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Presse locale : un média de diversion
Plan
I. Historique de la presse régionale en France1. La naissance tardive de la presse de province
1.1. Un retard dû au système des privilèges1.2. Le mariage de la presse et de la République
2. Les régions plus fortes que Paris2.1. Enfin des informations locales2.2. Naissance des grands régionaux
3. Un modèle en crise
II. Presse locale, territoires et espace public1. Le territoire : ambigu et en mouvement2. L'espace public
2.1. La sphère publique bourgeoise selon Habermas2.2. Apports de Wolton, Miège, Dahlgren, Neveu
III. Le monde vu par la presse locale bretonne1. Quatre villes, quatre journaux
1.1. La méthode1.2. Les villes retenues
Rennes, Brest, Saint-Brieuc, Quintin1.3. Les journaux rencontrés
Ouest-France, Télégramme, Progrès/Courrier, Penthièvre
2. Une information apparemment diversifiée2.1. La répartition des articles par auteur et par type2.2. Les trois fonctions du journal local
3. La permanence des hiérarchies4. Une suite de micro-événements sans contexte
Conclusion : l'attention détournée
Bibliographie indicative
PresseMARTIN Marc, La Presse régionale, Paris : Fayard, 2002.MOUILLAUD Maurice, TÉTU Jean-François, Le Journal quotidien, Lyon : Presses universitaires de Lyon, 1989.
RINGLET Gabriel, Le Mythe au milieu du village, comprendre et analyser la presse locale, Bruxelles : Vie ouvrière, 1981.
DAMIAN Béatrice, RINGOOT Roselyne, THIERRY Daniel, RUELLAN Denis (dir.), information.loc@l, Paris : L'Harmattan, 2001.
Espace publicDAHLGREN Peter, Television and the public sphere : citizenship, democracy and the media, Londres : Sage Publications, 1995.
HABERMAS Jürgen, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris : Payot, coll. « Critique de la politique », 1993. (1re édition française 1978, édition originale allemande 1962).
MIÈGE Bernard, « L'espace public : perpétué, élargi et fragmenté », in PAILLIART Isabelle (dir.), L'Espace public et l'emprise de la communication, Grenoble : Ellug, 1995, pp. 163-175.
NEVEU Érik, « Les sciences sociales face à l'Espace public, les sciences sociales dans l'espace public », in PAILLIART Isabelle (dir.), L'Espace public et l'emprise de la communication, Grenoble : Ellug, 1995, pp. 37-64.
TARDE Gabriel, L'Opinion et la foule, Paris : Presses universitaires de France, coll. « Recherches politiques », 1989 (édition originale 1901).
WOLTON Dominique, « La communication politique : construction d'un modèle » in Hermès n° 4, Paris : CNRS Éditions, 1988, pp. 27-42.
TerritoiresPAILLIART Isabelle, Les Territoires de la communication, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 1994.
Presse locale : un média de diversion
conférence à l'IUT de Lannion, 10 octobre 2006
Loïc Ballarini
Présentation5 ans journaliste au Penthièvre, collaborateur régulier de La Griffe
Doctorant à Paris 8 SIC, structures et recompositions de l'EP local.
Partie principale des résultats de mon DEA
IntroductionLe point de départ de cette étude est l'envie de comprendre quel est le monde que la presse
locale donne à lire. Avec son corollaire : est-ce que ce monde correspond à la réalité de la vie de ses
lecteurs ? En se disant qu'un décalage à ce niveau pourrait peut-être constituer une des causes de la
crise que traverse la presse régionale depuis une trentaine d'années.
Ce que je vais vous présenter aujourd'hui tient en trois parties :
– d'abord un historique le plus bref possible de la presse locale en France
– ensuite le cadre théorique dans lequel je me place, et qui fait appel à la notion de territoire
et au concept d'espace public.
– Enfin une analyse de contenu de la presse régionale bretonne.
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I. Historique de la presse régionale en France
1. La naissance tardive de la presse de province
1.1. Un retard dû au système des privilèges
Aussi bien en France qu'en Europe, la presse périodique a été assez longue à naître, et il a fallu encore plus de temps pour voir apparaître, une véritable presse périodique de province.
Le premier périodique – la célèbre Gazette de Renaudot – paraît en France à partir de 1631.
Mais il faut attendre encore un siècle pour voir apparaître un embryon de presse de province. Ce
décalage dans le temps est lié au système des privilèges, qui répartissait entre trois journaux publiés
à Paris le monopole des informations politiques, scientifiques, artistiques et mondaines.
Les premières nouvelles « locales » consistent en quelques faits divers, accidents climatiques et
nouvelles de l'administration, publiées à partir de 1751 dans les différentes éditions des Affiches de
province, qui sont des feuilles consacrées à ce qu'on n'appelle pas encore des petites annonces.
1.2. Le mariage de la presse et de la République
La période qui va de la convocation des états généraux en juillet 1788 à la chute de la
monarchie en 1792 est la première période d'entière liberté de la presse. De nombreux journaux,
souvent éphémères et pour la plupart quotidiens, voient le jour à cette époque en province comme à
Paris. Ce sont des organes de combat, qui font une place quasi-exclusive à la politique selon la
formule : une opinion = un journal.
Mais la liberté de la presse connaît ensuite des hauts et des bas, avant d'être achevée par les
mesures prises par le Directoire entre 1795 et 1797 (taxes postales, impôt du timbre, contrôle
policier). Ce qui fait dire à l'historien Marc Martin qu'en deux ans, « la Révolution semble avoir
elle-même annulé son œuvre », constate Marc Martin.
Mais le souvenir de cette brève expérience de la liberté de la presse reste vif. Pendant tout le
19e siècle, il alimente un long combat contre les différents régimes, qui tentent tous d'asservir la
presse. La seule exception étant quatre mois de liberté totale sous la Deuxième République.
D'ailleurs, on peut considérer qu'après 1848, les aspirations visant à établir la République, la
démocratie et la liberté de la presse sont inséparables. En province, la première revendication
politique devient la liberté de la presse. La presse républicaine, malgré les menaces et les sanctions
dont elle fait l'objet, supplante les journaux conservateurs ou préfectoraux, qui déclinent voire
disparaissent. Cette presse de province désormais majoritairement républicaine sera un relais
précieux pour l'établissement des structures de la Troisième République, qui le lui rendra bien en
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promulguant le 29 juillet 1881 la loi sur la liberté de la presse.
2. Les régions plus fortes que Paris
2.1. Enfin des informations locales
La seconde moitié du 19e siècle est une période clé pour la presse de province : des tarifs en
baisse et une alphabétisation croissante lui permettent de toucher un lectorat populaire, ses
rédactions se professionnalisent… et de véritables informations locales apparaissent enfin. C'est Le
Petit Méridional de Montpellier qui, en 1882, invente les éditions locales qui vont rapidement
s'étendre à tout le territoire. Le contenu des journaux reste essentiellement politique, mais ils ne
contentent plus de nouvelles à portée nationale (Chambre, Sénat, gouvernement).
Le télégraphe électrique permet à la presse de province de cesser de recopier les journaux parisiens, et de proposer, plusieurs fois par jour, les dernières dépêches reçues « par fil spécial ». Le chemin de fer donne quant à lui la possibilité d'étendre les zones de diffusion. La presse participe ainsi au changement de perception du temps et de l'espace à l'œuvre depuis le début du 19e.
On peut désormais lire des comptes-rendus de CM, de réunions politiques, le résultats des
élections. Des journalistes sont aussi détachés dans les principales villes couvertes par le journal.
2.2. Naissance des grands régionaux
Petit à petit, le modèle de la presse régionale tel que nous le connaissons aujourd'hui se met en
place. Une vingtaine de villes de province deviennent les principaux centres de la presse. Les
journaux, marqués par l'Affaire Dreyfus, se font moins politiques, plus consensuels. Après la
Première Guerre mondiale, ils font plus de place aux divertissements. C'est d'ailleurs dans les
années 1920 qu'apparaissent le rubricage actuel et des pages spéciales : on retrouve les sports le
lundi, et les autres jours de la semaine, la TSF, la mode, l'économie régionale, etc.
La photographie met en valeur les informations régionales, les unes évoluent et accueillent désormais des « gros titres ».
Et la publicité prend le pas sur les petites annonces : malgré la crise, le nombre de pages qui lui
est alloué triple en 25 ans.
Résultat : en 1939, les tirages de la presse de province dépassent ceux de la presse parisienne
(croisement 5,5 millions). La presse de province a acquis une identité propre et semble avoir trouvé
la recette de son succès. Ses ingrédients sont : la multiplication des thèmes abordés, le souci de
vouloir parler à tous les âges et à toutes les classes sociales (et donc la tendance au consensus),
l'attention première portée à l'information locale, la construction de réseaux régionaux de collecte et
de diffusion de l'information au maillage très fin, des grands tirages impulsés par l'invention du
quotidien à un sou, une hiérarchisation renforcée des rédactions, qui peuvent compter plusieurs
dizaines de journalistes, des services administratifs de plus en plus spécialisés, et la constitution du
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« double marché » des lecteurs et des annonceurs.
3. Un modèle en criseAprès la Seconde Guerre mondiale, la presse de province continue à grandir. L'épuration
remplace les dirigeants qui ont collaboré par des anciens journalistes et gestionnaires qui
connaissent bien le secteur et gèrent efficacement les journaux. L'écart continue de se creuser entre
les régionaux et les nationaux. Entre 1975, les quotidiens régionaux vendent plus du double des
nationaux (7,8 millions par jour contre 3,8).
Les tirages explosent à la sortie de la guerre, puis baissent rapidement, avant de trouver un équilibre au début des années 1950 avec 3,4 millions d'exemplaires par jour pour les nationaux, et 6,2 pour les régionaux. Pendant les Trente Glorieuses, les nationaux augmentent encore quelque peu leurs ventes (3,8 millions max en 75) et les régionaux gagnent plus de 2 millions.
Mais l'augmentation des tirages cache une baisse du nombre des titres : il y avait 175
quotidiens régionaux à la Libération, 117 en 1952, 73 en 1975 et 55 en 2003. Cela s'explique à la
fois par des disparitions de titres et par un mouvement de concentration auquel les hebdomadaires
échappent jusqu'aux années 1980.
À la fin des années 1960, la presse régionale essuie de forte critiques, qui l'accusent de
conservatisme et de conformisme. Elle réagit en réduisant l'importance accordée aux décorations et
commémorations, et en augmentant celle de la vie économique et sociale, des associations, des
équipements. Elle s'installe dans les quartiers des grandes villes, voire dans les banlieues.
Mais une baisse du lectorat des quotidiens régionaux s'enclenche à la fin des années 1970. Elle
est certes lente, mais continue. En 2003, les 55 adhérents à l'OJD totalisaient une diffusion payée et
non payée de 5,77 millions d'exemplaires par jour, soit un retour au niveau de 1950 (et ils ont
encore baissé depuis).
La presse hebdomadaire régionale a quant à elle continué à créer des titres et à gagner des
lecteurs jusqu'à la fin des années 1990 – un des meilleurs exemples en est le Trégor édité à Lannion.
Mais cette illusion d'un secteur à part de la presse régionale ne tient plus aujourd'hui : la diffusion a
baissé de 5% entre 2001 et 2004.
Le contexte dans lequel se trouve aujourd'hui la presse régionale est donc tourmenté. D'un côté,
elle reste le média d'information écrite préféré des Français.
PQRD :1,772 milliard d'exemplaires
PQN : 663 millions
PHR : 91 millions, aussi bien que les news magazines bien qu'elle soit loin de couvrir
l’intégralité du territoire.
Presse magazine : 2,225 milliards dont 538 millions de suppléments TV et féminin diffusés
avec les quotidiens régionaux. Donc moins que la presse régionale.
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Mais d'un autre côté, la presse régionale traverse la plus longue et la plus importante crise de
son histoire. La PQN perd des lecteurs depuis près de 15 ans, et la PHR depuis 2001. Les
mouvements de concentration, qui sont le fait majeur de l'évolution de cette forme de presse depuis
trente ans, ne l'ont pas empêché. L'arrivée de nouvelles concurrences que sont internet et les gratuits
d'information dans les grandes villes aggrave encore cette situation.
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Presse locale, territoires et espace public
Les deux notions principales qui forment le cadre théorique de mon étude sont l'idée de
territoire et le concept d'espace public.
1. Le territoire : ambigu et en mouvementPendant longtemps, on ne s'est pas posé la question du territoire. À partir du moment où les
populations humaines se sont sédentarisées autour du 6e millénaire avant notre ère (révolution
néolithique), les civilisations rurales ont vécu dans des limites très strictement définies mais qui leur
restaient invisibles. On vivait, se mariait, on cultivait la terre, on travaillait, on mourait ans un
espace assez réduit. Même s'il y avait quelques contacts avec le lointain, pour importer le sel, payer
l'impôt ou partir faire la guerre, l'essentiel de la vie se déroulait comme s'il n'y avait pas d'extérieur.
On pourrait renverser le concept de Marshall McLuhan et parler ici de « village global », non pas
global parce qu'il n'aurait pas de limites, mais parce que l'échelle du village suffisait à englober tous
les aspects de la vie.
En France, ce cadre est encore largement dominant au moment de la naissance de la presse,
dans la première moitié du 17e siècle. Il est remis en cause à partir de la Révolution, qui impose un
nouveau découpage du territoire, puis par l'industrialisation et l'urbanisation de la société, qui se
développent surtout après 1850. La presse de province est autant une cause qu'une conséquence de
ce mouvement. Conséquence parce qu'elle profite du cadre départemental, du train et du télégraphe
pour se construire, cause parce qu'elle permet aussi d'asseoir la légitimité du nouveau découpage, et
qu'en promouvant la vitesse des échanges et des déplacements, elle participe à l'évolution des
représentations du temps et de l'espace. On remarque que cette période est caractérisée par une
évolution parallèle de la presse et de la société.
À la fin du 19e, la presse accompagne l'exode rural : en multipliant les éditions locales, elle
pallie les premiers reculs de la sociabilité de voisinage. À la fin des années 1930, elle devient le
premier média du pays, dans une France qui est depuis peu majoritairement urbaine (1931). Après
la Seconde Guerre mondiale, elle adopte des modes de gestion rationnels et s'ouvre largement à la
publicité, à laquelle elle habitue les futurs lecteurs de magazines et téléspectateurs.
Parallèlement, le territoire évolue lui aussi : à la fin des années 1950 sont créés les plans
d'aménagement du territoire et les « régions de programme » qui préfigurent les régions
administratives qu'on connaît aujourd'hui, et qui sont nées en 1982. En 1992 sont créées les
communautés de communes, et les « pays » le sont en 1999. Aujourd'hui, et sans compter les
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syndicats intercommunaux à vocation unique ou multiple, le mille-feuilles administratif compte
neuf couches de la commune à l'Europe, dont sept appartiennent au niveau « local »: commune,
canton, intercommunalité, arrondissement, pays, département, région. À ces territoires « objectifs »
s'ajoutent les appartenances familiales, amicales, professionnelles, associatives, politiques,
religieuses, etc. Depuis deux siècles, l'idée de territoire est en fait caractérisée par une profonde
complexification. Alors qu'auparavant, on appartenait à une famille et un village, il est aujourd'hui
quasi-impossible de faire la liste des différents territoires auxquels chacun peut se sentir appartenir.
Cette idée de complexité et d'évolution constitue ce que la chercheuse Isabelle Pailliart appelle
l'« originalité fondamentale » du territoire : « Il n'existe que parce qu'il est dans une situation de
continuelle production de lui-même, les médias participant étroitement de cet incessant
mouvement. »
À cette première caractéristique du territoire, on peut en ajouter une deuxième, que l'on peut
nommer l' « ambiguité fondamentale » du territoire : le fait qu'il n'a pas de valeur intrinsèque.
Toujours selon Isabelle Pailliart, le local est « à l'entrecroisement de deux dimensions : celle qui
permet d'être plus innovant parce que l'on est situé dans un espace micro, celle d'être également,
parce qu'étant la partie d'un tout, le révélateur des tensions qui affectent le tout. Ce double
caractère du territoire conduit à mettre l'accent tantôt sur la dimension novatrice, tantôt sur la
dimension conservatrice. »
La notion d'espace public, elle, est encore plus récente que celle de territoire.
2. L'espace public
La sphère publique bourgeoise selon Habermas
Jürgen Habermas a forgé le concept d'espace public au début des années 1960. Il décrit
comment se forme, au cours du 18e siècle en Angleterre, en France et en Allemagne, une « sphère
publique bourgeoise » qui développe un discours critique à l'encontre du pouvoir.
Habermas définit « la sphère publique bourgeoise […] comme la sphère des personnes privées
rassemblées en un public. » On retrouve ici l'idée de public définie au début du 20e par Gabriel
Tarde comme une « collectivité purement spirituelle », c'est-à-dire comme un groupe de personnes
séparées physiquement mais liées par les mêmes préoccupations, voire les mêmes points de vue. Ce
concept s'oppose à celui de foule, très en vogue à l'époque. Pour Habermas, la sphère publique
bourgeoise, d'abord au service du prince, s'en est progressivement émancipée. Selon lui, « le
médium de cette opposition entre la sphère publique et le pouvoir est original et sans précédent
dans l'histoire : c'est l'usage public du raisonnement. » Comme chez Tarde, il passe par deux
supports : la conversation et la presse.
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On peut donc résumer en disant que la notion d'espace public articule d'une part des individus
plus ou moins autonomes par rapport aux discours dominants et capables de se faire une opinion
raisonnable – le public –, avec d'autre part un espace symbolique accessible à tous les citoyens et
dans lequel les idées sont débattues.
Il y a cependant une ambiguïté dans la thèse d'Habermas. D'un côté, il présente l'espace public
comme le fruit de circonstances historiques particulières, comme l'idéal-type qui pourrait expliquer
les mécanismes de construction de l'opinion publique au sein de la bourgeoisie dans trois pays
d'Europe au 18e siècle.
Mais en même temps, il a tendance à ériger l'espace public en un idéal que toute société
démocratique se devrait d'atteindre. En décrivant et en regrettant ce déclin, il construit le mythe d'un
âge d'or du débat raisonné dans lequel tout un chacun recherche la vérité sans volonté de
manipulation.
Il faut garder à l'esprit cette réserve de taille, qui n'empêche pas le concept d'espace public d'offrir, selon Érik Neveu, « un socle pour renouveler l'analyse politique, penser son articulation au culturel, introduire une réflexion qui explicite et sollicite à la fois la catégorie de la « communication » comme médiation centrale des rapports sociaux. »1
Apports récents aux thèses d'Habermas : Wolton, Miège, Dahlgren, Neveu
À la suite d'Habermas, de nombreux chercheurs ont critiqué, précisé et amélioré ce concept. Je
passerai vite sur le modèle de la « communication politique » de Dominique Wolton, qui a un grand
mérite : celui d'attirer l'attention sur les acteurs de l'espace public et sur leurs relations ; mais qui a
aussi un inconvénient majeur, celui de limiter la portée de l'espace public au champ politique, et de
limiter le nombre de ses acteurs à trois, les hommes politiques, les journalistes et les sondages. Le
simple fait de restreindre l'opinion publique aux sondages coupe d'ailleurs la théorie de Wolton de
la réalité sociale.
Bernard Miège, lui, propose une vision d'un espace public « perpétué, élargi et fragmenté »2. Il
se concentre sur les logiques constitutives des médiations sociales et décrit cinq modèles de
communication successifs, en précisant que les plus récents ne chassent pas les plus anciens3. Il
considère que l'espace public est né avec la presse d'opinion, qu'il a ensuite été dominé par la presse
commerciale, puis par les médias audiovisuels de masse, rapidement concurrencés par les relations
publiques généralisées (le fait que toutes les institution sociales, y compris les entreprises,
développent des stratégies de communication). Enfin, la période actuelle serait marquée par
l'émergence d'une nouveau mode de communication pluripolaire associé aux technologies
1 NEVEU Érik, « Les sciences sociales face à l'Espace public, les sciences sociales dans l'espace public », p. 38.2 MIÈGE Bernard, « L'espace public : perpétué, élargi et fragmenté », op. cit., pp. 163-175.3 Les quatre premiers modèles sont décrits dans MIÈGE Bernard, « L'espace public : perpétué, élargi et fragmenté »,
op. cit., l'ébauche du cinquième a été présentée lors de la visioconférence GPB du 2 mars 2005 entre Montréal, Grenoble et Paris.
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numériques.
L'intérêt de l'approche de Miège, et de celle de Wolton dans une moindre mesure, est de
reprendre l'idée d'Habermas selon laquelle l'espace public évolue, tout en refusant l'idée d'un déclin
fataliste. Comme pour les territoires, une des caractéristiques principales de l'espace public est en
effet le fait qu'il soit dynamique.
C'est comme cela que Peter Dahlgren le voit quand il affirme que « le caractère démocratique
de l'espace public ne peut pas être simplement supposé, il doit être continuellement accompli. »
Dans ses textes, Dahlgren met en avant la subjectivité des acteurs et leurs interactions. Il rejoint
aussi Érik Neveu et Bernard Miège qui considèrent que l'espace public n'est pas un, mais multiple,
contitué d'espaces publics partiels, voire partiellement publics.
J'essaie pour ma part de me placer dans les perspectives ouvertes par ces trois auteurs, en me
penchant sur l'espace public partiel que constitue le local, et en en étudiant la principale médiation,
la presse régionale quotidienne et hebdomadaire.
La question principale est pour moi de tenter de comprendre quels sont les rapports entre cette
forme de presse et le territoire dans lequel elle s'inscrit. Il s'agit d'étudier dans quelles conditions la
presse régionale peut être – ou pas – considérée comme l'animatrice, le miroir ou le producteur de
l'espace public local. Mais il s'agit aussi de se demander comment la presse régionale prend en
compte, explicite ou participe à l'ambiguïté fondamentale du local dont je vous ai parlé tout à
l'heure.
À partir de l'histoire de la presse locale et des deux concepts de territoire et d'espace public, je
formule l'hypothèse suivante : est-ce que les difficultés actuelles de la presse régionale pourraient
renvoyer à la rupture d'un lien entre presse et société ? Pendant longtemps, on a vu que la presse de
province avait évolué de conserve avec la société, chacune s'inspirant de l'autre autant qu'elle
l'inspirait. Mais aujourd'hui, tout semble se passer comme si la société avait continué d'évoluer de
son côté, tandis que la presse peinait à se renouveler. La question peut donc aussi se formuler de la
façon suivante : est-ce que la vision de la proximité à partir de laquelle la presse régionale a défini
sa manière de traiter l'information n'est pas devenue une construction trop éloignée de la réalité de
la vie de ses lecteurs potentiels ?
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Une étude de contenu de la presse locale bretonne
1. Quatre villes, quatre journaux
La méthode
Pour comprendre cela, il faut répondre à cette autre question : quel est le monde que la presse
locale donne à lire ? Il ne s'agit pas ici de s'intéresser à ce que veulent dire les journalistes et les
patrons de presse, mais bien à ce qu'ils disent, ou plutôt à ce qu'ils écrivent.
Ce n'est pas non plus une étude de la réception, c'est-à-dire de la façon dont les lecteurs perçoivent cette presse. Ce qui m'intéressait, c'était, très concrètement, le contenu du journal local. Les intentions qui sont derrière, et la réception qui en est faite, n'est pas inintéressante, mais ce ne peut être à mon sens qu'une étape ultérieure du travail, qui sera nourrie par cette première étude.
Il faut ici préciser ce que j'entends par presse locale dans cette étude : il s'agit d'une presse
d'information généraliste, quotidienne ou hebdomadaire, publiée dans une échelle qui va de la
commune à la région. Tous les journaux institutionnels et spécialisés, qu'ils soient corporatistes ou
de petites annonces par exemple, en sont donc exclus. Ce qui donne une vingtaine de titres pour la
Bretagne.
La méthode que j'ai choisie est celle de l'analyse de contenu. Sur une période d'une semaine
pour les quotidiens, et d'un mois pour les hebdos, j'ai relevé tous les articles concernant les villes
que j'avais choisies. Pour chacun de ces articles, j'ai noté son emplacement dans le journal, sa taille,
son thème, son type (info service, portrait, enquête, etc.), la présence ou non de photo, qui est
représenté sur la photo et qui est interrogé dans l'article, qui est l'auteur de l'article (journaliste ou
correspondant), enfin le ton de chaque article.
Les villes retenues
Bien sûr, je n'ai pas pu étudier l'ensemble de la presse locale française sur un an… j'ai donc choisi de me limiter à la Bretagne, pour toute une série de raisons dont les deux principales sont qu'elle est depuis le début du 20e siècle un des régions les plus dynamiques en matière de presse locale, et que son paysage y est encore contrasté, puisqu'on y trouve aussi bien le plus grand quotidien français qu'un petit hebdomadaire indépendant.
J'ai choisi quatre villes reflétant la plus grande diversité possible en matière économique,
sociale, démographique et médiatique. Ces villes sont :
Rennes : 206 000 hab en 1999, préfecture d'Ille-et-Vilaine et capitale régionale. Son économie
est diversifiée (industrie, services, NTIC bien implantées). Elle est bien sût le siège d'Ouest-France,
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qui y dispose aussi d'un monopole sur l'information écrite.
Brest (150 000 habitants), sous-préfecture du Finistère, est la seconde ville de la région, dans
l'ombre de Rennes. Dominée par la présence de l'arsenal militaire auquel on l'identifie souvent, elle
est pourtant très active, notamment au plan culturel, mais peine à trouver une reconnaissance. Fief
historique du Télégramme, elle n'échappe cependant pas à la concurrence d'Ouest-France. Un
hebdomadaire, Le Progrès de Cornouaille/Courrier du Léon y est également diffusé.
Saint-Brieuc (50 000 habitants), est la préfecture des Côtes-d'Armor. C'est une ville moyenne
au passé industriel fort, qui peine à se reconvertir. Elle est l'exemple d'une ville-centre historique
dont les commerces connaissent des difficultés récurrentes au profit d'une périphérie florissante.
Ouest-France et Le Télégramme s'y affrontent, l'hebdomadaire Le Penthièvre s'y développe depuis
sa création en 2000.
Quintin (2 900 habitants), enfin, est un chef-lieu de canton situé dans le sud de la zone
d'influence de Saint-Brieuc. Ancienne capitale de la fabrication et du négoce des toiles de lin dites
« Bretagnes », elle est restée une petite ville relativement autonome, qui bénéficie aujourd'hui des
mouvements de « rurbanisation ». Elle appartient à la tranche des communes de 1000 à 5000
habitants dans laquelle vivent 41 % des Bretons (moyenne nationale 24 %). Ouest-France, Le
Télégramme et Le Penthièvre y sont présents.
Les journaux rencontrés
Ouest-France. Créé en 1944, c'est le descendant de l'Ouest-Éclair, fondé à Rennes en 1899.
Un peu moins de 800 000 exemplaires vendus chaque jour (plus que Le Monde et Le Figaro
réunis). C'est le premier quotidien français depuis 1976. C'est aussi le navire amiral du groupe Sipa,
qui compte aussi, entre autres, Ouest-France Multimédia, Publihebdos (38 hebdomadaires dont Le
Penthièvre), Sofiouest (les 160 gratuits d'annonces de Spir Communications, les éditions Ouest-
France, La Presse de la Manche…), 50% de 20 Minutes SA (les quotidiens gratuits du même nom)
et désormais les quotidiens anciennement édités par la Socpresse dans l'ouest.
Particularité : le groupe Sipa est depuis 1990 filiale à 99,91% d'un association loi 1901,
l'Association pour le soutien des principes de la démocratie humaniste. Son bureau est
soigneusement verrouillé, et empêche qui que ce soit de prendre le contrôle d'Ouest-France.
Cependant sa diffusion a perdu plus de 12 000 unités depuis son pic de 1990, soit une baisse,
modérée, de 1,54 %. 2004 a certes été une année positive, mais le gain de 195 journaux par rapport
à 2003 ne représente que 0,025 % du total.
Le Télégramme. Comme Ouest-France, Le Télégramme a été fondé en 1944, à la suite de La
Dépêche de Brest qui datait de 1886. C'est aussi un journal qui est aux mains de la même famille
depuis ses débuts ou presque. Il fut le premier quotidien français à adopter la couleur en 1967.
Bloqué dans son développement par la puissance d'Ouest-France, il a tout de même réussi à
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s'étendre aux Côtes-d'Armor et au Morbihan et, surtout, il a su développer ses ventes à l'intérieur de
son territoire historique. Le Finistère est un des départements où le taux de pénétration de la presse
quotidienne régionale est le plus fort.
Le Télégramme a atteint un pic de diffusion en 1991 avec 215 000 exemplaires par jour, mais il
est retombé à 194 000 en 2002. Le journal a alors changé de maquette. Il est désormais au format
tabloïd, agrafé, et met l'information locale plus en valeur grâce notamment à une seconde « une » à
l'intérieur du journal. Il a repassé la barre des 200 000 exemplaires en 2004.
Le Télégramme possède quelques hebdomadaires, une maison d'édition, des parts dans la
télévision locale Nantes 7 et une régie publicitaire.
Le Progrès de Cornouaille/Le Courrier du Léon. Il s'agit de deux journaux au contenu
identique, mais dont seul le nom diffère. Le Progrès de Cornouaille est publié au sud du Finistère,
Le Courrier du Léon au nord. Il en va ainsi depuis 1895, date à laquelle deux feuilles créées par
l'évêché de Brest (Le Courrier de Cornouaille et Le Courrier du Finistère) ont fusionné. Ayant été
interdites à la Libération, elles ont juste changé de nom et leur gestion a été transférée à des laïcs
via la Société des éditions nouvelles du Finistère, qui est toujours indépendante aujourd'hui.
Le contenu du Progrès/Courrier est assez original, puisqu'il n'est pas découpé
géographiquement comme tous les autres journaux locaux, mais par thèmes (Pêche, Mémoire,
Santé…). Ces thèmes ne reviennent pas forcément toutes les semaines, mais en fonction de
l'actualité. Le journal diffuse aujourd'hui à environ 7 000 exemplaires, contre un tirage de 30 000 en
1926.
Le Penthièvre. L'hebdomadaire du Pays de Saint-Brieuc a été lancé en juin 2000 par le groupe
Publihebdos, filiale donc d'Ouest-France. Depuis, la totalité du territoire des Côtes-d'Armor est
couverte par des hebdomadaires appartenant à Publihebdos (6 pour 540 000 habitants, dont Le
Trégor), ainsi que par un indépendant, L'Hebdomadaire d'Armor édité à Merdrignac. En 2004, Le
Penthièvre vendait en moyenne 4 700 exemplaires par semaine (12% de plus qu'en 2003).
2. Une information apparemment diversifiée
2.1. Répartition des articles par auteur et par type
Après cette présentation générale de l'étude, entrons plus en détail dans l'analyse de contenu.
Au total, mon corpus compte 1651 articles répartis assez inégalement : 1430 pour les quotidiens et
221 pour les hebdomadaires. Il est donc difficile de considérer les résultats propres aux
hebdomadaires comme statistiquement fiables. C'est pourquoi je ne les ai pas différenciés de ceux
des quotidiens, sauf quand ils s'en écartent significativement et qu'il est possible d'expliquer
pourquoi.
Je ne présente ici que les résultats principaux de l'étude.
12/19
Répartition générale des articlesPar type d'article Par auteur
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Correspondant 12,66%
Lecteur 2,18%
Indéterminé 53,18%
Par date et par journal. Globalement, la répartition des articles reflète la position des journaux : Ouest-France est prolifique à Rennes (399), mais loin derrière Le Télégramme à Brest, et les deux quotidiens font jeu égal à Saint-Brieuc. À Quintin, commune beaucoup plus rurale et donc a priori appartenant plus au « terrain de jeu » des hebdomadaire, Le Penthièvre publie chaque semaine autant d'articles que les quotidiens, ce qui est loin d'être le cas dans les villes plus grandes.
Par emplacement. Le critère de l'emplacement des articles dans le journal montre que très peu d'articles « remontent » en pages générales : à peine 8,6% (P/C exclu car non géographique), et encore ne s'agit-il souvent que de la reprise, sous forme de brève, d'un article paru le même jour ou la veille en page locale.
Par type. Sans grande surprise les compte-rendus forment près de la moitié du corpus (789,
47,8%). La moitié de ces compte rendus sont des articles, un gros quart sont des brèves, le reste se
répartissant en faits divers, encadrés, photo-légendes, CR d'audience et nécrologies.
Les infos-services constituent le deuxième type d'article le plus utilisé (352, 21,3%). Si on leur
ajoute les annonces de spectacle ou d'événements divers (211, 12,8%), on obtient un pôle d'un tiers
d'articles d'informations pratiques permettant d'organiser son emploi du temps.
Les reportages, entretiens, portraits et analyses ont en commun de demander une démarche
d'approfondissement. Ces quatre catégories représentent 10,6% du total. On peut tout de même
s'étonner du faible score des articles d'analyse : 9 au total (0,5%). Et encore, ces mises en
perspective fouillées d'un sujet se trouvaient en sports, pour annoncer des matches importants
nécessitant de revenir sur le déroulement de la saison. Le journalisme d'« investigation » n'est pas
toujours où l'on croit…
Les rappels (75, 4,5%, pour moitié accompagnés de photos), même s'ils occupent beaucoup
moins de place dans le journal, sont tout de même plus nombreux que les reportages. Leur vocation
est d'organiser la circulation à l'intérieur du journal, mais on remarque que, dans les quotidiens, très
peu de liens renvoient de la une aux pages locales. En fait, la circulation se fait entre d'un côté le
département ou la région et de l'autre côté la commune, mais ne remonte pas plus haut. Les unes
des quotidiens ont clairement une ambition nationale et ne laissent que peu de place à l'information
locale. Ce qu'on peut aussi dire d'une autre façon : on lit les informations locales par habitude ou
par principe, mais pas parce qu'une démarche journalistique ou éditoriale nous y invite. La situation
est différente dans les hebdomadaires, surtout Le Penthièvre, où de nombreuses communes sont
présentes en une.
Enfin, on remarque le journal local donne peu la parole à ses lecteurs (38, 2,4%).
Par auteur. La question de savoir qui écrit dans le journal pourrait paraître saugrenue, mais
elle trouve en fait une réponse assez étonnante : dans 53,2% des cas, il est impossible de savoir qui
est l'auteur d'un article. Nous conviendrons qu'il est sans conséquence de ne pas connaître l'auteur
des infos-services (horaires de permanences et d'administration, la date du prochain bal, etc.). Mais
elles ne représentent que 20% des articles. En ce qui concerne les nombreuses photo-légendes des
rubriques « ville » et qui peuvent être l'œuvre de correspondants ou de journalistes, il ne s'agit en
13/19
général que d'événements de peu d'importance décrits très factuellement. Les annonces de spectacle
commencent par contre à poser la question de la distance, voire du recul critique que tous les
journaux revendiquent. Elles sont en effet pour la plupart des extraits de dossiers de presse plus ou
moins bien recopiés, qui affirment que tout est très bien, novateur et inédit. Quand on passe aux
inaugurations ou aux mises en place de nouveaux services, dont on ne sait si elles sont rédigées par
les journalistes ou les chargés de communication qui les promeuvent, cela devient plus gênant.
Pour illustrer jusqu'où cela peut aller, je prends un exemple tiré du Télégramme du 25 janvier
2005. Il s'agit d'un quart de page consacré à deux navires militaires basés à Brest et qui étaient alors
en en opération à Sumatra pour aider les victimes du tsunami de décembre 2004. Dans l'article, qui
était tout à la gloire de la marine française, des propos d'officiers et de marins étaient retranscrits.
Mais impossible de savoir s'ils venaient d'un communiqué officiel de la marine, d'une interview
téléphonique, du reportage d'un envoyé spécial, du témoignage de soldats déjà revenus. Et le papier
se terminait par ces phrases : « Inutile de donner la réplique à ceux qui, dans l'atmosphère ouatée
de leur bureau, ont reproché aux marins français d'intervenir aussi tardivement. Le soutien
humanitaire ne fait que commencer. » Quelle valeur peut-on accorder à ces propos dont l'auteur,
journaliste ou officier, n'est pas identifiable ? comment lire, comprendre et interpréter un article
dont on ne connaît pas l'origine et qu'on ne peut replacer dans son contexte informationnel ?
2.2. Les trois fonctions du journal local
Divertir, informer, intégrer. Si on regarde maintenant de quoi parlent ces 1651 articles, on
repère 11 thèmes dans la vie locale telle qu'elle décrite par la presse régionale bretonne.
Le premier de ces thèmes est celui des services (316, 19,1%), courtes informations souvent en
style télégraphique. En seconde position et presque à égalité vient le sport (301, 18,2%), loin devant
la vie politique (208, 12,6%) et la culture (203, 12,3%). La fête tient encore une bonne place, puis
arrivent dans la deuxième moitié du classement l'action sociale et les solidarités, la sécurité, le
monde du travail.
Ces résultats sont surprenants dans la mesure où ils mettent en scène une vie locale aux
préoccupations renversées par rapport à la vie quotidienne d'un Français plus ou moins « moyen ».
Le travail, qui occupe environ un quart de notre vie – sans compter les conversations qui portent sur
lui hors de son cadre –, ne représente qu'à peine plus d'un vingtième du journal. Et le sport, à qui
l'on consacre au mieux une dizaine d'heures par semaine (1/15 de notre temps), prend quant à lui un
cinquième du journal. Il est également étonnant que les thèmes de l'environnement, de la santé et de
l'éducation, qui possèdent pourtant d'importants enjeux locaux, soient aussi peu abordés par les
journaux.
Si on essaie de regrouper ces 11 thèmes par « affinités », on peut dégager trois grandes
fonctions du journal local : divertir (sport, culture, fête, 39,8%), informer (politique, action sociale
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Presse locale : 11 thèmes, 3 fonctions
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et solidarités, sécurité, monde du travail, divers, 36,3%), intégrer (services, état civil, vie du journal,
23,9%).
Avec le sourire ! Maintenant que l'on sait de quoi on parle, voyons de quelle manière, quel est
le ton des articles, la façon dont les choses sont écrites. Pour essayer de le mesurer, je me suis
inspiré d'une échelle utilisée par Denis Ruellan dans un chapitre du livre [email protected]. Il y
analysait des sites internet, guides de villes ou sites municipaux, qu'il classait en dix degrés allant de
l'engagement politique à la promotion marchande en passant par la neutralité. J'ai adapté et
transformé son échelle pour qu'elle puisse s'appliquer à des articles particuliers, et non à un site ou
un journal en général. La mienne compte huit degrés :
- Engagé : prise de position politique de l'auteur de l'article.
- Critique : Elle est en général dirigée contre une institution.
- Distancié : Caractérisé par la présence d'au moins deux points de vue dans l'article, ou par une démarche de l'auteur de remettre le sujet dans un contexte plus général. Dans le cas particulier du compte-rendu de séance d'une assemblée politique type conseil municipal, où plusieurs opinions s'expriment de façon quasi-systématique, la distanciation sera marquée par l'apport par le journaliste d'un recul supplémentaire. Sinon l'article appartient à la catégorie suivante.
- Clinique : C'est une description, souvent minutieuse, des faits, qui n'est accompagnée d'aucun jugement ni remise en contexte.
- Pratique : Domaine de l'information-service, brève et sans fioritures, regroupant les horaires des permanences politiques et de service administratifs, les annonces de réunions du club du troisième âge ou de la ludothèque, les animations à venir, etc.
- « Perroquet » : Article dans lequel l'auteur reprend manifestement à son compte les dires d'une autre personne sans user des guillemets, sans apporter de contradiction ni de mise en contexte. Cas fréquent des annonces de spectacles dans lesquelles le journaliste se contente de recopier le dossier de presse. Ce style pose la question de la responsabilité des correcteurs – qui sont parfois eux-mêmes journalistes, en particulier dans la presse hebdomadaire régionale – dans le cas où des correspondants se livrent à ce genre de pratiques.
- Valorisant : « Dire du bien de ceux qui font du bien au local » (Ruellan), tel peut se définir ce style mettant en valeur des personnes, des institutions, voire des entreprises. Est également considérée comme valorisante toute interview qui ne comprend pas de questions « gênantes » et aide l'interlocuteur à se présenter sous son meilleur jour.
- Promotionnel : Autre forme de mise en valeur, cette fois dans le cadre d'un partenariat, voire sur simple demande des gens présentés dans l'article (cas des « vitrines » dont on a déjà noté l'ambiguïté). Cette catégorie contient également l'autopromotion par laquelle le journal se met lui-même en valeur.
- Divers : rares articles pédagogiques, mises en garde contre de faux démarcheurs, pavés d'humour de fin de semaine.
La répartition des articles selon leur ton révèle une très nette prédominance des catégories
clinique et pratique. 62,4 % du contenu du journal sont donc « neutres » ou réputés tels. C'est une
large majorité, mais c'est aussi en-dessous de ce à quoi l'on aurait pu s'attendre. En effet, une bonne
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Répartition des articles par ton
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partie de ces articles neutres sont des infos-services qui ne peuvent guère être autre chose que
neutre. De plus, les articles engagés ou critiques sont quasi-inexistants (3,4% du total), ce qui
confirme la tendance engagée à la fin du 19e siècle de vouloir parler à tous et de réfréner les
engagements politiques des journaux.
Si les journaux locaux ne sont pas aussi neutres qu'on aurait pu l'attendre, c'est en fait parce
qu'ils semblent s'être donnés pour mission de valoriser « ceux qui font bouger le pays ». Les articles
« perroquet », valorisants ou promotionnels représentent 29,9% du total ! Il s'agit là d'une tendance
largement surreprésentée, alors qu'en face, la pratique de la distanciation, dont chaque journaliste
s'enorgueillit, n'atteint pas les 4%.
La conclusion de cette première partie de l'analyse, c'est que l'on peut aborder beaucoup de
sujets dans un journal local, surtout s'il s'agit de divertissement et d'info-service, et de préférence
avec le sourire.
3. La permanence des hiérarchiesPour aller un peu plus loin, j'ai aussi étudié les sources qu'utilise le journal et qu'il montre: les
citations et les photos.
Dans le corpus étudié, j'ai relevé 993 citations de personnes ou de documents, que l'on peut
répartir en 13 catégories. Les vedettes du journal local sont les sportifs et les membres
d'associations, devant les politiques, les professionnels divers et les artistes. On remarque encore
que 5% des personnes interrogées sont de simples particuliers, et seulement 1% des experts.
Les catégories sont les mêmes, mais le classement légèrement différent lorsqu'on s'intéresse
aux photos et à celles et ceux qu'elles représentent. Les artistes se glissent dans le trio de tête, les
particuliers remontent et les politiques dégringolent de 15 à 8%.
Mais globalement, ces deux classements appellent la même remarque que les thèmes abordés
par la presse locale : la répartition des sources citées et photographiées est très éloignée de la réalité
de la vie sociale. Dans le cas des citations, cela se double par une très forte inégalité à l'intérieur des
catégories, où les dirigeants, quelle que soit leur nature, dominent largement. Ainsi, on donne bien
plus souvent la parole au président de l'association qu'au bénévole, au chef d'entreprise ou au maire
qu'à l'employé ou au conseiller municipal. Il y a plus de deux entraîneurs pour un joueur dans la
presse locale, plus de deux présidents pour un bénévole, et ce rapport passe à plus de cinq si l'on
considère tous les responsables associatifs (membres du bureau ou du conseil d'administration,
organisateurs, directeurs, membres du jury). Le maire et ses adjoints sont 3,5 fois plus nombreux
que les conseillers municipaux et les chefs d'entreprise dix-huit fois plus que leurs employés.
Le déséquilibre interne aux catégories disparaît par contr en ce qui concerne les photos : on
repasse à deux bénévoles pour un président, et à douze joueurs pour un entraîneur, ce qui est plus
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Sources citées dans les articles Sources représentées en photoSpor
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pratique pour disputer un match de football, sport favori du journal local. Mais au vu de ce qui
précède, on peut douter que cela soit dû à un souci d'équité. Il y a en effet de manière générale
beaucoup plus de monde sur les photos que de personnes citées, et cela pour une raison simple : il
faut vendre des journaux à tous ceux qui sont représentés, à leur famille et à leurs amis.
Alors certes, la presse d'aujourd'hui n'est plus la presse des notables qui dominait il y a un
siècle : elle aborde beaucoup de sujets, fait appel à beaucoup de sources différentes, sans que ses
pages ne soient encombrées par les photos des élus locaux. Mais derrière cette apparente diversité,
elle organise une autre forme de notabilisation. Le cercle des édiles s'est élargi aux chefs
d'entreprise, aux responsables associatifs, aux entraîneurs sportifs, qui forment une sorte d'élite
locale dont on ne sort pas ou très rarement.
On peut ainsi reprendre ce que dit Jacques Le Bohec à propos des relations entre journalistes localiers et élus politiques : « Ce jeu restreint, qui implique un faible nombre de personnes, interdit de s'exprimer en termes d'« espace public local » pour décrire la vie […] dans la plupart des communes. »(la question du « rôle démocratique » de la presse locale en France)
Cette forme de fermeture de la presse locale est encore accentuée par sa façon de traiter, ou
plutôt de ne pas traiter l'échec. Sur 993 personnes citées, il y a enfin… un chômeur. Un chômeur sur
mille personnes citées par le journal, alors qu'il y avait, au moment de l'étude, 40 chômeurs pour
1000 français (janvier 2005, 2 444 200 chômeurs de catégorie 1). La pauvreté, ou tout au moins une
certaine détresse, puisqu'il n'est pas question ici de RMI ou de minimum vieillesse par exemple, est
donc quarante fois moins visible dans le journal que dans la vie. La presse préfère aux difficultés
certainement passagères qui excluent certains, les manifestations sportives et associatives qui
rassemblent tout le monde.
4. Une suite de micro-événements sans contexteEn fait, le grand nombre d'informations-services, de compte-rendus factuels et d'articles
valorisant les « héros d'un jour » ou les actions bonnes pour les pays, ainsi que la quasi-absence
d'articles de fond ou de réflexion dessinent une caractéristique pour moi essentielle de la presse
locale : elle ne paraît être capable de saisir la vie locale que comme une suite ininterrompue de
micro-événements sans contexte ni conséquence.
Les exemples de la culture et de l'actualité sociale sont éclairants. Un spectacle est en général
annoncé, et parfois un compte-rendu de la représentation en est fait. Mais le journal local ne rend
jamais compte du processus de création, même pour les artistes locaux qu'il est pourtant facile de
suivre régulièrement. Pour ce qui est du social, on rend compte des grèves, des conflits sociaux, des
licenciements collectifs. Mais le travail lui-même, la vie quotidienne dans les entreprises, n'est
jamais traité, ce qui rend les conflits beaucoup plus difficiles à comprendre et renforce l'image de
brutalité qu'ils donnent quand ils surgissent dans les pages du journal. Le social – comme la culture
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et ses intermittents – se présente ainsi comme un volcan sans sismographe ni vulcanologue. Quand
il y a une éruption, tout le monde est surpris. Mais ce n'est pas parce que l'éruption était
imprévisible. C'est parce qu'on regardait ailleurs.
Ces deux exemples illustrent ce que Maurice Mouillaud et Jean-François Tétu ont nommé « le
standard du fait » (Le journal quotidien). Pour eux, il faut revenir sur l'opposition supposée
fondamentale entre, d'un côté le réel (les faits, matériels et chronologiques), et, de l'autre,
l'information (construite, mise en forme et diffusée).
Au contraire, il y aurait une « idéologie spontanée des professionnels » qui construit un certain
modèle de l'événement. Ensuite, seuls les événements conformes à ce modèle pourront devenir des
informations. « Les événements médiatiques s'emboîtent dans des formes qui sont déjà des
constructions de l'espace et du temps », affirme Maurice Mouillaud. En somme, « tout se passe
comme si le journal était écrit sur deux registres : une surface donnée à lire – et un stock de
paradigmes tenus en réserve à la manière d'une archive. » C'est ce stock de paradigmes qui définit
le standard du fait. Et ce standard inclut la vision institutionnelle et temporellement morcelée de la
société que l'on retrouve dans la presse régionale.
Ce qu'il faut comprendre ici, c'est que la façon dont un journaliste décrit un fait n'est pas
seulement déterminée par ce fait lui-même. De façon plus profonde, les représentations
inconscientes que les journalistes se font de ce qu'est un événement et l'endroit où ils se placent
dans le champ social pour l'observer ont un rôle aussi grand dans la façon qu'ils vont avoir de le
décrire.
D'une certaine manière, il ne peut se passer que ce qui est attendu. Ce qu'on attend de la vie
locale, ce que l'on peut accepter d'elle, ce sont des fêtes, des réunions, des spectacles, de temps à
autre un procès. Mais pas des processus, lents et sans cesse remis en question, de construction des
identités, de relation au territoire ou de développement des individus et des groupes sociaux.
En somme, il manque à la presse locale son école des Annales, ce courant de pensée fondé par
les historiens Marc Bloch et Lucien Febvre dans l'entre-deux-guerres. À l'époque, c'est l'histoire
événementielle, dont le symbole est la chronologie des rois et des batailles, qui dictait la façon
d'appréhender le passé. En s'en détachant et en introduisant en particulier l'idée de longue durée, ces
historiens avaient profondément bouleversé leur champ de recherches en s'attachant à décrire les
phénomènes économiques, sociaux et culturels qui échappent aujourd'hui encore à la presse.
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Conclusion : l'attention détournée
En conclusion, on peut d'abord noter que l'hypothèse d'un décalage entre le monde que la
presse locale donne à lire et celui que vivent ses lecteurs est largement confirmée. Cela pourrait
expliquer pourquoi la presse régionale connaît autant de difficultés aujourd'hui. En effet, ce
décalage paraît assez récent, il date d'une trentaine d'annés au plus, c'est-à-dire le moment où la
presse régionale connaît ses premières difficultés et essuie les premières critiques. Alors
qu'auparavant, l'évolution de la société et de la presse a toujours été parallèle, et la presse régionale
en profitait largement.
Plus en détail, cette analyse montre que, malgré son apparente diversité, l'informaion locale est
très hiérarchisée, souvent neutre mais volontiers complaisante, presque jamais critique. Bref elle
n'est pas parvenue à sortir du modèle consensuel qui avait fait son succès il y a un siècle, mais qui
lui a aussi valu le plus de critiques depuis trente ans. Elle répond en fait très bien aux quatre
propriétés de l'information locale que Jean-François Tétu définissait dans le livre déjà cité.
L'information locale est rassurante : elle englobe l'individu dans un groupe et parle majoritairement
de la fête, mais pas du conflit. Elle est démonstrative : elle révèle et grossit les structures d'un
quartier ou d'un village, mais dissimule le travail en profondeur. Elle est banale, c'est-à-dire qu'en
ne retenant, « de toute chose que son succès, elle rend totalement banal l'événement extra-
ordinaire ». Elle est enfin promotionnelle : elle se situe dans l'institution permanente de micro-
structures et de notabilités locales.
Au final, la structure de l'information locale est orientée par une vision du monde qui privilégie
la stabilité et la tranquillité sociales. Or le monde est complexe, il est fait d'interrelations qui opèrent
en permanence et sur la longue durée. Nous avons vu aussi que les concepts d'espace public et de
territoire sont marqués par une dimension dynamique essentielle, que la façon dont chacun construit
son opinion ou son rapport au territoire est le résultat d'un processus toujours recommencé, et
jamais d'un déterminisme figé. Mais face à cela, la presse locale ne retient qu'une information
superficielle faite d'une juxtaposition de micro-événements sans contexte, sans cause ni
conséquence. En somme, elle détourne le regard de la profondeur et de la diversité de la société
pour l'attirer sur une construction simplifiée à l'extrême des rapports sociaux. C'est pour cela que j'ai
intitulé cette intervention « Presse locale : un média de diversion ». Parce que le principal
mécanisme à l'œuvre dans la presse régionale me semble être celui de faire diversion.
Alors que son rôle devrait être justement d'attirer le regard vers ce qui est complexe et de le
mettre à la portée de tous.
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