Prem Chap Je t Aime a La Philo

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  • OLIVIAGAZAL

    Je taime la philo

    Quand les philosophes parlent damour et de sexe

    ROBERTLAFFONT

  • Nous remercions les diteurs suivants de nous avoir permis de reproduireles passages des uvres ci-dessous:

    Georges Bataille, Lrotisme, 1957, Les ditions de Minuit.Simone de Beauvoir, Le Deuxime Sexe, ditions Gallimard, 1949.Albert Cohen, Belle du Seigneur, ditions Gallimard, 1968.Milan Kundera, LInsoutenable Lgret de ltre, ditions Gallimard,

    1984.Jos Ortega y Gasset, tudes sur lamour, Petite Bibliothque Rivages,

    Payot & Rivages, 2004.Philip Roth, La bte qui meurt, ditions Gallimard, 2004.Denis de Rougemont, LAmour et lOccident, ditions Plon, 1939.Vladimir Janklvitch, Trait des vertus, tome2 Les Vertus et

    lAmour, Flammarion, 1986.Jacques de Bourbon Busset, Lettres Laurence, ditions Gallimard,

    1987.Alain Badiou avec Nicolas Truong, loge de lamour, Flammarion,

    2009.

    ditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2012.ISBN: 978-2-253-17332-8 1re publication LGF

  • Bertrand, nos enfants,qui mont encourage un peu,

    beaucoup, patiemment.

  • Premire partie

    DE LORDRE CONJUGALAU DSORDRE SEXUEL

  • Sommes-nous biologiquement programms pour aimer?

    Toute passion,quelque apparence thre quelle se donne,

    a sa racine dans linstinct sexuel.

    Arthur SCHOPENHAUER

    Ils sont tombs fous amoureux lun de lautre aupremier regard. Une exprience extatique, ineffable,presque mystique, un phnomne qui leur semble,telle la grce, prcieux comme un don divin. Ils sesentent transports au-del deux-mmes et pourtantsouverainement libres. Ce quils vivent dfie touteloi de la nature, toute dtermination, toute ncessit.Cela relve du merveilleux, du fabuleux, de lextra-ordinaire, du jamais-vu jamais-connu.

    Pourtant, en croire les chercheurs spcialiss dansla neurobiologie de ltat amoureux, il sagit l duneexprience parfaitement ordinaire et prvisible. Biennafs sont les amoureux qui croient la magie ducoup de foudre, au mystre fatal de la passion et latranscendance de lamour. Lamour leur semble inex-

    Sommes-nous biologiquement programms

  • 18 De lordre conjugal au dsordre sexuel

    plicable. Mais si lamour est incomprhensible, ledsamour lest aussi. Or certains scientifiques pensentpouvoir prouver exactement le contraire. Qui a rai-son, du romantique ou du dterministe?

    Depuis une petite trentaine dannes, une nouvellebranche de la biologie de lvolution sest dveloppe,en dynamitant, sur ce terrain encore peu explor parla science quest lamour, le vieux dbat de la natureet de la culture. Les conclusions des chercheurs pren-nent en effet rebours toute notre tradition culturelleen matire damour. Selon eux, lamour est rationnel-lement explicable: il obit des logiques, des lois etdes schmas universels, qui, avant dtre psycholo-giques (cest--dire opaques), sont dordre biologique(donc parfaitement connaissables). En matire dedsir et de sentiment, il y a en fait peu de mystre.LOccident a vhicul un idal trompeur, celui dunTristan et dune Iseult tombs sous le charme parmagie, envots par une force divine, dun Cupidondispersant ses flches au gr de ses caprices et duneVnus fatale. Mais ce ne sont l que mythes. La ralitest beaucoup plus prosaque

    Platon, qui pense le dsir comme un dmonenvoy aux hommes par les dieux, la science rtorqueque le dsir est une proprit mergente des systmesnerveux, endocrinien, circulatoire et gnito-urinaire,quil implique une dizaine de rgions du cerveau, unetrentaine de mcanismes biochimiques et des centainesde gnes spcifiques soutenant ces divers processus1.

    1. John Medina, The Genetic Inferno, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 2000.

  • Sommes-nous biologiquement programms 19

    Carmen, qui chante que lamour est enfantde Bohme qui na jamais connu de loi, les savantsrpondent que lamour est une mcanique neuro-physiologique complexe, rgie par une programma-tion implacable.

    Tout cela manque singulirement de posie, jenconviens. Il nempche que ces hypothses offrent surle dsir et lamour un clairage indit, que la philoso-phie aurait tort dignorer. Dautant quun des pre-miers avoir eu lintuition dun calcul gntique delamour nest pas un biologiste, mais un philosophe,le gnial Arthur Schopenhauer.

    ma connaissance, les scientifiques ne se rfrentpas la Mtaphysique de lamour sexuel1. Pourtant, ladmonstration du grand dmystificateur de lamour,mene il y a prs de cent cinquante ans, rejoint lesenqutes conduites aujourdhui dans les laboratoiresde neurobiologie. Lide directrice est rigoureuse-ment la mme: lamour est un pige que nous tend lanature pour nous conduire la reproduction. Voyonsdabord de plus prs ce quen dit Schopenhauer,avant de revenir la science de lamour.

    De prime abord, crit-il, lamour est un phnomneirrationnel, capable de rendre fou le plus sage et demettre en danger mortel le plus prudent. Cest ce qui

    1. Arthur Schopenhauer, Mtaphysique de lamour sexuel, in LeMonde comme volont et reprsentation, traduit de lallemand parAuguste Burdeau, PUF, 1966.

    *

  • 20 De lordre conjugal au dsordre sexuel

    explique lincomprhension totale dont il est victimedepuis toujours, y compris de la part des potes, desmoralistes et des philosophes. Les moralistes maudi-ront cette concupiscence brutale. Les potes parlerontdmes prdestines et dattractions invitables. Platonracontera que, dans les temps o les hommes taientandrogynes, Jupiter, irrit contre eux, les ddoubla,que, pour rabaisser leur orgueil, il les fendit en deuxcomme des soles, et que, depuis lors, chacun courtaprs la moiti quil a perdue jusqu ce quil lait trou-ve. Mais les potes sont des songe-creux, les mora-listes sont des nes, et Platon se moque de nous1.

    Lamour drange, dans les deux sens du terme:parce quil rsiste toute thorisation et parce quil esttoujours intempestif. Schopenhauer laccuse de venirinopportunment perturber les grands esprits, inter-rompre hommes dtat et savants dans leurs gravesoccupations, nhsitant pas glisser ses billets douxet ses boucles de cheveux jusque dans les portefeuillesministriels et les manuscrits des philosophes.

    Mais pourquoi diable toutes ces ardeurs, tous cessoupirs, toutes ces larmes et tous ces cris? Un senti-ment qui exige parfois le sacrifice de la sant, de larichesse, de la position sociale et du bonheur, quiprovoque tant de passion, de tumulte, dangoisse etdefforts ne saurait tre considr comme une baga-telle ou un caprice. Bien au contraire. Si lamour estsi opinitre, cest quil vise trs haut. Il poursuit un

    1. Propos cits par Paul-Armand Challemel-Lacour, tudes etRflexions dun pessimiste, suivi de Un bouddhiste contemporain enAllemagne, Arthur Schopenhauer, Fayard, 1994.

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    but qui est le plus important de tous les buts quuntre humain peut avoir dans la vie. Il est donc nor-mal quon le pourchasse avec autant dardeur et dezle.

    la rflexion, continue Schopenhauer, lamournest ni gratuit, ni contingent, ni dsintress; il obit une logique parfaitement rationnelle. Il vise unobjectif prcis, dordre mtaphysique: Ce qui est enjeu, ce nest rien de moins que la prochaine gnra-tion. Si nous tombons amoureux, cest que nouscherchons nous reproduire. Mais nous nen sommesque trs rarement conscients. Car ce nest pas laraison qui nous pousse dans les bras de notre par-tenaire, mais le vouloir-vivre, cette force incons-ciente capable de tous les sortilges pour arriver sesfins: la survie et la reproduction.

    Lorsque nous aimons, nous croyons quil sagitdun choix souverain, alors quil nen est rien. Notremoi conscient est sous le joug dun vouloir-vivretyrannique, obsessionnellement tendu vers un objectifcentral: la procration. Aimer, cest travailler sansle savoir pour le gnie de lespce, dont nous nesommes que les courtiers, les instruments et lesdupes. Pourquoi les dupes? Parce que l ochacun croit fermement la libert, la gratuit et lasingularit de son amour, il ne fait en ralit quobir une ncessit universelle dont la porte le dpasse:Cest pour lespce quil travaille quand il simaginetravailler pour lui-mme.

    La libert amoureuse est donc un leurre et lehasard une imposture. Tomber amoureux, cest tom-ber dans un pige. Un pige abominable, hlas, car la

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    personne aime ne fera quexceptionnellement notrebonheur. Plus vraisemblablement, elle nous prcipi-tera dans un malheur absolu. Nous nous serons doncsacrifis pour la gnration suivante. Ce quoi nousnaurions jamais consenti si nous navions dabordperdu la tte.

    Lamour, cest cette ruse de la nature, destine nous faire accepter linacceptable et vivre linvivable:le cauchemar conjugal. Dpense, soin des enfants,enttements, caprices, vieillesse et laideur au bout dequelques annes, tromperie, cocuage, lubies, attaquesdhystrie, amants, et lenfer et le diable! Oui, lediable, car pour Schopenhauer, lamour est undispositif satanique. Les accs de mlancolie imm-diatement conscutifs aux treintes sexuelles sontlcho de cet horrible rire du diable qui rsonnealors dans nos oreilles: Na-t-on pas observ queillico post cotum cachinnus auditur Diaboli?

    Lamour serait donc un pige que nous tendrait lanature pour nous forcer procrer; telle est lhypo-thse schopenhaurienne, que certains scientifiquespensent pouvoir aujourdhui vrifier empiriquement.Lucy Vincent, docteur en neurosciences, exprime,dans deux essais passionnants intituls O est passlamour? et Comment devient-on amoureux?1, les

    1. Lucy Vincent, Comment devient-on amoureux?, Odile Jacob,2004; O est pass lamour?, Odile Jacob, 2008; de mme pour lescitations suivantes.

    *

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    mmes interrogations que Schopenhauer: pourquoitombons-nous amoureux? Pourquoi prouvons-noustant de plaisir aimer et nous sentir aims? Pourquoipouvons-nous passer des nuits entires perdus dansla contemplation merveille de lautre? Pourquoilamour fait-il de nous des tres aussi dpendants,aussi focaliss, aussi alins? Et la rponse est iden-tique celle de Schopenhauer: Pour que le couplese forme, il faut le pige de lamour. Laveuglementet leuphorie amoureuse rpondent une finalit bio-logique. Lamour est une programmation comporte-mentale destine nous mener, sans que nous enayons vraiment conscience, sur le chemin de la repro-duction. Pigs, comme pour Schopenhauer. Et celasexplique de faon simple: Les deux sexes sont destrangers lun pour lautre, voire des menaces: ils doi-vent se mnager un terrain dentente le temps de lareproduction. Ce terrain dentente, cest lamour.

    Ce que Lucy Vincent veut dmontrer, cest quentrelhomme et la femme, cest dabord la mfiance quirgne, donc la distance, voire la rivalit. Lamour estce subterfuge qua invent la nature pour nous condi-tionner accepter lautre sexe, rechercher sa pr-sence, le chrir, prouver du plaisir en sa compagnie,malgr les craintes quil nous inspire. Car ce rappro-chement et cet attachement sont indispensables laprocration.

    Pour nous forcer enfanter, la nature a mis enplace des circuits neuronaux particuliers, dont le butest de nous porter lidalisation de notre partenaire.La cristallisation stendhalienne nest en fait riendautre quune programmation neurologique, spcifi-

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    quement oriente vers la reproduction. Lamouropre donc un remaniement important dans le cer-veaupour faciliter lentente entre les sexes le tempsde la reproduction. Avant de prciser ce que LucyVincent entend par l, commenons par comprendrelorigine de cette mfiance instinctive entre lessexes.

    Pourquoi les deux sexes reprsentent-ils unemenace lun pour lautre? Parce quils obissent desstratgies reproductives antagonistes. Les cerveauxde lhomme et de la femme le savent bien et chacunse protge de lautre et se mfie. Lorigine de cettemsentente archaque entre les sexes, cest la dis-parit mathmatique entre loffre et la demandedovules. La femme ne produit quun ovule par cycleet elle est la seule capable de gestation et de mise aumonde. Lovule est donc une denre rare, qui fait dela femme un objet de convoitise. Lhomme, linverse, fabrique des millions de spermatozodes parjour et sa disponibilit sexuelle le rend capable defconder plusieurs partenaires le mme jour.

    Chacun va donc poursuivre sa propre logique:La stratgie des femmes repose sur la slectionsvre des nombreux candidats en fonction de leurcapacit assurer les ressources matrielles nces-saires la vie de la mre et de lenfant. Tandis que lastratgie des hommes repose sur la dcouverte demoyens pour imposer leur offre au dtriment desautres candidats. Bref, slection du ct desfemmes, comptition du ct des hommes. Rsultat:La femme choisit le partenaire qui montre le plus designes extrieurs de richesse et de puissance et

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    lhomme la partenaire qui prsente les meilleursindices de fertilit. Du fait de la disparit entre ladisponibilit des gamtes mles et femelles, la femmecraint que lhomme cherche ailleurs des occasionsdinsmination, tandis que lhomme, qui subit unerude concurrence, nest jamais absolument certaindtre le gniteur de son enfant. Chacun est alorsconduit laborer une stratgie de reproduction,ou, si lon veut, un scnario de sduction propre subjuguer le sexe den face.

    Commenons par lhomme. Comment sy prend-ilpour faire la dmonstration de son envergure? Iloffre fleurs, cadeaux et dners au restaurant. Dansbeaucoup despces animales, pour signaler sa puis-sance, le mle se dote dappendices coteuxentermes mtaboliques, comme la queue du paon.Selon ce principe du handicap, lhomme qui rouleen Porsche, possde un bateau ou une collection detableaux prouve, en soffrant le superflu, quil peutallgrement pourvoir au ncessaire1. Mais il peut aussisduire par son sens de lhumour. De nombreusestudes ont en effet montr que ceux qui ont ungrand sens de lhumour ont en mme temps lesmeilleurs scores dintelligence. De fait, tre drlenest pas donn tout le monde: cela requiert descapacits cognitives spcifiques et dnote une faonpersonnelle, dtache, ironique, bref suprieure dedcoder le monde. Lhumour agit donc comme unequeue de paon intellectuelle. La formule Femme

    1. Amiotz Zahavi, Mate selection. A selection for a handicap,Journal of theoretical biology, 53, 1975.

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    qui rit moiti dans ton lit serait donc biologique-ment fonde. La femme hilare au premier rendez-vous ignore sans doute que rire stimule le systmeimmunitaire, dissipe le stress, protge des maladiescardiovasculaires, de la douleur et mme du cancer,mais son instinct ne la trompe pas: lhomme dsopi-lant prsente des gages dintelligence et de sant;il marque ainsi des points face ceux quon appe-lait, dans le salon proustien de MmeVerdurin, lesennuyeux.

    La tendance mle la vantardise (la frime), lacomptition hirarchique et la dmonstration deforce relve aussi de lpre rivalit pour les femmes.Do la prdilection pour les postures physiques dedomination, par exemple le fait de bomber le torse.Pour faire limportant, les escargots, les gre-nouilles et les crapauds gonflent leur corps, les chatshrissent le poil, les pigeons se rengorgent, les gorillesse frappent la poitrine grands coups1 Les tech-niques de cour de lhomme sont donc en dfinitiveassez primitives sinon primaires.

    Mais celles de la femme ne le sont pas moins.Lhomme est attir par les attributs physiques indi-quant la fertilit, donc la jeunesse. Cest pourquoi lafemme consacre depuis toujours de lnergie tenterde prserver laspect lisse de sa peau et la brillance deses cheveux, signes les plus clatants de fracheur etde sant. Quant la tonicit et lhabilet de son corps,elle en fait la dmonstration en tant capable de mar-

    1. Helen Fischer, Histoire naturelle de lamour, traduit de langlaispar velyne Gasarian, Hachette Littratures, coll.Pluriel, 2008.

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    cher avec un appendice aussi handicapant que destalons hauts. Cette curieuse coutume, introduite parCatherine de Mdicis, fait office de queue de paonpour la femme. En outre, ainsi chausse, elle est for-ce de cambrer les reins, tout en faisant ressortir lesfesses et la poitrine. Tant pis si ses pieds la font atro-cement souffrir; lessentiel, cest de mettre en valeurses plus prcieux atouts, ce qui navait dailleurs paschapp Schopenhauer: La plnitude dun sein defemme exerce un attrait extraordinaire sur le sexemasculin, parce que, tant en rapport direct avec lafonction de reproduction de la femme, il promet aunouveau-n une nourriture copieuse.

    en croire Schopenhauer, nous tenons ici la raisondu succs des prothses mammaires et des soutiens-gorge tricheurs, effet amplificateur. Si la plus platedentre nous soffre une poitrine faire se damner unsaint, cest quelle veut voquer la mre nourricire (moins que ce ne soit, dans certains cas, plutt devache laitire quil sagisse).

    Avant de revenir aux srieuses analyses des neuro-biologistes, je me permets ici de faire observer le para-doxe suivant. La femme se fait belle depuis toujours,mais jamais, jusqu nos jours, elle navait t cepoint obnubile par lge. Nest-il pas trange quellecherche aujourdhui, par tous les moyens, paratrejeune, donc fconde, alors quelle a conquis de hautelutte la reconnaissance de ses facults intellectuelles etle droit de ne pas enfanter? Dun ct, notre poquea permis la femme de transcender son rle tradition-nel de simple reproductrice; de lautre, elle est plusque jamais encourage sduire en valorisant ses

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    atouts reproductifs. Cette contradiction se dissipe silon considre que le march exerce aujourdhui surles femmes une pression tout aussi coercitive que lepatriarcat dautrefois. La jeunesse est devenue uncontinent conomique qui ne recule devant aucunargument publicitaire, pour promouvoir ce queMichel Houellebecq appelle la fascination purepour une jeunesse sans limites1.

    Linjonction paratre jeune, laide de cosm-tiques et dactes chirurgicaux de plus en plus sophis-tiqus, est la nouvelle alination des femmes. Unefaon moderne et insidieuse de les rappeler leurvocation premire: la procration. Prservonsdonc notre capital jeunesse, offrons-nous deslvres pulpeuses vie (quitte ressembler uncanard) et prouvons que nous pouvons encore trebelles et fcondes lge mr, comme certaines starsexhibant leur ventre la une des magazines. Recon-naissons que Monica Bellucci, posant nue et enceinte quarante-quatre ans, en couverture du Vanity Fairitalien, est resplendissante. Il nempche quelledonne ainsi lexemple de la contorsion qui nous estdsormais impose: vieillir tout en restant jeune.

    Car aujourdhui la vieille dame, ce nest plus la gen-tille mamie de notre enfance, celle qui avait recueilliBabar perdu dans la ville, mais une non-personneque la socit condamne au silence et linvisibilit.Cest avec lucidit que (la future vieille) Camille Lau-rens met dans la bouche de son personnage Julien cejugement dfinitif: En un sens, les femmes vieilles,

    1. Michel Houellebecq, La Possibilit dune le, Fayard, 2005.

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    cest un troisime sexe, une sorte de genre neutre, lesmecs nen ont plus rien foutre1.

    Fermons la parenthse et revenons au pigeamoureux. Il sagit maintenant de comprendre com-ment deux tres, conditionns par des stratgiesantagonistes, vont nanmoins parvenir sentendreet sunir. Pourquoi lhomme renonce-t-il disper-ser ses innombrables spermatozodes et accepte-t-ilde se consacrer exclusivement une femme et unenfantdont il nest mme pas sr dtre le pre?Pourquoi la femme, qui est si convoite, finit-ellepar arrter son choix un homme ncessairementimparfait et limit, alors quelle peut en thorie viserla lune? Et comment fait-elle pour enrler celui-ci ses ctsdans le partage rbarbatif du quotidien?Cest ici que la notion de pige prend tout son sens:si lun et lautre consentent cette perte de libert, cette limitation de leurs possibles, cest quilsnont jamais t aussi heureux de leur vie. Lautreest la perle rare, dont on ne peut plus concevoirdtre spar.

    Quel est le mystre de cette distorsion du juge-ment? Cest le prodige de la nature: les craintessenvolent et font place un enthousiasme extraordi-naire, grce des bouleversements hormonaux stup-fiants. Helen Fischer, chercheur luniversit deRutgers et spcialiste de la question, qualifie cettephase de vritable feu dartifice de neurotransmet-teurs2.

    1. Camille Laurens, LAmour, POL, 2003.2. Helen Fischer, Histoire naturelle de lamour, op. cit.

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    Cest sous leffet de ces modifications chimiquesque lon tombe amoureux. Pourquoi cette personneest-elle devenue nos yeux ltre unique et parfait?Grce llvation du taux de dopamine. Pourquoioccupe-t-elle obsessionnellement toutes nos penses? cause des fluctuations du taux de srotonine. Pour-quoi avons-nous tout le temps envie de faire lamour?Grce la libration docytocine. Pourquoi ressentons-nous ensuite tant de plaisir rester enlacs et partagerune cigarette? Parce que les synapses de nos deuxcerveaux sont inonds dendorphines, une sorte decannabis endogne.

    Voyez, il ny a rien l dextraordinaire ou dinexpli-cable, nous disent les scientifiques. Le professeur depsychiatrie Michel Reynaud est mme en mesure dedlivrer la recette du philtre damour: Troisdoigts de lulibrine (le dsir immdiat), un trait detestostrone (hormone du dsir sexuel), quatre doigtsde dopamine (sensation de dsir et de plaisir), unepince dendorphines (le bain de bien-tre post-cotum) et un peu de sirop docytocine (hormone delorgasme)1. Lensemble de ces processus hormo-naux permet de comprendre comment lhomme et lafemme, au dpart si sceptiques, baissent la garde entombant amoureux. La physiologie molculaire cr-brale influence non seulement les sensations et lesmotions, mais galement les jugements et les senti-ments. Cest ce quexplique trs bien Michel Rey-naud: Lamour passion irradie la fois les circuits

    1. Michel Reynaud, Lamour est une drogue douce en gnral,Robert Laffont, 2005; de mme pour la citation suivante.

  • Sommes-nous biologiquement programms 31

    du plaisir et de la rcompense, impliqus dans laddic-tion, mais aussi les circuits de perception et danalysede lautre, impliqus dans la thorie de lesprit.

    En rsum, pour que nous puissions nous repro-duire, la nature a cr des mcanismes chimiquesdont la finalit est daltrer nos capacits de r-flexion, voire de nous rendre aveugles. Cest seule-ment cette condition que nous acceptons lunion a priori impensable avec lautre sexe. Voil pour-quoi lamour est un pige. Mais pour comprendre enquoi cest un dispositif diabolique, il faut, avec lesneurobiologistes, se poser une dernire question:pourquoi sommes-nous tombs amoureux de cet tre-ci et pas dun autre? Comment sexplique le choix dellu?

    Lindividuation du sentiment amoureux est unequestion trs complexe, laquelle je consacrerai unchapitre, mais pour Lucy Vincent, cela ne fait aucundoute: Nos gots et nos inclinations sont gouvernspar un calcul gntique inconscient. Nen dplaiseaux mes romantiques, le choix amoureux sopreselon des critres purement biologiques et utilitaires.Les critres dattraction selon lesquels nous trouvonscette femme ou cet homme irrsistible rsultent duncertain nombre dindices signalant la qualit de songnome. Ces informations sont vhicules par les ph-romones (de pherein, transporter, et hormon,exciter), ces substances chimiques produites parles glandes exocrines ou scrtes avec lurine qui

    *

  • 32 De lordre conjugal au dsordre sexuel

    jouent le rle de messagers chimiques entre lesamants. Ce qui fait dire Lucy Vincent: Scientifi-quement donc, il semble bien quentre deux per-sonnes, les choses se passent un peu comme entre nosamis les chiens: on se renifle sans sen rendre compte,et notre cerveau est en attente de certaines molculesodorantes qui servent de code de reconnaissanceentre individus compatibles.

    Certes, cela peut sembler un peu abrupt commefaon dexpliquer les choses, et on peut prfrer laposie avec laquelle un crivain comme Yves Simonparle des affinits olfactives. Dans le beau romanLes ternelles, la fascination dYves Simon pourIrnetient en grande partie son odeur, ou plutt ses odeurs: Irne et ses parfums, bien sr, quids la premire seconde me racontrent le roman desa vie: alchimie mystrieuse et russie entre desessences inconnues et sa peau. Ces affinits olfac-tives firent de nous des amants de lodeur, et nuldoute que les histoires qui commencent sur cetimpalpable agencement demeurent jamais nigma-tiques, puisque aucun mot ni dmonstration ne peuten dcrire le procs1. Pour la neurobiologie, il nya l ni mystre ni nigme, mais un dterminismechimique inconscient. Nous tombons amoureux dupartenaire qui dispose dune panoplie gntiquecomplmentaire la ntre, de faon optimiser noschances de mettre au monde un enfant dot dumeilleur potentiel. Certaines combinaisons de gnespeuvent en effet offrir la progniture une meilleure

    1. Yves Simon, Les ternelles, Grasset, 2004.

  • Sommes-nous biologiquement programms 33

    rsistance immunitaire. Autrement dit, qui se com-plte sassemble.

    Ce qui est incroyable, cest que Schopenhauer, sansavoir la moindre ide de gnomique, avait eu lintui-tion de cette harmonisation gntique. Selon lui, levouloir-vivre pousse chacun vers le coparent idal,cest--dire celui qui maximise les chances dengen-drer un enfant robuste. Pourquoi les femmes de petitetaille sont-elles attires par les hommes grands? Pour-quoi les hommes chtifs apprcient-ils les rondeursfminines? Pour rtablir un quilibre dans la pro-chaine gnration: Chacun sefforce dliminer travers lautre ses propres faiblesses, dfauts et dvia-tions par rapport la norme, de peur quils ne seretrouvent, ou mme deviennent de vraies anomalies,dans lenfant natre.

    Lamour serait donc moins une affaire de sentimentque de neutralisation et de compensation biologiques.Ainsi sexpliqueraient les longs et pntrants regardsdes dbuts, lorsquil nous est impossible de dtachernos yeux de ltre aim. Cet examen minutieux estla mditation du gnie de lespce sur les aptitudesphysiques et intellectuelles de notre futur rejeton.

    Mais cest l que le pige va se refermer sur nous.Ce gnie de lespce est hlas un industriel quine veut que produire et qui se soucie peu de notrebonheur. Le coparent idal est trs rarement leconjoint idal. Il est exceptionnel que la compatibi-lit et lamour fassent bon mnage. Schopenhauer

    *

  • 34 De lordre conjugal au dsordre sexuel

    pense mme que cest le cas inverse qui est le plusfrquent: Lamour jette son dvolu sur des per-sonnes qui, sil ny avait la relation sexuelle, seraientdtestables, mprisables et mme rpugnantes auxyeux de lamant.Mais la volont de lespce est telle-ment plus puissante que celle de lindividu quelamant refuse de voir tout ce qui lui est odieux, fermeles yeux et se mprend sur tout, et se lie jamais lobjet de sa passion. Une fois les enfants ns, nousvoil condamns partager notre vie avec un tredtest.

    Certes, Lucy Vincent nest pas aussi dsenchante,mais elle rejoint le philosophe sur ce point doulou-reux: la dsillusion est plus ou moins inluctable.La gnitrice parfaite ne fait pas ncessairement unepouse agrable. Saint Jrme en faisait dj lamerconstat: On prouve les bufs et les nes avant quede les acheter; mais les femmes on les prend sansavoir connaissance de leur humeur et de leur vieQuant aux hommes, cest encore plus compliqu: lebon gniteur peut faire non seulement un mauvaispoux, mais un pitre pre. Idalement, conclut LucyVincent, la femme aurait besoin de deux hommes:un donneur de spermatozodes fort taux de testo-strone pour la fabrication dun systme immunitaireperformant et un homme bas taux de testostronepour les soins, lalimentation et la protection, lesseconds tant beaucoup plus fidles et paternels queles premiers. Daprs elle, on rencontre en effet peudhommes trs virils et fortement impliqus danslintendance domestique. Cesreproducteurs voientcomme un pige linvestissement quon leur impose

  • Sommes-nous biologiquement programms 35

    en contrepartie de leur tentative de reproduction.Ils en viennent petit petit se dsintresser dufoyer et leur pouse en souffre. Lhomme et lafemme partagent alors le sentiment dsagrable destre sacrifis, mais sans savoir rellement qui, quoi, comment ni pourquoi. Ils ne sexpliquent pasleur dception. Alors quelle aussi tait gntiquementplanifie

    Ce nest pas un hasard si la majorit des sparationsadvient en moyenne au bout de trois ou quatre ans,soit le temps quil faut au couple pour mener unenfant au seuil dune relative autonomie. Helen Fi-scher, aprs avoir tudi soixante-deux cultures,observe que le nombre de divorces culmine partoutautour de la quatrime anne de mariage. Ils parlentdes langues diffrentes, exercent des mtiers diff-rents, entonnent des prires, craignent des dmonsdiffrents, et connaissent tous un pic de divorce aubout de quatre ans1. La culture a beau se diversifier linfini, la nature, elle, parle toujours dune seulevoix, la mme pour tous les humains, toutes lespoques, depuis la prhistoire. Ainsi Helen Fischer seplat-elle imaginer une Lucy folle damour, courant travers les prairies dAfrique de lEst rejoindreson amoureux, puis le quittant pour un autre, afindengranger des ressources supplmentaires pour saprogniture

    Ce que Lucy Vincent et Helen Fischer veulentdmontrer, cest que si lamour et lattachement sont

    1. Helen Fischer, Histoire naturelle de lamour, op. cit; de mmepour la citation suivante.

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    inscrits dans la physiologie crbrale, le dsamour lestgalement. Car il rpond lui aussi une ncessit bio-logique. Aprs une premire phase de feu dartificehormonal, la libration de dopamine diminue et lesrcepteurs aux endorphines se dsensibilisent. Cettedclration est ncessaire pour que nous puissionsreprendre le cours normal de notre vie, personne nepouvant se maintenir durablement en surrgime. Sanscette dprogrammation, nous resterions desamants perdus et contemplatifs, inaptes la viesociale et professionnelle. Inutile, donc, de regretterla batitude des dbuts ou de chercher rallumer lefeu. Pour Helen Fischer, au bout de trois ou quatreans si vous souhaitez que votre partenaire continue vous exciter sexuellement, et rciproquement, il fau-dra forcer la nature car vous tes en quelque sorteengag contre-courant du reflux biologique.

    Cest alors, disent nos deux chercheuses, que peut,ou non, sinstaller un autre type de relation, fondnon plus sur la passion rotique, mais sur lattache-ment et laffection. Cela exige, daprs Lucy Vincent,du travail, dont elle pense mme quil est lesecret de lamour. En se basant sur une tude1

    mene auprs de cent vingt-six tudiants amoureux,dont lobjectif tait de mettre en rapport leurs senti-ments amoureux et les traits de leur personnalitgrce deux questionnaires, elle affirme que le bon-heur amoureux est lapanage des plus conscien-

    1. G.Engel, K.Olson, C.Patrock, The personality of love: fun-damental motives and traits related to components of love, Perso-nality and Individual Differences, 32, 2002.

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    cieux. Aucun autre trait de caractre (le fait dtreextraverti, agrable, curieux ou nvrotique) nest cor-rl de manire statistiquement significative au senti-ment amoureux () Inversement, les gens les moinsconsciencieux sont aussi ceux qui sont les moins satis-faits de leur relation amoureuse, qui menacent le plusde partir et qui pratiquent le plus linfidlit. Ainsi,lamour ne sourit quaux personnes faisant preuvedun grand sens du devoir et qui abordent leurrelation amoureuse avec autant de srieux, de dter-mination et de persvrance que leurs tudes ou leurtravail. La preuve que tout ne relve pas de la seulebiologie

    Que penser de lapproche chimique de lamour?Dabord quelle est fascinante: nous pourrions enfintenir lexplication du coup de foudre et de la lassi-tude qui lui succde ncessairement. Et nous pour-rions dsormais savoir comment nous en prmunir:Connatre la raison biologique de la fin de laveugle-ment et de leuphorie ne peut que nous aider accep-ter limperfection de ce que nous vivons dsormais.La science aurait la vertu de nous pargner la dsillu-sion. Connatre la mcanique chimique luvre danslamour serait donc le plus sr moyen de ne pas souf-frir.

    Mais la neurobiologie a-t-elle rellement perc jour la vrit de lamour? En dnonant lillusionromantique, elle entend nous rendre plus lucides,donc plus forts, mais elle nchappe pas non plus

    *

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    une certaine navet moins quil ne sagisse plu-tt dune forme dguise de moralisme familialiste,comme le pensent Christine Dtrez, sociologue, etAnne Simon, charge de recherches au CNRS. Dansun essai percutant intitul leur corps dfendant, lesfemmes lpreuve du nouvel ordre moral, elles consa-crent un chapitre entier1 la critique de lapprocheneuroscientifique de lamour. Selon elles, la dmarchede Lucy Vincent, visant biologiser lamour en igno-rant limportance des dterminismes socioculturels luvre, poursuivrait des fins moralisatrices. La natu-ralisation du couple, la dmonstration de son utilit bio-logique et de son caractre prophylactique ne seraientpas gratuites, mais au service de la morale du couplemonogame et fidle.

    La science de lamour est ainsi accuse de perp-tuer les strotypes les plus culs sur la prtendueuniversalit du couple, se substituant ainsi aux ser-mons de lglise. La biologie aurait troqu un prin-cipe transcendant, Dieu, contre un autre, la biologiehypostasie. En faisant lloge du travailconscien-cieux en amour, le discours scientifique justifieraitles ides de sacrifice et dabngation chres au chris-tianisme et deviendrait ainsi le vecteur lacis dufamilialisme. Le tout biologique naurait ainsipas dautre but que la dfense de lordre moral, dumariage et de la famille. Lessentialisation de lafemme-mre tmoignerait du mme souci dordre

    1. Christine Dtrez et Anne Simon, leur corps dfendant, Seuil,2006. Voir en particulier le chapitre La neurobiologie au service dela morale; de mme pour les citations suivantes.

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    social et symbolique. Pour les biologistes, la maternitreste lhorizon indpassable de la femme, tandis quelhomme se voit confort dans son rle animal depourvoyeur de ressources.

    Critique sans doute pertinente, mais trop svre mon sens. Faire le procs de la science, la considrercomme btement asservie lordre moral et lido-logie ractionnaire me parat excessif et en grandepartie injuste. Toute avance dans la connaissance delhumain constitue un pas de plus dans la dcouvertede lhomme par lui-mme et, ce titre, la chimie delamour me semble apporter un clairage important la comprhension du phnomne amoureux. Ma cri-tique personnelle ne porte pas tant sur la finalit ven-tuellement moralisatrice de la neurobiologie de lamour,que sur ce quelle laisse inexpliqu, comme en dehorsdelle. Cette thorisation laisse impenses deux chosesfondamentales: dune part, la dimension non sexuelledu dsir amoureux; dautre part, la dimension nonamoureuse du dsir sexuel.

    La premire raison qui mamne douter de lap-proche strictement biochimique de lamour, cest lefait quelle vacue tout ce qui, dans lamour, dbordela seule pulsion sexuelle: le dsir dun tre pour unautre peut fort bien ne pas tre dordre purementphysique et senraciner ailleurs que dans la fasci-nation fminine pour une solide paire dpaules, etmasculine pour une poitrine plantureuse. Bien dautrescomposantes (psychologiques, morales, spirituelles, in-tellectuelles) que les indices visibles de fertilit peu-vent prsider au choix amoureux, composantesrelevant de la pure intriorit psychique.

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    Une personne nest pas seulement un corps, maisune chair le corps vcu de lintrieur et une me lesprit vcu de lintrieur. Cest la raison pourlaquelle les tres dpourvus dattributs reproductifs la femme un peu trop plate, un peu trop vieille;lhomme un peu trop gros, un peu trop humble peu-vent devenir objets damour En outre, comment laneurobiologie explique-t-elle le choc amoureux lge de la mnopause? Et que dit-elle de lamourhomosexuel, dont la procration ne peut videm-ment pas constituer la raison dtre? Dans le cha-pitre Choisit-on ltre aim?, jexplorerai lesinfinis mandres, conscients et inconscients, qui condui-sent llection de ltre aim, et qui me semblenttrs largement dpasser le seul dterminisme biolo-gique.

    La seconde raison pour laquelle la biologie delamour ne peut tre tenue pour la vrit unique dudsir et de lamour, cest quelle fait limpasse surlrotisme, quelle ignore le dsir dans sa propension la gratuit, la dpense inutile, le dsir exempt definalit reproductive, voire tranger toute sentimen-talit. La neurobiologie ignore le dsir dans sa vritnue, dans son horizontalit brute, le dsir qui nerelve ni de lamour ni de la survie de lespce, le dsircomme machine dsirante, selon lexpression deGilles Deleuze et Flix Guattari, avec ses turbines,ses rouages, ses processus, ses flux, ses intensits,ses pannes, ses courts-circuits, ses rats, ses succs,ses piges et sa logique purement mcanique. Les-pce se perptuera trs bien sans moi. Moi, je veuxbaiser cette fille, alors, daccord, jaccepte den passer

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    par un minimum de voilage, mais parce que la finjustifie les moyens, avoue le hros de La bte quimeurt, le bouleversant roman de Philip Roth1. Tandisque le vieux professeur fait dcouvrir Velasquez sontudiante subjugue, il pense: Je me passerais de cetintrt pour Kafka et Velasquez. (). On se joue unecomdie. Une comdie qui consiste fabriquer unlien factice, et tristement infrieur celui que cresans le moindre artifice le dsir rotique. Retour enforce des conventions, on se dcrte des affinits, onmaquille le dsir en phnomne socialement accep-table. Or cest justement son ct inacceptable quirend le dsir dsir () a na rien voir avec lesachats de rideaux et de housses de couette, ni aveclenrlement officiel dans un tandem de perptuationde lespce.

    Jai beau respecter infiniment le travail et les dcou-vertes passionnantes des scientifiques, je ne peux pasmempcher de penser quil ne sagit l que dunaspect de lamour, ce continent immense, dont lavrit se drobe mesure quon cherche lobjectiveret la rationaliser. Si vrit de lamour il y a, elle nepeut tre que plurielle. La chimie amoureuse est unefacette de lamour, elle nest pas tout lamour. La phi-losophie ne peut pas souscrire une conception stric-tement naturaliste de lamour et du rapport entre lessexes. Car si la nature humaine constitue bel et bienun dterminisme pour tous les humains, cest undterminisme auquel lhomme a la libert de se sous-

    1. Philip Roth, La bte qui meurt, traduit de langlais par JoseKamoun, Gallimard, 2004; de mme pour la citation suivante.

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    traire. La culture est en effet le signe clatant de lacapacit humaine transcender le donn biolo-gique, en vertu de la facult que Rousseau appelleperfectibilit. Ce qui dfinit lhomme, cest laplasticit et linventivit, qui rendent possibleslapprentissage et la prise de distance lgard deslois naturelles: Comme tout organisme vivant, ltrehumain est gntiquement programm, mais pro-gramm pour apprendre, comme lcrit le biologisteFranois Jacob1.

    En effet, ce qui appartient en propre au genrehumain, la culture le langage, la religion, la pense,la technique, lart , nest pas un hritage gn-tique, mais le rsultat dun apprentissage. Au lieuquun animal est au bout de quelques mois ce quilsera toute sa vie, et son espce au bout de mille ansce quelle tait la premire anne de ces mille ans2,crit Rousseau, lhomme, parce quil est libre et per-fectible, crit son histoire, celle de lindividu et cellede lespce. Aussi lhomme et la femme ont-ils, avecles sicles, appris saimer, cest--dire se considrermutuellement comme tout autre chose que des gni-teurs potentiels.

    1. Franois Jacob, Le Jeu des possibles, Fayard, 1981.2. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur lorigine et les fondements

    de lingalit parmi les hommes, in uvres compltes, Gallimard, LaPliade, t.3, 1964.

    garde-je-t-aime-a-la-philochap-je-t-aime-a-la-philo