :ils auraient opéré une sorte de coup d’État planétaire en accaparant comme parenchantement les commandes du monde, que dans leur grande mansuétude –et l’on se demande bien pourquoi – ils auraient jusqu’alors laissées auxgouvernements.

Je crois avoir longuement démontré dans Une raison d’espérer [Généreux,2000; voir aussi 2001b] que l’horreur sociale s’installe dans les démocratiesreprésentatives parce que celles-ci fonctionnent comme de simples marchés auxbulletins de vote sur lesquels les élites adaptent des stratégies de pouvoir per-sonnel à l’évolution des rapports de forces entre les différents groupes sociaux.Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, un ensemble de facteurs ont ren-versé le rapport de forces au profit du capital (montée des classes moyennesdétentrices d’un capital immobilier et financier, vieillissement de la popula-tion, déclin des besoins en main-d’œuvre peu qualifiée, tertiarisation et déclindes syndicats ouvriers, recul puis effondrement de la menace communiste,chômage de masse, etc.). Il s’ensuit une victoire politique des tenants d’uneliberté et d’une rémunération accrues du capital. Le choix politique de la librecirculation financière entraîne alors un recentrage de la gestion sur la seule maxi-misation des profits. La montée en force inédite de la compétition internatio-nale est par ailleurs instrumentalisée par les élites politiques – de gauche commede droite – pour faire passer comme une contrainte inéluctable des choix quireflètent seulement leur volonté de satisfaire la majorité des gagnants de lasociété de marché.

Ainsi, la mondialisation libérale n’est pas une cause mais une conséquencede la victoire politique du capital dans les nations. Ne pas le reconnaîtreconduit au contresens le plus commun sur la nature du combat à mener pourune société plus humaine1. On est persuadé que l’enjeu de la résistance à uneéconomie inhumaine et au néolibéralisme est de restaurer le primat du poli-tique sur l’économie. En réalité, le primat du politique n’a nul besoin d’êtreune exigence puisque c’est un fait. Jamais l’économie n’a été indépendante desinstitutions et des choix politiques. Le néolibéralisme que dénoncent les mou-vements « alter-mondialistes » n’est pas la mort du politique face à l’économietriomphante, mais le triomphe d’une politique favorable aux détenteurs du capi-tal. La dérégulation des marchés financiers n’est pas un décret des Martiens,c’est le choix de gouvernements situés et datés, ancrés dans des lieux et dansune histoire où le bouleversement des rapports de forces a façonné de nou-velles politiques dominantes. Évitons donc ce contresens redoutable. Il ne s’agitpas de « restaurer le pouvoir politique » puisqu’en réalité le politique gou-verne. Il gouverne, y compris quand il prétend officiellement se soumettre aux

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1. Je reprends ici les termes de ma conclusion dans Les Vraies Lois de l’économie II [2002b].

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lois de l’économie pour désarmer les résistants – résistants qui pourraient contes-ter une politique dominante, mais certainement pas le rouleau compresseur d’unehistoire dictée par la nature ou par les dieux. Si donc l’économie nous sembleparfois inhumaine, il importe de comprendre que cela ne résulte en rien d’unesoumission du politique aux lois de l’économie, mais bien au contraire de lasoumission de l’économie à des lois politiques conformes à des intérêts parti-culiers. L’enjeu d’un combat pour un développement humain n’est donc pasd’instaurer le primat du politique sur l’économie, mais le primat des citoyenssur la politique, afin que cette dernière reflète les idéaux forgés par la délibérationdémocratique.

Les fondements d’une autre politique

Il résulte de tout ce qui précède qu’une autre politique repose avant tout surune autre posture intellectuelle et sur une autre façon de faire de la politique.L’urgence n’est pas d’imaginer un catalogue précis de mesures et de réformes,mais de restaurer la croyance collective dans le pouvoir du politique et de menerun combat moral et culturel pour que la majorité de nos concitoyens soutien-nent à nouveau des politiques plus justes. Nous ne manquons en effet ni d’idées,ni d’experts, ni d’expériences sociales pour alimenter un gouvernement qui seraitdécidé à réguler la concurrence, à démocratiser les choix collectifs, à promou-voir l’égalité des droits sociaux, à remplacer l’idéologie de la croissance mar-chande par la quête d’un développement humain soutenable, etc. Nous manquons« seulement » de gouvernements capables de remporter durablement des électionssur de tels programmes.

Dans ce contexte, laisser entendre que la conception d’une autre politiquesuppose l’imagination d’une alternative au capitalisme et à la mondialisationlibérale, entendue comme l’invention ex nihilo d’une autre société, est le meilleurmoyen de retarder le moment où des gouvernements concrets pourront convaincredes électeurs devenus à juste titre méfiants à l’égard des grandes promesses etdes grands systèmes idéologiques. En s’enfermant dans cette posture de recons-truction sociale globale, nous tomberions dans le piège tendu par le discoursnéolibéral dominant. Car c’est bien lui qui dénigre les protestations qu’il engendreen prétextant que les protestataires n’ont pas de meilleur système à proposer :il somme ainsi ses victimes de proposer une révolution systémique avant d’avoirle droit à la parole et à la décision, sachant très bien que seule une petite mino-rité de citoyens acceptera jamais de soutenir une révolution. En acceptant derépondre à cette sommation, au lieu de simplement reconquérir le pouvoir poli-tique perdu par les tenants de la justice et d’une économie humaine, on tombedans le panneau.

Il nous faut au contraire inverser la charge de la preuve. Car en vérité lapreuve est déjà largement établie, en théorie [cf. Généreux, 2001b, 2002b] commeen pratique, que toujours plus de liberté et de pouvoir accordés aux détenteursdu capital nous conduit à une triple impasse – économique (marchés inefficients,crises financières, économie criminelle, faillites frauduleuses…), sociale (chômage,

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pauvreté, délitement du lien social, cercle vicieux de la violence et de la répres-sion…) et écologique (dégradation de la qualité de vie et de la santé, dérèglementdu climat…).

C’est donc bien la révolution néolibérale des années quatre-vingt/quatre-vingt-dix qui doit être sommée de proposer un meilleur système que celui qu’elletente de détruire. Car nous avions et, dans une large mesure en Europe et enAsie, nous avons encore un autre système moins fou, moins inefficient, moinsinhumain, celui qui cherche une voie négociée par le dialogue et l’équilibre entreles groupes sociaux dans le cadre d’un État de droit fort et actif qui produit desbiens publics et régule la compétition des intérêts privés. Tout, dans la théoriecomme dans l’expérience historique, indique que cette inspiration est millefois plus prometteuse que l’idéologie de la main invisible du marché. Notreancien système était bien plus « moderne » que ne l’est celui du tout-marché.C’est ce dernier qui est à proprement parler archaïque en nous proposant derevenir à une conception primitive du capitalisme sauvage que la plupart deséconomistes libéraux ont eux-mêmes condamnée.

Certes, une autre politique ne consistera pas à revenir purement et simple-ment à l’État-providence des Trente Glorieuses. Elle doit notamment affronterles conséquences des mutations démographiques (vieillissement), culturelles(aspiration à l’autonomie individuelle), sociologiques (tertiarisation, urbanisa-tion, mutation de la famille), géo-économiques (extension de l’offre mondialeet aspiration du tiers monde au développement). Elle doit imaginer des nou-velles procédures et institutions de coopération internationale. Elle doit surtoutrelever deux défis majeurs et interdépendants : celui du partage des ressourcesrares entre pays riches et pays en développement, et celui de l’insoutenabilitéde la logique de croissance matérielle infinie qui a jusqu’ici dominé.

Mais, une fois encore, pour faire face à ces questions et ces défis, nulbesoin d’un grand chambardement systémique, d’un Grand Soir suivi d’un PetitMatin où l’on installe une société nouvelle. Il nous faut juste des gouvernementsdémocratiques qui approfondissent ce qu’il y avait de mieux dans les promessesdes Trente Glorieuses (du dialogue social à la démocratie sociale, de la démo-cratie « représentative » à la démocratie effective, des politiques keynésiennesnationales à la coordination internationale des politiques, de la limitation desinégalités à la marche vers l’égalité des capacités, etc.). Pour s’engager sur cesvoies, les nations ont encore assez de marge de manœuvre pour se mettre enmarche, sans attendre une fantasmatique régulation politique mondiale. Pourquoides nations adopteraient-elles au niveau mondial des logiques qu’elles refuse-raient au niveau national? L’argument de l’impuissance au niveau local est unalibi grossier qui masque au mieux le manque de courage politique ou, au pire,un choix politique délibéré.

Le mouvement social pour une autre mondialisation doit impérativementcomprendre que promouvoir la victoire politique d’un authentique socialismedémocratique dans quelques pays est aussi essentiel et peut-être plus efficaceque de harceler l’OMC ou le G8. Cette victoire, dans deux ou trois pays euro-péens s’engageant ensemble sur la voie d’une économie remise au service de

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la justice et du développement humain, persuaderait d’autres citoyens européensqu’une autre politique est possible et bénéfique. Elle constitue en tout état decause la seule stratégie réaliste de transformation sociale. Aussi, au lieu de cul-tiver leur distance avec les partis politiques traditionnels, les militants de lagauche mouvementiste seraient bien inspirés de s’y intégrer pour renforcer lepoids de tous ceux qui y sont restés avec une certaine abnégation, en se disantque c’est au moment où la politique est la plus décevante qu’il faut en faire.

Seule une autre victoire politique démocratique pourra durablementdéfaire la victoire politique du néolibéralisme. Mais cette victoire restera impos-sible sans la conduite d’une bataille culturelle et morale auprès des citoyens.Car ces derniers ont l’esprit pollué par le culte de la croissance matérielle,l’égoïsme anti-impôt, la désillusion à l’égard des idéaux de justice sociale, lerepli sur soi, la certitude que la politique ne peut plus rien, et toute la bouilliecaricaturale dont les médias les gavent sur l’état du monde et les lois de l’éco-nomie. Aussi, même si l’on procède aux réformes institutionnelles souhai-tables pour retirer le pouvoir effectif des mains des oligarchies aujourd’huidominantes et le replacer dans celles des citoyens, cela ne changera pas grand-chose si les croyances et les aspirations de ces derniers ne sont pas profondémenttransformées.

Le basculement vers d’autres politiques ne se fera pas sans un basculementpréalable des valeurs et des représentations dominantes. C’est justement pour-quoi il importe de ne pas nous laisser enfermer dans des problématiques qui,qu’on le veuille ou non, nous labellisent dans une posture « anti » et insinuentdans les esprits pressés que nous sommes des étatistes ou des collectivistes, tour-nés vers un passé révolu et refusant simplement les inévitables coûts et dangersde toute marche en avant. Le meilleur moyen d’éviter cet écueil serait de ne plustant parler du capitalisme et de la mondialisation, d’abandonner aussi les pré-positions « contre » et « anti », et de dessiner seulement et inlassablement cepour quoi nous combattons. Et cela se résume assez bien : nous voulons construireun monde où les individus font société au lieu de se faire la guerre, et rendre àcette société le pouvoir aujourd’hui accaparé au profit du capital. C’est en cesens précis que le socialisme est une alternative au capitalisme.

BIBLIOGRAPHIE

BOYER R., SOUYRI P.-F., 2001, Mondialisations et régulations. Europe et Japon face àla singularité américaine, La Découverte.

GÉNÉREUX J., 2000, Une raison d’espérer. L’horreur n’est pas économique, elle estpolitique, 2e ed. Pocket.

— 2001a, « La guerre incivile », Les Échos, 2 octobre.— 2001b, Les Vraies Lois de l’économie, Seuil.— 2002a, « Des plans sociaux à la démocratie sociale », Une certaine idée, n° 13,

1er trimestre.— 2002b, Les Vraies Lois de l’économie II, Seuil.WARNIER J.-P., 1999, La Mondialisation de la culture, La Découverte.

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LES MONDIALISATIONS ALTERNATIVES

par Jean Baechler

L’alternative ne porte certainement pas sur la mondialisation comme fait,car celui-ci est avéré et irréversible. L’humanité ne retournera pas à ses étatsantérieurs de dispersion et d’ignorance réciproque. Quant à se prononcer pourou contre l’inévitable, le dilemme se réduit au choix entre des protestationsvaines ou la production d’un critère objectif permettant de décider en raison eten conscience que la dispersion est préférable à l’union. On peine à imaginerun critère plausible, car le bon sens suggère qu’il faut préférer une situation oùune espèce humaine unifiée pourrait se consacrer à l’exploration commune duchamp des possibles ouverts à son génie.

Si une alternative peut être dégagée, elle doit porter sur une « bonne » mon-dialisation opposée à une « mauvaise ». L’exercice serait vain, s’il ne reposaitpas sur une problématique permettant d’échapper aux préjugés, aux humeurset aux inclinations idéologiques. Une issue est ouverte par la question posée,qui met l’accent sur la dimension économique de la mondialisation. Commel’économique est dans la dépendance étroite du politique, l’alternative entre labonne et la mauvaise mondialisation peut être précisée dans les termes suivants :« Quelle est l’organisation politique idéale qui permettrait à l’économie d’ex-primer le mieux sa contribution aux fins de l’homme? » Pour respecter l’ob-jectivité de l’exercice – ce qui ne préjuge en rien de sa véracité –, il faut encoredéfinir les fins de l’homme. Serait-ce trop s’aventurer que de proposer commefin dernière une vie donnant le sentiment intime qu’elle mérite d’être vécue?Cette définition laisse ouvert le choix entre des voies religieuses ou éthiquesvers la béatitude ou le bonheur.

Il reste à dissiper une obscurité conceptuelle à propos du politique. Deuxdimensions de celui-ci sont directement impliquées par la question posée.D’un côté, le politique concerne la « politie », un groupe humain de pacifica-tion tendancielle vers l’intérieur et de guerre virtuelle vers l’extérieur. Tant quel’humanité n’est pas réunie tout entière dans une politie planétaire, le conceptde politie ne peut être détaché de celui de « transpolitie », un espace social ras-semblant entre deux et n polities susceptibles de se faire la guerre. De l’autrecôté, le politique concerne les régimes politiques, à savoir les procédures et lesdispositifs grâce auxquels les membres d’une politie réussissent – ou échouent –à assurer entre eux la paix et la justice.

Sur ces prémisses, il est possible de préciser l’alternative de la mondialisation,en procédant en trois temps :

— quelles seraient les institutions politiques et économiques, optimales auregard des fins dernières de l’humanité, d’une politie planétaire commune à tousles humains?

— quel degré de suboptimalité est-il infligé aujourd’hui à l’humanité par lefait qu’elle est rassemblée non pas dans une politie mais sur une transpolitie?

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— est-il concevable et possible de réduire la suboptimalité de la transpolitiesans aller jusqu’à fonder une politie planétaire?

LA POLITIE PLANÉTAIRE OPTIMALE

Il est possible d’éviter l’utopie en construisant un modèle, et de bâtir unmodèle plausible sur les fins dernières en repérant les institutions politiques etéconomiques appropriées. Il n’est pas indispensable de préciser le contenu deces fins, il suffit de poser que, étant dernières, elles ont la propriété de justifiersa propre existence aux yeux de l’individu. Il peut se tromper et errer complè-tement, sans doute, mais ce risque ne légitime pas une usurpation de sa libertéde choix par quiconque, sous le prétexte d’irresponsabilité. Les individus sontlibres, responsables et faillibles. Dès lors, une institution économique et poli-tique n’est légitime – au sens fort de fondée dans la justesse des choses natu-relles – que si elle respecte la faillibilité, la responsabilité et la liberté des individuset, mieux encore, si elle conforte la liberté et la responsabilité tout en diminuantla faillibilité.

De ce principe de liberté et de responsabilité au risque d’échouer, se lais-sent déduire les linéaments du régime politique approprié. Il doit reposer surdeux postulats. L’un stipule que le politique reçoit en charge exclusive – dansles deux sens : il en a l’exclusivité à l’exclusion de tout le reste – la gestion detous les problèmes que les individus sont incapables, pour des raisons structu-relles imparables, de résoudre par eux-mêmes, individuellement, en se regrou-pant ou en se rencontrant sur des espaces sociaux idoines. Le raisonnementconduit à isoler un très petit nombre de problèmes, dont les solutions exigentqu’elles soient trouvées en commun, ou bien en corps ou bien par l’entremisede délégués : la définition de règles du jeu, la punition de ceux qui ne les res-pectent pas, l’entraide entre citoyens et les conditions communes de la prospé-rité. Les deux premiers problèmes trouvent des solutions objectives univoques,susceptibles de rallier la quasi-unanimité, alors que les deux dernières ouvrentsur une gamme de solutions objectives variables et sur des partages idéologiqueslégitimes. Un cinquième problème a disparu, la sécurité extérieure, puisque lapolitie est planétaire et que la guerre est devenue impossible.

Le second postulat pose que l’individu libre, responsable et faillible n’entredans des relations de pouvoir légitimes, que ce soit au niveau de la politie oudans les cadres infiniment variables des groupements privés de toute nature,qu’à la condition impérative de ne devoir et de n’accepter d’obéir qu’auxordres de dirigeants délégués par lui directement ou indirectement, pour leurcompétence supposée à favoriser la réussite des entreprises collectives et à titrecirconscrit, temporaire et réversible.

Les deux postulats définissent un régime politique que l’on peut convenird’appeler une démocratie, le seul régime, en tout cas, non seulement compa-tible avec le respect des fins de l’homme, mais encore indispensable à leur actua-lisation. En revanche, ni l’unicité de la politie ni le régime politique ne permettent

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de déduire avec certitude l’organisation de la politie : elle peut se situer en unpoint quelconque d’un continuum tracé entre une structure unitaire intégrée etune structure fédérale éclatée. Quelle que soit la structure, il n’y a qu’une seulepolitie, la transpolitie est devenue un concept théorique et la guerre est sortiedes histoires humaines, quitte à y rentrer sous la forme de la guerre civile.

Le régime des institutions économiques dans une politie planétaire appro-priée aux fins dernières en découle dans ses lignes générales. L’économique apour fonction exclusive de procurer aux individus et aux groupes les ressourcesdont ils ont besoin pour assurer leur définition de la bonne vie. Si les res-sources étaient disponibles sans effort et en quantités infinies, elles seraient gra-tuites et l’économique n’existerait pas. Il existe du fait de la rareté et de ce querien, ou presque, n’est gratuit. Ces deux contraintes font reposer l’activité éco-nomique sur trois mécanismes sociaux : le partage de ce qui est rare; l’échangede ce qui n’est pas gratuit ; l’exploration des meilleures solutions aux problèmesde rareté et de coût. Or chaque mécanisme se décompose en offres et en demandes,qui, en se rencontrant pour partager, échanger et explorer, fondent des mar-chés. Donc, la seule solution légitime, pour procurer aux besoins les ressourcescorrespondantes, est de passer par le marché et de soustraire le marché à la vio-lence et à la ruse, ce qui le place sous la juridiction directe du politique. Un mar-ché est, par nature et par définition, réglé, au sens où aucun acteur ne doit pouvoirrecourir à la violence ni à la ruse sans encourir une punition pour avoir trans-gressé des règles du jeu. Ou, ce qui revient au même, tout acteur lésé doit avoirun recours auprès de la justice.

Il reste à décider, pour notre propos, ce que devrait être l’extension du mar-ché dans une politie planétaire. L’histoire économique sur plusieurs millé-naires et le raisonnement révèlent assez ce que serait la réponse des producteurs :un marché doit être circonscrit et enfermé dans un espace social qui permettede contrôler l’entrée de nouveaux producteurs et fasse des consommateurs uneclientèle captive. Les offreurs de biens et de services n’acceptent la concurrenceque s’ils ne peuvent pas faire autrement ou s’ils ont la certitude, l’espoir oul’illusion de réussir mieux que les concurrents auprès des demandeurs. Dansune politie planétaire, les producteurs et les offreurs de toute nature se coalise-raient et intrigueraient pour obtenir la définition de marchés favorisant leur stra-tégie dominante de contrôle de la concurrence et de la clientèle. Ils ne serésoudraient au marché mondial que par un calcul intéressé ou bien contraintset forcés par le politique.

Qu’est-ce qui pourrait inciter le politique à imposer une mondialisation éco-nomique à des producteurs récalcitrants ou franchement hostiles? L’argumentde l’efficacité ne suffirait pas à garantir la légitimité de la décision. Il est tout àfait certain que la répartition des tâches, la division du travail et l’extension desmarchés approfondissent l’efficacité économique, définie par la diminution dela rareté et du coût pour une ressource définie. Il est assuré au-delà de touteréserve qu’un marché mondial réglé – c’est-à-dire soustrait à la violence et à laruse par un régime politique démocratique approprié à la justice, garantissantla paix et fonctionnant dans une politique planétaire – permettrait, à tout niveau

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possible d’équipement scientifique et technique, d’assurer le plus de ressourcespossible, au meilleur coût et de la meilleure qualité possibles.

Cet argument d’efficacité ne tient pas, car « le plus possible » n’est une findernière que pour les avares et les cupides! L’économique gère les ressourceset n’a rien à dire sur les besoins. Les besoins sont définis par les activités humainesconsommatrices de ressources et les activités rangées en fonction des fins der-nières et des « bonnes vies » poursuivies par les individus et les groupes. Leconsommateur doit avoir le premier et le dernier mot dans une politie et sur unmarché appropriés aux fins de l’homme, car celui-ci est libre et la liberté impliquela pluralité et la diversité des choix de vie. Or la diversité et la pluralité sontactuellement dans la dépendance de l’économique, pour la raison contraignantequ’elles consomment des ressources rares et coûteuses : moins elles sont coû-teuses et rares, plus les choix de vie peuvent passer de la virtualité à l’actualité.Comme un marché mondial dans une politie planétaire maximise l’efficacité,il faut le préférer à des marchés segmentés au bénéfice des producteurs, nonpas parce que l’efficacité serait une fin mais pour la raison décisive qu’elle estun moyen de la liberté.

Toutefois, du fait même de la rareté et de la non-gratuité, tout consomma-teur doit commencer par être producteur! Par un biais ou par un autre, il fautparvenir à devenir propriétaire d’un « facteur » de production – une compétence,un terrain, une matière première, un brevet, un capital… – pour espérer réunirles ressources appropriées aux besoins de la bonne vie. Cette contrainte posedeux problèmes, dont les solutions complètent le tableau de la politie planétaire.Chacun étant à la fois producteur et consommateur, chacun doit choisir entre lastratégie antimondiale du premier et celle de l’efficacité permise par la mon-dialisation du marché. La considération de l’intérêt particulier favorise la pre-mière stratégie, alors que le souci de la liberté, le respect des choix des autreset la recherche du bien commun imposent unilatéralement la seconde. Ce conflitintérieur à chaque acteur révèle que, même dans un modèle pur et parfait, lesacteurs devraient être vertueux et que, à défaut de vertu, le marché politiqueplanétaire serait lui aussi envahi par les groupes de pression des intérêts particulierscoalisés.

Le second problème ne naît pas de l’extension en tant que telle à la planètede la politie et du marché, mais de ce que les activités humaines et les interac-tions ne peuvent pas éviter de produire une fraction incompressible de perdantsprovisoires ou définitifs. La solution est l’entraide entre citoyens, selon desdispositifs et des procédures à définir à l’échelle désormais planétaire.

Au total, le modèle conduit à une politie mondiale, de structure unitaire oufédérale, à régime politique démocratique et à régime économique de marché.Il n’introduit rien d’inédit par rapport à n’importe quelle politie de définitionspatiale quelconque. Autrement dit, la mondialisation accomplie ne changeraitrien par elle-même à ce que doivent être les choses humaines en matière poli-tique et économique, pour être conformes à la nature des choses. Mais il pour-rait très bien se faire que la transition de la dispersion à la réunion politiquessoit problématique, comme il arrive généralement entre deux états stables.

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LA TRANSPOLITIE PLANÉTAIRE SUBOPTIMALE

La liberté et une efficacité suffisante pour procurer les moyens de la mettreen œuvre sont loin d’être garanties à tous dans le monde actuel, c’est le moinsque l’on puisse dire. Le monde actuel n’est pas une politie planétaire unique,c’est une transpolitie, mais quelle est sa nature exacte? Sa complexité peut êtresaisie à trois échelles différentes. À la plus petite échelle, au niveau local, l’hu-manité est distribuée en deux centaines de polities, toutes, ou presque, assezconsistantes pour exercer une certaine capacité de nuisance envers les humainsqui les peuplent et envers leurs voisines. Au niveau régional, où l’échelle estdéfinie par les grandes aires culturelles héritées d’histoires millénaires, lasituation est confuse, car certaines aires sont devenues des polities constituées– la Chine et l’Inde – alors que des polities imposantes ne correspondent à aucuneaire – les États-Unis et la Russie –, que des aires distinctes ne sont pas consti-tuées en polities – l’Europe et l’Asie antérieure – et que l’Amérique latine etl’Afrique subsaharienne proposent des combinaisons variables de consistanceet d’inconsistance politiques et d’aires culturelles plus ou moins distinctes ouinédites. Enfin, à la plus grande échelle, à celle de la planète, la situation trans-politique est originale au regard de l’histoire de l’espèce depuis ses origines, carelle est dominée par une politie hégémonique, les États-Unis, empêchée par sonrégime politique et la structure transpolitique aux niveaux local et régional detransformer son hégémonie en empire planétaire en bonne et due forme.L’unification politique planétaire par la voie classique de l’impérialisation,conduite par une politie sortie victorieuse d’un jeu transpolitique à deux, troisou quatre, est provisoirement ou définitivement fermée.

Cette perception grossière de la situation transpolitique actuelle de la pla-nète suffit à mettre en évidence que d’une part, la mondialisation est un faitacquis et irréversible, au sens où toutes les histoires humaines ont fini par conver-ger dans une histoire unique, et que, d’autre part, l’absence d’une politie pla-nétaire démocratique a des conséquences négatives sur la liberté et l’efficacité :les humains sont contraints par une situation objective, qui les prive d’une par-tie des chances qu’ils pourraient avoir de gagner leur interprétation du bonheurou de la béatitude. Trois ou quatre conséquences manifestes et graves peuventêtre repérées.

La première résulte de l’hégémonie américaine sans impérialisation. Tenons-nous-en strictement aux conséquences économiques. Elles sont plus subtilesqu’il n’y paraît et peuvent être distribuées en deux classes principales. La pre-mière recueille toutes les suboptimalités imposées par l’absence d’unificationpolitique. Elles résultent de ce que les ajustements et réajustements imposés parle marché et les allocations optimales de facteurs ne peuvent s’opérer en sou-plesse et en continu, du simple fait des partages politiques. Si, par exemple, l’ef-ficacité économique exige que des compétences migrent d’une région vers uneautre, ces migrations peuvent être spontanées et indolores entre le Wisconsin etla Californie, mais rencontreront des obstacles sérieux entre le Bengale et la

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zone rhénane! Les rigidités, gérables dans un empire éventuel – en le suppo-sant doté d’un régime démocratique, ce qui est un oxymore caractérisé! –, impo-seraient, dans la situation actuelle, du chômage et de la misère au Bengale etdes pénuries ruineuses de main-d’œuvre de Bâle à Rotterdam. La seconde classerecueille les conséquences négatives infligées par les défauts de régulation dumarché en situation hégémonique. Régler le marché signifie très précisémentle soustraire à la violence et à la ruse et rendre effectifs les recours intentés parles victimes de ruse et de violence. Le bon sens suggère que cette situation favo-rable est plus facilement atteinte quand les échangistes sont sinon égaux en puis-sance du moins capables de se contrôler les uns les autres. Une dissymétrietrop grande en faveur d’un échangiste doit l’inciter à en profiter, quelle que soitla sincérité de ses protestations et de ses intentions.

Une deuxième conséquence négative naît directement de la contradictionstructurelle entre le marché économique mondial et la dispersion politique. Lemarché est devenu planétaire, plus ou moins bien réglé au sens défini. Le seulfait de la pluralité politique impose la possibilité de deux attitudes infligeantaux humains une certaine suboptimalité. La première est liée au marché poli-tique. Cette expression désigne un espace social où des acteurs politiques échan-gent avec des acteurs privés coalisés des appuis et des soutiens contre desprotections et des subventions. Celles-ci imposent des distorsions et des injus-tices au bénéfice des plus forts et au détriment des plus faibles, généralementles pauvres et les jeunes. Or le marché mondial menace, par sa seule existenceet du seul fait de sa rationalité intrinsèque, des positions acquises et des situa-tions confortables du côté des producteurs. Il est inévitable que ceux-ci cher-chent à se défendre contre les menaces et à obtenir des protections contre laconcurrence. Ils ne peuvent les obtenir que sur le marché politique. Pour peuque le régime de la politie soit démocratique, et dans l’impossibilité de mettreen avant crûment des intérêts particuliers, ceux-ci s’avanceront sous les cou-leurs de l’intérêt général, de l’intégrité de la nation, de la défense de l’emploi,de la sauvegarde de l’environnement, de la cuisine traditionnelle…

La pluralité des polities rend possible une seconde attitude économique-ment néfaste. Un marché transpolitique réglé est plus efficace qu’un marchénon réglé ou que l’absence de marché, mais cette efficacité est d’autant plusbénéfique que les polities impliquées jouent plus et mieux le jeu du marché, ens’ouvrant sur l’extérieur, en facilitant les ajustements intérieurs, en favorisantles équilibres macro-économiques, en investissant judicieusement dans cer-taines infrastructures, en favorisant l’instruction générale et la santé moyenne,et ainsi de suite. En un mot, plus les responsables politiques agissent commes’ils avaient à agir dans une politie planétaire optimale, plus les peuples tire-ront de bénéfices du marché planétaire, et inversement. Cette contrainte confèreau gouvernement une capacité de nuisance probablement très supérieure à cequ’elle était dans une situation antérieure, où la dispersion politique corres-pondait à peu près à la dispersion économique en marchés très segmentés.Aujourd’hui, la mobilité planétaire des capitaux, indispensable et favorable àl’efficacité mondiale, peut ruiner du jour au lendemain une politie dont les

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dirigeants se sont complu dans les déficits budgétaires et dans les emprunts àcourt terme pour les combler.

Une dernière conséquence naît de ce qu’une transpolitie gère beaucoup plusmal qu’une politie les ratés du marché et, plus généralement, des interactionssociales. Au-delà d’un seuil de complexité franchi par l’humanité avec la néo-lithisation, il y a une dizaine de millénaires, la vie en société, la distribution deschances sociales et la reproduction sociale résultent dans la production univer-selle, mais de composition variable, d’une catégorie sociale d’exclus, d’esclaves,de miséreux, de vagabonds, de mendiants, de sans-abri…, de tous ceux qui, pourune raison ou pour une autre, ont été incapables de toucher une part décente dupouvoir, du prestige et de la richesse disponibles dans leur cercle social. Cettecatégorie sociale est statistiquement significative, car il semble qu’elle recueillepartout entre dix et vingt pour cent de la population, quels que soient les régimespolitiques et économiques, les morphologies sociales et les cultures. La situa-tion n’a nulle part, dans le passé ni aujourd’hui, était considérée comme indif-férente, elle a toujours donné lieu à des mesures d’entraide, privées et publiques,individuelles et collectives, spontanées et instituées. Ces mesures d’entraideétaient et sont prises, pour l’essentiel, dans le cadre des polities constituées. Larencontre de la pluralité politique et du marché mondial crée une situation inédite,où le marché est l’occasion pour des polities entières de se retrouver en posi-tion d’exclusion, quelles que soient les raisons internes pouvant expliquer quel’occasion ait été saisie, et où la prise en charge des victimes par les bénéficiairesdu marché pose de problèmes sérieux d’échelle, d’organisation et d’efficacité.Il faut envisager l’hypothèse que l’Afrique subsaharienne entière tombe à lacharge d’entraide du reste de la planète pour un temps indéfini. Il n’est pas facilede concevoir et de mettre en œuvre des mécanismes de redistribution et deprise en charge à cette échelle, surtout s’ils devaient être ainsi montés qu’ils nepuissent aggraver la situation, en transformant les bénéficiaires en assistés, enruinant les producteurs locaux par des dons gratuits, en facilitant les migrationsdes compétents, et ainsi de suite.

La suboptimalité de la transpolitie actuelle n’est pas douteuse. Elle ouvresur une alternative réelle, entre des stratégies susceptibles de l’aggraver encoreplus et d’autres capables de la réduire. La problématique développée jusqu’icipermet de les repérer dans leurs traits distinctifs.

LES DILEMMES DE LA MONDIALISATION

À dire vrai, il existe aussi une alternative imaginaire, dont il faut dire unmot, car elle est à la source de divagations idéologiques dont les capacités denuisance ne sont pas négligeables. Une branche de l’alternative regarde en arrièreet propose de revenir sur la mondialisation. Elle est imaginaire comme toutesles positions réactionnaires, au sens propre du terme : « qui se définit en réac-tion à ». Il est permis de déplorer la modernité, la technique, le « toujours plus »,la société de consommation, tout ce que l’on déteste tout en en profitant, mais

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il est illusoire de penser qu’il soit possible de retrouver un état où ces atrocitésseraient ignorées. Il est impossible de revivre dans un monde ignorant le moteurà explosion, l’électricité, la vapeur, mais il est très possible d’en être privé, cequi n’est pas la même chose. Les chances que l’histoire humaine soit réversiblesont très exactement nulles. C’est pourquoi toute position réactionnaire, si elleprétend sortir des ruminations solitaires et des discussions de café, ou bien semoule dans une idéologie utopiste, avec la prétention de fonder une idéocratiede type fasciste ou intégriste, ou bien se met au service idéologique de groupementsd’intérêts menacés par le cours des choses.

L’autre branche de l’alternative imaginaire a au moins l’avantage de l’in-nocuité pratique. Elle soutient que l’humanité se porterait mieux si le politiqueet la politique n’existaient pas et si toutes les polities étaient dissoutes au béné-fice d’un marché planétaire autorégulé. Le terme est illusoire, car le politiqueest exigé par la paix et la justice, et les chances sont nulles que les politiesactuelles se dissolvent et encore plus nulles qu’elles ne donnent pas naissanceà une ou à des polities inédites. L’innocuité de l’idéologie libertarienne du « mar-ché mondial qui résout tous les problèmes » est double. D’un côté, comme elleprône le libre-échange intégral et la disqualification du politique dans toutesses dimensions, elle dresse contre elle tous les intérêts coalisés et toutes les forcespolitiques, ce qui la rend marginale et la prive définitivement de toute chanced’accéder au pouvoir. De l’autre, comme il demeure vrai que le marché mon-dial accroît l’efficacité et que moins le politique se mêle de ce qui ne le regardepas, mieux les gens se portent, l’idéologie peut servir d’auxiliaire et de mouchedu coche dans les combats de l’alternative réelle entre la mondialisation libératriceet l’antimondialisation oppressive et ruineuse.

Car telle est bien l’alternative qui émerge de l’analyse. Une branche est clai-rement répulsive : elle doit être repoussée par tout être humain converti à l’hu-manité de l’homme comme critère et guide de l’action politique, ou bien, plusprécisément, à l’actualisation d’un cadre et d’un régime politiques appropriésaux fins dernières d’acteurs libres, responsable et faillibles. Toute entrepriseconduite pour empêcher, retarder ou compromettre l’accession de l’humanité àune politie planétaire démocratique, bénéficie directement ou indirectement àl’inefficacité et à l’oppression, car elle favorise des coalitions d’intérêts parti-culiers au détriment des pauvres, des jeunes et des générations futures. Se fer-mer aux importations de produits textiles et agricoles sous le prétexte de défendredes productions locales, c’est, qu’on le veuille ou non, spolier les consomma-teurs locaux et réduire les chances des exportateurs de se hisser hors de la misèreet de pouvoir envoyer leurs enfants à l’école plutôt qu’à l’atelier ou à l’usine, àmoins qu’ils ne recourent à l’infanticide ou ne les précipitent dans la prostitu-tion. L’antimondialisation est ruineuse économiquement, mais elle est aussioppressive par un biais ou par un autre, puisque la liberté du plus grand nombrene peut être maximisée que dans une politie planétaire démocratique. Les lob-bies de tous bords diminuent les libertés du citoyen dans les États de droit aunom de l’intérêt général. Les malfrats suppriment les libertés virtuelles des gensdans les États de non-droit au nom de l’intégrité et de la grandeur de la nation.

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Les uns et les autres, pour faire bonne mesure, privent aussi leurs victimes d’unepartie, plus ou moins grande selon les régimes politiques plus ou moins décents,des ressources qu’ils aimeraient consacrer à la poursuite de leur part de bon-heur. Enfin, l’antimondialisation compromet gravement l’entraide humaine àl’échelle planétaire, soit par le cynisme du « chacun pour soi » et du « tant pispour les autres », soit par l’hypocrisie des aides bilatérales qui bénéficientavant tout aux groupes de pression des pays donateurs, ruinent les producteurslocaux et maintiennent les malfrats au pouvoir.

Si le terme « anti » du dilemme de la mondialisation doit être clairementrejeté au nom de la dignité humaine, ce qui ne lui laisse que des issues idéolo-giques plus ou moins nocives, mais susceptibles de servir des épisodes idéo-cratiques extrêmes, le terme « pro » apparaît mal défini. En théorie, il correspondà la « politie planétaire optimale ». Mais, dans l’état actuel du monde, cette poli-tie ne saurait être qu’une idée directrice kantienne, un idéal vers lequel il fauttendre, non pas un objectif à poursuivre dès maintenant par des moyens effi-caces. Mettre aujourd’hui à son programme la politie planétaire démocratiqueest à peine moins irréaliste que le marché mondial apolitique des idéologueslibertariens. Le constat paraît favoriser l’acceptation du monde tel qu’il est. Larésignation à la suboptimalité manifeste de ce monde produit par des décennies,des siècles et des millénaires d’histoires chaotiques peut satisfaire les principesde prudence et de précaution, mais il blesse l’humanisme.

Celui-ci pourrait trouver un recours et une issue dans une solution inter-médiaire entre la dispersion et l’unification politiques à l’échelle planétaire. Elleest procurée par une configuration très particulière de la transpolitie, où de cinqà sept polities, dont aucune n’est assez puissante pour l’emporter sur la coali-tion de toutes les autres, s’équilibrent les unes les autres et développent des stra-tégies défensives de maintien ou de restauration de l’équilibre. Le monde primitiftribal reposait universellement sur une logique de ce type, que l’on peut conve-nir d’appeler « oligopolaire ». Plus proche de nous et plus susceptible de nousinspirer, le « concert des nations » européennes, émergé à partir des XIVe-XVe siècleset en place jusqu’en 1914, est une bonne approximation historique d’une trans-politie oligopolaire. Ce n’est ni une coalition ni une confédération et encoremoins une fédération, mais ce n’est pas non plus une transpolitie où, faute d’uneposition d’équilibre à laquelle la concurrence entre polities pourrait mener spon-tanément, la guerre est perpétuelle et facilement sauvage. Ici, la guerre est épi-sodique, limitée et potentiellement civilisée, et la paix réelle et complète, quifavorise tous les échanges de toute nature entre les individus et les peuples.Plus important pour notre propos, un jeu oligopolaire favorise et entretient laproduction d’un « droit des gens » et procure les moyens de le faire respecter,de telle sorte que, avec le temps, se met en place quelque chose comme unequasi-politie. Ce n’est pas une politie, car la guerre est toujours possible et ellepeut toujours monter aux extrêmes, comme les Européens ont pu le vérifier entre1914 et 1945.

On peut plaider que l’histoire a procuré les prémisses d’une transpolitieoligopolaire à l’échelle planétaire. Les États-Unis, la Chine, l’Inde, la Russie

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sont déjà des polities constituées. L’Europe pourrait en devenir une. On voit malquelle pourrait être la contribution de l’Asie antérieure et pas du tout celle del’Afrique. Personne ne connaît l’avenir, mais militer en faveur d’une « quasi-politie oligopolaire planétaire » est un objectif réaliste sur trois ou quatre géné-rations, c’est-à-dire pour le XXIe siècle. C’est, en plus, un projet qui va dans lebon sens de la mondialisation, celui où l’unification politique permet au mar-ché économique de contribuer le plus efficacement aux fins de l’homme. Vers1750, l’humanisme exigeait le commerce des grains dans le cadre du royaumede France. Vers 1850, il recommandait le libre-échange au concert des nationseuropéennes. Vers 1950, il militait pour le marché commun d’une Europe poten-tiellement réunie en politie. Vers 2050, il pourrait soutenir un marché mondialréglé par une quasi-politie planétaire. En attendant, le dilemme doit se résoudreen faveur de la mondialisation bancale et suboptimale actuelle, non par résignationdésabusée, mais comme une étape et un tremplin.

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QUELLE AUTRE MONDIALISATION?

par Alain Caillé et Ahmet Insel

QUESTION N° 1. CONSTATS. Est-il possible selon vous de dresser un bilansynthétique du processus de mondialisation en cours depuis une vingtained’années? Est-il globalement positif ou globalement négatif ? Ou encore :doit-on pour l’essentiel accepter de jouer le jeu de la mondialisation économiquemarchande, quitte à tenter de la mieux réguler? Ou faut-il s’y opposer frontalementet radicalement?

Pour seulement esquisser un bilan un peu synthétique de la mondialisation– est-elle bonne? est-elle mauvaise? –, il faudrait se donner les moyens de l’éva-luer en tant que telle, de mesurer ses effets nets, sa « valeur ajoutée (ou retran-chée) nette », en somme, sa part de variance. En d’autres termes, il faudraitpouvoir se représenter l’état dans lequel se trouverait le monde si la mondiali-sation ne s’était pas produite. Voilà qui suppose de s’en donner une définitionminimale. Les travaux économétriques ou quantitatifs qui tentent de répondreà la question ici posée assimilent souvent la mondialisation au degré d’ouver-ture des économies au commerce international. Les tentatives récentes d’éva-luation de la globalisation, comme celle que fournit l’indice de globalisationpublié par Foreign Policy, même si elles utilisent les indicateurs les plus variés(l’intensité des communications internationales, des mouvements des capi-taux, de l’accès aux réseaux d’Internet) n’aboutissent pas à des résultats suffi-samment univoques. En fait, cette caractérisation est insuffisante. Elle manquela spécificité de la mutation qui affecte la planète depuis une vingtaine d’an-nées. À en rester au seul critère des échanges, les économies européennes d’avantla guerre de 14-18 apparaîtraient presque aussi « mondialisées » qu’aujourd’hui.Or nous sentons bien que la situation n’est nullement comparable. Pour com-prendre les problèmes particuliers qui se posent à nous aujourd’hui, il importede distinguer entre l’internationalisation – la multiplication des échanges éco-nomiques ou autres des différents pays les uns avec les autres – et la mondiali-sation proprement dite (la globalization), caractérisée non par la seulemultiplication des échanges entre nations mais par la perte de pertinence et deréalité des entités nationales (ou même supranationales). Ou encore, la mon-dialisation-globalization, c’est l’internationalisation sans ou contre les nations,l’internationalisation par la dissolution du politique et des spécificités cultu-relles dans le marché, et plus spécifiquement dans le marché financier. Elle estindissociable des assauts de l’idéologie du néolibéralisme contre toutes les formespolitiques et culturelles de régulation de l’économie et d’une subordination géné-rale de l’économie au pouvoir de la finance qui transforme l’ancien capitalismeindustriel en un capitalisme financier et rentier.

Dès lors la mesure des effets nets de la mondialisation se révèle triplementdélicate. Comme aucun pays n’est en mesure de se soustraire au mouvement de

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la mondialisation – qui revêt toutes les allures d’une « force providentielle » ausens de Tocqueville –, il est impossible de comparer le sort de pays mondialisésavec celui de pays qui seraient seulement internationalisés. En pratique, lesdeux processus – internationalisation et mondialisation – sont étroitement enche-vêtrés. Et en tout état de cause, les statistiques disponibles les amalgament. Il estdu coup probable qu’elles créent une sérieuse illusion d’optique. Les défenseursde la mondialisation font valoir à son crédit l’accroissement spectaculaire ducommerce mondial, une augmentation générale de la richesse produite et uneamélioration des indices de développement humain. Mais il est à peu près impos-sible de distinguer entre la part de croissance due au fonctionnement régulier del’économie et celle qui est imputable à l’internationalisation ou à la mondialisa-tion; et en tout état de cause, personne ne met en doute que cet accroissement dela richesse ne se soit accompagné d’une vertigineuse explosion des inégalités.Or il n’y a pas grand sens à dire que la richesse d’un pays s’est accrue si la majo-rité ou une fraction significative de sa population s’est appauvrie1. On sait quetel peut être le cas même dans les pays les plus riches, voire au cœur du système,aux États-Unis où la situation des salariés les plus pauvres – et plus encore s’ils’agit des coloured people – est précaire, stagnante ou en dégradation. Et mêmeles classes moyennes, qui ont tout d’abord profité de la bulle financière spécu-lative, à travers les stock-options, les placements en Bourse et les fonds de pen-sion, voient leur avenir soudain rendu incertain par l’effondrement des marchésfinanciers consécutif aux faillites spectaculaires qui ont affecté les plus grandsgroupes mondialisés. Et ne parlons pas de leur sort en Amérique latine.

On touche ici à d’autres effets de la mondialisation. Passablement pervers.Plus l’échelle pertinente des entreprises et des économies se dilate, plus le cri-tère de la rentabilité immédiate supplante tous les autres critères de la réussitehumaine – en un mot : plus la valeur des actions boursières supplante l’ensembledes autres valeurs – et plus les exigences minimales d’honnêteté, ou de simplerespect de la loi, de loyauté, de fidélité et de confiance entre associés et parte-naires deviennent irréalistes. Que ce soit dans le monde des affaires ou danscelui du sport, seul le résultat immédiat, seule la victoire comptent. Et tout estbon pour les atteindre. Il n’y a aucune différence de ce point de vue entre lemaquillage de la comptabilité des entreprises et le recours à des produits dopantsnon décelables toujours nouveaux. Si l’on définit la mondialisation par la déré-gulation généralisée, par l’affranchissement vis-à-vis de tous les codes poli-tiques, moraux et sociaux traditionnels – qui se synthétisaient jusqu’à présent

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1. Le Monde du 6 août 2002 nous apprend que pour l’Amérique latine, « au début du XXIe sièclele bilan est sombre. La pauvreté touche 44% de la population. Le nombre des chômeurs a doubléen dix ans […] L’absence d’emplois touche particulièrement les jeunes : 46% en Argentine, 35,1%en Uruguay, 26,2% au Venezuela, 20,2% au Chili, 17,1% au Pérou, 13,7% au Brésil et 5,4% auMexique ». En Russie, plongée par la « thérapie de choc » du FMI dans une mondialisationbrutale : entre 1990 et 1999, la production industrielle russe est tombée de près de 60% (contre 24%pendant la Seconde Guerre mondiale) ; le cheptel a diminué de moitié ; plus de 40% de la populationvit avec moins de 4 dollars par jour; l’espérance de vie a reculé de plus de 3 ans. Comme le ditJ. Stiglitz à qui nous empruntons ces chiffres, « beaucoup de chocs, peu de thérapie »!

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à l’échelle des nations ou des entités politico-culturelles –, alors il est probableque son bilan moral se révèle rapidement catastrophique.

L’aspect paradoxal de l’affaire est que la mondialisation néolibérale pou-vait apparaître, pour le meilleur et pour le pire, comme une sorte d’apothéosedu capitalisme, le débarrassant définitivement de toutes les contraintes externesqui l’encombraient encore jusque-là pour ne plus conserver que la seulemécanique productrice de richesse. Or on va sans doute comprendre assezvite que s’il produisait de la richesse, c’est en tant qu’il était d’abord, plusqu’une mécanique rationnelle des marchés et des prix, un système moral, pro-ducteur de confiance. De davantage de confiance, au moins pour entreprendreensemble, que tous les autres systèmes sociaux et culturels. Si sa base morales’effondre, alors son efficacité économique en sera elle aussi sérieusementcompromise.

Le principal effet de la mondialisation, réduite à elle-même, semble êtred’avoir sapé les solidarités et les régulations nationales, et ouvert ainsi la voieà une indiscernabilité tendancielle de l’action économique (ou sportive) légaleet de l’action illégale, voir mafieuse. Proposons donc pour répondre synthéti-quement à cette première question, une hypothèse directrice : les effets del’internationalisation sont globalement positifs – ils ouvrent les peuples ausens d’une communauté de destin planétaire –, ceux de la mondialisation glo-balement négatifs. En plus court, et sous forme de slogan : internationalisation,oui; globalisation ou mondialisation, non.

QUESTION N° 2. ANALYSES. Comment analysez-vous le processus en cours?Représente-t-il, ou non, une nouvelle phase du capitalisme, et si oui, laquelle?Comment la nommer et la conceptualiser? Quelle ampleur attribuez-vous auxmutations actuelles ? S’agit-il d’un changement comme il s’en est produitbeaucoup dans l’histoire ou, au contraire, d’un bouleversement absolu, épochal,epoch-making, d’une ampleur comparable par exemple, à la révolutionnéolithique?

Vivons-nous une nouvelle phase du capitalisme? Oui, sans l’ombre d’undoute. Nous avons maintenant affaire à un mégacapitalisme financier, vecteurd’une puissance économique absolument inouïe et qui semble devoir tout balayersur son passage. Cette hyperpuissance est le résultat d’au moins quatre sériesde facteurs par ailleurs largement interdépendants : 1) l’échelle des investisse-ments majeurs est désormais planétaire; 2) cette planétarisation a été renduetechniquement possible par la révolution informatique et l’avènement d’Internet;3) ce nouveau capitalisme est un capitalisme de rente financière et spéculative;de même que l’ancien capitalisme industriel, celui d’hier, avait supplanté le capi-talisme rural-marchand d’avant-hier et détourné à son profit la rente foncière,de même le mégacapitalisme financier joue au mécano avec les entreprises indus-trielles qu’il dépèce ou relooke au gré des fluctuations de la bulle spéculative –l’important étant que celle-ci garantisse ses 15% de rentabilité annuelle de

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rigueur2 (au moins jusqu’à il y a peu de temps); 4) enfin, en se dilatant, en seplanétarisant et en se financiarisant, le mégacapitalisme se soumet effectivementtoutes les sphères d’activité sociale – la politique, la culture, la science, la tech-nique, les médias, le sport, la religion même –, mettant fin à l’autonomie rela-tive dont ces sphères jouissaient encore malgré tout et bénéficiant en retour deleur convertibilité immédiate en sources de rentabilité (de « création de valeur »).Plus rien ni personne du coup ne semble être en mesure de s’opposer à lui et dele tempérer en faisant jouer et valoir une autre logique que la sienne.

Mais qu’il y ait une phase nouvelle du capitalisme implique-t-il que noussoyons en train de basculer dans un type de société radicalement nouveau? Ouiet non. Il est tentant et éclairant de présenter l’histoire des derniers millénairescomme celle de la succession, du conflit et de l’articulation entre deux typesprincipaux de société : la société première, la petite société de l’entre-soi et entrevoisins, la société de l’interconnaissance personnelle structurée par la triple obli-gation de donner-recevoir-rendre et par le symbolisme; la société seconde, laGrande Société, rassemblant des étrangers sous une loi commune – religieuse,culturelle, économique ou politique – et formant la communauté des croyantsou la République des citoyens. On voit bien, dans le fil de cette typologie som-maire, comment caractériser la société nouvelle qui vient, la société tierce,irréductible en effet aux deux précédentes : elle s’annonce comme la Très GrandeSociété, la société-monde. Et sa matrice n’est ni le don-symbole ni la Loi –religieuse, politique et/ou fonctionnelle –, mais le virtuel, qui la rend sociétéd’intermittences, de présents multiples et d’absences infinies, d’individus àloisir connectables ou déconnectables.

Trois séries de considérations toutefois viennent tempérer cette impressionque nous basculerions dans une société absolument autre. D’une part, on l’adit, l’actuelle apothéose et libération du mégacapitalisme n’est que l’aboutis-sement logique – au moins a posteriori – de tendances à l’œuvre depuis long-temps en Occident dans la société seconde fonctionnelle3. Par ailleurs, de mêmeque la socialité secondaire – le type de rapport social propre à la société seconde –n’a pas aboli la socialité primaire mais s’est étayée sur elle, de même la socia-lité tierce devra nécessairement composer avec les socialités primaire et secon-daire. Mais jusqu’où et dans quelle mesure leur laissera-t-elle libre cours, vieet fécondité propres? C’est ici qu’intervient la troisième considération qui amèneà nuancer et à complexifier le diagnostic de basculement dans le radicalement

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2. Si on se rappelle que le taux de croissance moyen de l’économie mondiale est de l’ordre de3%, alors la prétention d’obtenir une rémunération régulière des placements financiers à un montantde 15% permet d’évaluer la rente financière à 12% du revenu annuel : un niveau proprementpharamineux.

3. Il faut ici compliquer aussitôt la typologie proposée et distinguer deux grands versants dela société seconde, deux modalités principales de la Grande Société : la grande société religieuse,qui institue la Loi par généralisation et abstraction du symbolisme propre à la société première, etla grande société fonctionnelle-utilitaire, pour qui la Loi est d’abord la loi impersonnelle du mar-ché, de la technique et de l’administration. La loi morale de Kant est à l’intersection presque par-faite de ces deux types de loi.

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nouveau. Sans doute sommes-nous en train d’assister à la naissance d’une société-monde, mais ce que nous en voyons actuellement n’en est qu’une forme trèsparticulière et instable – elle est tout sauf une société! – caractérisée par unedouble hypertrophie : celle de l’économie et celle de la puissance américaine.Dans les deux cas, l’absence de contrepoids à l’hyperpuissance fait hautementproblème.

L’hypertrophie de l’économie est évidente. En quoi est-elle corrélée à cellede la puissance américaine? On touche ici à un sujet hautement délicat sur lequelles passions idéologiques les plus diverses menacent à chaque instant d’éclateravec d’autant plus de violence que les enjeux de la période actuelle, particuliè-rement insaisissables, dangereux et explosifs depuis le 11-Septembre, ne par-viennent généralement à se formuler que dans le langage propre aux conflits quiont rendu le XXe siècle si dramatique. Parce que les États-Unis ont conquis destitres imprescriptibles à la reconnaissance de tous les peuples du monde pouravoir été sans l’ombre d’un doute au cours du siècle écoulé, et à travers toutesles contradictions qu’on voudra, les premiers et presque les seuls défenseurs àpeu près constants de la démocratie, de la culture et de la science, parce qu’ilsreprésentent l’incarnation par excellence d’une valorisation de l’efficacité tech-nique et de la réussite mise au service d’un idéal de prospérité matérielle et debonheur pour tous (l’idéal utilitariste), toute critique du rôle des États-Unis dansle monde semble procéder d’une nostalgie pour les régimes totalitaires écrou-lés, d’extrême droite ou d’extrême gauche, ou, pire encore, d’une sympathieinavouée pour les intégrismes et les terrorismes d’aujourd’hui, et d’un refus dela démocratie et du capitalisme4. Or cette structuration du débat dans le langagedes conflits centraux des dernières décennies manque l’essentiel. C’est au nomdes idéaux démocratiques et d’une acceptation résolue de l’économie capitaliste,pour peu qu’elle soit civilisée précisément par la démocratie et tempérée par saconfrontation avec un principe d’intérêt public et une forte dynamique associa-tionniste, dont les États-Unis ont été les porteurs par excellence, qu’il convientaujourd’hui de dénoncer les formes présentes du mégacapitalisme financier etle rôle dangereux que jouent les États-Unis dans sa propagation à l’échelle pla-nétaire. Il faut opposer à l’Amérique d’aujourd’hui – et notamment à l’Amériqueque façonne G. W. Bush depuis le 11-Septembre – son idéal propre : l’idéal démo-cratique, humaniste et pluraliste qui est aussi largement le nôtre, celui de l’Europe,le seul idéal potentiellement universalisable. Pour que la troisième société, lasociété-monde, ait une chance de voir effectivement le jour, encore faut-il quele monde n’explose pas ou ne se désintègre pas dès ses premiers balbutiements.Ne mentionnons que deux séries de traits actuels du mégacapitalisme américainqui se montrent chaque jour plus menaçants pour les équilibres planétaires.

1) Dans un ouvrage célèbre, l’essayiste américain Benjamin Barber a bienanalysé la corrélation étroite qui existe entre l’expansion de Mac World, le méga-capitalisme financier, et celle de Djihad, les guerres saintes, les intégrismes et

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4. Le conflit israélo-palestinien est d’autant plus violent qu’il cristallise la totalité de cesantagonismes à la fois réels et imaginaires.

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le terrorisme5. Non que la première excuse en rien la seconde. Mais elle entre-tient avec elle des rapports qu’on ne saurait ignorer et qui excèdent de beaucoupl’appartenance ancienne de Ben Laden à la CIA. Ce qui manque en partie aulivre de B. Barber, c’est l’analyse des médiations concrètes, complexes et d’ailleurssouvent contradictoires, qui relient les deux phénomènes. L’essentiel réside dansle fait que la mondialisation du mégacapitalisme s’opère par et à travers unedélégitimation en profondeur et dévastatrice de tous les ordres politiques etculturels hérités, et qu’elle ne propose en échange des légitimations anciennesdétruites aucune perspective concrète, aucun idéal plausible de remplacement.L’idéal démocratique et droit-de-l’hommiste brandi de manière incantatoire sertsouvent plus, en définitive, à stigmatiser ce qui dans l’existant résiste encore àla marchandise qu’à contribuer efficacement à l’édification de régimes poli-tiques ou de sociétés effectivement démocratiques (« faites ce que je dis, pas ceque je fais », semble proférer le discours démocratiste). Car, en tout état de cause,dans l’optique d’une mondialisation purement marchande, il ne doit ou ne devraitplus exister ni peuple, ni destins collectifs, ni régime proprement politique, nisociété. Uniquement des individus inscrits dans des espaces de consommationet de travail. À la limite, et même si cela n’est jamais clairement dit ou mêmepensé, la seule nation ayant titre à exister en tant que telle, la seule culturedigne de considération, la seule politique possible, ce sont la nation, la cultureet la politique américaines. Comme le montre très bien Alain Joxe6, les États-Unis se retrouvent ainsi au cœur d’un empire de type radicalement nouveau.Un empire qui semble tout sauf despotique, puisqu’il ne se préoccupe aucune-ment de prendre la place des dirigeants déchus ou illégitimes ou d’imposer denouvelles normes politiques, mais se borne à dominer par le seul fait de la des-truction/délégitimation des cultures et des systèmes politiques alternatifs, parle chaos ainsi créé qui laisse les Hommes uniquement Homo œconomicus et nonplus aussi Homo politicus, ethicus ou religiosus. Quand ils ne sont pas pure-ment et simplement la proie des mafias qui prospèrent sur les décombres desÉtats ou des normes sociales obsolètes.

Or il est difficile de ne pas voir combien le chaos politique et culturel quis’installe un peu partout profite, au moins à court terme et sous peine de len-demains qui risquent de déchanter fortement, à la puissance qui se trouve aucœur du mégacapitalisme financier. Ayant disposé longtemps déjà du privilèged’un quasi-monopole du monnayage légitime, qui lui a permis des déficits abys-saux – qui auraient mis en faillite financière immédiate tout autre État –, l’Amériqueest désormais le bénéficiaire principal de la rente que le capitalisme financieret actionnarial prélève sur les capitalismes industriels et ruraux, et sur le restedu monde. Du 15% par an, répétons-le, c’est exorbitant. Même si l’exigence de

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5. Djihad versus Mac World, Desclée de Brouwer. Sur le même thème, cf. La Revue du MAUSSsemestrielle n° 13, « Le retour de l’ethnocentrisme. Purification ethnique versus universalismecannibale », 1er semestre 1996.

6. Alain Joxe, L’Empire du chaos. Les Républiques face à la domination américaine dansl’après-guerre froide, 2002, La Découverte. On lira dans le présent numéro de La Revue duMAUSS l’avant-propos de cet ouvrage.

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rentabilité financière est aujourd’hui à la baisse (comment pourrait-il d’ailleursen être autrement?). La possibilité de retirer d’une seconde à l’autre les capi-taux flottants, de faire s’écrouler le cours d’une devise et de ruiner instantané-ment des économies pourtant presque prospères, tout cela représente une armeaussi puissante que l’arme nucléaire. Or cette force de frappe économique etfinancière se cumule avec une puissance spécifiquement militaire irrésistible (lebudget militaire américain est aussi important que les budgets réunis des vingt-cinqautres pays les plus militarisés…). Voilà qui explique suffisamment que plusaucune contestation sérieuse explicite de la politique américaine ne puisse sefaire entendre dans les pays développés et qu’elle n’ait plus droit de cité quedans la rue, dans le tiers monde ou dans les caves des terroristes.

Il y a là un cercle vicieux extrêmement dangereux. Faute d’opposition cri-tique crédible, les États-Unis se persuadent chaque jour davantage qu’ils repré-sentent l’unique acteur politique et éthique légitime et pertinent au monde. Ilsdéstabilisent d’autant plus les régimes politiques existants, et se croientdéchargés de la moindre obligation d’honorer leurs engagements ou de faireseulement semblant de consulter les instances internationales ou même leursalliés. Ont-ils d’ailleurs encore des alliés? Jour après jour, ils déconstruisentainsi et contribuent à tourner en ridicule l’idéal de l’ordre démocratique inter-national au nom duquel ils ne prétendent même plus œuvrer. Le politique estbien mort. Il ne reste plus que le combat du Bien contre le Mal. La société amé-ricaine a toujours été partiellement schizophrène, tiraillée entre un utilitarismevulgaire particulièrement débridé (le money-making) et un moralisme plus pro-noncé que partout ailleurs. Ce dédoublement – la main droite de la moraleignorant ce que faisait la main gauche du business – a longtemps été fécond,contribuant à la fois à l’efficacité et à la civilisation du capitalisme comme à sarégulation éthique. Mais cette combinaison paradoxale, et au bout du compterétrospectivement presque harmonieuse, est en train, dans le sillage même destriomphes qu’elle lui a valus, de faire basculer l’Amérique dans une hubris,une démesure qui laisse les autres peuples du monde sans voix. Le cumul actuel,particulièrement patent aujourd’hui dans l’élite au pouvoir, des intérêts maté-riels les plus immédiats (notamment pétroliers) et d’un discours édifiant parti-culièrement moralisateur inciterait presque à devenir marxiste vulgaire. À coupsûr en tout cas, ce n’est pas lui qui permettra l’éclosion d’une civilisationmondiale7.

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7. Quelques jours après avoir rédigé ces lignes, nous lisions avec intérêt dans Le Monde du9 août 2002 un article de Clyde Prestowitz (« Pourquoi l’Amérique n’écoute-t-elle plus? »), présidentde l’Economic Strategy Institute, de retour d’un voyage de six semaines à travers le monde etrésumant le sentiment dominant qu’il en retirait par cette déclaration d’un dirigeant politique deKuala Lumpur (Malaisie) : « Du train où vont les choses ce sera bientôt les États-Unis contre lereste du monde. » Et d’ajouter : « Combien de fois, au cours de mes six semaines de voyage, n’ai-je pas entendu accuser les États-Unis de trahir les principes dont ils se réclament par des agissementscyniques motivés par leurs intérêts nationaux! »

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QUESTION N° 3. PRÉCONISATIONS. À court ou moyen terme, et vu depuis l’in-térieur des ensembles politiques constitués, quel type de politiques économiquesvous paraît-il judicieux de conseiller aux États (l’échelle étatique nationale est-elle d’ailleurs encore pertinente?) en proie aux crises, comme hier le Mexique,la Corée, ou aujourd’hui le Japon ou l’Argentine? Existe-t-il, selon vous, unensemble de mesures de politique économique cohérentes qui dessinent unealternative véritable et reproductible aux préconisations libérales dérégula-trices qu’exprime par exemple, le FMI?

L’échelle étatique-nationale reste pour le moment l’instance opérationnelleultime dans la mise en œuvre des politiques économiques. Pour deux raisons.Les organisations internationales et une bonne partie des « clubs internatio-naux » comme le G8 retirent leur légitimité de leur structure multilatérale, inter-étatique. Même s’il existe, au niveau global, un pouvoir de direction, celui-cin’a pas (pas encore?) les moyens de la mise en œuvre directe de ses décisions.Les structures étatiques-nationales continuent à jouer le rôle de relais entre l’ins-tance de direction globale, centrée sur le pouvoir économico-militaire des États-Unis, et les espaces concrets de la vie économique et sociale. Pour une longuepériode encore, les espaces étatiques-nationaux continueront à rester pertinentscomme instances de réalisation des politiques économiques. Reste en revanchele problème du degré d’autonomie dont ils vont continuer à disposer. Et de leurefficacité.

Le processus de globalisation puise son énergie dans un double mouve-ment de destruction et de création. En cela, il poursuit une dynamique fonda-mentale du capitalisme. Il est trop tôt cependant pour dire si cette dynamiquedouble est celle de la « destruction créatrice » de J. Schumpeter. Nous discer-nons relativement bien les destructions, nous percevons par-ci par-là des bribesde création, mais nous ne voyons pas clairement pour le moment les réalisationsde la dynamique créatrice se substituer aux effets de la dynamique destructrice.C’est pourquoi il n’est pas exagéré de dire que la globalisation actuelle est ali-mentée au premier chef par une énergie d’abord destructrice : elle procède paret de la destruction de toute institution qui échappe à la seule logique du marché,même si cette destruction est à long terme opposée aux intérêts de la reproductiondu système économique.

Ce qui rend la situation étonnamment complexe tant au plan théorique quedu point de vue pratique, c’est que les États-nations existants sont largementcomplices et demandeurs de ce processus de destruction qui implique leur des-saisissement et le transfert de leurs pouvoirs en faveur du marché. L’avantage,pour eux, est de renvoyer vers un ailleurs insaisissable, d’externaliser des conflitssociaux autrement immaîtrisables8. « Les marchés » sont brandis à tout bout dechamp, ils sont instrumentalisés pour diluer la responsabilité des gouvernementslorsque surviennent de mauvais résultats économiques, en particulier vis-à-vis

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8. On pourrait dire qu’ils entendent conserver la domination (la puissance), mais se débarrasserdu fardeau du pouvoir, de la capacité à impulser l’action collective.

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des perdants9. Ce transfert leur permet de laisser aux forces du marché le soin deréaliser la dynamique destructrice et de ne plus garder en main, pour reproduireleur légitimité démocratique, que la fonction tribunicienne qui consiste à dénon-cer les méfaits des volontés étrangères à la communauté nationale. La meilleureillustration de ce jeu de rôles implicite est celui que les États de l’Union euro-péenne font jouer à la Commission de Bruxelles. Ils délèguent leur pouvoir, nom-ment les commissaires, et se plaignent de la « technocratie libérale » qui règne àBruxelles. Plus généralement, les États d’aujourd’hui utilisent massivement les« impératifs de la globalisation » comme un levier interne pour détruire les struc-tures de solidarité mises en place depuis un siècle environ en vue de rendre tousceux qui participent à la division du travail membres d’une même société. La soli-darité avait un coût. On entend désormais considérer ce coût comme un faux fraissur lequel il convient d’économiser. Cela est vrai aux États-Unis et en Europe,mais aussi dans les pays d’Europe orientale et dans l’ex-URSS.

Mais le retour en arrière – auquel se limitent nombre des aspirations de lagauche traditionnelle, qu’elle soit classique, gauchiste ou républicaniste – estinterdit. D’où le blocage actuel de tous les débats politiques. L’ancienne régu-lation, dite fordiste, est devenue largement impraticable pour au moins deux rai-sons principales : le besoin d’élargissement et d’approfondissement de l’espaced’accumulation du capital d’un côté, et de l’autre, symétriquement, le vide sym-bolique et politique créé par l’implosion du « monde socialiste ».

La cohérence des politiques économiques alternatives doit être appréciéepar rapport à ces deux facteurs. Aussi longtemps que la dynamique principaleen œuvre reste l’accumulation du capital, il n’est plus envisageable de fairemachine arrière pour appliquer la politique économique keynésienne/fordistede l’après-guerre, et cela, même dans le cadre d’une hypothétique politiquevolontariste de « déconnexion ». L’efficacité de cette politique dépendait de sacapacité à combiner croissance, investissement et emploi en alimentant un sys-tème de protection sociale assis sur le travail et sur l’idée du partage et de lapéréquation des risques individuels dans le cadre d’une logique de servicespublics non marchands financés par la fiscalité. Cette combinaison reposait surune série de choix politiques accordant au cadre national et à la « société » unesorte de suzeraineté sur les mécanismes de marché, à la fois libérés et mis auservice de la solidarité nationale. La dilatation de l’échelle du capital, la décon-nexion de l’emploi et des revenus de remplacement, et la défausse des États-nations sur des instances internationales dépourvues de souveraineté (et d’ailleursde toute vision) politique sapent chaque jour davantage le contrat social for-diste. La question cruciale est celle des choix politiques plausibles dans cetteconjoncture de dislocation du politique.

Les politiques économiques alternatives, c’est-à-dire celles qui, d’une manièreou d’une autre, ne présupposent pas que les solutions du marché sont nécessai-rement profitables à tout le monde in fine, se voient dans l’obligation d’intro-duire dans l’économique des normes qui modifient la rationalité spontanée des

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9. Cf. Biersteker et Hall, L’Économie politique, n° 12, 2001.

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marchés. Pas seulement des normes limitatives, comme l’interdiction du travaildes enfants et des femmes enceintes, comme la limitation de la durée hebdoma-daire légale du travail ou les normes environnementales, mais aussi, mais sur-tout des normes incitatives qui interfèrent avec la logique de valorisation du capitalet en modifient les repères – par exemple, les subventions directes ou indirectespour les entreprises qui remplissent un cahier de charges sociales (notammentdes créations d’emplois, des investissements dans les pays en développementtout en respectant une charte sociale, etc.), les associations d’économie solidaire,etc. Or la définition des espaces d’activité qui échappent aux forces du marchéet des besoins non soumis à la logique de la marchandise ne peut plus être seu-lement du ressort des États, mais dépend aussi des nouveaux mouvements sociauxdont le statut politique et la capacité à s’affranchir de l’imaginaire économicisterestent incertains. La maîtrise quasi absolue des imaginaires sociaux contempo-rains par l’idéologie « de la supériorité universelle des droits de propriété indi-viduelle » et l’évacuation ou la dévalorisation concomitantes de l’idée de « droitsde propriété sociale » sont les manifestations de l’emprise de cet économicisme.Car il ne peut pas y avoir de politique alternative, d’autre mondialisation, si onse borne à corriger les effets pervers du marché a posteriori. Il faut aussi inter-venir sur la forme et le contenu de la production. Mais au nom de quoi?

L’enjeu premier aujourd’hui est de savoir si le capitalisme global sera uncapitalisme anglo-saxon ou si d’autres formes peuvent coexister avec celui-ci.Pour en prendre la pleine mesure, il faut échapper à quatre écueils théoriques.Le premier est la surestimation de la naturalité et de la nécessité des mécanismesdu marché. Le deuxième, à l’inverse, réside dans l’illusion que le marché seraitun simple artefact susceptible de se plier en quelque sorte sur commande auxdiktats du politique. Le troisième consiste dans l’oubli ou la dénégation de l’hy-perpuissance américaine. La quatrième erreur serait d’interpréter cette dernièredans le cadre d’une vision classique de l’impérialisme sans voir que la consti-tution de cette hyperpuissance va de pair avec un bouleversement anthropolo-gique d’une profondeur inouïe, avec une lame de fond qui fait des États-Unisles représentants d’une des aspirations les plus profondes aujourd’hui à l’échellemondiale : l’aspiration à la « différence », à l’identité et à l’autonomie indivi-duelles. Avant même de parler de politique économique, possible ou impossible,c’est sur le statut de cette révolution individualiste qu’il importe de réfléchir.

En effet, avec le transfert du collectif aux individus de tout ce qui relève dela prise de position sur le sens ultime de l’existence – autrement dit avec la dis-location du politique au profit de la « société civile » et de l’individu –, le niveau« public » s’est évaporé. Comme la politique économique relève toujours de l’ordrede la légitimation, cette évaporation de l’instance « publique » est sans doute lefacteur le plus puissant de l’incapacité actuelle à proposer des politiques écono-miques alternatives. L’hégémonie néolibérale s’alimente de cette perte de sensdu collectif, de la chose publique. Une partie importante des changements réali-sés sous Thatcher en Grande-Bretagne ne l’ont pas été sous la pression du pro-cessus de globalisation, mais comme l’expression d’un choix idéologique, d’unchoix délibéré affirmant la supériorité absolue de la concurrence/compétition

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sur toutes les autres formes d’allocation de ressources10. Les réponses alterna-tives à la globalisation doivent se penser aussi dans le cadre de la mutation del’ère de la démocratie des individus et des marchés. Or on ne peut pas, contrai-rement à ce qu’espèrent d’importantes franges de la gauche de gauche, à la foisfaire de l’individu et de ses choix conjoncturels la seule source ultime de toutesles normes éthiques et sociales et aspirer au retour des régulations politiques.

Dans les pays en développement, notamment dans ceux qui subissent deplein fouet les effets de la turbulence de la globalisation, les politiques écono-miques alternatives prennent, au mieux, la forme de politiques défensives commela limitation des mouvements de capitaux, ou une faible ouverture à la concur-rence de certains secteurs d’activité. Significativement, ce sont les sociétés quiont mené dans le passé une ouverture culturelle et une politique sélective etcontrôlée, une « occidentalisation maîtrisée » – comme la Corée ou la Malaisie(bien que cette dernière se mue en « capitalisme plus l’islam ») –, qui réussis-sent ce type de politiques adaptatives. D’autres, comme les pays d’Amériquelatine ou la Turquie, disposent de moins de ressources politico-socialesinternes pour mener une politique adaptative contrôlée. Ils subissent de pleinfouet les aléas de la globalisation dont une des manifestations les plus fortes estla perte générale du sentiment de sécurité. Cette dernière enferme les pays endéveloppement dans une spirale de court terme et élimine du champ des pos-sibles toutes les solutions raisonnables de sortie de crise. Les crises turque etargentine sont probablement les meilleures illustrations de ce phénomène. Il ya cinquante ans, on aurait parlé de situation prérévolutionnaire pour désigner lasituation socio-économique de déliquescence dans laquelle se trouve la plupartdes pays du Sud. Aujourd’hui on ne parle plus que d’implosion. Voilà qui per-met de mesurer la banalisation de l’idée de « crise » au Sud comme au Nord.

Or, quant au fond, il ne saurait exister un seul type de politique économique,aucune one best way, valable en tous lieux et en tous temps, ni dans le sens d’unesoumission aux normes de la globalisation ni dans celui d’une prise de distancesystématique par rapport à celles-ci. L’erreur des experts du FMI par exemple,est de croire que la même politique économique réussira partout à peu près dela même manière. Le témoignage de J. Stiglitz est sur ce point particulièrementconvaincant. Pour la plupart des pays en développement, les politiques écono-miques alternatives impliquent de dépasser le cadre étriqué de l’État nationalpour aboutir à des espaces régionaux de coopération. Mais cette perspective sup-pose une révision des assises de la légitimation de ces États et se heurte au poidsdes légitimations anciennes et à l’ensemble des intérêts qui y sont attachés. Lamême chose est vraie en définitive au niveau de l’Europe, incapable d’avancerpolitiquement, voire de se constituer comme telle et d’ouvrir un nouvel espaceet une nouvelle échelle aussi bien aux politiques économiques qu’à la solidarité.

Une des faiblesses des propositions de développement alternatif – par exemple,la proposition de développement durable – est justement de ne pas mettre au

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10. Voir à ce sujet, Ronald Dore, « Will global capitalism be Anglo-Saxon capitalism? », NewLef Review, 6, nov.-déc. 2000.

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premier plan le politique mais les choix techniques. De proclamer qu’il suffitde prendre conscience de l’intérêt de la coopération pour la survie humaine etde la nécessité d’une certaine retenue dans la consommation. Or le développe-ment durable, pour être un projet politique, doit partager, cliver, opposer desforces. Désigner des camps adverses contre lesquels il y aura une mobilisationdes énergies et une volonté commune de gagner. Proclamer qu’un autre mondeest possible ne suffit pas, il faut aussi dire contre qui, contre quelles forces cemonde pourrait se construire. Il faut désigner les perdants de cette lutte pourque le gain soit crédible. Et ils ne se limiteront pas nécessairement aux vilainscapitalistes. Pour le dire rapidement, pour qu’un autre monde soit possible, ilfaut accepter la perspective que le niveau de vie moyen des pays développésstagne, accompagné d’un mouvement de correction interne dans l’inégalité dela répartition des revenus, et que le niveau de revenu moyen des pays en déve-loppement progresse, avec un mouvement de correction plus important dans larépartition interne des revenus. On voit bien que cette proposition n’est pas poli-tiquement crédible dans le monde d’aujourd’hui. D’où la force d’attraction idéo-logique du modèle anglo-saxon basé sur la croyance dans la pertinence d’unedynamique win-win où tous les participants au jeu de l’échange gagnentinexorablement. Comme mécaniquement.

Le capitalisme anglo-saxon entend substituer la rentabilité, fondée sur lerisque, à la sécurité appuyée sur la solidarité comme principe ultime d’organi-sation de la vie. D’où la transformation du welfare regime en une sorte de sha-reholder value regime. Une politique économique alternative ne pourra pas fairel’économie d’un affrontement direct avec cette conception de la société de larentabilité alimentée par la prise de plus en plus grande de risque et où le gagnantest en dernière instance celui qui aura toujours les moyens de relancer le jeu.Les politiques économiques alternatives ne peuvent pas proposer des taux decroissance vertigineux, comme elles ne peuvent pas fonctionner avec des normesde rentabilité financière de 15%. Le mode de définition même de ce niveau de15%, purement arbitraire dans la logique même de la dynamique du capitalisme,démontre que les normes économiques sont en dernière instance le reflet d’unrapport de domination, d’une lutte sociale, d’une lutte des classes. Non pas entrela bourgeoisie et le prolétariat, ou entre les patrons et les ouvriers, mais bienplus généralement entre les possédants et ceux qui aspirent à posséder. Les haveet les have not. En basculant dans une logique de capitalisation/rentabilisationde leurs avoirs (épargnes, droits à la protection sociale, savoirs, capacités artis-tiques et sportives), les individus comme les institutions (l’Université par exemple,ou même les États) deviennent des acteurs à la fois manipulés et manipulants.Chacun voit s’ouvrir devant soi des perspectives d’enrichissement inouïes, maisdes groupes sociaux ou des pays entiers peuvent aussi se retrouver ruinés dujour au lendemain, comme la classe moyenne argentine par exemple.

QUESTION N° 4. À PLUS LONG TERME. De manière plus structurelle, vers queltype de relations économiques internationales vous paraît-il souhaitable de sediriger? La taxe Tobin est-elle une bonne idée? Doit-on tenter de redonner force

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aux États-nations? ou de jouer le jeu des ensembles supranationaux? et sousquelle forme? Peut-on parier sur un pouvoir d’infléchir les décisions des orga-nismes internationaux existants comme l’OMC ou le FMI, ou faut-il miser surautre chose?

Dans le sillage des critiques adressées par ceux qui viennent du sérail, commeStiglitz, la proposition de transformation des organisations multilatérales en unbloc d’« agences internationales » semble gagner du terrain. Il s’agit de trans-former les institutions issues des accords de Bretton Woods et de l’ONU enagences spécialisées produisant des normes universelles, valables pour les autresagences (voir ici même l’article D. Cohen). Les normes sanitaires, éducativesou écologiques auront alors une portée universelle, y compris pour les politiquespréconisées par les agences traitant des aspects financiers ou commerciaux dudéveloppement. Cette perspective s’inscrit dans le sillage de ce que l’onappelle la « bonne gouvernance », c’est-à-dire un système de gouvernement/direc-tion a-politique, sans pour autant être moins technocratique. En ce sens, il s’agitd’une proposition sociale-libérale, fortement teintée d’économisme. À l’imagedes agences de l’UE qui se spécialisent dans le traitement de problèmes spéci-fiques par des fonctionnaires délégués par les États, les problèmes mondiauxseront l’affaire de fonctionnaires et d’experts internationaux assistés deprofessionnels de la société civile internationale.

Cette proposition apparemment des plus plausibles est en fait fort problé-matique. On ne peut transformer ces institutions multilatérales, inter-étatiques,en organisations autonomes de la gouvernance mondiale sans modifier préala-blement les soubassements des relations internationales. Aujourd’hui, toutes lesorganisations internationales qui ont une quelconque prise réelle sur les événe-ments sont soumises à la volonté des États-Unis ou alors, comme l’UNESCO,elles n’ont aucune fonction réelle et font de la figuration. Voilà qui risque d’ag-graver encore plus le chaos mondial. En effet, le discours de la bonne gouver-nance est bâti sur la délégitimation des affrontements politiques et sur le refusdes solutions issues de l’espace politique. En ce sens, il participe à l’affermis-sement du modèle anglo-saxon d’organisation sociale et politique, et laisse lechamp relativement libre au déploiement de la puissance impériale américaine.Cette nouvelle gouvernance a d’autant moins de chances de réussir que la nou-velle puissance impériale, dont la domination politique passe par le refus dudroit au politique chez les autres, n’est pas porteuse de sécurité mais d’insécurité,qu’elle produit plus de désordre que d’ordre.

Si l’on pense qu’un monde unipolaire comme celui d’aujourd’hui est néfastepour l’avenir de l’humanité, il faut également admettre qu’une gouvernance mon-diale unique et universelle, expression de cette polarité unique, risque d’êtretout aussi pernicieuse. Face à la concentration mondiale des pouvoirs, une alter-native pourrait consister dans sa déconcentration au niveau d’espaces régionauxintermédiaires entre les États-nations et l’instance mondialisée. La poursuite sou-haitable du mouvement d’internationalisation ne saurait en effet passer par lamultiplication des acteurs nationaux sur la scène internationale. En ce sens, le

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projet de l’Union européenne, s’il n’avait pas été perverti par une préférence pourl’intégration préalable par le marché, aurait pu représenter un vrai projet alter-natif à la globalisation. Mais il faut bien convenir qu’aujourd’hui, à part quelquescas isolés, la volonté de vivre ensemble dans un espace régional supranationaln’est pas la chose au monde la mieux partagée. La faute cependant en incombepeut-être à l’organisation actuelle des relations internationales qui ne reconnaîtde voix légitime qu’aux formations nationales. Sans l’affaiblissement de l’em-prise conjointe du nationalisme et de l’économisme sur les représentations sociales,l’ordre mondial actuel ne pourra pas changer d’une manière significative.

La dérentabilisation des mouvements de capitaux spéculatifs, par exemplesous la forme d’une taxe Tobin, est une chose nécessaire mais largement insuf-fisante. Sans l’émergence de pouvoirs politiques (étatiques) régionaux à l’échellecontinentale, l’architecture financière internationale sera sous l’emprise des inté-rêts du pôle dominant comme aujourd’hui avec les États-Unis et les grandsgroupes d’intérêts économiques. Il vaut mieux avoir plusieurs organisationsinternationales qu’une seule soumise à la volonté du plus fort.

Du point de vue des politiques de développement, il faut distinguer parmiles pays en développement entre ceux qui sont en réalité des proto-formationssociales, comme une partie des « pays » africains, et ceux qui ont un fort sensde la cohésion sociale, comme la Corée ou le Viet-nam. Il faut aussi distinguerentre les pays de taille continentale comme l’Inde, la Chine, le Brésil, et lesmicro-pays tant en termes démographiques que géographiques. Il faut distin-guer les pays qui ont connu une colonisation et ceux qui n’ont pas été coloni-sés. Et, enfin, les pays qui se trouvent dans les zones à signification stratégiqueforte de ceux qui restent plus à l’écart des enjeux stratégiques. Les politiqueséconomiques ne peuvent pas ne pas prendre en considération ces facteurs.

Mais dans l’ensemble, c’est la vieille recette de l’économie mixte qui restegrosso modo valable pour les pays en développement. Et les organisations inter-nationales telles que le FMI, la Banque mondiale d’une part, et le Trésor amé-ricain et la Commission de Bruxelles d’autre part, en imposant la « libéralisation »comme la seule voie possible, en conditionnant l’accès de ces pays aux res-sources internationales à la réalisation de programmes de libéralisation écono-mique, ne permettent pas dans ces pays l’émergence d’une perspective alternativecrédible, en dehors de celles véhiculées par les mouvements millénaristes laïcsou religieux. Pour devenir la pensée unique de la planète, au moins dans le mondedes civilisés ou des raisonnables, la logique de la globalisation a besoin de fer-mer toutes les autres issues possibles si bien que ne restent ouvertes au désir decontestation que les attentes millénaristes.

Or dans les pays en développement, comme dans la plupart des pays déve-loppés non occidentaux, la politique économique ne peut faire l’économie d’uneorganisation intégratrice des diverses activités. Cette organisation passe, entreautres, par le développement de liens d’interconnaissance « personnalisés »entre les acteurs économiques, représentants des banques, des syndicats, diri-geants d’entreprise, etc. Sans tomber dans l’isolationnisme, comme ce fut le casdu Japon, les économies en développement, de par la faiblesse de leur

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institutionnalisation moderne, ont encore plus besoin de « relations économiquesréciproques » fondées sur la logique du don et du contre-don. Or, la politiqueéconomique de la globalisation a comme ambition l’impersonnalisation géné-ralisée des acteurs économiques à l’image des marchés financiers. Il n’est pasétonnant dans ce cadre que, souvent, le vide ainsi créé – le vide du politique etle vide du don interpersonnel – soit rapidement occupé par des organisationsmafieuses. Les relations entre la politique économique de la globalisation et lamontée de la « criminalité économique » sont intimes, non seulement au seinde l’économie internationale, mais dans les économies nationales des pays endéveloppement comme de la plupart des pays développés.

La plupart des pays développés d’aujourd’hui, notamment les États-Unis,ont derrière eux une très longue pratique de protectionnisme et ils brandissentl’argument des « industries naissantes » pour justifier une panoplie de subven-tions et de protections. Le Royaume-Uni n’a pas été toujours dans l’histoire,notamment durant son « décollage », un champion de la liberté des marchésmême s’il n’a cessé de prêcher aux autres les vertus de la libéralisation com-merciale. Aujourd’hui, en imposant aux pays en développement des politiquesde libéralisation généralisée de leurs activités économiques, le capitalisme anglo-saxon donne « un coup de pied à l’échelle » comme le constatait List il y a plusd’un siècle. Il ne s’agit pas de proposer aux pays en développement de « mon-ter » marche par marche le même chemin qu’autrefois, mais de rappeler quecette attitude à double facette (protectionniste quand il s’agit de ses propres pra-tiques et libre-échangiste pour prêcher aux autres) est quasi congénitale à ladynamique du capitalisme.

Pour conclure : le principal problème posé à l’échelle planétaire aujourd’huiest celui de la constitution d’ensembles politique supranationaux capables demener une politique économique alternative. L’échec relatif de l’Europe à cetégard est à la fois significatif et dramatique. Dans cet échec, la classe politiquefrançaise, incapable d’affronter le problème, porte une lourde responsabilité.Constatant son impuissance à imposer la domination de son modèle politique,la France a laissé le champ totalement libre à la logique néolibérale anglo-saxonne et se borne à faire semblant d’avoir une vision politique en brandissantle projet d’une Europe aux frontières indéfinies et en expansion permanente.Le refus de seulement commencer à discuter du plan proposé par Joshka Fischeren dit long sur cette stérilité politique. Le seul projet pertinent et potentielle-ment mobilisateur aujourd’hui est celui d’une Europe politique tout d’abordréduite au noyau des pays fondateurs (Allemagne, France, Italie, Benelux) et àceux qui voudraient s’y joindre (Espagne, Portugal par exemple) acceptant laperspective d’une véritable souveraineté politique européenne, avec un gou-vernement unique, appuyée sur un projet commun de solidarité sociale et derégulation du marché. Le paradoxe étant qu’un tel ensemble à la fois culturel etpolitique, alternatif au modèle libéral anglo-saxon, ne pourra pas se constituersans parler une langue commune et que sa seule langue commune envisageableest l’anglais. (Voir en annexe notre appel à la constitution d’une Républiqueeuropéenne).

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QUESTION N° 5. QUELLE AUTRE ÉCONOMIE ? Est-il pertinent, selon vousd’opposer économie (et société) de marché et capitalisme, et de critiquer lesecond terme au nom du premier? De toute façon, l’important n’est-il pas d’op-poser des limites à la marchandisation de toutes les activités humaines? Maislesquelles? En définitive, qu’est-ce qui doit échapper à la logique du marché?La terre? le travail? l’argent? la culture? la vie? Pourquoi et comment? Quevous inspire le projet d’une « économie solidaire » et son appel à la sociétécivile, au tiers secteur et aux associations?

QUESTION N° 6. LA QUESTION DES VALEURS. Au nom de quelles valeurs et dequelle vision du devenir humain la visée d’une autre mondialisation doit-elleselon vous être poursuivie? Une citoyenneté mondiale? une démocratie radi-cale ? Qu’est-ce à dire ? La perspective d’une solidarité mondiale est-elled’actualité? et sous quelles formes pourrait-elle se déployer? Celle d’un revenuminimum (et/ou d’un revenu maximum)?

Confrontés à un monde qui est de plus en plus celui de l’illimitation et dela démesure (hubris), d’une volonté de puissance qui entend tout faire plierdevant elle et ne plus s’encombrer d’aucun scrupule, ne plus supporter aucunfrein ou ralentissement d’aucun ordre, la question se pose de savoir s’il est encorenon seulement possible mais même concevable de dessiner les contours d’unmonde structuré, délibérément autolimité, ordonné par un sens de la mesure, serefusant à céder au vertige de la quête de puissance indéfinie. Par rapport àcette question centrale, toutes les divergences éthiques, politiques et idéolo-giques apparaissent secondaires. Qu’on se réclame de l’humanisme, du socia-lisme, de l’écologie, du développement durable, de l’antimondialisation, del’économie solidaire, de la nation, de la République, de la spiritualité ou de lareligion, c’est toujours, en définitive, en vue de s’opposer d’une manière oud’une autre à la puissance à la fois séductrice et dévastatrice de l’illimité. Seulschangent l’échelle, l’angle d’attaque et la force en laquelle on espère pouvoirtrouver refuge contre le flot torrentiel de l’infinitude : l’amour des hommes,l’État, l’association, une instance morale ou religieuse, un Dieu qui seul pourraitencore nous sauver.

Les chances de s’opposer avec succès au dérèglement et au chaos dumonde semblent à vrai dire assez maigres. Pour ne pas perdre espoir et pour ras-sembler à travers tous les pays les énergies contre-chaotiques, néguentropiques12,il faut d’abord satisfaire à trois conditions préalables.

1) Il est tout d’abord nécessaire d’identifier et de montrer ce qu’ont encommun, par-delà d’énormes différences de sens et de statut, les diverses formeset modalités de l’illimitation, qu’elles soient financières, clandestines, criminelles,corruptrices, sportives, écologiques ou biotechniques. Risquons un raccourci.Quoique procédant de motivations bien différentes et qu’ayant des conséquences

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12. Celles qui s’opposent, pourrait-on dire en un jeu de mot douteux mais parlant, à lanégation de l’humain, à la nég-anthropie.

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possibles tout aussi diverses, il y a quelque chose d’au moins potentiellementcommun entre :

— l’exigence de toucher à coup sûr du 15% sur ses placements financiers,et ne parlons pas des gains spéculatifs vertigineux en Bourse ou des rémunéra-tions mirobolantes en stock-options des patrons des méga-entreprises mêmelorsqu’ils ont conduit ces dernières à la faillite,

— le recours aux produits dopants ou à la corruption pour obtenir une victoiresportive,

— l’appui sur des réseaux plus ou moins clandestins, et a fortiori lorsqu’ilssont mafieux, en vue d’obtenir un avantage personnel,

— l’exploitation des travailleurs au noir, et a fortiori quand il s’agit desenfants, des immigrés clandestins ou des prostituées également immigrées etclandestines tenues par des groupes mafieux,

— l’épuisement ou la destruction des ressources naturelles (terre, air, eau),la mise à sac des paysages ou la destruction des villes, lorsque ces dégradationssont irréversibles et non compensées par un bien supérieur avéré,

— l’artificialisation systématique du vivant lorsqu’elle va de pair avec saréduction à l’instrumentalité et quand ses conséquences sont imprévisibles, etc.

2) Une fois identifiée l’inspiration commune à ces différentes logiques d’illi-mitation et leur solidarité, tantôt évidente, tantôt secrète et presque contin-gente, il importe de comprendre qu’on ne peut pas s’opposer à certainesd’entre elles tout en en acceptant ou en en tolérant d’autres. On ne peut pas tri-cher ou se laisser corrompre (acheter) et prétendre lutter contre les mafias, reven-diquer un revenu tendanciellement infini et se vouloir écologiste, exiger ses 15%annuels garantis et s’affirmer solidaire des peuples du monde. En raison del’interdépendance des multiples facettes de l’illimité, il devrait pouvoir se for-mer une alliance, une interdépendance ou une solidarité des diverses formes derésistance à l’infinitude – politiques, éthiques, religieuses. Cette solidarité estpour l’instant introuvable et informulable faute d’avoir trouvé son principecentral et de pouvoir ainsi répondre à la troisième condition.

3) La troisième précondition d’un affrontement efficace avec les puissancesde l’illimitation est en fait la plus difficile à satisfaire. Elle suppose de recon-naître pleinement la séduction de l’illimitation, son attrait irrésistible d’unepart, et de l’autre, symétriquement, l’inanité de toutes les réponses moralisa-trices qui lui sont opposées. La saveur de l’illimitation, qui fait qu’on est prêtà tout pour en participer, lui vient de deux ingrédients premiers et principaux,et par ailleurs étroitement liés. D’une part, elle est coextensive au mouvementmême de la démocratie moderne : c’est en communiant dans le sans-limitequ’on affirme l’égalité de sa condition avec celle des plus puissants, sa com-mune nature avec eux (tandis qu’inversement les plus puissants, sans cesse rat-trapés par ceux qui le sont moins, se doivent d’accumuler toujours plus depuissance pour s’en distinguer) tout en s’affranchissant des contraintes héri-tées du vieux monde. D’autre part, et on touche là à l’essentiel, nul ne sauraitrenoncer à cet accroissement de la puissance de vivre et d’agir dans laquelleSpinoza voyait l’unique source de toute joie possible. Vue sous cette optique,

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la démocratie n’est jamais que la plus grande puissance d’agir possible ouverteau plus grand nombre.

La question du rapport à l’illimitation se laisse donc formuler ainsi : dansl’accroissement de la puissance, y a-t-il moyen de distinguer entre ce qui est lenécessaire et souhaitable accroissement de la puissance d’agir et de vivre offerteau plus grand nombre13 d’un côté, et de l’autre, le basculement dans le mauvaisinfini d’un désir toujours plus insatiable? C’est, bien sûr, cette question-là quise trouve au cœur de l’interrogation éthique et religieuse ancestrale. Dont lesréponses héritées ne sauraient suffire telles quelles. On ne saurait en effet trou-ver de réponse et de solution au problème de l’illimitation ni dans la référenceà une nature (ou une naturalité) perdue ni dans une tradition tout aussi perdue.Pourtant le refus de toute artificialisation de la vie et le respect intransigeant,inconditionnel, d’une norme religieuse ont leur grandeur et présentent lemérite de la cohérence face à l’infinitude. En attribuant celle-ci à Dieu ou à unprincipe transcendant, la religion évite aux hommes de prétendre s’y immergeret s’y égaler. Et le souhait de se maintenir dans l’ordre du naturel (par le refusdes OGM, l’agriculture biologique, le renoncement aux tests prénataux, parexemple) a l’avantage d’offrir une réponse systématique aux multiples ques-tions qui nous assaillent. Mais on ne saurait reconstruire la croyance religieusedès lors qu’elle s’est évanouie, et nul ne sait quand commence et où finit la natu-ralité, même si prétendre se passer de toute référence à elle serait dangereux.Le cachet d’aspirine n’est pas plus ou pas moins naturel que le clonage théra-peutique ou reproductif, même si, de toute évidence, il soulève infiniment moinsde problèmes. La généralité des réponses religieuses ou naturalistes est doncillusoire. C’est au cas par cas qu’il nous faut décider où passe la limite entre lasaine puissance d’agir et la malsaine volonté de puissance.

Mais on ne saurait le faire sans disposer d’un critère général. Non pas uncritère qui prétende avoir réponse à tout et a priori, comme le critère religieuxou le critère naturaliste, mais un critère qui indique la voie de raisonnement àsuivre dans les multiples cas de figures qui se présentent à la discussion. Or cecritère ne semble pas introuvable ni trop mystérieux : on sort du champ de l’ac-croissement légitime de la puissance de vivre et d’agir pour basculer dans lemauvais infini du désir de puissance aussitôt qu’on prétend échapper à la réver-sibilité et à la réciprocité. Réversibilité : les dégâts du progrès ne sont tels quelorsqu’ils deviennent irréversibles et menacent la puissance de vivre des autresd’ailleurs ou de demain. Réciprocité : la puissance devient dangereuse, déme-surée, lorsqu’elle s’affranchit de tout sentiment d’obligation de dépense auprofit des autres d’ailleurs ou de demain, et qu’elle devient pure puissance poursoi, autiste autant qu’aveugle, puissance abandonnée à elle-même, illusion d’unepure liberté sans obligation et d’un ego capable d’englober tous les autruis.

Ces considérations resteront abstraites et spéculatives aussi longtemps quene sont pas désignées les forces collectives susceptibles de s’en faire les porteurset les défenseurs. Ces acteurs collectifs ne peuvent plus être des Églises ou des

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13. On touche là à la question de la maximisation de ce qu’Amartya Sen appelle les « capabilités ».

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États ni même des partis ou des syndicats. C’est dans le champ de la sociétécivile associative et sur le terrain de la vie quotidienne que la lutte contre ladémesure doit se déployer au jour le jour. Jour après jour, et cela dans toutes lesrégions du monde et dans le cadre des cultures et des régimes politiques lesplus variés. Ce n’est pas un Dieu qui seul peut nous sauver, mais une opinionpublique mondiale, capable de se mobiliser comme un seul homme en un clind’œil, Internet et médias aidant, pour imposer aux gouvernements ou aux puis-sants récalcitrants les normes qui lui paraîtront justes et nécessaires. La diffi-culté est que les terrains d’action et les problèmes urgents sont en nombre à peuprès infinis et que leur hiérarchisation ne va pas de soi. Et moins encore lacoordination des actions collectives non hiérarchisées à travers le monde. Cettepremière difficulté n’est susceptible d’être surmontée que si les acteurs collec-tifs multiples et variés parviennent à s’identifier, par principe et de manière géné-rale, comme alliés contre un même ennemi, la démesure, et se reconnaissentpubliquement comme tels. Le seul moyen de parvenir à des mobilisationsmondiales efficaces réside dans la définition d’une morale politico-éthique mini-male et provisoire dont l’adoption et le partage scelleraient l’alliance transna-tionale des bonnes volontés contre l’illimitation. Il est inutile et inopérant dedresser un catalogue des mesures à adopter dans tous les domaines de la viesociale. On dépasserait vite le millier de rubriques, et ce catalogue seraitimpraticable. Non, l’important est de se déclarer croyant d’une même moralemondiale laïque, à échelle humaine et praticable, susceptible d’être énoncée,pour l’essentiel, en quelques articles de foi aisément mémorisables. Quelquechose comme les dix commandements (le décalogue) de l’homme et de la femmeprésents au monde moderne et unis contre la démesure et l’illimitation. Sansdoute un tel décalogue pourrait-il se présenter à peu près comme ceci :

— il rappellerait d’abord les trois principes fondamentaux que nous venonsd’évoquer :

* l’interdépendance et la coextensivité de toutes les formes d’illimitation;* la nécessité qui en résulte de s’attaquer à leur ensemble;* l’adoption de la réversibilité et de la réciprocité comme critères de

démarcation entre le légitime accroissement des puissances d’agir et la coupablevolonté d’une puissance sans retour;

— et poursuivrait par des « commandements » de ce type :* tu refuseras de considérer les autres sujets humains seulement comme

des moyens pour voir en eux aussi des fins et tu ne supprimeras pas leur puis-sance de vivre et d’agir au profit de la tienne;

* parce que la démocratie n’est pas seulement un moyen mais aussi une fin,tes actions auront pour but de favoriser son épanouissement en donnant à tesadversaires la possibilité de s’exprimer et d’arriver au pouvoir;

* dans ta lutte pour la démocratie, tu feras tout pour maintenir l’équilibreentre une démocratie directe de proximité, une démocratie nationale (ou régio-nale) représentative et une démocratie mondiale d’opinion et tu refuseras desacrifier l’une à l’autre;

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* tu refuseras de recevoir une rémunération, une faveur ou une stimulationqui te sont proposées pour obtenir de toi que tu fasses quelque chose que tun’aurais pas fait spontanément en fonction de tes convictions;

* tu lutteras pour que tous aient accès aux ressources premières de la vie –l’eau, le logement, le vêtement, l’éducation et la santé – et pour que personnene soit amené à vivre avec moins de la moitié des ressources individuellesmoyennes d’un pays ou d’une communauté;

* placé en position de richesse, tu refuseras de gagner plus de 100 fois lerevenu individuel moyen de ta communauté ; tout ce qui dépassera cettesomme sera confié à des associations autonomes, susceptibles d’échapper à toncontrôle et vouées à l’expansion de la démocratie et de la solidarité;

* tu considéreras la nature non seulement comme un moyen mais aussicomme une fin et tu refuseras de placer ta survie ou celle de tes proches au-dessus de ce principe.

Plus synthétiquement, ce décalogue pourrait prendre l’allure suivante :

Seule l’expérience permettra de dire si les multiples groupes qui forment lasociété civile associationniste en lutte contre la mondialisation ultralibérale se

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décalogue éthico-politique provisoire à l’usage des modernes

Tu combattras l’illimitation sous toutes ses formes, à commencer par lacorruption, sans en accepter l’une ou l’autre sous prétexte que ça t’arrange.

Pour cela tu te refuseras à l’irréversibilité et à la non-réciprocité.Tu traiteras les autres sujets humains aussi comme des fins et pas seulement

comme des moyens.Tu encourageras la puissance de vie et d’action chez toi et chez les

autres sans oblitérer la leur pour favoriser la tienne (ou inversement).Tu favoriseras l’accès de tous aux conditions matérielles et culturelles

premières de la puissance de vivre et d’agir.Tu considéreras l’extension de la démocratie (l’acceptation du conflit non

violent et de la pluralité) comme une fin et pas seulement comme un moyen.Tu favoriseras la démocratie sous ses trois formes : directe, représentative,

d’opinion, sans en sacrifier aucune.Tu lutteras, dans chaque communauté politique, pour le droit à un

revenu minimum et contre les hauts revenus dont l’obtention ne permet pasl’amélioration du sort de la collectivité et/ou des plus démunis.

Tu traiteras la nature, et sa diversité, aussi comme une fin et pas seulementcomme un moyen.

Tu reconnaîtras à chacun le droit au respect de son (ou de ses) identité(s)culturelle(s), mais aussi celui de s’en détacher.

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reconnaîtront dans ces principes (ou dans leur équivalent) – qui nous semblentsynthétiser et expliciter les motivations immanentes qui les animent – et sau-ront puiser dans leur reconnaissance le ferment de leur unité14.

ANNEXE :POUR UNE RÉPUBLIQUE EUROPÉENNE

Trois conceptions possibles de l’Union européenne

Au sujet de l’avenir de l’Union européenne, trois conceptions s’affrontent.1) La confédération. La première voit l’avenir à moyen terme de l’UE dans

la mise en place d’une confédération des États-nations, une confédération trèslâche en matière politique et militaire, plus étroite en matière économique maisavec une pause dans le processus d’intégration en cours et, enfin, à géométrievariable en matière sociale et culturelle. Les États-nations actuels garderont cequi reste de leurs prérogatives actuelles mais auront une plus grande maîtrisedes activités de la Commission. Le cœur de la confédération ne revenant ainsini au Parlement européen ni à la Commission, mais au Conseil des ministres etau sommet des chefs d’État et de gouvernement. À partir du moment où la confé-dération est tissée de liens lâches, le problème de l’approfondissement de l’Unionne se pose guère et celle de l’élargissement perd ses principaux enjeux.

2) La fédération. La deuxième proposition met en avant l’idée d’une fédé-ration d’États-nations, ce qui implique par rapport à la situation actuelle une inté-gration sensiblement plus poussée en matière de politique économique et unecoordination effective de la politique extérieure et de la défense. Dans cette vision,le cœur de la fédération est la Commission, considérée comme l’instance quiincarne le plus naturellement une attitude proprement européenne, contrairementau Parlement et plus encore au Conseil des ministres jugés encore trop conta-minés par les intérêts nationaux. La Commission, pour une longue période detransition, continuera à jouer le rôle de cheville ouvrière, proposant des projets,contrôlant le calendrier de l’intégration, déterminant ses modalités de fonction-nement et disposant de moyens de sanction et d’incitation. Cette idée d’une fédé-ration dont la clé de voûte serait la Commission accorde en fait la priorité à uneintégration par l’économie. À travers la mise en place du marché unique d’abordet celle de la monnaie unique dans un second temps, l’harmonisation européenneprend inéluctablement le chemin d’une libéralisation généralisée. Ses dimen-sions politiques, comme le respect des droits de l’homme et des libertés fonda-mentales, jouent un rôle face aux pays candidats à l’adhésion mais restent confinéesau minimalisme politique pour les sociétés qui ont déjà réalisé les critères deCopenhague. Dans cette Europe fédérale-libérale, l’idée d’une citoyennetéeuropéenne fondatrice n’apparaît guère. Elle n’est en tout cas pas mise en avant.

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14. Il est bien évident que ces formulations ont sérieusement besoin d’être encore affinées,précisées et complétées. Mais il fallait bien commencer…

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3) La République européenne. La troisième approche s’assigne comme hori-zon à moyen terme la réalisation d’une République européenne. Non pas for-cément une République à la française, rigidement unitaire, mais une Républiquequi se considère comme l’émanation de la volonté proprement politique de sescitoyens. Le passage de l’Union à la République implique la mise en place d’ins-titutions représentatives de la citoyenneté européenne, à savoir un président dela République et une Assemblée. Les défenseurs de cette idée de Républiqueeuropéenne ne sont certainement pas hostiles à l’intégration économique etmonétaire, mais ils soutiennent que la réussite à moyen terme de cette intégra-tion est conditionnée par la mise en place d’un véritable gouvernement euro-péen, au sens plein du terme, disposant des moyens politiques de réaliser sesdesseins, à savoir une armée européenne, une politique extérieure commune,les instruments d’une politique macroéconomique de croissance, etc.

Pour cette approche, l’élargissement, tel qu’il est préparé, apparaît commeun saut périlleux forçant l’Union à adopter une conception minimaliste en matièrede politique, se contentant de la gestion économique de cette intégration. Pourles républicains européens, l’adhésion à l’Europe doit résulter au premier chefd’un projet politique, d’un désir clairement manifesté par les peuples de vivreensemble, d’une volonté instituante, et non pas des seuls intérêts économiquesou commerciaux. Adhérer à la République sur la base de l’acceptation d’unecharte réduite essentiellement au libéralisme économique, comme c’est le casactuellement, n’est pas conforme à l’idée républicaine.

Nous appelons à la constitution d’une République européenne

Cette république doit être fédérative. Les États constituants deviendrontdes organes intermédiaires disposant des trois pouvoirs dans des domaines déli-mités. Le Parlement européen actuel pourrait constituer le socle de cette répu-blique puisqu’il est élu au suffrage universel direct des citoyens européens, maisil conviendrait probablement de faire voisiner, dans des proportions à détermi-ner, un contingent de députés européens élus à l’échelle européenne à côté deceux qui seront élus par des scrutins nationaux. Cette assemblée doit disposerde la souveraineté législative en matière de défense européenne, de politiqueextérieure, de définition des droits politiques et sociaux et de détermination desgrands axes des politiques économiques et sociales. Le président de la Républiqueeuropéenne pourrait être élu par l’Assemblée européenne sur la base d’une majo-rité qualifiée. Son élection pourrait être validée par un référendum européen.Cette république pourrait adopter la forme d’un régime semi-présidentiel avecdes prérogatives spécifiques dévolues au président, notamment en matière dedéfense européenne. La Commission européenne, noyau de l’administrationeuropéenne, sera subordonnée au Parlement.

Un tel projet appelle évidemment de multiples spécifications :— le problème de la langue : la République doit être fondée sur la base

d’un bi-linguisme à géométrie variable avec une langue universelle, probablement

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l’anglais, et la langue de chaque pays disposant d’une validité dans les instancesappropriées, dans la vie courante et dans des géographies spécifiques;

— la nécessité d’une armée commune : la République européenne ne peutêtre bâtie sans une armée commune formée de militaires de métier; cette arméedoit être parfaitement intégrée, disposant d’un commandement unique etmobilisant l’ensemble des ressources actuelles déployées pour la défense natio-nale dans chacun des pays membres;

— et d’un service national européen : les citoyens de la République, femmeset hommes, doivent la servir, pour une période de six mois ou un an, dans unautre pays que le leur, dans des travaux d’utilité sociale; cette mobilité mini-male imposée à chacun, non par la connaissance touristique mais par la parti-cipation à la vie quotidienne, pourrait être le terreau privilégié de l’identitéeuropéenne; il faut bâtir une Europe politique dans le cadre d’une Europe deconfiance et de connaissance réciproques ; dans ce cadre, les semestres euro-péens devraient être généralisés afin que chaque étudiant et une partie impor-tante des lycéens séjournent dans une des composantes de la République, tissentdes liens d’amitié et approfondissent leurs connaissances sur les « autres »;

— à côté de l’Assemblée européenne, un Conseil économique et social euro-péen est indispensable pour assurer la rencontre régulière et organisée des par-tenaires sociaux à l’échelle européenne ; au-delà des représentants desadministrations, des employeurs et des travailleurs, ce conseil doit aussi accueillirles représentants des associations;

— une république décentralisée ; dans l’organisation administrative de laRépublique, on peut concevoir quatre échelons : la République européenne, lesÉtats, les régions et les communes (ou les syndicats de communes); dans cecadre, il faut redéfinir les régions de façon à ce qu’elles aient la taille critiquenécessaire, redéfinir le champ de leur compétence, sans avoir l’ambition tech-nocratique de définir un échelon régional homogène pour l’ensemble de l’Europe;l’histoire de chaque pays tracera les trajectoires de convergence appropriées; laRépublique européenne ne saurait être construite en niant l’histoire dense dessociétés européennes et leur diversité, et c’est pourquoi la République doit êtrebâtie à travers une série d’étapes de transition;

– les prélèvements obligatoires doivent obéir à des règles communes mini-males et respecter certains principes de base (par exemple, la définition d’unsocle de minima sociaux communs) et, pour le reste, laisser le principe de sub-sidiarité fonctionner au niveau des quatre échelons de compétence. Les res-sources prélevées doivent être partagées entre les organes de la République, lesÉtats, les régions, les communes et les associations; à ces quatre niveaux dis-tincts, il convient d’ajouter celui que constituent les associations qui, dans laRépublique européenne, doivent représenter un niveau d’intervention active etreconnue, un lieu d’organisation libre des citoyens transversal aux différentesinstances institutionnelles issues du suffrage universel; à ce titre, elles perçoiventune fraction des impôts que les contribuables européens sont autorisés à leurverser librement.

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III. CONSIDÉRATIONS POLITIQUES INTERMÉDIAIRES

L’EMPIRE DU CHAOS1

par Alain Joxe

Sans doute, des circonstances particulières marquent l’état du monde depuisseptembre 2001, après l’attaque des deux tours symbolisant la puissance éco-nomique et financière de l’empire, à New York, et celle du Pentagone repré-sentant sa puissance militaire, à Washington. Après l’invention d’un terrorismesuicidaire et génocidaire par un réseau renégat de la CIA, la secte Ben Laden,qui transforma trois avions en missiles de croisière, tout paraît changé.

Mais ceci n’est pas un livre de circonstance. Avant même le 11-Septembre,il paraissait important de faire le point sur les années écoulées depuis la guerredu Golfe, car les circonstances troubles de l’avènement du président Bush, pré-sident pétrolier, la panne du processus de paix israélo-palestinien depuis la nou-velle Intifada, la projection de l’OTAN vers l’Asie centrale par l’Acte fondateurRussie-OTAN, les exactions du régime des Talibans laissaient présager destroubles dans le carrefour est-ouest/nord-sud du Grand Moyen-Orient.

Cet essai est donc un bilan stratégique et politique des douze années écou-lées depuis la guerre du Golfe. J’y reprends notamment certaines réflexions sur-gies au fil des désastres balkaniques et des analyses plus ciblées sur les petitesguerres atroces et les paix en panne qui continuent de surgir au XXIe siècle danstoutes les zones « sud ».

COMPRENDRE LES CAUSES DE LA VIOLENCE POLITIQUE

La critique stratégique doit faire de l’événement violent, des guerres les plusabominables, l’occasion d’un éclaircissement plutôt que d’un abrutissement oud’une angoisse. Cette vue critique est toujours possible et nécessaire dans lamesure où la rationalité de la guerre est imparfaite, car elle n’est pas guidée seu-lement par la raison. Elle s’accompagne des passions des combattants ou desfantasmes des assassins – c’est pratiquement toujours le cas. Si la violence poli-tique était sans passion comme l’administration glacée des camps de la mort parles SS, la violence serait parfaite, pure destruction adaptée à ses conséquencesinhumaines et non liée à ses causes humaines. Elle n’exigerait aucune explica-tion et la peur qu’elle inspirerait serait sans remède. Mais les passions sont inévi-tables tant que la victoire n’a pas de camp. Or la lutte continue, au sein de

1. Nous reprenons ici, avec l’aimable autorisation des éditions La Découverte-Syros, l’avant-propos du livre d’Alain Joxe, L’Empire du chaos. Les Républiques face à la domination américainedans l’après-guerre froide, qui vient de paraître.

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l’humanité globale, entre combattants pour qui la supériorité d’un camp ne peutêtre prouvée finalement que par l’ordalie du combat à mort. La violence est tou-jours brûlante plutôt que glacée tant qu’elle est un combat, opposant des adver-saires qui s’identifient par leur haine de l’autre et donnent leur vie par amourdu semblable. Elle participe toujours des passions humaines, même dansl’instantanéité de la mort devenue ultrarapide.

Cette violence traditionnelle, accompagnée de haine et d’amour, de folie etde repentance, n’a pas disparu. Elle se déchaîne en Afrique, en Asie, en Amériquelatine, dans les Balkans, dans le Caucase. Mais cette prévalence géographiquede la violence armée dans les suds ne doit pas faire penser qu’il s’agirait d’une« sauvagerie culturelle » : c’est la conséquence d’une stratégie de spatialisationde la violence des pays dominants, expulsant vers le Sud les causes les plusfortes de violence. C’est ce que les pays du Nord n’avaient pas su faire au coursdes deux guerres mondiales.

Les penseurs n’ont pas toujours la possibilité d’affronter ces questions entemps réel. Certains tentent donc de se débarrasser du problème en le décrivantcomme une remontée de l’« archaïque » et en s’imaginant que c’est l’histoireou le passé qui est la cause immédiate des combats d’aujourd’hui. Les philo-sophes sont moins enclins à ce genre de fuite devant la réalité que les hommespolitiques modernes, logiques et civilisés, nos dirigeants les plus cartésiens.On l’a vu pendant la guerre de Bosnie où, de bonne foi sans doute, les politiquesinventaient de toutes pièces une tranche d’histoire : une guerre et une hainetraditionnelle et séculaire entre Serbes et Croates qui n’avait jamais existé.

La violence « traditionnelle » apparaît aisément comme une pathologie.D’une certaine manière, c’est exact : on peut décrire les horreurs de la guerrecomme une accumulation de folies individuelles. Ou encore, comme la régres-sion maladive – car inadéquate et irrationnelle – des sociétés sous-développéesvers des conduites anciennes. Mais ce jugement culturaliste, eurocentré, cen-sure ou évacue tout simplement la violence traditionnelle et la normalité bar-bare qui fut le propre de l’Europe jusqu’au XXe siècle, avec le nazisme et lesguerres coloniales. Taxer la violence barbare de culturelle ou de pathologiques’oppose à la définition politique des causes de la violence politique.

Il faut, au contraire, accorder aux guerres actuelles des causes politiques etsociologiques tout à fait modernes, et c’est seulement à partir de cette positionqu’il sera possible de définir des responsabilités et de prévoir des méthodes deprévention politiques.

LE RISQUE DE LA VIOLENCE GLOBALE

Face à la « barbarie » des guerres actuelles, si on admet que ses causes sontactuelles, il faut se dire aussi que le pire est toujours possible : on peut imagi-ner dans certaines conditions que la violence politique se développe comme unenfer rationnel, organisé dans une lumière froide et dont les responsables accep-teraient de pratiquer la cruauté sans haine et sans crainte. Le souvenir du nazisme

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doit nous aider à nous représenter cette évolution comme globalement pos-sible, comme elle le fut en Europe, sous le règne de Hitler, des SS et des campsde la Shoah. Ce serait la forme que prendrait certainement une barbarie globaledans les conditions suivantes.

Première condition : si toute réciprocité de la menace de mort entre identi-tés combattantes disparaissait, au profit d’une menace unilatérale écrasante, tota-lement asymétrique, et si les identités stratégiques subalternes se confondaientdonc toutes – soit en participant, comme nouveaux SS, à une école de la « glo-balité répressive » générale, soit en la subissant comme vaincus perpétuels. Lalégitimation de ce système serait faite de reconnaissance de la supériorité abso-lue, sans combat, d’un pouvoir dominateur unique, et d’acceptation, à toutes leséchelles, des tâches de sous-traitance du massacre qui ne peuvent s’arrêter quepar l’acceptation de l’esclavage ou l’acceptation du génocide par les vaincus.

Certaines dictatures militaires latino-américaines ou asiatiques les plus dures,celles de l’Argentine, de l’Uruguay, du Chili, celles de la Corée du Sud, del’Indonésie, fournissent des exemples déjà anciens de sous-traitance d’un mas-sacre sélectif organisé centralement par les États-Unis dans le cadre de la guerrefroide. Mais toutes ces armées pensaient à l’époque être les instruments fidèlesd’une grande stratégie de « lutte contre le communisme ». En Amérique latine,on a pu vérifier que des systèmes de génocides socio-politiques sélectifs et semi-aléatoires avaient agi directement sur ordre et avec l’assistance technique desservices spéciaux des États-Unis, sur la base d’une doctrine unifiée (dite de lasécurité nationale), pour liquider sur un mode probabiliste un type d’hommeengagé à gauche.

Cela permet de se faire une idée de ce que pourrait être la grande pyramidecentralisée de gestion des massacres dissymétriques, la violence froide quideviendrait celle de la répression globaliste, dans le système impérial quisuccéderait à la bipolarité.

Quelques moments des dictatures communistes les plus dures, en transition,évoquent également cette violence froide du nazisme. C’est le cas du goulagsoviétique, de la Chine de la révolution culturelle (telle qu’elle était et non pastelle qu’elle devait être), du régime Pol Pot au Cambodge, de la Corée du Nord.

Seconde condition : la barbarie froide pourrait devenir globale si la violenceétait livrée totalement aux machines et retirée aux hommes, transformés, de « com-battants » qu’ils étaient naguère, en simples « servants », proprets et calmes, encol blanc derrière leurs ordinateurs. La rationalité de la techno-stratégie attein-drait alors son maximum, même sans obéir à un projet politique global, et le mas-sacre sélectif pourrait devenir un acte bureaucratique abstrait de maintien de l’ordrepolicier sans but politique, c’est-à-dire sans viser à contraindre, à une table denégociation, ou même de reddition sans conditions, l’assentiment des vaincus auprojet d’un ordre politique futur leur imposant une vie de vaincu vivable.

Dans un statut intermédiaire entre les deux cas, on trouve les massacres colo-niaux avec tortures des décolonisateurs anglais, français et portugais, les exploitsbarbares et les comportements russes dans la guerre d’Afghanistan puis deTchétchénie, les milices et les troupes nationalistes « tchetniks » de Mladic et

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Karadzic ou de Milosevic et Seselj et des « oustachis » de Mate Boban, de mêmeque les génocides partiels post-coloniaux des régimes africains décomposés,tous décidés sans doute froidement, mais exécutés chaudement par des troupesd’élites ou des paramilitaires déchaînés plus proches du statut et de la mentalitéSA que SS.

Dans les cas de figures évoqués, la source même de la rationalité de la guerre,sa source politique, s’évanouirait au profit d’une chose très différente qui seraitla technique de gestion permanente du massacre ciblé, comme acte régulateur,directement un art gestionnaire de la démographie et de l’économie, non du poli-tique, puisqu’un tel art serait évidemment la négation de toute communauté poli-tique, ou alors une définition politique de l’entreprise. Ce qu’à Dieu ne plaise.

On est loin d’en arriver là, bien que cette ligne de fuite vers l’horizon de laviolence globale puisse être esquissée par l’actuelle automatisation des armes,associée à la globalisation du capital financier et à la « souveraineté desentreprises » ouvrant sur des catastrophes sociales involontaires.

Ou plutôt : voila une congruence entre deux automatismes globaux qu’ilfaut combattre politiquement. L’approche stratégique peut éclairer ce combat –contre la congruence de ces deux automatismes –, car on aura peut-être du malà rencontrer des partisans en chair et en os de cet avenir glauque; mais on vatrouver partout traînant dans les couloirs, des rapports, des fictions, des lam-beaux, des petits discours partiels qui sont comme les virus ou les gènes d’uncode impérial en formation dans la soupe primitive du néolibéralisme global.

Mais en constatant que le monde devient explicitement un « chaos », souspression du néolibéralisme, on se dit que d’autres mondes possibles seraientmeilleurs, et on pose la question de l’avenir de l’empire américain, du point devue critique qui est celui de la défense des républiques contre les empires.

L’EMPIRE AMÉRICAIN, ORDONNATEUR DU DÉSORDRE

Il faut se convaincre que la forme légitime de résistance à l’empire doitrester la république sociale et qu’en France et dans toute l’Europe, on est équipépour en porter utilement le programme, à condition d’en faire une stratégied’avenir au lieu d’une régression vers les patries impériales du XIXe siècle. Descontradictions très importantes, qui deviennent patentes, surgissent entre lesvaleurs, les objectifs et les moyens de l’empire globaliste et ceux des républiqueseuropéennes.

Même s’ils n’en font pas une exhibition proclamatoire, les citoyens euro-péens persistent dans un projet différent de celui de l’empire néolibéral améri-cain. On proposera donc d’abord, pour éclairer cette différence, une généalogiedu modèle de la république sociale qui virtuellement l’emporte en Europe dansl’esprit des peuples. Pour bien poser ces questions, il faut revisiter les fonde-ments stratégiques de la république et de l’empire tels qu’ils ont été mis enforme, en Occident, à partir de Machiavel, de Hobbes et de Clausewitz – et avanteux de Marsile de Padoue et de Dante.

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On verra comment évaluer les chances que la République, née en Angleterreen 1649 et consolidée en 1688, puis réincarnée aux États-Unis en 1774-1777 eten France en 1789-1793, constitue encore un modèle capable de résister àl’empire global, non pas comme isolat jacobin mais comme modèle général desouveraineté démocratique. L’essence de l’État et aussi de l’empire, c’est-à-direde l’État lorsqu’il recherche la monarchie universelle, ce fut jusqu’à nos joursla protection contre la guerre, protection que le souverain doit aux citoyens etalliés, d’autant plus si le souverain, c’est le peuple. C’est la matière des cha-pitres qui donnent à la pensée de Hobbes et de Clausewitz un rôle conceptuelactif dans la conjoncture.

Mais les États-Unis, comme empire, refusent aujourd’hui d’assumer la fonc-tion protectrice à l’égard de leurs auxiliaires amis ou soumis. Ils ne cherchentpas à conquérir le monde et à prendre donc la responsabilité des sociétés sou-mises. Ils n’en sont pas moins à la tête d’un empire, mais c’est un système quise consacre seulement à réguler le désordre par des normes financières et desexpéditions militaires, sans avoir pour projet de rester sur le terrain conquis. Ilsorganisent au coup par coup la répression des symptômes de désespoir,presque selon les mêmes normes au-dedans et au-dehors.

On se pose la question de savoir si le pouvoir des États-Unis est avant toutéconomique ou bien avant tout militaire, et dans quelle « proportion » ou surquel mode d’articulation. En somme, quelle est la définition de la dominationpolitique mondiale qu’ils mettent en place sous le nom de globalisation et quientraîne l’accentuation de la différence entre riches et pauvres, l’apparitiond’une « caste noble », internationale, sans racines, et la multiplication des guerressans fin?

Les États-Unis, en fait, se préparaient théoriquement, depuis la guerre duGolfe et en tout cas depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, à quelquechose de nouveau dont ils avaient prévu le principe. Certains think tanks ougroupes d’experts, plutôt proches de l’armée de terre ou des Marines, compre-naient que la supériorité absolue acquise par leur maîtrise de la révolution élec-tronique, à la fois dans la sphère militaire, aérosatellitaire et dans la sphèreéconomique et financière, allait entraîner, avec la « globalisation », des effetsd’asymétrie qualitative insupportables. Ils se doutaient que la riposte des classes,des pays et des peuples sacrifiés allait se manifester par des manœuvres inat-tendues et qu’elle prendrait parfois la forme du terrorisme, arme des faibles. Ilfallait prévoir que cette contre-attaque exigerait une inventivité accrue, dont àl’avance les États-Unis devaient se garder. Ce fut là l’origine de leur conceptgénéral de « guerre asymétrique ».

La stratégie théorique2 est donc ici convoquée autour du concept de globa-lisme parce qu’il va falloir se défendre contre l’empire du chaos, et que cettediscipline s’applique comme une anthropologie et une logique de l’action

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2. La stratégie théorique a été définie – et illustrée – par le général Lucien Poirier dans sonouvrage Essais de stratégie théorique, Fondation pour les études de Défense nationale, coll. « Lessept épées », 1982, et reprises dans deux recueils de 1987 et 1994 parus chez Economica sous letitre Stratégie théorique II et III.

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réciproque sous menace de mort. Elle admet que les rapports de forces soienten partie fondés par des représentations imaginaires, dans le temps de la dis-suasion et de la prévention, mais aussi dans le temps des opérations. « Imaginaires »signifie imaginées et non pas irréalistes.

Mais, par les temps qui courent, l’approche stratégique doit être renouve-lée. Depuis l’aube de l’histoire, elle cherche ordinairement à évaluer rationnel-lement les représentations et les actions des États en interaction violente. Or lesystème du leadership unique imposant ses normes dans un monde considérécomme chaos semi-aléatoire, pose des problèmes de hiérarchisation ou de vic-toire formellement différents de ceux qui surgissent de la libre concurrence entreÉtats, régulée par des accords et le droit coutumier international.

Le leadership impérial transnational exige la persistance de ce que les tra-ditions étatiques nomment le désordre et il le rejette aux marches de l’empire.Mais aujourd’hui, les limites du système impérial ne sont plus géographiqueset le désordre est donc partout.

On voit que la stratégie américaine d’évitement des responsabilités de pro-tection socio-économiques des sociétés d’États-nations géographiques et la stra-tégie opérationnelle de répression des symptômes de désespoir – plutôt qued’attaque des causes – mènent tout droit à l’impasse ou à l’avènement d’unrégime antidémocratique mondial. C’est ce qui s’est ébauché dans les stratégiesglobalistes sous Clinton et confirmé sous Bush Jr. L’empire, à l’offensive sur leplan économique sous Clinton, s’est donné avec son successeur une formeoffensive militaire et expéditionnaire tout à fait nouvelle.

En proposant cette prospective, on conclut à l’échec certain, mais pasnécessairement proche, de la tentative de dérégulation mondiale et de refonda-tion d’un empire américain « monopolaire » comme empire du chaos. Je défendsl’idée que l’Europe, comme puissance plurielle et carrefour de continents, consti-tue probablement le principal môle de résistance à cet empire, pour des raisonsstructurelles non seulement idéologiques, mais aussi politiques et sécuritaires.Et qu’en Europe, la France, au point de rencontre des diversités socioculturelleseuropéennes, constitue encore un lieu géométrique des prises de conscience poli-tiques qui devront constituer la prochaine république d’Europe. Car, malgré soncaractère de carrefour, la France est construite comme une nation unitaire autourde quelques convergences universelles.

Jusqu’ici, l’espérance de paix est à la racine de l’imaginaire de la guerre.En effet, « la paix est normalement le but de la guerre. Au contraire, la guerren’est pas le but de la paix », comme dit saint Augustin. Si la paix intérieured’un État est parfois rétablie par l’invention d’une menace de guerre externe,ce mécanisme d’exportation de la violence est plutôt une paix du diable qu’unepaix de Dieu.

S’il est vrai que nous sommes entrés dans l’ère où la globalisation effaceles frontières entre guerre interne et externe, nous pouvons penser aussi soitqu’elle effacera la paix, soit plutôt qu’elle effacera aussi la frontière entre paixinterne et paix externe, de telle sorte que la paix puisse devenir l’objectif globaléliminant les guerres.

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Celles-ci paraissent actuellement toutes être gérées comme guerres de répres-sion des « États libéraux » contre « le terrorisme », mais c’est une apparenceprovisoire, due à l’effort médiatique américain qui oblige ses alliés à manifes-ter leur solidarité dans des termes étranges et même absurdes, correspondant àla vision américaine du monde extérieur, vision extrêmement béhavioriste, néo-darwinienne et autistique – une sorte de sagesse tribale, explicable pour unefamille de pionniers s’enfonçant dans les plaines du Far West, mais une visiontrès défective pour qui prétendrait à la royauté universelle.

Comme le terrorisme n’est pas un adversaire, mais seulement une forme dela violence politique, sa suppression n’est pas un but politique clausewitzienpouvant se terminer par une victoire et une paix, d’autant plus que les actionscontre-terroristes sont toujours liées à un terrorisme d’État ou d’empire, et à desviolations des droits de l’homme, mesures qui sont toujours aussi à l’originedes résistances les plus extrêmes et du terrorisme. Sans s’attaquer aux causes,on renforce ce cycle.

Les républiques, formes de souveraineté dont on revisite le sens originelpour en repérer le sens actuel, devraient normalement confédérer, à l’échelleglobale, l’arrêt de ce cycle sans espoir et la résistance à ce chaos impérial.

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LA « FIN DU POLITIQUE » ET LE DÉFI DU POPULISME DE DROITE

par Chantal Mouffe1

Soudainement la question du populisme s’est retrouvée sur le devant de lascène en Europe. L’accession inattendue de Jean-Marie Le Pen au second tourdes élections présidentielles en France en mai 2002 et les excellents résultatsde la liste Pim Fortuyn arrivée en deuxième position des élections législativesaux Pays-Bas le 15 mai – après le meurtre de leur leader – ont créé un choc quia forcé les démocraties occidentales à prendre finalement au sérieux l’expan-sion du populisme de droite. Assurément de tels partis ont déjà fait parler d’euxà l’occasion, mais ils étaient considérés comme marginaux; et quand leur pré-sence se faisait plus forte, comme en Autriche, on l’expliquait par des idiosyn-crasies nationales, ce qui permettait de les considérer comme des fantômes dupassé qui allaient bientôt être balayés par les progrès de la « modernisation ».

Or les succès croissants des partis populistes de droite dans la plupart despays européens et la séduction qu’ils exercent rendent bien difficile le maintiend’une telle thèse. Si bien que ces partis ne sont plus tant présentés maintenantcomme une exception que comme la menace principale qui pèse sur nos insti-tutions démocratiques. Mais le fait qu’ils soient désormais placés au cœur desdébats ne signifie pas qu’on ait effectivement avancé dans leur compréhension.La raison en est que le cadre théorique qui préside à la plus grande part de lapensée politique de la démocratie interdit justement de saisir les racines poli-tiques du populisme. D’où le désarroi de ceux qui proclamaient la fin des anta-gonismes politiques. Après avoir annoncé la naissance d’un politique consensuel« au-delà de la droite et de la gauche » (beyond left and right), ils se retrouventsoudain confrontés à l’émergence d’une nouvelle frontière politique qui repré-sente un vrai défi pour leur vision post-politique. En construisant une opposi-tion entre « le peuple » et l’establishment, le populisme de droite ne se bornepas à ébranler la pensée du consensus; il met également en lumière la superfi-cialité de la perspective théorique dominante. En fait, s’il est vrai, comme nousle soutiendrons, que l’attrait du discours populiste de droite est justement laconséquence de la croyance en la « fin du politique » qui prévaut aujourd’hui,l’incapacité de la plupart des théoriciens à expliquer ce qui se passe actuellementne doit pas surprendre.

La thèse que je veux défendre est que le populisme de droite ne doit pasêtre vu comme l’effet d’un retour de l’archaïsme et des forces irrationnelles,comme un anachronisme qu’il conviendrait de combattre en ces temps d’iden-tités « post-conventionnelles » par toujours plus de modernisation et de politique

1. Je veux remercier Marcus Klein, qui a été mon assistant de recherche pendant plusieursannées, pour l’aide inestimable qu’il m’a apportée en rassemblant une documentation très complètesur la montée du populisme de droite en Europe.

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de la « troisième voie », mais qu’il est au contraire la résultante du consensuspost-politique. C’est en réalité l’absence d’un débat démocratique effectif surdes alternatives possibles qui dans de nombreux pays a contribué au succès despartis politiques qui se présentent comme « la voix du peuple ».

LES FAIBLESSES DE LA CONCEPTION LIBÉRALE

Une bonne part de mon argumentaire sera d’ordre théorique, car je suisconvaincue que pour comprendre la séduction exercée par le discours populistede droite, il est nécessaire de mettre en question les fondements rationalistes etindividualistes des courants dominants de la théorie politique de la démocratie.Le refus de reconnaître la dimension d’antagonisme propre au politique et ladifficulté concomitante à saisir le rôle des passions dans la constitution des iden-tités politiques sont selon moi à la racine de l’incapacité de la théorie politiqueà comprendre le phénomène populiste.

Quoiqu’elles ne soient en rien nouvelles, bien entendu, ces limites de la théo-rie ont été renforcées par l’évolution récente des sociétés démocratiques libé-rales et par les effets du cadre idéologique dominant. Ce dernier présente deuxcomposantes : la valorisation du marché libre d’une part, celle des droits del’homme de l’autre. Ce qui est frappant, c’est que toute référence à la souve-raineté populaire – qui constitue la colonne vertébrale de l’idéal démocratique –a à peu près disparu dans les définitions actuelles de la démocratie libérale. Lasouveraineté du peuple est désormais perçue, le plus souvent, comme une idéeobsolète et comme un obstacle à la réalisation des droits de l’homme.

Ce à quoi nous assistons, en fait, c’est au triomphe d’une interprétation pure-ment libérale de la nature de la démocratie moderne. Pour beaucoup de libé-raux, la démocratie est secondaire par rapport aux principes du libéralisme.Charles Larmore écrit par exemple [1990, p. 359] : « Le libéralisme et la démo-cratie sont des valeurs différentes dont la relation, selon moi, a pour principaleffet de faire du gouvernement démocratique le meilleur moyen de défendreles principes d’un ordre politique libéral. » Quoique d’accord avec Larmore surl’idée que démocratie et libéralisme représentent des valeurs différentes, je necrois pas, à la différence de nombre de libéraux, que la relation entre eux soitde nature instrumentale, une relation de moyen à fin. Même si les droits del’homme sont en effet constitutifs de la démocratie et cruciaux pour elle, ils nepeuvent pas fournir le seul critère à partir duquel juger la démocratie politique.Sans participation démocratique effective à la prise de décision sur ce qui faitla vie commune, il ne peut pas y avoir de démocratie.

Plusieurs expressions ont été utilisées pour désigner le nouveau type de poli-teia (régime) issu de la révolution démocratique : démocratie libérale, démo-cratie représentative, démocratie parlementaire, démocratie pluraliste. Toutesces expressions soulignent le fait que nous avons affaire à l’articulation dedeux traditions différentes : la tradition libérale (avec la liberté individuelle etle pluralisme) et la tradition démocratique (qui insiste sur la souveraineté

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populaire et l’égalité). Cette articulation s’est formée au XIXe siècle avec l’al-liance entre les forces libérales et démocratiques. Comme C. B. MacPherson[1977] l’a noté, le résultat a été que le libéralisme en a été démocratisé et ladémocratie libéralisée. Le processus s’est déroulé selon des voies différentes,en fonction des rapports de forces existants, si bien que les configurations quien ont résulté ont été également différentes.

Depuis, l’histoire des démocraties libérales a été caractérisée par un conflitparfois violent entre les forces sociales qui visaient à la suprématie d’une tra-dition ou d’une autre. Ce conflit, qui a été le moteur de l’évolution politiquedes sociétés occidentales, a connu des apaisements temporaires sous l’effet del’hégémonie de l’une des forces en présence. Pendant longtemps, cet affronte-ment a été considéré comme légitime, et ce n’est que récemment qu’il a étédéclaré hors de saison. Pour certains, la fin de la confrontation signifie la vic-toire du libéralisme sur son adversaire, tandis que pour d’autres – pour les libé-raux les plus sensibles à la démocratie –, elle représente la résolution d’unantagonisme ancien et la réconciliation entre les principes libéraux et démo-cratiques. Mais les deux groupes perçoivent le consensus actuel comme un grandprogrès pour la démocratie.

Ce que ces libéraux échouent à comprendre, c’est que la tension entre lalogique du libéralisme et la logique de la démocratie est une tension nécessaireet qu’une telle réconciliation finale est impossible. En réalité, proclamer la finde leur affrontement revient à accepter l’hégémonie actuelle du libéralisme età interdire toute possibilité d’envisager une alternative à l’ordre existant.

La conception libérale ne voit pas non plus le rôle symbolique crucial jouépar la conception démocratique de la souveraineté populaire. La légitimité dela démocratie libérale moderne repose sur cette idée de la souveraineté du peuple,et ceux qui croient possible de s’en débarrasser se trompent profondément. Ledéficit démocratique qui se manifeste de multiples manières dans un nombrecroissant de sociétés démocratiques libérales est sans aucun doute le résultatdu fait que les gens sentent bien qu’il n’y a pas vraiment de place pour une par-ticipation significative aux décisions importantes. Dans plusieurs pays, ce défi-cit démocratique a contribué au développement des partis populistes de droitequi prétendent représenter le peuple et défendre ses droits confisqués par lesélites politiques.

LA FIN DU POLITIQUE?

L’effacement du thème de la souveraineté populaire constitue un premier élé-ment important pour comprendre la montée actuelle du populisme de droite, etnous pouvons déjà voir comment il se rapporte à ce consensus libéral qui existeaujourd’hui aussi bien dans la vie que dans la théorie politiques. La convergenceest en fait frappante entre l’absence d’alternatives effectivement offertes auxcitoyens dans les sociétés industrielles avancées et l’absence d’une approche théo-rique adéquate de la relation complexe entre démocratie et libéralisme. Voilà qui

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explique, je crois, pourquoi il est devenu si difficile de contester l’hégémonielibérale actuelle. Il n’y a qu’à voir comment, sous une forme ou sous une autre,la plupart des partis sociaux-démocrates se sont convertis à l’idéologie de la « troi-sième voie ». Aujourd’hui les termes clés du discours politique sont « la bonnegouvernance » et « la démocratie non partisane » (partisan-free democraty).

La dimension conflictuelle du politique est réputée chose du passé et la seuledémocratie qui apparaisse recommandable est une démocratie consensuelle ettotalement dépolitisée. Cette « politique sans adversaire2 » est en phase avec lamanière également consensuelle dont il est fait usage du discours sur les droitsde l’homme. La dimension potentiellement subversive des droits de l’hommeest en réalité neutralisée par leur articulation avec le dogme néolibéral. Ils ensont réduits à fournir le cadre moral nécessaire à cette politique qui prétendreprésenter l’intérêt général par-delà les fractions partisanes.

Du fait de l’hégémonie néolibérale, la plupart des décisions essentiellesconcernant les relations sociales ou économiques ne se prennent plus sur le ter-rain politique. Les partis politiques traditionnels sont devenus incapables d’af-fronter les problèmes sociétaux sur un mode politique et cela explique le rôlecroissant joué par la sphère juridique qui apparaît comme le seul espace où lesconflits sociaux peuvent venir à s’exprimer. Aujourd’hui, en raison de l’absenced’une sphère publique démocratique où les confrontations politiques puissentse dérouler, c’est le système juridique qui devient responsable de la coexis-tence entre les hommes et de la régulation des relations sociales. Ce remplace-ment du politique par le juridique en matière de résolution des conflits a desimplications très négatives pour le fonctionnement de la démocratie. Il est biensûr adapté à la vue dominante selon laquelle il conviendrait de chercher des solu-tions « impartiales » aux conflits sociaux; mais c’est bien là ce qui fait pro-blème. En politique, il n’existe pas de solution impartiale, et c’est cette illusionselon laquelle nous vivrions désormais dans des sociétés d’où l’antagonismepolitique aurait été éradiqué, qui rend justement impossible la canalisation despassions politiques par les partis démocratiques traditionnels.

C’est selon moi l’incapacité de ces derniers à susciter des identificationsdistinctives autour d’alternatives différentes qui a été le terreau sur lequel a fleurile populisme de droite. Car les partis populistes de droite sont souvent les seulsqui tentent de mobiliser les passions et de créer des formes d’identification col-lective. Contrairement à tous ceux qui croient que la politique peut se réduire àdes motivations individuelles et qu’elle est impulsée par le seul intérêt person-nel, ces partis sont pleinement conscients que la politique consiste toujours enla création d’un nous opposé à un eux, et qu’elle passe par la constitution d’iden-tités collectives. Et si leur discours est si attractif, c’est parce qu’il fournit cesformes d’identification collective autour du « peuple ».

Si l’on ajoute à cela le fait que, sous la bannière de la « modernisation »,les partis sociaux-démocrates se sont identifiés dans la plupart des pays plus ou

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2. Pour une critique de l’idée de « troisième voie » dans cette perspective, cf. Mouffe [2000,chap. 5].

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moins exclusivement aux classes moyennes et qu’ils ont cessé de représenterles intérêts des couches populaires dont les demandes sont jugées « archaïques »ou « rétrogrades », il ne faut pas s’étonner du sentiment croissant d’aliénationde nombre de groupes sociaux qui se sentent exclus de l’exercice effectif de lacitoyenneté par les élites « éclairées ». Dans un contexte où le discours domi-nant professe qu’il n’existe pas d’alternative à la forme néolibérale actuelle dela mondialisation, qu’il nous faut accepter ses lois et se soumettre à ses diktats,il n’est guère surprenant que de plus en plus de salariés soient disposés à prê-ter l’oreille à ceux qui affirment qu’au contraire, il existe des alternatives etqu’ils rendront au peuple son pouvoir de décision. Quand la politique démo-cratique ne parvient plus à organiser la discussion sur la manière d’organisernotre vie commune et qu’elle se borne à assurer les conditions d’un bon fonc-tionnement du marché, les conditions sont réunies pour que des démagoguestalentueux expriment les frustrations populaires.

L’état actuel des sociétés démocrates libérales est donc particulièrementfavorable à l’expansion du populisme de droite. L’abandon de l’idée de souve-raineté populaire converge avec la certitude qu’il n’existe pas d’alternative àl’ordre actuel et crée un climat antipolitique facilement exploitable pour fomen-ter des réactions populaires hostiles aux élites actuellement au pouvoir. Il fautcomprendre que, dans une large mesure, le succès des partis populistes de droiteest dû au fait qu’ils alimentent l’espoir et la conviction que les choses pourraientêtre différentes. Cet espoir est évidemment illusoire. Il repose sur des pré-misses erronées et sur des mécanismes d’exclusion insupportables dans lesquelsla xénophobie joue habituellement un rôle central. Mais dès lors que ces partissont les seuls à offrir un débouché aux passions politiques, leur prétention àoffrir une alternative devient de plus en plus séduisante. Pour imaginer uneriposte adéquate, il devient urgent de saisir les conditions économiques, socialeset politiques qui expliquent leur émergence. Et cela requiert l’élaborationd’une approche théorique qui ne dénie pas la place de l’antagonisme dans lepolitique.

LE POLITIQUE DANS LE REGISTRE DU MORALISME

Il est également urgent de se rendre compte que ces partis ne peuvent pasêtre combattus par des condamnations morales et que c’est pour cette raison quela plupart des réponses proposées se sont montrées jusqu’à présent totalementinefficaces. Bien sûr, la posture moralisatrice est en parfaite consonance avecla perspective post-politique qui domine aujourd’hui et c’est pourquoi elle nesurprend guère. Mais aussi voilà pourquoi il est nécessaire de l’examiner avecquelque détail; car cet examen nous apporte quelques intuitions importantes surla manière dont les antagonismes politiques se manifestent aujourd’hui.

Comme nous l’avons vu, le discours dominant affirme la fin du modèleconflictuel du politique et l’avènement d’un consensus politique « au-delà dela droite et de la gauche ». Or le politique implique toujours une opposition

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nous/eux. C’est la raison pour laquelle le consensus qu’appellent de leurs vœuxles défenseurs de la « démocratie non partisane » ne peut pas exister sans des-siner une frontière et définir un extérieur, un « eux » qui donne au consensusson identité et assure la cohérence du « nous ». Pour le dire autrement, le consen-sus au centre qui est censé inclure tout le monde dans nos sociétés post-poli-tiques ne peut pas exister sans que soit établie une frontière, car aucun consensus– ou aucune identité commune – ne saurait exister sans cette frontière. Il n’y apas de « nous » sans « eux », et l’identité même d’un groupe dépend de l’exis-tence d’un « extérieur constitutif ». Le « nous les bons démocrates » doit doncêtre garanti par la détermination d’un eux. Aujourd’hui, cet eux est fourni parce qui est désigné comme « l’extrême droite ». Cette appellation est utilisée demanière largement indéterminée pour désigner un amalgame de groupes et departis dont les caractéristiques et les objectifs sont extrêmement divers, et ilrecouvre tout un spectre qui va de la frange des groupes extrémistes, skin-heads et autres néonazis, jusqu’à la droite autoritaire et à toute une variété departis populistes de droite.

Une catégorie aussi hétérogène est bien sûr dépourvue d’utilité pour appré-hender la nature et les causes des formes nouvelles de la politique de droite. Elleest en revanche très utile pour assurer l’identité des « bons démocrates » etpour donner une bonne image du consensus post-politique. Il est clair que, àpartir du moment où le politique est censé être devenu non conflictuel, le « eux »nécessaire pour faire du « nous » de bons démocrates ne peut pas être figurécomme un adversaire politique, si bien que la frontière doit être édifiée dans leregistre moral. L’établissement d’une frontière entre les « bons démocrates » etla « mauvaise extrême droite » est très commode puisqu’il permet de considé-rer le « eux » comme une sorte de maladie morale, qui doit être condamnéemoralement et non pas combattue politiquement. En conséquence, on ne tentepas de comprendre les raisons de son existence, et de toute façon, la compré-hension en est rendue impossible en raison des amalgames sur lesquels la notionmême d’extrême droite repose. En tout état de cause les tentatives d’expliquerle phénomène sont tenues pour suspectes et passent pour le premier pas versl’absolution d’une chose moralement inacceptable. La condamnation morale etl’établissement de cordons sanitaires sont donc devenus les réponses dominantesà l’éclosion des mouvements politiques de droite.

La moralisation croissante du discours politique à laquelle nous assistonsva de pair avec la perspective post-politique dominante. Bien loin de constituerune nouvelle étape dans la marche en avant triomphale de la démocratie, ce phé-nomène moralisateur représente un fait très négatif. Qu’on me comprenne bien :je n’entends nullement me faire l’avocate de la Realpolitik et nier que les pré-occupations morales ont leur rôle à jouer en politique; mais il y a une grandedifférence entre la moralité et le moralisme, qui se limite à la dénonciation dumal chez les autres. Or les démocrates d’aujourd’hui sont si persuadés qu’ilsdétiennent la vérité et que leur mission est de l’imposer aux autres qu’ils refu-sent d’engager le débat avec ceux qui ne sont pas d’accord. Il est assurémentplus facile de les présenter comme des ennemis, dont l’immoralité autorise la

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destruction et l’éradication, que d’en faire des adversaires qu’il faut combattresur le terrain politique.

En fait, ce qui se passe est bien différent de ce que les avocats du modèlepost-politique tels qu’Ulrich Beck ou Anthony Giddens voudraient nous fairecroire. Le politique avec ses vieux antagonismes n’a nullement été remplacé pardes préoccupations morales pour les « questions de la vie » (life issues) ou lesdroits de l’homme. Le politique avec sa dimension d’antagonisme est au contrairebien vivant et les conflits politiques sont toujours bien là. La caractéristiqueprincipale de notre âge de la « fin du politique », c’est que le politique se déploiedésormais dans le registre de la moralité et que les antagonismes se disent dansun vocabulaire moral. Loin d’avoir disparu, les frontières entre eux et nous sontsans cesse rétablies mais elles se construisent désormais à partir de catégoriesmorales, entre « le bien » et « le mal », entre « les bons démocrates » qui défen-dent les valeurs universelles de la démocratie libérale et la « mauvaise extrêmedroite », raciste et xénophobe dont on ne peut que souhaiter l’éradication.

Ce que je voudrais suggérer ainsi, c’est que ce qui a été présenté comme ladisparition du conflit n’est en réalité que la généralisation de l’une de ses diversesmanifestations possibles. La rhétorique moralisatrice n’est pas nouvelle,certes. Elle a déjà servi auparavant, et les Américains en sont particulièrementfriands. Souvenons-nous de l’« empire du mal » de Reagan, sans parler de l’ac-tuelle croisade de George W. Bush contre l’« axe du mal ». Mais un tel langageétait habituellement réservé aux relations internationales, alors qu’il envahitmaintenant le champ politique national. Et là, les conséquences en sont bien dif-férentes parce que l’emploi d’une telle rhétorique transforme la manière mêmedont nous envisageons le fonctionnement politique de la démocratie.

Quand le politique se joue dans le registre du moralisme, la démocratie esten danger. Non seulement la moralisation du politique nous interdit d’appré-hender correctement la nature et les causes des conflits présents, mais elle donnenaissance à des antagonismes qui ne peuvent plus être gérés par le processusdémocratique ou redéfinis sur un mode que je propose de qualifier d’« agonis-tique », pour désigner un conflit non pas entre des ennemis mais entre des « adver-saires » qui respectent le droit légitime des opposants à défendre leurs positions3.Il est clair que lorsque l’opposant est défini en termes moraux, il ne peut plusêtre considéré que comme un ennemi et non comme un adversaire. Avec le« mal », aucun débat agonistique n’est concevable. Voilà pourquoi la condam-nation morale prend la place de la lutte politique et pourquoi la stratégie serésume à la construction de « cordons sanitaires » destinés à mettre en quaran-taine les secteurs touchés. Au moins en ce qui concerne les partis populistes dedroite, cette stratégie est généralement contre-productive puisque, commenous l’avons vu, la séduction qu’ils exercent est liée à leur rhétorique anti-esta-blishment, si bien que leur condamnation par les élites au pouvoir ne sert qu’àrenforcer leur image oppositionnelle.

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3. J’ai développé cette distinction entre « agonisme » et antagonisme dans le chapitre 4 de TheDemocratic Paradox.

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Il est urgent de comprendre que c’est l’incapacité à formuler des alternativespolitique plausibles à partir de projets socio-économiques alternatifs qui expliquepourquoi les antagonismes se jouent désormais sur le terrain de la morale. Commeil ne peut pas exister de politique sans cette séparation nous/eux, quand le « eux »ne peut pas être considéré comme un adversaire politique, il est construit sousla forme du « mal », comme un ennemi moral. La floraison des discours poli-tiques moralistes est liée à ce que le modèle politique conflictuel – délégitimépar les théoriciens de la troisième voie – a perdu toute capacité à organiser lesystème politique. L’« extrême droite » est donc providentielle pour jouer le rôledes « mauvais eux » nécessaires à la définition des « bons nous ». Ce n’est pasqu’il n’existe pas quelque chose qu’on puisse à juste titre qualifier d’extrêmedroite; mais il faut insister sur le danger qu’il y a à utiliser cette catégorie pourdiaboliser tous les partis défendant des positions qui apparaissent comme un défià l’establishment centriste bien-pensant.

LE POPULISME DE DROITE EN AUTRICHE

L’examen du cas autrichien me permettra d’examiner deux points centrauxde la thèse que je défends : les conséquences négatives de la politique du consen-sus et l’inadéquation de la réponse moralisatrice au défi lancé par le populismede droite.

Pour saisir les raisons du succès du Freiheiliche Partei Österreichs (FPÖ),il est nécessaire de rappeler la situation politique qui régnait en Autriche depuisles débuts de la IIe République d’Autriche. Après la guerre, les trois partis exis-tants – le Parti socialiste (SPÖ), le Parti du peuple (ÖVP) et le Parti commu-niste (KPÖ) – décidèrent de former une coalition afin d’éviter la situationconflictuelle qui avait prévalu sous la Ire République et avait conduit à la guerrecivile en 1934. Le KPÖ ayant rapidement été écarté en raison des effets de laguerre froide, la coalition se réduisit au SPÖ et à l’ÖVP. Ces partis étaient lesreprésentants des blocs chrétien-conservateur et socialiste autour desquels lasociété autrichienne s’était organisée après la chute de la monarchie des Habsbourg.Ils mirent en place une forme de coopération grâce à laquelle ils prirent le contrôlede la vie du pays dans de nombreux domaines, politiques, économiques, sociauxet culturels. Grâce au système « Proporz », les postes les plus importants dansles banques, les hôpitaux, les écoles et les industries publiques étaient répartisentre leurs élites respectives. Par ailleurs, un partenariat social et économiqueassurait la coopération des organisations d’employeurs et de salariés dans larecherche de compromis acceptables permettant d’éviter les grèves et les conflitsindustriels.

Incontestablement, ce type de consensus politique a contribué de manièreimportante à la stabilité du système politique; si bien qu’en 1955, après dixannées d’occupation alliée, quand l’Autriche recouvra sa souveraineté et sonindépendance, elle avait retrouvé confiance et prospérité. Mais cette grande coa-lition SPÖ-ÖVP (qui ne s’est interrompue qu’entre 1966 et 1983) conduisit au

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blocage du système politique parce qu’il n’était guère laissé de place à la contes-tation du système lui-même. D’ailleurs, même lorsqu’ils gouvernaient séparé-ment, les deux partis principaux maintenaient d’étroits contacts à travers laSozialpartnerschaft. C’est ce qui créa les conditions qui allaient plus tard per-mettre à un démagogue de talent comme Jörg Haider de donner voix, au nomde la « démocratie » et de la « liberté », aux diverses formes de ressentimentcontre la coalition au pouvoir et sa machine bureaucratique.

Quand Haider prit le contrôle du Parti autrichien de la liberté (FPÖ) en 1986,ce dernier était sur le point de disparaître4. Le FPÖ, qui avait succédé en 1956 àla Ligue des indépendants (VDU) fondée en 1949, était l’héritier de la troisièmecomposante de la structure politique autrichienne, le bloc national-libéral quiavait soutenu le national-socialisme et avait pour cette raison été marginaliséaprès la guerre. Depuis 1960, le FPÖ, dirigé par un ancien SS, Friederich Peter,avait tenté de se redéfinir comme un troisième parti centriste en cultivant l’imaged’un parti libéral et progressiste. Mais il s’était retrouvé affaibli par trois ans departicipation minoritaire à une coalition avec le SPÖ entre 1983 et 1986, et sonpotentiel électoral était estimé à quelque chose comme 1 à 2% des voix5. Lasituation devenait critique et les disputes au sein du parti touchèrent à leur combleen 1986, au congrès d’Innsbruck, avec l’éviction du président du parti NorbertSteger. Les choses changèrent rapidement avec la nouvelle direction de JörgHaider qui modifia radicalement l’orientation du parti. À partir de cette période,le FPÖ allait connaître des succès électoraux spectaculaires. Malgré des reculspassagers, la part des voix obtenues s’accrût continuellement jusqu’au scrutinde novembre 1999 où, avec 27% des voix, le FPÖ devint le deuxième parti dupays, légèrement devant l’ÖVP. Malgré de longues tractations, l’ÖVP et leSPÖ furent incapables de se mettre d’accord pour reconduire leur coalition, eten février 2000 une coalition nouvelle vit le jour entre l’ÖVP et le FPÖ. Ellefut violemment dénoncée en Autriche et à l’étranger, et les autres membres del’Union européenne répliquèrent à cet événement par une série de mesures des-tinées à isoler le nouveau gouvernement. Je reviendrai là-dessus, et j’examine-rai ces réponses aux partis populistes de droite ; mais auparavant il est nécessaired’analyser l’ascension du FPÖ sous Haider.

LA STRATÉGIE DE HAIDER

Dès sa prise de pouvoir, Haider transforma le FPÖ en un parti de protesta-tion contre la « grande coalition ». Il mobilisa énergiquement les thèmes de lasouveraineté populaire et de la liberté de choisir pour donner voix à l’opposi-tion croissante à la manière bureaucratique et autoritaire dont les élites coali-sées dirigeaient le pays. Au départ, ses campagnes furent dirigées contre legouvernement fédéral accusé de corruption et de clientélisme politique et présenté

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4. On trouvera une présentation complète du FPÖ dans Luther [1997].5. Une bonne analyse de cette période est donnée par Anton Pelinka [1993].

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comme responsable de la croissance du chômage. Il plaidait pour la privatisa-tion des entreprises publiques, la diminution des impôts et pour une dérégula-tion générale. C’est à partir des années quatre-vingt-dix, avec le début de lacampagne électorale pour les législatives à Vienne, que le thème de l’immigra-tion commença à jouer un rôle central et que le discours du parti commença àprendre une tournure clairement populiste. C’est à cette époque que le parti, seprésentant lui-même comme la voix de « ceux d’en bas » (du kleiner Mann)contre l’establishment, se mit à en appeler aux électeurs de la classe ouvrièredéçus par le SPÖ6. Un important élément à prendre en considération dans cetransfert d’adhésions est l’impact considérable de l’avènement d’une forme post-fordiste de la régulation capitaliste sur la composition et la forme des organi-sations représentatives de la classe ouvrière. Elle eut pour effet d’éroder les lienstraditionnels entre les salariés et le SPÖ. Les formes antérieures de « quasi-clien-télisme » commencèrent à s’effriter à mesure que les salariés perdaient certainsdes bénéfices inhérents au système de la coalition. Dans la mesure où par ailleursle Parti socialiste, sous la direction de Franz Vranitsky, s’orientait vers le cen-trisme politique – se rebaptisant « social-démocrate » et se tournant davantagevers les classes moyennes –, le terrain était prêt pour la séduction des travailleurspar la rhétorique populiste de Haider [cf. Bishof, Karlhofer, Pelinka, 1999]. Nonseulement le FPÖ représentait un moyen d’exprimer la désaffection croissanteenvers le système politique, mais il offrait aussi un dérivatif aux peurs et àl’anxiété croissante engendrées par le processus de mondialisation. En articu-lant ces diverses formes de ressentiment dans un discours xénophobe, le partipouvait se présenter comme le défenseur des intérêts du « peuple » à la foiscontre les politiciens négligents de l’establishment et contre les étrangers, per-çus comme prenant le travail des « bons Autrichiens travailleurs » et menaçantleur style de vie traditionnel. Le soutien inconditionnel apporté à Haider par letrès populaire quotidien Kronen Zeitung, lu par environ trois millions d’Autrichiens,a sans aucun doute beaucoup contribué à la croissance spectaculaire du FPÖdurant ces années.

La stratégie discursive de Haider7 a consisté à construire une frontière entreun « nous » composé de tous les bons Autrichiens, travailleurs et défenseursdes valeurs nationales, et un « eux » qui représentait les partis au pouvoir, lesbureaucrates syndicaux, les artistes de gauche et les intellectuels qui tous, cha-cun à leur manière, contribuaient à l’étouffement du débat politique. Dans sonlivre Die Freiheit die ich meine [1995, p. 16], il déclare : « La classe politiquedirigeante a entre ses mains la formation de l’opinion publique, et l’opiniondes individus est oubliée. Un processus dialectique de nationalisation généralede la société et de socialisation de l’État a aboli la séparation classique de l’Étatet de la société. Les idées et les opinions des citoyens ne peuvent pas s’expri-mer directement et ont été confisquées par les institutions, les groupes d’intérêts

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6. Pour une analyse du premier discours populiste de Haider, cf. Michael Morass et HelmutReichenböck [1987].

7. On en trouvera une bonne analyse dans Reinfeldt [2000].

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et les partis. Entre eux et l’État se joue un jeu de pouvoir qui ne laisse que peude champ à la liberté individuelle et à l’autodétermination. »

Selon lui, une des questions principales qui devrait faire l’objet d’une consul-tation populaire est celle de l’immigration et du multiculturalisme. Il plaideavec fougue pour que le peuple lui-même puisse décider du nombre d’immi-grants qu’il est prêt à accueillir : « La question est de savoir qui doit décider dela voie à prendre. Pour moi, c’est le peuple. Quiconque met en doute le rôle dupeuple comme souverain éminent met en péril l’essence même de la démocra-tie. Les gens ont le droit de ne pas se contenter d’aller voter une fois tous lesquatre ans, et de dire leur mot sur les questions décisives pour l’avenir du pays »[ibid., p. 34].

Le débat a fait rage, en Autriche et ailleurs, sur la nature du FPÖ. Beaucoupconsidèrent qu’il s’agit d’un parti d’extrême droite, voire néonazi [cf. par exemple,Bailer-Galanda, Neugebauern, 1997]. Il ne fait pas de doute qu’une des dimen-sions de la rhétorique du FPÖ était aussi destinée à rallier les nostalgiques duIIIe Reich, et on ne saurait surestimer le poids de la spécificité autrichienne niles relations complexes que nombre d’Autrichiens entretiennent avec leur passé.De surcroît, Haider, originaire d’une famille nazie, a une attitude très ambiguëenvers les crimes du nazisme qu’il a tendance à minimiser8. Mais ce serait unegrave erreur que d’accorder trop de poids à ces éléments et de leur imputer lesuccès du FPÖ. Ces franges nostalgiques ne représentent qu’une très petitepartie de son électorat et, quoique indéniables, les références à l’ère nazie netiennent pas une place importante dans l’idéologie du parti. Affirmer que Haideret son parti sont « néonazis » revient à manquer complètement la spécificité decette nouvelle forme de politique de droite. Cela peut satisfaire la bonne consciencede ceux qui rejettent toute collaboration avec eux, mais n’aide guère à comprendreles raisons de leur succès et la séduction qu’ils exercent sur tant d’ouvriers etsur les jeunes.

En réalité, on peut soutenir que la stratégie de l’Ausgrenzung qui visait àexclure de manière permanente le FPÖ du pouvoir grâce au « cordon sani-taire » mis en place par les principaux partis a grandement contribué à son extra-ordinaire ascension. Le refus par le SPÖ et l’ÖVP, lors des deux dernièreslégislatures, de ne serait-ce qu’envisager la possibilité d’une alliance avec leParti de la liberté, lui a permis de se camper en « victime » de l’establishmentet de renforcer son pouvoir de séduction populiste. Il pouvait en effet appa-raître ainsi comme un David luttant contre Goliath pour défendre le « petitpeuple » contre les élites gouvernementales.

Manifestement, la politique autrichienne se trouvait enfermée dans un cerclevicieux. D’un côté, l’absence de tout débat démocratique sur de possiblesalternatives, inhérente à la politique du consensus, a été à l’origine du succèsdu FPÖ. Mais, de l’autre, ce succès contribuait à la permanence de la coalitiondont la justification principale résidait justement dans le fait d’empêcher Haiderde parvenir au pouvoir. Les effets néfastes de cette situation ont été amplifiés

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8. Cet arrière-plan de Haider est examiné par Christa Zöchling [1999].

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par la tentative du gouvernement d’enrayer la progression du FPÖ en mettanten œuvre certaines des mesures qu’il préconisait, notamment sur le terrain dela sécurité et de l’immigration9.

Il convient de noter que cette stratégie de reconquête des électeurs s’estaccompagnée d’une condamnation morale virulente de la xénophobie de Haideret de sa diabolisation comme « nazi ». Or, bien évidemment, cette hypocrisierendait impossible de s’opposer sérieusement au FPÖ, même si la réponse mora-lisatrice avait aux yeux des partis au pouvoir l’avantage de les dispenser de faireleur autocritique et de confesser leur responsabilité dans son succès.

L’IMPASSE DU MORALISME

Invoquer la morale est toujours bien tentant, mais ne fournit guère de stra-tégie politique et n’aide pas à saper l’attrait des mouvements populistes de droite.De ce point de vue, le cas autrichien est très instructif et nous donne d’impor-tantes leçons sur les erreurs à éviter. Pour ma part, je suis persuadée que les réac-tions de l’Europe à la formation d’un gouvernement de coalition entre l’ÖVPet le FPÖ est l’exemple même de la mauvaise stratégie. Nous avons assisté àune explosion d’indignation morale qui, à l’instigation de la France et de laBelgique – inquiètes de l’éventualité d’alliances comparables chez elles –, aconduit à l’adoption de toute une série de mesures unilatérales prises à l’en-contre du nouveau gouvernement de l’Autriche. Au nom de la défense des valeursde l’Europe et de la lutte contre le racisme et la xénophobie – évidemment tou-jours plus faciles à dénoncer chez les autres qu’à combattre chez soi –, les qua-torze autres gouvernements européens ont ostracisé la nouvelle coalition avantmême qu’elle n’ait eu le temps de faire quoi que ce soit de manifestement répré-hensible. Tous les bons démocrates ont cru de leur devoir de condamner l’ac-cession au pouvoir d’un parti censément « nazi » et de tirer la sonnetted’alarme contre le retour de la « peste brune ».

Je ne nie nullement qu’il y ait eu des raisons de s’inquiéter ni que des mesuresde précaution aient été nécessaires. Mais cela ne justifie pas les cris d’orfraiequasi hystériques qui les ont accompagnées. Les Quatorze auraient parfaitementpu se contenter d’un avertissement solennel à la nouvelle coalition, l’informantqu’elle serait sous sérieuse surveillance et la menaçant de sanctions à la moindreentorse aux normes démocratiques. Aucune tentative ne fut faite d’examiner lanature du FPÖ et les raisons de son succès. Il suffisait apparemment de rappe-ler le passé de l’Autriche et d’affirmer que le problème venait de ce qu’ellen’avait jamais été vraiment « dénazifiée ». Mais c’était oublier le fait que, loinde constituer une spécificité autrichienne, la montée des partis de la droite popu-liste s’observait dans de nombreux autres pays européens : en Belgique, enFrance, en Italie, en Norvège, au Danemark, aux Pays-Bas et en Suisse. Menéepar une presse militante, trop heureuse d’avoir trouvé un nouveau diable à

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9. Cf. sur ce point l’article de Richard Mitten [1994].

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combattre, une incroyable campagne de stigmatisation fut lancée qui inclut bien-tôt tous les Autrichiens, posés comme collectivement responsables de larenaissance du « danger fasciste10 ».

Ce à quoi nous avons assisté à l’occasion de cet épisode, c’est à un castypique « d’idéalisation du moi », i.e. une condamnation des « mauvaisAutrichiens » permettant de construire un « nous les bons démocrates, morale-ment irréprochables ». Le mécanisme en jeu est fort pervers puisqu’il permetd’affirmer sa propre nature vertueuse par un acte de rejet. C’est aussi une manièretrès efficace de mobiliser les passions et de forger une unité entre tous ceux quise sentent bonne conscience par leur exclusion des autres. On trouve ici certai-nement une des raisons de la séduction de l’approche moralisatrice et de la placetoujours plus importante qu’elle occupe en politique.

Quelques mois plus tard, les quatorze gouvernements européens commen-cèrent à s’apercevoir que les « sanctions » étaient contre-productives et qu’illeur fallait sortir de cette impasse sans perdre la face. Toujours incapables deconcevoir une approche politique, ils agirent cette fois sur le terrain juridiqueet décidèrent de demander à trois « sages » d’examiner la nature du Parti de laliberté. Quand leur rapport eut conclu que « en dépit de la présence d’élémentsextrémistes », le parti n’était pas néo-nazi mais « populiste de droite » et qu’ilne contrevenait pas aux normes de la démocratie, les mesures prises furent sus-pendues11. Bien entendu, des deux côtés on cria victoire. Le FPÖ proclama quesa légitimité avait été reconnue, tandis que les Quatorze déclarèrent que, grâceà leur réaction, la nouvelle coalition avait été tenue en échec.

De toute évidence, cette histoire a eu des conséquences négatives pour l’Unioneuropéenne. Par exemple, elle lui valut l’hostilité des Danois qui sentaient qu’untel traitement n’aurait pas été infligé à un pays plus important. Et ils avaientraison, comme en témoigne l’absence de réaction européenne à la coalition beau-coup plus dangereuse formée par Berlusconi en Italie avec la Ligue du Nord deBossi et l’Allianza Nationale de Fini. Qui plus est, cette stratégie de dénoncia-tion morale n’eut pas l’effet escompté de freiner le développement du popu-lisme de droite. Il suffit pour s’en convaincre de constater les bons résultats duParti du progrès en Norvège en septembre 2000 (14,6%), de la liste Pim Fortuynaux Pays-Bas en mai 2002 (26%) sans parler des 18% qui ont permis à Le Pend’arriver au second tour des élections présidentielles en France le 5 mai 2002.

Quant à l’efficacité de la politique du « cordon sanitaire », la forte pro-gression du Vlaams Blok (VB) aux élections belges d’octobre 2000 devrait éga-lement inciter à la reconsidérer. Signalons au passage que des doutes sur ce pointont été exprimés par Patrick Janssens, le président du Parti socialiste flamand,un des rares hommes politiques belges à avoir critiqué les mesures prisescontre le gouvernement autrichien. Dans une interview publiée le 7 février

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10. La presse française s’est considérée comme l’avant-garde de cette « croisade morale », etdes journaux sérieux comme Libération et Le Monde se sont remplis d’articles mal informés attaquantl’Autriche sur un mode qui, en d’autres circonstances, aurait été jugé « raciste ».

11. Pour une analyse détaillée de cet épisode, avec le jugement des sages, on consulteraMargaretha Kopeinig et Christoph Kotanko [2000].

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2000 par le quotidien belge Le Soir, il affirmait que, selon lui, la meilleuremanière de combattre le Vlaams Blok n’était pas de former une « union sacrée »de tous les bons démocrates de la droite à la gauche, mais, au contraire, de fairerevivre l’opposition droite/gauche de manière à offrir aux électeurs de véritablesalternatives, plutôt que d’abandonner aux populistes le monopole de l’oppositionà l’ordre existant.

Notons d’ailleurs qu’il existe des similitudes profondes entre le cas belgeet le cas autrichien. De même qu’en Autriche où la grande coalition SPÖ-ÖVPa permis au FPÖ de faire figure d’unique alternative au « système », de mêmeà Anvers, le centre du pouvoir du VB (il y a atteint 33% des voix à la dernièreélection), une coalition des socialistes et des chrétiens-démocrates y a mono-polisé le pouvoir politique durant plusieurs décennies. L’effet du « cordonsanitaire » a été, bien entendu, de renforcer l’image d’outsider du VB et sonpouvoir de séduction12.

RETOUR À LA POLITIQUE

Je dois maintenant rappeler le point central de mon analyse. Tout d’abordil faut insister sur le fait que mon propos n’est pas de fournir une explicationexhaustive du phénomène populiste de droite, mais seulement de mettre l’ac-cent sur un aspect généralement négligé dans la littérature sur le sujet. Ma convic-tion est en effet qu’une des raisons essentielles du succès récent du populismede droite est habituellement ignorée. La raison en est que la plupart des étudess’inspirent d’un cadre théorique rationaliste qui interdit de saisir la spécificitédu politique. Elles ont alors tendance à adopter une approche économiciste oumoraliste qui empêche de reconnaître que l’antagonisme ne peut pas ne pas exis-ter et que les passions sont indissociables de la formation des identités politiquescollectives. Cette dénégation du politique a toujours constitué une des faiblessesmajeures des approches libérales, mais les théories récentes sur la « fin du modèleconflictuel en politique » ont encore aggravé le problème. Dans une conjonc-ture politique où la dérive des anciens partis socialistes vers le centre tend àbrouiller les frontières de la droite et de la gauche, se crée une situation danslaquelle le clivage nous/eux constitutif de la politique démocratique ne peut plustrouver sa place au sein des partis politiques démocratiques traditionnels. Commej’ai tenté de le montrer, cela instaure un vide qu’occupent aujourd’hui les déma-gogues de droite qui, en donnant voix à toute une série de peurs et de ressenti-ments, sont parvenus à forger une nouvelle opposition nous/eux grâce à undiscours populiste dans lequel le « peuple » est constitué sur la base d’une chaîned’équivalences entre tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, sont présen-tés comme opprimés par le « bloc au pouvoir » formé des élites politiques, dela bureaucratie et des intellectuels progressistes. Ce n’est pas la référence au

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12. Cf. l’excellente analyse de Patrick de Vos dans son article « The sacralization on consensusand the rise of authoritarian populism : the case of the Vlaams Blok » [2002].

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« peuple » qui est problématique. Elle est en fait nécessaire, je l’ai dit, à la réaf-firmation du versant démocratique de la démocratie libérale, et cette réaffirma-tion implique une réactivation de la notion de souveraineté populaire. Le problèmeréside dans la manière dont ce « peuple » est construit. Ce qui rend ce discourspopuliste « de droite », c’est son caractère fortement xénophobe joint au fait queles immigrés sont à tout coup présentés comme une menace pour l’identité du« peuple », tandis que le multiculturalisme est perçu comme imposé par les élitescontre la volonté populaire. Dans la plupart des cas, ce populisme véhiculeégalement une forte dimension anti-européenne, et l’intégration européenneest assimilée à la stratégie autoritaire des élites13.

On ne saurait nier que, depuis plusieurs décennies, d’importants change-ments sont intervenus dans les pays européens sans véritable consultation popu-laire sur les alternatives possibles. Il n’est donc pas surprenant qu’un sentimentde frustration existe chez tous ceux qui n’en ont pas bénéficié ou qui craignentque ces changements ne menacent leur avenir. Aussi longtemps que les partistraditionnels refuseront de s’engager dans ces débats, en se bornant à considé-rer que ces évolutions sont nécessaires et qu’il n’existe pas d’alternative au modèlede la mondialisation néolibérale, il est probable que les partis populistes de droitecontinueront à progresser. Et ce n’est certainement pas une condamnation moralequi les fera disparaître, bien au contraire.

L’évolution de la situation en Autriche, où le gouvernement de coalitionentre le FPÖ et les conservateurs vient d’être dissous, un an avant son termenormal, semble indiquer que la séduction exercée par les partis populistesdiminue lorqu’ils participent au gouvernement, et qu’ils ne peuvent vraimentprospérer que dans l’opposition. En effet, ce qui a conduit Jörg Haider à fairecapoter la coalition qu’il avait lui-même contribué à mettre en place c’est queson parti avait perdu du terrain dans toutes les élections locales depuis qu’il étaitau pouvoir (Styrie en octobre 2000, Burgerland en décembre 2000 et Vienne enmars 2001), et que les sondages lui étaient devenus défavorables. Lorsqu’il étaitdans l’opposition, le FPÖ parvenait – grâce à une rhétorique habile combinantdes thématiques néolibérales et xénophobes – à attirer des groupes aux intérêtsopposés. Mais une fois parvenu au gouvernement, il fut forcé de montrer savraie couleur et de soutenir des politiques qui lui aliénèrent la composanteouvrière de son électorat. Haider voulut alors tenter de reprendre la situation enmain, mais il était déjà trop tard; et il y a beaucoup de chances que son parti nese remette jamais des luttes internes suscitées par son coup de force et du discréditque son comportement irresponsable a jeté sur le parti.

Les perspectives sont certes aujourd’hui bien meilleures pour l’Autrichequ’en 2000, car la progression du FPÖ a enfin été stoppée et le jeu politique estdevenu beaucoup plus ouvert. Mais tout dépend évidemment de la façon dontles partis de gauche vont être capables d’utiliser ces nouvelles possibilités. Il

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13. Cette composante anti-européenne est bien analysée dans le cas danois par Torbe BechDyrberg dans « Racist, nationalist and populist trends in recent Danish politics », Research Paper19/01, Roskilde University, Danemark.

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est clair que sans un changement dans le fonctionnement de la démocratie poli-tique, les problèmes qui ont conduit à l’émergence du populisme demeureront.Il ne faut donc pas se réjouir trop vite car, comme l’exemple du Front nationalen France le prouve, il ne faut jamais s’empresser de délivrer le certificat dedécès d’un parti qui rencontre des difficultés. Ce n’est qu’en s’attaquant réso-lument à résorber le déficit démocratique qui est la cause de l’hégémonie néo-libérale et en luttant contre les inégalités croissantes que cette dernière engendreque l’on pourra vraiment enrayer le développement du populisme de droite.

Mais ne soyons pas trop pessimistes. À l’heure actuelle, si le populisme dedroite est clairement en phase ascensionnelle, il y a aussi quelques signes posi-tifs de changement à gauche. L’évolution récente des mouvements « anti-globalisation » semble indiquer qu’après une phase « négative », limitée à lacritique d’institutions comme le FMI ou l’OMC, des tentatives sérieuses etprometteuses de construire des alternatives à l’ordre néolibéral se font jour. Lesuccès des deux forums sociaux de Porto Alegre montre que ce qui est en jeudans ce mouvement émergent n’est pas, contrairement à ce que pensent certains,le rejet futile d’un processus de mondialisation censément neutre, mais la cri-tique de sa modalité néolibérale et la lutte pour une autre mondialisation, appuyéesur un projet politique différent. C’est en s’engageant pleinement dans un telprojet et en envisageant la possibilité d’un ordre mondial différent, dans lequelles inégalités qui existent tant au niveau national qu’international seraient dras-tiquement réduites, que l’on peut apporter une réponse politique efficace au défidu populisme de droite.

(Traduit par Alain Caillé)

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LE TERRORISME GLOBAL ET LE RÉGIME DE GUERRE

par Philippe Zarifian

Les gens de nos générations, c’est-à-dire la nette majorité de la populationfrançaise, n’ont pas connu la guerre. Certes, de multiples conflits se sont menés,mais aucun ne nous engageait directement, et surtout, aucun ne pouvait être qua-lifié de guerre mondiale. Nous pouvions les dénoncer ou les soutenir, nous sen-tir concernés ou non, mais nous n’étions pas directement pris dans ces conflits.Or une guerre mondiale est tout autre chose. Nous changeons fondamentale-ment de registre. Et nous n’en avons pas encore l’expérience. Il nous faut, duplus vite possible, la comprendre, en situer les enjeux, définir une position.

Oui, formellement, nous sommes entrés dans un régime de guerre. Une nou-velle guerre mondiale, de facture inédite (à moins de remonter aux temps desCroisades et de l’Inquisition qui sont probablement les références les plus per-tinentes pour penser la période actuelle), est ouverte de manière on ne peut plusofficielle. Il serait temps d’y réfléchir.

Lorsque le président Bush a déclaré, au lendemain du 11-Septembre, laguerre au terrorisme, guerre qui serait menée jusqu’au bout, qui prendrait denombreuses années, il fallait prendre son expression tout à fait au sérieux.Nous commençons d’ailleurs à le mesurer : augmentation du budget militaireaméricain, forte pression sur les États européens pour qu’ils fassent de mêmeet se placent au sein du dispositif militaire américain, réorganisation de l’OTAN.

Cette guerre se mène en même temps sur tous les fronts : non seulement lefront militaire, mais celui des services de renseignement et celui de la sécuritéintérieure (car le terrorisme est potentiellement partout). Il est bien probable quece qui est en train de se mettre en place en France pour lutter contre l’insécu-rité, démanteler des petits réseaux de drogue ou de vol, réprimer les bandes dejeunes – et donc engendrer, nécessairement, des réactions de violence de plusen plus dures, voire de plus en plus armées –, ne soit que les prémices du ral-liement à cette vaste lutte contre le terrorisme. Il y aura sans doute moins depetits délits, mais une violence beaucoup plus intense et armée, de part et d’autre.L’évolution du montant des dépenses pour le budget des armées et celui de lasécurité intérieure – qui figurent parmi les postes prioritaires – est déjà un signetangible de l’évolution du gouvernement français.

Il n’existe pas nécessairement de lien factuel entre le front externe, mon-dial, et le front interne. Ce dernier ne se limite pas à la chasse aux membres desréseaux terroristes de type Al-Qaïda. C’est plutôt la mise en avant d’une atmo-sphère globale d’insécurité, saisie non dans ses causes mais dans ses effets, quiautorise tout à la fois à composer une idéologie sécuritaire et à mettre en placeun dispositif technique répressif qui pratique l’amalgame, du jeune des ban-lieues jusqu’aux terroristes « politiques » mondialement organisés, en passantpar les attaques armées de bijouteries. La multiplicité des fronts possibles, fic-tivement regroupés en une guerre globale, fait partie du paysage. Dans ce nouveau

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régime de guerre, l’idéologie joue manifestement un rôle structurant. De mêmeque jouent les passerelles entre les moyens policiers, les moyens de renseigne-ment et les moyens militaires, entre les fronts internes et les fronts externes. Laporosité de ces passerelles va, probablement, marquer l’avenir.

L’entrée dans un régime de guerre mondialisée n’est pas chose anodine :cela a un impact sur tous les registres de la vie économique, sociale et idéolo-gique. Il est déjà patent que l’opinion publique américaine, tenue en inquiétudeet en haleine par de vastes mises en scène et d’incessantes déclarations des diri-geants, se vit comme faisant front derrière le « commandant en chef » qu’estdésormais le président Bush.

Il en est ainsi en toute situation de guerre : il se produit de profonds boule-versements dans le comportement de l’opinion publique. Les effets de blocdeviennent plus massifs, les institutions démocratiques sont largement mises enveilleuse, l’opposition politique se trouve prise en porte-à-faux, sauf à faire dela surenchère. Nous n’en sommes clairement pas là, ni en France ni en Europeen général. Les gouvernements résistent à entrer ouvertement dans cette guerrecontre le terrorisme international. Mais cette résistance s’affaiblit. Le présidentChirac a déjà pleinement adopté la rhétorique de la lutte contre le terrorismeinternational.

Si nous faisons l’hypothèse que le chef de l’État français et son gouverne-ment décident d’entrer dans un tel régime, avec toutes ses dimensions concrèteset idéologiques, nous pouvons établir une facile prévision politique : la gauchefrançaise va s’effondrer. Et il en sera ainsi parce qu’elle n’est en aucune manièrepréparée à prendre des positions claires, aussi bien sur le front de la situationmondiale que sur celui de la sécurité intérieure. Ne pouvant pas être pour l’ali-gnement sur le front prôné par Bush, sans, pour l’instant, affirmer sa prise deconscience et son opposition à l’entrée dans ce régime de guerre, sa position« intermédiaire » craquera. Ce n’est pas certain, mais c’est probable.

L’affrontement Chirac/Le Pen pourra alors, toujours dans la même hypo-thèse, prendre une signification durable. Le Pen n’est pas un fasciste au sensrigoureux du terme. La situation n’a rien à voir avec celle de l’entre-deux-guerres.Le Pen est un réactionnaire, au sens le plus pur du terme : il pratique unracisme défensif (et non expansif) et prône le retour en arrière pur et simple. Ence sens, il refusera de se laisser entraîner dans le sillage américain, préféranttransformer la France en blockhaus. Il jouera la guerre civile interne et l’uniténationale contre un régime de guerre mondialisé sous commandement améri-cain. Et il pourrait trouver écho au sein de la population française de ce pointde vue. Ce serait logique.

Dans l’hypothèse inverse, les relations entre les États-Unis et la France vontse tendre. Le gouvernement français peut décider de résister à l’entraînementdans cette logique de guerre, refuser de s’y engager. Mais il devra alors prendreappui sur le peuple français et soutenir de solides et fermes initiatives européennes.On ne peut pas dire que cela soit actuellement le cas…

Mais une guerre contre le terrorisme international, devenu depuis peu ter-rorisme global selon l’expression de Bush, est une guerre d’un type très particulier,

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très différent des guerres traditionnelles entre États. Elle est très lourde de racisme,comme on le constate déjà sur le sol des États-Unis. Car, pour l’instant, l’iden-tification est claire : terroristes = Arabes. Et pour les gens vraiment ignorants(ceux qui ignorent que les Iraniens ne sont pas arabes, pas davantage, bien sûr,que les Coréens du Nord), on peut encore simplifier et élargir l’équation :terroristes = islamistes = Arabes = Orientaux.

Lorsque l’on commence à tomber bas, il n’existe pas de plancher.C’est, formellement, une guerre contre le terrorisme, mais c’est aussi, prise

à l’échelle mondiale, une guerre contre l’Orient – plus exactement une guerremenée contre le croisement entre Sud et Orient par le croisement entre Nord etOccident. C’est une guerre contre la barbarie du Sud, condensée dans les bar-bares à visage oriental. L’axe stratégique qui est sous-jacent à cette guerre, enta-mée sous le leadership des États-Unis, est clairement Occident/Nord contreOrient/Sud, avec non seulement une pénétration, chaque fois plus profonde, del’Occident/Nord dans la zone de l’Orient/Sud, mais aussi un encerclement descivilisations et des puissances « étrangères » et rebelles : la Chine d’un côté,tout ce qui reste du vaste creuset des grandes civilisations de l’Orient moyen etproche, dont l’Iran et l’Irak sont les symboles, de l’autre. Il n’y a pas, et il n’yaura pas, à l’horizon prévisible, de guerre contre ou face à la Chine. Tout s’estconcentré dans la zone intermédiaire et contre les « Orientaux » qui résistent àl’influence du Nord/Occident; mais la Chine se tient au fond du tableau : elleest à la fois pays du Sud, de l’Orient, et à sa manière pays ayant déjà un pieddans le Nord. Mais elle n’est plus réellement un pays de l’Est. Au bout duSud/Orient, un jour, on trouvera la Chine.

Parce que cette guerre a déjà pris, explicitement, la figure d’un affrontemententre civilisations, ou plus exactement l’affrontement de « la » civilisation contreles peuplades non civilisées – l’insistance permanente de Bush et des membresde son gouvernement à parler de « l’Occident civilisé » en témoigne –, elle apris aussi une tournure raciste d’une immense portée potentielle. La manièredont circule sans cesse la photo de Ben Laden en est un symbole : son visage,son type racial, sa manière de s’habiller marquent les esprits. Et Ben Laden rai-sonne de même en sens inverse. Les discours de Bush et de Ben Laden sont,depuis le début, parfaitement symétriques, seules changent la religion de référenceet la caractérisation du camp du Mal.

Je voudrais m’attarder sur le mot « terrorisme ». En soi, il ne désigne qu’uneméthode : développer des actions destinées à semer la terreur. Constatons d’abordle considérable recul de la pensée et de l’intelligence qui consiste à faire du ter-rorisme l’ennemi dans une guerre : si des attentats terroristes sont menés, c’estbien en vertu d’une cause (ou de nombreuses causes). Il faut donc se deman-der : pourquoi ces attentats sont-ils menés ? Qu’est-ce qui les provoque ?Quelle politique et quelle volonté stratégique expriment-ils?

Mais de toutes ces questions, il n’est aucunement débattu : on se mobi-lise et on mobilise l’opinion publique sur de simples effets et des sentimentsréactionnels : la peur, la vengeance, le ressentiment, la haine, etc. Onretombe de l’intelligence aux pures passions « tristes », ces passions qui

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détruisent de l’intérieur les individus et leur raison. Et on suppose que l’en-nemi agit sous le coup de ces mêmes passions. On suppose un monde menépar l’opposition de sentiments réactionnels, qui s’auto-entretiennent. Hainecontre haine.

Constatons ensuite qu’il s’agit d’un terme totalement flexible. Autant laguerre déclarée contre un autre État a le mérite d’être une guerre claire, déli-mitée, autant la notion de terrorisme est extensible à volonté. On sait qu’elleenglobe des réseaux (dont celui de Ben Laden, dont la puissance est probable-ment mythifiée et entretenue sur un mode largement symbolique par les États-Unis), mais elle englobe désormais des États entiers (Irak, Iran, Corée du Nord,Somalie, etc.), voire des peuples, ou du moins leurs dirigeants comme c’est lecas pour le peuple palestinien.

Ce terrorisme englobe aussi virtuellement les ennemis internes. Il est là aussitrès extensif. Ces ennemis peuvent être, en première ligne, ceux qui sont viséspar les sécurités intérieures. Ils peuvent demain englober tous ceux qui contes-tent ouvertement ce régime de guerre. Ce ne seront pas des traîtres à la nation :ce seront des complices, même involontaires, du terrorisme. Le terrorisme peutenglober tout à la fois ceux qui commettent des attentats terroristes, tous ceuxqui pourraient potentiellement en commettre à large échelle (stratégie du soup-çon, dont l’Irak est l’archétype) et tous ceux qui pourraient les aider ou lessoutenir, même en paroles ou en pensée.

La flexibilité de cette notion s’accroît aussi du fait que les ennemis qu’elleenglobe dépendent de la caractérisation qu’en fait le belligérant. Le mot « ter-roriste » est un qualificatif dont l’application dépend de celui qui l’utilise.Autrement dit, aujourd’hui c’est Bush et Sharon qui décident de qui est terro-riste et qui ne l’est pas. C’est ainsi que Sharon ne l’est pas, quels que soient lesmassacres et attentats qu’il a impulsés. Et, bien entendu, Bush ne saurait l’être,quelle que soit la manière dont la CIA organise des assassinats et dont l’arméeaméricaine se comporte (car, après tout, des bombardements massifs sèment laterreur et tuent : où est la démarcation concrète? Pourquoi n’est-ce pas du ter-rorisme? Et que sait-on des comportements concrets de l’armée américaine enAfghanistan, cette guerre dont on n’aura rien vu – cette guerre contemporainequi, à l’époque des grands médias, n’aura comporté aucune image des combatset des zones concernées?).

Cela dit, personne ne peut garder le monopole de l’usage du mot « terro-risme ». La Russie le pratique depuis plusieurs années, avec un joyeux mélangeentre terroristes, mafias, et peuples entiers (tous ces peuples non russes à l’alluredouteuse).

Le Pakistan et l’Inde ont failli entrer en guerre, en invoquant, entre autresmotifs, les incursions de réseaux terroristes.

Le côté « terrifiant » de ce nouveau régime de guerre est qu’il n’a justementaucune limite a priori, et devient discrétionnaire : tout le monde peut déclareravoir ses terroristes et engager des actions en conséquence. Le droit internatio-nal est en train de voler en éclats (tous les juristes le disent); et le droit internesur la liberté des citoyens et le droit d’association est dangereusement fragilisé.

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C’est déjà le cas aux États-Unis avec les nouveaux pouvoirs légaux donnés à lasécurité intérieure (FBI et CIA réunis dans un même pôle).

Je voudrais terminer par une remarque sur l’une des caractéristiques clas-siques de tout régime de guerre : la désinformation. Mais elle prend ici un contourtrès particulier : nous, simples citoyens du monde, nous ne savons rien et, pro-bablement, nous ne saurons rien. Le régime de guerre emporte un régime devérité très particulier : est vrai ce à quoi l’opinion publique est prête à adhérermassivement, au vu des faits qu’on lui montre et des discours qu’on lui tient.La vérité n’a pas à voir avec la découverte de ce qui s’est effectivement passé.Elle relève de la stratégie d’action sur l’opinion. Elle participe d’un mode delégitimation de la guerre menée et de ses moyens.

Prenons l’exemple le plus fort : que savons-nous finalement avec précisiondes attentats du 11-Septembre ? Comment ont-il été produits ? Qui les amenés? avec l’aide de qui? Quels laboratoires ont produit le bacille de l’an-thrax? Que sont devenus Ben Laden et le mollah Omar? Pourquoi, au défi deslois de la guerre les mieux ancrées, personne ne peut-il ne serait-ce qu’aperce-voir les prisonniers de Guantanamo? À ces questions, toute personne raison-nable ayant conservé une certaine autonomie de réflexion doit répondre : « Jen’en sais rien. » Nous pouvons nous laisser aller à toutes les spéculations. Maisla seule attitude raisonnable réside, sur ce point particulier, dans le scepticismeintégral : nous ne savons rien et nous ne saurons rien. De même que nous nesavons rien de la grande mise en scène qui entoure les nouveaux risques d’at-tentat : d’un côté, il semble que l’on parvienne à intercepter régulièrement desmessages échangés au sein d’Al-Qaïda, au point de pouvoir déceler une mon-tée de la fréquence des échanges ; mais d’un autre côté, la plus forte puissancetechnologique du monde est incapable de localiser les lieux d’émission de cesmessages et d’indiquer clairement ce qu’ils signifient. Si des attentats sont effec-tivement commis, nous serons en droit de nous demander : qui donc les a effec-tivement réalisés? On développe la peur, en la montant en fiction. Car, dans cetteguerre, la propagande contre un ennemi invisible et innommable (à l’image dudiable) réside dans l’entretien permanent de la peur.

Nous ne pouvons plus rien croire.Cela entretient un curieux trouble. Nous n’avons que trois positions pos-

sibles : soit nous nous réfugions derrière ce qu’on nous demande de croire, selonun phénomène qui, en toute rigueur, ressemble plus au suivisme d’une fouleirrationnelle qu’à l’adhésion à une opinion (si nous respectons les catégoriesétablies par Tarde), ce qui est déjà le signe d’un sérieux déclin de notre intelli-gence collective; soit nous adhérons à une certaine paranoïa, en supposant quetout n’est que mise en scène manipulée par le gouvernement américain; soitnous acceptons, comme troisième posture, le trouble et le scepticisme.

La paranoïa est un vrai risque : nous pouvons perdre toute lucidité, nouslaisser nous-mêmes entraîner dans nos propres passions et ne voir, de tous côtés,que manœuvres et mises en scène.

Faute d’éléments factuels et vérifiables, seule la troisième posture me sembleraisonnable. Mais il faut surtout se dire que tout ce qui échappe à un régime de

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vérification ne doit pas mériter une particulière attention. Regardons plutôt ducôté des causes et des conséquences.

Les causes des actions terroristes n’ont rien de mystérieux. Du côté desdominés, les situations de désespoir s’expliquent très facilement; inutile d’épi-loguer, même s’il faut, dans un grand nombre de cas, ajouter le rôle organisa-tionnel et les visées politiques de ceux qui les manipulent. Un bon exemple : lesinistre Hamas, en Palestine. Misère, destruction des identités, désespérance,ces bouts de brisés qui parsèment l’océan du monde actuel, comment ne seraient-ils pas de futurs « terroristes » – ou plutôt : de futures proies pour des organi-sations et des mafias qui se servent du terrorisme? On peut ranger, bien entendu,dans le camp des « terroristes » potentiels tous les peuples opprimés, chassés,déplacés, démantelés, ceux – et ils sont innombrables – que les Palestiniens etles Kurdes incarnent. Si l’on parle aussi peu de l’Afrique, ce n’est pas que leterrorisme n’y soit pas pratiqué, bien au contraire. C’est qu’elle ne représentepas un enjeu stratégique pour les grandes puissances. Les quelques enjeux éco-nomiques y sont, de longue date, militairement protégés. On y laisse jouer lespuissances locales, sur fond de désagrégation des civilisations africaines et descadres institutionnels. L’Afrique, que j’ai connue à une époque, est devenue unevraie plaie, quelle que soit la résistance de la société civile.

Du côté des dominants, rien de mystérieux non plus : la pratique terroristeest soit l’accompagnement, soit la terminaison d’une politique expansionnisteutilisant la force pure. Les armées israélienne et américaine en ont bien rodé lesmécanismes. On coupe les têtes qui dépassent, on tue ou on arrête ceux qui serévoltent ou pensent (tels les dirigeants de l’Autorité palestinienne), on sème laterreur à vaste échelle. L’intelligence représente toujours l’ennemi principal :Arafat en sait le prix. On peut, de ce point de vue, citer également le compor-tement du gouvernement irakien à l’égard des Kurdes : il applique bel et bien,et depuis de longues années, des moyens terroristes (mais ce n’est pas ce queBush reproche à Saddam Hussein). Cette politique expansionniste permet auxÉtats-Unis le déploiement d’un quadrillage politico-militaire du monde, eninstallant de multiples bases permanentes et en s’assurant de la fidélité desgouvernements concernés. Ce quadrillage est la nouvelle forme d’encadrementde la pénétration, en profondeur, des intérêts économiques. La Russie est pro-gressivement encerclée, sans pouvoir réagir. Les États-Unis profitent à fonddes positions conquises à partir de l’Afghanistan et des pays alentour, non seu-lement dans le contrôle des voies du pétrole, mais dans les positionnementsgéostratégiques. Il est vrai que la Russie a ses propres terroristes. À chacun sonMal : Russie et États-Unis sont temporairement engagés dans des guerres iden-tiques, temporairement de connivence. Le territoire du « terrorisme global » estvaste. Il y a encore un an environ, tout le monde, ici, en Occident, s’offusquaitde la honteuse guerre menée par la Russie en Tchétchénie. Nous en recevionsdes images, particulièrement pénibles. Voilà que maintenant cette guerre estdevenue glorieuse, et que les images ont disparu.

Pays de l’OTAN et Russie se retrouvent autour de la même table, face àleur ennemi temporairement commun (bien que cet ennemi se décline au

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pluriel : le terrorisme global se décline en terrorismes locaux; nous auronspeut-être bientôt une déclaration des gouvernements associés autour de l’OTANpour nous dire qu’il existe une Internationale du terrorisme ; les anciensschémas pourront toujours resservir).

Les actions conduisant à semer la terreur sont souvent à double face : unmélange réactif entre dominants et dominés, un auto-entretien de la violence.On ne comprend rien si on ne remonte pas à l’origine de leurs causes et auxvisées stratégiques qui les animent. Et c’est clairement du côté des dominantsque ces causes résident.

Mais nous n’avons encore vu que peu de choses : si, effectivement, despays entiers sont attaqués – ce qui reste encore incertain –, les effets réactifsvont s’amplifier, car les haines atteindront des dimensions inédites. La hainedes États-Unis et d’Israël commence déjà à atteindre des niveaux élevés dansla partie orientale du monde. Mais il reste encore de nombreux crans à passer.Quand on se développe dans un régime fait de passions haineuses, quand on enappelle au Mal, il existe de nombreux enchaînements possibles. Et nous sommesloin d’avoir épuisé la réflexion sur les conséquences. Nous ignorons quels typesd’armement finiront par être utilisés, de part et d’autre. Il est vrai que, plus cerégime de guerre gagnera en ampleur, plus nous nous rapprocherons de l’usaged’armes nucléaires et bactériologiques.

On sait que les grandes mafias disposent déjà de ces armements. Elles ensont les premiers commerçants. Remarquons au passage que Bush s’est biengardé de déclarer la guerre aux mafias, mis à part quelques propos de circons-tance. Encore une fois, le problème ne réside pas dans le terrorisme, mais dansles stratégies, les intérêts et les visées de pouvoir qui les animent. Je pense queles mafias sont beaucoup plus dangereuses, cyniques, et organisées à l’échellemondiale, que l’Irak ou l’Iran – preuve, s’il en fallait, que la lutte contre le ter-rorisme est largement un prétexte. L’Irak et l’Iran sont des États, qui raisonnentcomme tels. Ce n’est pas le cas des mafias. De même que nous savons que cesdernières possèdent déjà des armements nucléaires et bactériologiques, nouspouvons imaginé qu’elles ont acquis une grande capacité de chantage. Et leursmobiles sont clairs : l’argent est toujours en ligne de mire.

La lucidité et les faits conduisent à dire que les grandes mafias sont prochesdes gouvernements et en épousent les actions. L’illustration la plus parfaite ena été donnée par la guerre du Kosovo : la mafia albanaise s’est remarquable-ment servie de l’intervention américaine. C’est elle qui a gagné la guerre. Quipeut empiriquement le contester?

Au total, Bush joue à l’apprenti sorcier : il stimule, par ses menaces, laconstruction et la dissémination des armements, dont il se sert, par ailleurs, pourjustifier par avance ses attaques. Il y a un côté délirant dans sa stratégie (maisn’est-ce par le propre de ce type de personnage que de s’enfermer dans sondélire?).

Il faut également insister sur les évolutions internes possibles. On peut pré-voir, comme cela se met en place aux USA, un sensible recul de l’exercice deslibertés individuelles et de la libre vie des associations. Espionnage, soupçons,

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enquêtes… devraient logiquement prendre un nouvel essor. C’est vrai de toutrégime de guerre, à cette (grande) différence près que l’ennemi est intérieur etque le concept de « terrorisme » se prête à toutes les mises en scène.

On peut prévoir qu’en France, la justice va être reprise en main et inscritedans le dispositif de sécurité intérieure. Des indiscrétions ont permis de le savoir,et de toute façon, car tout va très vite, nous le saurons publiquement bientôt.Bientôt finie « l’indépendance des juges ». Le Syndicat de la magistraturepourra bien s’indigner, il sera de fait paralysé par la priorité nationale donnéeà la lutte contre le terrorisme et par la légitimité exceptionnelle dont Chiracpeut se réclamer. Je fais le pari que des dépêches futures nous donneront desindications à ce sujet. En régime de guerre, l’indépendance de la justice perdsa légitimité.

Mais il faut comprendre encore plus en profondeur, au plan interne, l’in-fluence possible de cette référence à l’insécurité et au terrorisme. Cela ne peutpas se limiter au cadre des banlieues. Il existe un ressort du sentiment d’insé-curité et de la peur encore beaucoup plus global et profond : l’insécurité de l’em-ploi. Que l’on soit chômeur, ou précaire, ou titulaire d’un contrat en CDI, sepropage une angoisse quant au devenir de sa propre situation qui, à sa manière,mine les esprits. Bien entendu, de cette insécurité-là, les gouvernements en placene parlent pas, et pour une raison simple : elle participe de rapports économiquesqu’eux-mêmes soutiennent. L’insécurité de l’emploi est inhérente à toutel’évolution économique actuelle, à la phase historique actuelle de déploiementdu capitalisme mondialisé. Mais, idéologiquement parlant, on retrouve le mêmeaffect : la peur. Et, dans l’exploitation politique de cet affect, toutes les peurs semélangent. On peut avoir peur du terrorisme international comme d’un jeunedes banlieues, comme pour son propre devenir. L’exploitation de la peur n’estpas un vain mot : elle peut représenter l’axe majeur d’une politique. Faire régres-ser les enjeux politiques du raisonnement aux purs affects – et qui plus est, auxaffects « tristes », ceux qui affaiblissent les individus et les enferment dans despostures réactives – fait partie du jeu qui, progressivement, se déploie. Cela faitpartie de cet étrange régime de guerre. On mobilisera, sur fond d’exploitationde la peur, contre la peur.

Dans notre doux pays de France, peu de gens sont encore conscients quenous sommes entrés en régime de guerre. Il existe, dans les couches moyennes-aisées comme une sorte d’insouciance confortable. Nous avons nos malheurset nos joies privées. La vie est plutôt dure dans l’ensemble, mais la situationmondiale est bien loin – comme le sont, pour la majorité des Français, les voi-tures brûlées ou les ascenseurs défectueux. Tout ce qui se passe n’est qu’images,et les images sont désormais faites pour être violentes et pornographiques.Pourquoi s’en faire?

Le réveil risque d’être brutal. Très brutal.Que faire dans un régime de guerre? Il n’y a que deux positions possibles,

me semble-t-il : prendre partie pour l’un des belligérants ou lutter pour la paixet refuser catégoriquement ce régime de guerre.

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Lutter pour la paix – car la paix n’est pas un état, ni même une valeur : elleest un devenir qui se gagne, qui engage une lutte forte, constante, perma-nente –, c’est lutter contre les sources et les causes de la désespérance, contreles oppressions et les dominations qui les engendrent, contre les politiques expan-sionnistes de contrôle économique et politique du globe, pour la justice et lagénérosité, pour la mondialité1.

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1. Sur le concept de mondialité, voir Philippe Zarifian, L’Émergence d’un peuple Monde, PUF,mai 1999.

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MONDIALISER LE NON-SENS*

par Marie-Dominique Perrot

« La bonne volonté n’a plus de dénominateur commun avec le cours du monde. »Peter SLOTERDIJK.

Un registre plus étroit, un clavier auquel il manque des touches, un voca-bulaire qui s’appauvrit, un amoindrissement de la force d’expression, un apla-tissement des tonalités et un laminage des formes entament, c’est certain, laréceptivité des sens et de l’intelligence.

Tout se passe comme si le réel, qu’on ne saurait nommer mais qui existepourtant, s’effarouchait, se faisait discret, disparaissait parfois ou s’esquivaitsous une couche de maquillage médiatique et numérique. Certains référents plusfarouches que d’autres mettent même la clé sous la porte du sens.

Y aurait-il aujourd’hui quelque chose comme une situation de non-assistanceà langage en danger?

Ce dont les poètes avaient l’intuition et l’expérience depuis toujours, lessciences sociales, même « molles », même en crise, sont parvenues à l’affir-mer, preuves à l’appui : à savoir qu’aucun discours ne peut revendiquer unequelconque innocence, une immunité, une neutralité. Le « mélange matérielentre mot et monde » [Lecercle, 1996, p. 232], le malaxage incessant des texteset des paroles par les pratiques et inversement, la pâte qui en résulte gonfle etdonne forme à des enjeux qu’il convient de remettre en lumière en un temps oùune folie prolixe autant qu’inexpressive accompagne la mondialisation en marche.

La langue n’est qu’un découpage approximatif et indéfiniment incompletdu réel, mais est-ce une raison pour la traiter aussi mal, ou pour ignorer lesmondes qu’elle et nous avons à charge d’évoquer malgré tout? Plus générale-ment, quels sont les effets sur le langage de la péroraison sur tout et sur rien,compulsive et vaine, de la saturation des dits, des bruits et des objets algorythmés,infiniment binarisés, qui nous traversent sans même nous voir?

Si le principe de précaution s’appliquait aux discours, certains d’entre euxseraient baillonnés en attendant la preuve de leur nocivité ou de leur perti-nence, à défaut d’innocence.

En son absence, la langue mondiale, la seule capable, tel un prestidigitateur,de faire apparaître cet étrange objet imaginaire qu’est un consensus à l’échelleplanétaire, obtient un résultat au prix d’un sacrifice exorbitant arraché au lan-gage. Celui de renoncer au sens, de faire comme si les acteurs sociaux n’exis-taient pas, de prétendre que l’invraisemblable a même valeur que l’expérience,que le « n’importe quoi » convient mieux que le rien qu’il recouvre et que lemépris de l’intelligence que supposent ces procédés est à ignorer comme tel.

Le plus petit dénominateur tant recherché finit – lorsqu’on parvient à lemettre en mots – par ne plus rien signifier. Serait-ce là le meilleur moyen detemporiser face à de véritables problèmes dont on préfère ne décrire en larmoyant

* Cet article est paru sous forme de plaquette à L’Âge d’homme en octobre 2001, et dans« Les mots du pouvoir, sens et non-sens de la rhétorique internationale » (sous la dir. de GilbertRist), Nouveaux Cahiers de l’IUED/PUF, 2002.

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que les symptômes? Il est infiniment plus facile de faire semblant de dire pouréviter d’avoir à faire. L’essentiel est alors, pour les auteurs de textes mondiaux,épris de consensus ou condamnés à se mettre d’accord, que ces textes passentpour communs et donc autorisés. S’ils ne soulèvent aucune protestation ni mêmela moindre réaction, c’est qu’à l’aune de la diplomatie mondiale, le succès estau rendez-vous. Nul sens, nulle vague.

Plutôt que de dénoncer le caractère vide et verbeux du texte international,et contribuer ainsi à son corps défendant à la logorrhée généralisée, le parti estici pris d’approcher les raisons du vertige et de l’ennui crépusculaire qui noussaisissent à leur lecture. À travers eux, qu’est-ce qui se cache, qu’est-ce qui semontre, qu’est-ce qui est méprisé, promis, ordonné, exhibé, soustrait?

L’intention ici à l’œuvre est d’indiquer en quelques touches comment lecomble du comble pour cette langue passe-partout, c’est de n’aller nulle part.

UN TEXTE PRÉTEXTE

« Des baudruches : voilà à quoi semblent se résumer les belles intentionscreuses du Sommet social de Genève », « l’ONU n’a plus un gramme de cré-dibilité », « l’avenir du monde ne se décide plus à l’ONU qui s’est ouvertementagenouillée devant le pouvoir de l’argent ». Ces propos, tenus dans la pressegenevoise au lendemain du 26 juin 2000 à Genève, à la suite de la distributiond’Un monde meilleur pour tous, visent cette plaquette, signée conjointementpar les plus hautes autorités politiques, économiques et financières de la pla-nète1. Afin de marquer non seulement leur désenchantement mais leur indigna-tion, les représentants des ONG réunis pour le Forum et le Sommet alternatifsn’ont pas hésité à jeter publiquement ce texte à la poubelle. Peut-on considérerqu’il s’agit d’un événement lorsque, à l’occasion d’une opération de marketinginternational, les destinataires premiers d’une plaquette promise à une largepublicité la rejettent sans y mettre ni les formes ni les gants?

Comment expliquer cet échec des leaders internationaux dans leur obliga-tion de – bien – communiquer2, alors que de partout fusent les injonctions visant

MONDIALISER LE NON-SENS 205

1. À savoir, le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, celui de l’OCDE, Donald Johnston,le directeur général du FMI, Hörst Köhler, le président de la Banque mondiale, James Wolfensohn.

2. L’argumentaire développé par les ONG contre le contenu et les conditions de légitimationdu texte est le suivant : 1) le secrétaire général des Nations Unies n’aurait jamais dû co-signer letexte d’introduction à cette brochure diffusée au moment du bilan intervenant cinq ans après laconférence de Copenhague (l995) sur le développement social; en le faisant, Kofi Annan cautionneles analyses et les pratiques des institutions financières et économiques dominées par les pays duNord, et engage ainsi l’ONU sans tenir compte de l’opinion des pays du Sud, bien qu’elle soitl’organisation universelle par excellence; 2) comment accepter, sans protester, un texte qui fait dela pauvreté un problème uniquement présent au Sud et qui occulte la responsabilité des institutionsfinancières internationales dans la perpétuation et l’accentuation de cette pauvreté? 3) Le rapport« responsabilise » surtout les « pauvres » pour leur enjoindre d’alimenter la croissance et d’augmenterleur productivité; ses auteurs soulignent par ailleurs la nécessité d’amplifier l’ouverture des marchésdes pays du Sud comme un des moyens d’éradiquer la pauvreté. L’ensemble de ce dernier point estinacceptable pour les représentants des ONG.

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à échanger toujours plus de messages, d’informations, de données? Le tou-jours plus n’est pas synonyme de toujours mieux, mais cette constatation bana-lissime est loin d’être admise.

À Genève ce jour-là, il y a eu délégitimation publique d’un discours mon-dialisé qui était censé s’adresser à tous, geste de rejet qui exposait l’inefficacitéd’une parole écrite dont les destinataires n’ont reconnu ni la pertinence du fondni la légitimité des signataires. La croyance et la confiance ayant fait défaut, letexte tombe à vide, il est délesté de son pouvoir symbolique, c’est-à-dire de sacapacité de substituer « du signe au réel dont il est l’émanation » [Abélès,1990, p. 242].

Par la manière dont il a été traité, ce texte marque un point de rupture. Mêmes’il ne constitue qu’un épisode parmi beaucoup d’autres dans le fil des contes-tations de la mondialisation et des acteurs institutionnels qui la renforcent etl’accélèrent, s’il n’est qu’un grain de sable sur la vaste plage des discours, cepetit texte a eu un effet déclencheur et, à ce titre, il peut permettre de comprendrecomment et à quoi joue la langue mondiale.

Parler de la « langue de bois des organisations internationales » est à l’heureactuelle devenu un pléonasme3. C’est toujours l’autre qui parle en langue debois, d’où le danger pour le lecteur critique de s’illusionner lui-même en pen-sant détenir une langue s’apparentant au parler vrai. Utilisée dans un mouve-ment d’accablement ou de connivence avec un interlocuteur qui perçoit, lui aussi,l’inanité des discours incriminés, l’expression « langue de bois des organisa-tions internationales » en est venue à évoquer un ennui sidéral doublé d’une dan-gereuse impuissance. Le parler des organisations internationales, lorsqu’ils’adresse à tous, est bien plutôt à rapporter à la langue de coton4, celle-ci ayantdéjà pris – elle aussi – le soin « de dénoncer la langue de bois, son lointainancêtre » [Huyghe, 1991, p. 22].

Un monde meilleur pour tous : NI UTOPIE, NI IDÉOLOGIE

En ouverture, quelques questions : qui trouverait à redire à la perspectived’Un monde meilleur pour tous? Qui pourrait s’inscrire en faux face à un telprojet, qui se présente à la fois comme un souhait, une promesse et un objectif?De même, qui oserait en Europe, sans encourir un ostracisme définitif, s’ériger

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3. Cette expression ne renvoie pas qu’aux discours rigides et codifiés propres à l’URSS de laguerre froide, mais de façon plus générale aux propos tenus par l’adversaire. La langue de bois,c’est le parler de l’autre. « Résumons les griefs [contre la langue de bois] : troubles de la référence(parler pour ne rien dire), rabâchage (réciter des formules toutes faites), incompréhension de l’auditoire(parler chinois, parler dans le vent), absence de toute possibilité dialogale et critique. Chargée decaractériser un certain discours politique, l’expression langue de bois ne veut-elle pas marquer,tout simplement aujourd’hui, l’échec même du discours? », écrit Maurice Tournier [l997, p. 174].

4. « Elle a réponse à tout parce qu’elle n’énonce presque rien. Ou trop, ce qui revient aumême. C’est surtout la langue sans réplique. […] C’est une langue du pouvoir […]. Consensuellepar excellence […], elle sait respecter l’essentiel », écrit François-Bernard Huyghe [1991, p. 12].

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sérieusement contre les droits de l’homme, contre la paix, se prononcer pour lapeine de mort, en faveur de la pauvreté ou s’afficher contre la vie? Les matons(politiquement corrects) de Panurge veillent à la bienséance des moutons consen-suels. Cependant, une fois enjambée la barrière dressée par le terrorisme pri-maire des bons sentiments, exorcisée l’hypnose d’un bien évident et fumeux etraillée une telle promesse qui n’engage à rien, ce titre apparaît pour ce qu’il est,c’est-à-dire obscène : hors scène, à côté de la scène du monde.

Sur la page de garde de la plaquette, un chiffre s’affiche (2000), un titre(Un monde meilleur pour tous) et un sous-titre (Poursuite des objectifs inter-nationaux de développement). Ce dernier épouse le bas d’une figure graphiquecirculaire représentant une cible. Une flèche verticale allant du haut vers le basplonge résolument sur la cible.

Le texte débute ainsi : « La pauvreté sous toutes ses formes est le plus impor-tant défi auquel doit faire face la communauté internationale. Une cause parti-culière de préoccupation est le cas des l,2 milliard d’êtres humains qui ont moinsd’un dollar par jour pour vivre, et des l,6 milliard d’autres qui ont moins de deuxdollars par jour. Le progrès à cet égard passe nécessairement par la définitiond’objectifs de lutte contre la pauvreté. Issus des grandes conférences et des som-mets mondiaux organisés par l’ONU dans les années 90, les objectifs de déve-loppement présentés ici sont des objectifs généraux pour le monde entier. Ilsvisent certains des nombreux aspects de la pauvreté, et ses effets sur la vie desêtres humains. En les faisant siens, la communauté internationale s’engage vis-à-vis des personnes les plus pauvres et les plus vulnérables du monde – et aussivis-à-vis d’elle-même. »

Ainsi les trois forces majeures dans la lutte contre la pauvreté sont présentesd’entrée de jeu : la promesse, le défi et la mobilisation. Elles mettent enquelque sorte le texte en mouvement5.

Significativement, Un monde meilleur pour tous fait écho au classique del’utopie mortifère, Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley6. Non qu’Un monde

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5. Nous partirons de cet extrait pour dégager certaines des caractéristiques du texte en faisantl’hypothèse que celles-ci (ou certaines d’entre elles) se retrouvent de façon générale dans lesdocuments à vocation mondiale. Chemin faisant, et pour illustrer ces particularités, nous nousréférerons à d’autres citations tirées du même texte qui sera abrégé en MMPT (un Monde MeilleurPour Tous).

6. Publié en langue anglaise sous le titre A Brave New World, le roman fantastique d’AldousHuxley est une charge contre le régime stalinien de l’URSS de l’époque, une satire féroce contrel’anti-utopie que représente le totalitarisme; ce que l’on retient moins, c’est que Huxley donne àFord (Henry, l’initiateur du fordisme, qui mit en œuvre le taylorisme) un rôle central. Prophèted’un monde où s’installe le culte de la science et de la technique, c’est en son nom que jurent lespersonnages : « Nom de Ford! » Le meilleur des mondes est le monde du progrès indéfini : « Maisla civilisation industrielle n’est possible que lorsqu’il n’y a pas de renoncement. La jouissancejusqu’aux limites extrêmes que lui imposent l’hygiène et les lois économiques. Sans quoi les rouagescessent de tourner », rétorque Mustapha Menier au personnage nommé « le sauvage » [Huxley,1994, p. 262].

En anglais contemporain, s’exclamer « it’s a brave new world » signifie « on n’arrête pas leprogrès! ». L’expression choisie par Huxley pour intituler son roman est tirée d’une citation du ¤

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meilleur pour tous soit un texte que l’on puisse qualifier d’utopique, car l’uto-pie (bonne ou mauvaise) propose toujours un changement extraordinaire assortid’un choix possible de société et c’est « par cette proposition que l’utopie consti-tue la réplique la plus radicale à la fonction intégrative de l’idéologie » [Ricœur,1986, p. 389]. Ce n’est pas le cas du texte en question. Ce dernier ne remplitpas non plus une fonction intégrative. Le seul fait de s’adresser à tous de la mêmefaçon ne produit pas d’effet notoire sur une identité globale fantasmée, n’en-joint à nulle puissance particulière, à nulle entité politique significative, à nullealliance sociale de se mobiliser pour atteindre ce fameux horizon qui recule. Lapromesse contenue n’engagerait-elle que ceux qui l’écoutent, ou tout lemonde, c’est-à-dire personne?

L’ÈRE DES DÉFIS…

Pour être consensuel, un texte ne doit traiter ni des causes des phénomènesou des événements ni surtout des acteurs, car le risque serait d’avoir à les nom-mer. Et en effet, si la pauvreté a des « formes », des « aspects », des « effets »,elle semble en revanche ne pas avoir de causes. Le défi que constitue la pau-vreté et la lutte à laquelle il est censé engager est une figure commode des dis-cours qui traitent d’un problème grave et/ou mondial : le défi de l’effet de serre,le défi des inégalités, le défi du développement, le défi de la démographie, ledéfi de la violence, les défis du troisième millénaire… Avant même d’avoir étélancé à la face du monde, le défi est orphelin. Un défi est devenu, en langagemondial, un problème à résoudre dont on se garde de chercher l’origine7. Ainsien va-t-il de la pauvreté, défi « auquel doit faire face la communauté interna-tionale ». Le défi est en fait lancé par une entité inconnue, vaguement assimi-lable à un destin, à une « nature » ou à la force des choses. Le défi est le plussouvent « incontournable8 », comme on le dit de la mondialisation9, d’oùl’accentuation du caractère fatal de sa nature.

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¤ Shakespeare de la Tempête et renvoie d’un seul coup au drame de l611 et aux États-Unis del932, le fameux Nouveau Monde.

« How many goodly creatures are there here!How beauteous mankind is! O brave new world!That has such people in’t! » (Tempest, V, l).

7. On notera qu’il s’agit ici de tendances et non de traits absolutisés du langage.8. « Pour le meilleur et pour le pire » est l’une des formules vides, donc passe-partout, qui

accompagnent fréquemment le postulat de l’inéluctabilité de la mondialisation. Parmi cesformules consternantes de niaiserie, on trouve aussi « la mondialisation [mais tout aussi bien lesbiotechnologies, Internet, etc.] sera ce que nous en ferons »…

9. Même si certains ultralibéraux tiennent le discours inverse lorsqu’ils nous mettent en gardevis-à-vis du caractère fragile et réversible de la mondialisation : « Globalization already has its“human face”; it wears the smile of opportunities created by the lowering of geographical, financialand technological barriers. […] Globalization, far from being a conquering giant, is a tender plant.[…] For the poors of the world, that is nothing but bad news » (Rosemary Righter, Seattle andafter, communication au colloque sur la contestation et la gouvernance globale, université de Lausanne,novembre 2000, p. 18).

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« La pauvreté sous toutes ses formes est le plus important défi… » : asser-tion, fondée sur un argument d’autorité implicite. Les phrases de cet extraitont, pour sujet, une notion abstraite et générale : « la pauvreté est…. », « unecause particulière de préoccupations est… », « le progrès passe nécessairementpar la définition…. », « les objectifs de développement sont… ». Elles adop-tent le verbe être qui convient bien à la naturalisation des phénomènes; seul leprogrès a droit à un verbe d’action, de mouvement, car « il passe nécessaire-ment par… ». Ces affirmations ne sont pas agressives ou intensives (contraire-ment à ce qui se produit dans le genre propre au pamphlet), elles décrètent toutnaturellement, et c’est de l’évidence trompeuse qu’elles tirent leur force tran-quille. Elles confondent « la preuve et l’aplomb » [Angenot, 1982, p. 238].

La pauvreté n’occupe pas la place de complément d’objet direct d’un verbequi ferait intervenir une cause ou un acteur social et partant provoquerait unquestionnement, mettrait à jour des contradictions ; non, la pauvreté est can-tonnée au rôle de sujet grammatical et d’objet de préoccupation. Aux verbesd’action (exclure, appauvrir, etc.), le langage international préfère le constat (lapauvreté existe), et élude l’attribution d’une responsabilité (collective, sociale,causale) à l’égard des l,2 milliard d’êtres humains qui ont moins d’un dollarpar jour pour vivre. Être pauvre, c’est entrer dans une catégorie prédéterminéepar le destin : un ou deux dollars par jour pour vivre. Le pauvre est un survi-vant défini par sa valeur en dollar(s). En l’absence de sujets sociaux et d’élé-ments de causalité, ces personnes sont présentées comme « tout simplement »démunies sans que l’on sache à quoi ou à qui elles doivent imputer leur sort.Tout se passe comme si la pauvreté était à elle-même sa propre cause.

LA MISE AU SECRET DES INJUSTICES SOCIALES

La notion de pauvreté et celle de lutte contre la pauvreté font « oublier » laréalité des rapports sociaux.

Si, comme le dit Angenot [1982, p. 174], « la force persuasive de la plupartdes textes opinables est […] dans leurs lacunes, dans ce qu’ils ne disent pasexpressément », l’absence de la référence à la richesse joue un rôle clé, sa miseà l’écart est hautement suspecte, en dépit du fait que l’abondance des uns n’estpas toujours et nécessairement le pendant exact de la destitution des autres.

On pourrait, à tort, en déduire que le parler mondial cherche par là à aban-donner les dichotomies « problématiques », ces « couples notionnels » (Angenot)propres au mode de penser occidental et scientifique (logique du tiers exclu).Or, si les couples notionnels sont parfois critiqués à bon escient en raison deleur caractère ethnocentrique, ils sont indispensables à titre heuristique. Maisici, le « sentiment d’évidence qui naît de la simplicité des contrastes » [ibid.,p. 118] fait défaut car l’opposition structurante et structurelle entre richesse etpauvreté est effacée ou minorée. Or, dans toute appréhension du réel, c’est l’écartentre des phénomènes ou des concepts différents qui à la fois met à distance« deux termes » et les fait exister l’un par rapport à l’autre. La perspective

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éloignée et la mise en rapport sont au fondement du sens. Ainsi pour créer uneffet d’évidence (qui n’est rien d’autre qu’une illusion), il s’agit de procéder àl’élision préalable d’un des termes, d’abolir l’écart qui avait précisément pourmission de faire exister l’autre à partir d’un espace, d’une tension. Comme lemontre la traduction autorisée de l’expression nietzschéenne, Par-delà Bien etMal : le choix (celui de supprimer les articles définis, le Bien et le Mal) veutsouligner que le Bien ne se pense pas en dehors de la présence du Mal et réci-proquement. Il en est de même pour le couple pauvreté/richesse. Vouloir élu-der leurs rapports crée un angle mort. Alors, faute de tenir compte de la pauvretédans sa relation structurelle avec la richesse, de la croissance infinie dans sonrapport logique avec la destruction et la mort, ce texte pose la pauvreté commeun « problème », un en-soi quasi ontologique.

Lors de la conquête de l’Amérique latine et de l’Ouest américain, et à sasuite, on a beaucoup glosé à propos du « problème indien ». Il n’y avait que lesconquérants ou les États-Uniens blancs, sûrs de leur bon droit, pour ne pas voirle « problème » dans cette expression même, qui fait peser la charge de la res-ponsabilité de la situation incriminée sur les victimes elles-mêmes. L’esclavageet plus tard la question des droits civiques ont fait partie de ce qui fut à nouveauqualifié de manière euphémique : le « problème noir » aux États-Unis.

PRENDRE LE SIGNIFIANT EN OTAGE : LA RÉPLIQUE DES ONG

Better World for all or Bretton Woods for All10? Il suffisait de tordre un toutpetit peu la version anglaise du titre de la plaquette pour obtenir Bretton Woodsfor all à la place de a better world for all. Formule condensée, obtenue par voiede détournement phonique, et qui souligne l’auto-élimination des Nations uniesde leur position de sujet d’une part, et la soumission obligatoire de tous (all)aux règles et à l’ordre économique et financier international de l’autre. Il suffi-sait d’écrire Bretton à la place de better, de remplacer world par woods, et letour était joué, l’économie des mots était maximale. Ainsi, le jeu sur les signi-fiants, la valorisation de leur proximité acoustique (allitération), tout comme,dans l’ordre des signifiés, le remplacement du vague et général better world,sans référent particulier, par le corps de règles très précises édictées à BrettonWoods se révèlent fort efficaces en tant que procédés polémiques.

Mais au-delà de la provocation, ces jeux de langage (sur les signifiants etles signifiés) ouvrent la voie à une interprétation qui prétend à une valeur des-criptive et contestataire de la vision officielle du monde souhaitable. En cela,ils opposent à une valeur informe (quelque chose de « meilleur ») l’évocationd’un ensemble de faits (les accords de Bretton Woods et les pratiques qui endécoulent, l’effacement de l’ONU et des pays du Sud). Ce jeu de mots avec unetelle économie de moyens n’est pas possible en français…

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10. Statement by the Development Caucus to the Committee of the Whole at UNGASS on June26, 2000 : « Better World for all or Bretton Woods for all? » Le point d’interrogation est ici purementrhétorique, il simule le choix à faire entre les deux termes d’une alternative tout en exposant ledispositif de ce qui est implicitement présenté comme relevant du piège, ou de la tromperie.

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LA LANGUE MONDIALE N’A PAS HORREUR DU VIDE, MAIS DES SUJETS

Parler de la lutte contre la pauvreté, en faire le défi le plus important, c’estpar ailleurs préjuger d’une réponse dans « les termes mêmes dans lesquels onformule un problème » [Mayer, 1993, p. 122]. La pauvreté existe, nous devonslutter contre elle; à l’aide de cette formulation, on impose la solution en faisantcomme si elle se trouvait dans la lutte même contre la pauvreté. On préjuge ainside la solution en la formulant dans les mêmes termes que le problème, ce quipermet de faire l’impasse sur le reste.

Le procédé qui fait du destinataire « tout le monde » et personne en parti-culier, qui inclut tout un chacun et n’exclut personne, est créateur d’un vide rhé-torique. L’absence de jeu entre identité et différence, exclusion et inclusion,engendre un sentiment de malaise face à des invraisemblances émaillant le textecomme autant de « données prétendument factuelles ». En revanche, on don-nera la liste des « obstacles » dans la lutte contre la pauvreté : « Une faible gou-vernance. Des politiques mal conçues. Les atteintes aux droits de la personne.Les conflits, les catastrophes et autres chocs externes. La progression de l’épi-démie du VIH et de sida. L’inaction face aux inégalités de revenus, d’éducationet d’accès aux soins de santé, face aux disparités entre hommes et femmes »[MMPT, p. 3], et aussi : l’endettement, l’aide qui a diminué, les débouchés limi-tés sur les marchés mondiaux… Un catalogue qui certes désigne, mais n’ex-plicite ni n’analyse. Là aussi, les acteurs disparaissent à la faveur d’une énumérationqui mêle le politique, les atteintes aux droits de la personne, les conflits, lescatastrophes, les chocs externes (sic), le sida, l’inaction face aux inégalités.

Même si l’étymologie ne donne pas le fin mot de l’histoire, elle permettoutefois de mesurer le chemin parcouru entre le sens originel et le sens actueld’un terme ou d’une notion. Ainsi de la notion de « s’engager » qui, étymolo-giquement signifie « se donner en gage ». Qu’en reste-t-il dans la phrase sui-vante : « En les faisant siens [les objectifs généraux de lutte contre la pauvreté],la communauté internationale s’engage vis-à-vis des personnes les plus pauvreset les plus vulnérables du monde – et aussi vis-à-vis d’elle-même » [MMPT,p. 2]? Si l’on peut comprendre au premier degré la syntaxe d’une telle phraseet son contenu sous sa forme de souhait, ce dernier est cependant irrecevablepour qui ne se laisse pas séduire par son caractère de vœu pieux et sa naturecirculaire : tout le monde (la communauté internationale) s’engage envers tousles pauvres et envers elle-même… Ces bons sentiments font partie de cettemorale volatile de l’éphémère et de la mise en spectacle, propre à cette époqueoù l’éthique de l’intention est aussi celle de l’image, au sens que lui donne lemarketing.

Par ailleurs, le seul « sujet » convoqué ici (la communauté internationale)n’en est pas vraiment un et ne peut en conséquence constituer l’exception quiconfirme la règle de la langue de coton selon laquelle sont bons « tous les pro-cédés qui permettent d’éviter de dire qui fait quoi » [Huyghe, 1991, p. 108].

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Car en quoi la communauté internationale constitue-t-elle un sujet crédible, autreque le produit d’un montage institutionnel ou politique à géométrie variable?N’est-ce pas le plus souvent une fiction, un effet de sens qui fait partie du « mon-dialement correct » ou du globalement nécessaire ? Dans un texte commecelui-ci, la notion est inclusive et comprend « tout le monde », alors que dansd’autres situations, lors de la guerre du Golfe ou au Kosovo, elle comprenaitl’Europe et les États-Unis.

Lorsqu’elle parle « des femmes », « des femmes pauvres », « des pauvres »,« des personnes les plus vulnérables », etc., la langue mondiale crée des pseudo-sujets fruits d’une série d’amalgames dont la bonne conscience n’a d’égale quela non-conscience socio-anthropologique. En réalité, le seul fait qu’ils soient« pauvres » économiquement ne renvoie à aucun groupe anthropologique ousocial précis, mais à une catégorie statistique, celle regroupant ceux qui viventavec moins d’un ou de deux dollars par jour. Par conséquent, exit là aussi le sujetpolitique ou social.

ALTERNANCE ET ALLIANCE DU CLAIR ET DU FLOU

Le texte fait alterner le clair et le flou. Le clair est ce qui paraît évident; ilest présenté sous forme de statistiques, de graphiques, et par une abondancede tableaux (39!) qui sont autant d’affiches d’expertise et de scientificité11.

Le flou, quant à lui, naît de l’usage généreux qui est fait de « vocables àfaible définition » [Huyghe, 1991, p. 27], c’est-à-dire d’une part, de termesdont le signifié est général, indécidable, équivoque et vague, et qui, d’autrepart, sont d’ordinaire mobilisés par tous les bords confondus. Signifiants àvaleur phatique, sans contenu spécifique, ils se nomment ici « communautéinternationale », « progrès », « concertation nationale », « développementdurable », « partenariat authentique », « engagement soutenu », « utilisationefficace et équitable des ressources aux fins du développement », dépenser« de manière effective », « avec sagacité », « à bon escient », « dur labeur »,« monde meilleur pour tous », « plus de voix pour les pauvres », « croissancefavorable aux pauvres », etc. Une des particularités de ces vocables ouexpressions à faible définition est leur connotation positive acquise d’office.Il est donc facile de les débusquer : il suffit de s’y opposer en décrétant quel’on est contre (le progrès, le partenariat, la concertation, la sagesse, l’effort)pour se voir d’un seul coup désavoué par les tenants de la bienséance inter-nationale valable pour tous.

Un flou, gage de consensus, et une clarté, à la fois nécessaire et convain-cante, un équilibre entre un texte par endroit incantatoire, agrémenté de pho-tos d’êtres humains des deux sexes de différentes provenances, générations etcultures, et un nombre adéquat de tableaux munis de leurs courbes, de leurs

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11. « Clairs et transparents, ces chiffres serviront de repères pour tracer l’itinéraire menant versla réalisation des objectifs et suivre les progrès » [MMPT, p. 2].

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statistiques, tels sont les procédés censés garantir de bonnes conditions deréceptivité au texte.

Les graphiques et les statistiques (le clair) mettent en avant d’une part, unesituation antérieure, et de l’autre, l’objectif à atteindre dans un avenir précisé(2015). « L’effet de délai » systématiquement convoqué contribue à faire commesi les objectifs étaient réalisables puisqu’un délai leur a été imparti. Qui eneffet s’amuserait à fixer un objectif impossible à atteindre12? Le premier d’entreeux (il y en a sept en tout) est celui de « réduire de moitié, entre 1990 et 2015,la proportion de la population qui vit dans l’extrême pauvreté » [MMPT, p. 5].L’effet de délai a un caractère performatif. La mise par écrit et la représentationgraphique d’une année-cible (2015) suscite la croyance selon laquelle le délai– puisqu’il existe – est réaliste, pertinent et peut être respecté. Il doit contribuerà la mobilisation des États, des organisations internationales, il est la cible enfonction de laquelle les stratégies et les politiques seront mises en œuvre. Ilconcrétise le défi, le rend visible, donc crédible.

L’effet de délai est d’autant plus significatif que l’amélioration (depuis 1990)est visible sur les tableaux, même si elle ne colle pas nécessairement à lacourbe ascendante qui, progressivement, devrait permettre d’atteindre la cibleen plein cœur. Dire que les objectifs sont ambitieux ne contribue d’habitudepas à les décrédibiliser ; au contraire, le sens commun mondial veut que toutobjectif soit par nature ambitieux : « L’objectif […] de réduire de moitié laproportion de la population vivant dans une pauvreté extrême d’ici à 2015 estambitieux, concède le G713. »

L’HYPOTHÈSE D’UN « AUDITOIRE UNIVERSEL14 » ET L’ABSENCE DE L’AUTRE

Un texte mondial s’adresse à tous15. Le monde devrait donc être meilleurpour tous : tous, c’est qui? Sérieusement : de quoi serait fait le monde meilleurd’un artiste suisse, d’une paysanne burkinabé, d’un fonctionnaire colombien,d’un chômeur sud-africain, d’un banquier londonien, d’une enseignante argentine,

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12. « Ces objectifs sont définis de manière précise, et chiffrés pour garantir que nul n’éludeses responsabilités » [MMPT, p. 2] ; mais aussi, pour faire bonne mesure consensuelle : « Desobjectifs ne s’imposent pas, ils doivent être choisis de tout cœur. Il appartient à chaque pays dedéfinir les siens, de choisir les voies de son développement, et de prendre ses propres engagements,par la concertation nationale » [ibid.]. Un coup de mondialisation suivi d’un coup de barre souverainiste.

13. Christian Losson, « Contorsions sur la dette », Libération, 22-23 juillet 2000.14. L’expression est de Chaïm Perelman.15. « Il est essentiel que tous les partenaires de cet effort de développement poursuivent des

stratégies de croissance durable plus rapide, qui favorisent les pauvres » [MMPT, p. 2]. « Ce combatcontre la pauvreté, il nous faut en sortir vainqueurs, et c’est par notre détermination que tousensemble nous y parviendrons, pour le bien de tous » [p. 3]. « La démocratie doit […] inclure lesminorités dans tous les aspects de la vie politique » [p. 20], « tous les efforts entrepris doivent êtreguidés par un souci d’équité, afin que tous les groupes de la société progressent » [p. 21] (noussoulignons).

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d’un marabout sénégalais, d’un nomade touareg, d’une nonne sicilienne, d’unentrepreneur japonais, d’un maire de commune basque, d’un chaman kogi, d’unretraité texan et ainsi de suite à l’infini et en introduisant systématiquement lesvariables de sexe, d’âge, de classe, de religion – à supposer qu’on le leurdemande?

Que serait un monde meilleur, et meilleur que quoi, par rapport à quoi, enquoi et pour qui? Aucune de ces questions ne se pose lorsque l’on parle d’unseul monde, car la complexité est évacuée et d’abord celle qui relève des avisdivers et divergents des premiers concernés. Mais qui est concerné? Tout lemonde « en bloc », ou tous « les pauvres » amalgamés dans une même catégorie,ceux qui ont été homogénéisés à l’intérieur de la catégorie « dollar »? « Onpeut tout faire, tout utiliser, et finalement la langue est dégradée à tel point qu’elleest devenue inutilisable. Et alors, en définitive, on devient la proie de toutes lespulsions, des instincts les plus bestiaux, bref, on devient la proie de l’économie »[Valentin, 2001, p. 8].

La conviction affirmée dans la brochure prétend que le jour où les septobjectifs énoncés seront atteints, le monde sera meilleur pour tous, indistinctement.Mais, par ailleurs, le texte oscille entre un monde meilleur pour les pauvres etun monde meilleur pour tous. De toute façon, les objectifs qui définissentl’augmentation de la qualité de vie sont établis selon les critères fixés par lesorganisations internationales.

DÉPROBLÉMATISER LE MONDE ET IGNORERLA RÉALITÉ ENCOMBRANTE

Il y a des questions apparemment toutes simples qui débouchent sur des pro-blématiques complexes. C’est précisément ce qu’un texte consensuel se doitd’éviter à tout prix puisque sa mission consiste à déproblématiser le réel pourle rendre consommable par n’importe qui. Mission impossible car le parler mon-dial, tout mondial qu’il prétende être, est pourtant culturellement marqué.L’auditoire universel comme tel n’existe pas, il correspond à une vue (ethno-centrique) de l’esprit.

Si donc, en regard de chaque énonciation d’objectif, on s’avisait d’adjoindreles questions suivantes : pourquoi cet objectif plutôt que tel autre? Qui en adécidé? Qui sont les premiers concernés? par quoi? Comment le réaliser? aubénéfice de qui? au détriment de quoi? de qui? à quel prix et pourquoi? avecquelles ressources? mises à disposition par qui? pendant combien de temps?avec quel contrôle? etc., l’exercice serait très instructif. Cela dit, on n’aurait paspour autant reproblématisé la question des objectifs à atteindre dans la luttecontre la pauvreté ni énoncé les moyens d’y parvenir.

Il est également possible de déproblématiser une question quelconque enrecourant à cette figure paradoxale qu’est l’autoréférentialité sans référents. Àtitre d’exemple de cette sorte de tautologie élargie, la notion d’ouverture, axiomefondamental du texte. Cette notion (dans le cadre de la lutte contre la pauvreté,

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sur le plan politique et au niveau économique16) assure le Bien, c’est-à-dire labonne gouvernance, la croissance économique et les droits de l’homme. Ellefait partie des « conditions essentielles » pour atteindre les objectifs fixés.L’ouverture est bonne parce qu’elle est ouverture. Ou, encore plus simplement,l’ouverture, c’est l’ouverture. L’efficacité de l’autoréférentialité se mesure à larigidification et à la naturalisation des évidences; elle est ainsi solidaire de lalangue de coton qui « donne l’illusion que l’on ne fait que constater la force deschoses » [Huyghe, 1991, p. 108].

Effectivement, une démocratie ouverte favorise probablement une ouver-ture, mais cette affirmation ne nous renseigne en fait sur rien que sur elle-même comme proposition de nature tautologique. L’ouverture, c’est quandtout le monde participe à tout : traduit dans les faits, cet exercice n’a pas desens17. « La tautologie, c’est le mouvement par lequel le langage se réfléchit àl’infini sur lui-même, sans jamais faire sa part au monde qui inévitablement lenie. Loin de se référer à un type d’énoncé (a rose is a rose is a rose…), elle joueà l’intérieur de chaque discours qui refuse de s’ouvrir au réel » [Rykner, 2000,p. 51-52]. Il ne serait donc pas abusif de considérer de larges portions du textecomme relevant de la forme tautologique, et cela à chaque fois que le discours« refuse de s’ouvrir au réel ». Ce refus s’approfondit lorsque la forme norma-tive se substitue à l’analyse et/ou que l’absence de référent (qui devrait en faitinvalider l’énoncé) est patente18.

Dans le passage qui suit, on observe à la fois une accumulation d’injonc-tions normatives et une série de référents si improbables et si vagues qu’onpeut les considérer comme absents (croissance favorable aux pauvres, accèsplus large des pauvres aux ressources, meilleures possibilités pour les femmespauvres, croissance équitable). L’effet d’irréalité est donc principalement créépar des vocables à faible définition, des référents peu crédibles car excessive-ment flous et un appel à la normativité censée combler le déficit de réalismecongénital au parler mondial : « Croissance favorable aux pauvres. La crois-sance économique en soi ne garantit pas la réduction de la pauvreté – c’est un

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16. Il faudra « […] des marchés ouverts pour le commerce et la technologie » [p. 4], « ouverturedes marchés aux échanges, à la technologie et aux idées » [p. 22], « les pays doivent réduire leurstarifs douaniers et autres barrières commerciales » [p. 22]. Il faut donner des moyens d’action auxpauvres – offrir des possibilités aux femmes, ouvrir l’espace politique pour permettre aux pauvresde s’organiser : « […] Ce type de démocratie ouverte à la participation de tous favorise l’indépendancedu pouvoir judiciaire, l’ouverture de la société civile et la liberté des médias – ce qui peut assurerle respect des droits de l’homme et obliger les gouvernements à tenir leurs promesses et à rendrecompte de leurs actions » (nous soulignons).

17. « Tous les efforts doivent être guidés par un souci d’équité, afin que tous les groupes de lasociété progressent » [MMPT, p. 21].

18. « Or, l’existence d’un référent, identifiable avec plus ou moins d’évidence, a dans leprocès de communication une fonction pragmatique essentielle : celle de valider l’énoncé. Ellepermet en effet au destinataire d’accepter l’énoncé comme un discours vrai, en constatant la conformitéde son contenu avec l’état des choses » [Berrendonner, 1981, p. 110-111]. C’est précisément cequ’ont contesté les représentants des ONG à Genève à propos de l’ensemble du texte. Il y avaitdésaccord sur la nature des référents et leur existence.

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facteur absolument essentiel pour la soutenir à long terme. Il faut que la [cette]croissance soit favorable aux pauvres. Il faut qu’elle crée davantage de possi-bilités d’emploi productif et bien rémunéré pour les pauvres. Il faut qu’elle donneaux pauvres un accès plus large aux ressources pour qu’ils puissent exploiterleur potentiel productif et subvenir à leurs besoins. Il faut aussi qu’elle soit équi-table et crée de meilleures possibilités pour les femmes pauvres. Des mesuresdevront donc être prises pour renforcer les droits fonciers des femmes, accroîtreleur pouvoir de négociation et élargir leur accès au crédit, à la formation et auxtechnologies nouvelles » [MMPT, p. 21].

L’extrait qui porte sur la « croissance favorable aux pauvres » est composédans son entier de douze phrases, qui sont toutes normatives à l’exception dela première. Six débutent par « il faut », « il faudra » ou « il importe », quatreutilisent le verbe « devoir ». Dans l’ensemble de cette section relative aux objec-tifs, sur 48 phrases autonomes, 31 comportent le verbe falloir ou devoir (cer-taines assurent leur nature normative au travers de la mise en avant du caractère« essentiel » ou « indispensable » de l’action ou des conditions de celle-ci). Dansles textes autoritaires, unanimistes ou représentatifs d’une volonté collective,le « il faut » a remplacé le « je pense que », lequel met en lumière la fragilitédes propos avancés19.

Dans un autre extrait, on voit à l’œuvre l’effet de renforcement mutuel desréférents « rêvés » (tautologiques, c’est-à-dire fruits d’une clôture du discourssur lui-même) et du recours à l’injonction normative qui se substitue au poli-tique, à la méthode, à l’éthique : « Ces objectifs20 peuvent être atteints, c’estincontestable. Mais ce sera un dur labeur, et pour y réussir, il faudra avant toutdes voix plus fortes pour les pauvres, une croissance et une stabilité économiquesfavorables aux pauvres, des services sociaux de base pour tous, des marchésouverts pour le commerce et la technologie et un volume suffisant de ressourcespour le développement, bien utilisé » [MMPT, p. 4]. Dans le champ normatif,non seulement les formes verbales (devoir, falloir, il importe, il est essentiel,indispensable de, etc.) foisonnent mais également ce que Marc Abélès nommeles « sémantiques injonctives » et « qui frayent la voie à une normativité nouvelle »[Abélès, 1999, p. 508].

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19. « Là encore le langage, en l’espèce le discours politique, traduit bien ce phénomène dansle passage de l’indicatif (“je pense que”) à l’impératif (“il faut que”). Toute contestation de la parolede l’élu équivaut alors à une mise en cause de l’unité du groupe (le Peuple, la Nation). Cette stratégierhétorique – “l’effet d’oracle” – est révélatrice : elle offre au porte-parole la possibilité de prendreà son compte la transcendance du groupe, tout en jouant de la dénégation (“ce n’est pas moi quiparle…”) » [Abélès, 1990, p. 247].

20. Qui sont : réduire de moitié, entre l990 et 2015, la proportion de la population qui vit dansl’extrême pauvreté; scolariser tous les enfants dans l’enseignement primaire d’ici à 2015; progresservers l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes; éliminer les disparités entre les sexes dansl’enseignement primaire et secondaire d’ici à 2005; réduire des deux tiers les taux de mortalitéinfantile et juvénile entre 1990 et 2015; mettre les services de santé en matière de reproduction àla disposition de tous ceux qui en ont besoin d’ici à 2015; appliquer des stratégies nationales axéessur le développement durable d’ici à 2005 de manière à réparer les dommages causés aux ressourcesenvironnementales » [MMPT, p. 5].

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Adhérer à la lutte contre la pauvreté, c’est du même coup croire en la notiond’une « croissance favorable aux pauvres », être en faveur d’une « ouverturedes marchés », prôner la mise en place de « filets sociaux » et considérer commeévident le concept de « capital social ». Propres à la Banque mondiale, ces notionsnomadisent plus largement dans d’autres champs de discours. Le texte consi-déré avalise un vocabulaire au sujet duquel les responsables de quatre orga-nismes internationaux se sont mis d’accord.

L’injonction faite à tous les partenaires de s’engager dans « une croissancedurable plus rapide qui favorise les pauvres » [p. 2], « une croissance écono-mique viable » et qui « ne porte pas atteinte aux ressources naturelles néces-saires à la vie des générations futures sur notre planète » [p. 21] est unecontradiction dans les termes. Entreprise suicidaire, car même s’il est questionici d’une « croissance viable » – non définie –, celle-ci reste, en principe, infi-nie. Or, il n’est simplement pas possible que tous les pays s’engagent dans unecourse à la croissance économique qui soit à la fois plus rapide, durable, viableet respectueuse des ressources naturelles et des générations futures. Croyanceirresponsable en la croissance comme moteur principal de la lutte contre lapauvreté, course à la croissance qui alimente la concurrence à mort à l’échelledu globe. Le monde est fini, et le traiter, à travers la sacralisation de la crois-sance, comme indéfiniment exploitable, c’est le condamner à disparaître ; onne peut en effet à la fois invoquer la croissance illimitée et accélérée pour touset demander à ce que l’on se soucie des générations futures. L’appel à la crois-sance et la lutte contre la pauvreté sont littéralement parlant des formules magiquestout autant qu’elles sont des mots d’ordre et des mots de passe(-partout). C’estl’idée magique du gâteau dont il suffit d’augmenter la taille pour nourrir tout lemonde, et qui rend « innommable » la question de la possible réduction des partsde certains. On le sait, la magie s’exerce par effet de ressemblance en médecine,en sorcellerie et/ou par effet de répétition (incantation, récitation de formulesrituelles, etc.). Les notions magiques (et sacralisées) telles que la croissance,spécialement rassembleuses car prétendument valables pour tous, s’enracinentdans l’effet de répétition. Elles créent, par leur litanie, un écran à la réflexion;pire, elles l’entravent. « Je répète, donc je prouve, et puisque tout le monde lepense, c’est qu’il y a une bonne raison à cela. » Les discours internationaux àlarge audience ne font souvent que cela : répéter, en donnant l’illusion de la nou-veauté lorsqu’ils lancent une nouvelle expression : « Lutte contre la pauvreté »en lieu et place du « développement ». Or, il ne suffit pas de consacrer unenouvelle expression pour forger un concept opératoire.

TOUJOURS PLUS DE TOUT ET LE MONDESERA MEILLEUR POUR TOUS

Se voulant par endroits descriptif et affirmatif dans sa forme, le texte est aussi– nous l’avons vu – normatif de part en part. « La mondialisation offre d’im-menses possibilités aux pays en développement – de meilleurs moyens d’utiliser

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les connaissances mondiales, des technologies plus perfectionnées pour fournirdes biens et des services, un accès plus large aux marchés mondiaux » [MMPT,p. 22]. Ce constat est suivi de cinq phrases qui dictent les comportements àadopter par les pays pour réaliser la mondialisation. Chacun de ces syntagmescomporte le verbe devoir à la troisième personne du pluriel : « ils doivent… »

Toute langue possède à son actif des axiomes naturalisés, propres à uneépoque et à une culture données. Ils n’ont pas besoin d’être explicités en tantque tels, car ils sont présupposés et sont de ce fait structurellement, automati-quement et autoritairement soustraits à la discussion. Ils jouissent d’une impu-nité totale puisque leur particularité est de rester clandestins. À titre d’exemple,le présupposé axiomatique selon lequel « plus, c’est nécessairement mieux »(voir l’extrait cité ci-dessus) est au fondement d’une croyance profondémentancrée dans la culture occidentale (plus de biens de consommation en plus grandevariété, plus de technologies, plus de rapidité, plus d’information, plus de com-munication… c’est forcément mieux). Comment se rendre sensible aux situationsoù « moins, c’est mieux » et « assez, c’est déjà beaucoup21 »?

Il faut plus de croissance et qu’elle soit plus rapide, affirment ailleurs lesauteurs. Le « plus » engendrant « l’encore plus » partout où cela semble pos-sible, pour avoir plus de croissance, il faut plus d’ouverture économique (surles marchés) et politique (davantage de démocratie), plus de libertés (droits del’homme et médias), mais aussi plus de productivité (économique) et plus departicipation (des femmes, des minorités, des pauvres). Les pauvres, les femmesparticiperaient moins que les autres, mais à quoi? Ou est-ce que les femmes etles pauvres devraient participer plus, sous-entendu : à la vie démocratique?

Ainsi le texte est en conformité totale avec les valeurs essentielles de laculture occidentale. Comme le montrent Lakoff et Johnson [1985], les valeursfondamentales d’une culture se retrouvent mobilisées par des métaphores indé-tectables parce que complètement intégrées au langage, au même titre que desprésupposés. Ils citent entre autres les métaphores de spatialisation (le haut estprivilégié, le bon est en haut, le vrai aussi ainsi que le plus de…, avec pour cedernier cas des restrictions : en effet, nous ne saurions vouloir plus de ce qui estmauvais). « L’avenir sera meilleur » est une des formulations du concept de pro-grès. « Vous en aurez plus à l’avenir » s’applique aussi bien à l’accumulationdes biens qu’à l’augmentation des salaires [p. 32]. Les métaphores structu-relles proviennent de comportements liés à des pratiques et à des expériencesculturellement déterminées. Tout ce qui ne correspond pas à ces axiomes cachésdans les métaphores structurelles propres à une culture sera par conséquentabsent, masqué ou émasculé.

La prévalence de métaphores guerrières (ainsi que l’omniprésence dans ledocument de cibles stylisées) est structurelle du parler mondial comme l’est le« toujours plus, c’est toujours mieux ». Elles constituent une façon de mimer la

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21. Le n° 9 (1er semestre 2000) des Cahiers de médiologie, « Less is more : stratégies du moins »,traite des stratégies de la médiation qui consistent à « mettre plus dans le moins » [p. 3] plutôt qu’ilne fait l’apologie du « moins » en tant que tel… Le « moins » dans ce cahier s’apparente au light,à la légèreté.

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performativité en faisant preuve d’une combativité par la violence du langage(stratégie, objectifs, lutte, défi, vaincre, se battre, atteindre des cibles, progres-ser, dépasser les obstacles, mener des campagnes, etc.). Elles font penser à unetentative de compenser, par leur dynamisme guerrier, l’écart béant entre l’idéal-promesse d’un monde meilleur pour tous et les réalités économiques et poli-tiques qui, elles, désignent un monde plus dur pour la majorité de ses habitants.

Ces métaphores du mouvement et de la lutte sont consubstantielles à l’idéalde croissance comme objectif et comme moyen, et à celui de la pauvreté commeobstacle. Une sorte de leitmotiv implicite et contradictoire court en filigrane toutau long du texte : « C’est comme ça parce que ce n’est pas autrement, mais si onfait ceci et cela, le monde sera meilleur pour tous. » Qu’est-ce qui ne peut êtreautrement? L’obéissance au dogme obligatoire de la croissance comme condi-tion de la lutte contre la pauvreté, le caractère obligé de la croyance dans la néces-sité d’une « mobilisation infinie » [Sloterdijk, 2000]. Cette mobilisation ne vautpas pour la seule croissance économique. Le « plus » (de tout : de rapidité, decommunication, de mémoire informatique, de variété d’objets quasiment iden-tiques mais apparemment différents, de longévité, d’émotions fortes, etc.) entraînede fait, et souvent de force, des pans entiers de la vie sociale dans cette follecourse-poursuite. Le monde animal, la nature en général – dont les gènes, pro-mus au rang de « ressources » manipulables et rentabilisables – sont égalementdonnés en pâture au marché, recrutés comme à l’armée. Sous le coup de cettegalvanisation générale de tout le vivant, et l’allure à laquelle la mobilisation s’ac-célère, la notion du « mieux » que ce « plus » était censé apporter se perd en che-min. Ainsi, en oubliant de s’interroger sur la nature de ce « mieux » écrasé sousle pas de charge des coursiers du profit, le seul mouvement d’un changementrépétitif l’emporte : toujours plus de plus et le monde sera mondialisé. Meilleur?Meilleur que quoi, meilleur pour qui? Mieux vaut répéter les questions les plussimples, en apparence, car la réflexion qu’elles pourraient susciter (ne parlonspas de « réponses » ni de solutions) concerne, pour faire bref, l’approfondissementdes inégalités sociales et la survie de la planète à terme.

LA SUBSTITUTION DU FAIRE PAR LE DIRE : PROPOS CONCLUSIFS

« Quand dire, c’est faire » et que « dire, c’est aussi ne pas faire22 » : le textepourrait répondre à ces deux descriptions apparemment antithétiques. Il est eneffet performatif (il fait en disant) notamment par le biais de la promesse impli-cite, mais il substitue parfois le dire au faire lorsqu’il dit pour ne pas avoir à faire.

En intitulant la plaquette Un monde meilleur pour tous, les auteurs avancentune affirmation qui tient lieu de promesse, savant mélange de bienfaisance etde bienséance internationales. D’une part, ils font acte de foi à l’égard d’untour de force (un monde meilleur pour tous), et de l’autre, ils énoncent une

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22. Cf. J.-L. Austin, Quand dire, c’est faire [l962], et Alain Berrendonner, Éléments de pragmatiquelinguistique [1981] : le chapitre 3 est intitulé « Quand dire, c’est ne rien faire, ou Actes de langage,gestes, et métacommunication ».

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promesse implicite : si ce que nous préconisons est mis en œuvre, alors un mondemeilleur pour tous verra le jour. Tel est le performatif majeur du texte dontdécoulent tous les autres.

Selon Berrendonner [1981, p. 23], « si un acte est impossible à accomplir,alors, dire qu’on l’accomplit équivaut à l’accomplir ». Ce cas très particulier deperformatif nous renvoie à de nombreuses déclarations et à certains documentsémanant des organisations internationales. C’est une chose que de déclarer desintentions, et de faire appel à la volonté de tous les partenaires dans le déve-loppement. C’en est une autre que d’envisager les bouleversements considé-rables, les changements dans les mentalités et les politiques indispensables sices intentions ont vocation à ne pas rester de simples bonnes intentions. Maistout se passe comme si déclarer, dire, était mieux que de ne rien dire, et que fina-lement, dans ces cas-là, dire équivaut à accomplir. L’acte ne sera alors « que »de langage, la langue comme « système de suppléance23 » se sera substituée àl’action. L’effet de l’énonciation est un ersatz d’action. En d’autres termes,tout se passe comme si l’effet d’énonciation se substituait à l’action elle-même, considérée comme réalisée parce qu’énoncée.

Par ailleurs, ce qui a été écarté du texte – à savoir, les acteurs concrets, lesdéfinitions précises, l’analyse des causalités, celle des logiques à l’œuvre, laconceptualisation nécessaire, les notions de rapport de force, de justice etd’injustice sociale, etc. – invalide à l’avance non seulement la possible réali-sation de la promesse contenue dans le titre, mais aussi la capacité d’unecompréhension du monde dont nous faisons partie.

En cela, les lacunes permettent de laisser dire pour ne rien avoir à faire, delaisser faire sans que rien ne soit dit, de dire pour ne rien avoir à faire. Ce sontde véritables trous qui, dans le texte, font office de trappes dans lesquelles tombetout ce qui pourrait donner sens au reste, à l’ensemble.

Au terme de ces quelques pages, certains lecteurs objecteront : après tout, ilne s’agit que d’un texte, un parmi beaucoup d’autres; n’est-ce pas lui accordertrop d’importance que de le prendre ainsi pour cible de la critique? Le docu-ment n’est-il pas de toute façon déjà oblitéré par d’autres discours écrits ou pro-férés à la faveur d’un autre sommet mondial, d’une nouvelle décennie internationale,d’une déclaration solennelle proclamée à l’aube (sic) du troisième millénaire?

Il faut donc en conclusion relever brièvement deux points à propos de ce quiest en jeu ici. Premièrement, c’est du langage qu’il s’agit. Les mots creux, lesformules stéréotypées24, le vocabulaire indigent ou formaté du parler mondialportent atteinte à la richesse et à la complexité du réel, drapent les probléma-tiques dans un voile d’indifférence. Forme et contenu s’annulent l’un l’autre.Cette atteinte au langage comme créateur et véhicule du sens menace la fragile

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23. L’expression est de Berrendonner. Nous ne souscrivons pas pour autant à son analyse dela performativité qui tente de faire pièce à celle de J.-L. Austin et de Searle.

24. Un tour sur les sites informatiques où se trouvent ces documents internationaux estédifiant à et égard. On y découvre un véritable kit de formules qui valent pour les situations et lesorganisations les plus diverses.

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faculté des hommes à vivre en société. Le second est relatif au mépris dessujets sociaux que le texte expose, conséquence de son refus de s’ouvrir auréel. C’est à ce prix que le consensus recherché est finalement obtenu.

Restent une série de questions qui ouvrent sur d’autres problématiques : y a-t-il des lecteurs pour ce genre de « littérature »? Comment se fait-il que ce typede document continue à foisonner alors que leurs auteurs institutionnels ne croientpas vraiment à ce qu’ils écrivent? Qui est dupe dans cette affaire, qui y croit?On sait bien que les institutions internationales cherchent d’abord à se reproduirecomme institutions; mais alors, quel est le rôle exact du parler mondial dans cetteentreprise? Un rôle similaire à celui du Grand Parler du chef guarani dont estpar définition exclu le sens mais qui – socialement – fait sens? Cette explicationfonctionnaliste suffit-elle à expliquer l’impunité du parler mondial? Y a-t-il uneautre raison, et si oui laquelle, à écrire des textes qui ne sont pas lus?

Mais d’abord, retrouver le courage d’une pensée à risque qui fasse tournerles évidences sur leurs gonds et ouvre un horizon cognitif et politique différent.Et dans les pays dits développés, réfléchir aux promesses contenues non dansla croissance infinie, mais dans une démobilisation qui serait préalable à l’éta-blissement d’une autre répartition des richesses et à des rapports différentsavec la nature. Reste à chercher, comme y incite le philosophe allemand, une« langue de la démobilisation » pour casser le moule d’une pensée prise dansles rets d’une fable obligatoire et mortifère.

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UNE SOCIÉTÉ MONDIALE?

par François Fourquet

CONSIDÉRER LA MONDIALISATION DU POINTDE VUE DE LA SOCIÉTÉ MONDIALE

Dans la question posée par la Revue du MAUSS sur « l’autre mondialisa-tion », l’adjectif économique est sous-entendu. Or la mondialisation « écono-mique » est une vue de l’esprit. Il n’existe qu’un mouvement protéiforme etfoisonnant de mondialisation des flux de toutes sortes qui sont autant de « faitssociaux totaux », pour parler comme Marcel Mauss, c’est-à-dire qui contien-nent, chacun, tous les aspects ou institutions de la société, ou du moins un grandnombre : vie matérielle, monnaie, économie, culture, religion, art, bref tout cequi fait de cette société une civilisation.

La question initiale devient alors : une autre mondialisation de la sociétéest-elle possible? Mais quelle société? La société mondiale! Considérer la mon-dialisation comme un simple aspect de la formation d’une société mondialen’est pas tautologique. C’est beaucoup plus que le rapprochement des écono-mies nationales, ou l’intensification de leurs échanges ; c’est un mouvement àl’œuvre depuis des millénaires, qui a commencé bien avant que ne soient ins-tituées les sociétés nationales, qui traverse et travaille celles-ci de l’intérieur, etqui continuera après leur dépérissement. Les nations sont des « quasi-sujets1 »qui n’apparaissent comme des entités cohérentes que sur la scène internatio-nale. En réalité elles sont rongées depuis leur naissance par des flux mondiauxque leurs États s’efforcent en vain de contrôler depuis le Moyen Âge, en mêmetemps que le Saint Empire romain germanique se désagrégeait et que lapapauté était priée sans ménagement de renoncer à sa prétention hégémonique.

Pour avoir exposé maintes fois cette vision, je sais qu’elle ne convainc pas!On me dit que j’exagère, que la société mondiale n’est pas pour demain. On metient pour idéaliste, ce qui me surprend toujours, tellement est pour moi évi-dente, au terme d’un long parcours de recherche, la prévalence active du

1. Un quasi-sujet est une institution, un groupe, une profession, une classe, une nation, brefun ensemble collectif auquel un chef, une équipe dirigeante prêtent leur pensée, leur parole et leurvolonté, donnant ainsi l’illusion d’une subjectivité de l’ensemble. La subjectivité est d’un côtéillusoire : une classe, une nation ne pensent pas et n’ont pas de volonté, on ne les rencontre pasdans la rue, ce sont des fictions pratico-inertes, comme dit Sartre; il n’existe physiquement que desindividus. D’un autre côté, ces ensembles sociaux ont une consistance ontologique, ils sont réelsen quelque manière, ils interviennent, agissent ou réagissent : ce sont des quasi-sujets. Le quasi-sujet peut être par exemple, une personne morale juridique, mais plus encore : il est vivant, il déploiedes degrés variables de subjectivité, d’énergie, d’activité, d’influence et d’efficacité sociale. AlainCaillé [1993] a formalisé une intuition du même genre en 1990. La « quasi-subjectivation » na-tionale s’opère grâce à la cristallisation de millions d’identifications des citoyens à la nation, laquellese donne à voir comme une personne fictive (« the community is a fictitious body », écrivait Bentham)sur la scène fantasmatique de l’histoire.

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monde sur ses parties. Je vais donc essayer à nouveau de montrer ce que jevois, avant de répondre dans un cadre pertinent aux questions posées par la Revuedu MAUSS.

I. EXISTE-T-IL UNE SOCIÉTÉ MONDIALE?

En 1997, dans la Revue du MAUSS, je m’interrogeai sur l’existence d’uneentité pourtant tenue pour véridique, le capitalisme, et ma réponse fut non2. En1998, je me demandai s’il existait une société mondiale, et je répondis queoui3; j’avais sollicité la littérature sociologique de langue française et n’y avaispas trouvé grand-chose4. À vrai dire, les deux questions sont liées : le capitalisme

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2. Le mot « capitalisme » est trompeur, même justifié pour des tas de bonnes raisons, mêmeconsacré par Braudel, un des mes maîtres [1979, t. II, p. 201 sq.]. Il donne à voir une entité dy-namique et avide de profit, de conquête et de domination. Il reste marqué par sa naissance marxienne.On abstrait artificiellement de l’ensemble de la société une série d’institutions économiques, lesgrandes firmes et leurs dirigeants, qu’à la rigueur on pourrait appeler « capitalistes » par commo-dité de langage, on les agrège et on en fait un quasi-sujet tout-puissant susceptible d’agir bien oumal, repoussoir commode de l’idéal communiste. Maintenant que celui-ci a implosé, on pourraitlaisser ce diable social s’évanouir dans la nature. Mais non, on en a encore besoin : n’est-ce pas luiqui se dissimule derrière la mondialisation? Les « anti-mondialisation » se disent parfois « anti-capitalistes »; le désastre de la société communiste n’a pas fait changer d’avis ceux qui ont besoinde contester et de détester un ennemi imaginaire.

3. Idée d’une société mondiale. La première version de cet article a été présentée en octobre1998 devant un public d’économistes de l’université Paris-VIII à Saint-Denis, maintenant regroupésau sein du Laboratoire d’économie dionysien (LED). Elle s’appuyait sur une esquisse plus étofféequi distinguait la « société politique mondiale » (celle des États) et la « société civile mondiale »,apparue pour la première fois en juin 1992 au Sommet de la Terre, dans les rencontres informellesdu Forum global de Rio de Janeiro. J’en saluai la naissance dans un essai sur les valeurs occidentales[1993] et dans la Revue du Mauss [1994]. En juillet 2000 à Québec, j’ai présenté l’article dans unecommunication au congrès de l’Association internationale des sociologues de langue française(AISLF) dont les actes ont été publiés (sans mon texte!) en 2001 par Daniel Mercure (Une sociétémonde. Les dynamiques sociales de la mondialisation, Quebec, Presses de l’université de Laval).

Une société mondiale ou une société-monde? J’en profite pour préciser un point de vocabu-laire. L’expression « une société-monde », thème de la rencontre de Québec, fait écho à « l’économie-monde », terme inventé par Fernand Braudel en 1949 et problématisé en 1979 pour désigner « unfragment de l’univers, un morceau de la planète économiquement autonome », formant « un universen soi, un tout ». Pour moi, l’économie-monde braudélienne est l’aspect économique d’une« civilisation » (européenne, musulmane, indienne, etc.), ensemble bien plus large qu’une sociéténationale. Or ce concept braudélien, opératoire jusqu’au XIXe siècle, devient problématique dèslors que l’économie-monde européenne, absorbant les autres économies-monde, devient l’économiemondiale tout court. C’est pourquoi j’emploie le terme « société mondiale » pour désigner ce quien train de se créer à l’échelle planétaire.

4. La sociologie n’étudie guère la société mondiale. Je suis cependant redevable à un spécialistedes relations internationales, Philippe Moreau-Defarges [1997, 1998], à deux sociologues, BertrandBadie et Marie-Claude Smouts [1995], à un géographe, Jacques Lévy [1996]. Je ne connaissais pasà l’époque Terre-Patrie publié par Edgar Morin en 1993, plein de vues novatrices, qui dépassel’approche sociologique par une vision planétaire et philosophique du destin de l’humanité. ArmandMattelart a publié un petit livre sur la mondialisation de la communication [1996] suivi d’unestimulante histoire critique de « l’utopie planétaire » [1999]. L’idée flottait sans doute dans l’air ¤

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n’existe que si l’on unifie les flux, classes et firmes multinationales en unquasi-sujet qui semble voler de ses propres ailes et fonctionner selon ses propreslois depuis qu’au début des Temps modernes, il s’est, selon toute apparence,séparé de la société. Cette manière de voir justifie ainsi les analyses majeuresde Marx et de Polanyi : pour le premier, le mode de production capitaliste a briséles anciens liens sociaux et conquiert la planète (le capitalisme contre les tra-vailleurs); pour le second, le marché autorégulateur s’est « désinséré » (disem-bedded) de la société et la soumet à ses lois (le marché contre la société) [Polanyi1944, p. 88].

Les œillères de la connaissance étatique

Pour un observateur non engagé dans les disputes académiques, il n’existepas de domaine autonome appelé « économie » (en tant qu’objet social) et dontles lois seraient décryptées par l’économie (en tant que discours). L’économien’est qu’une partie de la société. Cette idée n’est pas originale : elle a été esquis-sée en 1923 par Marcel Mauss, dans son Essai sur le don. Nous sommes ainsiconduits à réfléchir sur le thème classique « économie et société ». Maisqu’est-ce que la société? Les sciences sociales ont des critères qui permettentde distinguer une « société » d’un autre type de groupe social, la famille parexemple. Mais elles rencontrent une difficulté fondamentale, épistémolo-gique : implicitement, elles se situent à l’intérieur d’une société en général, dontle portrait-robot est construit à partir de traits empruntés à l’observation empi-rique. Comme il s’agit de sociétés modernes, ce portrait-robot est presque tou-jours celui d’une société nationale installée au centre de la scène et coiffée d’unÉtat qui la surplombe et incarne sa souveraineté ; le monde entier n’est plusqu’un décor, ou, parfois, disparaît dans les coulisses.

Les sciences sociales nous proposent donc une société nationale abstraite,un modèle, sans se rendre compte qu’elles enferment leur vision dans les œillèresde ce que j’appelle la théorie étatique de la connaissance, c’est-à-dire produitepar l’État, calquée sur son organisation institutionnelle, diffuse dans l’ensemblede la société, et organisant par avance le cadre de pensée des individus. Or laconnaissance étatique du monde est très particulière et très limitée. Elle a beau-coup de mal à englober l’État lui-même, à se hisser sur un poste d’observationplus élevé, à contempler un champ mondial plus large que celui de l’État, pluscomplexe (contenant des phénomènes mal ou non enregistrés par les appareilsadministratifs) et temporellement étiré sur une longue durée. Elle est quasi-ment incapable de voir, simplement voir, les phénomènes et flux mondiaux quipassent sous, sur ou à travers les mailles des frontières nationales. Le monde

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¤ du temps, puisque c’est sur le thème de la « société-monde » que l’AISLF a tenu en 2000 uncongrès auquel j’ai pu participer, bien que n’étant pas de la famille (cf. note précédente). EdgarMorin, qui y participait aussi, a poursuivi son entreprise dans le volume 5 de La Méthode [2002],qui vient de paraître, et où il consacre un chapitre à la société-monde (j’en rends compte dans larubrique Lectures de ce numéro). Cette année aussi, Denis Duclos a publié Société-monde. Le tempsdes ruptures (La Découvert/MAUSS).

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qu’elle donne à voir est composé de territoires juxtaposés comme les piècesd’un puzzle, tels qu’on les voit sur une carte politique de la planète. Politiquement,ce monde est une assemblée de nations, personnes collectives munies de conscienceet de volonté, formant une société des États-nations ; le mondial est réduit àl’inter-national; il y manque tout ce qui échappe aux relations inter-étatiques.

En dernière analyse, l’idée d’une société nationale abstraite, c’est-à-direcoupée, isolée des relations extérieures qui font d’elle ce qu’elle est, non seu-lement n’a aucun pouvoir explicatif, mais est une illusion qui empêche d’aper-cevoir la réalité. Certains historiens modernes se sont affranchis de ce modèleen adoptant une vision mondiale : Pirenne, Toynbee, Braudel, Chaunu… Ilss’évadent du cadre national ou international et cherchent à comprendre le mondedans son ensemble, dans sa plus vaste étendue et sa plus longue durée. Lorsqu’ilsétudient une société particulière, c’est un réflexe pour eux de la réinsérer dansle flux mondial des événements, de la situer dans son contexte planétaire.

Un postulat primordial

Voilà qui m’amène à proposer un postulat primordial : il n’y a pas d’autreréalité sociale que l’humanité considérée dans toute son occupation géogra-phique (l’oikouménè, qu’on pourrait traduire par « écomène », la planète habi-tée) et toute son aventure temporelle (depuis sa naissance en Afrique). C’est unpostulat que je ne peux démontrer; en science sociale, on ne peut d’ailleursrien « démontrer », on ne peut que montrer. Il s’est peu à peu imposé à monesprit au cours de mes recherches, et je l’ai constamment vérifié sur le terrain,notamment sur celui du développement local. Depuis, il me sert de guide. Ilcomporte des corollaires qui, tous, peuvent être réfutés. Je les présente donc,avec prudence, un peu comme des principes de méthode.

1) Existence : le tout existe dans les parties, et c’est justement ce qui faitque les parties peuvent entrer en relation. Cette idée a été théorisée par MarcelMauss sous le concept de « fait social total » et par Edgar Morin sous celuid’« hologramme ».

2) Prévalence : le tout prévaut sur les parties. Aucune partie de la réalitéhumaine (une période historique, une société particulière, un champ social)n’est intelligible en elle-même, car elle tient son existence de sa relationconcrète au tout.

3) Co-présence : les parties sont présentes (ou coexistantes) les unes dansles autres en quelque manière. J’ai appelé ce principe (qui résulte d’ailleurs duprécédent) « inhérence réciproque » ou « mutuelle » : les parties naissent à plu-sieurs au sein d’un tout qui les imprègne, qui est leur milieu commun, et quifait que lorsque deux d’entre elles se découvrent, elles sont déjà l’une dansl’autre, fût-ce de manière ténue, fût-ce à leur insu, car elles croyaient êtres sépa-rées [cf. Fourquet, 1989, p. 19]. S’il y a un inconscient collectif, c’est bien celui-là : l’humanité est une, elle l’a toujours été, mais elle l’a oublié.

4) Précédence : dans l’histoire, le tout précède les parties. Les parties nais-sent souvent de la décomposition du tout et non le tout par addition ou

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agglomération des parties; par exemple, les nations européennes sont nées dela fragmentation de la chrétienté médiévale. Et si la mondialisation semble pro-céder par agrégation des parties, c’est que la société mondiale existe déjà enquelque manière; la mondialisation institutionnelle visible et matérielle marchesur les traces d’une mondialisation subtile qui, sans bruit, a déjà occupé leterrain et les esprits. Cette idée, qui en fait sursauter plus d’un, est la pluscontestable : comment prouver l’existence de ce qui n’est pas visible?

5) Scepticisme : les recherches partielles sont utiles, mais n’ont aucune véritépar elles-mêmes; comme l’accumulation de tous les discours scientifiques enun seul discours est impossible, la réalité sera toujours inaccessible. La clause« toutes choses égales d’ailleurs » est inutilisable en science sociale, où « ailleurs »n’est jamais immobile.

Une interprétation de la disembeddedness

Cette démarche paraîtra excessive aux économistes s’intéressant à la mon-dialisation. En quoi leur est-elle utile? D’un haussement d’épaules, ils irontvaquer à leurs affaires, ou s’ils sont courtois, ils prendront la peine d’objecterqu’il est plus raisonnable d’isoler un champ d’intelligibilité spécifique et d’yexercer la puissance de la raison, et que la compréhension globale est une chi-mère. Pour bien marquer le champ, voici trois propositions inspirées par lepostulat primordial que je viens de présenter :

1) l’économie n’est pas un objet autonome muni de ses lois propres, doncintelligible par lui-même; c’est le nom donné à ce qui apparaît lorsqu’on éclairela société par un projecteur dont la lumière est filtrée par la grille des mots dudiscours économique ; c’est un simple aspect créé, organisé, « construit » parcette grille et privé de toute réalité autonome;

2) il n’existe aucune société autonome par rapport au reste du monde; nonseulement l’économie nationale n’a aucune existence propre, mais la sociéténationale n’en a pas non plus ; il n’existe qu’un ensemble mondial composéd’une multiplicité de groupements sociaux et de flux entremêlés; cet ensemble,c’est la société mondiale;

3) la société mondiale prévaut sur les sociétés particulières; leur destin n’estpas intelligible sans cette dépendance au tout, car elles sont entraînées depuisles origines de l’humanité dans un flux cosmique global qui les rend, nonseulement aujourd’hui mais dès l’origine, interdépendantes.

Ces repères m’ont permis de sortir de ce que je crois sincèrement êtrel’illusion marxienne et polanyienne pointée plus haut. Après Marx, Polanyiobserve que, depuis le XVIe siècle, l’économie s’est autonomisée, désinsérée dela société. En fait, cette disembeddedness n’est apparente qu’à l’échelle natio-nale : la politique nationale reste centrée sur le territoire (par les votes, la scènepolitique, les journaux, etc.) tandis que, depuis le haut Moyen Âge, les flux mar-chands et culturels ne cessent de se mondialiser. Il y a donc autonomisation parrapport aux sociétés nationales, mais en aucune manière par rapport à cettesociété mondiale en formation.

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La mondialisation, un processus plurimillénaire

Pour comprendre l’histoire de la mondialisation, je me sers des conceptsproposés par les historiens, en particulier par Braudel et Toynbee : l’économie-monde, la longue durée, la civilisation. La difficulté est de mesurer la nature del’interdépendance évoquée dans la troisième proposition. Entre une société pri-mitive de chasseurs-cueilleurs africains et la société urbaine de Sumer, disonsvers 2500 avant J.-C., il y avait sûrement moins d’influence réciproque qu’entrele Nigeria et l’Irak d’aujourd’hui. D’accord. N’empêche, l’hypothèse est radi-cale, surtout s’il se confirme que l’Afrique orientale a bien été le berceau del’humanité primitive qui a ensuite essaimé à travers la planète : la société mon-diale a toujours existé, même si les flux entre ses éléments étaient ténus au pointd’être invisibles. Une simple information, transférée d’un endroit à l’autre dela Terre, peut provoquer des bouleversements sans invasion militaire, sans expor-tation commerciale significative, sans migration mesurable, sans rien ; enfin,presque. L’histoire est pleine de ces mystérieuses influences à distance trans-mises par des vibrations aussi légères que le battement d’ailes du papillon de lathéorie du chaos.

L’histoire économique a connu des phénomènes de ce genre. L’économistesoucieux de comprendre la mondialisation actuelle ne peut limiter son regard àla période inaugurée par l’abandon de la convertibilité-or du dollar (1971) et lepremier choc pétrolier (1973). Il lui faut remonter plus loin dans le temps. Maisc’est quoi, « plus loin »? L’hégémonie américaine depuis 1945? Son installa-tion hésitante dans les années vingt? Sa prise en charge de l’héritage anglais?Oui! Faut-il alors remonter à la révolution industrielle? Bien sûr, mais celle-ciapparaît, si on y regarde de plus près, comme l’accélération d’une croissanceamorcée dans les limbes du Moyen Âge, et comme un aspect particulier d’unemutation tous azimuts de la société européenne qui, depuis les GrandesDécouvertes, s’est en partie mondialisée. Et le capitalisme, où situer son ori-gine? Au Moyen Âge, dans les cités-États italiennes? Sans doute; mais com-ment comprendre leur surgissement sans les confronter à la conquête arabe etsans remonter à l’Antiquité? La chaîne des influences est sans fin.

Ce sondage suggère que la mondialisation est bien celle de la société toutentière. L’interdépendance des phénomènes sociaux remonte aux origines del’humanité; elle appelle une histoire de la mondialisation, avec ses accélérations,ses pauses, ses reculs, ses crises, ses formes à chaque fois particulières5. Du reste,cet effort est peut-être vain, car le présent n’est pas le résultat inerte du passé6.

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5. Une histoire de la mondialisation est le titre d’un polycopié écrit dans le cadre d’un coursd’histoire des faits économiques [2000a]. J’en ai exposé la méthode et les principaux conceptsdans « Une géohistoire de la mondialisation » [2000b].

6. Vanité explicative de l’histoire? Cette enquête historique est peut-être inutile : qu’est-ce quiprouve que la clé du présent soit dans le passé? La causalité s’exerce-t-elle ainsi à l’infini? La sociétéhumaine fonctionne peut-être comme un jeu, par exemple les échecs ou le go, où peu importe lamanière dont les joueurs ont abouti à cette configuration : l’issue du coup qui va être joué ne dépenden aucune manière de l’histoire des coups précédents; de même, en linguistique, l’évolution dusystème phonématique à partir de maintenant ne dépend pas de son histoire.

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La mondialisation moderne est une phase particulièrement intense d’un « pro-cessus plurimillénaire de désenclavement » [Chaunu, 1969, p. 55], de formationd’ensembles sociaux de plus en plus étendus (horizontalement), de plus en pluspénétrants (verticalement) aboutissant à une société mondiale. De ce point de vue,comment nier que l’histoire ait un sens? une direction? L’unification du mondeprocède par vagues successives qui déferlent depuis un épicentre de façon mys-térieuse. Aucun historien ne peut vraiment « expliquer » l’énergie qui lance parexemple, Rome à la conquête de la Méditerranée, les Arabes à la conquête dessociétés antiques ou les Européens à la conquête du monde. Dans cette histoire,l’ardeur religieuse joue un rôle aussi important que l’appât du gain ou la passionguerrière. Mais le résultat est le même : l’extension d’une vague civilisationnellesur d’immenses espaces. Même lorsque la vague se retire, comme cela s’est sou-vent produit, il en reste toujours quelque chose, un germe qui fermente, trans-forme et enrichit la civilisation jadis dominée autant que celle qui fut dominante.

Quelques grands moments se discernent :— l’exploration du monde par les premiers hommes (Homo erectus) appa-

rus il y a deux ou trois millions d’années en Afrique orientale ; suivie vers-70 000 ans d’une seconde exploration par Homo sapiens, qui franchit ledétroit de Behring et parvient vers -12 000 ans jusqu’au détroit de Magellan;

— l’invention de l’agriculture (vers 8000 av. J.-C.) et, vers 3000 av. J.-C.,de la ville et de l’État, dans une même région : l’Asie du Sud-Ouest; plus tardla révolution urbaine se répète en Inde, en Chine, en Amérique;

— l’extension de la civilisation urbaine, la diffusion du modèle de la cité-État formant réseau avec d’autres cités, forme provisoire qui se transforme, plusou moins vite, en empire, avec de fréquents retours en arrière : la vie d’unecivilisation est scandée par une alternance d’unité impériale et de désagrégationpolitique (celle-ci étant, selon Toynbee, généralement la plus créative);

— la naissance et la propagation, entre 750 av. J.-C. et la fin de l’Empireromain, des religions universelles monothéistes et des grandes créations philo-sophiques et religieuses (la « période axiale » repérée par Jaspers);

— au VIIe siècle, l’apparition et l’expansion de l’islam, proche des autresreligions du Livre, reliant l’Orient et l’Occident de l’ancien monde;

— au Moyen Âge, en Europe, la naissance de la féodalité, des villesmarchandes et de l’économie-monde européenne, grâce à l’implosion de l’Empireromain, à l’échec de ceux qui prétendirent le ressusciter et à la confrontationavec l’islam, le frère ennemi de la chrétienté; ce fut une conjoncture rare d’unitécivilisationnelle et de fragmentation politique favorable à l’éclosion du« capitalisme » moderne;

— au XVe siècle, les Grandes Découvertes, la conquête du monde par l’Europeet la dilatation planétaire de l’économie-monde européenne;

— au XIXe siècle, les vagues d’industrialisation qui déferlent à partir del’épicentre anglais et unifient fortement la planète;

— la colonisation et la décolonisation qui associent le futur Sud au destinde la civilisation occidentale; celle-ci, depuis 1945, n’étant plus seule à dirigerle monde et devant composer avec les autres civilisations;

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— au XXe siècle, l’expérience communiste, qui n’est pas l’invention d’unnouveau mode de production, mais la réaction défensive d’une civilisation (russe,chinoise) voulant construire sa force en se protégeant de la domination occi-dentale (en vain d’ailleurs, aucune muraille ne faisant durablement obstacle àla pénétration des influences) ; de ce point de vue, l’effondrement du mur deBerlin (1989) marque le début d’une nouvelle phase de mondialisation.

Il faudrait ajouter des considérations sur l’histoire des États. La belle ordon-nance de la mosaïque des États territoriaux est brouillée par une mondialisationdes flux de personnes, de marchandises et de signes qui traversent leurs fron-tières et subvertissent leur assise territoriale. Les nations sont récentes; le modèlenational a été adopté par les pays membres de l’ONU, mais rien ne prouvequ’il soit définitif. Les États-nations prisonniers dans leur territoire apparaissentcomme des freins, tout en étant encore et pour longtemps nécessaires à la viesociale. Mais aujourd’hui c’est bien leur dépassement qui est en jeu.

Les multiples dimensions de la société mondiale

Il reste à dessiner en traits pleins, positifs, et non en creux, l’esquisse de lasociété mondiale aujourd’hui7. Mais qu’est-ce qu’une société? Disons, en pre-mière approximation : une collectivité humaine différenciée en groupes, orga-nisée en institutions, coiffée par une instance souveraine de pouvoir et unifiéepar un liant culturel et religieux. Comparée à une société consistante comme lasociété française, la société mondiale apparaît comme un fantôme, un mirage;mais si on fait le pari qu’elle annonce l’avenir bien qu’elle existât déjà en fili-grane dans la première humanité, alors nous ferions bien d’être vigilants pouren observer les signes avant-coureurs.

Cet examen peut être opéré en utilisant les trois fonctions sociales indo-européennes mises à jour par Georges Dumézil : religion et justice, guerre,richesse [cf. Fourquet, 1990]. Je privilégie la première, la religion : on aura beaudiscerner tous les processus, flux et relations mondiales qu’on voudra, ça ne ferapas une société; il n’existe pas de société seulement objective, sans conscienced’elle-même : c’est un quasi-sujet.

La question de l’existence ou non d’une société mondiale peut être établieselon sept rubriques, sept domaines de recherche dont je n’indique ici que lestêtes de chapitre :

1) démographie : métissage de la population mondiale au cours des millé-naires et unification relative de ses conditions biologiques à la fin du MoyenÂge – l’« unification microbienne du monde », comme dit Emmanuel Le RoyLadurie [1973];

2) écologie : unité de notre « écomène » (oikouménè), de notre « Terre-Patrie » (E. Morin); les problèmes écologiques sont immédiatement mondiaux;

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7. J’ai commencé cette esquisse dans un texte dont la communication de 1998 n’était que lerésumé, et qui avait été confié à Alain de Toledo, rapporteur critique du séminaire (cf. note 3). Parailleurs, l’exploration a été bien avancée par Edgar Morin [1993, 2002].

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« notre pays, c’est la planète », déclarent en 1989 un groupe de chefs d’État; laTerre est donc un bien collectif pur et indivisible au sens économique du concept;

3) guerre : la menace de guerre nucléaire révèle l’existence d’une communautéunique, l’humanité, un quasi-sujet collectif et indivisible, au-delà des divisionsnationales;

4) communications : notre planète est en passe de devenir un « villageplanétaire » (McLuhan), avec les réserves d’usage [Mattelart, 1999];

5) économie : la production et la circulation des marchandises et des capitauxsont maintenant mondialisées8 (dans un instant, nous y reviendrons à propos ducapitalisme);

6) monnaie : signe mondial porteur de richesse et de puissance, signifiantmajeur d’une souveraineté mondiale qui pour l’instant n’existe quesymboliquement;

7) religion : existe-t-il une religion mondiale? La question est difficile; nousla reprendrons à propos de la souveraineté mondiale.

Voyons d’abord la question du capitalisme.

Le capitalisme, un des moteurs de la mondialisation?

Le capitalisme est une forme de la société mondiale. Ce n’est pas un quasi-sujet assoiffé de plus-value et avide de conquérir le monde : ce capitalisme per-sonnifié est un mythe politique chargé de susciter notre réprobation morale etnotre ressentiment (cf. note 2). Qu’on le prenne au sens marxien (le mode deproduction capitaliste, dirigé par la bourgeoisie) ou au sens braudélien (l’étagesupérieur de l’économie, les grandes dynasties marchandes installées dans lesvilles au centre des économies-monde), l’horizon du capitalisme, c’est le monde.Il naît au sein d’une civilisation qui le conditionne et lui fournit ses outils et unespace culturel où il évolue à l’aise. Par exemple, le capitalisme européen sedéploie au sein de la chrétienté médiévale, mais il exerce une certaine influenceau-delà des limites floues de l’économie-monde européenne; avec les GrandesDécouvertes, son champ se dilate à l’échelle de la planète entière. La bour-geoisie, si ce terme a une pertinence sociologique, est d’abord une « classe dela communication mondiale », qui, comme d’ailleurs les explorateurs, les artisteset les savants, ne respire bien que sur le vaste monde, y jetant ses grands filetsmarchands pour y pêcher le profit. Ce faisant, le capitalisme se joue des fron-tières nationales et échappe au contrôle de la classe administrative et du souve-rain qui aimeraient bien prendre la meilleure part de sa pêche : car ils sont, eux,cloués au territoire; leur pouvoir régalien s’arrête aux frontières, alors que lecapitalisme a pour champ d’exploitation la planète tout entière. Ils envient cesmarchands qui s’enrichissent à commercer au loin. Parfois ils confisquent leur

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8. Production mondiale et répartition nationale. La production de la richesse est mondiale ;mais sa répartition entre les nations (le revenu national, mesuré par le PIB figurant dans les tableauxcomparatifs internationaux) dépend des rapports de forces sur le champ de bataille permanent dumonde; elle est favorable à ceux qui maîtrisent les moyens de communication mondiale, et enparticulier la monnaie et la finance.

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richesse, pour autant qu’elle soit confisquable, car elle est subtile et insaissable;ce n’est pas un tas d’or ou de marchandises, c’est d’abord un savoir-faire com-mercial, monétaire ou financier, un capital informationnel de relations d’affairesau Levant ou en Europe du Nord. Parfois au contraire, les rois hèlent les mar-chands, les font venir, les protègent en échange d’un impôt raisonnable. D’oùl’illusion que le capitalisme est né au sein des États-nations, pour s’en évaderensuite : certes le capitalisme s’est allié aux rois et à l’Église contre les seigneursféodaux, mais il est plus ancien que les nations européennes. L’idée d’un « capita-lisme français » ou d’un « capitalisme allemand », bien qu’elle semble justifiéepar certaines observations historiques, ne rend pas compte de sa véritable nature.

Le capitalisme joue certes un grand rôle dans le scénario généalogique de lasociété mondiale; mais ce rôle n’est ni exclusif ni peut-être premier. La guerre,les mouvements religieux, les réseaux artistiques, la République des lettres, lasociété savante y ont aussi œuvré. Si, comme je le prétends, les liens subtils sontaussi efficaces que le commerce des marchandises pondéreuses, il n’y a aucuneraison d’affirmer que les rapports économiques furent plus importants que lesautres. Mais il reste vrai que les firmes transnationales ont tissé depuis mille ansles liens commerciaux et financiers de l’Europe, lançant des antennes au cœur desautres économies-monde et préparant ainsi l’avènement de la société mondiale.Ces liens existaient déjà depuis longtemps lorsqu’au XVIIe siècle les États s’avan-cèrent sur le devant de la scène – éclairée par des archives abondantes – pour négo-cier le concert européen, conclure au XIXe les conventions internationales sur lecommerce ou les communications et, au XXe, mettre sur pied la SDN et l’ONU.

Une souveraineté mondiale?

Après l’économie, la religion. La société ainsi esquissée n’en serait pas unes’il lui manquait la « conscience collective », pour parler comme Durkheim, etun organe de souveraineté qui la symbolise, la matérialise. La conscience pla-nétaire croît chaque année, depuis qu’à l’issue de la Première Guerre mondiale– « mondiale », précisément – a été créée la première institution représentantla « communauté internationale », la Société des (États-)Nations, suivie en1945 par l’ONU et les organismes internationaux. Le dernier annoncé, et nonle moindre, est la Cour pénale internationale, créée à Rome en juillet 1998 etsur le point d’être installée; les États-Unis refusent de s’y associer, comme ilsrefusèrent en 1919 de s’associer à la Société des Nations que leur président avaitpourtant voulue. C’est à ces organismes que revient la charge d’arbitrer lesconflits et de régler les problèmes d’intérêt mondial (la paix, le commerce,l’environnement, le social, la justice, etc.). Le G7, en outre, peut être considérécomme une espèce de comité directeur informel.

Tout ça ne fait pas une souveraineté. Le problème est compliqué. Nousimaginons une sorte d’État mondial en nous référant au modèle national quiimprègne notre esprit. Mais nous oublions qu’il est récent et sans doute passa-ger. Les États, organes de la souveraineté, ont surgi non pas d’une poussée inté-rieure, d’un simple besoin d’ordre public, mais d’une incitation extérieure, par

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opposition/identification aux autres États-nations en formation. Comme les civi-lisations jadis, ils se sont construits au Moyen Âge l’un contre l’autre, l’un avecl’autre; et leur fonction souveraine est de gérer les affaires étrangères : faire laguerre, conclure la paix, négocier les traités et contrôler le commerce extérieur.

Or la société mondiale n’a pas d’ennemi extérieur. Les Martiens n’ont pasencore débarqués sur Terre. La souveraineté mondiale se construira en fonc-tion des problèmes intérieurs (la paix, l’environnement, la solidarité). Elle pren-dra donc une forme inédite. En vérité, elle ne peut progresser que si la conscienceplanétaire des gens est plus intense que leur conscience nationale ou tribale ; ellepuisera son énergie dans un sentiment populaire d’appartenance à l’humanité;les compromis entre États seront toujours limités par les intérêts nationaux, saufs’ils sont portés par la marée d’une aspiration plus vaste.

La « conscience collective » est un autre nom de la religion. Une religionmondiale ne peut, je crois, naître de la convergence œcuménique des anciennesreligions universelles. Dans la première version de ce texte (1998), je pensaisencore que ce pourrait être une religion laïque occidentale, bien que sacrée à samanière, la religion de la démocratie, des droits de l’homme et du marché9.Aujourd’hui, j’en doute : l’Occident leader du monde ne parviendra pas à impo-ser sa religion; une religion nouvelle naîtra peut-être de la rencontre de l’Occidentet des autres civilisations; nous n’en connaissons ni le jour, ni l’heure, ni lamanière. Je m’en suis expliqué dans la Revue du MAUSS [n° 19, 2002].

Ambiguité du leadership américain

Aujourd’hui, pour gérer les conflits et prévenir les menaces nucléaires ouécologiques, nous n’avons que l’ONU, ses satellites, l’OMC et les institutionsde Bretton Woods (FMI, Banque mondiale). Bien sûr, au regard de ce qu’onserait en droit d’attendre d’un gouvernement mondial, ces instances ne font pasleur boulot. L’unité apparente de l’ONU masque mal les divisions entre Étatsqui se croient souverains; les décisions sont le résultat de compromis entre parte-naires qui ont du mal à prendre les choses de haut. Les dirigeants actuels dumonde ne sont pas élus pour défendre le bien commun de l’humanité tout entière,mais pour représenter la volonté de puissance d’une nation particulière.

En pratique, ce sont les États-Unis qui tiennent lieu d’exécutif mondial. Laposition du leader américain est ambiguë :

— s’il crée ou appuie l’organisation internationale, il joue son rôle de lea-der et travaille pour le compte de la communauté ; ce faisant, il donne une

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9. Religion, souveraineté et institution mondiales : trois aspects d’un même problème. C’estla religion de la démocratie et des droits de l’homme qui, en 1919 comme en 1944, a inspiré lacréation de la Société des Nations et de l’ONU symbolisant la souveraineté de l’humanité au-dessusdes nations particulières. Ces institutions sont une sorte d’Église; les fonctionnaires internationaux,les clercs d’une classe administrative internationale ; ils pratiquent un langage religieux qui estparfois une langue de bois [cf. le témoignage de Marie-Dominique Perrot, 2001, sur la « languemondiale »]; leur fonction principale est de faire la paix, au sens de la paix de Dieu imposée parl’Église en France au XIIe siècle.

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existence symbolique à l’humanité, au-delà de sa division en nations et peuplesdivers, mais risque de perdre, en le partageant, une partie de son pouvoir;

— s’il refuse de la créer ou si, l’ayant créée, il la boycotte comme la SDNen 1919 ou l’ONU aujourd’hui, il rate sa fonction universelle, risque de perdredu crédit, mais se ménage des marges de manœuvre qui lui permettent, croit-il,de consolider son leaderhip ;

— en outre, s’il participe activement aux instances internationales, il esttenté d’employer sa superpuissance à peser sur l’orientation des décisions parla persuasion, l’arme financière ou le chantage militaire.

D’où le paradoxe de la société des États-nations : d’une part, elle est telle-ment soumise à la loi du plus fort qu’elle donne parfois l’impression d’être unefeuille de vigne dissimulant les rapports de puissance, un truc sans contour niforce, un « machin » comme disait de Gaulle; mais d’autre part, elle symbolisel’existence d’un intérêt commun transcendant les simples compromis entre lesÉtats. C’est particulièrement clair dans le domaine de l’environnement, où lesÉtats-Unis ont peine à assumer leur fonction de protecteurs d’un bien collectifpur; il n’empêche que, dans la réalité, l’ONU existe et parle au nom de l’hu-manité tout entière. C’est dans ces conditions hésitantes et pleines d’égoïsmessacrés que se met en place lentement, très lentement, la régulation du monde.

Naissance d’une société civile mondiale

Depuis une vingtaine d’années, une nouvelle instance est apparue sur la scèneinternationale, formée des multiples courants qui contestent ou influencent lesÉtats et les organismes internationaux. Il n’y a pas de parlement mondial, maisil y a déjà une opposition, identifiée aux organisations non gouvernementales,et dont les contours sont flous. Par commodité, appelons cette réalité nébuleuse« société civile mondiale », en mettant à part ce que les philosophes du XVIIIe siècley incluaient, à savoir les entreprises économiques évoluant dans la « sphère desbesoins » (Hegel). Certes les ONG sont anciennes, mais leur intervention sur lascène politique moderne date du XIXe siècle (la Croix-Rouge par exemple, estnée en 1859 dans l’esprit de Henri Dunant sur le champ de bataille de Solférino10)et se déploie activement avec la Société des Nations au lendemain de la PremièreGuerre mondiale. De fait, la formation de la société civile mondiale suit cellede la société gouvernementale officielle; société civile et société des États expri-ment le même mouvement de fond qui unifie l’humanité. Les ONG, comme lesfirmes multinationales, naviguent sur le vaste monde; elles posent des objectifsqui ne sont pas ceux d’une nation particulière11. Écologistes, militants de lapaix et des droits de l’homme, qui ont en charge la planète entière, forment la

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10. L’histoire de la société civile mondiale reste à écrire, et notamment celle des ONG, esquisséepar Steve Charnovitz [2002] dans la revue L’Économie politique. Une telle histoire devra prendreen compte les mouvements religieux qui traversent les frontières et peuvent, à l’occasion, abriterou inspirer des réseaux terroristes.

11. Il existe aussi une société civile noire, comme on dit un marché noir : mafias, marchands dedrogue ou d’armes, organisations terroristes signalent à leur manière la mondialisation de la société.

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pointe avancée de cette société civile mondiale capable d’influencer les déci-sions qui engagent l’avenir de la Terre; ils participent donc pleinement à la régu-lation du monde. Leur importance symbolique (donc leur efficacité) dépasse leurimportance numérique : ils préfigurent une représentation de l’humanité en tantque peuple au-delà des États censés la représenter.

Conclusion

Ces considérations peuvent paraître bien vaines au regard de l’efficacité éco-nomique. Une observation de bon sens montre que, maintenant comme à l’époquede Sumer, seuls jouent les rapports de forces. D’accord. Une société mondialebien gouvernée n’est pas pour demain. Mais si on se situe dans une perspectivede longue durée, sa construction ne fait pas de doute, même si cela doit passerpar de nouvelles crises, de nouvelles épreuves, voire peut-être, hélas, de nou-velles guerres mondiales. Mais il est probable que, si la planète ne sombre pasdans une catastrophe écologique ou nucléaire, elle sera dirigée par un gouver-nement collectif de type nouveau, qui, encore une fois, ne prendra pas obligatoi-rement la forme d’un État mondial.

En quoi la considération de l’économie comme simple aspect de la société(mondiale) peut-elle nous permettre d’y voir plus clair? Cela dépend de ce quel’on veut.

Si on veut simplement réfléchir à l’histoire économique, elle nous conduit– en tout cas, c’est mon expérience – à nous interroger sur la nature même del’économie et à observer de fortes affinités entre flux marchands et flux cultu-rels, religieux, informationnels, etc. La conception d’une économie bien installéesur son noyau dur, à savoir la production et les échanges de biens marchands,est franchement grossière au regard de la subtilité des influences que décèlentles historiens.

Si on veut mieux conseiller la politique économique d’un gouvernementnational, cette considération philosophique n’apporte rien : au sommet de l’É-tat, où le but est de tenir son rang, on sait bien qu’on dépend étroitement desdécisions prises ailleurs ou plus haut, et aussi de facteurs impondérables de psy-chologie collective : les économistes actuels – les vrais, ceux qui sont direc-tement conseillers ou responsables du gouvernement – font très bien leur travailet je ne vois pas ce qu’une spéculation de ce genre pourrait leur apporter.

Si on veut imaginer ce que pourrait être une politique économique à l’échellemondiale, c’est un autre problème. Examinons-le.

II. UNE AUTRE MONDIALISATION EST-ELLE POSSIBLE?

Venons-en maintenant aux questions posées par la Revue du MAUSS, résuméespar cinq mots clés, dans l’ordre : constats, analyses, préconisations, longterme, une autre économie, valeurs. Je commencerai par les analyses, qui doiventprécéder et non suivre le constat ou bilan.

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Analyses : une nouvelle phase du capitalisme? une nouvelle société?

Le capitalisme, nous l’avons vu, n’est autre que la société mondiale en for-mation sous son aspect économique (commerce, marchandises, capitaux, firmestransnationales…). Les villes-monde européennes, explique Braudel, ont réussià unifier l’Europe là où la papauté, l’empereur germanique, Charles Quint,Napoléon et Hitler ont échoué. Considérée sur la très longue durée, la mondialisa-tion contemporaine poursuit une unification plurimillénaire, qui est passée àune vitesse supérieure avec les Grandes Découvertes, la conquête européenne etl’industrialisation du monde. Elle semble avoir ralenti entre 1880 (retour au pro-tectionnisme) et 1944, bien que, d’un autre côté, cette période de repli nationalet de division ait été dominée par une guerre mondiale de trente ans déroulée endeux temps, qui a déchu l’Europe, laminé les défenses étatiques, disloqué lesgrands empires (Autriche-Hongrie, Empire ottoman) et détruit les nouvelles entre-prises impériales (IIIe Reich, Japon). Après 1947, la guerre froide a désagrégéles empires coloniaux européens et pour finir, en 1989, l’empire soviétique.Depuis, la mondialisation repart avec une nouvelle énergie. La « nouvelle phasedu capitalisme » est d’abord une nouvelle phase de mondialisation de la société,jusqu’à la prochaine crise, qui sera sans doute celle de l’empire américain.

La mondialisation n’est pas seulement extensive (extension du marché mon-dial, intégration du Sud, de l’Inde, de l’ex-URSS et de la Chine), mais aussiintensive : la pénétration en profondeur de quelque chose qui existait déjà à l’étatsubtil. Peut-être y a-t-il du nouveau dans l’informatisation de la société, la findu travail productif (smithien et marxien), la perte du poids de l’industrie, l’in-vasion de l’informationnel et de l’intangible dans les processus de productionet de circulation. La notion même de production, cœur de l’économie politiqueclassique, est en crise, comme le montre Michel Henochsberg en analysant laprévalence de la circulation sur la production (cf. ici même la rubrique Lectures).

S’agit-il d’un bouleversement absolu? La « société de l’information » est-elle en train de remplacer la « société de production » ou la « société indus-trielle » jadis théorisée par Raymond Aron? Je n’en suis pas sûr; je pressensqu’il ne s’agit pas d’une mutation brutale mais de la manifestation au grandjour de la nature informationnelle des processus productifs jusqu’alors dissi-mulée par l’image matérielle, physiocratique et même alimentaire de la pro-duction [cf. 1989, p. 197, 209 et 271]. Au fond, la société humaine a toujoursété une société d’information. Peut-être le temps consacré par les hommes àla collecte et à la circulation de l’information a-t-il augmenté par rapport à celuidépensé pour la fabrication matérielle des objets; la production information-nelle prendrait le relais de la production matérielle, mais ça reste à confirmer :de la fabrication, il en faudra toujours, même miniaturisée, même ultra-sophistiquée. Les coupures radicales ne sont souvent qu’une illusion d’op-tique : lorsque nous cherchons l’instant précis de la coupure, elle nous échappe;on s’aperçoit qu’elle s’étend sur des dizaines d’années, que chaque coupurerepérable est conditionnée de manière plus ou moins visible par d’autres, bienantérieures. Ainsi la révolution industrielle s’étire sur un ou deux siècles et

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dépend de mutations intervenues trois siècles auparavant. Vue de loin, larévolution industrielle n’est que l’accélération d’un gigantesque processuspluridimensionnel, multiséculaire et planétaire.

Constat : positif ou négatif?

Nous pouvons maintenant traiter la première question : le constat. Elle estnormative : bilan positif ou négatif? Elle appelle un jugement de valeur.

De même que le libéralisme et le libre-échange se sont imposés au XIXe sièclesous la direction d’une puissance hyper-impérialiste, l’Angleterre, de mêmeaujourd’hui le néolibéralisme a été lancé par les USA et leur allié anglais. Maison peut considérer les choses sous un autre angle : l’Angleterre jadis et lesUSA aujourd’hui travaillent sans le vouloir à la mise en communication géné-ralisée de l’humanité, ils roulent pour un mouvement planétaire qui vient de loinet dépasse leur intérêt national.

Dresser un bilan suppose toujours une image idéale à laquelle on comparele bilan réel; mais ce réel est lui-même construit. Or deux états du monde qualita-tivement hétérogènes sont incomparables. La société est comme un tableau d’ar-tiste. On peut comparer deux tableaux selon certains critères : le nombre decouleurs, la quantité de telle couleur, la netteté du dessin, etc. Mais commentcomparer l’ensemble d’un tableau à l’ensemble d’un autre? C’est impossible,nous le savons bien.

La mondialisation n’est ni bonne ni mauvaise, elle est. Elle a lieu au seind’une société qui tend à s’institutionnaliser chaque jour davantage. De mêmeque l’extension mondiale du marché autorégulateur a provoqué la création d’ins-titutions nationales de protection sociale (Polanyi), de même l’accélération dela mondialisation appelle des institutions mondiales (et pas seulement interna-tionales) de régulation. Le retour en arrière vers une protection nationale, oumême européenne, ne me semble pas judicieux : ce serait une réaction défen-sive, inspirée par une nostalgie de l’État-providence et fordien qui sera de toutefaçon disloqué. La mondialisation est irréversible, sauf en cas de guerre. Risquons-nous dans cette ouverture à l’autre qui nous est proposée par la formation lenteet difficile de la société mondiale. Ne craignons pas le conflit néoli-béralisme/protectionnisme, laisser-faire/interventionnisme : il est inhérent à toutprocessus social. Seule une démocratie à l’échelle mondiale pourra le prendreen charge; la démocratie est l’institutionnalisation des conflits qui, autrement,risquent de dégénérer en guerre civile; et aujourd’hui toute guerre entre Étatsest une guerre civile.

Préconisations : quelles politiques économiques?

Tant que les États sont encore du côté du manche, une politique économiqueinternationale ne peut être qu’une coordination volontaire des politiques natio-nales, avec certains éléments directement mondialisés (par exemple, un finan-cement par appel d’une institution internationale au marché financier globalisé).

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Avant des recommandations concrètes, il faut préciser la problématique d’unepolitique économique à l’échelle mondiale, mise au point et appliquée par lesprincipaux États. J’ai déjà eu l’occasion d’y réfléchir dans le n° 3 de la Revuedu MAUSS [cf. Fourquet, 1994]. Le point de vue est complètement différent : onréfléchit à long terme pour l’ensemble de la planète, et même si les économistesn’ont aucune prise directe sur les décisions, c’est leur rôle d’approfondir cetteréflexion, fût-ce sous une forme utopique. Mais je ne suis pas sûr qu’ils puissentdécider à l’avance le dosage de privé et de public, d’inflation ou de déflation, derelance ou de laisser-faire, etc. : aucune forme de régulation ne peut être imagi-née a priori sur des bases soi-disant scientifiques. La régulation économiquemondiale est d’abord un problème de démocratie mondiale; car la démocratien’est pas seulement un régime politique, c’est aussi un régime de connaissancede la société : un peuple qui s’est donné des institutions démocratiques est enmesure de voir, d’analyser et de préconiser ce qu’un régime autoritaire ou tota-litaire est incapable de seulement percevoir. Toute proposition trop concrète repo-serait sur un vide institutionnel. Une proposition de réforme provenant d’unexpert n’a de valeur que si elle est énoncée devant une institution démocratiquecapable de l’entendre et d’en décider l’application. La troisième question dépenddonc de la quatrième.

À plus long terme : quelle institution?

La question de l’institution ne se pose pas « à plus long terme », mais aucontraire tout de suite : c’est la question préalable ! Prenons l’exemple del’Europe communautaire : les Six devenus Quinze ont eu beaucoup de mal àmettre au point des institutions de coopération d’où pourrait surgir l’idée d’unepolitique économique concertée allant au-delà de la seule stabilité des prix assu-rée par la Banque centrale européenne. Ce qui compte n’est pas l’énoncéd’une politique économique, mais le sujet de son énonciation, c’est-à-dire l’ins-titution qui l’énonce. En 1993, Jacques Delors avait proposé une politiquekeynésienne d’investissement financé par un emprunt européen : en tant queprésident de la Commission de Bruxelles, il était habilité à proposer cette poli-tique au Conseil européen. Il n’a pas été suivi ; mais à l’avenir, ça peut chan-ger. Au niveau international, les organismes comme la Banque mondiale ou leFMI ne sont pas monolithiques, comme en témoignent les débats dont JosephStiglitz se fait l’écho (cf. ici même l’article de P. Combemale, « Si c’estStiglitz qui le dit… »).

L’expérience de l’Europe est très instructive : elle montre que la construc-tion européenne est à la fois voulue et empêchée par les États-nations. De même,les États veulent et freinent la mondialisation. On l’a vu : le chef d’État élu n’estpas mandaté pour construire une entité supra-nationale, mais pour faire valoirla richesse et la puissance de la nation qu’il représente. La mondialisation sus-cite inquiétude et refus des communautés nationales, surtout de certaines classessociales : ouvriers, paysans, petits gens; le vote d’extrême droite ou populisteen est l’indice. La mondialisation fait peur.

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Comment donc se construira la souveraineté mondiale? Les institutions exis-tent déjà; ce qui manque, c’est la volonté collective de les utiliser pleinement.Nous avons déjà vu ce problème; sa solution est populaire : seul un sentimentd’appartenance à l’humanité donnera du souffle aux institutions, de la volontéet des idées à leurs dirigeants.

Quelle autre économie? Un tiers secteur mondial?

Cette question évoque l’éventualité d’une « autre » économie créée par unerépartition différente de ses composantes : économie solidaire ou sociale, État,marché et capitalisme.

Le marché contre le capitalisme? Critiquer le capitalisme au nom du mar-ché, c’est ériger en instances responsables deux aspects de l’économie queBraudel distinguait pour la commodité de l’analyse, l’économie de marché etle capitalisme. Ce dernier, bien qu’étant la partie supérieure de l’économie, s’en-racine en profondeur dans le terreau social (l’économie de marché) d’où, àchaque génération, de nouveaux candidats surgissent à l’entrée du capitalismequi ainsi se renouvelle. Seul un idéal historique peut conduire l’esprit à s’appuyersur la bonne économie pour dénoncer la mauvaise.

L’État contre le marché? le public contre le privé? Il appartient à chaquegénération de décider ce qui est marchandisable et ce qui ne l’est pas. Les loisirssont aujourd’hui marchandisés alors qu’ils étaient une occasion de communionfestive dans la société rurale; mais inversement, le conjoint d’un mariage modernen’est plus achetable comme il l’était jadis et l’est encore dans certaines sociétéstraditionnelles, par la dot. Le problème ne sera pas simple, car aux biens et ser-vices collectifs auxquels nous sommes habitués (communaux, départementaux,régionaux, étatiques, européens) s’ajoutera le niveau des biens collectifs mon-diaux. Une société civile mondiale active, bouillonnante d’idées et de contro-verses, sera indispensable pour démêler les questions, mûrir et inspirer les choix.

L’économie sociale contre le capitalisme? Les opposer me paraît vain. Biensûr qu’il faut favoriser un tiers secteur mondial lié à la société civile et à la démo-cratie mondiales. Mais il y a une grande disproportion de forces avec le « capi-talisme » au sens technique, à savoir les firmes multinationales. La différenceest de taille et d’horizon : la firme multinationale est grande, son horizon mon-dial; la coopérative et l’association sont petites et visent souvent (mais pas tou-jours) le marché local des biens marchands ou des services collectifs de proximité,d’éducation ou de santé qui ne peuvent s’exporter hors du territoire local. Difficiled’imaginer un monde fourni ou servi uniquement par un tiers secteur mondial.De toute façon, si les institutions de tiers secteur acquièrent une dimension pla-nétaire, elles gagneront du pouvoir. Faut-il revenir à l’utopie d’un appareil deproduction et de circulation dont la propriété serait publique? Devons-nous,après soixante-dix ans de communisme « réel », nous reposer la question dujeune Marx sur la légitimité de la propriété privée? La question principale dusocialisme n’est pas économique, mais politique, comme l’a admirablementmontré Kornai [1992].

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La question des valeurs : de la politique économique à la politique écologique

Au nom de quelles valeurs mener une politique économique contrôlant lamondialisation? Réponse claire : au nom d’une humanité considérée commeune, même si elle ne l’est pas sous tous les rapports (et ne le sera sans doutejamais). Dès lors, le point de vue s’élève; on voit l’humanité occupant sa mai-son, sa « Terre-Patrie » : la planète, unique, fragile, destructible ; l’attention sedéplace vers la biosphère qui entoure, nourrit et supporte les activités écono-miques (cf. René Passet, L’économique et le vivant). Voilà qui relativise la ques-tion de la croissance. Le discours de la croissance envahit la vie politique etnotre esprit par la même occasion. Ce dernier s’habitue. Dès qu’il entend « écono-mie », il pense croissance. Il la croit nécessaire au bien-être (il faut bien unecroissance pour en répartir les fruits). C’est une illusion. La croissance est unautre nom de la puissance, et les politiques économiques sont inspirées par une« volonté de croissance », une volonté nationale de ne pas se laisser distancerpar les autres, de les dépasser, de les dominer. Autrement dit, l’obsession de lacroissance a pour cause directe la division politique de l’humanité en nations.On sait depuis longtemps que le bien-être ne se réduit pas à la quantité debiens (mesurée par le PIB), mais on fait semblant d’y croire encore. La poli-tique économique n’est qu’un sous-ensemble d’une politique écologique, elleest donc mondiale par nature; elle est « œcuménique » en ce qu’elle a pour objetl’écomène lui-même.

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— 1994, « Une économie politique planétaire », La Revue du MAUSS semestrielle, n° 3,« Pour une autre économie », 1er semestre.

— 1997, « Le capitalisme existe-t-il? », La Revue du MAUSS semestrielle, n° 9, « Commentpeut-on être anti-capitaliste? », 1er semestre.

— 2000a, Une histoire de la mondialisation, cours d’histoire économique et sociale,université Paris-VIII.

— 2000b, « Une géohistoire de la mondialisation », Laboratoire d’économie dionysien(LED), séminaire du 11 décembre (publié dans Les Cahiers du LED, document detravail n° 2).

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LA SOCIÉTÉ MONDIALE EXISTERA-T-ELLE?

par Alain de Tolédo

Depuis le temps que je répète à François Fourquet que la mondialisation estun concept creux, il m’a mis au défi de réagir à son texte et d’écrire deux pagesà ce sujet. Ceci n’est donc qu’une réaction, et elle est limitée.

La thèse de François Fourquet se trouve à la conjonction de deux courantsde pensée de longue durée. Je qualifierai le premier d’hégélien inversé et lesecond de millénariste.

Le premier trouve ses racines chez Hegel, qui lui-même avait une inspira-tion plurimillénaire. Il s’agit de la question de la neutralité de l’État. Chez lui,l’État est porteur de l’intérêt général et se trouve au-dessus des parties en conflitau sein de la société civile, conflits qui ne peuvent trouver leur résolution eneux-mêmes et qui doivent être tranchés par un juge indépendant. C’est la pro-blématique du tiers – nous évoquons ici les travaux fondamentaux de PierreLegendre sur la Référence absolue. L’Administration, porteuse de l’intérêt géné-ral et lieu de la compétence, régule une société civile incapable de résoudre sescontradictions. Hegel s’oppose donc dès le départ à Adam Smith : la main invi-sible n’existe pas et les lois du marché ne conduisent pas à l’harmonie. Hegels’oppose aussi – est-ce un hasard? – à la démocratie : le Juge ne peut être élu,car il dépendrait dès lors des intérêts particuliers avec lesquels il serait amenéà composer pour assurer son élection ou sa réélection. Marx se livrera à uneféroce « critique de l’État hégélien » dénonçant une bureaucratie qui, loin dese préoccuper de l’intérêt général, ne pensera qu’à faire fructifier ses propresintérêts de classe.

Ironie de l’Histoire – mais l’Histoire est-elle vraiment ironique? –, c’est ausein des régimes dits socialistes que la prédiction de Marx trouvera sa confirma-tion et que la proposition d’Hegel sera inversée. En effet, dans la Pologne desannées quatre-vingt, s’est développé un mouvement composé de syndicalistes etd’intellectuels qui ont prétendu représenter la « société civile » face à l’État bureau-cratique. Il y a bien inversion : dans ce cas, c’est la société civile qui prend encharge l’intérêt général, alors que l’État n’est plus qu’une machine de domina-tion et d’exploitation du peuple. La même problématique a vu le jour avec laconstruction de l’Union européenne où des associations comme le CELSIG(Comité européen de liaison sur les services d’intérêt général) organisent desforums européens de la société civile pour rappeler à la bureaucratie bruxelloiseque l’on ne peut bâtir une nouvelle maison en oubliant les souhaits des habitants.

Avec la mondialisation (supposée), une nouvelle dimension de cette pro-blématique est en train de naître. Aux intérêts particuliers des États-nations s’op-poserait la vision de l’intérêt général portée cette fois-ci par des intellectuelss’exprimant de différentes manières, dont l’une des plus connues du grand publicpasse par les ONG. Avant de poursuivre, notons que Hegel lui-même relativi-sait les États-nations, car si ceux-ci pouvaient représenter l’intérêt général à

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l’intérieur de leurs frontières, il est clair qu’ils ne représentent plus que leur inté-rêt national particulier sur la scène internationale : la solution à cette contra-diction s’appelle l’État mondial. Nous y reviendrons. François Fourquet noteque, depuis vingt ans, est en train de naître une conscience planétaire dontl’une des expressions a été cette grande avancée de l’humanité : le droit d’in-gérence. Loin de moi l’idée de critiquer ce droit – bien au contraire, j’auraissouhaité qu’il s’exerce avec un peu plus de vigueur quand la Croix-Rouge visi-tait les camps nazis. Mais justement, ce droit d’ingérence me semble par naturefort limité et très unilatéral : je ne vois pas aujourd’hui une ONG malienne venirs’ingérer dans la façon dont le gouvernement français résout la question des tra-vailleurs immigrés sans papiers. Au-delà de l’ironie, c’est plus profondémentla position théorique de Hegel, même inversée, qu’il convient de critiquer : cettedichotomie entre l’État et la société civile est une vue de l’esprit. L’État ne peutêtre une machinerie étrangère à la société, et il ne peut y avoir de société sansÉtat. Toute société ne peut fonctionner qu’avec une instance de régulation, et iln’y aura pas de société mondiale sans État mondial. Nous y revoilà! Or, quelleque soit sa forme, l’État mondial n’est pas pour demain ; j’en conclus que lasociété mondiale attendra encore quelque temps!

J’aborde maintenant la seconde question qui, bien sûr, est étroitement arti-culée avec la première; je l’ai appelée millénariste. Pour François Fourquet, lamondialisation actuelle ne serait qu’une étape d’un processus plurimillénaired’unification de l’humanité. Cela me rappelle une vieille prière que l’on réciteencore dans les synagogues : « Dieu est Un et Un sera son nom ». L’unité c’estle bien, la division le mal, comme le désigne le nom même du diable. C’est doncbien l’expression d’une croyance plusieurs fois millénaire, en tout cas dans lapensée occidentale, qui nous est livrée ici. Cependant elle procède d’uneconfusion totale entre unification (mouvement de rapprochement d’élémentsjusque-là éloignés, géographiquement, socialement, culturellement) et unité(harmonie et concorde entre ces éléments). Les empereurs romains et chinoiss’ignoraient totalement alors qu’aujourd’hui, les jeunes Chinois boivent du Coca-Cola et les campagnes électorales américaines trouvent des financements enChine. Qui niera cette réalité? Le monde se réduit à un village planétaire. Certes,mais constatons toutefois que les empereurs romains et chinois n’avaient aucuneraison de se faire la guerre, alors que le jeu actuel des puissances nationales nenous permet pas de croire en un avenir radieux. Bien au contraire, l’histoire delongue durée, l’histoire braudélienne à laquelle se réfère si souvent FrançoisFourquet, nous enseigne que la puissance américaine déclinera un jour, qued’autres puissances se précipiteront pour prendre le relais et que, comme toujoursquand l’Histoire hésite, le monde connaîtra une période de chaos.

Pour terminer rapidement, je dirai que quand la conscience planétaire entredans l’arène politique, elle se comporte comme un contre-pouvoir et n’échappepas aux jeux du pouvoir; autrement dit – on voit bien monter la pression –, lesgens raisonnables qui ne veulent pas assister au « basculement du monde »,comme le nomme si bien Michel Beaud, vont pousser dans le sens d’une régulationmondiale : où l’on retrouve l’État mondial cher à Hegel.

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L’ESPRIT DU DON : ARCHAÏSME OU MODERNITÉ DE L’ÉLEVAGE?Éléments pour une réflexion sur la place

des animaux d’élevage dans le lien social1

par Jocelyne Porcher

Le contexte actuel de remise en cause, par différents types d’acteurs sociaux,des moyens voire des fins mêmes des activités d’élevage conduit à s’interrogersur la nature des liens qui unissent hommes et animaux en élevage et sur la placede la relation aux animaux dans les sociétés occidentales contemporaines. Laprimauté de la raison économique s’impose aujourd’hui dans les filières de pro-duction animale, notamment industrielles, aussi bien que dans la recherche oudans l’encadrement technique des éleveurs2. Depuis les années cinquante enFrance, et de façon moins évidente depuis le milieu du XIXe siècle quand a émergéle projet d’industrialisation de l’élevage, c’est-à-dire la volonté de faire de l’éle-vage un ensemble d’activités rentables inscrites dans l’économie industrielle,l’affirmation de ce primat s’est appuyée sur la construction d’un statut de l’ani-mal d’élevage réifié et sur le déni du lien entre éleveurs et animaux. Les finali-tés de l’élevage ont été réduites à la seule rationalité économique. L’élevagepourtant ne relève pas de cette seule dimension. Les éleveurs investissent leuraffectivité dans le travail et nombre d’entre eux donnent à leur métier une dimen-sion morale et communautaire. Certaines représentations relatives au statut del’animal, à la relation aux animaux et au sens du métier d’éleveur laissent pen-ser que, bien loin de relever unanimement du paradigme dominant du néolibé-ralisme selon lequel les personnes ne seraient mues que par leur intérêt individuelet la recherche du profit, de nombreux éleveurs semblent cultiver au contraire« l’esprit du don » et bâtir leur relation aux animaux sur des notions de res-ponsabilité, d’engagement et de réciprocité. L’organisation du travail dans lessystèmes industriels et intensifs s’oppose au désir des éleveurs de respecter leursengagements envers les animaux et les place ainsi dans une position morale dou-loureuse. La réification des animaux d’élevage imposée par le fonctionnementmême des systèmes de production exclut a priori la notion d’échange alors quele réel vécu du travail place inévitablement les éleveurs dans une relation decommunication avec leurs animaux. Je montrerai que les processus de domes-tication et d’élevage, majoritairement étudiés en termes de pouvoir et de domi-nation, peuvent donner lieu à une analyse par le don, laquelle nous permet

1. Cet article est issu d’un travail de thèse réalisé dans le cadre de l’UMR INRA SAD-INAPPG.

2. Le terme « éleveur » renvoie à des femmes aussi bien qu’à des hommes. Il désigne quel-qu’un qui, au jour le jour, concrètement et physiquement, élève des animaux, c’est-à-dire participeà les faire naître, grandir, produire, mourir, cela à des fins qui peuvent être diverses, mais de façonà en tirer un revenu. Cette définition implique l’existence d’un contact entre éleveurs et animauxet la participation commune à un travail.

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d’appréhender plus clairement l’ensemble différencié que constitue notre rela-tion aux animaux « d’élevage », « familiers » ou « sauvages ». Dans la pers-pective du développement d’une agriculture durable et dans le cadre de la pressionsociale en faveur du « bien-être » des animaux d’élevage, c’est cet « esprit dudon » et ses conséquences sur les représentations du travail en élevage que jeme propose de mettre au jour, à partir notamment de résultats d’enquêtes auprèsd’éleveurs.

LES PRODUCTIONS ANIMALES ET LA PRIMAUTÉDE LA RATIONALITÉ ÉCONOMIQUE

Le fonctionnement des filières de production animale et l’organisation dutravail dans les systèmes de production industriels (production porcine et avi-cole) ou intensifiés (production laitière) relève aujourd’hui de façon prépondé-rante du monde marchand. L’objectif essentiel, à tous les niveaux de la filière,est de produire et de vendre avec profit. En tant que maillon de la filière, l’éle-veur est un producteur de matière animale (kilos de viande ou de lait, millionsd’œufs…) qu’il fournit, directement ou le plus souvent via un groupement deproducteurs3 ou une coopérative, à des entreprises de transformation et decommercialisation. Une entreprise comme la Cooperl Hunaudaye par exemple,intègre l’ensemble des maillons de la filière porcine : génétique, agro-fourni-ture, nutrition animale, élevage, abattage et distribution. Elle regroupe 1 270 pro-ducteurs et produit 2,7 millions de porcs par an, soit plus de 10% des abattagesfrançais. Au sein de la filière, la marge d’autonomie des éleveurs est extrême-ment faible, voire inexistante – et ainsi que le précise d’ailleurs le service com-munication de l’entreprise : grâce à un encadrement technique constant, « lesélevages des adhérents Cooperl sont des structures familiales où l’éleveur n’estjamais seul4 » ; ce que confirment d’ailleurs les éleveurs : « Les technicienspassent souvent pour nous dire comment il faut faire », « on est obligé de pas-ser par un groupement quand on fait de la production porcine, on est obligé depasser 80% de notre production à ce groupement, on est obligé d’acheter desreproducteurs à ce groupement, on est obligé de se coltiner leurs abattoirs, enfin,bon, l’aliment on est presque obligé de l’acheter chez eux sinon ils ne sont pasheureux […] on n’a pas de liberté quand on rentre dans un groupement. On estceinturé de partout5 ».

Le rapport à l’animal induit par le système industriel est construit sur l’in-térêt productif à très court terme. L’animal doit répondre à des critères de per-formance définis par les éleveurs, les techniciens et le contexte économique dela production. Un animal qui ne satisfait pas à ces critères, notamment à ceux

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3. 90% de la production porcine française est réalisée par les 16 000 éleveurs adhérents degroupements de producteurs. 12 de ces groupements (sur 107) concentrent 56% de la production(chiffres 1998, sources ITP).

4. Chiffres et citation sur le site Internet Cooperl Hunaudaye.5. Les citations sont extraites du corpus des entretiens que j’ai réalisés avec des éleveurs.

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de reproduction et de production, est réformé. La rentabilité économique du sys-tème prime toute autre considération et l’on constate effectivement une réformede plus en plus précoce des truies ou des vaches laitières. Ce rapport prioritai-rement économique à l’animal d’élevage a été récemment mis en évidencedans la gestion par les pouvoirs publics des problèmes sanitaires liés à la fièvreaphteuse. L’abattage des animaux est un choix économique et non un choix sani-taire. Ce ne sont pas les animaux qui ont été préférentiellement protégés, maisle niveau de rentabilité des filières. Face à des épisodes pathologiques, la stra-tégie économique la plus rentable est celle de l’abattage, et c’est la seule quisoit prise en considération. Les vétérinaires et techniciens vétérinaires ont alorspour tâche non de soigner les animaux mais de les euthanasier. Il est vraisem-blable que ce travail de mort ne soit d’ailleurs pas sans conséquences sur la santémentale des personnes, en dépit des justifications utilitaristes « officielles »(abattre une petite quantité d’animaux pour préserver les autres).

Cette utilisation industrielle et marchande va de pair avec une « demandesociale » de bien-être pour les animaux d’élevage. Les critiques morales, écono-miques et politiques qui sont à l’origine, dès les années soixante-dix, des inter-rogations sur la légitimité du traitement industriel des animaux d’élevage ont étédissoutes par les experts dans la problématique scientifique du « bien-être ani-mal », laquelle a circonscrit le problème à la notion d’adaptation des animauxaux systèmes. L’animal dans le système est appréhendé comme l’est l’éleveurau sein de la filière et le consommateur face aux entreprises de distribution : unêtre rationnel régi par son intérêt à court terme. Ainsi certaines recherches, dontles plus notoirement contestées concernent le comportement des poules [cf. Karrachi,2000], visent à définir les « réels » besoins des animaux. La notion de besoin estréduite à celle de « prix à payer pour ». Si une poule a réellement besoin d’es-pace, alors elle « paiera » cher pour en avoir. Ce prix étant évalué en termes d’ef-forts que peut engager l’animal pour satisfaire le besoin en question. Outre lesfailles conceptuelles importantes de ce type de raisonnement6, il est intéressantde noter que l’animal, dans le cadre de ces expérimentations, est considéré, nonsans un anthropomorphisme certain, comme un Animalis œconomicus qui chercheà diminuer ses coûts et à maximiser ses gains, tout comme l’Homo œconomicusordinaire qu’est supposé être l’éleveur. Les besoins relationnels par exemple, nesont absolument pas pris en compte. Ainsi que le souligne J. Dewitte [1993, p. 20],« l’utilitarisme théorique et scientifique s’étend donc bien au-delà du champ dessciences sociales et de l’anthropologie; ce ne sont pas seulement les hommesqui sont supposés être “exclusivement ou principalement des utilitaristes pratiques”(A. Caillé) mais l’ensemble des êtres vivants ».

Du point de vue des filières de production, comme de celui de la recherche,le postulat primordial est donc que l’éleveur, l’animal et le consommateur oule citoyen sont des êtres dont la rationalité est uniquement économique. C’est

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6. Ainsi que Robert Dantzer [2001] l’a souligné, ce type de recherche ne questionne pasl’isomorphisme des représentations de l’environnement que peuvent avoir ou non chercheurs etanimaux. Dans le cadre du laboratoire, l’intérêt des animaux est par ailleurs évalué sur le très courtterme.

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sur la base de ce postulat que se construisent et prétendent perdurer, ici ou ailleurs,les systèmes de production industriels et intensifs.

Je m’attacherai à montrer que, pour ce qui concerne la majorité des éleveurs,ce postulat est faux. À l’opposé de la rationalité instrumentale, ce qui sembleunir éleveurs et animaux – et plus largement peut-être historiquement hommeset animaux – relève de l’échange, et plus précisément du don et du contre-don.

PENSER LA PLACE DE L’ANIMAL DANS LES SOCIÉTÉSOCCIDENTALES CONTEMPORAINES

L’animal est aujourd’hui un partenaire social et mental des Occidentaux7,comme en témoigne le nombre important de livres, de revues et d’émissions deradio et de télévision qui lui sont consacrés. La dichotomie de l’intérêt et de lacompassion envers les animaux d’élevage et les animaux familiers analyséepar Jean-Pierre Digard [1990, 1999] est peut-être en train de s’estomper pourcéder la place à un mouvement plus cohérent de responsabilisation envers l’ani-mal, quels que soient les rapports qui nous lient à lui. L’exploitation des ani-maux d’élevage par les systèmes industriels, que les médias rendent visible, esten contradiction croissante avec le statut de plus en plus positif de l’animal dansles sociétés occidentales. Les recherches des différentes disciplines s’intéres-sant aux animaux, aux rapports entre les hommes et les animaux et à la quêtetoujours renouvelée de notre identité en tant qu’être humain, participent en effetd’une critique de la construction d’une humanité comme double positif d’uneanimalité faisant figure de repoussoir. Non seulement l’animal n’est plus unmodèle négatif, mais il tend à devenir un modèle positif.

Rapports de domination et « libération animale »

Différentes orientations théoriques, notamment anthropologiques et philo-sophiques, se proposent de penser la place des animaux dans nos sociétés. Jene reviendrai pas ici sur l’ensemble de ces courants qui ressortissent de sys-tèmes de pensée s’appuyant, plus ou moins explicitement, sur une certainemanière de penser le politique dans la société humaine. Notons que la relationentre hommes et animaux est très majoritairement analysée en termes de rap-ports de pouvoir et de domination : « L’homme a domestiqué, domestique encoreaujourd’hui les animaux avant tout pour satisfaire son besoin intellectuel deconnaissance et sa compulsion, mégalomaniaque, de domination et d’appro-priation du monde et des êtres vivants » [Digard, 1999, p. 109]. Pour J.-P. Digard,cette « pulsion dominatrice » serait inhérente « à la nature même de l’homme ».

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7. Ainsi que, de manière différente, dans d’autres cultures. On peut imaginer l’effet de l’abattagemassif des vaches en Grande-Bretagne, pour cause d’ESB puis de fièvre aphteuse, sur les citoyensde l’Inde auprès desquels la vache garde encore un statut d’animal sacré. Cf. le film de ThomasBalmes, 1998, Maharadjah Burger, distribution ADAV, Quark Productions.

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Mais de quel « homme » s’agit-il? Cette pulsion, si elle existe en soi chez lesindividus, en dehors des systèmes qui la produisent, s’exprime-t-elle de façonidentique chez les éleveurs et chez les scientifiques? Cet « homme » aux pulsionsdominatrices envers les animaux est-il, aussi, une femme?

Du point de vue de la philosophie et du droit, protection des animaux,droits des animaux, libération animale… englobent d’une manière assez indis-tincte l’animal dans sa diversité (du chat à l’éléphant en passant par le cochon)et le rapport de l’homme occidental aux animaux dans son immédiateté. Il esttrès peu fait place à l’histoire partagée des hommes et des animaux dans cesanalyses, c’est-à-dire celle que nous avons prioritairement en commun avec lesanimaux domestiques, notamment avec les animaux d’élevage. C’est ce qui res-sort très nettement de la théorie utilitariste de la « libération animale » de PeterSinger [1993, 1997] sur laquelle je m’arrêterai un instant avant de porter un brefregard critique sur l’hypothèse du « contrat domestique » de C. et R. Larrère.Les arguments de P. Singer, contextualisés également par une représentation durapport entre hommes et animaux en termes de pouvoir, de domination, de« tyrannie », réfèrent principalement à l’utilitarisme de J. Bentham. Pour Bentham,les principes éthiques ne peuvent manquer de concerner les animaux, puisqu’entant qu’êtres sensibles, ils ont eux aussi des intérêts à éprouver du plaisir plu-tôt que de la souffrance. Leurs voix doivent donc être prises en compte dans lecalcul des intérêts particuliers et de l’intérêt général – l’objectif de la commu-nauté morale étant de maximiser le plaisir du plus grand nombre. Les discri-minations dont sont victimes les animaux et l’inégalité de leur statut sont décritespar P. Singer comme comparables à celles que subirent les esclaves et les femmes.Racisme, sexisme et spécisme relèvent du même registre d’exclusion. Dans ledécompte du bien-être collectif, le potentiel que peut avoir un individu à res-sentir plaisir et souffrance, et donc sa valeur pour la collectivité – qui intègreses capacités cognitives et son devenir social –, place un animal (par exemple,un chimpanzé ou un cochon) en bonne santé, intelligent, joyeux et actif, enmeilleure position qu’un enfant handicapé mental nécessitant des soins constants.Si, pour le bien-être général, par exemple dans le cadre de l’expérimentationmédicale, il était question de sacrifier un individu, l’anti-spécisme voudrait quele choix de celui-ci se fasse en fonction de son devenir social potentiel et de sacapacité à jouir de la vie plutôt qu’en fonction du principe d’humanité. Dans lecadre de l’anti-spécisme, les activités d’élevage pour Singer relèvent très clai-rement de l’exploitation et sont donc à proscrire : « Si l’on considère d’un pointde vue éthique l’utilisation de la viande animale à des fins alimentaires dans lessociétés industrialisées, il apparaît qu’un intérêt humain relativement mineurest mis en balance avec la vie et le bien-être des animaux concernés. Le prin-cipe de l’égale considération des intérêts ne permet pas de sacrifier des intérêtsmajeurs pour des intérêts mineurs » [Singer, 1997, p. 70].

La théorie utilitariste de P. Singer, qui vise à « libérer » les animaux, faitl’impasse, me semble-t-il, au moins sur trois points essentiels. Notons en préa-lable le caractère un peu spécieux d’une argumentation qui prétend « libérer »les animaux dans un monde où des animaux libres, c’est-à-dire détachés des

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interventions humaines, notamment les mammifères domestiques, n’auraienten vérité plus aucune place, ce qui revient à dire qu’ils cesseraient tout simple-ment d’exister. Tout d’abord, P. Singer occulte la dimension historique de larelation entre hommes et animaux et le rôle des animaux dans la fondation dessociétés humaines. Son analyse est atemporelle et ne prend en compte ni l’his-toire ni l’avenir, c’est-à-dire les conséquences qu’aurait, dans le réel vécu deshommes et des animaux, une réelle rupture entre les animaux et nous. En confon-dant le traitement industriel des animaux, qui relève du rapport capitaliste etindustriel au monde vivant, et l’élevage comme relation historique privilégiéeentre les hommes et les animaux, Singer fait preuve d’une méconnaissance dece qu’est précisément l’élevage et le rapport à l’animal domestique. Il fait commesi l’élevage consistait uniquement à élever des animaux pour les tuer et les man-ger. Or l’une des premières finalités de l’élevage n’est pas de tuer, mais de fairevivre et de vivre avec. Singer omet de considérer ce qui constitue peut-être laraison d’être de la domestication et de l’élevage dans les sociétés humaines, àsavoir la création de liens. C’est dans la relation que se constituent les êtreshumains et les animaux les plus proches de nous. C’est dans la relation que nousexistons. Rompre nos relations avec les animaux serait les rompre avec nous-mêmes, et c’est bien ce qui est précisément en train de se passer dans les socié-tés occidentales où nous semblons avoir complètement perdu le sens de la detteque nous avons envers les animaux d’élevage.

Cette occultation du sens profond de l’élevage repose, me semble-t-il, chezP. Singer sur une répression affirmée de l’affectivité et des sentiments : « L’éthiquen’impose pas que l’on élimine les relations personnelles ni le caractère partialde l’affection, mais elle exige que, lorsque nous agissons, nous évaluions lesrevendications morales de ceux qui sont affectés par nos actions avec une cer-taine indépendance par rapport aux sentiments que nous éprouvons pour elles »[ibid., p. 82]. Ce n’est pas l’amour des animaux qui guide l’auteur mais la rai-son morale : « En dehors de cela, avons-nous dit, nous n’étions pas particuliè-rement “intéressés” par les animaux; ni mon épouse ni moi n’avions jamais étéspécialement passionnés par les chiens, les chats ou les chevaux comme le sontbien des gens. Nous n’“aimions” pas les animaux » [Singer, 1993, p. 10]. Cetteévacuation de l’affectivité permet à P. Singer d’envisager froidement une rup-ture des liens entre hommes et animaux, car il n’intègre pas dans ses calculsd’intérêt la dimension affective partagée de notre relation avec les animaux.

Il est intéressant par ailleurs de s’interroger sur les concepts de plaisir ou debonheur implicitement ou explicitement construits par les théories utilitaristesde P. Singer. Le plaisir, qu’il s’agisse de celui du singe ou de l’être humain, estessentiellement perçu comme l’absence de souffrance ou représenté, lorsqu’ilest question d’intérêt, comme un gain, une satisfaction en rapport avec un désir,une entité dénombrable et capitalisable. Il s’agit d’un plaisir « raisonnable »fort éloigné du réel des passions qui fondent les relations des hommes entre euxautant que celles qu’ils entretiennent avec les animaux. Or l’élevage, le travailen élevage, parce qu’il implique l’affectivité, donne à la fois souffrance et plai-sir aux hommes et aux animaux – comme l’exprime bien un éleveur : « C’est-

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à-dire quand il fait froid, je souffre du froid, mais je ne souffre pas pour moi, jesouffre pour les animaux, et quand il fait sec, il y a moins d’herbe, je souffre dumanque d’herbe, quoi. Mais c’est dans mon corps, c’est une souffrance, et quel-quefois aussi c’est une joie, parce qu’il y a des moments où vous arrivez, oùtoutes les bêtes qui sont bien couchées, qui vous regardent, qui sont contentesde vous voir, tout ça. Et ces moments-là, même s’ils sont courts, c’est des momentsde bonheur intense quoi, c’est des moments qui, finalement, gomment tous lesautres moments, tous les trucs durs, toutes ces souffrances quoi. »

Au-delà de ces considérations, il me semble que les enjeux posés par la« libération animale » sont des enjeux politiques importants qui mettent enlumière l’opposition entre un monde « humain » paradisiaque8, débarrassé desanimaux, et nécessairement livré à court terme aux mains des « techno-sciences »pour son alimentation, et un monde humain intégrant une part de monde ani-mal et renvoyant à la vie, à la mort et aux passions.

La rupture du « contrat domestique »

Pour leur part, Catherine et Raphaël Larrère font l’hypothèse, appuyée surla notion de « communauté mixte » de Mary Midgley [1983], d’un « contratdomestique » dans lequel nous nous serions engagés en domestiquant les ani-maux et que l’industrialisation de l’élevage et la réification des animaux nousaurait conduits à rompre. La domestication est envisagée comme un échange,inégal, de services : « Il n’y a donc pas d’égalité entre les hommes et leurs ani-maux domestiques, mais on peut envisager des relations de réciprocité. Il y a làune sorte de contrat social tacite qui impose aux hommes de ne pas maltraiterles animaux jusqu’au sacrifice de leur vie » [C. et R. Larrère, 2001, p. 19]. Lesauteurs soulignent que ce contrat, à l’instar du contrat social entre les hommes,est implicite et n’est pas effectivement signé par les parties contractantes.

Ce modèle de relation qui, ainsi que les auteurs le soulignent, est une fic-tion, parce qu’il fait référence à un contrat impliquant des hommes et des ani-maux, a nécessairement de nombreuses limites. La plus importante, me semble-t-il,est que ce modèle renvoie très peu aux représentations des éleveurs eux-mêmeset au réel vécu en élevage. La plupart des éleveurs, mais j’y reviendrai plusloin, n’expriment pas leur relation à leurs animaux en termes de contrat, maisen termes d’engagement, ce qui est très différent. Le monde du contrat, qu’ilsoit implicite ou non, c’est le droit. L’existence du contrat vise à protéger le droitdes contractants. Il est en quelque sorte une assurance contre l’iniquité ou lenon-respect de ce qui fait l’objet du contrat, par exemple l’échange de servicesdans le cadre du « contrat domestique ». Cela suppose de savoir ce qui précisément

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8. Ainsi que le souligne Éric Baratay [1998, p. 1446], « on n’a pas assez réfléchi sur l’influencequ’a pu avoir la représentation du paradis dans l’imaginaire collectif, car ce monde sans bêtes a étéproposé, des générations durant, comme l’archétype d’un habitat qui serait enfin celui del’homme, et de lui seul. Or c’est bien ce modèle que l’Occident a réalisé lorsqu’il en a eu les moyenstechniques avec la révolution industrielle, en réduisant la faune sauvage, en licenciant les animauxde trait ou en inventant l’élevage industriel ».

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fait l’objet du contrat. Qu’est-ce que l’éleveur donne et en échange de quoi?Qu’est-ce que l’animal donne, en échange de quoi? Est-il libre de sa participa-tion au contrat? (Que vaut un contrat formé sous la contrainte?) La mort del’animal fait-elle partie du contrat? Ainsi que le soulignent les auteurs par ailleurs,un contrat peut être rompu, il peut arriver à son terme, il peut cesser d’être recon-duit. Or si le contrat domestique est rompu, ce que propose de constater C. etR. Larrère, il nous faut bien pourtant admettre que nos liens avec les animauxd’élevage, eux, ne le sont pas. Le « contrat » est rompu, et alors? Que penseraprès ce constat? S’agit-il de « signer » un nouveau contrat? S’agit-il de « libé-rer » les animaux? Avec les animaux d’élevage, no future? Quid des animaux« familiers » et « sauvages »? Ressortissent-ils d’autres types de contrat?

La théorie du don permet à mon sens de réfléchir à notre rapport aux ani-maux d’élevage d’une manière qui est beaucoup plus en adéquation avec le réel.Elle permet d’appréhender l’essence profondément affective de nos liens, lenon-contractuel de cet impossible contrat avec les animaux. Non seulement elleautorise à penser notre relation aux animaux dans son histoire et dans son actua-lité, c’est-à-dire dans le réel vécu des éleveurs et des animaux aujourd’hui,mais elle permet également de comprendre la dynamique différenciée de nosrelations avec les animaux en lien avec l’évolution de nos sociétés et les diffi-cultés que nous avons aujourd’hui, entre élevage et production animale, entredomestication et « sauvagerie », à penser leur place dans nos sociétés, voire àtrouver notre propre place dans le monde naturel et à définir notre identité.

DOMESTICATION ET ÉLEVAGE : LE DON ET LA DETTE

Le rapport utilitariste aux animaux construit par les systèmes de produc-tion animale font l’impasse sur dix mille ans d’histoire partagée avec les ani-maux et sur les rationalités du travail en élevage autres qu’économiques. Pourtant,et les discours des éleveurs en témoignent – comme en témoigne également leréel de la relation de travail entre hommes et animaux et le comportement desuns et des autres –, les finalités de l’élevage, pour les éleveurs comme pour l’en-semble de la société, dépassent la rationalité économique. L’élevage ne se résumepas aux productions animales. Bien plus même, ces deux types de rapport àl’animal productif ne ressortissent pas du même monde. Le monde des pro-ductions animales réfère essentiellement au monde industriel et marchand, quandbien même certains de ses acteurs afficheraient et auraient vraiment, à titre per-sonnel, des motivations altruistes – « nourrir le monde9 » par exemple. Dans lemonde de l’inspiration, les émotions, les passions, l’irrationalité, l’invisible

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9. Cette représentation est fréquente chez les éleveurs industriels et justifie le volume desquantités produites : « Il faut nourrir le peuple… tous ces peuples qui crèvent la dalle. » La masseproduite est mise en relation avec la masse des gens affamés. Chez d’autres éleveurs, cette représentationdu « nourrir » est plus proximale et individualisée, et renvoie davantage à l’idée d’un échange deflux de vie positif. Dans le premier cas, les représentations paraissent relever de la charité du richeenvers le pauvre; dans le second, il s’agirait plutôt des représentations d’un échange.

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s’expriment par métaphores et analogies. Les éleveurs, dans leur travail auquotidien, pris dans leurs sentiments, le collectif de travail, leur réseau de col-lègues, leur encadrement technique et professionnel, circulent entre ces mondeset essayent, dans leur relation aux animaux, de « concilier l’attachement et lafonction d’outil », c’est-à-dire de ne pas sacrifier l’un à l’autre.

Travailler, par ailleurs, que ce soit avec des animaux ou non, ce n’est passeulement produire, c’est également se produire, et être ensemble, partager, créerdes liens [cf. Dejours, 1993]. Cet « être ensemble » avec les animaux, occultépar l’organisation du travail dans les systèmes de production animale, est fondé,chez la majorité des éleveurs, non sur des bases contractuelles mais sur l’enga-gement, qui appartient autant au domaine des représentations et des valeurs,notamment morales, qu’au réel vécu du travail. Le fait que nous vivions avecdes animaux, et que les animaux participent du lien social dans toutes les socié-tés humaines, atteste de l’existence de ce rapport de don entre certaines espècesanimales et les êtres humains. Le singe politique, décrit par F. de Waal [1995]et d’autres primatologues [cf. Strum, 1990], capable de gérer les conflits, de seréconcilier avec l’adversaire et de vivre agréablement en société, peut nousconduire à penser, ainsi qu’A. Caillé le suggère [2000, p. 265], que le don apeut-être un fondement naturel. Cette perspective renvoie également à l’analysepar J. Dewitte des travaux de A. Portmann sur l’autoreprésentation, la « dona-tion première de l’apparence » [Dewitte, 1993, p. 32]. À mon sens, ces élémentsindiquent en tout cas que le don n’est pas à exclure a priori de l’analyse desrelations entre les hommes et les animaux. Il a indéniablement un sens pourl’être humain; il en a vraisemblablement un également pour certaines espècesanimales et, on peut en faire l’hypothèse, notamment pour les espèces domes-tiques, c’est-à-dire impliquées dans un monde de sens en partie humain.

Je m’attacherai ici à relever, en lien avec les analyses contemporaines dudon, les éléments prépondérants du métier d’éleveur constitutifs du rapport dedon avec les animaux, c’est-à-dire de la triple obligation de donner, recevoir etrendre. Cette relation avec les animaux10, qui fait interférer contrainte etliberté, intérêt instrumental et plaisir partagé, est à mon sens inscrite au cœurdes rapports entre éleveurs et animaux, et cela depuis le début des processusdomesticatoires. En élevage également, le lien importe plus que le bien. C’estle lien qui donne sens à notre relation aux animaux et non le bien.

L’élevage renvoie à la fois à ce qu’A. Caillé nomme sociabilité primaire(rapports de parenté, liens amicaux) et sociabilité secondaire (travail ou béné-volat associatif, don d’organes…). Il participe de la sociabilité primaire car ilconcerne des hommes et des animaux investis dans une relation qui, parce qu’elleengage le corps et la subjectivité, implique nécessairement, en positif ou ennégatif, l’affectivité. Un grand nombre d’éleveurs ont une disposition affectiveamicale envers leurs animaux. Celle-ci s’étaye sur des représentations de l’ani-mal très proches de celles de l’être humain en tant qu’être vivant sensible, et

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10. Je fais ici surtout référence aux animaux d’élevage mammifères, notamment aux bovins etaux cochons, et à leurs éleveurs respectifs.

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sur la perception d’une capacité commune à éprouver du plaisir et de la souf-france. En même temps, les animaux participent du travail de l’éleveur et/ou ducollectif de travail et donc de l’économie marchande. Le travail avec les ani-maux assure à l’éleveur un revenu, c’est-à-dire qu’il lui permet de vivre. Le rap-port économique à l’animal doit donc être intégré dans des échanges relevantdu domaine de l’affectif, c’est-à-dire de la sociabilité primaire – dont les résul-tats de mes recherches tendent à montrer qu’il est premier dans la relation,qu’il est bien le fond de la sociabilité, c’est-à-dire, comme le soutient A. Caillé,qu’il n’y aurait pas de sociabilité secondaire sans le socle de la sociabilité pri-maire ou, comme le constate A. Portmann [1996], que le fonctionnel s’exprimesur la base du non-fonctionnel. Ou, inversement, le rapport affectif doit être inté-gré dans des échanges relevant de la sociabilité secondaire. Il n’y a pas de scis-sion entre ces deux types de sociabilité, mais oscillation du positionnement del’éleveur de l’un à l’autre en fonction du contenu du travail et du système deproduction.

Le don de la vie

Le don originel pour de nombreux éleveurs est celui de la vie. L’éleveurdonne naissance à ses animaux11 : d’une part, parce qu’il décide de la repro-duction et de la généalogie, et il inscrit alors l’animal dans un espace symbo-lique de transmission; d’autre part, parce que concrètement, il est amené, plusou moins selon l’espèce animale considérée, à faire naître l’animal en partici-pant à la mise-bas. On notera que cette implication du corps de l’éleveur dansla naissance engage fortement l’affectivité et participe des liens d’attachemententre éleveurs et animaux : « Il y a des joies, des moments vitaux comme lesnaissances, les vêlages qui sont des moments où l’on a une intensité de vie paspossible »; « ça peut paraître bête, mais jusqu’à présent toutes les bêtes que j’aiélevées, c’était moi leur mère, non pas spirituelle mais affective ». Ce don dela vie est important dans les représentations, car il constitue l’un des piliers del’engagement des éleveurs envers leurs animaux. Donner la vie, c’est s’enga-ger sur la durée de cette vie, c’est en être responsable. Protéger, soigner, nour-rir… élever, tout cela constitue alors un devoir moral envers soi-même, i. e unedéontologie par rapport au métier et un engagement envers l’animal (« je res-terai… pour tenir mes engagements d’éleveur, pour ne pas laisser tomber lesanimaux »). Parce que l’éleveur leur a donné la vie, il est engagé envers ses ani-maux et ceux-ci doivent pouvoir compter sur lui : il faut « être à la hauteur »;il est « à leur service ». Ce don de la vie que l’animal a reçu et qui le place sousla responsabilité de l’éleveur, ainsi que la protection et les soins que ce dernierassure au quotidien, engage l’animal dans le contre-don. L’implication affec-tive mais également l’investissement au travail sont alors perçus comme réci-proques et partagés : « Les bêtes me comprennent, il y a un retour »; « la façon

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11. Dans le contexte d’une division du travail qui peut être importante, la personne qui élèvel’animal n’est pas forcément celle qui l’a fait naître. Néanmoins, un « éleveur » a donné naissanceà l’animal.

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de travailler avec les animaux c’est, l’animal a un avantage sur l’homme, et c’estceci, chaque pas que vous faites envers l’animal il vous le redonne, l’hommen’est pas toujours à ce niveau, mais l’animal c’est sûr, tout ce que vous faitespour lui, il vous le redonne… »; « le double souci, c’est quand même de gar-der des bêtes, que les bêtes vivent bien, que les bêtes trouvent un plaisir à vivresous ma houlette et que, en même temps, elles me permettent de tirer un revenuhonnête ». L’implication peut également être, réciproquement, a minima : « Jeleur fous la paix et j’estime qu’il faut qu’elles me le rendent… ».

Ce qui s’échange tout d’abord à partir du don de la vie, c’est la communi-cation. Le premier des contre-dons de l’animal domestique est d’accepter devivre, et de vivre dans le domus humain, c’est-à-dire dans un monde à signifi-cation humaine. Ce que précisément, les espèces animales « non domesticables »n’acceptent pas12. En prenant pied dans la vie, l’animal d’élevage (par sa mère,par le troupeau) intègre le monde animal – celui de son espèce – et le mondehumain dont il apprend à comprendre le langage13. Il est plongé dans un mondede sens qui, en grande partie, ne ressortit pas de sa nature. Avoir un nom et yrépondre ne relève pas du monde naturel de la vache ou de la truie; accepter lesrègles du travail, voire anticiper la volonté ou les désirs de l’éleveur non plus.Cette communication se fonde de façon primordiale sur l’affectivité. L’éleveurs’implique affectivement envers ses animaux et ne conçoit pas cet élan sans réci-procité. L’analyse des comportements médiatisant la fonction d’attachemententre éleveurs et animaux permet de penser que les animaux témoignent d’at-tachement envers les éleveurs, et les éleveurs qui sont attachés à leurs animauxen sont d’ailleurs intimement convaincus : « Je les aime bien et je suis sûre quemes truies, elles m’aiment bien… elles ressentent si on est calme ou non, si onles aime ou non, les animaux quand on ne les aime pas, ils le savent »; « maplace, moi je crois qu’elles savent que je ne suis pas un animal, elles savent oùje suis, je crois qu’elles me connaissent parfaitement ; je les aime beaucoup,elles m’aiment beaucoup, ça j’en suis persuadé ».

Le lien avec les animaux relevant de la sociabilité primaire est perceptibleau travers des analogies que font de nombreux éleveurs entre la relation à l’ani-mal et le lien familial, même si d’un point de vue général, du fait de l’évolutionde l’organisation du travail, les représentations majoritaires semblent être qu’au-jourd’hui « les bêtes, ça n’a rien à voir avec la famille ». Dans le discours denombreux éleveurs, la référence à la famille est néanmoins fréquente : « […]mais cette espèce de prolongement, c’est un peu comme, c’est un peu commeune famille quoi, c’est un peu quand on mourra, nos enfants seront encore là etqu’ils continueront à nous faire vivre ou qu’une partie de nous continuera àvivre, et bien l’animal quand il part de chez moi, quelque part il continue à vivreavec ses descendants »; « avec les animaux, c’est comme avec la famille… c’estune sorte de respect et de confiance, c’est réciproque ». Cette analogie renvoie

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12. Les processus domesticatoires impliquent ou ont impliqué environ 200 espèces animales[cf. Digard, 1990].

13. Il y est vraisemblablement plongé avant sa naissance, alors qu’il est encore fœtus, par lessons, les sensations… qui lui parviennent dans son bain amniotique.

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à la fois à la responsabilité de l’éleveur sur la durée, mais aussi à la réciprocitédes liens et à la notion de confiance. Cette confiance, qui se construit en corol-laire du rapport d’autorité14 entre l’éleveur et ses animaux, est donnée et reçue,ou non, quand débute la relation et s’entretient dans le quotidien. La confiancen’empêche pas la prudence à laquelle incite une connaissance approfondie d’ani-maux qui, volontairement ou non, peuvent être une source de danger pourl’éleveur : « […] il est beau, il est tout en muscles, il est magnifique à regarder,mais il faut se méfier, c’est un taureau quoi »; « c’est une confiance réciproque,un échange, c’est comme avec les gens »; « il ne faut pas revenir sur sa parole,c’est ça qui fait la confiance ».

Pour l’éleveur, le contre-don est légitimement attendu et reçu et l’engagelui-même à nouveau dans le cycle du don. Certains événements relationnelsliés à la réforme des animaux mettent particulièrement en lumière ce type derelation, par exemple lorsque la réforme d’un animal – décidée pour « contre-performance » : une vache ou une truie qui « ne prend pas » à l’insémination –est reportée « pour lui donner une deuxième chance ». L’éleveur peut alorsfaire le constat que cette « deuxième chance » a permis à l’animal une belleperformance (une belle génisse, une belle portée de porcelets…). Il est fré-quent de percevoir chez les éleveurs l’idée que ce don réitéré de la vie – ce reportde la réforme qui, dans le contexte actuel de l’organisation du travail, va, rap-pelons-le, tout à fait contre les intérêts économiques de l’éleveur – a conduit àun contre-don accru de l’animal : « Quand on a une bonne bête, qu’elle est bonne,qu’elle est gentille, qu’elle est chouette, c’est pas parce qu’elle perd son pre-mier veau qu’on va la casser, moi je la casse pas, je la garde et je lui laisse unedeuxième chance et je crois toujours que ces bêtes-là, si la deuxième chance aété bonne, je ne sais pas si quelque part, elles sont, c’est peut-être con, je medis, peut-être que c’est pour me remercier de les avoir gardées et d’avoir faitconfiance. »

Cette confiance permet alors la reconnaissance, qui participe pleinement ducontre-don : « Elles me reconnaissent »; « quand on sent que les animaux nousconnaissent, c’est assez gratifiant »; « elles connaissent leur nom, elles enten-dent, elles comprennent que c’est elles, elles vont tourner la tête, elles connais-sent parfaitement l’intonation de la voix, et leur nom, parfaitement… ». Cettereconnaissance réciproque, si l’on se réfère à Thierry Gaudin, permet la connais-sance de l’autre car « la reconnaissance en effet est ce mouvement par lequel onaccepte comme un enrichissement ce qui se présente là. Elle pourrait ne pas avoirlieu. Le seul fait qu’elle se produise est un don, le don du sens » [Gaudin, 2001,p. 50]. Elle permet également de percevoir que don de l’éleveur et contre-donde l’animal s’articulent autour du don de la vie : « On a quelque chose en retour,la vie quoi ». Cette vie, que donnent les animaux aux êtres humains, est, dans

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14. Ce rapport d’autorité, fort différent d’un rapport de domination, donne fréquemment lieudans le discours des éleveurs à des analogies renvoyant au maître d’école et à ses élèves ou à larelation entre parents et enfants « Si on lui dit non [à l’animal], il ne doit pas insister, le gosse c’estpareil »; « il faut un minimum d’autorité… il faut qu’elles apprennent qu’il y a un minimum dediscipline ».

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les représentations des éleveurs, à la fois ce que l’on pourrait appeler le senti-ment de la vraie vie, d’une extrême richesse et densité de sens, et du point devue de la société globale, la vie donnée par les aliments que nous fournissent lesanimaux et qui est directement ou indirectement liée à leur mort.

Mort des animaux, reproduction de la vie et durabilité de l’échange

C’est la place prépondérante de la vie dans l’échange entre hommes et ani-maux qui peut permettre d’appréhender la mort des animaux d’élevage dans lerapport de don. Car, ces animaux qui naissent, vivent, produisent, « il ne fautpas se faire d’illusion, on ne peut pas les élever pour les garder ». Ce fréquentconstat, qui est celui d’une impuissance (« hélas », « malheureusement »…) àporter la vie plus haut que la nature ne la porte, témoigne que la mort des ani-maux n’est pas en elle-même la finalité du travail de l’éleveur; les éleveurs n’élè-vent pas des animaux pour les tuer. En élevage également, ainsi que l’exprimeMontaigne, la mort est le bout et non le but de la vie [cf. Demonet, 1999, p. 28].

Ce n’est donc pas la mort, la mort en soi, qui fait problème à de nombreuxéleveurs, professionnels ou citoyens, mais le fait de tuer. Car le sujet du tuern’est pas celui du mourir. Le tueur tue et l’animal meurt. Et non l’inverse.Symboliquement, et je rappelle ici que le don est considéré par Mausscomme un fait social de l’ordre du symbolique, nous retrouvons l’asymétriepremière qui préside au don originel de la vie par l’éleveur. L’éleveur donnela vie et la reprend. La légitimité de la tuerie, qui ne va pas sans souffranceaffective et nécessite chez l’éleveur un véritable travail de deuil, repose sur cedon initial, sur la qualité de l’échange et le respect de l’animal le temps de savie et au moment de sa mort. C’est pourquoi l’abattage des animaux d’éle-vage doit avoir un sens pour celui qui tue, le tueur lui-même15 et la commu-nauté pour qui il tue – et bien que, fondamentalement, la tuerie n’ait aucunsens pour celui qui meurt et qui refuse de mourir, car il est indéniable quel’animal ne consent pas à mourir mais que nous lui ôtons la vie, par violenceou par ruse. Et l’on conçoit bien que, parce qu’elle n’est pas le but du travailde l’éleveur, mais le terme ultime le plus douloureux de l’échange, la tueriedes animaux doit être appréhendée pour ce qu’elle est pour de nombreux

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15. Mes enquêtes en abattoir me conduisent à penser qu’au poste d’assommeur (en bovins,chevaux…) ou de saigneur (cochons, moutons…), la personne se perçoit bien comme celui qui tue,car après qu’il aura fait son travail, l’animal ne se relèvera plus, ne reviendra plus à la vie. Mêmesi, dans le cas de l’assommeur par exemple, l’assommage n’entraîne pas immédiatement d’effusionde sang : « Oui, on la tue, on dit qu’on l’assomme, mais elle est tuée, en plus là on a un pistolet, ilest, il fonctionne bien, ça pète hein. » À l’inverse, pour les porcs, le saigneur a conscience quel’animal qui tombe sur le tapis de saignée n’est pas mort et que c’est bien lui et non la machine(l’électronarcose) qui le tue. Ces conclusions, qui diffèrent des analyses de Noélie Vialles [1987],nécessiteraient de mener des enquêtes complémentaires. Car si, pour Noélie Vialles, il y a délégationet partage de la responsabilité de la mort entre les travailleurs, ce qui indique des stratégies de défensecollective contre la souffrance, le constat que je fais pour ma part montre au contraire un isolementdu travailleur face à sa responsabilité dans la mort des animaux et une souffrance mentale solitaireet inexprimée.

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éleveurs : une violence non désirable. La mort existe, elle est indésirable, maiselle a un sens quand la vie a un sens.

C’est précisément le sens de la vie avec les animaux et donc la réalité de latuerie et son ampleur aujourd’hui que l’industrialisation de l’élevage a conduitles éleveurs à oublier. Cette relégation de la mort, qu’elle soit humaine ou ani-male, est le corollaire de notre siècle industriel et scientifico-technique. La mortn’est plus évidente, ni celle des animaux ni la nôtre, et nous perdons les motspour la dire. M.-F. Bacqué [1992] constate ainsi qu’il y a eu, à partir de la PremièreGuerre mondiale, un appauvrissement du vocabulaire lié à la mort et un dénicroissant de celle-ci. Elle a été captée par l’hôpital et est devenue invisible. Demanière similaire, l’expulsion des abattoirs hors des villes s’est accompagnéede leur neutralisation sémantique; l’abattoir est intégré à l’usine de transfor-mation-découpe… et est désigné par le nom de l’entreprise. Il n’est plus le lieu,différencié et particulier, de la tuerie; il n’est qu’un élément du procès de trans-formation de la matière animale qui arrive dans ses locaux par milliers, voiremillions dans le cas des volailles, et se mesure en TEC (tonnes d’équivalent car-casse) dans le cadre des échanges commerciaux : « Un abattoir c’est une usineavant tout, bon c’est sûr on abat des animaux, mais c’est aussi, une usine detransformation des viandes, de produits élaborés, de plus en plus d’ailleurs. »

Cette « matière animale » est constituée aujourd’hui du milliard de volaillesabattues chaque année en France et des quelque 80 millions de porcs, lapins,vaches, moutons, chèvres16… auxquels il convient d’ajouter les millions d’ani-maux abattus en Europe pour raisons économico-sanitaires. Les entreprisesd’abattage, 767 en 1980, ne sont plus aujourd’hui que 339 dont la moitié sontdes abattoirs industriels privés qui réalisent 80% des tonnages. Une vingtained’abattoirs industriels essentiellement privés concentrent 47% des tonnages17.Cette organisation industrielle de la mort est très difficilement vécue par de nom-breux éleveurs. Du fait de la concentration des abattoirs et de leur réductiondrastique, les éleveurs sont en effet contraints de déléguer le transport et l’abat-tage. Cette évolution, en interdisant toute possibilité d’accompagnement desanimaux, fait naître des sentiments de culpabilité et rend difficile le travail dedeuil : « On fait des abattoirs immenses où les bêtes attendent, elles stressent,c’est une catastrophe, on a supprimé tous les petits abattoirs »; « j’avais venduune vache deux jours avant et je suis arrivé, elle était encore là, elle n’avait pasété abattue encore, et puis elle était là, je n’ai pas aimé quoi, faut vivre avec ça ».

La mort industrielle des animaux et les systèmes industriels qui les produi-sent en masse indistincte et anonyme ne sont pas sans renvoyer dans les repré-sentations de nombreux professionnels et de nombre de citoyens au système depensée et à l’organisation du travail de mort qui étaient en œuvre dans les campsnazis. Cette fréquente et terrible analogie – dont j’ai montré par ailleurs [Porcher,2000] qu’elle mettait en lumière dans ces systèmes un travail de déconstruction

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16. 3,5 millions de gros bovins, 1,7 millions de veaux, 6,8 millions d’ovins et caprins, 26 millionsde porcs, 41 millions de lapins (Les cahiers de l’Ofival, juillet 2001).

17. Cf. J. Fraysse, J.-P. d’Herbomez, P. Soler [2001, p. 31].

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de « l’animal comme bête » similaire à la déconstruction de « l’homme commebête » dans les camps18 – témoigne de l’ampleur de la violence affective et moralefaite aux personnes par ces systèmes et de l’atteinte portée à la dignité del’ensemble des éleveurs dans la représentation de leur métier.

L’impossible don en systèmes industriels et intensifiés

Si nombre d’éleveurs travaillant en systèmes industriels ont pu se satisfairede la façon dont la recherche agronomique prenait en main la question du « bien-être animal », dont ils sentaient plus ou moins confusément qu’au fond, elle neles concernait pas directement, les éleveurs attachés à leurs animaux ont enrevanche depuis longtemps conscience du fait que, « bien-être animal » ou pas,les procédures prescrites du travail vont à l’encontre du bien-être de leurs ani-maux et de leur propre bien-être. L’augmentation constante de la taille destroupeaux, l’avancement – impérieusement prescrit par les techniciens – de l’âgede la réforme, la rupture ou la réduction du lien de l’animal à la nature (notam-ment au pâturage), l’augmentation de la durée du travail et de la pression pro-ductive…, tout cela oblige l’éleveur à adopter envers ses animaux une attitudeau travail contraire à ses désirs et aux besoins des animaux : « Je les reconnaisde moins en moins parce que le roulement tourne de plus en plus vite, on a deplus en plus d’animaux. » Le souhait, partagé par une majorité d’éleveurs, d’avoirmoins d’animaux en témoigne assez clairement.

Ces évolutions de l’organisation du travail, qui conduisent l’éleveur à pas-ser de moins en moins de temps auprès de chaque animal (15 secondes par jourpar cochon en porcherie industrielle19), produisent des altérations profondesdans la relation de communication entre hommes et animaux et dans le com-portement des animaux, et sont donc ainsi génératrices de souffrance constanteaussi bien pour les hommes que pour les animaux : « J’étais brutal avec lescochons, c’est vrai, c’est tout le système qui pousse à ça, j’étais sur les nerfstout le temps »; « c’est le rythme qui est dur, c’est de l’endurance, faut courirtoute la journée quoi ».

La question du « bien-être animal » en élevage s’est construite, nous l’avonsvu, corrélativement au processus d’industrialisation des productions animales.La problématique de l’adaptation a conduit à la production croissante denormes qui définissent et réglementent les rapports de travail entre éleveurs etanimaux. Ainsi, les réglementations nationales et européennes imposent aux éle-veurs des normes d’habitat, d’alimentation, etc., qui s’étendent à l’ensemble dela conduite d’élevage. On mesure, en lisant ces directives, à quel niveau d’ir-responsabilité apparent ont été amenés les éleveurs pour qu’aujourd’hui, au nom

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18. Comme le souligne en effet Primo Levi [1987, p. 42], le Lager est « une monstrueusemachine à fabriquer des bêtes ». Mais la « bête » des camps n’a rien d’un animal, et c’est bien en« bête » également que le système industriel transforme les animaux.

19. Porc Performances, 1999, ITP. En moyenne (France), un porc « charcutier » est sevré à26 jours et abattu à 173 jours (âge à 105 kg). Le temps de travail requis chez un « post-sevreur-engraisseur » est de 36 mn par porc entré.

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du « bien-être animal », les procédures réglementaires imposent, par exempledans l’élevage de veaux de boucherie, d’« inspecter les veaux au moins deux foispar jour avec un éclairage approprié » ou « d’isoler les veaux malades dans deslogements adéquats20 ». Ces réglementations qui concernent majoritairement desproductions industrialisées et/ou intégrées, témoignent de la perte de sens dumétier d’éleveur. Elles mettent en évidence la rupture du lien entre l’éleveur etses animaux, et l’impossibilité du don dans le cadre du travail industriel. L’éleveur(i.e. le producteur du point de vue des filières, des techniciens, des cher-cheurs… qui ont pensé le travail à sa place) de veaux de boucherie, de porcs, depoulets, de dindes, de lapins… n’a dans ce cas pas donné naissance aux animaux,ni concrètement ni symboliquement. Il n’a rien donné et il ne recevra rien. Commele dit un éleveur : « On fait des veaux de boucherie, ils sont attachés, ils ne sor-tent pas, j’ai rien à en attendre, ils sont abrutis d’avance. » Pas de don de la partde l’éleveur, pas de contre-don de la part de l’animal : un travail d’ouvrier d’usine,réduit à une succession de tâches définies par les procédures d’organisation dutravail et par les réglementations. Pas de don ni de contre-don, mais un travailqui néanmoins réunit dans un même lieu des hommes et des animaux qui sontirréductiblement – parce qu’ils sont vivants et sensibles – des êtres affectifs. Larépression de l’affectivité induite par ces systèmes – « on ne peut plus faire desentiment maintenant… le côté économique doit absolument primer » –, l’im-possibilité de l’échange et de la communication, la réification des animaux et lemépris que l’ensemble du système produit à leur égard et à l’égard de l’éleveurproduisent une souffrance psychique dont le sentiment de honte porté par l’éle-veur est un puissant indicateur. Cette honte ressentie par l’éleveur est bien davan-tage perceptible par le réseau d’éleveurs ou d’amis (« je sais qu’il a honte de cequ’il fait et ça me fait mal au cœur ») dans lequel il est inséré que par l’enca-drement technique dont une partie du travail consiste précisément à mettre enplace des stratégies collectives de défense contre la souffrance21.

L’éleveur – et c’est ce qui fait sa honte, i.e. « le sentiment de son infério-rité, de son indignité ou de son abaissement dans l’opinion des autres » – ne sesent pas à la hauteur des animaux ni à la hauteur de son métier. Il prend à l’ani-mal, et il ne lui rend rien. Car, ainsi que l’écrit Mauss [1999, p. 258], le don nonrendu rend inférieur celui qui l’a accepté, surtout quand il est reçu sans espritde retour. Qu’est-ce que les animaux vont penser de nous ? peut alors sedemander un éleveur. Comment pouvons-nous faire face à notre indignité?

L’ÉLEVAGE AUJOURD’HUI : L’ULTIME TEMPS DU CONTRE-DON

Du point de vue de l’histoire des hommes et des animaux, et des hypothèsesqui peuvent être faites quant à la genèse des processus domesticatoires, la théorie

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20. « Dispositions réglementaires établissant les normes minimales relatives à la protection desveaux », directive 97/2 du 20/1/97, arrêté du 8/12/1997.

21. Sur les stratégies défensives au travail, lire Christophe Dejours [1998].

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du don, appuyée par le constat de la persistance des liens affectifs entre éleveurset animaux et de l’intersubjectivité de leur relation, en dépit du processusindustriel de réification des animaux d’élevage, permet de penser la domestica-tion comme la création d’un lien social particulier unissant les hommes et lesanimaux au sein des sociétés humaines. D’une certaine manière, et comme l’écritM. Mauss, il s’agit de « poser les lances ». Il s’agit de construire avec les ani-maux un monde qui ne serait pas celui de la guerre mais celui de la paix, de lapaix pour la vie. Il s’agit en somme, conditionnellement, de faire alliance, demettre la confiance là où était la méfiance, car comme le dit encore Mauss [p. 277],« il n’y a pas de milieu : se confier entièrement ou se défier entièrement ».

On retrouve ce sentiment d’entière confiance des animaux envers les hommesnon seulement dans les discours des éleveurs, mais également dans la littéra-ture et dans les représentations de nos concitoyens partageant la vie d’ani-maux. Car le don nous engage envers l’animal d’élevage, mais également enversles animaux « familiers » et, à mon sens aujourd’hui, envers tous les animauxcar, nous ne pouvons que le constater, tous subissent les effets généralementnégatifs, directs ou indirects, de la prépondérance des activités humaines dansl’évolution de l’environnement naturel. Ce don, nous pouvons l’élargir auxanimaux « sauvages », car notre domus s’étend en vérité à toute la planète,notamment terrestre. Notre intérêt envers l’animal sauvage n’est pas alimentaireou affectif, il concerne la diversité de notre milieu, non en tant que milieu ensoi22, mais en tant qu’il est notre milieu de vie, que nous en revendiquons labeauté et une certaine représentation de la liberté, même si les animaux « sau-vages » ne sont plus libres23 : ils sont dénombrés, surveillés par satellite et, pourde nombreuses espèces, protégés. Envers l’ensemble des animaux, qu’ilssoient d’élevage, familiers ou sauvages, nous avons construit des relations baséessur le don. Envers chacun de ces types d’animaux, nous oscillons entre obliga-tion et spontanéité, entre intérêt et plaisir.

Le sentiment exprimé par un grand nombre d’éleveurs d’être avec les ani-maux dans un rapport de don permet de comprendre à quel point les systèmesindustriels de production animale sont une violence à la fois concrète, du pointde vue de l’organisation du travail, et symbolique du point de vue de notre rela-tion aux animaux et du sens même des activités d’élevage. Nous sommes col-lectivement en dette envers les animaux d’élevage. En refusant le contre-don,en persistant dans ce qui ne peut manquer d’apparaître à qui ose regarder commeun rapport à l’autre relevant de la barbarie, nous nous avilissons en tantqu’êtres humains et nous témoignons indubitablement du fait que nous ne sommespas « à la hauteur », que nous sommes indignes. C’est ce qu’affirment aujour-d’hui à la fois de nombreux éleveurs et un nombre croissant de citoyens sensi-bilisés ou engagés dans la protection des animaux.

Il ne s’agit pas alors de « libérer les animaux » et de penser ainsi effacerl’ardoise. Il ne s’agit pas de se sentir quitte, de se laver les mains de dix siècles

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22. Ce qui est toutefois la position de la deep ecology.23. À l’exception peut-être des insectes!

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de relations qui nous ont transformés comme elles ont transformé les animaux.Il s’agit bien au contraire de reprendre le cycle du don, de rendre et de recevoirà nouveau, de « s’attacher mieux24 », d’inventer de nouvelles façons de travailleret d’être ensemble avec les animaux d’élevage.

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24. Comme l’a dit Vinciane Despret (« Comment cohabiter avec les animaux? », séminaire del’École des Mines de Paris, 12 février 2001.

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THÉORIE DU DON ET SOCIOLOGIE DU MONDE DU TRAVAIL

par Norbert Alter

Mobiliser la théorie du don pour analyser la nature des rapports sociauxcaractérisant le monde du travail a bien évidemment quelque chose de para-doxal : tous les bons manuels de gestion expliquent que l’entreprise est un lieude profit, de calcul utilitariste, de praxis de la théorie économique standard. Ceparadoxe ne vaut cependant qu’à la condition de confondre la théorie du donavec une théorie de l’altruisme, alors qu’elle est, bien plus largement, une théo-rie de l’échange social, lequel intègre la question de l’intérêt, et celle de la vio-lence. Ce paradoxe ne vaut également qu’à la condition de croire que la théorieéconomique standard reflète parfaitement les pratiques des acteurs, alors quetoutes les observations menées par la sociologie du monde du travail1 montrentque l’efficacité de la firme suppose une capacité à coopérer et que la coopéra-tion est toujours un échange social.

Cette perspectives de recherche n’est pas nouvelle : D. Roy [1952] ou P. Blau[1964] ont largement mis en évidence qu’elle permettait de comprendre, bienmieux et bien plus, des comportements qui demeuraient obscurs aux approchesconvenues de la sociologie du monde du travail. Mais les revisiter aujourd’huiet y apporter quelques éclairages supplémentaires devient nécessaire. Confrontéà l’analyse des turbulences du monde du travail actuel, plus personne, en effet,ne peut encore sérieusement faire l’hypothèse simple selon laquelle le gouver-nement des entreprises est le résultat de l’adaptation aux contraintes détermi-nées par l’environnement. De même, plus personne ne peut sérieusement affirmerque le gouvernement des entreprises est le fait du prince ou de l’agrégation d’in-dividus mus par la seule recherche de l’intérêt personnel. Et si l’on rejette simul-tanément les grands déterminismes aussi bien que le strict individualisme commecatégories d’analyse, on est amené à se demander ce qui permet l’action col-lective et légitime ce type d’action dans l’entreprise. En se référant à la théoriedu don pour répondre à cette question, on retrouve bien évidemment nombredes questions posées par la Revue du MAUSS. Cet article souhaite contribuer àces réflexions.

Il s’intéresse d’abord aux modalités de l’élaboration de structures d’échangespermettant l’accord et la coopération. Il met ensuite en évidence les phéno-mènes de concurrence et d’intérêt collectifs ou individuels. Il tente enfin deprésenter la capacité collective à vivre l’ambivalence du don (support du conflitcomme de la paix) comme la trame de l’accord fondant la coopération en entre-prise. Fondamentalement, il s’intéresse à la manière dont les acteurs articulentsimultanément le registre du calcul et le registre du don pour parvenir àcoopérer.

1. On utilisera ce terme pour définir les trois courants de sociologie française s’intéressant àcet univers : sociologie du travail, sociologie des organisations, sociologie de l’entreprise.

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Trois niveaux d’analyse des phénomènes de coopération sont simultané-ment mobilisés : les relations entre firmes, les relations entre employeurs et sala-riés, les relations à l’intérieur du groupe d’opérateurs. Deux raisons expliquentce choix : la première est que la théorie du don se révèle heuristique dans cestrois perspectives; la seconde tient au fait que la question qui m’intéresse le plus,comme beaucoup de ceux qui s’intéressent à l’intuition de M. Mauss, est decomprendre pourquoi on donne, quelle que soit la nature des dons.

LE DON COMME FACTEUR STRUCTURANT DES ÉCHANGES

Plus ou moins explicitement, un certain nombre d’analyses considèrentque la logique du don – la triple obligation de donner, recevoir et rendre –structure la coopération entre firmes, entre employeurs et salariés ou entresalariés. Ces trois termes représentent les règles de l’échange social. On donnepour créer un lien spirituel : la valeur matérielle du cadeau est donc de peu d’im-portance; mais le fait d’avoir donné engage le donataire et le donateur dans unerelation de réciprocité. La prestation inclut l’obligation de recevoir des cadeaux :« Refuser de prendre équivaut à déclarer la guerre; c’est refuser l’alliance et lacommunion » [Mauss, 1968, p. 163]. Le don/contre-don inclut enfin l’obliga-tion de rendre (ou plutôt de donner à son tour) des cadeaux. Bien évidemmentces perspectives correspondent à la conception pacifique du don, au « don par-tage », par opposition au « don agonistique » pour reprendre la distinction for-mulée par A. Caillé [2000, p. 79].

Les vertus économiques de l’échange social

Les travaux des sociologues italiens [Bagnasco, 1977] puis français s’inté-ressant aux « districts industriels » [Ganne, 1991] montrent qu’en situation deconcurrence économique forte, l’efficacité des entreprises peut fort bien s’ac-corder avec des rapports flous, personnalisés, et finalement non rationnels d’unpoint de vue gestionnaire. Dans ces univers, les règles de l’échange économiquene sont pas clairement définies, faute de pouvoir prévoir et codifier les contri-butions et rétributions respectives des acteurs. Cette insuffisance des règles esten relation avec le fait que les objectifs, comme les modalités d’évaluation etde production, sont flous, changeants et parfois contradictoires. Il ne s’agit pasd’échanges économiques ou sociaux « purs », mais d’hybrides s’intégrant lesuns aux autres sans codification précise.

Dans cette perspective, J. Saglio [1992] rappelle, à propos des relations entreentreprises d’un même tissu industriel, la distinction faite par P. Blau [1964] :l’échange économique consiste à échanger des biens de valeur équivalente, indé-pendamment de la qualité des personnes, dans le cadre d’une relation libre;l’échange social, qui caractérise les relations durables des entreprises d’un mêmetissu industriel, suppose la confiance, laquelle permet d’être « payé » sans quel’on connaisse précisément les délais et modalités de cette rétribution. L’auteur,

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citant M. Mauss, indique que l’existence même de la relation importe plus, dansce cas, que le résultat des transactions et que les acteurs sont prêts à y « sacrifier ».

Ce type d’échange repose sur une modalité de calcul non « rationnelle » dupoint de vue de l’économie standard. Pour pouvoir coopérer, il faut « donner »(en l’occurrence, investir sans garantie parfaite de retour) pour amener l’autreà donner à son tour. On retrouve ici les travaux des économistes et des gestion-naires mettant en évidence le caractère central des relations de confiance dansles réseaux financiers, les réseaux de systèmes d’information, et plus générale-ment le fonctionnement des relations commerciales. A. Orléan [1994] rappellele rôle constitutif de la confiance dans l’existence de l’ordre marchand. Lesaccords sont toujours incomplets, ils se définissent dans le temps, comme unprocessus de réciprocité. Les dettes entre les partenaires ne sont donc jamaistotalement apurées, elles font partie d’un processus relationnel. La coopérationest ainsi fondée sur la confiance, sans évacuer pour autant les tiraillements etles conflits, car ce processus est mal maîtrisé : on ne sait jamais exactement àquoi on a droit en retour.

Les relations entretenues dans le cadre des districts industriels – au moinscelles-là – n’ont pas une valeur uniquement économique : il s’agit d’un contratplus général et plus flou dans lequel circulent simultanément des biens, des rela-tions et des symboles. Cette forme d’échange se rapproche de l’échange social,le « phénomène social total » décrit par M. Mauss dans lequel circulent simul-tanément « des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes,des enfants, des danses, des fêtes, des foires » [p. 151]. Les échanges écono-miques supposent de s’intégrer à des échanges plus « totaux » pour se réaliser.

La construction des accords collectifs de production

De manière plus générale, les travaux de l’économie des conventions et dela théorie de la régulation sociale mettent en évidence l’existence d’accords entreles agents ou les acteurs à l’intérieur des organisations. Ces accords supposentd’investir dans des relations de coopération sans garantie de retour.

L’économie des conventions dépasse ainsi l’opposition traditionnellementfaite en économie entre facteurs de production, le capital représentant un élé-ment de rigidification, le travail représentant un moyen d’adaptation. De fait,les deux éléments font l’objet d’investissements destinés à établir des relationsstables, prévisibles pendant une certaine durée. Les « investissements de forme »[Eymard-Duvernay, 1989; Thévenot, 1985] représentent ainsi des actions coû-teuses mais nécessaires aux stratégies industrielles de l’entreprise. Il s’agit parexemple, des politiques de formation continue menées dans les secteurs de hautetechnologie, destinées à obtenir une qualité de travail de haut niveau, de la réa-lisation d’accords sociaux permettant d’éviter des discussions et des conflitspermanents entre acteurs, de la mise en œuvre de principes organisationnelscoordonnant aisément des pratiques professionnelles différentes, ou du déve-loppement de l’image de marque d’un produit assurant le passage d’une valeurlocale, singulière, à une valeur plus globale, générale.

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De même, O. Favereau [1989] indique que le fonctionnement du procès deproduction d’une grande entreprise repose sur un savoir collectif tellement étenduque ni les membres de l’état-major ni même l’ensemble des cadres ou des ouvriersne peuvent le contrôler seuls. Il apporte des informations centrales pour lacompréhension des processus de production post-fordiens. L’innovation concer-nant les produits ou les procédés ne peut y être analysée en termes de contratou de contraintes : « Les agents ne peuvent contracter relativement à des infor-mations qu’ils n’ont pas. Comment décider rationnellement de ce qu’on ignore? »[p. 87]. L’idée selon laquelle les contrats seraient renégociés à l’occasion deces nouvelles informations ne tient donc pas. Ni les observations ni les acteursdes organisations ne sauraient aller dans ce sens : les périodes d’innovation, deplus en plus fréquentes, sont ainsi « des périodes de mobilisation collectiveplutôt que de marchandage généralisé ».

Ces perspectives permettent de comprendre la notion de convention. L’idéeest que les agents économiques savent, de fait, sacrifier leurs avantages indivi-duels immédiats au bénéfice d’un fonctionnement collectif durable permettantl’échange : ils donnent de manière à passer d’un système de relation strictementéconomique à un système d’échange social. Mais on distingue mal les raisonset les modalités d’élaboration d’accords qui peuvent être le fait d’acteurs por-teurs de logiques opposées. La théorie de la régulation sociale [Reynaud, 1989,2002; de Terssac, 1992, 2002] permet d’avancer dans la compréhension de cetteforme de coopération.

Les premiers travaux de la sociologie industrielle, de même que les plusrécents, montrent que les opérateurs ont, comme les directions d’entreprise, unsouci d’efficacité. Mais ce souci s’appuie toujours sur la volonté de construireune autonomie par rapport aux projets de rationalisation des directions et sur ladéfense de l’identité collective par rapport au projet de contrôle de ces mêmesdirections.

Reste à connaître la façon dont s’organise ce collectif ainsi que la manièredont il parvient à élaborer une coopération avec les représentants de l’entreprise.J.-D. Reynaud répond à la question. Selon lui, le facteur économique n’expliquepas la mobilisation des salariés : ils savent par exemple, parfaitement détournerles systèmes de primes considérées comme incitatives par les directions auprofit de la solidarité de la base ouvrière. Et surtout, l’auteur reprend le para-doxe de M. Olson [1965] : si c’était l’intérêt économique qui guidait l’actionde l’individu, il n’aurait pas intérêt à participer à une action collective puisqueses retombées (si elles sont positives) bénéficient à tous, y compris à celui quin’a pas participé à l’action. Si donc l’individu était étroitement calculateur, iln’aurait aucun intérêt à participer à l’action collective, laquelle n’existeraitjamais. Ce sont donc les règles sociales et l’activité de « régulation » (la trans-formation de ces règles pour les rendre légitimes), qui permettent de dépasserou plutôt de cantonner la logique de l’intérêt individuel, de strate ou corpora-tiste, à des actions qui assurent la légitimité et l’efficacité du fonctionnementd’une entreprise. Plus récemment, J.-D. Reynaud [1997] ajoute qu’une relationsalariale ne peut être comprise sans mobiliser la théorie du don.

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En observant de près le fonctionnement d’entreprises publiques en matièrede gestion de l’emploi [Alter, 2000], on peut vérifier cette idée2. Le travail, l’em-ploi comme le salaire ne peuvent y être analysés en termes strictement écono-miques. Ce type d’échange entre employeur et salarié s’apparente en effet au« phénomène social total ». On l’a vu plus haut, il repose, selon M. Mauss, surdes dimensions intégrant dans le même geste des éléments moraux, symbo-liques, juridiques, économiques, familiaux et religieux. Les échanges reposent,dans le cadre qui nous intéresse ici, sur d’autres prestations, mais leur circula-tion et leur sens sont bien de même nature : il s’agit des éléments de rémuné-ration, des dimensions affectives, des projets, du civisme, ou d’excellence dansl’exercice d’une activité. Je reprends ici les principales caractéristiques utiliséespar Godbout et Caillé [1992] et par Cordonnier [1997] pour définir ce typed’échange.

La réciprocité de l’échange est différée, sans délai précis. L’échange entreles salariés et l’entreprise se déroule sur la totalité d’une carrière, environ qua-rante ans. L’investissement que représente le déracinement en début de carrièreest « récupéré » lors du retour au pays, une vingtaine d’années plus tard. Maisil n’existe pas d’obligations et de calculs précis en la matière : le salarié ne saitjamais à quel moment il tirera précisément parti de son investissement. Celasignifie également que l’investissement n’est pas conçu comme tel : il repré-sente bien plus l’inscription du salarié dans des coutumes, dans un « cours deschoses » que, par habitude, il sait être porteur de biens.

La valeur des services échangés ne définit aucunement la nature de la rela-

tion. Il existe bien un échange, mais celui-ci n’obéit à aucune contrainte contrac-tuelle en termes de délais. Le fait de donner (de consacrer les dix premièresannées de la vie active à des tâches ingrates et dans une situation de déracine-ment) oblige l’autre (les représentants de l’entreprise) à donner à leur tour. Maisce qui importe, dans ce type de relation, est bien plus de savoir que l’on peutcompter sur l’autre – parce qu’on l’a obligé en lui donnant quelque chose – quele fait de connaître le moment du retour. De ce point de vue, les acteurs inves-tissent une relation plus qu’ils n’investissent dans une relation. On n’échangepas, comme sur un marché, un statut avantageux contre un salaire peu élevé, lasécurité de l’emploi contre l’adaptation aux changements, la possibilité de réa-liser des projets à long terme contre le respect d’une hiérarchie tatillonne. Iln’existe pas de relation d’équivalence entre ces différentes dimensions parcequ’elles ne s’inscrivent pas dans des registres comparables.

Cela n’empêche aucunement la manifestation de l’intérêt, mais cet intérêt

est celui du rang social. Les dimensions symboliques traduisant le rang des sala-riés sont nombreuses : taille et nature des bureaux, possibilité d’utiliser unvéhicule de service, délégation de signature, port du costume ou du tailleur,

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2. On la nuancera cependant largement dans la seconde partie de cet article, l’idée défendueétant que ce qui fait contrainte, pour les acteurs, est finalement bien plus la nécessité de vivre dansun univers largement déficitaire du point de vue de la régulation, que l’existence de la régulationelle-même. Ce débat avec J.-D. Reynaud est repris dans N. Alter [in de Terssac G., 2002].

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tutoiement des hiérarchies ou possibilité de représenter l’entreprise à l’extérieuren sont des exemples bien connus. Ils paraissent barbares, ridicules, fonda-mentalement insignifiants, mais ils sont pourtant vécus comme des marques dereconnaissance participant à la nature des échanges. Et il existe bien, sur ce plan,une capacité gestionnaire.

Entre les salariés et l’employeur, la relation procède plus du registre de l’en-

dettement mutuel que de celui du principe d’équivalence. Donner en retour nepermet pas de se dégager complètement de l’obligation faite par le « cadeauinitial ». Le provincial qui a sacrifié dix années de sa vie à réaliser des tâchesingrates et dans des conditions de vie difficiles est bien récompensé par le « retourau pays ». Mais il se doit, du coup, de continuer à respecter les règles de soninstitution, à les appliquer avec sérieux. Le retour au pays ne se traduit ainsijamais par une position de désengagement et de critique vis-à vis-de l’entre-prise : ce n’est pas parce qu’ils ont gagné quelque chose (et même la chose àlaquelle ils tiennent le plus) que les salariés s’estiment libérés de leur dette. Aucontraire. Le système d’échange ayant fonctionné, ils l’administrent à leur touravec vigilance. Ils deviennent les « anciens », assurant la pérennité de ces pratiquesqui leur semblent légitimes.

Ce système d’échange est collectif. Ce dispositif dépasse et contraint les rai-sonnements individuels de deux manières distinctes. Tout d’abord, il obéit à deslogiques qui ne peuvent être contrôlées par un individu : aucun, qu’il se trouvedu côté des directions ou de celui des salariés de base, ne peut négocier per-sonnellement un investissement. Le retour au pays est géré selon une procé-dure administrative étroitement surveillée, la possibilité de disposer d’une« planque » est détenue par le groupe de travail, les arrangements dépendentd’accords plus ou moins explicites passés avec les anciens, l’obtention de primesoccultes suppose d’appartenir à un milieu qui pèse sur les décisions réglemen-taires. Le système d’échange est également collectif parce que ce qui est donnén’est jamais la propriété d’un seul. Le directeur, comme on vient de le voir, ne« donne » pas l’autorisation de retourner en province : il n’est que le déposi-taire, le représentant de l’institution qui permet ce type de décision.

Ces configurations sont finalement bien celles d’un échange économiquelocal encadré par des règles sociales locales. Ces règles n’empêchent ni le conflitni des comportements stratégiques, mais elles les canalisent dans le cadre d’un« endettement mutuel » [Godbout, Caillé, 1992] qui structure et stabilise demanière fondamentale les échanges entre les partenaires : les salariés « donnent »leur contribution active au fonctionnement de l’atelier ou de l’entreprise pourque les directions soient amenées à « donner à leur tour » l’autonomie. C’estbien la situation d’endettement mutuel qui permet la coopération et l’efficacité,bien plus que la négociation conçue comme un moyen de gérer des intérêts bienconnus de part et d’autre, et défendus de manière optimisatrice.

On retrouve ici tout l’intérêt de l’article de G. Benguigui [1997] à proposde la place du don en prison (mais qui a une portée bien évidemment plusgénérale). Il souligne le fait que la régulation, en l’occurrence le relatif paci-fisme du monde pénitentiaire, repose sur un échange de type don/contre-don

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entre gardiens et prisonniers. Dans cet univers pourtant très unilatéralementdominé, violent et conflictuel, le fonctionnement de l’organisation ne tient passeulement aux règles formelles, pas plus qu’à l’intérêt que les deux partis ontà coopérer, mais au fait qu’entre gardiens et prisonniers, existe un systèmed’échange à la fois très étroit (on ne peut échanger beaucoup de choses dans ununivers carcéral) et total : ce qui compte n’est pas la nature ou la valeur mar-chande de la chose échangée, mais le fait qu’elle crée un lien social fort, inté-grant des dimensions à la fois symboliques, matérielles et affectives entre lescontrôleurs et les contrôlés.

La régulation est fondée sur ce type d’obligation mutuelle. Et elle devientineffective – elle ne permet plus la coopération – lorsque l’un des partenairesarticule son comportement autour d’une logique uniquement économique ouréglementaire, rompant avec le système d’échange établi antérieurement. Cettequestion est abordée plus loin.

Le don/contre-don entre pairs

Un dernier niveau d’analyse de l’échange social mérite attention, en tout cassi l’on considère que la coopération, et la solidarité, à l’intérieur d’un grouped’opérateurs appartenant au même ensemble n’est pas une donnée, mais uneconstruction.

Très schématiquement, ce que découvre aujourd’hui la sociologie du mondedu travail à propos de la coopération entre pairs, c’est l’existence d’une formede coopération qui n’est ni mécanique ni solide. Les uns et les autres en arri-vent ainsi à identifier l’existence de réseaux sociaux dans lesquels les opéra-teurs échangent des savoirs, des représentations, de l’amitié ou de l’alliancestratégique [Lazega, 1996] selon des normes d’échange qui ne sont pas cellesde la classe, de la profession ou du rôle, mais du regroupement d’experts, iden-tifiés ou non comme tels par les structures formelles de travail. On repère cetype de fonctionnement autant dans l’industrie que dans les services, tant chezles cadres que chez les ouvriers ou les employés qualifiés, dans toutes les acti-vités complexes. On utilisera le terme de « professionnels » pour désigner lessalariés investis dans ce type d’activité.

Cet ensemble social fonctionne comme une bourse d’échange de savoirs etd’alliances, bourse dans laquelle l’aide oblige celui qui la reçoit à savoir ladonner à son tour [Alter, 1996]. On connaît bien l’image des « ascenseurs » quisont « envoyés » et « renvoyés ». L’entraide et la coopération ne peuvent doncy être confondues avec une succession de « coups de main ». Il s’agit concrè-tement d’une structure d’échange permettant à la fois la création d’un capitalcollectif de connaissances rares et la définition des modalités d’obligationmutuelle entre les membres. Ce système d’échange permet donc la coopérationet surtout le contrôle de cette coopération. Il obéit à plusieurs des principes pré-sentés ci-dessus pour distinguer l’échange social de l’échange économique :

— la réciprocité de l’échange est différée, sans délai précis : on ne « rendpas service » immédiatement à celui qui vient d’apporter son aide;

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— l’échange est ininterrompu : il ne s’agit pas d’un moment particulier,mais d’une structure sociale assurant l’existence de ces formes de coopération;

— l’échange ne fonctionne pas suivant le registre de l’équivalence (je tedonne ce que je te dois), mais selon le principe de l’endettement mutuel (on estdans une relation de réciprocité permanente).

Ce type d’échange, comme ceux qui ont été présentés plus haut, à proposdes relations dans les districts industriels, des conventions entre agents écono-miques, ou de la coopération conflictuelle entre salariés et employeurs, s’ap-parente toujours, de façon plus ou moins étroite, à la dimension structurante dudon, et cela, pour une raison simple : l’application de la rationalité étroitementéconomique aux affaires humaines ne permet pas toujours de définir des com-portements efficaces. Pour l’être, les comportements professionnels et entre-preneuriaux supposent aussi de savoir donner, et même parfois de faire devéritables « cadeaux » [Godbout, 2000].

Encore faut-il ne pas observer ces pratiques ou comprendre les travaux deM. Mauss de manière systématiquement irénique…

LE DON INTÉRESSÉ

M. Mauss insiste sur le fait que ces échanges ne sont pas purement symbo-liques ou sociaux, désintéressés. Par exemple, les dépenses somptuaires dupotlatch doivent être comprises comme un moyen de définir les rangs sociaux,et pas seulement de dilapider. Plus généralement, c’est aussi l’intérêt quiamène à donner, mais « cet intérêt n’est qu’analogue à celui qui nous guide » :il n’est pas qu’économique.

L’auteur base également son analyse sur la tension qui existe, à l’intérieurdu registre du don/contre-don, entre le conflit et la paix : « On brise les cuivresles plus chers, on les jette à l’eau pour écraser, pour “aplatir” son rival. Nonseulement on fait ainsi progresser soi-même mais encore on fait progresser safamille sur l’échelle sociale » [p. 202]. Certains exégètes tirent l’analyse versle caractère conflictuel du don [Godelier, 1996] et d’autres vers son caractèrepacifiste [Salhins, 1972]. Dans les deux cas, l’idée est bien celle de l’intégra-tion (ou de la superposition) de la conflictualité et de la violence d’une part, etde la sociabilité d’autre part. C’est cette perspective qu’enseigne finalement lathéorie du don. Elle permet de penser les rapports sociaux dans leur profondeambiguïté. Elle ne peut donc être réduite à une perspective éthique [Arnspenger,2000]. Au contraire pourrait-on dire, la volonté d’« être le plus beau, le plusfort » permet de penser l’altruisme.

Trois perspectives sont ici mobilisées pour réfléchir à cette ambiguïté :l’intérêt économique, qui à lui seul ne peut être sérieusement référé à la théo-rie du don; l’intérêt symbolique, qui croise pleinement la théorie du don parcequ’il recoupe en fait plusieurs types d’intérêt; l’intérêt stratégique qui ne par-vient pas à distinguer ce qui est de l’ordre du calcul et du résultat, de l’actionet des normes.

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L’intérêt économique

G. A. Akerlof [1982] fonde la théorie du salaire comme un échange de donsentre salariés et employeurs : « Probablement, le cadeau fait par le salarié à safirme, l’effort dépassant celui prévu par les règles, est lié au don de la firme ausalarié. En accord avec Mauss et d’autres auteurs, la réciprocité est bien le faitmajeur dans l’échange de dons (comme d’ailleurs pour les échanges sur un mar-ché) » [p. 552].

L’observation de situations de travail dans lesquelles les tâches sont répéti-tives amène l’auteur à constater que les opérateurs dépassent les normes deproduction prévues. Cette situation ne peut se comprendre comme le résultatd’un calcul économique de la part des salariés : obtenir des primes. Il faut recou-rir à d’autres explications, que B. Reynaud [1994] met parfaitement en évidence.La solidarité dans l’effort collectif consenti par les salariés permet d’éviter lasanction liée à une défaillance individuelle. Par ailleurs, en étant loyaux à l’égardde l’entreprise, ils espèrent pouvoir en retour bénéficier de ses « dons ». En effet,l’employeur trouve intérêt à cette situation : il n’ajuste donc pas les salaires auvu des résultats, mais offre une rémunération supérieure à celle du prix du mar-ché. Ainsi, entre employeur et salariés, l’échange est gouverné par une négo-ciation ne portant pas sur la quantité de travail fourni mais sur l’équité dutraitement de ce travail.

Les analyses de l’auteur apportent plus que des nuances à la théorie écono-mique. Elles mettent en évidence le caractère limité des capacités de calcul desindividus. Elles présentent surtout les normes du groupe d’opérateurs commecontribuant à la définition de l’« effort » consenti. S’agit-il pour autant d’unéchange de dons? L’échange observé peut en fait être compris selon les théo-ries économiques classiques mettant en évidence le rôle de l’utilité individuelleet du marchandage dans les situations d’échange. P. Batifoulier, L. Cordonnier,Y. Zenou [1992] montrent que ces analyses demeurent discutables par rapportà la définition anthropologique du don/contre-don : l’échange, tel que le pré-sente G. A. Akerlof, demeure très étroitement conditionné par l’équilibre desbiens échangés. Et cette critique vaut tout autant pour la théorie des salairesd’efficience [Leibenstein, 1966] selon laquelle le salaire efficient est celui quipermet de tirer l’effort le plus adapté des salariés, et non celui qui correspondau « prix du marché » du travail.

Mais ce qu’oublie principalement la théorie du salaire, standard ou révisée,c’est que l’argent versé au salarié peut avoir une vertu essentiellement symbo-lique. Les débats, petits drames et jalousies pathologiques qui se nouent à l’oc-casion de l’attribution d’une prime de fin d’année dont la valeur économiqueest presque insignifiante, mais la valeur symbolique centrale (parmi dix ou vingtopérateurs, un seul est considéré comme « le meilleur ») en donnent une bonneidée. Plus largement, les salaires, parce qu’ils « distinguent », ne rémunèrentpas seulement en argent, mais aussi en statut social.

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L’intérêt symbolique

Revenons donc à la population des professionnels, telle que présentée ci-dessus, pour comprendre la façon dont s’y combinent les dimensions contra-dictoires de l’échange social. On a vu qu’il existait, entre les membres de cegroupe, des relations de coopération fondées sur un équilibre de type don/contre-don. Mais cet équilibre n’assure pas pour autant l’absence de concurrence,d’égoïsme, d’utilitarisme ou de trahison [Alter, 2000].

On présente généralement les collectifs de salariés comme solides : unis etsoudés par leur opposition aux directions, ou obéissant aux normes de compor-tement de leur univers professionnel, ou fédérés par leur conscience d’acteurhistorique, ou au moins capables d’élaborer démocratiquement un débat interne.Ces représentations doivent être interrogées pour comprendre l’univers des pro-fessionnels. L’existence du collectif et de son fonctionnement apparemment com-munautaire n’empêche pas que s’y vivent querelles intestines et bassesses. Cesdernières contribuent plutôt à la construction même du collectif.

L’idée n’est pas nouvelle. C’est précisément ce que décrit G. Sewell [1983]à propos des « communautés déchirées » que représentent les corporations del’Ancien Régime. Il s’agit bien de communautés caractérisées par la solidarité,l’altruisme, la confiance et le caractère indéfectible des relations. Mais ces com-munautés sont également trivialement intéressées. Elles font l’objet de ten-sions incessantes entre maîtres, compagnons et apprentis, l’amour du métier etl’engagement collectif dans l’ouvrage n’empêchant nullement les oppositions.L’apprentissage, de ce point de vue, n’est pas à proprement transmis par lescompagnons aux apprentis. Il s’agit bien plus d’une sorte de troc dans lequell’apprenti « se débrouille » pour apprendre tout en effectuant un labeur souventdur et répétitif.

Le milieu des professionnels dont il est ici question est assez comparable.On y retrouve des logiques de strate, d’intérêt et de domination, qui restentcependant contrôlées, ou plutôt « encastrées » dans l’appartenance communautaire.

Entre groupes de professionnels, les luttes d’influence sont de l’ordre duquotidien, chacun défendant, assez classiquement du point de vue de l’analysestratégique, son domaine de compétence et donc son espace de jeu. Par exemple,les comptables développant telle application informatique entrent en conflit avecles techniciens du système d’information, alors que les uns et les autres parti-cipent bien de la même logique de recherche d’autonomie par rapport aux pou-voirs centraux et d’efficacité locale. Ni la similitude des positions d’acteurs nila conscience de faire partie de la même action collective n’amènent mécani-quement les acteurs à s’entendre, parce qu’ils n’ont pas de projet délibéré en lamatière, et encore moins de projet historique.

De même, l’action collective des professionnels les amène souvent à se trou-ver dans des situations d’alliance « contre nature », leur action se fondant surdes situations concrètes à traiter et non pas sur une conception préétablie desrapports de forces à développer. Par exemple, le développement de la micro-informatique, au début des années quatre-vingt, s’est réalisé grâce à l’alliance

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de cadres et de secrétaires qui, sans cette occasion, ne seraient pas entrés encoopération ni même en communication [Alter, 1985]. Le système social qu’ilssont parvenus à élaborer les amène à s’entraider, à partager une conception com-mune du travail et des projets professionnels collectifs, à se soutenir affective-ment. Mais cette transformation de la nature des relations ne peut aucunementêtre confondue avec un ordre social caractérisé par la confiance et l’indifféren-ciation statutaire : les cadres continuent, sous des formes variées, à faire sentiraux secrétaires qu’elles disposent de moins de ressources qu’eux. Le rang continueau moins partiellement à structurer ce type d’action collective.

Le milieu des professionnels est de fait une communauté affective et cen-sitaire. Affective pour les raisons décrites plus haut et censitaire parce que neparticipent à cette communauté que ceux qui peuvent en payer le cens. Parexemple, toujours à propos de la micro-informatique au début de années quatre-vingt, on n’intègre dans l’action que les secrétaires qui disposent d’un niveaude compétence ou d’entregent permettant à l’action collective de bénéficier deleur apport. On n’intègre bien évidemment pas les « petites mains », ou les cadresne disposant d’aucune compétence technique. Les professionnels n’intègrentdans leur action que ceux qui peuvent y contribuer – parce qu’ils disposent deressources en compétence, en relations stratégiques ou en culture du métier –,qui peuvent y payer leur « ticket d’entrée ». De ce point de vue, on s’écarte desanalyses de J. T. Godbout [1994] à propos des relations familiales : dans lesréseaux de professionnels, il n’existe qu’exceptionnellement des « donneursnets » et des « receveurs nets », chacun n’échangeant qu’avec celui qui peutéchanger quelque chose. Mais cela n’empêche pas de vérifier cette autre dimen-sion de la réflexion de Godbout qu’est la « dette positive », qu’il définit ainsi :« Il s’agit d’un état dans lequel le fait de rendre – fondement de la réciprocité –tend à se dissoudre comme principe, au point où, à la limite, dans ces relations,on ne rend plus, on donne seulement; ou au contraire on est toujours en trainde rendre, l’important ici étant que la différence entre rendre et donner s’estompeet n’est plus significative » [p. 210].

Comme on le verra dans la dernière partie de cet article, donner est un « besoin »,car donner est la seule manière de faire des projets collectifs. Mais on ne se libèrepas de ce besoin avec n’importe qui, au moins parce que si l’autre ne peut don-ner à son tour, les projets collectifs ne peuvent se réaliser. Et les rétributions tiréesde l’action collective sont souvent relatives à cet investissement initial.

L’intérêt stratégique

La sociologie des organisations [Friedberg, 2002] se démarque explicite-ment de ces perspectives en renonçant à considérer la théorie du don commeune forme de relation distincte de l’analyse stratégique. L’idée est simple : sion donne, c’est qu’on tire un avantage personnel que l’on ne pourrait pas obte-nir sans cette décision.

J.-D. Reynaud avait pourtant bien montré les limites de cette perspective :« Il faut donc plutôt rechercher si, dans toutes ces situations, il n’y a pas une

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forme de rationalité différente de celle de la stratégie et du calcul et qui ren-verse les termes de la coopération conditionnelle : comme le formule LaurentCordonnier, non plus “coopère si l’autre coopère”, mais “coopère pour quel’autre coopère” […] Le premier don est une initiative, risquée en elle-même,mais qui ne peut attirer une réponse que dans la mesure où il crée une dette […]L’obligation de donner n’est une contrainte que parce que l’alternative est larupture. L’obligation de rendre repose sur la reconnaissance de la dette. Elle estliée à l’obligation de recevoir, c’est-à-dire, là encore, de choisir d’entrer dansl’échange, et non de s’y dérober » [1997, p. 23].

Cette ouverture théorique est radicalement repoussée par E. Friedberg, quicritique avec autant de virulence la théorie économique standard que la théoriedu don. La théorie de l’agent économique n’est pas valide, explique-t-il, parcequ’elle ne tient compte ni des contraintes institutionnelles qui pèsent sur l’ac-tion ni des relations collectives, ce que fait l’analyse stratégique. Et c’est l’éla-boration de l’Homo strategicus, qui permet d’expliquer, tout autant, le geste dedonner. Ce qui amène à donner, à recevoir et à rendre, selon E. Friedberg, estle résultat d’un calcul de type ressources/opportunités : « Je ne comprends paspourquoi la décision d’entrer dans l’échange avec un tel plutôt qu’avec un telserait par nature non stratégique du simple fait qu’il s’agit d’échange social etqu’elle revient à une initiative risquée pouvant être analysée comme un don […]La rationalité de l’échange social, pour n’être pas confinée à une rationalitéétroitement utilitaire, n’en est pas moins stratégique car le social est inséparabledu politique : l’échange social est irréductiblement un échange politique qui nedit pas son nom3. »

On agit donc, selon E. Friedberg, pour tirer le meilleur parti de la relation,même si la notion de « meilleur parti » est relative et subjective. On donneraitdonc pour tirer un meilleur parti de l’autre (ce qu’on n’en tirerait pas sans luidonner quelque chose). Cette perspective confirme que le don n’est pas« désintéressé ». Mais elle présente des limites qui ne permettent pas de faireavancer la compréhension de la rationalité du don. Elle ne fait que l’intégrerdans l’idée de stratégie, en en effaçant le principal élément : on ne donne paspour obtenir quelque chose de l’autre, on donne pour pouvoir faire quelque

chose avec l’autre. La critique que E. Friedberg adresse à J.-D. Reynaud de mini-miser le champ de l’analyse stratégique que, pour sa part, modestement, il

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3. À propos des relations entre firmes fondées sur la confiance, Friedberg [2002] fait ainsi lerésumé suivant : « C’est ce que Neuville a démontré dans un article récent dans lequel il analysel’effort délibéré et pour tout dire consciemment stratégique d’un sous-traitant d’exploiter à sonavantage le capital de confiance dont il dispose. Dans un premier temps, ce sous-traitant s’est construitune réputation favorable de réactivité et de fiabilité avec tous ses interlocuteurs chez son donneurd’ordre. Une fois cette réputation établie, il a cherché à connaître les acteurs dans les usines de sondonneur d’ordre qui étaient à la source des informations sur lesquelles se fondait la direction d’achatdans ses décisions d’attribution des marchés, afin de construire avec eux des relations deconfiance. Grâce à ces relations de confiance, il a pu diminuer dans un troisième temps légèrementla qualité de ses prestations; c’est-à-dire améliorer la rentabilité de cette relation, sans pour autantse faire sanctionner par une diminution de ses parts de marché. »

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présente comme « totale », n’est finalement pas très sérieuse, ce pour au moinsquatre raisons.

1) À l’évidence, les acteurs, les personnes ou les individus ont toujours de« bonnes raisons » d’agir comme ils le font. Ils ne sont ni totalement soumis àl’emprise des normes, ni inconscients de leur rapport à ces normes, ni incapablesde s’en défaire au moins partiellement. Mais cette idée n’est pas issue de l’ana-lyse stratégique. Elle a largement été théorisée par les perspectives de l’indivi-dualisme méthodologique, qui présente l’avantage de considérer les valeurs etles normes comme constitutifs de la rationalité, ce qu’oublie l’analyse stratégique[Boudon, 1977, 1992].

2) On ne donne pas toujours pour tirer avantage d’une situation, ou d’unerelation. L’investissement au travail [Sainsaulieu, 1977], l’absurdité des déci-sions [Morel, 2002] ou l’émotion tirée d’une relation [Livet, 2002] sont, entremille autres exemples, des situations dans lesquelles personne n’assure le« contrôle stratégique des incertitudes » et, surtout, dans lesquelles personne necherche à le faire.

3) Ce qui se joue dans l’échange social n’est pas une partie, un « enjeu »,un avantage économique ou même symbolique. C’est, bien plus fondamenta-lement, la relation même qui unit les partenaires de l’échange, l’existence de larelation, et non l’avantage que l’on en retire. Cela explique les raisons pour les-quelles, pour préserver la qualité d’une relation, bon nombre d’acteurs accep-tent de ne pas tirer avantage de leur situation, ou de leur pouvoir [Alter, 2002].

4) Si l’on considère que toute action et toute relation sont stratégiquementfinalisées, il faut alors en tirer les conséquences théoriques. La logique de l’en-trepreneur de Schumpeter ou du calviniste de Weber par exemple, serait par-faitement réductible à une logique de type stratégique, au même titre que la foiou l’athéisme, la paix ou la guerre. L’analyse des rapports sociaux serait fina-lement tout entière réductible à l’analyse stratégique. Mais serait-ce bien sérieux?Non, parce que ce modèle d’analyse, s’il permet d’expliquer, et souvent trèsfinement, le fonctionnement d’« un système d’action concret », nie l’existencede ce qu’il y a en amont des actions – des valeurs, des croyances et des senti-ments – comme de ce qu’il y a en aval : l’existence de formes sociales quirésistent à l’action, les apprentissages qui amènent les acteurs ou le système àrefuser de « jouer » ou de changer de régulations.

L’approche strictement stratégique consiste finalement à oublier que la rela-tion à autrui ne peut pas être uniquement un investissement. Elle est au moinsautant un capital. On n’entre pas toujours en relation pour faire quelque chose,on entretient souvent des relations parce qu’on veut pouvoir compter dessus,mais sans pour autant savoir à quelle occasion. Dit autrement : l’échange social,de type don/contre-don, est ce qui permet d’agir collectivement. Et cette capa-cité est essentielle pour « entreprendre », que ce terme corresponde à l’actionde l’entrepreneur schumpétérien ou à l’activité ordinaire d’une multitude depetits entrepreneurs du quotidien, à l’intérieur des firmes [Alter, 2000]. Cetteconception de la fonction de l’échange échappe également à l’analyse straté-gique qui ne conçoit pas les questions de l’innovation ou de l’entrepreuneriat.

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DÉFICIT DE RÉGULATION ET DISTANCE SOCIALE

La régulation des rapports sociaux de travail, et plus encore, la capacitécollective à entreprendre sont fondées sur des rapports de type don/contre-don,parce qu’on ne peut s’assurer de la coopération de l’autre sans donner, sanssacrifier des avantages immédiats au bénéfice de l’existence de la relation. Dansde nombreuses situations pourtant, les acteurs bousculent ce type de régula-tion, trahissent la confiance et agissent de manière brutalement utilitariste. Cessituations collectives sont également repérables sur le plan de l’analyse des com-portements individuels, tiraillés entre les normes de fonctionnement du groupeet la logique individualiste. La question finalement posée est de savoir si ce n’estpas ce type de relation qui fait concrètement culture, si la norme de fonction-nement des professionnels ne consiste pas à opérer un arbitrage, du point de vueindividuel, entre la nécessité de donner et celle de prendre. Cet arbitrage sup-pose alors une réflexivité, une distance raisonnée par rapport aux normes.

La dérégulation des rapports salariés/employeurs

L’employeur peut brutalement changer de règles du jeu en cours de partie,passer d’un échange de type social à un échange de type économique. Dans cecas, il rompt la relation de coopération établie avec les salariés pour ne plusobtenir qu’une relation de production. Cette situation est relativement courantedans le cadre de ce que l’on nomme la « modernisation des entreprises ». Ellecorrespond précisément à ce qui s’est produit dans le cadre des réformes qui onttouché le secteur public dans les années quatre-vingt-dix.

Les décisions qui s’y sont prises en matière de gestion des ressources humaineset d’organisation en particulier ont brutalement transformé le registre de l’échangesocial, décrit dans la première partie de ce texte, en un échange étroitement éco-nomique [Alter, 2000]. Les cinq caractéristiques utilisées plus haut se présententdès lors très différemment.

La réciprocité de l’échange est immédiate. La réforme de la gestion des car-rières et des systèmes de rémunération permet de payer chaque salarié de manière« équitable » (ce terme de Taylor est largement, mais innocemment, utilisé parles spécialistes de la gestion des ressources humaines) : à chaque poste de tra-vail est attribué une valeur précise, représentant ce qui est dû immédiatementau salarié. En revanche, la règle de l’ancienneté n’est plus de mise, pas plusque l’idée d’endettement. Le salarié ne sait plus s’il pourra donc un jour retour-ner au pays, pas plus que l’employeur ne peut compter sur la bonne volonté desjeunes recrutés à accepter les tâches ingrates.

La valeur des services échangés définit la nature de la relation. Chaquecontribution est analysée pour identifier sa valeur, codifiée sous forme de points.Elle concerne autant la nature du travail que l’« esprit d’entreprise », la capa-cité à se mobiliser pour de nouveaux objectifs, la volonté de se former ou l’ef-fort consenti pour communiquer de manière « transparente ». Le total des points

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ainsi cumulé constitue une contribution globale à laquelle est associée unerétribution.

L’intérêt devient surtout économique. Les rémunérations symboliques ouinformelles sont largement transformées en valeur économique et réintégréesdans le salaire. Celles qui ne peuvent l’être, pour des raisons réglementaires,sont dorénavant interdites. Ainsi, l’utilisation d’un véhicule de service, d’untéléphone portable fourni par l’entreprise ou l’obtention d’une formation pro-fessionnelle font l’objet de savantes et étroites tractations dans la définition d’unposte et de sa rémunération. Les manifestations du rang social (bureaux luxueuxpour les chefs, voitures de service pour les techniciens) comme les avantagesinformels (moments libres pour aller chercher un enfant à la crèche) font éga-lement l’objet d’infimes et infinies négociations.

Le principe d’équivalence l’emporte sur celui de l’endettement mutuel. Lesformes d’investissement des salariés ainsi strictement comptabilisées sont évi-demment les seules que prennent en considération les outils de gestion de l’en-treprise : globalement, ce qui est prévu à l’avance. Du même coup, leursinvestissements spontanés, l’ensemble des petites initiatives qui prennent dutemps et qui permettent de donner sens et efficacité à une tâche, ne sont paspris en considération. C’est ce qui amène les salariés à rapprocher leur activitédu travail tel qu’il est « prescrit » par les règles et à abandonner une bonne partdes initiatives qui le rendent « réel », ingénieux. Les salariés ne donnent ainsiplus grand-chose, ils se cantonnent, parce qu’on les y oblige, à réaliser le tra-vail pour lequel on les « paye ». Bien évidemment, ce comportement amène lesdirections à accentuer d’autant plus le contrôle de gestion, la prescription et fina-lement à considérer que les salariés deviennent « utilitaristes ».

Le système d’échange devient individuel. L’individualisation des car-rières, autre pendant de cette réforme, consiste à rétribuer chaque salarié enfonction de sa contribution personnelle, indépendamment des autres élémentshabituels : grade, métier, réseau professionnel, service d’appartenance ou mêmemission collective. Du même coup, chacun d’entre eux dispose d’un capital,sa compétence, qu’il estime être son bien propre et qu’il négocie largementselon ce registre, même si le sentiment d’appartenance à un collectif continueà l’habiter, comme on le verra. Ce système de gestion accentue bien évidem-ment la concurrence entre ceux qui disposaient antérieurement de relations pluscoopératives4.

Cette transformation ne s’opère nullement de manière pacifique, en bonneintelligence. Tout au contraire, c’est souvent la violence et parfois le désespoirqui caractérise ce changement [Alter, 2000] pour au moins deux raisons. La pre-mière est que les règles du jeu sont changées en cours de partie et de manièreunilatérale par la direction de l’entreprise [E. et J.-D. Reynaud, 1996], ce quiest perçu comme une trahison du contrat implicite antérieur, et qui, très

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4. On laissera ici de côté le caractère paradoxal de cette mesure de gestion des ressourceshumaines qui ne cesse de solliciter « l’esprit d’équipe » tout en développant par ailleurs toujoursplus les mesures d’individualisation de la compétence.

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concrètement, amène toute une partie des salariés à avoir beaucoup donné pen-dant de longues années et à n’obtenir finalement rien en retour, pas même lesentiment d’avoir œuvré pour la « bonne cause ». La seconde raison de ce cli-mat de violence et de souffrance tient au fait que l’économique ne peut sérieu-sement assurer à lui seul la régulation des rapports sociaux de travail, lesquelssupposent, pour être fonctionnels, toujours au moins une part d’échange social.C’est très précisément ce type de don que les psychologues du travail nommentle « travail réel »; et lorsque ce type d’échange est sanctionné, la question dusens de l’activité professionnelle se pose douloureusement parce que l’effortconsenti perd efficacité et capacité créative.

Cette situation n’est cependant pas durable. Les directions acceptent pro-gressivement de revenir à des pratiques moins étroitement économiques pourassurer l’efficacité du dispositif de production. Il n’empêche : cette analysemontre bien que le pouvoir directorial permet de se séparer, momentanément,de ce qui donne sens et efficacité au travail. Plus encore, les directions ne peu-vent s’empêcher – pour des raisons bien plus culturelles qu’économiques – demettre en œuvre d’autres politiques de ce type dans d’autres secteurs (qualité,contrôle de gestion, etc.), brisant ainsi régulièrement les relations de typedon/contre-don établies entre services, métiers ou membres de réseaux profes-sionnels. De ce point de vue, dans les rangs des directeurs, l’apprentissage desvertus de l’échange social reste encore largement à faire.

Pour toutes ces raisons, on peut au moins faire l’hypothèse que la moder-nisation des entreprises est plus fondée sur une acceptation mutuelle du désac-cord que sur l’accord général, sur un constant déficit de légitimité des actionsmenées en la matière. De ce point de vue, la crise de légitimité des organisa-tions n’est pas un moment, un accident de l’accord, mais le cadre général del’incapacité à trouver un ordre structurellement légitime.

Individualisme et collectif

Des phénomènes de nature comparable se déroulent à l’intérieur même desgroupes d’opérateurs [Alter, 1993]. Les normes de l’échange social n’y sont pasparfaitement contraignantes. Même si elles reposent sur un système de sanc-tions que le groupe peut infliger aux membres qui les transgressent, elles n’em-pêchent pas les conduites égoïstes. Elles se pratiquent dans plusieurs perspectives.On en retiendra ici trois :

— tirer un parti individuel d’une opération menée collectivement ; parexemple, l’un des membres du groupe ayant mené à bien une opération la pré-sente publiquement comme le résultat d’un investissement personnel;

— passer à une position située dans l’« autre camp » en valorisant les acquiscollectifs dans un esprit opposé; par exemple, un professionnel qui, avec l’aideses collègues, parvient à affecter aux indicateurs de gestion le sens qui permetde représenter favorablement leur activité peut se mettre à prêter main forte auservice chargé de remettre de l’ordre dans ces pratiques dites « erratiques »; lemouvement peut bien évidemment opérer dans l’autre sens;

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— plus encore, certains bénéficiaires de dons rompent le cycle de l’échangeen ne donnant pas à leur tour.

Ces comportements sont plus que des défections individuelles puisqu’ilsremettent directement en question l’homogénéité du fonctionnement collectifen renforçant celle de ses opposants. Ils sont plus que des stratégies individuellespuisqu’ils tirent parti du capital collectif accumulé par le groupe, selon des prin-cipes d’échange fondés sur la confiance et l’endettement mutuel. Il s’agit d’ac-tions s’apparentant à la trahison.

Le groupe peut pourtant infliger des sanctions à ses membres en cas demanquement aux règles du fonctionnement collectif, en particulier l’exclusion,traduite le plus souvent par une réputation qui ne permet plus de participer aufonctionnement collectif et de tirer parti des ressources qui s’y trouvent accu-mulées. L’affaiblissement de cette sanction explique le développement de cetype de pratiques. Plusieurs facteurs permettent d’expliquer cette nouvelledonne.

Le tribut à payer n’a pas le même poids que dans les collectivités ouvrièrestraditionnelles (et a fortiori que dans les sociétés archaïques) : contrairementau type de compétence collective détenue par les opérateurs intervenant demanière similaire sur des tâches similaires, la compétence collective des pro-fessionnels correspond bien plus à un agencement de savoirs particuliers sur dessituations souvent particulières. Tout en étant collective, la compétence est doncplus une agrégation de savoirs spécifiques qu’un ensemble indissociable. Ce quipermet à la compétence d’être collective, c’est donc le système de relations quila sous-tend. En sortant de ce système, l’individu peut soustraire une partie ducapital du groupe à son bénéfice personnel. Par exemple, l’opérateur d’un réseaucommercial peut tirer parti de sa connaissance des pratiques de travail effec-tives de ce secteur pour devenir un bon contrôleur de gestion ou un spécialistedes opérations de marketing. La force normative du collectif n’est donc pas stric-tement coercitive, parce que les positions de travail ne le sont pas, pas plus queles trajectoires professionnelles productrices d’identité.

On retrouve ici, de manière décalée, l’intérêt de la théorie de la « doubletransaction » utilisée par C. Dubar [1992] à propos de l’élaboration d’unecohérence identitaire entre la loyauté à l’égard du milieu social de l’opérateuret les opportunités de carrière. La trahison décrite correspond bien à une tran-saction difficile, mettant en tension le sujet. Mais elle opère dans le cas précisentre le milieu professionnel d’appartenance et les opportunités de carrière. Etsurtout, la transaction telle que la décrit C. Dubar est unique, ou rare, dans labiographie professionnelle, alors que dans les situations décrites ici, elle est per-manente, jamais totalement achevée.

Dans les deux cas, il existe de la part de l’individu une capacité d’arbitrageentre les normes d’appartenance (et même une morale) et la saisie des oppor-tunités de carrière et de renouvellement identitaire. Ce mouvement correspondcependant à un choix relativement moins « coûteux » et moins risqué pour lesprofessionnels que pour les ouvriers des industries d’antan, parce qu’ils dispo-sent toujours d’une inclusion de rechange. L’exercice de la liberté individuelle

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s’appuie donc sur le caractère hétérogène de l’organisation d’ensemble. L’exclusionest donc bien la sanction majeure de la faute, mais elle est modérée par le faitqu’il existe une inclusion de rechange.

L’accord sur le désaccord

Si les sanctions sont relativement faibles, on peut alors se demander, dansune perspective plus générale, si le meilleur moyen d’une stratégie individuellen’est pas de tirer un parti personnel du bien collectif accumulé par le systèmed’échange social.

Du point de vue de l’analyse individualiste, on ne peut sérieusement sous-crire à cette hypothèse, sauf à affecter l’acteur d’une rationalité totalement abs-traite. R. Boudon [1992] montre bien que la rationalité de l’individu estlimitée, au moins pour des raisons « objectives ». L’individu cherche une solu-tion « satisfaisante » en procédant graduellement, l’ensemble des informationsne pouvant être disponibles dès le début de l’action. L’hypothèse de l’acteurcynique n’est donc pas fondée, au moins parce qu’il ne sait jamais vraiment, eten particulier dans les univers décrits, de quoi demain sera fait.

Les normes ne contraignent donc pas de manière étroite à respecter l’échangesocial entre pairs, mais l’exercice libre de la rationalité ne peut conduire méca-niquement à les transgresser pour tirer un parti individuel de cet échange. C’estplutôt l’articulation réfléchie de ces deux dimensions qui explique les compor-tements décrits. A. Giddens [1984] et F. Dubet [1994] analysent les fonde-ments de ce type d’action du point de vue sociétal. Ils mettent en évidencel’existence d’une distance entre l’individu et les normes sociales censées défi-nir son action et son identité. Plus encore, ils décrivent les formes et les moda-lités des arbitrages que les individus mettent en œuvre pour fonder leur rationalité,de la distance qu’ils prennent par rapport à eux-mêmes et à leur situation5.

À un niveau microsociologique, la description des comportements indivi-duels des professionnels s’inscrit dans ce cadre. Le surcroît d’autonomie parrapport aux normes d’appartenance ainsi que le développement des situationsde concurrence passent bien par l’extériorité relative de l’acteur par rapport àsa situation. Il ne s’agit pas pour autant d’un calcul optimisateur, mais d’un arbi-trage entre les dimensions constitutives de l’identité de l’acteur individuel parrapport aux normes développées dans le groupe et à la conception qu’il a de sapropre identité, du sens à donner à ses actes. Il ne s’agit pas non plus d’uneopportunité saisie à l’occasion, certaines d’entre elles n’étant jamais saisies, cer-tains acteurs préférant tenir un rôle, au détriment d’une position d’acteur et deses bénéfices, d’autres décidant de rompre avec la logique de concurrence parlassitude [Alter, 1993].

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5. F. Dubet [1994, p. 17] insiste bien sur le fait que l’exercice de cette distance ne peut cependantpas être confondu avec le résultat d’un projet stratégique élaboré longuement, un projet « rationnel » :« Cela ne signifie pas que l’acteur n’a plus rien à voir avec la société […] Cette distance à soi procèdede l’hétérogénéité des logiques de l’action qui se croisent aujourd’hui dans l’expérience sociale,elle est alors vécue comme un problème car elle fait de chacun l’auteur de son expérience […] ».

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Ces relations sont régies par une capacité, ou une obligation, qui consiste àsavoir donner et à savoir trahir, ou en tout cas à savoir arbitrer la situation d’en-dettement. L’identification de cette double contrainte explique certainementl’existence de réflexions théoriques communes chez des auteurs provenant d’ins-pirations théoriques aussi diverses que R. Boudon [cf. « Comment peut-on sedésintéresser de son propre intérêt? », 1979] et A. Caillé [cf. « Ni holisme niindividualisme méthodologiques », 1996].

La culture de ce milieu correspond finalement à la capacité collective à savoirvivre dans ce système d’échange parce qu’on le reconnaît en tant que tel. De cepoint de vue, le développement de l’individualisme peut être considéré commeune nouvelle forme de vie en commun, non comme la disparition de cette capa-cité. On rejoint ici la description que J.-C. Kaufmann [1992, p. 170] fait de lanature du don dans un couple : « Un don, par définition, ne se monnaie pas. Ledon de soi dans le couple est pourtant un vrai don qui dans certaines circons-tances se monnaie. Le don de soi est dominant dans les échanges, structurantl’attachement entre les partenaires. Mais il s’avère parfois nécessaire de faireles comptes. Or, dans ces moments de calcul, ce sont les dons qui sont mis dansla balance. »

On y sait par exemple, que les échanges supposent, pour être réalisés, des’intégrer à un registre culturel particulier, parce qu’il ne s’agit pas d’un troc :une certaine convivialité, une expérience commune du travail, des valeurs par-tagées au moins partiellement et, surtout, la capacité à montrer que l’on donneet que l’on reçoit. Ces éléments représentent le cadre de l’échange des profes-sionnels. La capacité à commercer, au sens complet du terme, est donc essen-tielle : elle permet d’échanger des ressources, de trouver les plus pertinentes pourl’action. Les uns et les autres savent qu’ils ont intérêt à sacrifier au bénéfice del’existence du lien social. Ils savent également considérer ce sacrifice commeun investissement. Ces actions assurent l’existence de l’identité collective parcequ’elles la manifestent et lui donnent sens.

Hypothèses conclusives

L’analogie avec les travaux de M. Mauss trouve cependant ici ses limites.L’auteur précise bien que l’échange et le conflit sont toujours collectifs. Iln’envisage pas non plus la distance au « rôle » décrite ici. Il n’empêche : l’idéeselon laquelle le cycle du don/contre-don engage un endettement mutuel expliquebien mieux la coopération que la contrainte ou le contrat. De même, l’inscrip-tion de la violence et du pouvoir dans le registre du don explique la coexistencede ces deux formes de relation à l’intérieur de l’espace social ici décrit.

L’analyse sociologique du monde du travail n’échappe donc pas aux vertusheuristiques de la théorie du don. Pour une raison finalement assez simple : lesentreprises sont un lieu de socialisation, et la socialisation ne peut sérieuse-ment se comprendre sans mobiliser la question de l’échange social. Du mêmecoup, ce texte amène à revenir sur un certain nombre de questions ou de thèmestraités par la Revue du MAUSS.

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La succession de « moments égoïstes » et de « moments altruistes », selonla formule de A. Caillé [2000, p. 179] dans un même groupe social ou chez unmême individu s’explique par la coexistence de ces deux logiques et leur inter-dépendance : elles sont les deux pendants de l’action. Et finalement, sur la duréed’une vie professionnelle, chaque opérateur se trouve à la fois donateur et dona-taire, par rapport à ses collègues, ses chefs ou l’entreprise. Dans cette perspec-tive, et reprenant l’idée de J. T. Godbout [1994, p. 217], on peut considérerqu’il y a bien alternance des positions, mais pas pour autant une situation de« dette mutuelle positive » assurant parfaitement l’état d’endettement mutuel.On ne donne pas ici toujours « le plus possible », mais bien souvent ce que l’onpense devoir. Et encore, certains ne donnent pas à leur tour.

Du même coup, la question de savoir pourquoi l’un commence à donner estcentrale, puisqu’il ne peut exister d’échange sans don mais que le premier à don-ner n’est jamais certain d’amorcer un cycle d’échange. On ne fera ici que deshypothèses, tirées de recherches extérieures à nos propres travaux.

La plus séduisante est certainement celle de Simmel : « Ce n’est que quandnous sommes les premiers à accomplir le don que nous sommes libres, et c’estla raison pour laquelle il y a, dans la manifestation initiale qui ne se fait pas parremerciement, une beauté, une spontanéité de l’offrande, un surgissement, unépanouissement à destination de l’autre, à partir, en quelque sorte, du virgin soil

de l’âme » [1998, p. 60]. Donner en premier est ainsi le moyen à la fois d’exer-cer sa propre liberté et de réduire celle du donataire qui dépendra, toujours, del’initiative du donataire.

L’hypothèse la plus proche des préoccupations présentées dans ce texte estcelle de A. Caillé : « Le sacrifice doit être pensé comme une relation de don/contre-don avec le sacré […] Par sacré, Hubert et Mauss n’entendent donc rien d’autreque ce qui excède les forces et les limites du sujet considéré, individu ou groupe »[2000, p. 148]. Dans cette perspective, on comprend que le don/contre-don estune interaction à trois : le donateur, le donataire et le tiers (le sacré) qui permeten quelque sorte, tout en donnant à l’autre, de donner à quelque chose ou à quel-qu’un qui excède la nature de la relation. De manière parfaitement triviale, ondira que lorsqu’on donne une information à un collègue, ou lorsqu’un directeuraméliore les conditions de travail de son personnel, ou lorsque l’équipe de main-tenance d’EDF se débat sous la tempête pour rétablir le courant, c’est sûrementpour obtenir quelque chose en retour : coopération, productivité, reconnaissancesociale. Et ce type de raisonnement est aisé, parce qu’il rentre bien dans les para-digmes de la sociologie du monde du travail. Mais on ne donne pas seulementpour obtenir quelque chose ou pour mieux vivre ensemble. Dans les trois casqui viennent d’être cités, les acteurs acceptent bien volontiers de dire qu’ilsdonnent aussi parce que « ça se fait », « c’est humain », « ça fait sens ». Ils signi-fient par là que donner est un moyen de participer simplement, quotidiennement,à la construction de la société.

De ce point de vue, la réhabilitation du thème du hau telle que l’a réaliséeM. R. Anspach [2002] est tout à fait stimulante : « Si l’on donnait à l’autre paravance sans pouvoir compter sur le concours d’une puissance magique, comment

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pourrait-on s’assurer que le donataire donne à son tour? » [p. 31]. Sans adhé-rer totalement à l’idée de « puissance magique », on comprend bien la formi-dable intuition de M. Mauss qu’Anspach relève : c’est parce qu’en donnant àl’autre, on donne également aux dieux, au sacré, à ce qui nous dépasse et nousunit, que l’autre donne à son tour. Toujours aussi trivialement que précédem-ment : on coopère plus facilement avec un collègue par amour du métier, de lamission ou par respect de l’œuvre collective que parce que l’on attend, de lui,quelque chose en retour. Et c’est aussi parce que l’échange se réalise selon ceregistre que le donataire a le sentiment de donner, d’exercer sa liberté, et nonde rendre.

On comprend alors mieux la capacité collective à vivre en organisation. Sitoutes les relations en organisation étaient stratégiques, uniquement stratégiques,mises en œuvre pour obtenir un avantage, le plus souvent au détriment de l’autre,on ne pourrait pas « faire organisation », personne n’acceptant de renoncer àdes avantages au profit d’un intérêt collectif, et personne ne faisant suffisam-ment confiance à l’autre pour trouver de bonnes raisons de coopérer. Cela expliquelargement la pérennité des relations et de la confiance malgré la présence desstratégies égoïstes et des trahisons dont il était question plus haut. Si une cer-taine partie des salariés continue à donner, à leur entreprise ou à leur collègues,ce n’est ni par intérêt stratégique, ni pour des raisons économiques, ni pourpréserver leur bonne réputation, mais bien plus souvent par souci de parvenir àcréer quelque chose ensemble, pour donner sens à leur activité quotidienne, mal-gré les comportements utilitaristes qui sont simultanément les leurs. Il faut doncaccepter l’idée d’ambivalence des acteurs [Alter, 2000] pour comprendre cettesituation : chacun sait donner à l’autre, tout autant que le trahir; mais ce qui per-met de supporter cette tension et de la réguler positivement, c’est le souci de lacause commune. On l’a ici nommée l’œuvre collective. Mais l’idée est finale-ment proche de celle que M. R. Anspach [2002] mobilise pour analyser le rap-port entre le don et l’existence de la paix.

La théorie du don éclaire ainsi la sociologie et l’économie des organisa-tions sur trois plans. Elle permet de comprendre qu’il n’existe pas de coopé-ration sans capacité à donner, mais que cette capacité est une liberté que lesacteurs interprètent différemment et choisissent parfois de laisser de côté. Ellemet également en évidence qu’à l’intérieur même de la coopération, se nichentdes comportements égoïstes, favorisant la concurrence entre collègues,strates et secteurs d’une même entreprise. La pérennité du don et de la coopé-ration ne peut donc se comprendre selon une quelconque théorie de l’équi-libre, du calcul ou de la confiance. Si les uns et autres acceptent de continuerà coopérer « malgré tout », c’est parce qu’ils participent à une œuvre com-mune et souhaitent y contribuer activement. Ils donnent finalement plus à lacause qu’à l’autre, parce que « la gratitude permet l’investissement de la per-sonnalité tout entière, la continuité de la vie comme échange et réciprocité »[Simmel, 1998, p. 55].

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NI ÉGOÏSME NI ALTRUISMEDon et théorie des jeux

par Jacques T. Godbout

Le don entretient un rapport ambigu avec le jeu. Comme le rappelle RoberteHamayon [1998], le jeu a eu tendance à être interdit par l’Église en Occident.Ce fait a sans doute eu une influence sur les caractéristiques particulières quele don y a pris et sa dérive vers le don pur. Le jeu est pourtant considéré aujour-d’hui par nombre d’auteurs comme un mode d’interaction sociale fondamental[cf. Huizinga, 1949], et aussi comme un mode d’apprentissage de la vie ensociété, du lien social, comme le rappelle Borges en parlant de « la gravité del’enfant qui joue ». Corradini [2001] souligne que l’enfant passe du jouet aujeu lorsqu’il comprend et accepte qu’il peut être plus amusant de « laisser aller »son jouet et de le faire circuler, de le partager plutôt que de le garder pour lui.La qualité du jeu peut dépendre en partie de cette aptitude des joueurs à parta-ger, à « laisser aller », et le jeu peut donc être vu également comme un appren-tissage du don, comme les premiers pas vers le don. Certains auteurs définissentmême le jeu comme « l’instrument que les hommes ont élaboré pour réglerleur coopération » [Crozier-Friedberg, p. 97-98, cité par Kuty, 1998].

Il n’en demeure pas moins que, pour que le jeu conserve un sens (au moinspour les jeux non coopératifs et purement compétitifs – les jeux à somme nulle1),une des règles de base est qu’il ne doit pas y avoir de don. Cette règle est encoreplus importante que l’obligation de respecter les règles du jeu. En fait, donner,c’est la pire façon de tricher. Plutôt, c’est au-delà de la tricherie, car si ontriche, c’est encore pour gagner, et on ne gagne pas en donnant (sauf si on sesert du don comme moyen). Jamais on ne triche en ayant pour but de faire gagnerun autre joueur2. Car le don supprime tout intérêt au jeu. Il dissout le jeu etconstitue en outre une injustice pour les autres joueurs.

Cette double caractéristique du jeu – soit le fait qu’il est un instrument fon-damental d’interaction, et même de coopération, et que tout jeu semble sup-poser un modèle d’action fondé sur l’intérêt et la rationalité instrumentale –explique l’engouement pour la théorie des jeux chez tous ceux qui souhaitentgénéraliser ce modèle de l’intérêt à l’ensemble des comportements humains,chez tous ceux qui se méfient de l’altruisme et préfèrent fonder le fonctionne-ment de la société sur l’intérêt. Cette attitude est commune à tous les modernes,mais à des degrés divers. Pour les utilitaristes comme Bentham, la poursuite deson propre intérêt conduit au bonheur du plus grand nombre. C’est le fonde-ment du néolibéralisme, et la plupart des économistes pensent comme Arrow

1. Pour les non-zero-sum games, l’expérimentation arrive à des conclusions différentes, ce quiconstitue tout l’intérêt pour une théorie du don (voir plus loin).

2. Certains jeux de cartes, comme le truco argentin, acceptent qu’on joue avec la règle de latricherie au sein d’une méta-règle. Mais jamais on ne peut ne pas respecter les règles du jeu par ledon.

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« qu’il ne faut pas épuiser de façon insouciante cette ressource rare qu’est lamotivation altruiste3 ». Tullock, prix Nobel d’économie, n’affirmait-il pas quela recherche empirique avait démontré que l’homme est à 95% égoïste au sensétroit du terme4?

Sans partager nécessairement cette vision pessimiste, il n’en demeure pasmoins que nous sommes tous plus rassurés quand nous faisons appel à autrechose qu’à des sentiments purement altruistes. Et le MAUSS a toujours adoptéune approche qui se détache radicalement d’une conception relevant du don pur,défini comme excluant tout retour. Un tel altruisme, croit-on généralement, seraitévidemment la solution pour nourrir la coopération entre les membres d’unesociété. Comme cet altruisme est malheureusement impossible, on se demandealors comment des égoïstes peuvent en arriver à coopérer.

À partir des travaux d’Axelrod, nous renverrons dos à dos tant le postulatégoïste que le postulat altruiste, et nous essaierons de montrer que ces deuxpostulats font l’impasse sur la question de la confiance, fondement du modèledu don.

LA COOPÉRATION ENTRE ÉGOÏSTES

Presque uniquement théorique et abstraite jusque dans les années quatre-vingt, la théorie des jeux a donné lieu à une prolifération d’expériences depuis[cf. Sigmund, Fehr et alii, 2001]. Comment des égoïstes arrivent-ils à coopé-rer? Cette question est au centre de l’intérêt suscité par la théorie des jeux tellequ’appliquée par les économistes et les psychologues. Depuis plusieurs décen-nies, la théorie des jeux étudie et développe des modèles de coopération noncontractuels5, fondés sur l’égoïsme et le self-interest. D’innombrables expé-riences ont été réalisées qui tournent notamment autour du célèbre dilemme duprisonnier ou de ses variantes. Rappelons-en la structure de base. Deux prison-niers sont placés devant le choix suivant par le juge : s’ils avouent tous lesdeux, ils seront condamnés à 5 ans de prison. Si aucun n’avoue, ils seront condam-nés à 2 ans. Mais si l’un des deux seulement avoue, celui qui avoue sera libéréalors que l’autre sera condamné à 10 ans de prison. Cette situation conduit lesdeux prisonniers à avouer tous les deux et à être condamnés à 5 ans de prison.Cette solution est stable, dominante, mais elle est « sous-optimale », car ilsauraient pu s’en tirer avec une peine de 2 ans seulement en choisissant tous lesdeux de ne pas avouer6 (solution optimale).

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3. « Do not wish to use up recklessly the scarce resources of altruistic motivation » [Arrow,1975].

4. « As a result of empirical research […] the average human being is about 95 percent selfishin the narrow sense of the term » [cité par Mansbridge, 1990, p. 12, qui ajoute que « Tullock didnot, however, present the evidence for his assertion » – p. 310].

5. C’est-à-dire ne reposant ni sur l’autorité ni sur la sanction ou la pression sociale.6. L’autre variante principale du dilemme du prisonnier donne à chacun des prisonniers le choix

de dénoncer son complice (et non d’avouer), ce qui ne change rien à la structure du problème.

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Les résultats de ces expériences ont donné lieu à de multiples interprétations,souvent contradictoires. Pour certains, comme Axelrod, ils montrent qu’on peutse passer du don pour échanger, coopérer et instaurer des systèmes de récipro-cité entre membres d’une société. La coopération peut naître de stratégies pure-ment intéressées. Mais pour d’autres, au contraire, le dilemme du prisonnier meten évidence l’insuffisance de la théorie des choix rationnels et du postulat del’intérêt. C’est par exemple, la thèse de l’ouvrage de Cordonnier [1997], pourqui le dilemme du prisonnier ne peut se résoudre que par le don. « “Se confierentièrement ou se défier entièrement”, voilà la solution qu’avant la lettre, M. Maussdonnait au dilemme du prisonnier », écrit aussi Alain Caillé [2000].

Parmi les innombrables écrits sur le dilemme du prisonnier, les travauxd’Axelrod sont ceux qui se sont le plus directement intéressés à ce problème.Comme la plupart des théoriciens de la théorie des jeux, il considère la coopé-ration uniquement comme un moyen de gagner pour des égoïstes rationnels –gagner signifiant ici « recevoir plus » selon un calcul objectif. La préférenceégoïste se confond ici avec l’intérêt, pour utiliser la distinction de Schmidt (voirplus loin). Le postulat d’Axelrod est que s’il y a don, l’autre joueur va néces-sairement en profiter. Par postulat, le donneur se fait exploiter, perd toujours etdonc disparaît s’il est en face de quelqu’un qui n’agit que pour son intérêt7.

Pour chaque joueur, l’autre est défini comme un pur moyen d’atteindre sonobjectif, d’où la question centrale : jusqu’où est-il possible d’aller dans la coopé-ration entre égoïstes? Axelrod reconnaît que si les joueurs ne jouent qu’une fois(jeu à un seul coup), la coopération n’est pas possible entre égoïstes et la « solu-tion » de Mauss s’applique. Il constate, comme les autres théoriciens des jeux,que « quand les joueurs ne sont pas appelés à se rencontrer à nouveau, la straté-gie de la défection est la seule qui soit stable » [Axelrod, 1992, p. 97]. Mais cequi intéresse Axelrod, ce sont les situations où les joueurs répètent plusieurs foisle jeu. Il s’est demandé quelles étaient alors les meilleures stratégies et, pourrépondre à cette question, il a imaginé un tournoi entre ordinateurs. Il a ainsi pro-posé à un certain nombre d’universitaires spécialisés en informatique et en théo-rie des jeux de participer à un tournoi concernant un jeu de type dilemme duprisonnier. Chacun devait fournir à l’ordinateur une série de règles (la stratégie),faire « jouer » l’ordinateur et lui faire parvenir les résultats. En comparant cesrésultats, Axelrod est ainsi arrivé à montrer que dans ce type de jeu, l’une des stra-tégies est gagnante : celle du donnant donnant (tit for tat). La règle que le joueuradopte est la suivante : coopérer au premier coup, puis faire exactement ce quel’autre joueur fait ensuite (« Donnant donnant consiste à coopérer au premiercoup, puis à répéter le coup précédent de l’autre joueur » – ibid., p. 24). La confianceest utilisée ici seulement comme une sorte de test de l’autre, avec position de repliimmédiat et automatique en cas de non-coopération, ce qui minimise les pertes.

C’est une stratégie stable qui, dans un jeu de type dilemme du prisonnierrépété, l’emporte sur toutes les autres stratégies. Or cette stratégie est une

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7. On retrouve ici le problème du modèle de don unilatéral : s’il n’y a pas de retour, les donneursdisparaissent selon une loi élémentaire de l’évolution [Frank, 1988].

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stratégie coopérative, qui offre en permanence à l’autre la possibilité decoopérer tout en le punissant s’il ne coopère pas. Dans les jeux répétés, c’estune stratégie que tout être vivant recherchant uniquement son intérêt est capabled’adopter. C’est une structure de coopération très importante dans la société,comme Axelrod le met en évidence avec de très nombreux et très intéressantsexemples. C’est une stratégie gagnante pour les deux partenaires. Et c’est pourcette raison qu’elle peut se développer de manière aussi universelle. Car le don-nant donnant est une sorte de mécanisme qui fonctionne tout seul, et même, àla limite, sans nécessiter la collaboration des joueurs. Ils sont poussés à choi-sir cette stratégie en quelque sorte inconsciemment. Pour Axelrod, la récipro-cité est une structure de retour non obligatoire contractuellement, et nonnécessairement consciente.

UN PERDANT QUI GAGNE

Mais une caractéristique de cette stratégie coopérative mérite d’être souli-gnée. Dans les nombreuses expériences menées par Axelrod, les joueurs qui ontadopté cette stratégie ont toujours fait un moins bon score que leur adversaire(ou au mieux un score égal) – « pourtant donnant donnant n’a jamais obtenuun meilleur score que l’autre joueur dans un seul jeu! [c’est-à-dire si l’on com-pare à l’issue d’un seul jeu le score des deux compétiteurs] », constate Axelrod[ibid., p. 115]. Et il ne peut en être autrement puisque, comme le montre Axelrod,c’est par définition l’autre joueur qui fait défection le premier – et que celui quiadopte donnant donnant ne fera jamais défection plus souvent que l’autre joueur.Donc la stratégie du donnant donnant ne peut au maximum qu’égaler le scorede son adversaire. Celui qui adopte cette stratégie est donc perdant (ou, au mieux,il égalise) face à son adversaire considéré séparément. Si cette stratégie a étémalgré tout gagnante face à toutes les autres, c’est que, à l’issue du tournoi, lescore moyen de donnant donnant est supérieur à celui de tous les autres joueurs.Bref, alors même que chacune des autres stratégies l’emporte à chaque partie,donnant donnant l’emporte sur toutes les autres lorsque l’on cumule les gainssuccessifs des différentes stratégies, les adversaires de donnant donnant perdantdans leurs rencontres les gains obtenus en jouant contre donnant donnant. Toutse passe comme si l’initiateur de donnant donnant se sacrifiait pour l’ensembledes joueurs – à qui il permet de l’emporter à chaque partie sur lui, augmentantainsi la somme des gains offerts à tous. Mais, paradoxe, c’est au bout du comptecelui qui se sacrifie le plus qui gagne le plus.

UNE MORALE UTILITARISTE

Bien que le don soit absent et que le joueur ne se comporte pas moralement[ibid., p. 133], Axelrod conclut que cette stratégie est morale, au sens où toutse passe comme si le joueur était très moral. « De cette manière, donnant donnant

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s’en tire bien en favorisant l’intérêt mutuel plutôt qu’en exploitant les faiblessesde l’autre. Une personne morale ne pourrait guère faire mieux » [p. 138]. C’estune morale des résultats et non des buts. Elle existe chez tout être vivant capablede stratégie. Elle peut même se développer chez des bactéries, selon Axelrod;c’est ce qui fascine autant dans cette stratégie. Car elle semble satisfaire auxdeux conditions contradictoires de la théorie utilitariste : « La doctrine utilita-riste s’organise à partir de deux propositions difficilement conciliables : la pre-mière est celle qui pose que les êtres humains sont des égoïstes rationnels et nedoivent être considérés que comme tels. La seconde leur fait l’obligation moralede se sacrifier sur l’autel du plus grand nombre, l’obligation d’être “altruiste” »[Caillé, 2000]. Ce qu’a toujours cherché le théoricien utilitariste, c’est à savoircomment s’assurer que des égoïstes, tout en étant égoïstes, agissent en faisantle bonheur du plus grand nombre – ce à quoi semble arriver Axelrod en mon-trant à tout le moins que des égoïstes peuvent collaborer. Le donnant donnantrésoudrait-il le problème de Rousseau, qui considère qu’il faut forcer les hommesà être libres8? Dans les expériences d’Axelrod, les joueurs arrivent à coopérersans y être forcés, sans contrat, sans « souverain » qui les oblige, et sans – c’estle postulat – être altruiste.

« Mais le plus intéressant est que les individus ou le contexte social concer-nés n’ont pas à remplir trop de conditions précises. Les individus ne doiventpas nécessairement être rationnels : le processus d’évolution permet aux stra-tégies fiables de prospérer, même si les joueurs ne savent pas pourquoi. Lesjoueurs ne sont pas non plus tenus d’échanger des messages ou des promessesd’engagement : ils n’ont pas besoin de mots, parce que leurs actes parlent poureux. De même, il n’est pas nécessaire de postuler la confiance entre les joueurs :l’usage de la réciprocité peut suffire à rendre la défection improductive. L’altruismen’est pas indispensable : les stratégies performantes peuvent inciter même unégoïste à coopérer. Enfin, aucun pouvoir central n’est nécessaire : la coopéra-tion fondée sur la réciprocité peut être un facteur créateur d’ordre en soi » [ibid.,p. 171]. « La pierre angulaire de la coopération est plus la durabilité des rap-ports que la confiance » [p. 179]. D’autres l’appellent calculative trust9 : ici lemot « confiance » ne désigne que la probabilité d’un certain comportement chezle partenaire, indépendamment de son sentiment pour moi ou de ses qualitésintrinsèques, indépendamment même de sa conscience. En fait la confiancen’entre peut-être même pas en jeu10.

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8. Comme l’affirme Runciman, « this conflict between what seems individually better and whatseems to produce the best over-all result contains […] the essence of Rousseau’s distinction betweenthe “will of all” and the “general will” […] What is needed is an enforceable contract betweenthem […] [and] in the absence of sanction each prisoner may be driven by rational self-seekinginterest to break the contract which is to the common advantage of both. This gives […] a plausiblesense to Rousseau’s notion of the members of a society being “forced to be free” » [Runciman,Sen, 1965].

9. « I trust you because I calculate that your short-run benefit from an opportunistic defectionis outweighed by your long-run benefit from continued cooperation » [Montgomery, 1998].

10. Cette position est contestée par de nombreux auteurs, dont André Orléan [2000].

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SERAIT-CE DU DON?

Une telle stratégie appartient-elle au monde du don? Deux positions sontpossibles :

1) la stratégie du donnant donnant relève du don : il n’y a pas garantie deretour, donc c’est un don; elle remplit la condition minimale qui définit undon;

2) la stratégie du donnant donnant ne relève pas du don, car il n’y a querecherche de l’intérêt individuel, réciprocité fondée sur l’équivalence, et « puni-tion » automatique au coup suivant s’il n’y a pas retour immédiat.

S’il y a don, on serait vraiment devant un cas limite. La stratégie du don-nant donnant n’en a pas l’esprit. Car sans se prononcer de manière précise surla nature de l’esprit du don, et sans penser qu’il nécessite un sentimentaltruiste, on peut douter qu’une stratégie qui ne tient compte de l’autre ou de larelation à l’autre que dans la mesure où ils servent son intérêt propre, relève decet esprit. Le point de départ n’est pas fondé sur l’idée que le don peut entraî-ner le don; au contraire, toute la stratégie est basée sur l’idée que le don entraînel’exploitation, et qu’il faut trouver une parade, tout en montrant sa volonté decoopérer uniquement parce que c’est dans son propre intérêt. Puisque, répétons-le, selon les postulats de cette théorie, la générosité ne peut entraîner que l’ex-ploitation. Comme le répète sans cesse Axelrod, « les conflits inutiles peuventcertes être évités grâce à la générosité, mais la générosité est une invitation à sefaire exploiter11 » [Axelrod, Dion, 1988, p. 1387]. C’est précisément le problèmeque prétend résoudre cette stratégie du donnant donnant. Axelrod a bien mon-tré que cette solution peut être adoptée par les joueurs sans esprit du don. C’estune stratégie fondée sur la réciprocité la plus simple. Mais une telle structureélémentaire de la réciprocité n’est pas un modèle d’échange propre au don.

Certes, le joueur commence par coopérer, par être gentil, « généreux »,écrit Axelrod, qui donne les conseils suivants à ceux qui veulent gagner dansun prisoner’s dilemma game : « 1) Ne pas être envieux; 2) ne pas être le pre-mier à faire cavalier seul ; 3) pratiquer la réciprocité dans la coopérationcomme dans la défection; 4) ne pas être trop malin » [Axelrod, 1992, p. 113-114]. Le joueur utilise a minima l’esprit du don comme moyen lors du premiercoup. Mais ça s’arrête là. Ensuite, c’est donnant donnant. Le donnant donnantest présenté comme la structure minimale de coopération, celle qui peut émer-ger de personnes seulement égoïstes. Elle est très différente du « se confier entiè-rement ou se défier entièrement » de Mauss. L’affirmation de A. Caillé [2000,p. 50] – « voilà la solution qu’avant la lettre, M. Mauss donnait au dilemme duprisonnier » – ne s’applique que pour les jeux à un seul coup, qui ne sont pasdu ressort du donnant donnant.

La question alors se pose : peut-il y avoir don sans esprit du don? Même siAxelrod utilise des concepts à saveur « altruiste » pour la décrire, et même s’il

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11. « Unnecessary conflict can be avoided by generosity, but generosity invites exploitation. »

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est intéressant de constater que la stratégie qui commence par donner, qui uti-lise le don comme moyen, l’emporte sur toutes les autres dans un jeu de typedilemme du prisonnier, la stratégie du donnant donnant n’est pas une structurede don. Certes, le joueur « donne » au premier tour, mais ce geste est condi-tionné par le don en retour du receveur, et sera automatiquement interrompu s’iln’y a pas de retour. Or, comme l’écrit Caillé [2000, p. 127], « le don ne doit pasêtre pensé sans l’intérêt ou hors de lui, mais contre l’intérêt instrumental. Il estce mouvement qui, aux fins de l’alliance ou (et) de la création, subordonne lesintérêts instrumentaux aux intérêts non instrumentaux. Aux passions ». Ce « mou-vement » est ici de toute évidence absent. Le geste du joueur n’est qu’un moyen.Il est subordonné aux intérêts instrumentaux. À la base de la structure du don,il y a ce paradoxe du retour d’autant plus important qu’il n’est pas voulu, ceque nie l’esprit du geste purement instrumental, le don utilisé comme moyenseulement.

Il n’en demeure pas moins que, au moins a minima, il faut qu’un des joueurspose ce premier geste – une sorte de sacrifice – pour déclencher le processusdu donnant donnant. La figure du premier don [Simmel, 1950; Gouldner, 1973],éternellement différent de tout ce qui se passera ensuite, est ici présente, dansce modèle qui ne relève pourtant pas du don. En ce sens, au commencement esttoujours le don. Et le don purement instrumental qu’est le donnant donnant deAxelrod en serait un cas limite.

LIMITES ET PROBLÈMES

Sans contrainte, sans autorité, sans contrat, sans confiance, sans altruisme,sans don : la stratégie du donnant donnant fonctionne toute seule.

Axelrod reconnaît toutefois les limites de cette stratégie et son incapacité àrésoudre de nombreux problèmes sociaux. Ainsi, le donnant donnant ne peut pasmettre fin au cycle de la vengeance, puisque la règle de base est de punir chaquefois que l’autre punit (sauf la première fois) : « L’ennui avec donnant donnant,c’est qu’une fois qu’une querelle naît, elle peut continuer indéfiniment12 » [Axelrod,1992, p. 139]. En outre, cette solution n’est pas valable pour les jeux à un seulcoup. Enfin, Axelrod admet que les jeux seraient de bien meilleure qualité si l’al-truisme était réellement présent dans l’intention des joueurs, et pas seulementcomme résultat du jeu [ibid., p. 110]. Il adopte la définition classique de l’altruismechez les économistes : « Le phénomène voulant que l’utilité d’une personne soitpositivement affectée par le bien-être d’une autre » [p. 136]. « L’altruisme estdonc une motivation pour agir », affirme-t-il [p. 135]. Il sort alors complète-ment de son modèle et affirme que « un excellent moyen de promouvoir lacoopération dans une société est d’apprendre aux gens à se préoccuper du bien-être d’autrui » [p. 136]. Mais alors, on n’est plus dans un dilemme du

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12. Axelrod mentionne l’Albanie évidemment.

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prisonnier13. Au contraire, comme il l’ajoute aussitôt, dans le cadre d’un jeu duprisonnier, l’altruiste va être exploité14 (c’est son postulat, comme on l’a vu).

Plusieurs problèmes se posent à la fois sur le plan théorique et empirique.D’abord, comment le premier acte de coopération est-il vraiment possible? Ils’agit là d’un problème purement théorique, car les faits sont là : parmi lesjoueurs qui répondent à l’appel d’Axelrod, certains adoptent cette stratégie dudonnant donnant et ce sont eux les gagnants. En outre, le but d’Axelrod étaitnon pas de montrer que le donnant donnant est la meilleure forme de coopéra-tion possible, mais seulement que la coopération est possible et peut même sedévelopper entre égoïstes (le titre original du livre n’est-il pas The Evolution ofCooperation?). L’auteur reconnaît même que cette coopération est minimale,et qu’en introduisant une certaine dose d’altruisme – cet étrange ingrédient, cette« ressource rare » (Arrow) –, la coopération serait plus grande. Il ajoute toute-fois en note : « L’altruisme est tellement difficile à expliquer dans les affairespubliques15 » [p. 222].

Reste le fait que dans la réalité, comme le montrent les innombrables expé-riences réalisées par les psychologues et tournant autour du dilemme du prison-nier, les individus coopèrent, même dans les jeux à un seul coup, et coopèrentbeaucoup plus que dans la stratégie minimale du donnant donnant : « Des cen-taines d’expériences avec le dilemme du prisonnier ou d’autres jeux qui récom-pensent le comportement égoïste (self-interested) au détriment du groupe montrentqu’une proportion significative des participants (de 25 à 35%) manifestent unrefus entêté d’agir de manière uniquement intéressée, même dans des conditionsd’anonymat complet et en l’absence de sanction par le groupe. Ce comporte-ment coopératif peut atteindre 85% si l’échange entre les joueurs ou d’autres pro-cédures permettant d’accroître le sentiment d’identification au groupe sont autoriséespar les chercheurs16 » [Montgomery, 1998, cité dans Mansbridge, 1990, p. 17].

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13. Axelrod a une position similaire à celle de Crozier, considérant l’altruisme souhaitable maispeu probable.

14. Cette position est contestée par certains auteurs : « Generous or forgiving strategies oftenhave important advantages over strategies of strict reciprocation (exemplified by the eye-for-an-eye strategy of tit for tat) » [Kollock, 1996, p. 341; voir aussi Reeves, Pitts, 1996].

15. Sur le plan théorique, rappelons également la loi de l’induction rétrograde énoncée parLuce et Raiffa [1957, p. 97-102] à l’effet que même dans les jeux répétés les joueurs choisiront dene pas coopérer. Mais comme le concluent ces auteurs, « lorsque le jeu du prisonnier est répété(iterated), il est quand même raisonnable de penser que les joueurs vont coopérer. Il n’est pasraisonnable de faire autrement » [p. 97-102]. « It is not “reasonable” in the sense that we predictthat most intelligent people would not play accordingly » [p. 101]. Et ce, malgré la loi de l’inductionrétrograde, bien expliquée par eux [p. 98-99]. C’est ce que constate Axelrod.

16. « Hundreds of recent experiments with prisoners’dilemma and other games that rewardself-interested behavior at the expense of the group indicate a stubborn refusal on the part of asignificant fraction (25 percent to 35 percent) to take rational self-interested action, even underconditions of complete anonymity with no possibility of group punishment. Experimenters can raisethe level of cooperative behavior to 85 percent by allowing discussion and other procedures thatincrease feelings of group identity. » Et aussi : « In marked contrast to these theoretical predictions,experimental subjects frequently cooperate even in one-shot PDs. Indeed cooperation rates aretypically higher in one-shot PDs than repeated PDs. »

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Ces joueurs coopèrent beaucoup plus que la théorie ne le prévoit, accordantparfois plus d’importance à des considérations relevant du lien plutôt que de cequi circule, et semblant considérer que la générosité n’est pas seulement une inci-tation à l’exploitation, mais peut aussi représenter une invitation… à la généro-sité, attitudes qui les placent alors dans un autre modèle, celui du don. Ils réalisentle souhait d’Axelrod et passent à des jeux de qualité supérieure, réalité qu’Axelrodtrouve bien difficile à expliquer. Si bien que les affirmations de Tullock sontinjustifiées et que la méfiance d’Arrow semble peu fondée, même s’il ne faut paspasser à l’autre extrême et ne miser que sur la générosité pour développer lacoopération – et même si on ne peut nier qu’on se sent toujours en terrain plussûr lorsqu’on fait appel à l’intérêt de l’autre en même temps qu’à sa générosité.

Ce que contredisent ces milliers d’expériences, ce ne sont pas les résultatsd’Axelrod, mais plutôt son postulat à l’effet que la générosité soit si rare etinduise presque toujours l’exploitation. Et on en arrive peut-être à la véritablecontradiction de cette approche : fondées au départ sur l’intérêt égoïste au nomdu réalisme, ces expériences montrent que ce postulat rend faiblement comptedu comportement des acteurs dans la réalité.

DON ET RÉCIPROCITÉ

Il n’en demeure pas moins essentiel de reconnaître que, en dehors du mar-ché et du don, il existe plusieurs formes d’échange (échanges non marchands,cf. Testart, 2001), et même de coopération et de réciprocité sans autorité externe,contrairement à ce que croyait Hobbes. Ce qu’Axelrod a mis en évidence estfondamental et se situe à l’opposé de la structure de réciprocité le plus souventmentionnée dans le monde du don, à savoir la réciprocité du don agonistique.On serait donc en présence d’au moins deux structures stables et fortes de réci-procité : le donnant donnant et le don agonistique [Boilleau, 1995] qui entraîneune surenchère de don et qui constitue la figure inversée du donnant donnant.Seraient-ce les deux figures extrêmes de la réciprocité?

Ce qu’il faut montrer à partir de là, c’est qu’en observant la société, ondécouvre d’autres structures aussi stables, mais qui sont elles fondées directe-ment sur le don – et non sur la réciprocité de type donnant donnant. Ces formescontredisent même le donnant donnant, notamment l’un de ses postulats, celuiqui affirme que la générosité induit automatiquement l’exploitation. Le nouveaumodèle affirme que la générosité peut induire la générosité. Dans un contexteégoïste, on tend à adopter une attitude égoïste; mais dans un contexte généreux,il existe une tendance à adopter une attitude généreuse. Aucune société ne peutsurvivre sans cet autre modèle, comme Axelrod lui-même le met en évidence enrappelant que le donnant donnant ne pourrait pas mettre fin à des situations tellesqu’un cycle de vengeance. L’importance de cet autre modèle est aussi empiri-quement vérifiée d’innombrables manières. Mentionnons-en quelques-unes :

— elle se vérifie d’abord par les milliers d’expériences des psychologuessur le dilemme du prisonnier lui-même, comme on l’a vu;

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— mais aussi par ce que l’on constate dans le monde des affaires : l’im-portance du don y est très grande, et notamment cette pratique courante descadeaux en fin de contrat [Godbout, 2000], soit un comportement contraire à laprévision de la stratégie du donnant donnant – car, selon Axelrod, lorsque laperspective d’actions futures disparaît, le donnant donnant prend évidemmentfin, et alors, le seul recours qui reste, c’est l’autorité extérieure [Axelrod, 1992,p. 176];

— et aussi par le fait que tant d’individus ne se comportent pas en free riderquand ils le pourraient [ibid., p. 100), dans des interactions courantes et sou-vent non répétées telles que le pourboire; le donnant donnant n’explique pascomment il se fait que tant d’acteurs sociaux, dans d’innombrables situationsoù les joueurs ne se reverront plus jamais, vont quand même donner, alors qu’au-cune autorité extérieure (sauf une « autorité morale », la pression sociale, lesnormes intériorisées) ne les oblige à le faire;

— et par fait que le don peut mettre fin à la vengeance, ce que le donnantdonnant ne peut pas faire, comme le reconnaît Axelrod;

— et enfin, par l’existence d’institutions sociales fondamentales, comme laparenté et autres réseaux primaires, où l’on constate que les règles qui régissentla circulation des choses sont très éloignées du donnant donnant [Godbout,2000].

Le modèle de coopération d’Axelrod est une figure intermédiaire entrel’Homo œconomicus et l’Homo donator, rendant compte de nombreuses inter-actions sociales, mais ne rendant pas compte de tout ensemble d’interactionsqui relèvent du don. Il est fondamental de constater, avec Axelrod, que la coopé-ration peut se développer chez les êtres vivants sans autorité extérieure et sansaltruisme. Mais il est tout aussi important de constater, avec Axelrod toujours,qu’elle est insuffisante pour faire fonctionner une société humaine. Il est doncnécessaire d’ouvrir le postulat égoïste d’Axelrod et d’y introduire l’altruisme.

L’ALTRUISME COMME SOLUTION?

On considère généralement que l’altruisme serait une solution au dilemmedu prisonnier. Axelrod lui-même, on l’a vu, tout en visant à montrer que la réci-procité peut se passer de l’altruisme, reconnaît que l’altruisme est un puissantamplificateur de la réciprocité. On peut même penser que l’introduction depréférences altruistes dans le modèle enlève tout intérêt au jeu du prisonnier,lequel ne serait plus un dilemme. On ne ferait que mettre en évidence que l’al-truisme peut être payant, ce qui allait de soi, ce qui était la raison même de l’in-térêt de ce jeu. À première vue, l’altruisme supprime la raison même pour laquelleon s’intéresse à ce jeu et pour laquelle on a fait tant d’expériences. Et c’est toutl’intérêt des expériences d’Axelrod de mettre en évidence la possibilité de coopé-ration entre égoïstes.

Mais l’altruisme n’est pas non plus sans paradoxe. Pour le mettre en évi-dence, partons de la distinction entre intérêt et préférences, telle qu’énoncée par

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exemple, par Schmidt [2001, p. 77] : « Par intérêt, il faut entendre les gains oupertes matérielles ou morales que chaque joueur peut tirer des issues possiblesdu jeu. Il s’agit en quelque sorte d’une donnée objective. Les préférences éma-nent d’un jugement global porté par les joueurs sur les issues du jeu qui lesconduit à les classer les unes par rapport aux autres selon un ordre complet. Unetelle appréciation est exclusivement subjective […]. » Nous sommes donc enprésence d’une part, de quelque chose d’observable et de calculable à l’avance(l’intérêt), et d’autre part, d’un élément entièrement subjectif (les préférences).

Rappelons quelques notions élémentaires de la théorie des jeux : pour expri-mer le fait que la stratégie adoptée par les prisonniers égoïstes ne conduit pas àla solution la plus favorable pour les deux joueurs, on dit que cette solution, bienque dominante (fréquente), n’est pas optimale, qu’elle est « sous-optimale ». Sion modifie les préférences des joueurs en introduisant dans le modèle des pré-férences altruistes, on constate que les joueurs optent alors pour la solution opti-male – et les deux prisonniers se retrouvent avec une peine de deux ans au lieude cinq. Or cette solution est certes optimale pour des joueurs égoïstes qui pré-fèrent deux ans de prison à cinq; mais étant donné que pour en arriver à ce résul-tat objectif (intérêt), on a dû modifier les préférences des joueurs en introduisantdes préférences purement altruistes17, on a modifié dans le même temps l’ordrede préférences des issues et cette issue d’optimale devient sous-optimale. Carsi on pose deux altruistes à la place de deux égoïstes – soit deux joueurs préfé-rant le bien de l’autre au sien propre –, alors, pour chacun, la solution préféréeserait que l’autre soit libéré et que lui-même purge la peine maximale de dixans. Comme les deux placent cette préférence en tête de liste, ils vont tous lesdeux choisir la solution « non coupable », et les deux vont se retrouver avecune peine de deux ans – soit la solution optimale pour des égoïstes, mais qui estdevenue une solution « sous-optimale » pour des altruistes, à cause du change-ment qui s’est produit dans l’ordre des préférences, chacun préférant écoper dedix ans pour libérer l’autre.

En passant, comme on vient de le faire, de la mesure objective des intérêtsdes joueurs égoïstes à la notion subjective de préférences des joueurs, on constatequ’on atteint facilement la solution optimale objectivement, en tenant comptedes intérêts seulement, mais pas si on tient compte des préférences. En postu-lant des préférences altruistes chez les joueurs, ces derniers atteindront facile-ment la solution optimale, et non la solution équilibrée, dominante, maissous-optimale. Le dilemme n’existe apparemment qu’à condition de postulerdes préférences égoïstes. Mais comme la solution optimale change avec le chan-gement des préférences, on se retrouve en fait avec le même dilemme, puisquede grands altruistes – c’est le postulat – pourraient fort bien préférer rester dixans en prison pour libérer l’autre; et si les deux pensent ainsi (par exemple, unemère et son fils), aucun n’avouera en espérant que l’autre le fera, et les deux se

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17. Ce n’est pas purement théorique : au lieu des deux prisonniers « classiques », on peut parexemple, imaginer une mère et son fils qui se retrouvent en prison, les deux préférant la libérationde l’autre comme premier choix.

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retrouveront condamnés à deux ans – soit la solution optimale, certes, en termesd’intérêt (« objectivement »), mais pas en termes de préférences, car elle ne cor-respond pas à leur première préférence. Le dilemme du prisonnier permet ainsid’illustrer les pièges de l’altruisme, dénoncés par les économistes. En ce sens,Derrida a raison de penser que l’idéal, pour un altruiste, c’est de faire affaireavec un égoïste. Dans le dilemme du prisonnier, lorsque les préférences sontprises en compte, les deux joueurs atteignent la solution optimale dans un seulcas de figure : s’il y a un égoïste et un altruiste, et à condition que ce fait soitconnu des deux.

L’INSAISISSABLE CONFIANCE

Résumons. En postulant l’égoïsme, on se confronte au fait que l’égoïsmeest moins payant que l’altruisme. En postulant l’altruisme, on trouve une solu-tion au dilemme par un tour de magie, on le règle par définition, pour ainsi dire.Apparemment. Mais on n’atteint pas l’optimum en fonction des préférences dechacun. La solution est sous-optimale autant pour deux égoïstes que pour deuxaltruistes, parce que les préférences ne sont plus les mêmes. Que conclure?

En fait, dans les deux cas, on esquive la question de la confiance. On se passede la confiance pour expliquer le phénomène. Car dans la confiance, il y a lerisque; il y a la présence de la liberté, de l’incertitude, et tout modèle d’expli-cation semble incapable d’intégrer la liberté. Car aussitôt qu’on explique, onévacue la liberté et, avec elle, la confiance. Cette solution saute littéralementpar-dessus le problème de la confiance. Une fois passé des intérêts égoïstes auxpréférences altruistes, on n’a pas plus besoin de la confiance que chez les égoïstes.On sait avec certitude que l’autre est altruiste. Or faire confiance, n’est-ce pasplutôt se dire « je ne sais pas avec certitude ce qu’il est, ni comment il agira,mais je prends le risque »? Faire confiance, c’est appliquer une hypothèse opti-miste à une personne, sans certitude qu’elle s’y applique vraiment pour la déci-sion précise. La confiance manque dans la préférence égoïste pour arriver à lasolution optimale, mais elle n’est plus nécessaire dans la préférence altruiste.Dans les deux cas, on supprime l’incertitude, et c’est à cause de cela qu’onaboutit à un paradoxe.

Finalement, on arrive à la conclusion que le dilemme du prisonnier estcontenu dans ses postulats, qu’il est built in. Ultimement, le paradoxe consistepeut-être dans le fait que le jeu échappe constamment à la théorie des jeux, parceque ses différents scénarios, postulats, et stratégies ont pour conséquence deréduire l’incertitude, d’éliminer le risque de l’interaction, du lien social. Cerisque n’est pas une préférence, mais une attitude. Le risque de la confiance estune incertitude. Une théorie peut-elle vraiment intégrer l’état d’incertitude? Ilsemble que même la théorie des jeux soit incapable de le faire. Toute « solu-tion » à laquelle la théorie des jeux arrive consiste par définition à mettre fin àl’incertitude. C’est sans doute ce que Schmidt [2001, p. 68-69] veut dire lors-qu’il écrit : « Les choses sont réglées avant que le jeu ne commence […] Les

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joueurs y font figure de mannequin […] Le récit décrit la situation qui précèdele jeu et non le jeu lui-même […] Ces personnages deviennent des joueurs ausens de la théorie des jeux au moment précis où ils n’ont plus à jouer selonl’acception courante de ce terme. » Ce qui explique sans doute que les résultatsexpérimentaux soient fort différents de ce que prédit la théorie. Il n’est pas facilede penser la liberté qu’implique le « jeu » de la confiance.

Le postulat du don entraîne-t-il le même problème? Non, car le postulat dudon ne nie pas pour autant le postulat de l’intérêt. Il ne pose pas qu’au départ,les acteurs seront altruistes ou égoïstes; il affirme que les deux possibilités exis-tent. Il accroît l’incertitude. La différence est là. Dans la vraie vie, les joueurssont à la fois égoïstes et altruistes, et ce mélange est plus ou moins connu etplus ou moins incertain pour les joueurs, y compris en ce qui les concerne. Cesont ces joueurs que le don essaie de penser. Est-ce une illusion? Est-il pos-sible d’arriver à penser ces situations autrement que moralement, autrementqu’en présentant ce que ces joueurs devraient faire par rapport à des principes,ou en raison de normes intériorisées auxquelles ils obéissent? Est-ce une illu-sion que de tenter de comprendre ce qu’ils font sans les réduire à de purs égoïstesou à de purs altruistes? Est-il possible de penser les acteurs sociaux et leursactions tels qu’ils sont, tels que nous les montrent non pas la théorie des jeux,mais les expériences appliquant la théorie des jeux?

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SIMMEL, DURKHEIM ET MAUSSNaissance ratée de la sociologie européenne1

par Christian Papilloud

L’approche socio-philosophique de Georg Simmel s’est inscrite et conçueen relation à la France, et en particulier à Émile Durkheim2. Dans quellemesure Mauss a-t-il été au courant des travaux de Simmel, et comment les a-t-il interprétés? Pour mieux cerner cette question, nous nous proposons d’es-quisser la reconstruction des rapports ayant existé entre ces trois penseurs.

Notre lecture relie la vie des auteurs et leur conception de la sociologie àun moment charnière de la naissance de cette discipline : celui de la sociologieentrant à l’Université, où elle cherche à s’affirmer comme science de l’homme.Nous utiliserons pour cela des éléments biographiques, des correspondances etdes documents relatifs aux groupes de chercheurs avec lesquels Simmel et Maussont été en contact3.

1. Nous remercions le Collège de France qui détient le fonds Mauss-Hubert et qui nous agracieusement autorisé à publier ce texte. Nos remerciements particuliers vont à M. Gilbert Dagron,administrateur du Collège de France, M. feu Pierre Bourdieu, Mme E. Maury, aide archiviste duCollège de France, Mme M.-R. Cazabon, directrice de la Bibliothèque générale et des Archives duCollège de France, et Mme F. Terrasse Riou, responsable des Affaires culturelles et des Relationsextérieures au Collège de France. Nous remercions Otthein Rammstedt de nous avoir autorisé lapublication de cet article initialement paru dans sa revue, le Simmel Newsletter (1999, vol. 9, n° 2,p. 111-131), sous le titre Simmel, Durkheim, Mauss. La sociologie entre l’Allemagne et la France.Fragments d’une co-naissance. Par rapport au texte publié dans le Simmel Newsletter, nous avonslégèrement modifié notre article de façon à le faire correspondre aux besoins de la publicationprésente. La bibliographie de la littérature secondaire est donnée dans les notes. La bibliographiedes œuvres de Simmel actuellement disponibles (notées GSG : Georg Simmel Gesamtausgabe),les traductions françaises de Simmel et les œuvres de Mauss sont indiquées en fin d’article.

2. Signalons les deux ouvrages de W. Lepenies qui portent sur la naissance de la sociologie,et notamment sur les relations des intellectuels français et allemands : GefährlicheWahlverwandschaften. Essays zur Wissenschaftsgeschichte, Stuttgart, Reclam, 1989 (voir enparticulier p. 80-110); Die drei Kulturen. Soziologie zwischen Literatur und Wissenschaft, Hambourg,Rowohlt, 1988.

3. Pour Durkheim et Mauss, nous nous référons aux travaux de Ph. Besnard, « Textes inéditsou inconnus d’Émile Durkheim » (Revue française de sociologie, n° 17, 1976, p. 165-180), M. Fournier,Marcel Mauss (Paris, Fayard, 1994), Ph. Besnard et M. Fournier (sous la dir. de), Lettres à MarcelMauss (Paris, PUF, 1998), ainsi qu’aux éléments et correspondances du fonds Hubert-Mauss duCollège de France. Pour Simmel, nous utilisons le texte de H. Simmel, Erinnerungen (1941-1943),faculté de sociologie de l’université de Bielefeld, les ouvrages de L. Coser, Masters of SociologicalThought : Ideas in Historical and Social Context (New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1977),K.-Ch. Köhnke, Der junge Simmel in Theoriebeziehungen und sozialen Bewegungen (Francfort,Suhrkamp, 1996), M. Junge, « Zur Rekonstruktion von Simmels soziologischen Aprioris alsInterpretationskonstrukten – ein Versuch », Simmel Newsletter (vol. 7, n° 1, 1997, p. 42-48),K. Lichtblau, Georg Simmel (Francfort, New York, Reihe Campus, 1997), G. Fitzi, Henri Bergsonund Georg Simmel : ein Dialog zwischen Leben und Krieg. Die persönliche Beziehung und derwissenschaftliche Austausch zweier Intellektuellen im deutsch-französischen Kontext vor dem ErstenWeltkrieg (thèse de doctorat, faculté de sociologie, université de Bielefeld, 1999), ainsi que la ¤

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DURKHEIM ET SIMMEL. NAISSANCE DE LA SOCIOLOGIESCIENTIFIQUE AUTOUR D’UNE COLLABORATION MANQUÉE

Durkheim et Simmel sont contemporains. Ils naissent tous deux en 1858 etmeurent presque en même temps (Durkheim le 5 novembre 1917, Simmel le26 septembre 1918). Les contacts entre Durkheim et Simmel, qui se dévelop-pent dès 18944, s’effectuent par personne interposée, à savoir Célestin Bouglé.

Bouglé joue un rôle important dans les rapports entre Simmel et Durkheimpour au moins deux raisons : premièrement, Bouglé connaît Simmel avantDurkheim, soit à partir de février 18945. Cette relation intervient peu de tempsaprès que Simmel ait été en contact avec l’Institut international de sociologiede René Worms, dont il est devenu membre6. Deuxièmement, Bouglé publieen 1894 le premier compte rendu sur Simmel jamais paru en France sous letitre « Les sciences sociales en Allemagne : G. Simmel7 ». Il y commenteÜber sociale Differenzierung (GSG 2, 1890), Die Probleme der Geschichts-

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¤ correspondance de Simmel et les documents d’archives de la Georg Simmel Gesellschaft del’université de Bielefeld. Nous nous servons également des éléments de correspondance recueillisà Bielefeld et appartenant au fonds Bouglé de la Bibliothèque nationale de Paris, et du fondsXavier Léon de la bibliothèque Victor Cousin de la Sorbonne à Paris. Pour des informations détailléessur les relations de Simmel et des sociologues français, nous renvoyons également à l’introductionau tome 19 des œuvres complètes de Georg Simmel que nous avons éditées avec Angela Rammstedtet Patrick Watier, et qui vient de paraître chez Suhrkamp (GSG 19, 2002, p. 379-421).

4. Durkheim cite Simmel pour la première fois à notre connaissance en 1887, dans son article« La Philosophie dans les universités allemandes », Revue internationale de l’enseignement (n° 13,p. 315, note 6). Il connaît Über sociale Differenzierung, qu’il cite dans sa thèse de doctorat De ladivision du travail social (1893) ( p. 9, note 1, 1996 pour l’édition PUF/Quadrige).

5. À Bouglé, qui vient d’arriver en France et veut suivre les cours de Simmel, ce dernierrépond le 4 mars 1894 en lui indiquant la date de ses cours et en le remerciant de sa lettre amicale.En avril et mai, Bouglé rencontre le Privat-Dozent allemand à Berlin. En mai, Bouglé demande àHalévy s’il y aurait une place pour un article de Simmel, « Das Problem der Sociologie », dans laRevue de métaphysique et de morale : « Qu’en dis-tu? Y a-t-il une place (une bonne) dans le numérode septembre ? Ce n’est pas de la métaphysique proprement dite sans doute, mais enfin ladéfinition nouvelle ce n’est pas déjà si bête. Et puis c’est de la haute actualité » (lettre à Halévy,mai 1894, archives Simmel). Halévy lui répond avec enthousiasme le 9 mai 1894. Bouglé traduitalors l’article de Simmel pour ladite revue. L’article paraît finalement en septembre, dans le n° 2 dela revue (1894, p. 497-504) sous le titre : « Le problème de la sociologie ».

6. Simmel est traduit et publié en français par Worms (article « La différenciation sociale »paru dans le n° 2 de la Revue internationale de sociologie, Paris, Giard et Brière, 1894, p. 198-213). Il est mentionné dans la « Liste des membres de l’Institut », dans le n° 1 des Annales del’Institut international de sociologie (1893-95, p. XIV). Au moment de la parution du premier numérode la revue, l’institut se compose des personnalités suivantes : A. Schaeffle en est le président, c’estun proche de Simmel et l’un de ses inspirateurs ; D. Galton, L. Gumplowicz, M. Kovalewsky etC. Letourneau en sont les vice-présidents; R. Worms en est le secrétaire général.

7. Ce compte rendu paraît dans le n° 2 de la Revue de métaphysique et de morale (p. 329-355).Au même moment, Bouglé prépare la publication de ses Notes d’un étudiant français en Allemagne(1895). Celles-ci seront publiées sous le pseudonyme de Jean Breton chez Calmann-Lévy, à Paris,en un seul volume. Mais des articles tirés des notes paraissent dès juin 1894 dans la Revue de Paris(1894, p. 49-79). Sur tous ces points, voir également la thèse déjà citée de Fitzi [p. 12 sq.].

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philosophie (GSG 2, 1892) et Einleitung in die Moralwissenschaft (GSG 3-4,1892-93).

Ces deux raisons suffisent à considérer Bouglé comme la plaque tournantedes relations entre Simmel, Durkheim et les durkheimiens en général. Mais com-ment se sont réalisés ces échanges? Commençons par décrire les rapports entre-tenus par Simmel avec le groupe de chercheurs représenté par Worms.

Simmel et l’Institut international de sociologie

Les relations de Simmel avec l’Institut international de sociologie se pas-sent mal : en effet, l’Allemand est déçu de la traduction de son premier articleparu en français, « La différenciation sociale8 », que Worms publie dans la Revueinternationale de sociologie. Simmel s’aperçoit que le texte travaillé par Wormsdéforme sa pensée. Pour le second article9 qu’il prépare (« Influence du nombredes unités sociales sur les caractères des sociétés », 1893-1995), égalementdestiné à la revue de Worms, Annales de l’Institut international de sociologie,il demande à Bouglé de revoir la version française. Il fera plus tard part à celui-ci de sa déception quant au temps de parution du premier numéro des Annales :« Mon article sur la détermination numérique [en français dans la lettre] […]est dans les mains de Mr Worms, comme il me l’a annoncé. Depuis, je n’en aiplus entendu parler. Je ne peux cacher que le report de la publication (quidevait paraître en janvier !) m’a beaucoup étonné, et que tout l’Institut desociologie semble m’avoir donné des raisons peu solides. Je vous prie de nepas faire usage de mon opinion » (lettre de Simmel à Bouglé, 22/06/1895,archives Simmel).

À la suite de déceptions répétées, Simmel s’éloigne de l’Institut de socio-logie et approfondit ses contacts avec la Revue de métaphysique et de morale10.Une fois encore, Bouglé est au carrefour de ces relations. En avril-mai 1894, ilécrit à Halévy : « Sache bien quels sont les tours qui lui [à Simmel] ont étéjoués par Worms, afin que l’on prenne garde de ne pas les lui jouer une secondefois » [Halévy, 1894, p. 142]. Ce détour par la Revue de métaphysique et demorale va être à l’origine de la rencontre avec Durkheim.

La rencontre avec Durkheim et L’Année sociologique

La position de Bouglé possède de grands avantages stratégiques pour lesrelations que Simmel entretient avec les intellectuels français. Bouglé estphilosophe et durkheimien; un peu à l’image de Simmel, il balance entre la

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8. Cf. G. Simmel, 1894, « La différenciation sociale », Revue internationale de sociologie, n° 2,p. 198-213. L’article est tiré du livre de Simmel Über sociale Differenzierung. Sociologische undpsychologische Untersuchungen (GSG 2, 1890).

9. Cet article sera publié par Simmel dans sa Soziologie (GSG 11, 1908, p. 63-159; S, 2000,p. 81-161).

10. Simmel écrit deux fois à Xavier Léon en l’espace de dix jours, le 5. 10. 1894 et le 15. 10. 1894(archives Simmel).

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philosophie et la sociologie. Cela favorisera les contacts que Simmel aura avecXavier Léon, puis avec Durkheim.

Bouglé entretient avec Durkheim des relations marquées par une triple dis-tance : tout d’abord celle de l’élève au professeur, puis bientôt celle du col-lègue et enfin celle du philosophe au sociologue. Comme Simmel, Bouglé refusela séparation entre les différents domaines de la science, notamment entre lasociologie, la psychologie et la philosophie. Durkheim est en revanche favo-rable à la séparation de ces domaines. Il est probable que, dans un premier temps,la position de Bouglé ait pu laisser planer le doute entre Simmel et Durkheimquant à leurs optiques théoriques respectives et leur conception de la sociolo-gie. Si l’on ajoute à cela l’envie évidente de collaborer qui se fait jour aussibien du côté de Simmel que de Durkheim – et leur volonté commune de « fairescience » –, on peut alors comprendre que ces deux auteurs passent assez rapi-dement sur leurs différences théoriques et s’attellent ensemble à la construc-tion d’une sociologie universitaire internationale.

Chez Simmel, cette attitude se manifeste très directement en 1894 par lapublication de son article « Das Problem der Soziologie » en trois langues : enallemand dans le Schmollers Jahrbuchb11 ; en français, dans la Revue de méta-physique et de morale12 ; en anglais dans les Annals of the American Academyof Political and Social Science13. Le texte va être ensuite repris par Albion Smallpour la fondation de l’American Journal of Sociology (1896). Durkheim pré-voit également de publier cet article dans le premier numéro de L’Année socio-logique14. Or, cette dernière publication n’a pas lieu.

Cet incident affecte Simmel, qui s’en ouvre à Bouglé dans une lettre du27 novembre 1895 : « Aussi bien que j’aie pu voir les feuillets, vous ne prévoyezpas de publication supplémentaire de mon “Problème de la sociologie” ; celame peine, parce que je tenais ce petit article pour ce que j’ai produit de plusporteur de fruits » (lettre de Simmel à Bouglé, 27/11/1895, archives Simmel).Simmel croyait y avoir calibré le programme d’une sociologie scientifique. Maisles Français semblent avoir eu de la peine à reconnaître là un véritable travailde sociologue. Il règne une ambiguïté au sujet de Simmel qui se laisse déjàpercevoir dans la correspondance de Bouglé à Xavier Léon. Ce dernier écrit àBouglé le 9 mai 1894 en lui disant qu’il tient Simmel non seulement pour un

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11. G. Simmel, « Das Problem der Sociologie », Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung undVolkswirtschaft im Deutschen Reich, G. Schmoller (sous la dir. de), XVIII, 4, 1894, p. 271-277.

12. G. Simmel, « Le problème de la sociologie », Revue de métaphysique et de morale, X. Léon,É. Halévy (sous la dir. de), t. II, 1894, p. 497-504.

13. G. Simmel, « The problem of sociology », Annals of the American Academy of Politicaland Social Science, E. J. James (sous la dir. de), t. VI, 1895, p. 52-63.

14. L’Année sociologique est le grand projet de Durkheim. Fournier décrit sa naissance ainsi :« S’inspirant du modèle de la revue L’Année psychologique dirigée par Binet et publiée pour lapremière fois en 1895 chez Alcan, Durkheim entend à la fois publier les travaux (des “mémoiresoriginaux”) de ses collaborateurs et recenser d’une année sur l’autre la littérature sociologiqueinternationale. Le titre de la revue est repris d’une rubrique annuelle de la Revue de métaphysiqueet de morale, qui avait été fondée en 1893 par Xavier Léon, le “philosophe sociable par excellence”,selon le mot de Célestin Bouglé » [Fournier, 1994, p. 134-135].

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sociologue, mais aussi pour un sérieux philosophe. Simmel était donc considérépar les Français comme représentant deux domaines à la fois.

Durkheim va également avoir de la peine à reconnaître en Simmel unsociologue, mais ses raisons sont différentes. Le point de conflit entre les deuxauteurs porte sur le double rapport individu-société/psychologie-sociologie. Ilest débattu peu après la publication de l’article de Simmel (« Das Problem derSoziologie ») en France. À ce moment-là, Durkheim veut exclure toute psycho-logie individuelle de la sociologie, pour affirmer qu’il n’y a de psychologie quecollective. Pour Simmel, comme le montre son article, le problème ne se posepas en ces termes. Ce qui lui importe avant tout, c’est la distinction entre lesocial, le psychologique, le philosophique, etc. Point nodal de la relation Simmel-Durkheim, cet article met en évidence deux façons de définir l’objet de la socio-logie, et partant la méthode et la légitimité scientifique de la discipline. L’objetd’étude du sociologue est pour Durkheim le fait social en soi, alors que pourSimmel, c’est la dimension sociale du fait, un de ses caractères parmi d’autres.Cette nuance va progressivement prendre l’ampleur d’une divergence fonda-mentale, qui débouchera sur la mésentente de Simmel et de Durkheim. Ce der-nier ne s’y attache toutefois pas immédiatement, comme l’atteste sacorrespondance.

Durkheim écrit à Bouglé le 14 décembre 1895 : « J’ai lu avec un vif inté-rêt, ou plutôt relu, car j’avais suivi vos articles de la Revue de métaphysique.J’ai, d’ailleurs, eu l’occasion de constater qu’il était apprécié de tout le mondecomme il le mérite. C’est un travail qui ne peut manquer de nous faire grandhonneur de l’autre côté du Rhin ; et, en montrant aux Allemands avec quelsoin et quelle sympathie nous les étudions, il les amènera peut-être à se désin-téresser moins de ce que nous faisons » [in Besnard, 1976, p. 166]. Durkheimfait référence au livre de Bouglé Les sciences sociales en Allemagne. Lesméthodes actuelles15, qui comporte un chapitre intitulé « G. Simmel : la sciencede la morale ». Durkheim l’a lu et explique à Bouglé que sa position théoriqueest différente de celle de Simmel. Mais cela ne semble pas être un obstaclemajeur à la collaboration qu’il envisage avec lui. Il le confirme du reste à Bougléen décembre 1896 : « J’ai écrit à Simmel qui m’a répondu et qui a accepté. Ilm’enverra un article de 40 à 50 pages intitulé “Die Selbsterhaltung derGesellschaft”. Pour les années suivantes nous aviserons » [Textes I, 1975, p. 394].Pour bien évaluer l’importance de cette lettre, il faut prendre connaissance deson contexte.

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15. Il y a ici une divergence des sources à souligner. Le livre de Bouglé est publié en 1896,mais Durkheim l’a déjà lu en 1895. En a-t-il eu un exemplaire avant publication? Nous penchonspour cette hypothèse, car il est très probable que Bouglé ait envoyé son livre à Durkheim avantl’édition. L’hypothèse se renforce lorsque l’on sait que Simmel a également reçu l’ouvrage à l’avance,comme semble en attester la lettre suivante du 22/06/1895 à Bouglé : « Vous avez, espérons-le,reçu en son temps la gratitude de ma femme pour l’envoi amical de votre livre. J’ai fait précisémentla même chose avec plusieurs de mes connaissances, par exemple Paulsen, et il [le livre de Bouglé]a été reconnu de façon générale comme agréable et spirituellement riche » (lettre à Bouglé, archivesSimmel).

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Simmel est resté, pendant ces deux années (1894-1896), en relation étroiteavec Élie Halévy et Xavier Léon. Le 23 février 1896, il remercie Halévy pourla traduction de l’un de ses articles dont le titre français est « Sur quelques rela-tions de la pensée théorique avec les intérêts pratiques ». L’article paraît dansla Revue de métaphysique et de morale au mois de mars 1896 (n° 4, p. 160-178).Il doit avoir été remarqué par le public français, puisque Simmel écrit à XavierLéon dans une lettre du 12 avril 1896 : « C’est une grande joie pour moi d’ap-prendre que mon article a été remarqué en France » (lettre à Xavier Léon,12/04/1896, archives Simmel). Durkheim n’a sans doute pas été insensible auprestige grandissant de son collègue d’outre-Rhin, d’autant plus que la référenceà la pensée allemande reste importante pour lui. Aussi Simmel peut-il désor-mais servir le projet d’établir une revue spécifiquement sociologique, L’Annéesociologique, et par là affermir la légitimité scientifique et institutionnelle de lasociologie. Durkheim présente donc ses visées à Simmel et lui demande decollaborer à L’Année sociologique.

La lettre où devaient figurer ces éléments est aujourd’hui perdue. Il nousreste la lettre évoquée plus haut de Durkheim à Bouglé où il mentionne queSimmel a répondu affirmativement à sa requête. L’article de Simmel paraît dansle premier numéro de L’Année – et il ouvre le numéro – sous le titre « Commentles formes sociales se maintiennent16 » [1898, p. 71-109]. L’ardeur déployée parSimmel dans le travail intellectuel à ce moment-là témoigne de son enthou-siasme et de sa volonté d’être le complice de Durkheim17. Mais son élan eststoppé net, une nouvelle fois en raison de problèmes liés à la traduction de sonarticle par Durkheim. Ce sera l’un des principaux éléments qui déclencherontle conflit entre les deux auteurs. Pour le comprendre, il faut reprendre le cheminqui mène de la production de l’article à sa publication.

De la différence à la divergence

Avant que l’article de Simmel ne lui parvienne, Durkheim cherche à leclasser dans l’une des rubriques de L’Année sociologique. Mais il se trouve faceà une sociologie qui se dérobe à cette classification, et par conséquent à lafaçon dont lui-même catégorise le domaine du savoir sociologique. Il le dit trèsexplicitement à Bouglé, à qui il s’en remet pour trouver une solution : « Maintenant,est-ce que l’intitulé “Sociologie psychologique” rend bien toute l’idée de Simmel?

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16. Pour le texte original, cf. « Selbsterhaltung der socialen Gruppe. Sociologische Studie »,Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung und Volkswirtschaft im Deutschen Reich, n° 22, 1898,p. 589-640.

17. Nous suivons en ce sens le propos de Rammstedt : « Simmel considérait Selbsterhaltungder Gesellschaft comme programmatique pour L’Année sociologique, dans la mesure où l’articlese proposait d’“étudier (méthodologiquement) l’ensemble du domaine de l’histoire d’après lesrégularités et les développements de la société en tant que telle”. S’imaginant comme une sorte de“compagnon de lutte” de Durkheim, il se mit à écrire, à peine la rédaction de cette étude achevée– à savoir à partir d’août 1897 —, sa Soziologie der Religion qui fut publiée en février 1898 dansla revue Neue Deutsche Rundschau » (Rammstedt, « Les relations entre Durkheim et Simmel dansle contexte de l’affaire Dreyfus », L’Année sociologique, Paris, PUF, vol. 48, n° 1, 1998, p. 142).

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Il a, il me semble, un sentiment de la spécificité des faits sociaux, mais il ne vapas jusqu’au bout de son idée et ce qui fait qu’il s’attarde aux généralités. Peut-être pouvez-vous adopter comme en tête “Sociologie psychologique et spéci-fique”. Mais vous êtes seul compétent pour décider de ce point » [in Besnard,1976, p. 399].

Ce problème de classification masque en fait le problème théorique apparuvers 1897, qui sépare Durkheim et Simmel. Durkheim l’expose à la fin de salettre à Bouglé : « Vous devez maintenant bien vous en rendre compte, tout ledébat est de savoir, non s’il y a une sociologie extrapsychologique, mais si lapsychologie collective a des lois propres. Ce mot de psychologie a une ambi-guïté qui empêche de s’entendre des auteurs près de s’accorder. Tel qui a lesentiment de la spécificité des faits sociaux, comme Simmel je crois, ne va pasau bout de son idée, parce que le psychique lui paraît être la forme ultime duréel et qu’il ne voit pas qu’il y a deux sortes de réalités psychiques. C’est pour-quoi il qualifie sa sociologie de psychologie. Mais cette sociologie psycholo-gique est bien différente de celle de Tarde qui dissocie le social de l’individuelgénéralisé. Il y aurait surtout à faire cesser cette confusion. Vous êtes bien placépour cela et à cet égard le terme de psychologie spécifique que vous explique-riez au cours de votre analyse serait utile. Je crois que ce serait là un vrai ser-vice que vous rendriez. Non seulement vous faciliteriez une certaine entente,mais vous aideriez peut-être certains penseurs à le reconnaître dans leur pen-sée » [Textes I, 1975, p. 402]. Cette question générale du statut de la sociologiede Simmel s’aiguise avec l’arrivée de son article chez Durkheim.

L’article destiné à L’Année arrive le 13 septembre 1897. Durkheim écrit àBouglé le même jour : « J’ai reçu ce matin le manuscrit de Simmel. J’ai déjà luune bonne moitié du manuscrit. C’est vous dire qu’il est lisible. Il n’est pas dela main de Simmel et, de plus, il est écrit en caractères latins. Autant qu’on enpeut juger, la langue n’en sera pas difficile à traduire. En lui-même, le travailest intéressant. Il a, comme tout ce genre de travaux très généraux, le défautd’être toute une sociologie en 50 pages d’impression, tant il y a de choses aux-quelles il touche. Mais il est vivant, d’une lecture agréable et tout à fait dans lecourant général de L’Année » [in Besnard, 1976, p. 167]. La première réactionde Durkheim est donc positive. Mais elle sera de courte durée.

L’article lui paraît trop long. Sa structure ne s’adapte pas au style de L’Annéesociologique. Durkheim demande à Bouglé d’y remédier : « Je vous envoie parle même courrier le manuscrit de Simmel. […] Je crois que l’article gagneraità être condensé dans la mesure du possible, tout ce qui dans la traduction seraitde nature à parvenir à ce résultat, sans altérer aucunement le texte, augmente-rait, je crois, l’intérêt. Le titre me paraît, tel quel, intraduisible en français. J’avaispensé à “Principaux types d’organisation par lesquels se maintient l’unité desgroupes sociaux”. Si vous trouvez mieux, vous me le direz et quand nous auronsarrêté une traduction, je la soumettrai à l’auteur. Les divisions en chapitres –avec ou sans titres spéciaux – me paraissent indispensables. Elles seront facilesà trouver. Si cela vous ennuie le moins du monde de les introduire, je le ferai.Afin d’économiser le temps, il serait bon que vous m’envoyiez par morceaux

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votre traduction sans attendre qu’elle soit terminée. Je serai ainsi plus à l’aisesoit pour arrêter cette division en chapitres, soit pour arrêter de concert avecvous la traduction des passages difficultueux » [lettre à Bouglé du 18/09/1897,Textes I, 1975, p. 407-408]. Force est de constater dans cette lettre que l’enjeupour Durkheim ne consiste pas seulement à insérer l’article de Simmel dansL’Année : il faut aussi que le propos y corresponde.

Bouglé transmet les corrections à Simmel, qui lui répond immédiatementen lui faisant part de sa déception face au fait de devoir raccourcir le texte :« Votre envoi et votre lettre sont bien arrivés. Merci beaucoup. Le raccourcis-sement de l’article m’a peiné, comme son but ne se trouve pas dans les parti-cularités, mais au contraire dans le tout, et c’est ce qu’il s’agit de montrer, àsavoir combien de manifestations historiques se regroupent autour d’une pen-sée centrale sociologique. Je ne pourrai pas lire maintenant votre traduction,mais monsieur Durkheim m’a promis une correction d’impression, ce à quoi jepourrai ensuite ajouter mes éventuelles propositions de changement » (lettre àBouglé du 11/10/1897, archives Simmel). Simmel n’est guère enchanté, maisil s’exécute et fait des coupes dans son article, une façon de plus de montrer savolonté de collaborer avec Durkheim.

Tout cela n’a rien de surprenant pour Durkheim, qui n’y voit que le dérou-lement logique du processus de publication et, pourrait-on dire, l’affiliationprogressive de Simmel à son propre programme scientifique. Aussi écrit-il àBouglé : « Je ne vous parle pas de quelques petites difficultés que j’ai eues avecSimmel au sujet de cet article. Elles sont aplanies, je crois » [in Besnard, 1976,p. 168]. Durkheim reprend donc la traduction de l’article revu et corrigé parSimmel. Le 25 octobre 1897, il écrit à Bouglé : « J’ai déjà traduit la moitié duSimmel; le tout ne prendra pas plus de 40 à 45 pages d’impression, je l’espère.Le passage sur l’honneur a disparu. Je fais le possible pour introduire un peud’air dans tout cela, d’autant plus que les complications de la phrase ne sontpas en rapport avec la complication de l’idée, qui est, au contraire, assez simple »[in Besnard, 1976, p. 413]. Durkheim ne s’en tient pas à la seule correction dutexte de Simmel. Il le traduit très librement, n’hésitant pas à en supprimer cer-tains passages18. Le désaccord avec Simmel semble avoir été trop grand pourDurkheim, d’autant plus qu’il faut non seulement que le premier numéro deL’Année marque clairement les fondements scientifiques de la sociologie, maisque l’unité et l’accord des chercheurs sur le programme qu’elle présentesoient manifestes.

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18. Durkheim supprimera, notamment, le paragraphe sur l’honneur. Ce paragraphe s’étendsur plus de deux pages et demie dans le Schmollers Jahrbuch (p. 605, l. 28; p. 608, l. 2 — cf. projetde recherche DFG, 1991, « Die Bedeutung der Internationalität für die Konstitution derSozialwissenschaften im Europa des 19. Jahrhunderts : zur Institutionalisierung der akademischenSoziologie in Deutschland und Frankreich, 1890-1914 », faculté de sociologie de Bielefeld). Cettefaçon de « sabrer » des passages dans certains articles est une pratique courante de Durkheim. Elleest, de plus, connue de ses collaborateurs qui demeurent sceptiques (par exemple Hubert) quant àl’utilité scientifique de ce genre de coupure. Pour se justifier, Durkheim évoque toujours lesmêmes arguments, à savoir son expérience et le bien de L’Année sociologique.

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Pour Durkheim, la sociologie est et doit être une discipline à part entière. Ill’écrira souvent à ses proches collaborateurs pendant les premiers pas de L’Année.Ainsi écrit-il le 30 mars 1898 à Hubert : « Mais voici la raison majeure qui doitnous imposer une certaine sélection formelle [illisible] en même temps que leprincipe de cette sélection, autant qu’il me paraît. Nous sommes une revue desociologie, non une revue [d’amateurs?]. Nous ne devons donc mettre en reliefque les travaux qui nous paraissent susceptibles d’être utilisés par les socio-logues. La ligne de démarcation est nécessairement flottante; mais elle se fixerasans peine à l’expérience » (fonds Hubert-Mauss, Collège de France). La socio-logie doit réunir les compétences de chercheurs capables de s’affilier à un pro-jet unique. On comprend qu’ainsi, il ne puisse y avoir deux sociologies pourDurkheim. Ne doit exister que la sociologie comme discipline scientifique, carac-térisée par un objet, une méthode et un travail d’équipe basé sur un consensusquant aux critères scientifiques légitimes de cette discipline, même si ce consen-sus reste, dans la pratique, relatif. Selon Durkheim, la sociologie de Simmel nerépond pas à ces conditions, puisqu’elle ne prône pas la même définition del’objet et de la méthode sociologiques que lui, sans parler du travail d’équipe,inexistant chez Simmel.

La relation entre Simmel et Durkheim se complique d’incompréhensionssupplémentaires qui se manifestent au moment de l’affaire Dreyfus.

La célèbre affaire, qui va mobiliser l’opinion publique française, débute en1894 par la mise aux arrêts de l’officier juif Alfred Dreyfus, condamné par leConseil de guerre pour avoir livré des documents secrets à l’Allemagne. Déportéen forteresse, Dreyfus crie son innocence, mais en vain. En 1897-1898, l’affairerebondit et crée des remous chez les socialistes français, parmi lesquels Durkheima des proches, et notamment son neveu, Marcel Mauss. Mais, à la différenced’un Zola par exemple, Durkheim ne s’implique pas plus que cela dans l’af-faire Dreyfus. Il reste en retrait pour des questions de stratégie politico-scienti-fique d’une part, et de l’autre, par conviction scientifique. Si la sociologie n’estpas sans lien avec la politique, c’est avant tout une science, et une science enpleine naissance. Cette distance, relative mais voulue, de Durkheim face l’af-faire Dreyfus a des répercussions dans ses rapports avec Simmel.

Dans le texte que Simmel prépare pour L’Année, apparaît un paragraphesur le sionisme. Durkheim demande à l’auteur de le supprimer, ce passage pou-vant avoir des conséquences dommageables pour lui-même et pour L’Année.Simmel s’exécute, mais ne ressent pas le besoin de dire à Durkheim qu’il estlui-même juif19. Durkheim l’apprend de Bouglé quelque temps après, et vaaussitôt lui exprimer sa surprise : « Il semblait bien me rappeler que vous m’aviezdit de Simmel qu’il était juif. Mais je suis un peu étonné qu’il ne me l’ait pasdit quand je lui ai demandé de renoncer au passage de son article sur le sionisme,

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19. Il ne faut pas oublier que Simmel est lui-même loin de cultiver ce trait culturel. D’un pointde vue religieux, sa famille et lui se sont convertis au protestantisme. Simmel n’est, en outre, pasaussi sensible à la politique que Durkheim. Pour lui, ce qui importe le plus à ce moment-là est queson article serve le projet d’une sociologie scientifique internationale. Tout le reste semble reléguéau second plan.

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en lui disant que j’étais d’origine juive et qu’on me traiterait de sioniste »[lettre à Bouglé du 3/04/1898, in Besnard, 1976, p. 169].

Ce malentendu ne pouvait que renforcer le sentiment de distance éprouvépar Durkheim vis-à-vis de Simmel. Bouglé essaiera bien de recentrer le débatsur la seule base scientifique et de montrer que les deux auteurs sont malgré toutproches [cf. GSG 19, 2002]. Mais cette tentative sera vaine.

De la divergence à la rupture

En 1900, Durkheim met publiquement un terme à sa relation avec Simmeldans un article dirigé « contre “la sociologie formelle” », comme il le dira àBouglé dans une lettre du 14 mai 1900 : « L’article dont je vous ai parlé sur ouplutôt contre “la sociologie formelle” a paru dans le numéro de ce mois de laRivista italiana di sociologia. Ils ont fait une espèce d’enquête sur les concep-tions sociologiques qui se partagent les esprits; et c’est de ce point de vue queje me suis placé20. Si vous voulez le discuter, au lieu de vous envoyer un tirageà part, je pourrais vous adresser le manuscrit ; cela vaudrait toujours mieuxqu’une traduction que je n’ai pu revoir que en [courant?] » [in Besnard, 1976,p. 170] Le détachement de Durkheim vis-à-vis de Simmel est ici frappant : ilne mentionne même pas son nom. Pourtant Simmel est bel et bien la cible deson propos.

L’article de Durkheim, intitulé « La sociologie et son domaine scienti-fique21 » (1900), s’adresse à Simmel et à sa façon de faire de la sociologie :« Il semblerait que, de cette façon, on assigne à la sociologie un objet nette-ment défini. En réalité nous croyons qu’une telle conception ne sert qu’à lamaintenir dans l’idéologie métaphysique dont elle éprouve au contraire unirrésistible besoin de s’émanciper. Ce n’est pas nous qui contestons à la socio-logie le droit de se constituer au moyen d’abstractions, puisqu’il n’y a pas descience qui puisse se former autrement. Seulement il est nécessaire que lesabstractions soient méthodiquement maîtrisées et qu’elles séparent les faitsselon leurs distinctions naturelles, sans quoi elles dégénèrent largement enconstructions imaginaires, en une vaine mythologie » [Textes I, 1975, p. 16].Le propos gagne en virulence par la suite, comme dans ce passage : « […] toutproblème sociologique suppose la connaissance approfondie de toutes cessciences spéciales que l’on voudrait mettre en dehors de la sociologie, maisdont elle ne peut se passer. Et comme cette compétence universelle estimpossible, il faut se contenter de connaissances sommaires, acquises de façonhâtive et qui ne sont soumises à aucun contrôle. C’est bien ce qui caractérise,

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20. L’intention de faire de la sociologie française, et non plus internationale, est déjà affichéepar Durkheim en 1898, lorsqu’il écrit à Hubert : « Je ne cherche pas des collaborateurs quand même.Notre œuvre commune suppose une foi commune et une grande confiance mutuelle » (lettre à Hubertnon datée avec précision, 1898, fonds Hubert-Mauss).

21. En voilà la référence complète : É. Durkheim, « La sociologia e il suo dominio scientifico »,Rivista italiana di sociologia, n° 4, 1900, p. 127-148. L’article est repris dans : É. Durkheim, « Lasociologie et son domaine scientifique », Textes I, Paris, Minuit, 1975, p. 13-36.

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en vérité, les études de Simmel. Nous en apprécions la finesse et l’ingénio-sité, mais nous ne croyons pas possible de définir avec objectivité les princi-pales subdivisions de notre science en l’interprétant comme lui. […] Pourque la sociologie mérite le nom de science, il faut qu’elle soit autre chose quede simples variations philosophiques sur certains aspects de la vie sociale,choisis plus ou moins au hasard, en fonction des tendances individuelles. Ilfaut poser le problème de façon à pouvoir lui trouver une solution logique »[Textes I, 1975, p. 19].

Par conséquent, Simmel est exclu de fait de l’équipe de L’Année sociolo-gique. D’ailleurs, Durkheim ne cherche plus à développer son programme socio-logique en relation avec lui; il le dit indirectement à Bouglé : « D’où il suit quenous ne serons satisfaits des mémoires que dans la mesure où nous en seronsles auteurs. C’est à quoi il faut tendre » [lettre à Bouglé du 13/06/1900 in Besnard,1976, p. 173]. Il redéfinit la coopération entre les travailleurs de L’Année22, etmet définitivement en place la « machine de guerre » de sa sociologie : l’équipede L’Année. Durkheim et Simmel s’en vont chacun de leur côté, et la page sembleêtre tournée.

On peut toutefois penser – en dépit de matériaux insuffisants permettant defonder l’hypothèse – que ces relations se sont poursuivies au-delà de 1902.L’indice le plus flagrant de cette poursuite des relations dans la rupture nous estfourni par les comptes rendus consacrés à Simmel qui paraissent dans L’Annéesociologique, signés des collaborateurs de Durkheim et de Durkheim lui-même.

La première recension est de Bouglé, en 1901 : « Simmel. – Il problemadella sociologia. Riforma sociale, VIe année, fascicule 7 » [Bouglé, 1901, p. 117].Viennent ensuite trois comptes rendus de Durkheim, l’un paru en 1902 et lesdeux autres en 1904. Le premier porte sur la Philosophie des Geldes [GSG 6,1900], les autres sur deux articles de Simmel qui feront plus tard partie de saSoziologie [GSG 11, 1908].

L’examen par Durkheim de Philosophie des Geldes reste dans la veine de« La sociologie et son domaine scientifique » : « Il est vrai qu’en discutant ainsiles idées de l’auteur, en leur demandant leurs titres logiques, nous leur appli-quons une méthode critique que M. Simmel, sans doute, récuserait en prin-cipe. Il estime, en effet, que la philosophie n’est pas, comme les sciencesproprement dites, soumise aux communes obligations de la preuve ; l’indé-montrable serait son domaine (voy. préface, p. 1). L’imagination, les sensationspersonnelles auraient donc le droit de s’y donner libre carrière et les démons-trations rigoureuses n’y seraient pas de mise. Mais nous avouons ne pas atta-cher un très grand prix, quant à nous, à ce genre de spéculation bâtard, où leréel est exprimé en termes nécessairement subjectifs, comme dans l’art, maisabstraits comme dans la science ; car, pour cette raison même, il ne sauraitnous donner des choses ni les sensations vives et fraîches qu’éveille l’artiste ni

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22. La mise en place de L’Année Sociologique a demandé à Durkheim un travail exténuant,qu’il a du reste souvent voulu interrompre, comme lors de la mise en place du premier numéro,entre 1896-1897.

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les notions distinctes que recherche le savant » [Durkheim23, 1902, p. 145]. Undétail frappe d’emblée : Simmel n’est plus du tout considéré comme un socio-logue, mais comme un philosophe. Il est rangé du côté des « ennemis » straté-giques de la sociologie durkheimienne. En outre, Durkheim juge Simmelselon les canons de son école, et ne cherche plus de sociologie dans son tra-vail24. Simmel devient seulement une curiosité, comme peut l’être un philo-sophe social original. Cette dévaluation relative de Simmel semble connaîtreune trêve25 dans le premier compte rendu de 1904 qui a trait à l’article de Simmel« Über räumliche projectionen socialer Formen » (Les projections spatiales desformes sociales) (1903). Mais le dénigrement revient au premier plan de laseconde recension de la même année, portant sur la traduction par l’AmericanJournal of Sociology de l’article de Simmel « The number of members as deter-mining the sociological form of the group » (Le nombre des membres d’unesociété comme facteur déterminant de la forme du groupe) (1902/1903) :« M. Simmel se borne à énumérer rapidement, au hasard de la mémoire, unemultitude de faits de toute sorte, empruntés à tous les moments de l’histoire, àtoutes les formes de la vie collective et où il lui semble que le nombre desmembres qui composent le groupe social n’est pas sans avoir eu quelqueinfluence26 » [Durkheim, 1904, p. 648].

La critique de Simmel que Hertz poursuit en 1905 à propos d’un ensembled’articles sur le conflit traduits dans l’American Journal of Sociology et intitulé

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23. Cf. É. Durkheim, « Simmel (Georg). – Philosophie des Geldes (Philosophie de l’argent).Leipzig, Dunker et Humblot, 1900, p. XVI-554 in – 8° », L’Année sociologique, Paris, Alcan, É.Durkheim (sous la dir. de), n° 5, 1902, p. 140-145.

24. On pourrait presque aller jusqu’à dire que Durkheim ne cherche plus de sociologie enAllemagne, si l’on se réfère au propos qu’il tient dans le Mercure de France la même année :« Pour le présent, j’ai l’impression très nette que, depuis quelque temps déjà, l’Allemagne n’a passu renouveler ses formules. […] Les études de sociologie, qui jouissent actuellement chez nousd’une vogue presque excessive, n’y comptent presque pas de représentants. Le fait me paraît d’autantplus remarquable que, quand je débutai, il y a dix-huit ou vingt ans, dans les études que je poursuis,c’est de l’Allemagne que j’attendais la lumière. […] Je me demande cependant si ce n’est pas aussile signe d’une certaine incuriosité, d’une sorte de repliement sur soi, de pléthore intellectuelle quis’oppose à des progrès nouveaux » (Morland, « Enquête sur l’influence allemande (suite) : II.Sociologie et économie politique; III. Sciences; IV. Art militaire; V. Beaux-Arts. », Mercure deFrance, Paris, Blais et Roy, n° 156, (1902) 1969, p. 647).

25. La critique de Durkheim devient en effet plus nuancée : « La souplesse d’esprit avec laquelleM. Simmel se meut dans les questions qu’il traite, passant d’un sujet à l’autre, d’une idée à l’idéevoisine, donne de l’intérêt à ce qu’il écrit. Mais il en résulte aussi que les concepts qu’il emploien’ont généralement pas d’acception précise. Ils sont d’une élasticité excessive au gré du développement.[…] Nous devons, d’autre part, remarquer que toute la partie qui concerne les frontières a ététraitée avec étendue et profondeur par M. Ratzel dans sa Politische Geographie, que M. Simmel necite pas » – Durkheim, « Simmel (Georg). “Ueber räumliche projectionen socialer Formen” (Lesprojections spatiales des formes sociales), Zeitschrift für Socialwissenschaft, 1903, H 5, p. 287-302 », L’Année sociologique, n° 7, 1904, p. 647).

26. Cf. É. Durkheim, « Simmel (Georg). – The number of members as determining the sociologicalform of the Group (Le nombre des membres d’une société comme facteur déterminant de la formedu groupe). – The American Journal of sociology, VIII, n° 1, p. 1-46, et n° 2, p. 158-196 », L’Annéesociologique, n° 7, 1904, p. 647-649.

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« The sociology of conflict27 » (La sociologie du conflit) (1903-1904) est dumême tabac. D’emblée, le ton est ironique : « Fidèle à sa conception de la socio-logie, M. Simmel se propose d’étudier le conflit dans sa “forme” en faisantabstraction du “contenu” des divers conflits spécifiques (national, religieux,politique, sentimental, etc.); dès lors il ne s’attarde pas à définir l’objet de sarecherche : tout le monde a bien quelque vague notion de conflit ou d’antago-nisme ou d’hostilité; et cela suffit aux besoins de l’auteur » [Hertz, 1905, p. 181].Et plus loin : « Le principal intérêt de ces articles, selon nous, c’est qu’ils mani-festent avec évidence les défauts inhérents à la méthode de M. Simmel. Laconception qu’il se fait de l’objet de la sociologie le condamne à n’étudier jamaisque des formes vides et indéterminées qui n’offrent aucune prise à l’investiga-tion. […] Jusque-là, des tentatives ambitieuses comme celle de M. Simmeln’ajouteront rien à notre connaissance » [p. 182]. Il n’y aura que Bouglé pourrelativiser la dureté des propos de Durkheim et de Hertz, et rappeler que lesidées de Simmel ont été et continuent d’être partagées en partie par L’Annéesociologique28; pour Durkheim et la majorité des durkheimiens, Simmel n’estqu’un original peu éclairé.

La rupture entre Durkheim et Simmel se produit donc sur un fond ambigu :Simmel est à la fois rejeté et commenté. Pourquoi alors lui attacher encorequelque importance? Pourquoi ne pas lui être devenu tout simplement indif-férent? Karady nous donne deux raisons d’ordre général qui peuvent éclairercette question29.

Premièrement, les comptes rendus publiés dans L’Année suivent la logiquedu processus de légitimation que Durkheim et les durkheimiens mettent en placepour leur sociologie. Cette légitimité de la sociologie française se construit enréférence à la sociologie allemande : « Ce qui importait pour l’École sociolo-gique, c’est que la “crise allemande de la pensée française” justifiait toute entre-prise intellectuelle pouvant présenter des modèles avérés en Allemagne. Orceux-ci ne manquaient pas, tant la littérature topique y abondait et faisait confir-mer des autorités telles Tönnies, Wundt, Schmoller, Schäffle, Simmel ouGumplowicz qui constituaient […] les principaux auteurs à l’appui de l’uni-vers intellectuel durkheimien. Les faits de cette “dominance germanique” sontd’autant plus flagrants dans l’équipe de L’Année qu’on n’en trouve guère detraces dans les groupes disciplinairement apparentés mais extérieurs à l’Université,

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27. R. Hertz, « The sociology of conflict (La sociologie du conflit), The American Journal ofSociology, 1904, IX, n° 4, p. 490, n° 5, p. 672, et n° 6, p. 798 », L’Année sociologique, n° 8, 1905,p. 181-182.

28. Voir ici surtout la recension faite par Bouglé de la Soziologie (GSG 11, 1908) de Simmelen 1910 : C. Bouglé, « Simmel (Georg). – Soziologie. Untersuchungen über die Formen derVergesellschaftung (Sociologie. Recherches sur les formes de l’association), Leipzig, Dunker etHumblot, 1908, p. 782 in-8e » (L’Année sociologique, vol. XI, 1910, p. 17-20). Mentionnons pourfinir la recension de l’article de Simmel paru en 1909 dans la revue Logos, « Der Begriff und dieTragödie der Kultur » (GSG 14, 1911) par Hubert et Gelly pour le volume 12 de L’Année sociologique(1909-1912/1913, p. 17-20).

29. Cf. V. Karady, « Stratégies de réussite et modes de faire-valoir de la sociologie chez lesdurkheimiens », Revue française de sociologie, n° 20, 1979, p. 49-82.

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tels que l’entourage de Tarde, les “sociologistes internationaux” ou encore lesleplayistes de divers bords » [Karady, 1979, p. 71]. La fréquence des comptesrendus concernant des auteurs allemands dans L’Année ne cessera d’ailleurs decroître entre 1896 et 1909 [ibid., p. 72]. Ce fait peut expliquer pourquoiSimmel est régulièrement commenté, mais cela ne nous indique guère pourquoiil est en même temps sévèrement critiqué. Ici intervient le second argumentdéveloppé par Karady.

Depuis 1896, des échanges d’articles ont lieu entre l’American Journal ofSociology et L’Année sociologique, et Durkheim désire rester proche desAméricains, comme il l’est des Anglais. La référence à la langue anglaise dansL’Année reste obligée. Les Allemands ne sont plus nécessaires stratégiquementque comme garants de la légitimité des travaux présentés dans L’Année. Avecle temps, Durkheim reviendra même sur l’importance de l’influence des Allemandssur ses travaux et ceux de son école : il ira jusqu’à dire que la science des reli-gions est essentiellement anglaise et qu’elle n’a rien d’allemand [ibid., p. 73].Comme le montre Karady, il semble que « le caractère vital et stratégique del’apport allemand diminue avec le temps, à mesure que l’École sociologiqueconsolide ses assises scientifiques et universitaires » [ibid.]. La sociologie nes’élabore plus avec les Allemands, et encore moins avec Simmel, mais avec lesAméricains et les Anglais.

Mentionner Simmel est donc nécessaire pour justifier l’entreprise durkhei-mienne. La critique menée dans L’Année assure cette légitimation et permet àla sociologie française d’affirmer son autonomie par rapport à la pensée alle-mande. Reste à percer le sens de cette autonomie. Dans le cadre du rapportSimmel-Durkheim, les matériaux nous manquent pour aller plus loin puisqueles lettres de Simmel à Durkheim ainsi que la correspondance de Durkheim àSimmel sont considérées aujourd’hui comme perdues. Mais deux autres solu-tions se présentent toutefois pour compléter l’investigation : comparer les textesde Simmel et de Durkheim pour y rechercher les traces de leur relation ou recou-rir à l’histoire des rapports entre Simmel et d’autres collaborateurs de L’Année.Nous choisissons cette dernière, car elle nous permet d’envisager les relationsentre Simmel et Mauss.

Mauss a vécu en direct les affrontements entre Simmel et Durkheim. Il estle principal et premier collaborateur de Durkheim dès le début de L’Année socio-logique et il aide son oncle à mettre en forme Le Suicide (1897); il défendra le« durkheimisme » contre les tenants des disciplines et des revues concurrentesde la sociologie et de L’Année.

MAUSS ET SIMMEL : DISTANCES ET PROXIMITÉS

S’agissant de décrire les relations entre Mauss et Simmel, il faut avant toutpréciser que ces auteurs appartiennent à deux générations différentes. Quatorzeans séparent Simmel et Mauss – tout un monde, en somme, du point de vue del’univers sociologique en formation. Le regard sociologique, aussi fruste soit-il,

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existe déjà pour Mauss, alors qu’il restait encore à cerner pour Simmel ouDurkheim. Mauss profite en ce sens très directement des conseils de Durkheim.Ils deviennent vite proches, le lien familial avec ses joies et ses peines renfor-çant le lien professionnel auquel Mauss demeure fidèle jusqu’à la fin de sa vie30.L’oncle, ce « prophète inspiré31 », est un chef de groupe dont Mauss reconnaîtl’autorité et embrasse le projet. Rien ne pouvait autant séparer d’emblée Mausset Simmel.

Contrastes…

Des proximités bibliographiques existent entre Mauss et Simmel : à l’ins-tar de Simmel, Mauss est fils d’un commerçant juif; et le jeune Simmel voulaitdevenir avocat, tandis que Mauss fera des études de droit. Simmel est philo-sophe de formation et Mauss est agrégé de philosophie. Tous deux se disent« relativistes32 ». Mais ces « airs de famille » ne doivent pas faire illusion : aufond, beaucoup d’intellectuels de la fin du siècle présentent également plusieursde ces caractéristiques. Si l’on passe du plan biographique au plan des carrièresintellectuelles, les différences entre Mauss et Simmel sautent aux yeux.

La formation des deux auteurs par exemple. En automne 1895, Mauss s’ins-crit à la section des sciences religieuses et à la section des sciences historiqueset philologiques de l’École pratique des hautes études. D’un côté il étudiera leslangues avec Antoine Meillet, Louis Finot et Israël Lévi, de l’autre les religionsavec Sylvain Lévi, Alfred Foucher et Léon Marillier. Pour sa part, Simmelapprend dès 1876 l’histoire avec Droysen, Mommsen, von Sybel, von Treitschke,la philosophie avec Zeller, Tobler, Herman Grimm (qui deviendra un proche deSimmel), Harms, Max Jordan, l’ethnologie avec Adolf Bastian et laVölkerpsychologie avec Moritz Lazarus33.

Il est vrai qu’au détour de ces parcours, des liens apparaissent. Mauss, dufait de sa spécialisation, sera en contact avec certains professeurs de Simmel.On peut ainsi noter l’influence sur Mauss de l’ethnologie de Bastian que Simmela connu entre 1877 et 1878. On peut également souligner la référence récur-rente de Mauss à la Völkerpsychologie, en particulier à celle de Wundt34. Simmel,également influencé par la Völkerpsychologie, garde une attitude critique vis-

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30. Il le réaffirme dans sa notice biographique. Voir à ce propos « L’œuvre de Mauss par lui-même » paru dans le n° 20 de la Revue française de sociologie (1979, p. 209-220).

31. Cf. G. Davy, L’Homme, le fait social et le fait politique, Paris/La Haye, Mouton, 1973.32. « Le candidat à l’agrégation se dit “relativiste”, et il manifeste déjà un intérêt pour les

questions linguistiques et ethnologiques » [Fournier, 1994, p. 69].33. Voir à ce propos : H.-J. Dahme, Ch. Gülich, O. Rammstedt (Projektleitung), Georg

Simmel « Sociale Differenzierung ». Theoriebildung im Schnittpunkt von Darwinismus,Kathedersozialismus, Kulturgeschichte, Kantianismus und Völkerpsychologie, Bielefeld, DFG-Abschlussbericht, 1989.

34. Voici ce que Mauss écrit à Milhaud le 7 janvier 1897 : « Quant à Wundt, j’irai bientôtl’entendre, peut-être irai-je au Laboratoire. […] Reste Spinoza. Plus je lis les critiques, plus je letrouve solide. J’ai renoncé, au moins pour le moment, aux études historiques. […] Je trouvecomme toi le peuple allemand sain […] » (lettre à Milhaud, 7/01/1897, fonds Hubert-Mauss).

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à-vis de Wundt et choisit de s’affilier à celle de Moritz Lazarus35. Cela étant,Mauss ne fait pas de Bastian et de la Völkerpsychologie l’usage qu’en fait Simmel.(Il suffit de se reporter aux premiers écrits sur la religion des deux auteurs pourremarquer d’emblée qu’ils ne se rencontrent pas.)

Mauss s’engage donc de fait dans une formation spécialisée, exégétique.Simmel touche à toutes les disciplines dans le but d’avoir et de développer uneconnaissance synthétique de l’homme. On voit bien ici la rupture entre deuxmoments de la sociologie, mais aussi entre deux sociologies : d’une part, lasociologie scientifique où la division du travail est très poussée, de l’autre, lasociologie dite alors « générale », qui cherche ses marques entre biologie, phi-losophie, économie et psychologie, pour devenir, selon les vœux de Simmel,« spéciale ».

Une autre différence importante entre Mauss et Simmel a trait à l’engage-ment politique. « Contrairement à son oncle, Marcel Mauss est un militant etun “homme de parti” : dès ses études universitaires à Bordeaux, il a fréquentéle groupe des Étudiants révolutionnaires, il a côtoyé Marcel Cachin, de quelquesannées son aîné, et renoue avec les milieux étudiants et socialistes, et, en 1895,avec ses nouveaux amis, Edgar et Albert Milhaud, il anime la Ligue démocra-tique des écoles, participe à certains congrès du mouvement socialiste etcoopératif, et publie ses premiers comptes rendus dans une revue internatio-nale d’économie, d’histoire et de philosophie, Le Devenir social » [Besnard,Fournier, 1998, p. 17].

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35. Il faut ici faire la distinction entre trois grandes époques de la Völkerpsychologie, quicorrespondent à trois écoles différentes. La première époque de la Völkerpsychologie (env. 1860-1890) est marquée par l’école de M. Lazarus et H. Steinthal. Elle s’occupe de l’étude du langageet de la culture des peuples. Elle se donne pour projet l’établissement d’une théorie de l’espritdes peuples, qui est une forme d’anthropologie générale des différentes cultures et sociétés humaines.Cette école est combattue quelques années plus tard par l’école de W. Wundt (env. 1890-1920).Wundt veut doter la psychologie des peuples d’un caractère plus « scientifique », en partant deslois de l’individu en tant que complexe psycho-physiologique, pour aller vers les lois sociales etculturelles. – Sur cette périodisation, voir notamment H. Hiebsch, « Wilhelm Wundt und dieAnfänge der experimentellen Psychologie. Bemerkungen zum Zentenarium der modernenPsychologie. », Deutsche Zeitschrift für Philosophie, Berlin, Veb Deutscher Verlag derWissenschaften, vol. 4, 1980, p. 489; sur le conflit entre la première et la deuxième école, voirentre autres : H. Steinthal, « Begriff der Völkerpsychologie », Zeitschrift für Völkerpsychologieund Sprachwissenschaft, Leipzig, Wilhelm Friedrich, M. Lazarus et H. Steinthal (sous la dir. de),1887, p. 233-264; A. Arnold, W. Meischner, « Wilhelm Wundt. Psychologie und Philosophie imWiderstreit », Deutsche Zeitschrift für Philosophie, Berlin, Veb Deutscher Verlag der Wissenschaften,vol. 4, 1980, p. 496-504. – C’est enfin Thurnwald qui devient, dans le début des années 1900, lechef de file d’une troisième école de la Völkerpsychologie (env. 1910-1935), qui concurrence cellede Wundt. Thurnwald se tourne résolument vers l’anthropologie anglo-saxonne (cf. notammentses articles à l’accent programmatique : R. Thurnwald, « Probleme der Völkerpsychologie undSoziologie », Zeitschrift für Völkerpsychologie und Soziologie, Leipzig, C. L. Hirschfeld,R. Thurnwald, 1925, p. 1-20; R. Thurnwald, « Die Probleme einer empirischen Soziologie. »,Zeitschrift für Völkerpsychologie und Soziologie, Leipzig, C. L. Hirschfeld, R. Thurnwald, 1927,p. 252-253), et laisse quelque peu de côté l’aspect psycho-physiologique cher à Wundt. Il renoueen revanche avec certaines intuitions de Lazarus et Steinthal, mais à partir de l’étude empiriquedes cultures et des sociétés.

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Chez Simmel, l’engagement politique existe certes, mais son expressionprend un tour très particulier. Simmel ne s’engage pas, ou peu, dans lesgroupes politiques de son temps. Il semble qu’il ait fait partie dans sa jeunessede quelques cercles estudiantins à tendance socialiste. Il a également écrit desarticles dans une revue contestataire, Vorwärts, et dans une revue plutôt litté-raire36 Jugend, de 1897 à 1906. Les questions politiques n’y sont pas abordéesde front, comme chez Mauss; elles se mêlent aux questions de la vie quoti-dienne, développées à travers une écriture esthétique et piquante. Mauss est àla tribune; Simmel, lui, conteste à la façon d’un Aristophane qui aurait pris laplume de Dante. Il rejoint, à travers les petites choses de tous les jours,Schopenhauer, Nietzsche, Kant – entre le ciel et l’enfer, dans un mouvementpendulaire qui va de l’un à l’autre, et qui pour lui décrit la dynamique même dela vie. Au fond, la pensée la plus politiquement engagée qu’aura Simmel estcelle que décrit son fils : « Il choisissait “libéral”, c’est-à-dire le parti populairedes libres penseurs ou, si aucun de ces candidats ne semblait avoir de chance,il votait aussi social-démocrate. Au total il était sceptique vis-à-vis de tous lespartis de droite. Il était plein de méfiance pour la politique de Wilhelm II37 »[Simmel, 1941-1943, p. 53]. La façon de s’engager est donc bien différente depart et d’autre, même si l’affiliation partisane peut sembler proche.

Même s’ils se rencontrent sur certains points, Mauss et Simmel n’ont ni uneexistence ni une carrière intellectuelle analogues. Pourtant, Mauss va avoirconnaissance des travaux de Simmel, et de façon surprenante, entretiendra leursouvenir tout au long de sa vie. Pourquoi et comment?

« Rapprochements » négatifs

S’il faut parler de rapprochements entre Mauss et Simmel, précisons biendeux choses : tout d’abord, ces « rapprochements » sont le fait de Mauss et ilssont négatifs. « Négatifs » en ce sens que Mauss, par le biais de ses rapportsavec Durkheim, va se forger une opinion défavorable sur Simmel qui n’évolueraguère. Et pourtant, une chose surprend : Mauss, dans son travail, se souviendrade Simmel. Quel est le poids de ce souvenir? Pour en juger, revenons un ins-tant aux années 1895-1896.

Dès 1895, Durkheim confie à Mauss une double mission : concentrer sesétudes sur la religion et recruter des collaborateurs pour L’Année sociologique.Durkheim est convaincu que la religion est « l’une des “grandes fonctions

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36. Cf. O. Rammstedt, Zur Ästhetik Simmels. Die Argumentation in der “Jugend” 1897-1906,faculté de sociologie, université de Bielefeld, 1988.

37. Il est difficile de ramener les écrits de la période de la Première Guerre mondiale (cf. G.Simmel, GSG 16, 1998) à un engagement à strictement parler « politique » de Simmel. Ce seraitune exagération qui ne tiendrait pas vraiment compte de la complexité de la question de sa positionface à la guerre. Relevons que Lukács a franchi le pas en assimilant Simmel à un penseur « fasciste »et « raciste » (cf. G. Lukács, Die Zerstörung der Vernunft, Neuwied, Luchterhand, 1962, p. 188), àla charge de l’obscurantisme et de la « mystique nihiliste » de la « décadence impériale » [ibid.,p. 353, 359 et 364].

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régulatrices de la société” avec le droit et la morale » [Fournier, 1994, p. 81].Mauss se lie donc avec Winternitz et Frazer38 et se lance en même temps dansl’aventure de L’Année, où il joue un rôle de premier plan entre 1895 et 1902,période de la mise sur pied de la revue39. Lévy-Bruhl dira d’ailleurs que Maussa donné à L’Année le meilleur de lui-même [cf. Besnard, Fournier, 1998, p. 14],puisqu’il y a publié la plus grande partie de son œuvre, soit environ 2 500 pagessur un total de 10 à 11 000 pages [ibid., p. 145].

Pour Mauss, la première prise de contact avec Simmel a lieu à cette période.Il date de l’époque, en 1896, où Bouglé publie son livre, Les sciences socialesen Allemagne. Les méthodes actuelles. Il est fort probable que Mauss, en tantque membre actif de L’Année et du fait de sa relation à Durkheim, ait eu connais-sance du livre de Bouglé un peu avant sa parution. Sa réaction, telle que la rap-porte Fournier, sera la suivante : « Sa principale réserve [celle de Mauss à l’égarddu livre de Bouglé] concerne la sélection des auteurs allemands : pourquoiSimmel et non pas Wundt? Le premier “n’en est encore qu’à l’introduction”,alors que le second a eu une grande influence sur toute la sociologie » [Fournier,1994, p. 77]. Mauss affirme d’emblée son scepticisme vis-à-vis de Simmel, àla différence de Durkheim qui s’apprête à lui demander de participer à L’Annéesociologique. Par ailleurs, Mauss ne semble pas se douter de la qualité des rela-tions entre Bouglé et Simmel, et paraît ignorer la critique simmélienne de laVölkerpsychologie de Wundt. Tout cela indique clairement un désaccord d’origineet de fond entre Mauss et Simmel.

Devenu responsable de la section de sociologie religieuse de la revue, laplus volumineuse et la plus importante aux yeux de Durkheim, Mauss doit à lafois encourager les autres collaborateurs à faire des travaux dogmatiques pourla revue et produire ses propres comptes rendus. Or, L’Année tarde à paraître;et c’est alors que l’équipe durkheimienne connaît ses premières crises. Mausset Durkheim sont doublement frappés : la même année (1896), ils perdent cha-cun leur père. Mais tout s’enchaîne très vite et le professionnalisme reprend sesdroits sur la vie privée du neveu et de l’oncle. Durkheim est nommé professeurde « science sociale » à Bordeaux. Parallèlement, c’est un âpre travail qui se ter-mine pour lui et Mauss avec la dernière main mise au Suicide (1897). Mauss,qui depuis l’automne 1895 suit les cours de sciences religieuses à la section dessciences historiques et philologiques de l’École pratique des hautes études,dépouille les statistiques du Service de la statistique judiciaire dirigé par Tardeet termine ses recherches bibliographiques pour Durkheim.

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38. Le 3 juillet 1898, Mauss est invité par J. G. Frazer à dîner (lettre à Mauss, 3/07/1898,fonds Hubert-Mauss). Les deux hommes ainsi que la femme de Frazer, Lili Frazer, entretiendrontune correspondance régulière (on compte au moins 24 lettres de Frazer à Mauss de 1898 jusqu’aumois de janvier 1931).

39. Du reste, Durkheim le lui rappelle maintes fois, comme dans le passage qui suit : « Or tu[Marcel Mauss] es une des chevilles ouvrières de la combinaison et tout à fait essentielle, nonseulement parce que tu es à Paris, mais encore parce que, je le prévois et je l’espère, de L’Annéesociologique va se dégager une théorie qui, exactement opposée au matérialisme historique si grossieret si simpliste malgré sa tendance objectiviste, fera de la religion, et non plus de l’économie, lamatrice des faits sociaux » (lettre à Mauss de juin 1897, in Durkheim, 1998, p. 71).

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Jusqu’au début de l’année 1897, Durkheim et Mauss sont donc – le mot n’estpas trop fort – submergés de travail. En même temps, ils baignent dans une cer-taine euphorie. Ils se convainquent jour après jour de la viabilité de L’Année ;et les contacts avec l’étranger se multiplient. C’est dans ce contexte que Maussapprend de Durkheim l’existence de Simmel : « Je me suis depuis le retour donnépresque tout entier à L’Année. Lapie et Bouglé sont pleins d’ardeur, et m’ontécrit des lettres très dévouées et très zélées. J’ai écrit à É. Lévy; Richard est déjàau travail. Moi j’ai dépouillé le Literatur Zentralblatt de 1896. J’ai trouvé quelquespetites choses pouvant t’intéresser. Mais je t’avoue que je me suis surtout occupéde ce qui concerne mes autres collaborateurs. Toi je t’abandonne à toi-même.Aujourd’hui j’ai écrit à Simmel. Nous verrons ce qu’il répondra » [lettre à Maussdu10/04/1897, in Besnard, Fournier, 1998, p. 54]. Mauss est donc tenu au cou-rant de la relation suivie de son oncle à Simmel et va en connaître toutes lespéripéties – vues par Durkheim.

Aux mois de juin et juillet 1897, Durkheim, comme nous l’avons vu plushaut, peine à classer la sociologie de Simmel dans les rubriques de L’Année. Ildit à Mauss son scepticisme : « Pour ce qui est de Simmel, tu sais que je suisloin d’en être enthousiaste. Mais je ne voulais pas avoir l’air de me poser dansun isolement trop orgueilleux, ou de ne publier que de ma copie. Or, c’est encoreà lui que je pouvais m’adresser le mieux » [lettre à Mauss de juin 1897, inBesnard, Fournier, 1998, p. 59]. Le choix de Simmel est bien un choix straté-gique, car Durkheim – et Mauss probablement – n’est pas d’accord avec lui, ouplutôt, la sociologie de Simmel ne correspond pas bien à la sociologie qu’il veutprésenter. Son avis se radicalise début janvier 1898, soit lorsqu’il a terminé lacorrection de l’article de Simmel, et qu’il s’apprête à le publier : « Tu ne m’asrien dit de mon projet de publier en même temps mes deux leçons (remaniées)sur la définition de la religion. Cela aurait le grand avantage, combiné avec votrearticle, de donner un coup de barre bien net. Il me semble que ce serait d’untrès bon effet. On verrait que cette manière de considérer la religion n’est pasen l’air; votre travail en serait la preuve. Et on verrait que ce travail tient à uneconception générale qui est susceptible d’applications plus étendues. L’Annéeaurait moins de variété, mais qu’importe? Et puis, pour avoir de la variété, ilme faudrait encore prendre un Simmel quelconque » [lettre à Mauss de débutjanvier 1898, in Besnard, Fournier, 1998, p. 100]. Avant même l’affaire du para-graphe sur le sionisme, et bien avant 1900, Durkheim a sur Simmel une opi-nion bien arrêtée, et Mauss restera fondamentalement marqué par ce jugementdans son attitude à l’égard de Simmel.

Après la guerre, Mauss évoquera Simmel dans quelques textes. On peut lire,en 1927, dans « Divisions et proportions des divisions de la sociologie », le nomde Simmel dans une référence à la sociologie générale que défend Mauss. Lasociologie générale doit découvrir les rapports « […] qui existent entre les diversordres de faits sociaux considérés tous ensemble et considérés chacun séparé-ment : morphologiques et physiologiques d’une part et, en même temps, reli-gieux, économiques, juridiques, linguistiques, etc. » [Mauss, t. III, 1927, p. 227].Mais la sociologie générale n’est pas « le pur domaine des pures généralités,

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surtout des généralités hâtives. Elle est, avant tout, l’étude des phénomènes géné-raux. […] Ces phénomènes généraux sont ceux : de la tradition, de l’éducation,de l’autorité, de l’imitation, des relations sociales en général, entre classes, del’État, de la guerre, de la mentalité collective, de la raison, etc. Nous négli-geons ces grands faits et les négligerons probablement encore longtemps. Maisd’autres ne les oublient pas. Sur l’autorité, on peut citer le livre de M. Laski.Durkheim et les partisans de la social pedagogics traitent de l’éducation. D’autresauteurs réduisent même la sociologie tout entière à ces considérations des faitsgénéraux : c’est le cas de Simmel et de ses élèves, celui de M. von Wiese et desa Beziehungslehre. Nous ne sommes pas trop d’accord avec eux; mais ils ontraison de ne pas considérer l’étude des édifices sociaux comme relevant de laseule sociologie juridique » [Mauss, t. III, 1927, p. 227]. C’est encore à l’oc-casion d’un article portant sur le statut et la façon de faire de la sociologie [Mauss,t. III, 1934, p. 303-358] que Mauss, sept ans plus tard, cite à nouveau Simmel :« D’autre part, une masse considérable de travaux, souvent très honorables,apporte en ce moment à une sociologie générale proprement dite de grandesquantités de faits et d’idées. Les écoles de sociologie allemandes, même et ycompris celle que fonda Max Weber, comme celle de Simmel, et encore pluscelle de Cologne, avec Scheler et von Wiese, si préoccupées de réalité qu’ellessoient, si fournies en observations ingénieuses, ont cantonné leur effortpresque toujours sur les problèmes de la vie sociale en général. Les socio-logues allemands, sauf quand ils sont ethnologues en même temps, renoncentpresque à toutes les sociologies spéciales. Les séries de faits bien délimités quecelles-ci précisent sont abandonnées par eux à des sciences spéciales ou à l’his-toire. Il s’agit, dans ce mémoire, de montrer quelle est la place de ces spécula-tions sur les faits généraux, et aussi de montrer comment il est possible de lesétoffer de nouvelles observations plus méthodiques » [Mauss, Fragments d’unplan de sociologie générale descriptive, 1934, t. III, p. 304]. On retrouve encore,au hasard des brouillons du fonds Hubert-Mauss, le nom de Simmel écrit à lamain. C’est le cas du brouillon de « La nation » [Mauss, t. III, p. 573-625] oùMauss qualifie Simmel de « pédagogue », une manière dépréciative pour lui dele distinguer des sociologues.

Aucun doute n’est permis : Mauss et Simmel ne partagent pas la mêmeconception de la sociologie. Et pourtant, Mauss se rapproche positivement dela sociologie de Simmel, et cela dès la parution du premier numéro de L’Année.

Mais c’est également à partir de ce moment-là que Mauss prend une cer-taine autonomie par rapport à Durkheim. Voyons d’abord ce dernier point.

Mauss : entre Durkheim et Simmel

Mauss le scientifique prend assez tôt une voie différente de celle de Durkheimen amenant la sociologie au cœur de l’engagement politique. En 1899, au momentoù le premier texte important de Mauss paraît dans L’Année, il écrit « L’actionsocialiste » [Mauss, EP, 1899]. Pour lui, « l’action socialiste est, avant tout, etc’est là mon premier point, une action de transformation de la société, une action

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sociale. Le nom l’indique. Les faits le corroborent » [ibid., p. 72]. Socialiste,Mauss l’est certainement au sens que prend ce mot aux alentours de 1827 dansle giron du saint-simonisme [ibid., p. 74]. Mais son socialisme est aussi un coopé-rativisme, et se distingue à la fois du socialisme de Saint-Simon et du commu-nisme de Marx. Le mouvement de l’action sociale doit en conséquence sepréoccuper du sort des ouvriers. Convaincu de cette cause, Mauss adhère à laSFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) créée en avril 1905 lorsdu Congrès de Paris. Il deviendra membre de son conseil d’administration.

Il s’investira toutefois moins dans la propagande partisane que dans l’édu-cation du peuple. Mauss conserve cette envie d’éduquer qui le fera longtempshésiter entre la carrière académique, où il ne se sent pas toujours à sa place, etle professorat. Il reste certainement, comme le dit Fournier40, « d’abord unsavant ». Mais il faut croire que le savant, pour vivre, a eu besoin du politique.Cela n’a fait qu’ajouter à l’admiration qu’auront pour lui ses camarades departi – ou même des anonymes, comme celui qui lui écrit en 1900 : « Monsieur,recevez toutes les félicitations d’un lecteur pour votre article “L’action socia-liste” – admirablement compris et [illisible] – en un mot : le socialisme est lareligion (nouvelle) ou la science – science totale (les sciences – lettres – socio-logie – morale – politique) – religion et science sont termes identiques – lascience doit être la directrice du socialisme. Recevez l’assurance de ma hauteconsidération. Votre article est à semer » (lettre anonyme et non datée à Mauss,fonds Hubert-Mauss).

Mauss lie donc engagement politique et science, et c’est peut-être pour celaqu’il commence aussi sur ce plan à prendre de la distance vis-à-vis de Durkheim.Et c’est alors que ses propos théoriques se rapprochent étonnamment de ceuxde Simmel – dès 1900.

Cette année-là est également l’année où Mauss se met à écrire avec PaulFauconnet l’article « Sociologie » [Mauss, t. III, 1901] pour la GrandeEncyclopédie. En apparence, cet article se revendique fortement du durkhei-misme : « Tout ce que postule la sociologie, c’est simplement que les faits quel’on appelle sociaux sont dans la nature, c’est-à-dire sont soumis au principe del’ordre et du déterminisme universels, par suite intelligibles » [p. 140]. Mais ày regarder de plus près, Mauss et Fauconnet montrent que les objets de lasociologie sont tels dans la mesure où ils présentent une dimension sociale. End’autres termes, et c’est là la nuance apportée à la théorie durkheimienne, lesobjets ne sont pas d’emblée considérés comme sociaux. La formulation cor-respondante se trouve chez Simmel : dans « Das Problem der Soziologie »[GSG 5, 1894], il dit déjà que le social est à extraire des faits, qui ne sont doncpas simplement sociaux41. Mauss se pose donc la même question que Simmelquelques années auparavant : que veut dire « social »?

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40. Cf. M. Fournier, « “Comme si…” », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 116-117, 1997, p. 105-107.

41. L’extrait suivant l’illustre bien : « Dans la seule apparence historique, il y a effectivementlibre fusion du contenu et de la forme sociétale, il n’y a aucun état précis ou développement quiserait simplement social et qui ne serait pas en même temps l’état ou le développement d’un ¤

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La réponse de Mauss et de Fauconnet est la suivante : ce qui est social, c’est-à-dire les sociétés, les groupes d’humains, se reconnaît « à la présence de cesactions et réactions, de ces interactions » [Mauss, t. III, 1901, p. 142]. C’estpresque exactement ce que nous trouvons chez Simmel : pour lui, le social doitse comprendre à partir des interactions entre les personnes, dont la somme repré-sente ce que nous appelons la « société42 ».

Nous ne saurions aller au-delà de ces rapprochements autorisés par les textes.Le propos de Mauss et Fauconnet reste dans son ensemble fidèle à la doctrinedurkheimienne : « Cette interdépendance des phénomènes serait inexplicables’ils étaient les produits de volontés particulières et plus ou moins capri-cieuses; elle s’explique au contraire s’ils sont les produits de forces imperson-nelles qui dominent les individus eux-mêmes » [ibid., p. 147]. On y retrouvel’image disciplinaire et contraignante de la société, celle que Durkheim cultiveet qui n’est pas celle de Simmel. L’accent durkheimien de l’article de Mauss etFauconnet n’échappe pas à Bouglé, qui soulignera à l’occasion d’un compterendu pour L’Année qui a pour objet la Soziologie de Simmel [GSG 11, 1908] :« Et en effet, les études hétérogènes juxtaposées dans ce livre permettront aulecteur de se faire une idée plus nette de ce que M. Simmel entend par lascience des formes sociales. Elles sont loin de se réduire à ses yeux aux déter-minations spatiales, à la structure matérielle des groupes, à ce qu’on a proposéd’étudier ici sous la rubrique Morphologie sociale. De même, elles débordentle cadre des institutions proprement dites. M. Simmel n’accepterait pas la défi-nition proposée naguère par MM. Mauss et Fauconnet (voir t.V, p. 134) » [Bouglé,1910, p. 17-18]. Cette définition, c’est celle par laquelle Mauss et Fauconnetreviennent de leur relativisme à l’objet durkheimien de la sociologie – dansleur langage, aux habitudes collectives : « Ces habitudes collectives et lestransformations par lesquelles elles passent incessamment, voilà l’objet proprede la sociologie » [Mauss, t. III, 1901, p. 146]. Le commentaire de Bouglé restenéanmoins mystérieux : pourquoi avoir rapproché la Soziologie de Simmel dutexte de Mauss et Fauconnet, et non d’un texte de Durkheim par exemple?Pourquoi justement Mauss et Fauconnet? Simmel aurait-il été discuté par Mauss,et si oui dans quels termes? À toutes ces questions, nous n’avons aucune réponseprécise. Le matériel biographique, trop pauvre, ne permet pas de prendre posi-tion; seul demeure le matériel intellectuel avec son langage qui voile autant qu’ildévoile. À défaut, abordons cette question indirectement, par personnes inter-posées. Et revenons au rapport Mauss-Durkheim pour tenter de voir la place queSimmel vient y occuper.

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¤ contenu » [Simmel, GSG 5, 1894, p. 56]. C’est ce balancement entre la forme et le contenuqui fait dire à Simmel qu’il n’y a pas de fait directement social, mais une occurrence qui présentequelque chose de social. Le social est l’une des propriétés des objets de nos échanges, une parmid’autres.

42. Toujours dans son texte « Das Problem der Sociologie » (GSG 5, 1894), Simmel dit : « Lasociété dans son sens le plus large est présente là où plusieurs individus entrent en “effet deréciprocité” » [p. 54].

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Une certaine distance théorique commence à poindre entre le neveu et l’oncle.Elle se creuse dès la parution du premier numéro de L’Année. Au détour de cer-taines lettres, Mauss prend des positions presque paradoxales, retournant le dur-kheimisme contre Durkheim, comme dans la lettre suivante destinée à Hubert :« […] l’important est précisément que nous soyons les seuls à faire ce que nousfaisons à L’Année, et qu’étant les seuls nous ne le faisions qu’à L’Année. C’estpour la même raison que, selon moi, Fauconnet, Durkheim, Lévy ne doiventque peu collaborer au Litteratur Bericht qui se fonde en Allemagne, et surtouten aucun cas ne doivent y introduire nos rubriques. […] Il vaut mieux pénétrerdans des organisations toutes faites, fort respectables, presque toujours influentesdéjà, où nous pouvons parler à coup sûr avec la certitude d’être entendus. Il vautmieux ne pas collaborer à […] des revues éphémères dont nous ne souhaitonspas la mort mais dont nous n’avons jamais souhaité la vie » (lettre non datée deMauss à Hubert, peut-être de 1899, fonds Hubert-Mauss). Mauss est ambiva-lent, et il le deviendra de plus en plus.

En 1901, Marillier, maître de conférences pour l’enseignement des religionsdes peuples non civilisés à la section des sciences religieuses de l’École pra-tique des hautes études, s’éteint. Le 6 décembre de la même année, Mauss reçoitde A. Réville le courrier suivant : « M. Mauss, agrégé de philosophie, est nommémaître de conférences pour l’enseignement des religions des peuples non civi-lisés auprès de la section des sciences religieuses de l’École pratique deshautes études en remplacement de M. Marillier décédé43 » (lettre de Réville àMauss, 6/12/1901, fonds Hubert-Mauss). En dépit des titres universitaires quilui manquent, Mauss grimpe dans la hiérarchie institutionnelle. Il s’éloigne unpeu plus de L’Année. Ses comptes rendus arrivent avec toujours plus de retard,sans parler de sa thèse de doctorat à laquelle il n’est guère en mesure de consa-crer du temps. Pour couronner le tout, il investit à perte dans une société coopé-rative, « La boulangerie ».

Ce processus d’éloignement semble connaître un court répit lorsque Durkheimdemande à Mauss d’écrire avec lui un article sur les formes de classification dessociétés dites « primitives ». Cet article deviendra le texte fondamental que nousconnaissons aujourd’hui sous le titre « De quelques formes primitives de clas-sification. Contribution à l’étude des représentations collectives » [t. II, 1903].Momentanément, Mauss se range aux côtés de son oncle.

Mais, en 1906-1907, de nouvelles « crises » se produisent entre Mauss etDurkheim et provoquent la quasi-démission du premier, à bout de nerfs face auxreproches de son oncle, vide de motivations devant le travail à fournir pourL’Année. En outre, à ce moment-là, meurt l’un des inspirateurs de Mauss,O. Hamelin. La crise que vit Mauss entre 1906-1907 l’incite alors à voyager. Ildisparaît au point que Bouglé s’en inquiète : « Où est notre grand homme? »(télégramme de Bouglé à Mauss, 24/08/1906, fonds Hubert-Mauss). Mauss està Berlin : « Il m’est enfin possible de vous écrire pour vous dire [illisible] je

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43. Mauss rendra hommage à Marillier dans son article « La théorie de la religion selonMarillier » (Mauss, t. I, 1902).

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suis désolé de vous avoir manqué lors de votre séjour à Berlin » (lettre deGretingren à Mauss, 1906, fonds Hubert-Mauss). Simmel enseigne à Berlin,où il fait presque figure d’attraction touristique de la ville. Mauss l’y aurait-ilrencontré? Aurait-il suivi l’un de ses cours, se serait-il intéressé à lui d’unemanière ou d’une autre? Impossible de le savoir.

Le comportement ambivalent de Mauss vis-à-vis de Durkheim produitl’étrange effet suivant : lorsque nous nous penchons sur les écrits principaux deSimmel et Mauss à la même période (1898-1907/1909), que constatons-nous?Les thèmes de recherche de Mauss se concentrent presque essentiellement surla religion, la magie et la mythologie des tribus australiennes, des Indiens etdes Eskimos, dans un constant dialogue avec les théories européennes44. Aumême moment, l’œuvre de Simmel portant sur la religion prend toute sonampleur45. Mauss réalise ce travail en partie pour le livre de Durkheim sur LesFormes élémentaires de la vie religieuses (1912). Une telle proximité des centresd’intérêt est presque unique à cette époque de la sociologie, comme si Simmelet les durkheimiens se répondaient par œuvres interposées. Peut-on transposercette situation au rapport Simmel-Mauss? Est-il possible que Mauss entretienne,fût-ce pour Durkheim et les durkheimiens ou inconsciemment, un dialogue sou-terrain avec Simmel?

L’absence d’éléments matériels attestant de relations directes entre Simmelet Mauss ne nous autorise pas à aller plus loin que ces quelques questions, àl’heure actuelle encore peu débattues. Mais il est intéressant de constater queMauss non seulement renouvelle, mais porte à son paroxysme une ambiva-lence analogue à celle que nous avions déjà constatée entre Durkheim et Simmel.Mauss ne connaît apparemment Simmel que par ce qu’en dit Durkheim et, pro-bablement, par les traductions françaises de ses articles les plus célèbres. D’emblée,et sa vie durant, il se positionne contre son approche. Mais les lignes généralesde sa pensée montrent que Mauss développe un relativisme proche de celui deSimmel, et qu’il entretient une définition de l’objet de la sociologie qui est éga-lement celle de Simmel – tout cela s’intensifiant à partir du moment où Maussprend une distance théorique et relationnelle à Durkheim. Le processus culminedans les années 1906-1907.

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44. Mentionnons à ce propos « “Le Rameau d’Or” de Frazer » (t. I, 1902), « La notion d’âmeen Chine » (t. II, 1903), « Mythologie et symbolisme indiens » (t. III, 1903), « Les Eskimo » (t. III,1904), « L’origine des pouvoirs magiques dans les sociétés australiennes. Étude analytique et critiquede documents ethnographiques » (t. II, 1904), « Introduction à l’analyse de quelques phénomènesreligieux » (t. I, 1906) en collaboration avec Hubert, « L’art et le mythe d’après M. Wundt » (t. II,1908), et enfin « La prière » (t. I, 1909).

45. Cf. notamment : « Zur Soziologie der Religion » (GSG 5, 1898), « Vom Heil der Seele »(GSG 7, 1902/1903), « De la religion du point de vue de la théorie de la connaissance » (1903),« Die Gegensätze des Lebens und die Religion » (GSG 8, 1904/1905), « Ein Problem derReligionsphilosophie » (GSG 8, 1905), « Die Religion » (GSG 10, 1906), « Das Christentum unddie Kunst » (GSG 8, 1907), « Religiöse Grundgedanken und moderne Wissenschaft. Eine Umfrage »(1909).

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MAUSS ET SIMMEL : L’ÉNIGME D’UNE PROXIMITÉ THÉORIQUE

Les parallèles biographiques que nous avons relevés entre Mauss et Simmelrestent ce qu’ils sont : ils existent, mais ne se convergent pas. En revanche, il yaurait peut-être plus d’affinités repérables au niveau de leurs conceptions théo-riques générales. Reste à savoir si en creusant les textes de ces deux auteurs,nous retrouvons ces proximités, et si nous pouvons en évaluer la profondeur.

Nous pourrions par exemple, prendre en considération ce qui nous apparaîtêtre le cœur de la pensée de Mauss et de Simmel, respectivement le don et laWechselwirkung46. Mauss qualifie le don de fait social total, à savoir d’ensemble« complet » de relations sociales par lesquelles circulent les choses, les hommeset les messages de façon particulière, puisqu’ils sont donnés, reçus et rendus.Cette structure du donner-recevoir-rendre s’articule sur la base d’un mouvementréciproque, le don/contre-don. La Wechselwirkung de Simmel présente presqueles mêmes propriétés. C’est un mouvement d’attraction et de répulsion qui consti-tue la dynamique de chaque relation humaine. Cette dynamique instaure unecirculation généralisée des formes (langage, signes, etc.) dans lesquelles nouscommuniquons le contenu de ce que nous éprouvons. Ces formes peuvent êtredes choses, des hommes ou des messages et c’est leur circulation qui fait société.Comme on peut l’observer, les ressemblances existent bel et bien, et il vaudraitla peine de les approfondir47.

Le but de ce genre d’étude n’est évidemment pas d’attirer le regard sur une« curiosité », une de plus diront certains : deux traditions qui dès le début du siècleont décidé de ne plus communiquer en face-à-face. L’examen proposé vise aucontraire la mise à jour des explorations qui ont donné à la sociologie euro-péenne ses premières armatures et ses grandes problématiques. Avec Simmelet Mauss, nous touchons à ce qui concerne la relation humaine dans l’interro-gation sociologique. Ce que notre développement suggère, c’est que la questions’est posée chez deux sociologues marginaux, et qu’elle devient par suite unequestion marginale en sociologie, marginalité dont atteste l’échec européen àdonner à cette discipline, la sociologie, une base programmatique stable d’em-blée fondamentale.

Les détracteurs de la perspective très grossièrement esquissée ici puisent àl’argumentaire suivant : en fait, le questionnement esquissé par Simmel et Maussa fait les choux gras de la sociologie interactionniste américaine; leur margi-nalité n’est donc pas si grande. En réalité, nos recherches actuelles semblentindiquer que, dans la tradition sociologique américaine aussi, la problématique

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46. L’un des premiers essais décisifs dans ce sens a été tenté par T. Keller (1999), lors de laconférence qu’il a donnée à Strasbourg en l’honneur de la traduction française par L. Deroche-Gurcel de la Soziologie de Simmel : « La pensée du don de Simmel et Mauss : médiations franco-allemandes ». Les actes de ce colloque sont publiés aux PUF.

47. C’est le travail que nous avons proposé dans notre thèse de doctorat : « Georg Simmel,Marcel Mauss. Éléments pour une approche sociologique de la relation humaine » (université deLausanne/université de Paris-X, 2001).

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de la relation humaine a rencontré des difficultés analogues. Elle a été certeslargement mise en évidence dans les premières années du XXe siècle, notammenten raison de la forte dépendance institutionnelle des Américains à l’égard desintellectuels allemands. La relation humaine va effectivement générer de nom-breux débats. Mais ils vont progressivement s’étioler, la relation humainedevenant cette évidence inquestionnée, selon l’expression d’Alfred Schütz, ceta priori sociologique absolu, justifié en soi. Comme en Europe, cette problé-matique, promue pourtant à occuper le devant de la scène sociologique, va êtretrès rapidement marginalisée. C’est par une sorte d’ironie de l’histoire, par laredécouverte récente des pères fondateurs dits « originaux » de la sociologieeuropéenne et américaine, voire la reconstruction « post » de leurs insights théo-riques stimulée par le déclin rapide des théories sociales contemporaines, quenous retrouvons aujourd’hui le fil d’un débat sous-jacent à toute la sociologieaxé sur cette seule problématique, dont la formulation est inachevée. Parce quepositivement ou négativement, la relation humaine est le point de chute de l’en-semble des questions sociologiques fondamentales et le point de départ de biendes études empiriques dans nos domaines, il paraît évident que cette problé-matique représente le challenge actuel de la sociologie dont dépend très pro-bablement la durée de vie de la discipline comme domaine de réflexion critique.Le génie de Simmel et de Mauss réside dans cette intuition qu’ils nous onttransmise.

ŒUVRES DE GEORG SIMMEL (PAR NUMÉRO DE VOLUME GSG)

Simmel, G., 2000, Das Wesen der Materie (1881). Abhandlungen 1882-1884. Rezensionen1883-1901, GSG 1, Köhnke K. Ch., Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort,Suhrkamp.

— 1989, Aufsätze 1887-1890. Über sociale Differenzierung (1890). Die Probleme derGeschichtsphilosophie (1892), GSG 2, Dahme H.-J., Rammstedt, O. (sous la dir.de), Francfort, Suhrkamp.

— 1989, Einleitung in die Moralwissenschaft, I (1892/1904), GSG 3, Köhnke K. Ch.,Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

— 1989, Einleitung in die Moralwissenschaft, II (1893), GSG 4, Köhnke K. Ch., RammstedtO. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

— 1992, Aufsätze und Abhandlungen 1894-1900, GSG 5, Dahme H.-J., Frisby D. P.,Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

— 1996, Philosophie des Geldes (1900/1907), GSG 6, Frisby D. P., Köhnke K. Ch.,Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

— 1995, Aufsätze und Abhandlungen 1901-1908, I, GSG 7, Kramme R., Rammstedt A.,Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

— 1993, Aufsätze und Abhandlungen 1901-1908, II, GSG 8, Cavalli A., Krech V.,Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

— 1987, Kant. Die Probleme der Geschichtsphilosophie (Zweite Fassung 1905/1907),GSG 9, Oakes G., Röttgers K. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

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— 1998, Philosophie der Mode (1905). Die Religion (1906/1912). Kant und Goethe(1906/1916). Schopenhauer und Nietzsche (1907), GSG 10, Behr M., Krech V.,Schmidt G., Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

— 1992, Soziologie (1908), GSG 11, Köhnke K. Ch., Rammstedt O. (sous la dir. de),Francfort, Suhrkamp.

— 2001, Aufsätze und Abhandlungen 1909-1918, I, GSG 12, Kramme R., RammstedtA., Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

— 2001, Aufsätze und Abhandlungen 1909-1918, II, GSG 13, Kramme R., RammstedtA., Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

— 1996, Hauptprobleme der Philosophie. Philosophische Kultur, GSG 14, KrammeR., Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

— 1998, Grundfragen der Soziologie (1917). Der Krieg und die geistigen Entscheidungen(1917). Der Konflikt der modernen Kultur (1918). Vom Wesen des historischenVerstehens (1918). Lebensanschauung (1918), GSG 16, Fitzi G., Rammstedt O. (sousla dir. de), Francfort, Suhrkamp.

— 2002, Französisch- und italienischsprachige Veröffentlichungen. Aufsätze undAbhandlungen. Mélanges de philosophie relativiste, GSG 19, Papilloud C., RammstedtA., Rammstedt O., Watier P. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

Revues du groupe de recherche Georg Simmel : Simmel Newsletter (1990-1999) en18 volumes; Simmel Studies (2000-2002) en 5 volumes.

ŒUVRES DE GEORG SIMMEL TRADUITES EN FRANÇAIS (par année de publication)

Simmel G., 1894, « La différenciation sociale », Revue internationale de sociologie,Paris, Giard et Brière, t. II, n° 3, trad. de l’allemand par M. Parazzola, p. 198-213.

— 1894, « Le problème de la sociologie », Revue de métaphysique et de morale, Paris,t. II, n° 5, trad. de l’allemand par C. Bouglé, p. 497-504.

— 1894, « Karl Grünberg : Die Bauernbefreiung in Böhmen, Mähren und Schlesien.Leipzig 1894, 2 vol. In – 8 », Revue internationale de sociologie, Paris, n° 7-8 (juillet-aout), p. 583-584.

— 1894/95, « Influence du nombre des unités sociales sur les caractères des sociétés »,Annales de l’Institut international de sociologie, Paris, Giard et Brière, t. I, trad. del’allemand par C. Bouglé, p. 373-385.

— 1896, « Sur quelques relations de la pensée théorique avec les intérêts pratiques »,Revue de métaphysique et de morale, Paris, t. IV, n° 2, trad. de l’allemand parC. Bouglé, p. 160-178.

— 1896/98, « Comment les formes sociales se maintiennent », L’Année sociologique,Paris, Alcan, trad. de l’allemand par É. Durkheim et C. Bouglé, p. 71-107.

— 1903, « De la religion au point de vue de la théorie de la connaissance », PremierCongrès international de philosophie. T. II. Morale générale, Paris, Armand Colin,p. 319-337.

— 1909, « Quelques considérations sur la philosophie de l’histoire », « Scientia », Rivistadi Scienza, Londres, Bologne, Paris, Leipzig, vol. VI, 3e année, n° XII-4, trad. del’allemand par le prof. G. H., Milan, p. 212-218.

— 1912, Mélanges de philosophie relativiste. Contribution à la culture philosophique,Paris, Alcan, trad. de l’allemand par A. Guillain.

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— 1908, « Enquête sur la sociologie », Les Documents du Progrès. Revue internatio-nale, Paris, Alcan, p. 135-136.

— 1981, Sociologie et Épistémologie, Paris, PUF, introd. et trad. de l’allemand parJ. Freund.

— 1984, Problème de la philosophie de l’histoire, Paris, PUF, introd. et trad. de l’alle-mand par R. Boudon.

— 1987, Philosophie de l’argent, Paris, PUF, trad. de l’allemand par S. Cornille etP. Ivernel.

— 1987, Philosophie et Société, Paris, Vrin, trad. de l’allemand et présentation parJ.-L. Veillard-Baron.

— 1988, Philosophie de la modernité : la femme, la ville, l’individualisme, Paris, Payot,introd. et trad. de l’allemand par J.-L. Veillard-Baron.

— 1988, La Tragédie de la culture et autres essais, Paris, Petite Bibliothèque Rivages,trad. de l’allemand par S. Cornille et P. Ivernel.

— 1990, Philosophie de la modernité. 2. Esthétique et modernité, conflit et modernité,testament philosophique, Paris, Payot, introd. et trad. de l’allemand par J.-L. Veillard-Baron.

— 1991, Secret et sociétés secrètes, Strasbourg, Circé, trad. de l’allemand par S. Muller.— 1994, Rembrandt, Strasbourg, Circé, trad. de l’allemand par S. Muller.— 1995, Le Conflit, Strasbourg, Circé, trad. de l’allemand par S. Muller.— 1998, La Religion, Strasbourg, Circé, trad. de l’allemand par P. Ivernel.— 1998, Les Pauvres, Paris, Quadrige/PUF, trad. de l’allemand par B. Chokran.— 1999, Sociologie : Étude sur les formes de la socialisation, Paris, PUF, trad. de

l’allemand par L. Deroche-Gurcel et S. Muller.— 2001, La Philosophie du comédien, précédé de Denis Guénoun, Du paradoxe au

problème, Belfort, Circé, trad. de l’allemand par S. Muller.

ŒUVRES DE MARCEL MAUSS (par année de publication)

Mauss M., 1905, «A. Vierkandt. – Wechselwirkungen beim Ursprung von Zauberbraüchen.Archiv für die Gesamte Psychologie, 1903, II, p. 81-93 », L’Année sociologique,n° 8, 1905, p. 318-319.

— [1947] 1967, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot.— [1959] 1999, Sociologie et Anthropologie, Paris, Quadrige.— 1968, Œuvres. 1. Les fonctions sociales du sacré, Paris, Minuit.— 1969, Œuvres. 3. Cohésion sociale et divisions de la sociologie, Paris, Minuit.— 1974, Œuvres. 2. Représentations collectives et diversité des civilisations, Paris,

Minuit.— 1996, « L’œuvre de Mauss par lui-même », Revue européenne des sciences sociales,

t. XXXIV, n° 105, p. 225-236; initialement publié dans la Revue française de socio-logie, 1979, n° 20, p. 209-220.

— 1997, Écrits politiques, Fournier M. (sous la dir. de), Paris, Fayard.— 2000, « Théorie de la liberté ou de l’action. Commentaire du Ve livre de l’Éthique de

Spinoza », Revue du MAUSS semestrielle, n° 16, p. 419-428.

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PIERRE LEROUX, MARCEL MAUSS ET PAUL DIEL, TROIS « NEVEUX »

par Bruno Viard1

On pourrait dire de Pierre Leroux (1797-1871), de Marcel Mauss (1872-1950) et de Paul Diel (1893-1972) qu’ils sont des « neveux » (comme d’autresle furent de Rameau, de Napoléon Ier ou de Picsou), même si Mauss est le seuldes trois à être, au sens propre, le neveu de son oncle Durkheim. Paul Diel estplutôt un parent pauvre de Freud, pauvre en raison de l’ombre que le grandancêtre lui a faite, mais riche d’une œuvre aussi grande et profonde que mécon-nue. Pierre Leroux serait lui l’ancêtre de Marx, puisque son aîné de plus devingt ans. Il fut confondu pêle-mêle, à l’époque du socialisme dit « scienti-fique », dans l’abondante fournée des socialistes utopiques. Mais Marx peutbien jouer les « oncles », compte tenu de sa pilosité patriarcale2, du culte de lapersonnalité et du monopole en matière de socialisme dont il a joui un siècledurant.

Leroux aimait à se dire le « quatrième socialiste » après Fourier, Saint-Simonet Owen, tandis qu’Henri Wallon faisait remarquer qu’après Freud, Jung et Adler,Diel était le quatrième psychanalyste. Il serait mnémotechnique d’ajouter qu’aprèsComte, Durkheim et Weber, Mauss est le quatrième sociologue. Alors les qua-trièmes méritent-ils d’être les premiers?

Inventeur du mot socialisme, Leroux renvoyait dos à dos le socialisme absoluet l’individualisme absolu. Mauss fait de même dans le fond en montrant quele don authentique est réciproque, c’est-à-dire aussi éloigné du tout donner quedu tout prendre. Diel, enfin, analyse dans l’altruisme inconséquent une impasseaussi dommageable que dans l’égoïsme inconséquent. Cette politique, cettesociologie et cette psychologie s’ajustent exactement l’une dans les deux autres,sans que leurs auteurs se soient donné le mot ni même connus. Leur force com-mune est d’avoir mis l’ambivalence au cœur de leur anthropologie. L’égoïsmeest ambivalent (légitime/néfaste). L’altruisme est ambivalent (légitime/néfaste).Chacun ne devient une valeur que quand il est associé à l’autre. Il se pervertitquand il s’absolutise.

On découvrira chez Leroux la naissance du mot socialisme, sa premièreacception, péjorative, demeurant comme une mise en garde, qui n’a pas étéentendue, contre la tentation de chercher dans la collectivisation généralisée leremède au fléau de l’individualisme, sa deuxième acception incluant la libertépour en faire un synonyme de la devise républicaine. C’est à Leroux que nousdevons l’adoption de notre devise nationale le 24 février 1848. Mais beaucoup

1. Ce texte est l’introduction de B. Viard à son livre Les Trois Neveux, ou l’altruisme et l’égoïsmeréconciliés, paru aux PUF en 2002.

2. S’il faut tout dire, Leroux fut surnommé « le philosophe chevelu », et, quand il futamoureux de George Sand, celle-ci lui offrit une généreuse amitié, mais se tint à l’écart de la« crinière du philosophe ». Pour autant, Leroux ne semble pas s’être trop laissé pousser la barbe.

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plus qu’une formule ornementale, cette apposition en forme de triptyque résu-mait toute sa philosophie politique, c’est-à-dire, d’abord, une recherched’équilibre entre le marché et l’État, ensuite, le souci de revitaliser le troisièmepôle, à savoir la société elle-même.

Le concept d’ambivalence n’a été formulé explicitement que par Diel : nousmontrerons qu’il rend parfaitement compte de la pensée de Leroux et de Mauss.La notion – dialectique – de triade n’a été formulée que par Leroux : nous ver-rons que le dépassement des deux unilatéralités conduit aussi chez Mauss etchez Diel à une pensée triangulaire. Le don est la notion clé de Mauss : lenoyau des œuvres de Leroux et de Diel se laisse aisément analyser à l’aide dudon tel que le définit Mauss. Ambivalence, triade, don : notre tâche sera beau-coup celle d’un traducteur à la recherche des synonymies qui peuvent unir etinterféconder trois œuvres qui s’ignorent jusqu’à présent. Il nous plaît, en rai-son de la beauté du triangle et de sa forme significative par rapport à la sub-stance de notre propos, de réfléchir sur trois œuvres. C’est surtout, par ignorancepeut-être, que la révélation que nous ont apportée de telles œuvres ne s’est pro-duite que trois fois.

Un modèle anthropologique synthétique sera donc proposé qui permettrade repousser pour des raisons d’égale importance l’économie politique pured’une part, les conduites sacrificielles préconisées par le christianisme augus-tinien et le socialisme marxiste d’autre part. La révolution capitaliste et la révo-lution communiste apparaîtront comme deux utopies parce que leurs fondementsanthropologiques sont erronés, comme l’histoire l’a confirmé en suscitant leurrejet en 1930 (création de l’État-providence dans les démocraties) et en 1991(écroulement de l’URSS). Leroux est sans doute le seul à avoir dit cela à unedate aussi précoce que 1831. Ce modèle synthétique recouvre le prisme qui sedéploie de la psychologie à la politique en passant par la sociologie et porte l’es-poir de réussir un passage entre ces disciplines. Une psychologie « égoïste » etune sociologie « altruiste » ne pourraient s’entendre. L’ambivalence ouvre degrandes portes.

Notre culture est tiraillée entre une idéologie sacrificielle, qu’elle s’appelleplatonisme, stoïcisme, augustinisme, kantisme, comtisme, communisme, et uneidéologie individualiste, utilitariste, économique, libérale, moderniste. On verrales catégories psychologiques de Diel, nervosité et banalisation, recouper cettedichotomie et mettre en évidence l’exaltation à l’œuvre dans l’altruisme commedans l’égoïsme, jusqu’à permettre de redéfinir le masochisme et le sadisme. Àcôté de l’ambivalence, l’exaltation est un autre grand concept diélien.

La loi d’ambivalence établie par Diel signifie que dissociés, ces opposés sedéveloppent de façon pathologique ; l’un s’exalte, l’autre s’inhibe, jusqu’às’inverser. Réunis, ils constituent la valeur. Le dépassement des antinomies pro-posé par les trois neveux ne prétend pas innover par rapport à ce que les hommesont toujours fait quand ils font bien. Leur tiers modèle est en réalité le premier.Ils revisitent simplement avec méthode la relation fondée sur le don/contre-don,l’association, l’amitié, la fraternité républicaine, c’est-à-dire les modalités dulien quand tout va bien entre les hommes, à la recherche de celles qui convien-

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nent aux conditions de la modernité. On voit s’esquisser, commune aux troisneveux, une pensée en forme de triangle : il y a deux erreurs et une vérité.L’altruisme absolu est utopique car il refoule le légitime égoïsme. L’égoïsmeabsolu est utopique car il refoule le légitime altruisme; la valeur consiste à lesréconcilier. Diel évoque l’existence d’une légalité immanente à la vie.

On verra que Diel, fractionnant la boîte noire du subconscient par des voiesdifférentes de celles de Freud, a fait un pas nouveau, en direction de la psy-chologie, en analysant la structure du moi égoïste et la structure du moi altruiste.Il révèle le résidu subconscient des conduites faussées. Sa découverte est queces deux moi qui semblent l’un et l’autre calés dans une position unilatérale etunidimensionnelle sont en réalité eux-mêmes divisés, clivés, scindés, tiraillés,et que le moi égoïste en position inflationniste3 se trouve flanqué d’un doubleen pleine déflation, tandis que le moi altruiste, en posture plus modeste appa-remment, voit son double égoïste toujours sur ses talons. Un jeu à somme nulledonc. Tout se passe comme si ce qui avait été évacué dans les conduites se réfu-giait dans le subconscient pour resurgir ensuite sous forme de symptômes.

Diel mettra au cœur de sa « psychique » le besoin de reconnaissance, laquelle,on le verra, est accordée ou refusée conformément aux règles du don maussien.On verra même que la reconnaissance, loin d’être un objet de don parmi d’autres,en est le cœur. La forme corrompue du besoin de reconnaissance est la vanité.C’est la vanité et non pas la libido que démasquera l’exploration du subcons-cient. La vanité est une enflure du moi, un vide qui veut se faire prendre pourun plein, comme la grenouille. Diel exhibe, sans partager leur jansénisme, levieux concept favori des moralistes classiques, resté tapi et caché au fond dusubconscient, mais toujours hyperactif.

Deux dates indiqueront les embranchements généalogiques jusqu’auxquelsnous souhaitons remonter à rebours du courant dominant pour procéder à l’ex-ploration de branches oubliées en matière politique et psychologique. D’abord,le 23 mars 1844, Leroux et Marx se rencontrèrent au cours d’un repas à Paris.En 1842, Leroux dans sa Revue indépendante avait salué les « nobles esprits »de la Gazette rhénane et, en 1843, Marx dans une lettre à Feuerbach rendit sonsalut au « génial Leroux ». Mais l’échange n’alla pas plus loin. On ne s’enten-dit pas au repas de 44 : Marx désapprouva les positions de Leroux sur la ques-tion religieuse, plus nuancées, et à notre sens plus profondes, que les siennes.

D’autre part, Alfred Adler rompit définitivement et très brutalement avecFreud en 1911 : la pomme de discorde était la sexualité à laquelle Adler contes-tait la priorité en matière psychologique. C’est tout le destin de la psychanalysequi se jouait là. Freud refusait au sujet la compétence politique, au sens largedu mot, qu’introduisait Adler par le biais du sentiment social et du besoin d’es-time dont il faisait le ressort dominant dans la constitution de la personnalité.

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3. Œdipe était littéralement « un enflé », d’abord par les pieds, mais Diel a découvert que lespieds étaient le symbole de l’âme. Nous dirions donc qu’il avait « la grosse tête ». D’autres, c’estle contraire, comme tant de héros mythiques qui ont perdu une sandale ou qui sont estropiés etboiteux.

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Dans sa plus grande partie, le train de la psychanalyse du XXe siècle se laissaentraîner par la locomotive freudienne, abandonnant la pensée d’Alfred Adlersur une sorte de voie de garage. Elle constitue depuis 1911 le refoulé politique,au sens indiqué, de la psychanalyse. Sans être un disciple d’Adler, Paul Diel sesitue nettement dans la descendance adlérienne car le besoin d’estime et sesvicissitudes sont au cœur de sa psychologie. À noter qu’avant la guerre, Freudrefusa de lire le livre que Diel lui avait envoyé, et qui deviendra en 1948 sonouvrage majeur : Psychologie de la motivation.

Quant à Mauss, il est toujours resté fidèle à son oncle, mais Alain Caillé amontré les glissements par lesquels Mauss a finalement assoupli les dichoto-mies rigides de son oncle et leur a substitué une pensée dialectique sensible ausymbolisme des gestes, et, pour ce qui nous concerne ici, comment il a renoncéà couper la sociologie de la psychologie.

Rien n’est plus difficile que de remettre en question une réputation acquise.Mais peut-on se satisfaire d’une histoire des idées hégélienne ou darwiniennequi couronnerait à chaque fois le vainqueur? Pascal n’appelait-il pas tyranniele débordement d’un ordre sur l’autre, par exemple celui de la force, ou plussimplement de l’habitude, sur celui de l’esprit? Nous proposons donc un tripledécalage par rapport aux habitudes dominantes : de Marx à Leroux, de Durkheimà Mauss et de Freud à Diel. Dans le champ politique, dans le champ sociolo-gique et dans le champ psychologique. Non seulement nous voudrions exploi-ter les richesses méconnues des « parents pauvres » relégués dans des anglesmorts et montrer comment ils évitent les rigidités, les impasses ou les abîmesoù nous ont conduits leurs « oncles » longtemps mieux lotis, médiatiquementparlant, mais on verra encore que leurs œuvres se complètent et se confirmentmutuellement. En dépit de quelques tentatives aberrantes de mariage, l’écono-misme marxien et le sexualisme freudien n’ont jamais fait que se tourner ledos, ce qui, à notre sens, aboutit à la double impasse d’une politique sans psy-chologie et d’une psychologie sans politique. Chaque discipline a, bien sûr, saspécificité, mais la possibilité d’une articulation avec les disciplines voisinesdevrait être un critère de validation de chacune.

Avant d’en venir au fait, il importe de signaler que, si le rapprochement deces trois minores et la conviction qu’ils méritent d’accéder au rang de majoresprocèdent d’une recherche personnelle, déjà ancienne d’une vingtaine d’années,en réalité, le Bulletin des Amis de Pierre Leroux, la Revue du MAUSS (Mouvementanti-utilitariste dans les sciences sociales) et la Revue de psychologie de la moti-vation (Cercle d’études Paul Diel) dirigés respectivement par Jacques Viard,Alain Caillé et Armen Tarpinian ont, à maintes reprises, donné l’hospitalité ànos travaux, en quoi nous voyons une première reconnaissance des rapproche-ments que nous proposons. Il nous est agréable de dire notre gratitude enverstrois cercles de recherche et de réflexion auquel le présent travail doit beaucoup.La présentation de nos trois figures suivra l’ordre chronologique : mais le lec-teur aura compris que les liaisons compteront autant que les monographies.Ces auteurs ne seront pas présentés de façon complète, mais sous l’angle quinous intéresse, lequel nous paraît cependant aller au plus profond de la pensée

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de chacun. Toute lecture est personnelle et celle-ci ne s’en cache pas; nous avonsmême fait « travailler » assez librement chacune de ces pensées, espérant lesavoir vivifiées sans les fausser.

La double compétence, et même la double sensibilité, socio-politique d’uncôté, psychologique de l’autre, est rare. Loin de nous prévaloir de cette doublecompétence, nous avouons n’être spécialiste ni de sociologie ni de psycholo-gie, et sollicitons la bienveillance des vrais spécialistes quand nous nous aven-turerons sur leur terrain. Nous leur demandons en revanche de bien vouloirtourner leur regard du côté qui leur est le moins familier.

Leroux en son temps avait la réputation d’être le philosophe de la triade. Ilécrivait en janvier 1848 : « Suivant nous, il y a un maître plus capable d’ensei-gner que le plus capable des maîtres; c’est trois maîtres réunis en triade, et ayantreçu du ciel des grâces différentes qui les appellent à faire partie de cette har-monie. » Nous essaierons en somme de réaliser avec le triumvirat Leroux-Mauss-Diel une application de cette idée. Il nous reste à présenter dans une brève vignettebiographique les protagonistes de cette dramaturgie.

PIERRE LEROUX est né à Paris en 1797. Ses parents tenaient un débit deboisson misérable place des Vosges (l’actuel café « Ma Bourgogne »). Il putnéanmoins faire de solides études secondaires au lycée de Rennes de 1809 à1814 grâce à une bourse impériale. Mais il renonça à présenter le concours del’École polytechnique pour venir en aide à sa mère et à ses trois frères cadetsavec qui il restera toujours uni, et devint ouvrier typographe. Il fut conspirateurdans le carbonarisme sous la Restauration, puis fonda le journal libéral Le Globe.Après 1830, il adhéra une année au mouvement saint-simonien. Plus tard, il fon-dera et animera plusieurs revues : la Revue encyclopédique, La Revue indépen-dante, la Revue sociale, L’Espérance, et réalisera avec son ami Jean Reynaudl’Encyclopédie nouvelle dans laquelle Henri Heine a vu l’équivalent pour la pen-sée républicaine et socialiste de ce qu’avait été l’Encyclopédie de Diderot pourles Lumières. À cela s’ajoutent de nombreux ouvrages qui portent à environdouze mille pages une œuvre colossale conçue surtout sous la monarchie deJuillet. En 1845, il fonda avec l’aide de George Sand une imprimerie et une colo-nie socialiste à Boussac, non loin de Nohant. L’entreprise est semi-familiale :Leroux a neuf enfants après son remariage et ses frères l’accompagnent. Il futreprésentant du peuple de Paris pendant toute la durée de la IIe République.Après le coup d’État du 2-Décembre, il connut dix années d’exil et de grandemisère à Jersey. La grève de Samarez se fait l’écho de son amitié puis de sabrouille avec Hugo, son voisin. Il mourut à Paris sous la Commune. On aoublié combien sa notoriété et son influence furent importantes en France etdans l’Europe entière4 au XIXe siècle. Son œuvre fut victime de la censureimpériale et du renouvellement de génération parmi les militants socialistes. Onassiste à un important renouveau des études leroussiennes depuis vingt ans etplusieurs œuvres ont été rééditées.

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14. Jacques Viard, Pierre Leroux et les socialistes européens, Actes Sud, 1982. On peut aussiconsulter le site Internet Association-Pierre-Leroux. ORG.

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MARCEL MAUSS5 est né à Épinal en 1872 dans une famille juive prati-quante. Agrégé de philosophie, il collabore à L’Année sociologique fondée parDurkheim en 1898. En 1901, il est nommé à la chaire d’histoire des religionsdes peuples non civilisés de l’École pratique des hautes études, et en 1931 pro-fesseur au Collège de France. Il fut assidu un temps à la librairie des Cahiersde la quinzaine de Péguy, quartier général du dreyfusisme. Dès le début, sonintérêt va vers le socialisme en politique et vers la religion en sociologie : c’estque la religion est une dimension essentielle de la vie sociale, tandis que le socia-lisme doit être de nature morale autant qu’économique. Critique à l’égard dumarxisme, il combat le guesdisme puis le léninisme, se passionne pour l’édu-cation et le coopératisme auquel il convertit Jaurès et qu’il défend dans L’Humanité.En 1914, Mauss partit comme engagé volontaire pour la durée de la guerre : ilfut interprète dans une unité britannique. En 1920, il opta, contre le bolchevisme,pour la tradition du socialisme français, et critiqua la violence et l’« économiemilitaire ». Tout en insistant sur l’origine sociale des comportements humains,Mauss ne fait l’impasse sur la liberté ni en matière de socialisme ni en matièrede sociologie. La psychologie l’intéresse, celle de Janet, de Ribot, de Dumasplus que celle de Freud. L’Essai sur le don, son œuvre majeure, paraît en 1925.Mauss fut le maître de Georges Dumézil, Marcel Griaule, Alexandre Koyré,Alfred Métraux, Roger Caillois, Louis Dumont, Michel Leiris, André Leroi-Gourhan, Maxime Rodinson, Jacques Soustelle, Germaine Tillion, Jean-PierreVernant, Paul-Émile Victor. Ses élèves le décrivent improvisant mains dans lespoches, doué d’une mémoire fabuleuse et d’un grand charisme.

PAUL DIEL est né à Vienne en Autriche en 1893 de mère allemande et de pèreinconnu. Il passa huit années dans un orphelinat religieux et perdit sa mère àtreize ans. Après avoir passé son bac avec le soutien d’un tuteur, il vécut libre-ment et pauvrement, ne fréquenta pas l’Université et se cultiva en autodidacte.Il lut beaucoup les philosophes (Spinoza, Kant), mais travailla aussi les sciences,physique et biologie. Après avoir été acteur et avoir écrit de la poésie et desromans, il s’orienta vers la psychologie, étudia Adler et Freud, cherchant à com-prendre le sens de la vie et sa propre souffrance. Ses premières œuvres en langueallemande suscitèrent l’enthousiasme d’Albert Einstein, mais ne purent êtrepubliées à cause de l’Anschluss. Marié à une Française, il émigra en France.Bien qu’engagé dans l’armée française, il fut interné par Vichy dans le camp deGurs, réservé aux étrangers. En 1945, il entra au CNRS dans le laboratoire debio-psychologie d’Henri Wallon. Ses principales œuvres parurent en françaischez Payot : Psychologie de la motivation (1947), La divinité (1950), Le sym-bolisme dans la mythologie grecque (1952), La peur et l’angoisse (1956),Principes de l’éducation et de la rééducation (1961), Le symbolisme dans laBible (1975). Il créa en 1964 l’Association de psychologie de la motivation quipublie une revue semestrielle. Il mourut à Paris en 1972.

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5. Marcel Fournier, Marcel Mauss, Fayard, 1994

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La pensée des neveux sera présentée successivement dans l’ordrechronologique mais la thèse est unique, à savoir la loi d’ambivalence qui metde l’égoïsme dans le véritable altruisme et de l’altruisme dans le véritableégoïsme. Elle se consolidera en passant d’un champ à l’autre, politique, socio-logique, psychologique, mais, comme dans un palindrome, le lecteur pourra,selon son gré, parcourir le livre à rebours, commencer par le début, par la finou par le milieu.

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LECTURES

TESTART Alain, « Échange marchand, échange non marchand », Revuefrançaise de sociologie, 42-4, p. 719-748.

Dans cet article, Testart reprend la définition du don qu’il avait pro-posée dans le dictionnaire sociologique de Boudon, soit la définition juri-dique classique1 du don : « Le don est la cession d’un bien qui impliquela renonciation à tout droit sur ce bien ainsi qu’à tout droit qui pourraitémaner de cette cession, en particulier à celui de réclamer quoi que cesoit en contrepartie » (p. 719) Il insiste : « À chaque fois qu’il y a un droità exiger une contrepartie, nous sommes dans le registre de l’échange; àchaque fois que ce droit fait défaut, nous sommes dans celui du don. Peuimporte […] que le don soit régulièrement suivi d’un contre-don (et quece contre-don soit attendu), cette régularité n’en fait pas un échange si ledonateur n’a aucune légitimité à exiger ce contre-don […] s’il n’a pas derecours contre le donataire ingrat » (p. 720).

Cette définition nous semble fort pertinente. Certes elle est négative;mais pour en présenter la face positive, il suffit de faire la déduction sui-vante : s’il n’y a pas d’exigence de retour, s’il n’y a pas de droit au retour,on peut déduire que s’il y a retour, il sera libre, au moins au sens juri-dique, au sens où ce retour ne se fera pas en vertu d’un contrat, d’une obli-gation légale du receveur. Si on voulait partir du don pour définir les modesde circulation, au lieu de faire l’inverse comme toujours – ce qui conduitnécessairement à une définition négative du don –, on pourrait donc dire,en partant de cette définition mais en énonçant une proposition complé-mentaire : le don, c’est rendre le receveur libre de donner. Ou : donner,c’est libérer l’autre de l’obligation contractuelle de rendre, d’échanger.Ou encore : donner est une forme de transfert qui libère les partenairesde l’obligation contractuelle de céder quelque chose contre autre chose.Comme écrivait déjà Sénèque : un bienfait est un service rendu par quel-qu’un qui eût été libre, tout aussi bien, de ne pas le rendre (t. I, p. 77). Etinversement on définirait le contrat comme le fait de priver l’autre de laliberté de donner. Et il y a souvent de bonnes raisons d’agir ainsi. Maisce faisant, on renverse la façon habituelle de poser la question : au lieude se demander pourquoi on donne, on se demande pourquoi on nedonne pas, pourquoi il est souvent préférable de priver l’autre de sa libertéde donner.

1. Dans un article récent, un juriste américain définit ainsi le don : « Gift is a transfer[…] not expressly conditioned on a reciprocal exchange, so that any later exchange thatoccurs is not, or at least does not purport to be viewed by the parties as the price of thetransfer » (Eisenberg, Melvin Aron, 1997, « The world of contract and the world of gift »,California Last Review, n° 85, p. 821-866 – citation p. 842).

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Mais ce n’est pas la voie suivie par Testart qui vise au contraire àmontrer que le don est très rare. Pour ce faire, il introduit la notion d’échangenon marchand et procède à une distinction utile entre don, échange mar-chand et échange non marchand. L’échange marchand est celui « qui seréalise sans que soit nécessaire l’intervention d’un autre rapport socialentre les échangistes que celui qu’ils nouent dans l’acte même de l’échange »(p. 727) Il reprend ici les analyses de sociologues tels que Simmel, ouHirschman avec le concept d’exit.

Quant à l’échange non marchand, c’est « un échange conditionnépar un autre rapport social qui le dépasse, à la fois parce qu’il le com-mande et généralement parce qu’il lui survit » (p. 734). Logiquement,nous devons ajouter ici, en conformité avec sa définition antérieure :«… et où la contrepartie est exigible et exigée par les moyens appro-priés » (p. 727-8). Il apporte des exemples : échange légaux dans le cadreétatique, échanges entre amis; on pourrait y ajouter le rapport profes-sionnel dans nos sociétés. Il s’agit là d’un rapport contractuel non mar-chand ayant des caractéristiques spécifiques. En fait sa définition recoupeà peu près la distinction juridique entre rapport contractuel commercialet non commercial.

Testart fait cependant ensuite un usage bien étrange de sa définition.Convaincu que le don est beaucoup plus rare qu’on ne le croit, il s’at-tache à essayer de montrer que de nombreuses transactions ayant l’ap-parence de dons relèvent en fait de la catégorie des échanges nonmarchands. Ce sont, dit-il, des « illusions » de don, illusions qui ont bernéd’innombrables observateurs, et même parfois presque tous les observa-teurs avant lui. Comme illustration de cette illusion, il prend le cas célèbreen ethnologie de la kula analysée par Malinowski. Les observateurs(Malinowski le premier) auraient pris cet impressionnant système de cir-culation des choses pour un système de dons alors qu’il s’agirait d’échangesnon marchands. Pourquoi? C’est ici qu’on ne manque pas d’être étonné.Le lecteur s’attend évidemment à ce que, conformément à sa définition,il nous montre que ce supposé don est en fait un échange parce que lecontre-don est exigé, parce que « la contrepartie est exigible et exigéepar les moyens appropriés ». Or il nous montre exactement le contraire.Il n’y a pas de sanction, dit-il, en général, dans la kula. En cas d’absencede retour, « on se contentera en général de rompre la relation qui exis-tait entre les deux amis », et il va jusqu’à ajouter, conformément à sa défi-nition du don, que « c’est très précisément ce que fait un donateur vis-à-visd’un récipiendaire ingrat » (p. 741). En conclut-il, logiquement, qu’ils’agit donc d’un don? Non. Au contraire, il persiste à affirmer, en contra-diction flagrante avec sa définition, qu’il ne s’agit pas d’un don, maisd’un échange non marchand bien déguisé en don, d’une illusion de don.L’illusion est tellement parfaite qu’aucun indice ne permet à un obser-vateur de conclure que ce n’est pas un don. Mais Testart sait, lui, quec’est bien un échange non marchand. D’où tire-t-il cette connaissance ?

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Le lecteur l’ignore. L’article se termine sur ce suspense et garde son secret.Peut-être l’auteur en réserve-t-il la révélation pour un texte ultérieur…

Jacques T. Godbout

P.S. J’ajouterai, au passage, à cette lumineuse critique par J. G. d’unarticle résolument anti-maussien qu’on s’étonne également de voir A. Testarty déclarer péremptoirement, en une ligne vite expédiée, que la questionde savoir si les biens qui font l’objet des transactions revêtent ou non uncaractère utilitaire n’aurait aucune pertinence. Il est vrai que si Testart rap-pelait la dimension radicalement extra-utilitaire des biens qui circulentdans le don cérémoniel, il serait plus difficile de les faire entrer sous leregistre de l’« échange » dont le paradigme est fourni en dernière analysepar l’échange marchand, l’« échange non marchand » n’étant, sous la plumed’A. T., qu’une forme plus sociale, atténuée, euphémisée et régulée decelui-ci – qui demeure apparemment pour A. T. la vérité du tout dès lorsqu’on sort du partage. (A. C.)

MAZZINI G., Pensées sur la démocratie en Europe (traduction, pré-sentation et notes de S. Audier), Presses universitaires de Caen, 2002;Beecher J., Victor Considérant and the Rise and Fall of French RomanticSocialism, University of California Press, 2001.

Comme viennent nous le rappeler ces deux ouvrages, il est toujoursrafraîchissant et stimulant de se replonger dans les débats philosophiqueset politiques qui ont dominé la scène européenne dans les années 1830 et1840. Utilitarisme, libéralisme, républicanisme ou socialisme ne dési-gnaient pas alors seulement de simples postures académiques, maisexprimaient des engagements concrets, au cœur d’enjeux politiques trèsréels, chacun prétendant contribuer à redéfinir le sens et à prolonger lesambitions de la révolution démocratique. De ce point de vue, il fautsaluer le travail éditorial de Serge Audier qui permet enfin au lecteur fran-çais de mesurer la richesse de l’œuvre politique du patriote italien, hérosde l’Europe des nationalités, Giuseppe Mazzini (1805-1872). Dans ce courttexte de 1847, le lecteur découvrira une réflexion originale dont l’un desarguments consiste à montrer combien les impasses de la démocratie – lavalorisation exclusive des droits individuels et d’une liberté toute néga-tive – auraient leur source dans la philosophie utilitariste de Bentham, dansle culte de l’utilité et de l’intérêt au détriment de la valorisation des « ins-tincts sociaux » et des vertus, républicaines, du désintéressement. Plusencore, Mazzini est un anti-utilitariste conséquent et, à l’instar de son amiPierre Leroux (cf. le texte sur Bentham de ce dernier publié dans le n° 16 dela Revue du MAUSS), il en dénonce les scories au cœur même des théo-ries socialistes de son temps, tant chez les saint-simoniens ou les fouriéristes

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que chez les communistes. S’esquisse ainsi chez Mazzini un républica-nisme singulier, indissociablement romantique et associationniste, quiinvite à redécouvrir cette tradition du « socialisme libéral », aujourd’huidéfendue notamment par Norberto Bobbio en Italie ou, en France, parMonique Canto-Sperber. On lira également avec intérêt la biographie minu-tieuse consacrée à Victor Considérant (1808-1893) par l’un des meilleursspécialistes américains de Fourier, Jonathan Beecher. À travers l’histoiredu chef de file français des phalanstériens, homme de presse et figure exem-plaire de l’esprit quarante-huitard, c’est le socialisme romantique fran-çais que l’auteur parvient à faire revivre. On comprend mieux, à la lecturede cet ouvrage, combien l’idéalisme et le sentimentalisme impénitents deces « enfants du siècle » que furent Considérant, Leroux, Flora Tristan,Pecqueur ou Buchez, étaient indissociables d’un questionnement moralsur les conditions mêmes du lien social. Refusant l’athéisme et le maté-rialisme de la philosophie des Lumières, mais aussi l’utilitarisme et l’hé-donisme de certains des premiers socialistes, critiquant les impasses del’individualisme libéral et les outrances de cette « science de la richessedes Nations qui meurent de faim » (Considérant) – l’économie politique –,ces pionniers de la « Science sociale » cherchèrent à penser et à refonderl’ordre social post-révolutionnaire sur la base de la coopération et de l’as-sociation contre la compétition et la concurrence, de la solidarité et desliens d’affection contre l’égoïsme et l’exclusif registre de l’intérêt per-sonnel. Ce moralisme parfois désarmant peut à l’évidence prêter aux sar-casmes. Marx et ses disciples ne s’en sont pas privés. Néanmoins, cetouvrage permet de mesurer combien ce socialisme sentimental a marquél’idéal républicain français et frayé la voie au socialisme démocratique,pluraliste et décentralisé qu’incarneront notamment Jaurès, Fournière ouMauss. À ce titre, l’associationnisme contemporain gagnerait à l’évidenceà clarifier sa signification politique en renouant avec l’esprit de ce socialismerésolument expérimental.

CEFAÏ Daniel, JOSEPH Isaac (sous la dir. de), L’Héritage du pragma-tisme, Éditions de l’Aube, 2002; CEFAÏ Daniel, TROM Danny (sous la dir.de), « Les formes de l’action collective », Raisons pratiques, n° 12, 2001,Éditions de l’EHESS.

Pendant longtemps, il était presque infamant, en France, d’être quali-fié de micro-sociologue. Marquées par un empirisme forcené et focaliséessur l’étude détaillée des interactions les plus triviales, les traditions del’école de Chicago, de l’interactionnisme ou de l’éthnométhodologie man-queraient fondamentalement d’envergure critique et théorique, disait-on.L’un des mérites du premier ouvrage est d’abord de tordre le coup à cesaccusations. Il montre en effet, dans son excellente première partie, quele sens normatif et le potentiel théorique de cette micro-sociologie nesont compréhensibles qu’à condition de rappeler combien le pragmatisme

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en constitue l’arrière-plan philosophique. La sociologie de l’école deChicago, puis l’interactionnisme symbolique, comme le propose Hans Joasdans un article classique enfin traduit, peuvent être définis comme unecombinaison de la philosophie pragmatiste, d’orientations politiques réfor-mistes et d’efforts pour faire de la sociologie une science empirique encontinuité avec les sources préscientifiques de l’expérience. Assumer etprolonger aujourd’hui l’héritage du pragmatisme exige donc d’articulerces trois impératifs – théoriques, normatifs et empiriques. À l’évidence,cette triple articulation est fragile et l’histoire de cette tradition semblepour Joas attester d’un reflux du questionnement théorique et d’un essouf-flement de ses visées normatives. La stimulante contribution de la meilleurespécialiste française de Dewey, Joëlle Zask, peut ainsi être lue comme unemise en garde adressée à la micro-sociologie contemporaine. Prolongerl’héritage pragmatiste exige en effet que l’on reconnaisse combien l’in-teraction constitue fondamentalement un concept normatif et non unesimple posture méthodologique. Porter attention au caractère interagissantde la vie humaine, c’est avant tout être attentif à la qualité même de l’ex-périence et donc au potentiel humain d’irréductibilité aux conditions deson milieu. C’est, conjointement, se méfier des approches holistes – quitémoignent d’une subordination des conduites individuelles aux exigencesde la collectivité –, mais aussi des approches individualistes qui, à l’ins-tar notamment de la théorie du choix rationnel, y substituent une logiqueatomiste en postulant une nature humaine mutilée, présociale. En ce sensl’interactionnisme, d’un point de vue pragmatiste, ne saurait prétendre àune quelconque neutralité scientifique tant il est intrinsèquement indisso-ciable d’une éthique, mais aussi d’une politique de l’interaction. IsaacJoseph, prolongeant notamment l’interprétation deleuzienne du pragma-tisme, montre lui aussi que les micro-objets de la micro-sociologie sontindissociables d’enjeux théoriques et normatifs plus généraux. La villeou l’expérience urbaine, pour l’école de Chicago, constituent moins unsimple terrain qu’un laboratoire où se donne à lire l’expérience sociale engénéral, où les interactions au coin de la rue « font loupe » pour ceux quiétudient les transactions sociales et les ressorts de la moralité publique. Lasociologie urbaine de l’école de Chicago – dont Joseph souligne justementles affinités avec celle de Simmel ou de Tarde – ouvrirait à une philoso-phie plus large, celle d’un univers pluraliste, en archipel, en patchwork,ou plutôt d’un « multivers » fait de connexions lâches entre des mondescontigus et indissociable de la plasticité immanente des publics par laquelles’institue continûment l’espace démocratique. La contribution de LouisQuéré souligne quant à elle les implications ontologiques qu’engage laproblématique pragmatiste de l’expérience et montre en quoi elle permetde renouveler radicalement l’analyse de l’action en général et de l’actionpublique en particulier. Mais à quelle sociologie empirique tout celapeut-il mener aujourd’hui, demandera-ton? L’excellent article de synthèsede Daniel Cefaï en fixe le cadre général en montrant comment une sociologie

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pragmatiste des arènes publiques permet d’articuler une anthropologie dela citoyenneté ordinaire. Rompant avec le modèle du citoyen abstrait à laRawls ou à la Habermas, celle-ci s’attache à décrire des pratiques civiquesconcrètes, commandées par une pluralité de régimes d’engagement dansdes situations. En dotant l’analyste d’outils et de concepts propres à sai-sir la chose publique in the making, l’analyse pragmatiste permettrait ainside « sortir de l’enlisement où les commentaires interminables de la phi-losophie politique ont conduit le débat » et, sans sombrer dans le construc-tivisme ou le relativisme, de renouer avec une conception expérimentaleet radicalement pluraliste de la démocratie. L’ambition de cet ouvrage, onle voit, n’est pas mince. Il ne s’agit pas seulement de réhabiliter une tra-dition d’analyse sociologique, mais d’appeler à un « tournant pragmatiste »en sciences sociales. Dès lors, l’une des questions que ne manquent pasde susciter certaines de ces recherches est de savoir si les « nouvelles socio-logies » qui, pour partie, les inspirent – en mobilisant notamment les outilsforgés par l’économie des conventions, l’anthropologie latourienne dessciences et surtout la sociologie de la justification de Boltanski et Thévenot –prolongent effectivement et enrichissent substantiellement cet héritagepragmatiste.

Avec le second ouvrage, co-dirigé par Daniel Cefaï et Dany Trom, lelecteur peut juger sur pièces la portée et la valeur heuristique de ce tour-nant pragmatiste dans le champ de l’analyse sociologique de l’action col-lective. Face aux présupposés individualistes et surtout utilitaristes de lathéorie qui domine encore ce champ – la théorie de la mobilisation desressources, inspirée de Mancur Olson –, l’analyse des cadres (frame ana-lysis) de l’action collective suggérée permet d’analyser les « raisons del’action collective » dans une perspective qui dépasse les apories d’un inter-actionnisme étroitement stratégique. À la question de la conversion desintérêts individuels en intérêt collectif se voit en effet substituée celle dela traduction des expériences privées ou personnelles en problèmes publics.Il ne s’agit plus dès lors d’analyser comment l’action collective résulte del’entrecroisement des calculs individuels ou des stratégies intéressées d’en-trepreneurs en mobilisation. Dans une approche à la fois interprétative etstructurale, il s’agit bien davantage de montrer en quoi l’émergence de col-lectifs et d’actions communes repose sur la mise en œuvre de cadres deperception, de catégorisation et de jugement, bref d’une « grammaire dela vie publique » qui permet aux acteurs de convertir les troubles éprou-vés dans l’horizon de leur vie quotidienne afin de les doter de formats d’ex-pression acceptables publiquement, c’est-à-dire identifiables par l’opinionpublique et par là susceptibles d’être traités par l’action publique.

À l’évidence, le programme d’investigation empirique ainsi dégagé estriche et novateur. Sous bien des aspects, il constitue une alternative fécondeaux approches utilitaristes qui suggèrent de dissoudre l’action collectivedans le calcul et l’intérêt. Mais pour autant, que gagne-t-on, du point devue d’une théorie sociologique générale, à les dissoudre cette fois dans la

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grammaire et les contraintes formelles de la justification publique commele suggèrent certaines contributions? Décrire la rhétorique constitutive descauses publiques et ses conditions de félicité permet-il encore de ques-tionner le mystère même de l’agir en commun? L’anti-mentalisme reven-diqué, et avec lui le refus de toute psychologie, ouvre certes des champsnouveaux. Mais ne disqualifie-t-il pas a priori tout questionnement anthro-pologique général sur les raisons et les motifs de l’action humaine? Onretrouve là des éléments du débat initié dans le n° 17 de La Revue duMAUSS sur les enjeux du constructivisme, même si les recherches les plusfécondes s’en distinguent à juste titre. Plus largement, certains de ces tra-vaux révèlent un étrange paradoxe. Comme le rappelle justement DanielCefaï, la force des sociologies américaines pionnières qui les inspirent fut,à la différence notamment de la sociologie française, de se penser d’em-blée comme « science des interactions et des associations entre individus ».Or, ainsi réactualisées, ces sociologies menacent parfois de dissoudreleur objet dans un situationnisme sans réels points d’appui normatifs etanthropologiques. À la suggestion de Goffman, réexaminée par Ann Rawls(cf. le n° 19 de La Revue du MAUSS), de constituer la normativité internede l’ordre de l’interaction – de la socialité primaire – en étalon critiquedes mécanismes structurels – qui sont propres à la socialité secondaire –,elles tendent à substituer une analyse polarisée sur les mécanismes de pas-sage du singulier au général. À la question de Simmel « comment la sociétéest-elle possible ? », elles ne semblent apporter trop souvent d’autresréponses que contextuelles, renonçant ainsi à forger une sociologie de larelation humaine et de l’agir en commun véritablement alternative auxmodèles utilitaristes et fonctionnalistes. En ce sens, l’articulation duthéorique, du normatif et de l’empirique reste, pour les partisans de ce tour-nant pragmatiste, un projet encore inachevé. Néanmoins, on aurait tort debouder son plaisir et de ne pas se réjouir de voir ainsi se profiler (enfin)un nouvel espace de questionnement sociologique ambitieux et stimulantavec lequel il faudra désormais compter.

Philippe Chanial

MORIN Edgar, La Méthode. 5. L’humanité de l’humanité. L’identitéhumaine, 2001, Seuil.

Quand Edgar Morin s’est engagé dans la longue marche qui devaitaboutir à ce livre, il avait déjà quarante-sept ans. C’était en 1968. La marchen’est pas terminée. Le marcheur a produit, entre autres, les quatre tomesde La Méthode ; ce livre est le cinquième ; un sixième sera consacré àl’éthique. « Méthode », par son étymologie grecque, évoque justement lapoursuite d’un chemin. La question est immense : qu’est-ce que l’homme?Elle est au départ inspirée par le déclin du monde que Mai 68 ébranlait :la pensée hiérarchique ou cartésienne, le stalinisme dont Morin avait fait

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l’expérience directe. Aujourd’hui le socialiste réel a disparu, la guerrefroide s’est éteinte, nous nous engageons dans une nouvelle étape de mon-dialisation. La réponse fait appel à la méthode de pensée découverte che-min faisant par le voyageur, à la fois sociologue, anthropologue, psychologue,historien, attentif aux découvertes de la biologie et de la cosmologiemodernes. La pensée complexe, c’est d’abord une pensée globale. Sa« méthode » consiste à lier ce qui est séparé, à rassembler ce qui estdivisé, à voir dans le multiple l’un, et dans l’opposé ce à quoi il s’oppose.On ne peut saisir un élément (l’homme) sans comprendre l’ensemble (lecosmos, la biosphère, l’anthroposphère), une tâche impossible et pour-tant nécessaire. On aura beau avertir – « l’esprit humain ne peut pas toutcomprendre; qui trop embrasse mal étreint » –, rien n’y fera : si l’étreinteest étroite, l’esprit ne saisit qu’une abstraction, une idée morte. La partiereçoit sa vie du tout, c’est la loi du monde.

L’humanité de l’humanité couronne l’œuvre d’Edgar Morin. C’est lapartie émergée de l’iceberg, ou plutôt la frondaison d’un arbre enracinédans la terre de l’œuvre. Le livre donne parfois l’impression de survolerles problèmes, d’indiquer des pistes, d’être la table des matières défrichées,travaillées au cours de toute une vie de labeur. Certains passages neseront vraiment compris qu’en ayant étudié les racines. Est-ce un discourstellement général qu’il est creux? Il y a un risque, sûrement. Mais un risqueà prendre, parce que c’est justement du survol mettant en relation des idéeséloignées ou séparées par le cloisonnement disciplinaire que peut jaillirun rapprochement inattendu, une lumière. D’en haut, on voit ce qui n’ap-paraît pas à ras de terre, ce qui est dissimulé par la grille des conceptspropres à une discipline. Mais le rapprochement n’est pertinent que s’iln’est pas seulement superficiel ou formel. C’est vraiment une gageure.

Une première partie présente l’homme cosmique et biologique : unorganisme vivant, fait de cellules, un des pôles de la « trinité individu-société-espèce ». C’est une phénoménologie non pas de l’esprit, mais del’homme concret, fait d’auto-organisation vivante, de raison et d’irraison(Homo sapiens-démens), d’imagination (imaginans), d’utilitarisme(œconomicus), d’activité productive et ludique (faber, ludens), d’affects etde pulsions, etc. Tous ces aspects divers ou parfois contradictoires sontconsidérés dans leur plénitude et aucun n’est « dépassé » dans une syn-thèse dialectique harmonieuse à la Hegel (la dialogique est un des outilsde la pensée complexe : la contradiction ne se dissout pas, elle est tou-jours active).

Morin plonge ensuite dans l’étude de l’identité individuelle (IIe par-tie). Au départ, le vif du sujet, l’ego. Une identification est au fondementde l’identité : l’ego est un jeu de rôles, mais aussi un esprit, rationnelaussi bien que mythique, et parfois mythomane; un agitateur des sym-boles; enfin une conscience, veilleuse humble, flamme fragile mais quipeut flamboyer. De là surgissent toutes les figures de l’homme : le calcu-lateur, le consommateur, le consumeur (Bataille), le joueur, l’artiste, le

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poète. Le croyant? Oui certes : la religion, c’est pour se consoler de sonaliénation (Marx), pour se protéger de son angoisse (Freud); l’homme peutmême ériger des idoles laïques, par exemple la nation.

Mais avec la religion, on est déjà dans le social; de l’identité indivi-duelle on a glissé vers les grandes identités collectives (IIIe partie) : lasociété primitive, l’arkhè-société qui a duré des centaines de millénaires,puis avec le néolithique le surgissement de l’État, de la société de classes,de la cité-État et des grands empires; plus tard, naissent l’État-nation et ladémocratie; et enfin, peut-être aujourd’hui, une société-monde, une iden-tité planétaire, à un niveau supérieur de complexité.

La pensée complexe, en effet, n’est pas le fruit de la cogitation indivi-duelle d’Edgar Morin, elle est appelée par la complexité croissante dumonde, de la nature devenue société : pas de coupure épistémologique,mais une soudure entre nature et culture. L’unification du monde, qui estdéjà là mais dont nous n’avons pas conscience, appelle un outil de com-préhension spécifique; et cet outil fait partie de l’unification elle-même.La complexification, c’est le maître mot de Teilhard de Chardin, avec lequelMorin entre si souvent en résonance, comme un instrument à cordes vibreavec un instrument à vent, il interprète la même symphonie – sauf que luine suppose pas au départ un but transcendant vers lequel tendrait l’huma-nité. Rien n’est linéaire. Pas de progrès inscrit dans les choses. La ques-tion de jeunesse d’Edgar Morin était : socialisme ou barbarie? Aujourd’huic’est : « Y a-t-il possibilité de refouler la barbarie et vraiment civiliser leshumains? Pourra-t-on poursuivre l’hominisation en humanisation? Rienn’est assuré, y compris le pire. » Et c’est la dernière phrase du livre (p. 275).

Finalement, qu’est-ce que l’homme? C’est l’humanité. C’est tout à faitdifférent. L’homme est une abstraction, une idole adorée par certains huma-nistes. L’humanité est concrète, elle est tout entière présente en un seuldes individus qui la composent. Le lien qui rend possible la rencontre, c’estla solidarité. L’amour inspire, anime le procès de civilisation. Le mot revientà quatre ou cinq reprises dans cet ouvrage savant nourri des sciences denotre époque. L’amour n’est pas un concept; dans les milieux universi-taires, il fait sourire ou ricaner, parce qu’il désigne le refoulé des sciencessociales. Pudeur. Soyons juste : on a raison de ne pas en parler, parce quedisserter sur l’amour, c’est en faire un cadavre. Il ne se théorise pas, maisse pratique de l’intérieur, en silence (« dans le cœur », dit Morin, p. 238).Mais, plus encore que le « quadrimoteur science-technique-industrie-profit » (p. 200), c’est lui le moteur invisible de la mondialisation, la« seconde hélice » de la civilisation (p. 225). Il ne s’enseigne pas, il ne seprêche pas, il ne s’acquiert pas, il se révèle. On ne l’a pas : il est ou il n’estpas. Quand il est là, pas besoin d’éthique. L’éthique, c’est quand l’amourn’est pas là et qu’il devrait y être, quand on doit faire comme si on l’éprou-vait. La Méthode, si éclairante en soi pour qui veut la comprendre, a-t-ellevraiment besoin d’une Éthique?

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HENOCHSBERG Michel, La Place du marché, Denoël, 2001.Michel Henochsberg poursuit une recherche solitaire de grande portée

et de longue durée, qui a déjà donné en 1999 Nous nous sentions commeune sale espèce. Sur le commerce et l’économie (Denoël). J’en ai renducompte dans la Revue du Mauss (n° 18). Voici maintenant La place du mar-ché, un livre de près de 400 pages au style très soigné, découpé en unecentaine de chapitres brefs, agréables à lire, nourris de lectures d’histo-riens. M. Henochsberg y réaffirme sa grande thèse de la prévalence de lacirculation sur la production, renversant ainsi les théories classique etmarxiste qui placent la production à la base de l’économie. Il en déduit unethèse paradoxale, surprenante : « Il n’y a d’économie que de marché.L’économie est fluence et le marché la code », c’est-à-dire la contrôle. Lemarché est « une instance de codage des flux » et ne fait que s’approprierleur dynamisme. La confusion entre marché et économie est donc « cou-pable » et trompe notre regard. De cette thèse fondamentale, dérive unemultiplicité d’analyses profondes, parfois difficiles, toujours stimulantes.Voici quelques exemples : le marché est un « délégué opérationnel » del’État pour surveiller les flux; il n’est donc pas l’antithèse de l’État, maisson complice; les opposer est une illusion ou même une escroquerie intel-lectuelle de l’idéologie libérale qui fait croire au juste combat du marchécontre l’État. L’opposition classique entre le réel et le financier est elleaussi illusoire; les fondamentaux censés régler en sous-jacence le mouvementdes cours de la Bourse n’existent pas. La spéculation (jugée mauvaisepar opposition à la bonne économie réelle) n’est pas propre aux marchésfinanciers, elle est universelle, inhérente à l’acte économique lui-même.D’ailleurs, la dichotomie réel/monétaire est une invention de la théorieclassique, inspirée inconsciemment par la condamnation religieuse del’argent. Derrière les mouvements de prix, il n’y a pas de prix naturel oujuste, pas de fondamental, mais seulement des pouvoirs et des rapportsde forces. Le livre s’achève sur une prescription : puisque le marchécontrôle l’économie, et que le calcul économique envahit la vie socialeau détriment de l’amitié et de la relation non utilitaire, alors il faut remettrele marché « à sa place » comme instrument de contrôle social de l’éco-nomie, cantonner, contenir l’économie, préserver la société de son effetcorrupteur, et retrouver dans le commerce sa fonction originelle decommunication sociale authentique.

François Fourquet

KAUFMANN Jean-Claude, Ego. Pour une sociologie de l’individu, Nathan,coll. Essais & Recherches, 2001, 286 p. ; LAHIRE Bernard, Portraitssociologiques. Dispositions et variations individuelles, 2002, 431 p.

Dans la même collection, deux essais, à la fois différents et complé-mentaires, par des sociologues connus qui s’affrontent à la question du

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statut de l’individu, B. Lahire à travers le concept de disposition,J.-C. Kaufmann à travers celui d’habitude/habitus.

On sait comment B. Lahire a pris ses distances avec la sociologie deP. Bourdieu en critiquant son postulat implicite d’homogénéité à lui-même,l’habitus dans toutes ses manifestations. L’homme, au contraire, est plu-riel, soutenait-il dans un livre précédent. Dans celui-ci, il entend détermi-ner de manière quasi expérimentale, à travers huit entretiens très approfondis,le degré de pluralité et d’hétérogénéité des dispositions des acteurs sociaux,et leur variabilité selon les divers contextes auxquels ils sont affrontés.On mesure bien tout l’intérêt théorique (et pratique) du problème posé.La philosophie ou la psychologie courantes ont tendance à postuler l’iden-tité foncière du moi à lui-même à travers le temps et les situations. Unesociologie purement relationniste et interactionniste, au contraire, ne veutvoir qu’autant de facettes du moi (dès lors réduit à néant) qu’il y a de situa-tions et de relations sociales différentes. Quelle part, donc, faire aux dis-positions acquises et incorporées (et comment sont-elles acquises?) etlaquelle à la diversité du monde auxquelles elles s’affrontent? Il n’est mal-heureusement pas sûr que les entretiens, malgré le luxe de considérationsméthodologiques qui accompagne leur construction (et qui rend leur lec-ture quelque peu ascétique, comme le reconnaît l’auteur) permettent uneclarification théorique définitive de la question. Mirages de l’induction.On aimerait une mise en rapport plus synthétique avec les théories socio-logiques de l’action existantes ou avec la sociologie d’inspiration phéno-ménologique. Et pourquoi se dispenser d’une confrontation plus systématiqueavec la psychologie sociale (entreprise dans L’Homme pluriel) et la psy-chanalyse? N’est-ce pas indispensable si, comme le proclame le sous-titredu sous-titre, on pense que « la sociologie met au jour les forces auxquellesnous sommes confrontés depuis notre naissance et qui nous font sentir,penser et agir comme nous le faisons »? Pour une prochaine fois?

Le livre de J.-C. Kaufmann pour sa part a le mérite de reconnaître d’em-blée l’échec des tentatives de grounded theory, d’une théorie qui dérive-rait directement du terrain et s’interdirait toute envolée spéculative au-delàde lui. C’est méritoire de la part d’un de nos plus talentueux et populairessociologues de terrain. Ici il s’affronte directement au problème théo-rique central et nous livre un parcours toujours clair et agréable à lire à tra-vers les impasses de la science sociale. L’impasse principale, ici aussi, estcensée résider dans le postulat (cérébrocentré) de l’identité du moi à lui-même, alors que ce dernier doit être conçu bien plutôt comme un proces-sus ou un ensemble de processus. L’unité relative, contradictoire etfragmentée de ceux-ci leur vient des habitudes (l’auteur nous retrace excel-lemment l’histoire du concept d’habitude ou d’habitus), véritables média-teurs entre la totalité sociale et l’individu singulier. La démonstration estconvaincante. Oui, le concept doit être réhabilité (quel rapport au justeavec le concept de disposition de Lahire?) pour édifier une sociologieeffectivement ni holiste ni individualiste.

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Qu’on nous permette cependant trois étonnements. Pourquoi, dans lesdeux ouvrages, n’est-il fait aucune mention des débats de la rational actiontheory, ou de la philosophie de l’action, analytique ou non? (Quid parexemple, de la distinction entre causes et raisons de Davidson? ou entreidentité et ipséité de Ricœur?) Et même de la théorie sociologique del’action. Weber est étrangement méconnu. Mais, deuxième étonnement,une théorie sociologique de l’action, est-ce la même chose qu’une « socio-logie de l’individu »? Cette expression n’a-t-elle pas tout d’un oxymore?Troisième étonnement : est-il utile d’écrire sur le sujet des ouvrages aussilongs où l’ordre de la découverte l’emporte manifestement sur celui del’exposition? Après tout, la typologie wébérienne de l’action, si impor-tante et influente, tient en quelques pages. On serait tenté de demander ànos deux auteurs de se plier au même exercice de condensation. La Revuedu MAUSS est preneuse (oui, c’est un défi…).

LE BRETON David, Conduites à risque, PUF, 2002, 224 p., 9,50 € ;Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles,Métaillié, 2002, 149 p., 18 €.

Avec J.-C. Kaufmann (et après les supervedettes, Bourdieu, Boudon,Touraine, Crozier), D. Le Breton est sans doute le sociologue le plus lu etle plus apprécié du plus grand public. Il le doit à ses qualités d’écriture(comme J.-C. Kaufmann), si rares dans le milieu hélas, et à sa capacité,dans le sillage de l’anthropologie symbolique du corps de Mauss et de laphénoménologie, à parler simplement et avec sensibilité des sujets quiconcernent tout le monde – le rapport au corps propre, à l’identité per-sonnelle, à leur incomplétude et à leur fragilité – et à actualiser sans cessele propos par un inlassable travail d’enquête mené en sympathie avec lesenquêtés (et les étudiants). Où l’on voit, dans le second ouvrage, commentle travail sur le corps se fait moins contestataire et revendicateur qu’hier,plus esthétique (cosmétique), et, dans le premier, comment les conduitesà risque se multiplient au prorata de l’explosion de la souffrance psychiqueliée à un excès d’individualisme, à la perte de repères familiaux (d’heu-reux pères) ou sociaux. Face à cette souffrance, « les jeux symboliquesavec la mort sont une manière paradoxale de fabriquer du sacré. L’individuentre alors dans une forme de transcendance personnelle, il est habité parson action et s’il peut s’y perdre à jamais, il lui est aussi loisible d’y retrou-ver la plénitude du jeu de vivre » (p. 214). À le lire (et sur ces sujets sivitaux, on ne voit pas qui lire d’autre), on mesure mieux ce qui reste impenséchez B. Lahire et J.-C. Kaufmann. Quand donc les sociologues commen-ceront-ils à se lire sérieusement les uns les autres?

FREITAG Michel (avec la collaboration de Yves Bonny), L’Oubli de lasociété. Pour une théorie critique de la postmodernité, Presses universi-taires de Rennes, 2002, 327 p., 22 €.

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Ancien compagnon de route des débuts du MAUSS, Michel Freitagest pour sa part, et depuis toujours, résolument théoricien. Pour lui, lasociologie n’a pas de sens si elle ne se met pas en mesure de relever lesdéfis légués par la tradition philosophique. Là où la grande majorité dessociologues contemporains se veulent à des titres divers les héritiers del’empirisme de l’école de Chicago et de l’interactionnisme symbolique,violemment opposées au théoricisme de la grandiose théorie parso-nienne, Freitag tente une systématisation de la sociologie classique dansses rapports à la philosophie et à l’anthropologie. Sur ce terrain, il n’a pasd’équivalent en langue française (suisse d’origine, il enseigne à l’UQAMà Montréal), sauf… dans les traductions d’Habermas et de Luhmann. Sonœuvre est difficile d’accès, tant pour des raisons matérielles (son seul livrepublié en France a été Le Naufrage de l’université et autres essais d’épis-témologie politique – « Bibliothèque du MAUSS », 1996) que parce queson exigence de systémacité exige un effort de la part du lecteur. Ce livre,qui rassemble des articles synthétiques revus et ajointés pour former untout cohérent et donner une bonne idée de l’ensemble de l’œuvre, estdonc bienvenu. Et d’autant plus qu’il s’enrichit d’une longue et claire intro-duction d’Yves Bonny qui fournit au lecteur tous les repères nécessaires.

KHOSROKHAVAR Farhad, L’Instance du sacré. Essai de fondation dessciences sociales, Cerf, 2001, 320 p., 220 F.

Parce que reçu il y a plus d’un an et demi et lu alors, j’allais oublierde signaler cet ouvrage du philosophe et sociologue (collaborateur duCADIS et interlocuteur d’A. Touraine dans La Recherche de soi. Dialoguesur le sujet), F. Khosrokhavar. Or, il est des plus importants et apporte trèsprobablement des éléments de réponse aux questions de B. Lahire etJ.-C. Kaufmann (quand les sociologues apprendront-ils à se lire les unsles autres, pour commencer?…). L’entrée ici est tout autre, résolumentphilosophique ou plus précisément phénoménologique. Pas de sciencesociale (et donc pas de sociologie) possible sans une « égologie transcen-dantale », nous dit l’auteur. Le point décisif dans son approche, par oùpasse sans doute la résolution effective des antinomies du holisme et del’individualisme, est la distinction entre l’ego et ses différentes dimen-sions, le je et le tu, le Vous (l’instance du sacré) et le nous. L’illusion del’individu plein et transparent dénoncée par Lahire et Kaufmann n’est pasautre chose que la confusion entre le moi (l’ego) et le je, et l’incapacité,au sein de l’ego, à distinguer du je les instances du tu, du Vous et du nous.Me permettra-t-on d’ajouter qu’en lisant F. Khosrokhavar, j’ai eu le sen-timent de pouvoir aisément traduire l’opposition je/tu dans celle de l’in-térêt pour soi et de l’aimance, et l’opposition Vous/nous dans celle del’obligation et de la liberté que je développe depuis quelques temps déjà(cf. Anthropologie du don. Le tiers paradigme, Desclée de Brouwer, 2000,qu’apparemment F. K. n’a pas lu. Quand donc les sociologues…?). Reste,

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bien sûr, à développer aussi les dimensions du il, du ça et du on, pour com-pléter une sociologie interrelationniste par ce qu’il lui faut d’objectivitéet d’impersonnalité. Où l’on retrouverait les questions et les stratégies deréponse de J.-C. Kaufmann et B. Lahire.

CÉFAÏ Daniel (sous la dir. de), Cultures politiques, PUF, 2001, 535 p.,158 F.

Pour les mêmes raisons, j’allais oublier de signaler ce précieuxrecueil organisé autour de l’importante notion de « culture politique »qui, à l’intersection de l’anthropologie, de la sociologie et de la sciencepolitique, informe un grand nombre des réflexions importantes sur le poli-tique de ces deux ou trois dernières décennies. Tout est intéressant.Mentionnons plus spécialement l’important article de Clifford Geertz,« L’idéologie comme système culturel », le très complet et très clair exa-men du champ de la notion que nous donne D. Céfaï, le maître d’œuvrede l’ensemble, la discussion par J.-L. Briquet de la notion de capitalsocial de R. Putnam dans son application à l’Europe du Sud et l’analysede la culture politique corse par Wanda Dressler.

HÉNAFF Marcel, Le Prix de la vérité. Le don, l’argent, la philosophie,Seuil, 2002, 555 p., 26 €.

Nous reviendrons plus en détail dans un autre numéro sur ce beau etimportant livre d’un compagnon de route du MAUSS, encensé par nosamis d’Esprit qui semblent avoir découvert à cette occasion le paradigmedu don… M. Hénaff laisse entendre que le MAUSS serait resté trop éco-nomiciste dans ses analyses du don, polarisé sur l’utilité des biens échan-gés plus que sur la fonction de reconnaissance du don, et désireux deremplacer le capitalisme par une économie du don. Mais où va-t-il cher-cher tout ça? Reste à entrer plus à fond dans le vrai débat que cet ouvragestructure et met fort bien en perspective historique et anthropologique :quel est le degré de continuité ou au contraire de rupture entre le donarchaïque (que Hénaff qualifie de don cérémoniel) et le don moderne (qu’ilappelle le don moral), et quelles sont les implications éthiques, philoso-phiques et politiques des diverses réponses possibles à cette question? Onpourrait montrer que c’est autour d’elle que s’organisent tous les débatsautour du don et, au-delà, sans doute la plus grande part des débats éthiques.

ANSPACH Mark Rogin, À charge de revanche. Figures élémentaires dela réciprocité, Seuil, 2002, 142 p., 19 €.

Il faudra de même et en même temps revenir sur l’ouvrage de notreami Mark Anspach, membre du MAUSS presque depuis les premiers joursmais tout autant fidèle à la fois à son inspiration girardienne (puisée au

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CREA, le laboratoire de l’École polytechnique dirigé par Jean-PierreDupuy) et à ses références systémistes à Bateson et à l’école de Palo Alto.Le livre qu’il nous offre, importante contribution au paradigme du don,étonnamment clair et concis, cristallisation de plus de quinze ans de réflexionsur les rapports entre don, sacrifice et paradoxes systémiques, doit parlerà la fois aux profanes et aux théoriciens spécialisés. Sur quel terrainnouer la discussion entre Hénaff, Anspach, Godbout (dont les travaux nour-rissent abondamment les réflexions d’Anspach), bien d’autres encore dontmoi-même? Probablement sur la thèse centrale d’Anspach selon laquelle« un tiers transcendant émerge à chaque fois, même si ce tiers n’est riend’autre que la relation elle-même qui s’impose comme acteur à part entière ».Élégante réponse au problème de ce qu’on pourrait appeler les transcen-dances immanentes. En langage moins systémiste et plus phénoménolo-gique, ne pourrait-on dire que, pour que le don joue sa fonction dereconnaissance de l’autre (Hénaff), grâce à laquelle les ennemis se trans-forment en amis (Caillé), il faut que la relation de don elle-même soit ren-due visible, permettant ainsi à l’esprit du don de se manifester sous lesdehors de la spontanéité (Godbout)?

DUPUY Jean-Pierre, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossibleest certain, Seuil, 2002, 218 p., 19 €.

C’est peu de chose que de dire que l’avenir nous inquiète. Nous savonsles risques qu’il comporte, multiples et terrifiants. Pouvons-nous les pré-voir, les probabiliser et tenter de les circonscrire en recourant au fameux« principe de précaution »? Contrairement à ce qu’on serait tenté de croire,le problème qui se pose ici, nous montre Jean-Pierre Dupuy, n’est pas prin-cipalement celui de la limitation de nos connaissances empiriques, scien-tifiques et techniques, déjà suffisamment redoutable pourtant. Bien plusprofondément, il tient à une difficulté métaphysique déroutante : si nousne pouvons pas prévoir l’avenir, c’est parce qu’un grand nombre des pos-sibles dont il est gros n’existent pas encore. Ils n’existeront que rétros-pectivement… La thèse, paradoxale, déconcerte. Mais quand on a lul’argumentaire brillant de l’auteur, offert en soutien déclaré aux thèses deHans Joas, on ne peut plus s’en déprendre. On le sent, elle change tout.Mais quoi, au juste?

Transversales, n° 02, nouvelle série, « Refonder la démocratie », 21 bdde Grenelle 75015 Paris (transversales@globenet. org) ; Revue de psy-chologie de la motivation, n° 33, juin 2002, « 11-Septembre : le choc desconsciences », 12,50 € ([email protected]).

Transversales, longtemps animée par Jacques Robin, puis par PatrickViveret et maintenant par Philippe Merlant, fait peau neuve. Elle passe(enfin!) d’un format 21/29 à un format de revue plus standard. L’avantage?

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On peut la ranger dans une bibliothèque et ainsi accéder aisément auxarticles de l’une des revues les plus actives (avec le MAUSS…) dans larecherche de formes plausibles d’économie plurielle et solidaire, d’unedynamique associative, politique et éthique, susceptibles de faire pièce aunéolibéralisme et au scientisme. On ne compte plus le nombre de débatsqui ont été amorcés dans Transversales dont les collaborateurs réguliers,entre de nombreux autres, sont André Gorz, Henri Atlan, René Passet,Roger Sue, etc. De même, nombre de lecteurs du MAUSS pourraient êtreintéressés par la Revue de psychologie de la motivation, publiée par leCercle d’études Paul Diel sous la houlette bienveillante d’Armen Tarpinianavec le concours régulier de Bruno Viard. L’article de ce dernier, ici même,souligne assez les harmoniques entre M. Mauss et Paul Diel.

DE FORNEL Michel, OGIEN Albert, QUÉRÉ Louis (sous la dir. de),L’Ethnométhodologie. Une sociologie radicale, La Découverte, 2001,444 p., 225 F.

À la croisée de tous ces questionnements, à mi-chemin (d’ailleursambigu et instable, cf. le débat dans La Revue du MAUSS trimestriellen° 4 entre Louis Quéré et Michel Freitag) entre la tradition phénoméno-logique et l’objectivisme, on sait que l’ethnométhodologie occupe uneplace éminente en sociologie depuis plus de vingt ans. Elle n’est pas bienconnue en France. À part le petit Que sais-je? déjà ancien d’A. Coulon,on n’y trouvera pas meilleure introduction en profondeur que ce recueil.

GOURÉVITCH Jean-Paul, L’Économie informelle. De la faillite de l’Étatà l’explosion des trafics, Le Pré aux Clercs, 2002, 346 p., 30 €.

Dommage que le parti pris de ce livre en fausse sérieusement le pro-pos. C’est une nécessité en effet de rassembler le plus de documentationpossible pour tenter de cerner, à l’échelle du monde, les insaisissablescontours de l’économie informelle. Et il n’est pas inutile, loin de là, dansle sillage d’un P. Kaltenbach, de stigmatiser les travers et les faux-sem-blants des multiples « associations lucratives sans but » qui occupent leterrain. Mais pourquoi mettre par principe à peu près dans le même sac(quitte à distinguer ce que l’auteur appelle les versions rose, grise ounoire de l’économie informelle) les associations de bénévoles et les asso-ciations de malfaiteurs? En un mot, tout ce qui échappe à l’économie for-melle, privée ou publique. Au salariat et à l’État qui, apparemment, recueillentseuls les faveurs de l’auteur. On voit que ce qui y échappe est énorme, c’estle mérite du livre, mais l’information n’est pas toujours bien assurée. D’oùsort par exemple le chiffre (p. 102) selon lequel, en France, moins de 5%des associations géreraient la majorité des salariés et recueilleraient laquasi-totalité (nous laisse-t-on entendre) des subventions?

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ANDRIEU Claire, LE BÉGUEC Gilles, TARTAKOWSKI Danielle (sous la dir.de), Associations et champ politique. La loi de 1901 à l’épreuve du siècle,Publications de la Sorbonne, 2001, Paris, 723 p.

Issu d’un colloque, ce volume apporte des éléments importants à l’his-toire encore presque tout entière à écrire des associations (mais comme lenote Antoine Prost – p. 673 — cette histoire est « hélas impossible, carelle serait immense »). Un peu torrentiel. Chacun puisera à sa guise.G. Le Béguec nous montre à quel point l’histoire de la loi de 1901 est endéfinitive mal connue. Fait-elle d’ailleurs vraiment rupture? A. Prost (p. 674)rappelle que le colloque s’est divisé sur cette question. Passionnante pourl’histoire de la France moderne et contemporaine. Car si les associationsfleurissent aujourd’hui, on sait à quel point l’idéologie républicaine et jaco-bine leur a été hostile (et, dans une certaine mesure, le demeure) alorsmême qu’elle en est issue… Sur ce point, les rappels de L. Jaume sont par-ticulièrement éclairants. Bons éléments d’analyse pour finir d’ATTAC parD. Tartakowski, et un éclairage important sur le secteur par le présidentde la Cour des comptes, Pierre Joxe.

FIMIANI Mariapaola (sous la dir. de), Philia, La Citta del sole, Naples,2001, 365 p. 23,24 €.

Ce n’est pas par hasard qu’on place après le compte rendu d’un livresur l’association une référence à ce beau recueil de textes sur la philia.L’amitié n’est-elle pas au cœur de l’association? À tel point qu’au-delàde la forme juridique, on pourrait soutenir qu’il n’y a association véri-table qu’aussi longtemps qu’il y a amitié, et que sitôt celle-ci disparue, iln’existe plus qu’un semblant d’association. Avec des textes, notamment,de R. Bodei, F. Fusillo, R. Esposito, E. Pulcina, R. Guidieri, É. Balibar,B. Karsenti. En italien, faut-il le préciser?

BERTHOUD Arnaud, Essais de philosophie économique (Platon, Aristote,Hobbes, Smith, Marx), Presses universitaires du Septentrion, 2002, 230 p.,21 €.

Par un de nos seuls et brillants philosophes de l’économie (parailleurs collaborateur du MAUSS, cf. son dernier texte dans le n° 18), deslectures d’une grande clarté, ordonnées par l’idée qu’il existe une cer-taine essence pérenne de l’économie (qui justifie qu’on en donne une phi-losophie), tissée par le désir d’obtenir une chose au moindre coût (le désirde l’économe), l’enchaînement de la production, de la distribution et dela consommation (l’économie proprement dite) et un savoir afférent (celuides « économistes »). On ne sera pas nécessairement d’accord avec les lec-tures proposées ni avec l’hypothèse centrale qui les guide – que l’écono-mie serait le seul garde-fou contre la démesure du politique. Le présentnuméro du MAUSS ne suggère-t-il pas qu’aujourd’hui, c’est d’abord de

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la démesure de l’économie qu’il faut se préserver? En fait, il y a déme-sure dès qu’une sphère d’action sort de son champ propre pour prétendres’annexer les autres et les soumettre à sa loi, la religion avant-hier, le poli-tique hier, l’économie aujourd’hui. On le voit, il y a matière à discussion.

PAPILLOUD Christian, Le Don de relation, Georg Simmel – MarcelMauss, L’Harmattan, coll. Logiques sociales, 2002, 192 p., 17 €.

On a défendu dans cette revue l’idée d’une grande proximité épisté-mologique de Mauss et de Simmel. Elle ne va pas de soi a priori. Dansl’article qu’il publie dans le présent numéro, C. Papilloud montre bien lecôté partiellement artificiel et en définitive inabouti des relations entreDurkheim et Simmel. Le neveu de Durkheim, Mauss, ne fera guère allu-sion à Simmel. Mais pas beaucoup plus à Tarde, avec qui il a en défini-tive, une fois l’oncle disparu, aussi pas mal de points communs. Sommetoute, en matière d’histoire des idées, il semble plus sage de s’occuper dece que les auteurs pensent et disent effectivement plutôt que de ce qu’ilsprétendent dire et penser. Les déclarations officielles d’affinité ou d’hos-tilité théoriques sont trop commandées par les considérations tactiquesdu moment pour pouvoir être prises au sérieux. Sur les proximités de Mausset Simmel, quant au fond, C. Papilloud, un des meilleurs connaisseurs fran-çais de Simmel, apporte des éléments importants, même si pour notre part,nous restons sceptiques sur certains choix. Par exemple, le concept maus-sien qui fait pendant au concept de Wechselwirkung (efficace réciproque,généralement traduit par « interaction ») n’est pas directement celui dedon, mais bien plutôt celui de symbolisme ou encore celui de fait socialtotal. Nous publierons prochainement un autre article de C. Papilloud quimontre toute la richesse et la portée de ce concept de Wechselwirkung.

HACKING Ian, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi?traduit (excellemment) par Beaudouin Jurdant, La Découverte, 2001, 299 p.,25 €.

Nous n’avons malheureusement pas eu connaissance de cet ouvrageen préparant le n° 17 de La Revue du Mauss semestrielle, « Chassez lenaturel… Écologisme, naturalisme et constructivisme », qui inauguraitune série de trois numéros consacrés à la querelle du constructivisme (avecle n° 18, « Travailler est-il (bien) naturel? Le travail après la “fin du tra-vail” », et « Y a-t-il des valeurs naturelles? », le n° 19) en soulevant laquestion de son statut théorique. Or ce livre d’un philosophe analytiquecanadien, professeur au Collège de France, y aurait sûrement tenu uneplace importante puisqu’il décortique et classifie avec une grande finesseet une précision parfaite les usages multiples et parfois contradictoires duterme constructionnisme (ou constructivisme). Bel effort de luciditéautoréflexive déconstructionniste du constructivisme de la part d’un

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philosophe qui s’inscrit malgré tout dans le cadre de cette mouvance. Cetravail est d’autant mieux venu qu’on assiste aujourd’hui à une véritableinflation de constructionnismes-constructivismes dans les sciences sociales.On ne peut plus lire un article ou un travail d’étudiant qui ne croient avoirtout compris et éclairé en disant qu’ils vont montrer que leur objet est unconstruit social. Qu’est-ce à dire, demande à chaque fois I. Hacking? Eten plus, son livre, parfaitement écrit et traduit, est plein d’humour.Malgré la complexité du propos, c’est presque un régal. Bref, si vous avezaimé le n° 17 de la Revue du Mauss semestrielle, vous adorerez le Hacking.Et réciproquement…

JAMARD Jean-Luc, TERRAY Emmanuel et XANTHAKOU Margarita (sousla dir. de), En substances. Textes pour Françoise Héritier, Fayard, 2000,604 p., 195 F.

C’est bien connu dans le milieu des anthropologues, mais peut-être pastout à fait assez ailleurs : F. Héritier aura été la digne héritière (si l’on osedire) de C. Lévi-Strauss et laisse une œuvre véritable, qui fait qu’on nepourra plus penser après elle comme avant. Succéder à un tel géant, celan’avait rien d’évident. On trouvera ici réunis, dans ces beaux exercicesd’hommage, tous les grands noms de l’anthropologie francophone oupresque. C’est peut-être Marc Augé qui résume le mieux son apport : « Àl’époque où elle travaillait chez les Samo, deux matérialismes étaient àl’œuvre, le matérialisme lévi-straussien et le matérialisme marxiste. Sonmatérialisme à elle, sans s’opposer aux autres, les dépassait cependantdans la mesure où il donnait, si je peux dire, du corps aux concepts. D’embléeelle a ancré la logique binaire et ses oppositions terme à terme (chaud/froid,sec/humide) dans la réalité la plus concrète des humeurs du corps, des rap-ports des sexes et, au-delà, des rapports avec la nature » (p. 552). Tout està lire, mais peut-être faut-il conseiller plus particulièrement l’article deLucien Scubla qui redonne plausibilité au projet structuraliste, la premièreesquisse, par Rose-Marie Lagrave, d’une synthèse (qui malheureusementtourne un peu court in fine) entre F. Héritier et P. Bourdieu sur la questionde la domination masculine – sujet commun sur lequel nos deux profes-seurs au Collège de France se sont superbement ignorés! – et, enfin, leplus inventif et le plus élégant encore de tous, à plus de 90 ans, C. Lévi-Strauss lui-même. Qui esquisse un autre avenir possible du structuralisme,encore plus matérialiste que le précédent.

INOZEMTSEV Vladislav, Les Leurres de l’économie de rattrapage. Lafracture post-industrielle, L’Harmattan, 2001, 380 p., préface deI. Wallerstein.

La place manque pour parler sérieusement de ce petit livre insolite maisimportant. Insolite parce que l’auteur, économiste, jeune académicien des

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sciences à Moscou, a été formé à l’économie marxiste et à l’ancienneéconomie du développement, toutes deux passées de mode. Pourtant sathèse est forte : il est illusoire de penser que les pays non occidentaux etplus généralement les pays peu ou mal développés puissent jamais rattra-per économiquement l’Occident ou même faire aussi bien que lui, fût-ceavec quelques décennies de décalage. Même en Asie du Sud-est, la classemoyenne reste étique (p. 112), guère à même de soutenir une économiepost-industrielle (et une démocratie, faut-il ajouter…) pleinement efficace.L’argumentation est convaincante. Reste à en tirer toutes les implicationsà la fois économiques, politiques et sociologiques. Elles sont considérables.

GAUCHET Marcel, La Démocratie contre elle-même, Tel, Gallimard,387 p., 10,50 € ; LE GOFF Jean-Pierre, La Démocratie post-totalitaire, LaDécouverte, 2002, 203 p., 14,50 €.

Inutile de rappeler que M. Gauchet est un des tout premiers penseursfrançais (et donc mondiaux…) aussi bien du politique et de la démocra-tie que du religieux. Un de nos principaux philosophes politiques ou plu-tôt du politique (cf. son article dans le dernier numéro de La Revue duMAUSS), et donc un de nos principaux sociologues (n’est-ce pas quasi-ment pareil?). La démocratie moderne, montre-t-il, depuis longtemps,n’est que l’autre face de cette « sortie du religieux » amorcée il y a deuxmille ans par le christianisme. Les jeunes lecteurs savent peut-être moinsque dans le sillage de la critique et de la dénonciation du totalitarisme, ilest, à la tête de la revue Le Débat, un de ceux qui ont le plus contribué àl’abandon par les intellectuels français de leurs passions marxistes et àleur acceptation – la relecture de Tocqueville par Gauchet a joué ici unrôle décisif – de l’individualisme démocratique libéral. Il n’en est que plussignificatif qu’après avoir en quelque sorte apporté sa caution intellec-tuelle à ce dernier, Gauchet se demande depuis quelque années, et notam-ment dans son important « Essai de psychologie contemporaine » reprisici, si un seuil n’a pas été franchi et si l’approfondissement du processusdémocratique et de l’individualisme ne joue pas désormais contre eux.Voilà la question essentielle que ce rassemblement bienvenu de textes surla religion, la démocratie et les droits de l’homme permet de bien cerner.« Qui sait si la déliaison des individualités [traduisons : l’hyperindivi-dualisme, A. C.] ne nous réserve pas des épreuves qui n’auront rien à envier,dans un autre genre, aux affres des embrigadements de masse? » se demandeM. Gauchet.

C’est aussi la question de Jean-Pierre Le Goff, bon analyste de la « bar-barie douce » dans l’école et dans l’entreprise. Dans ce livre qui a le mérited’entreprendre, du point de vue de cette question même, une relectureclaire et serrée des deux grands penseurs du totalitarisme, H. Arendt etC. Lefort, J.-P. Le Goff apporte à peu près tous les éléments nécessairesau débat. On regrettera toutefois qu’il le contourne trop au bout du compte

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en préférant régler des comptes avec le gauchisme d’hier et d’aujourd’hui.Assurément, la société moderne ne se laisse pas décrire sous le chef dutotalitarisme d’hier. Mais suffit-il de dire qu’elle est une « démocratieaffaissée », autrement dit, encore une démocratie ? Et si la démocraties’était tellement retournée contre elle-même que nous en soyons dès à pré-sent bel et bien sortis, entrés dans une forme de régime qui reste à penseret à nommer? Le n° 23 du MAUSS reviendra sur ces questions.

MICHÉA Jean-Claude, Impasse Adam Smith. Brèves remarques sur l’im-possibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Climats, 2002, 187 p.,16 €.

En dernière seconde, comment ne pas signaler ce livre juste reçu denotre ami J.-C. Michéa, toujours aussi tonique, agréable et stimulant (etsi richement nourri de bonnes lectures maussiennes)? Adam Smith (quimérite mieux… y a-t-il meilleure critique de l’Homo œconomicus que cellequ’on peut lire dans la Théorie des sentiments moraux?) est sans doutetrop vite et trop emblématiquement critiqué. Mais ne faut-il pas commencerà réfléchir sérieusement à la question posée par l’auteur de la possibilitéde dépasser le capitalisme sur sa gauche (depuis le temps, si ça devait mar-cher, ça se saurait) ou en en rajoutant toujours une louche dans le culte duProgrès?

TODD Emmanuel, Après l’empire. Essai sur la décomposition du sys-tème américain, Gallimard, 2002, 235 p., 18,50 € ; MOORE Michael,Mike contre-attaque. Bienvenue aux États stupides d’Amérique, LaDécouverte, 2002, 232 p., 17 €.

Également en dernière seconde, dans le cadre de ce numéro du MAUSSoù s’est vue interrogée de diverses manières la récente vocation impérialeexplicite des États-Unis, leur hyperpuissance et le chaos mondial qu’ellealimente, on se doit de dire un mot de ces deux ouvrages totalement dis-semblables dans leur forme, mais qui se rejoignent en partie quant aufond et sur le point essentiel : les États-Unis, qui ont été le phare de ladémocratie mondiale, sont en train de perdre leurs titres et leur légitimitéen la matière (ce n’est pas cependant que d’autres fassent beaucoupmieux…). La démonstration par M. Moore du caractère frauduleux de lavictoire de G. W. Bush sur Al Gore est bien argumentée et convaincante.Pour tout dire, elle donne froid dans le dos. Quant à l’ouvrage d’E. Todd,de part en part passionnant (il y a bien une idée originale, brillante et décon-certante par page), même s’il semble sous-estimer les ressources et le dyna-misme de la société et de la culture américaines, après avoir d’aborddéconcerté, il finit par réussir sinon toujours à convaincre, au moins à don-ner ample matière à réflexion. L’hyperpuissance américaine ne serait quele revers de la fragilité croissante d’un pays qui n’incarne plus l’idéal

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démocratique et progressiste (et qui progresse dans le monde sans les USA,voire parfois contre eux), dont l’armée ne sait pas se battre au sol, dont laproductivité est en définitive relativement faible et qui ne doit son écla-tante prospérité qu’à un afflux mondial de capitaux toujours réversible.D’où un bellicisme ostentatoire d’autant plus nécessaire pour accréditerl’image de la puissance (qui attire les capitaux) que celle-ci s’effrite enfait. Suivent d’intéressantes considérations géopolitiques, sur le rôle passé,présent et futur de la Russie notamment. On ne voit cependant pas bienpar quelles voies pourraient se reconstituer des communautés politiqueseffectivement capables de contrebalancer (car il faut bien des check andbalances ici comme ailleurs) la puissance américaine, qu’elle soit hyperou hypo.

Alain Caillé

TERRAIL Jean-Pierre, De l’inégalité scolaire, La Dispute, 2002, 348 p.,23 €.

De l’inégalité scolaire est un livre rare qui explicite les fondementsmêmes de l’institution scolaire et en tire les conclusions pratiques néces-saires. La rigueur de l’exposé est ainsi constituée : partant de la stagna-tion des écarts de parcours scolaires entre classes malgré l’école unique,la question se pose de savoir ce qui l’explique. Deux voies se sont ouvertesqui sont aujourd’hui largement explorées et, pour partie, épuisées : l’ex-plication sociologique par les facteurs externes; l’explication pédagogiqueou didactique par des facteurs présents au cœur de l’acte éducatif. Faisantsien l’acquis de ces travaux considérables, Jean-Pierre Terrail par mou-vements circulaires situe le pivot de la question : le « rapport au savoir »,socialement variable, et dont on sait qu’il est déterminant et inégalementfécond dans les apprentissages scolaires, est en vérité un rapport à l’écri-ture, laquelle est aussi, d’un point de vue cette fois anthropologique et his-torique, le socle même de l’école. La puissance démonstrative du livre,qui consiste à articuler ces approches, se prolonge par des conséquencespratiques : faire progresser démocratiquement l’école et ce, contre lesrenoncements auxquels invitent les conservatismes en tous genres, sup-pose que l’on saisisse bien l’enjeu des apprentissages spécifiquementscolaires qui consiste à passer des savoirs pratiques, des usages sociauxles plus variés de la langue, du maniement d’outils les plus divers, à l’ap-préhension distanciée du symbolique comme tel, qu’il s’agisse de la règlemorale, de la grammaire ou de la loi mathématique. Et la médiation péda-gogique en est toujours, inévitablement, l’appropriation de l’écriture,racine et condition d’un rapport métacognitif et par voie nécessaire noninstrumental aux différents univers de savoir. D’où une critique, courtoisedans la forme mais sans concession sur le fond, des pédagogies du concret,

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Page 348: PR SENTATION par Alain Cailltunisieopportunites.u.t.f.unblog.fr/files/2012/12/... · une seule puissance dominante que jÕai qualifi e, par pur esprit dÕanalyse et non de critique,

du spontané, de l’adaptatif qui, sans doute « progressistes » dans l’inten-tion, court-circuitent l’axe scolaire fondamental que constitue la prise dedistance par l’écriture.

Ce livre radical, au sens propre du mot, ouvre une voie nouvelle quine laissera pas indifférents les anti-utilitaristes, spécialement quant auxluttes politiques auxquelles ils sont conviés : le rapport instrumental ausavoir, chez les élèves mais aussi chez les enseignants (souvent fidèlesrelais de l’idéologie institutionnelle sans le savoir…), est aujourd’hui unobstacle majeur à la poursuite de la démocratisation de l’école.

Christian Laval

LECTURES 357

RdM20 13/05/05 12:21 Page 357

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