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1 LA "PREUVE ONTOLOGIQUE" DE L'EXISTENCE DE DIEU CHEZ DESCARTES dans les Méditations métaphysiques en AT IX, 32-33 Vivien Hoch, 2007 Il est notable de constater que le point de départ d'une grande partie de la philosophie moderne et contemporaine est né avec un homme enfermé dans un poêle qui fut la victime d'un songe qu'il a présenté plus tard comme terrifiant. La scène – pittoresque s'il en est, s'est déroulée le 10 novembre de l'année 1619, et l'homme s'appelait René Descartes. C'est ainsi qu'il a découvert, dit-il, "les fondements d'une science admirable" (AT X) ; la fondation et l'exposition de cette science admirable[1] devint par la suite la source de toutes les préoccupations philosophiques de Descartes, depuis les Regulae, qui contiennent l'exposition de la méthode, jusqu'aux méditations métaphysiques, qui en sont l'application et la mise en acte. Ce dernier ouvrage contient, en sa 5 ème partie, qui se nomme "de l'essence des choses matérielles ; et, derechef de Dieu, qu'il existe", l'extrait qui fait l'objet de ce présent commentaire[2]. Avant de se prononcer sur l'existence effective des choses matérielles (res materiales) en dehors du cogito (c'est-à-dire de lui en tant que substance pensante), Descartes cherche à examiner les idées qui sont en son esprit pour considérer "celles qui sont distinctes et celles qui sont confuses[3]". En examinant, parmis "l'infinité d'idées qui se trouvaient en [lui]", les idées mathématiques, il se rend compte qu'elles ont des natures vraies et immuables et que les diverses propriétés qu'il peut tirer de leurs essences semblent très clairement et distinctement leur appartenir[4], et que par là elles ne sont "ni inventées, ni feintes". Elles sont par conséquent innées, et tout ce qui est déduit de leur essence est vrai. Or si toute propriété tirée de la réalité formelle d'une idée d'un objet mathématique est également formellement vraie, en est-il de même pour Dieu, puisque son idée est innée en Mr. Descartes ? En d'autres termes est-il possible d'appliquer le mode de démonstration analytique des objets mathématiques à l'idée de Dieu ? Mais la problématique prend une toute nouvelle ampleur lorsqu'il faut inférer de cette analyse une existence effective, c'est à dire passer de l'idée et des propriétés de cette idée telles qu'elles sont en l'esprit à la réalité formelle, extérieure à l'esprit. Car il n'en est pas de même pour les objets mathématiques : peu nous importe s'il existe effectivement des triangles isocèles en dehors de l'esprit. Mais ici, Descartes tente de prouver qu'une propriété essentielle de son idée est réellement en dehors de son esprit. Pour résumer le cœur de la problématique : peut-on analyser Dieu et faire des propriétés essentielles de Dieu que l'on infère de ce raisonnement une réalité effective, en acte d'exister dans le système général des êtres ? D'autres questionnements peuvent surgir par la suite, lorsqu'on replace cet extrait dans le contexte général du "système" cartésien : la démonstration de l'existence de Dieu est-elle prise seulement à titre d'exemple, pour démontrer que les idées innées du sujet ont une réelle

Preuve Ontologique de l'Existence de Dieu Chez Descartes

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LA "PREUVE ONTOLOGIQUE"

DE L'EXISTENCE DE DIEU

CHEZ DESCARTES

dans les Méditations métaphysiques en AT IX, 32-33

Vivien Hoch, 2007

Il est notable de constater que le point de départ d'une grande partie de la philosophie

moderne et contemporaine est né avec un homme enfermé dans un poêle qui fut la victime d'un

songe qu'il a présenté plus tard comme terrifiant. La scène – pittoresque s'il en est, s'est déroulée

le 10 novembre de l'année 1619, et l'homme s'appelait René Descartes. C'est ainsi qu'il a

découvert, dit-il, "les fondements d'une science admirable" (AT X) ; la fondation et l'exposition de cette

science admirable[1] devint par la suite la source de toutes les préoccupations philosophiques de

Descartes, depuis les Regulae, qui contiennent l'exposition de la méthode, jusqu'aux méditations

métaphysiques, qui en sont l'application et la mise en acte. Ce dernier ouvrage contient, en sa

5ème partie, qui se nomme "de l'essence des choses matérielles ; et, derechef de Dieu, qu'il existe", l'extrait qui

fait l'objet de ce présent commentaire[2]. Avant de se prononcer sur l'existence effective des

choses matérielles (res materiales) en dehors du cogito (c'est-à-dire de lui en tant que substance

pensante), Descartes cherche à examiner les idées qui sont en son esprit pour considérer "celles qui

sont distinctes et celles qui sont confuses[3]". En examinant, parmis "l'infinité d'idées qui se trouvaient

en [lui]", les idées mathématiques, il se rend compte qu'elles ont des natures vraies et immuables et

que les diverses propriétés qu'il peut tirer de leurs essences semblent très clairement et

distinctement leur appartenir[4], et que par là elles ne sont "ni inventées, ni feintes". Elles sont par

conséquent innées, et tout ce qui est déduit de leur essence est vrai. Or si toute propriété tirée de

la réalité formelle d'une idée d'un objet mathématique est également formellement vraie, en est-il

de même pour Dieu, puisque son idée est innée en Mr. Descartes ? En d'autres termes est-il

possible d'appliquer le mode de démonstration analytique des objets mathématiques à l'idée de

Dieu ? Mais la problématique prend une toute nouvelle ampleur lorsqu'il faut inférer de cette

analyse une existence effective, c'est à dire passer de l'idée et des propriétés de cette idée telles

qu'elles sont en l'esprit à la réalité formelle, extérieure à l'esprit. Car il n'en est pas de même pour

les objets mathématiques : peu nous importe s'il existe effectivement des triangles isocèles en

dehors de l'esprit. Mais ici, Descartes tente de prouver qu'une propriété essentielle de son idée est

réellement en dehors de son esprit. Pour résumer le cœur de la problématique : peut-on analyser

Dieu et faire des propriétés essentielles de Dieu que l'on infère de ce raisonnement une réalité

effective, en acte d'exister dans le système général des êtres ?

D'autres questionnements peuvent surgir par la suite, lorsqu'on replace cet extrait dans le

contexte général du "système" cartésien : la démonstration de l'existence de Dieu est-elle prise

seulement à titre d'exemple, pour démontrer que les idées innées du sujet ont une réelle

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adéquation (adequatio) avec l'objet réel, c'est à dire avec l'étant qui se trouve dans la réalité

extérieure au sujet ou n'a t-elle qu'une valeur illustrative de la position epistémologico-

métaphysique de la théorie de la connaissance de Descartes ? La question se pose du fait que

cette démonstration est un saut épistémologique important - et conséquent - entre les idées

innées de l'esprit cartésien et le réel tel qu'il est, non appréhendé par le philosophe cartésien en

tant que tel. Ou bien on peut émettre l'hypothèse comme quoi cette preuve de l'existence de Dieu

est vraiment prise pour elle-même ? En outre, peut-on se permettre de se demander s'il est

vraiment utile de prouver l'existence d'un Etre qui a déjà été existentiellement prouvé une fois

auparavant (méditation 3ème) ? Toutes ces considérations amènent à penser qu'il importait moins à

Descartes de prouver l'existence de Dieu que de prouver la réelle adéquation des idées innées et

de leurs propriétés essentielles avec la réalité. Nous verrons ce qu'il en est du statut de cet extrait

dans la théorie cartésienne de la connaissance en général.

Comme c'est la formulation même de la preuve qui est problématique, nous exposons la

démonstration qui prouve l'existence de Dieu de manière très simple, afin d'en tirer par la suite

quelque sujet de problématiques ; la démonstration est tel que suivant : Dieu est l'être

souverainement parfait, or l'existence est une perfection, donc Dieu existe. Il n'est pas nécessaire

de préciser que ce "parcours" démonstratif qui prend une forme syllogistique lorsqu'il est résumé

à ses éléments les plus simples ne se situe qu'en l'esprit de Monsieur Descartes, duquel il n'a pas

eut besoin de sortir pour en arriver jusqu'à cette 5ème méditation, après avoir douté de toutes

choses selon une méthode précise (1ère méditation), après avoir prouvé sa propre existence

(2ème méditation), celle de Dieu (3ème méditation) et exposé les critères du jugement vrai (4èmeméditation).

Il est possible de distinguer trois parties dans cet extrait : la première, du début

jusqu'à "appartient véritablement à la nature de cette figure ou de ce nombre" est l'exposition de la preuve ;

la deuxième, jusqu'à la fin du paragraphe est une réponse à une première objection qui porte sur

l'attribution supposée de l'existence à l'idée de Dieu ; la dernière est une réponse à l'objection qui

pointe la possibilité que l'idée de Dieu soit factice. Considérons que la totalité des deux dernières

parties répondent à l'objection principale qui porte particulièrement sur le passage de la pensée à

l'être.

COMMENTAIRE ANALYTIQUE

"Il est certain que je ne trouve pas moins en moi son idée [cf. Dieu], …"

C'est au fil de sa méditation sur l'essence des choses matérielles, conformément à la

première moitié du titre de la 5ème méditation : "de l'essence des choses matérielles" que Descartes en

vient à se demander s'il ne peut pas en tirer "un argument et une preuve démonstrative de l'existence de

Dieu". Soulignons le mot argument et la qualité démonstrative qu'il prétend accorder à ce qu’il va

considérer comme étant une preuve.

Descartes "trouve" donc en lui-même l'idée de Dieu. S'il ne fait que la "trouver" en lui-

même, cela veut dire qu'il ne l'a pas produite par une quelconque activité de son intellect, c'est à

dire qu'elle n'est pas le fruit d'une recherche active et discursive de son intelligence qui cherche

l'essence dans la réalité extérieure à son esprit, puisqu'il l'a trouvé en lui. Cela veut également dire

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que ce n'est pas par les sens qu'il a trouvé l'idée de Dieu, puisque les sens ne donnent par

définition qu'une information extérieure au sujet. Cette idée ne provient donc pas d'en-dehors de

lui-même. Plus encore, s'il précise qu'il l'a trouvé, cela veut dire qu'il ne l'a pas produite, abstrait

ou conceptualisée, mais qu'elle était déjà présente en lui-même et qu'il n'avait plus qu'à la

"trouver" ; tout comme l'archéologue cherche un objet antique qui existe déjà et qu'il n'a pas à

produire, Descartes cherche donc dans son propre esprit une idée qui existe déjà et qu'il n'a pas à

produire. Nous nous trouvons en plein dans le schème cartésien des idées innées[5]. Celle de

Dieu en est l'exemple le plus typique chez Descartes. Retenons deux caractéristiques

fondamentales de l'innéité d'une idée[6] chez Descartes qui vont être déterminantes pour la

démonstration : premièrement, les éléments qui constituent une idée innée ne sont pas

séparables, deuxièmement, les conclusions que l'on tire de son essence ne font pas partie de la

définition de l'idée. Retenons aussi le critère d’innéité d’une idée ; la passivité du sujet à l’égard de

cette idée. Pour le cas, il est vrai que Dieu semble s’être imposé à Descartes, du moins ce dernier

ne stipule pas le contraire.

Mais où et comment Descartes trouve-t-il en lui l'idée de Dieu ? Il existe de façon certaine

des personnes qui n'ont pas cette idée de Dieu dans l'esprit, ou du moins qui ne l'on absolument

pas trouvé, ou qui l'on de manière extrêmement confuse. Doit-on imputer cette certitude d'avoir

l'idée de Dieu en l'esprit au seul fait que Descartes vivait au XVIIème siècle dans un pays

totalement chrétien ? Ou serait-ce une innéité des idées telle que la développe Platon dans

leMénon[7], lorsqu'il parle de la réminiscence ? La question semble délicate, après la lecture de

Descartes, car on retrouve dans les réponses aux premières objections[8] faites par Caterus, un

théologien catholique et thomiste, une re-formulation de cette preuve qui se propose en premier

lieu de démontrer, à partir de la toute puissance de Dieu, que l'idée de Dieu est bien innée. Force

est de reconnaître que cette idée de Dieu fait partie intégrante de l'esprit de Descartes et qu'elle se

pose dès maintenant comme prémisse du raisonnement qui va suivre.

"…, c'est à dire l'idée d'un être souverainement parfait, …"

En plus de "trouver" en lui-même une idée qui lui préexiste, et qu'il n'a donc absolument

pas inventé, construite ou produite, Descartes en re-connaît en plus une de ses caractéristiques :

la souveraine perfection (summe perfecti). A la manière dont Descartes présente cette

caractéristique, elle a l'air d'être substantiellement prédiquée au sujet Dieu, puisqu'il définit l'idée

de Dieu par ce prédicat, relié par l'expression "c'est à dire…" : la souveraine perfection est un

prédicat essentiel de l'idée de Dieu ; il en fait l'ens summe perfectum : l'Etre le plus parfait qui soit.

Rappelons-nous la première soi-disant preuve de l’existence de Dieu que Descartes expose dans

la 3ème méditation : elle repose sur une l’idée de l’infini que l’esprit humain ne peut créer de lui-

même, étant imparfait. Cette idée ne peut provenir que d’un Etre parfait. Nous allons voir ce que

cette souveraine perfection implique dans la suite de cet extrait.

"…, que celle de quelque figure ou de quelque nombre que ce soit."

Descartes ne trouve pas moins l'idée de Dieu que celle de quelque figure ou de quelque

nombre ; l'idée d'un quelconque objet mathématique est aussi existante et non produite en l'esprit

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que celle de Dieu. L’esprit de Descartes contient donc des figures géométriques, des objets

mathématiques et l’idée de Dieu, sans qu’il n’ait eu la moindre participation à ce fait : nous nous

situons pour l’instant dans la pure constatation. L'idée de Dieu (et sa souveraine perfection) a son

critère de certitude : elle est aussi certaine que celle des objets mathématiques. La tournure

méthodologique de cet extrait devient tout de suite explicite : Descartes va tenter un parallèle, soit

analogique, soit métaphorique, entre les démonstrations mathématiques et la démonstration de

l'existence de Dieu. Encore qu'à ce niveau du texte, non ne pouvons savoir précisément s'il s'agit

d'un parallèle ou bien d'une assimilation de la démonstration de l'existence de Dieu à celle d'une

démonstration mathématique. Gardons tout de même à l'esprit l'estime qu'avait Descartes pour

les raisonnements mathématiques, estime qui va le porter jusqu'à tenter de construire une

mathématis universalis. L'orientation méthodologique et la tournure logique que va prendre la

démonstration sont données.

"Et je ne connais pas moins clairement et distinctement …"

On se rappellera ici que les critères cartésiens[9] de la véracité d'une idée sont le clair, c'est

à dire ce qui est non-confus en l'esprit et par là-même explicable à autrui, et le distinct, c'est à dire

l'impossibilité totale de confondre une idée avec une autre, de tous les points de vue où il est

possible de se placer. Cette phrase attribue donc les deux critères de la vérité cartésienne à ce qui

suit :

"qu'une actuelle et éternelle existence appartient à sa nature…"

En plus d'avoir précédemment assimilé la perfection à son idée de Dieu, assimilation sous

la forme d'une prédication essentielle, Descartes lui accorde maintenant l'existence (esse). Faut-il

comprendre de manière implicite que Descartes se rappelle de ses cours au collège Jésuite de la

Flèche qui lui on appris qu’au niveau théorique la perfection inclus et impose l'existence ? C'est

que de l'Etre le plus parfait qu'il soit il est impossible de ne pas inférer l'existence. Plus encore, il

s'agit d'une existence actuelle, c'est à dire en acte réellement, et éternelle, c'est à dire qui n'a jamais

commencé (c'est le sens d'une existence temporellement infinie), puisque ce ne peut être qu'une

existence parfaite[10]. Effectivement, un être auquel manquerait l'existence serait d'une perfection

moindre : ne pas attribuer l'existence à un Etre souverainement parfait impliquerait une

contradiction. Descartes ne semble accorder aucun statut hypothétique au fait que l’existence est

une perfection. La justification, sous le mode analogique, vient ci-après :

"… que je connais que tout ce que je puis démontrer de quelque figure ou de quelque

nombre appartienne véritablement à la nature de cette figure ou de ce nombre."

Ainsi Descartes montre, sous le mode d'analogie avec les mathématiques, qu'il est

possible de démontrer que telle ou telle propriété d'une nature appartient effectivement à cette

nature sans même avoir posé au préalable l'existence même de cette nature ; c'est à dire que tout

comme il est possible de démontrer quoi que ce soit d'une figure géométrique sans même avoir

besoin de savoir si elle existe réellement, il est tout à fait possible de démontrer qu'un attribut

essentiel tel que l'existence ou la perfection appartienne à Dieu. Notons qu'il est fondamental, dans

ce raisonnement, d'admettre que l'existence est un attribut au moins aussi essentiel ou naturel à Dieu

(c'est à dire appartenant à Dieu en propre) que l'angle droit appartienne à la nature du triangle

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rectangle. Effectivement, on ne saurait nier que la propriété essentielle d’un triangle n’appartienne

pas vraiment à ce triangle. C’est en analysant l'idée de triangle que l’on découvre de façon claire et

distincte ses propriétés essentielles ; de même c’est en analysant l’idée de Dieu (c'est à dire trouver

ce qui appartient à la nature même, ou en propre à l'idée) que Descartes en arrive à la proposition

analytique "Dieu est existant". Cette preuve, résultat d'une analyse, est donc a priori[11] : elle

découvre un attribut dans la nature d'une chose sans passer par l'expérience concrète de cette

chose. C’est en ce sens que l’argument sera appelé « ontologique » par E. Kant : c’est dans l’être

même de cette idée que la démonstration se construit et se conclu.

Il faut constater que la démonstration est, à ce point précis du texte, déjà finie : l'existence

de Dieu est déjà prouvée de manière formelle : Descartes a l’idée d’un Etre souverainement

parfait, or la perfection inclue l’existence, donc cet Etre infiniment parfait existe. Toutefois, cette

démonstration semble n’avoir pas prouvé l’existence de cet Etre en acte dans la réalité extérieure

au sujet ; la suite du texte prendra donc la forme de précisions, de re-formulation, et prouvera

l'innéité de l'idée de Dieu afin de se détacher l'apparence de sophisme que l'on pourrait lui

objecter ; nous verrons cela ci-après.

"Et partant, encore que tout ce que j'ai conclu dans les méditations précédentes ne

se trouvât point véritable, …"

Les conclusions des précédentes méditations ont l'air de ne pas avoir besoin d'être

invoqués dans cette démonstration, encore qu'on pourrait se demander si le cogito[12] n'est pas

un axiome nécessaire au raisonnement, en tant que la prémisse, c'est à dire l'idée de Dieu, ne

trouve son fondement que dans un esprit qui la pense et par conséquent doit être existante. Or le

cogito est précisément ce qui fait que le sujet est et existe. Mais cela ne semble pas être nécessaire

pour continuer la démonstration [13].

"l'existence de Dieu doit passer en mon esprit pour au moins aussi certaine, que

j'ai estimé jusques ici toutes les vérités des mathématiques, qui ne regarde que les

nombres et les figures : …"

La preuve démonstrative de l'existence de Dieu qu'il vient d'exposer semble "au moins aussi

certaine" que les démonstrations mathématiques. Nous retrouvons à ce point sur un débat de

commentateur ; en effet, la question se pose de savoir si Descartes tente d'assimiler sa

démonstration à une démonstration mathématique (ce sera l'interprétation de M. Guéroult[14],

par exemple) ou bien s'il la considère comme plus certaine encore qu'une démonstration

mathématique, puisque cette dernière demande la véracité divine (ce sera la position de M.

Gouhier[15], par exemple). Toujours est-il que Descartes calque sa démonstration de l'existence

de Dieu sur une démonstration mathématique : méthode que l'on peut qualifier d'analogique,

dans le sens d'une ressemblance, voire d'une identité entre les deux types de raisonnement. Plus

encore, il s'agit d'une assimilation de l'essence de Dieu aux essences mathématiques : la preuve est

inférée de l'essence même de Dieu[16].

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"… : Bien qu'à la vérité cela ne me paraisse pas d'abord entièrement manifeste,

mais semble avoir quelque apparence de sophisme."

En quoi cet argument peut avoir une apparence de sophisme ? On peut se demander si

l'existence de Dieu simplement représentée (existencia ut significata) dans l'esprit infère

nécessairement son existence dans la réalité ou si cette inférence est seulement factice. Il est possible

d'objecter également que l'idée "d'un être souverainement parfait" est factice, et qu'elle n'est pas innée.

C'est contre toutes ces objections que Descartes va

" Car, ayant accoutumé (…) on peut concevoir Dieu comme n'étant pas actuellement."

Descartes semble avoir bien appris les leçons scolastiques que ses professeurs du collège de la

Flèche lui prodiguait. Il a appris à faire la distinction aristotélico-thomiste entre l'essence et

l'existence dans toutes les choses… mis à part pour Dieu :

"Mais néanmoins, (…) ou bien de l'idée d'une montagne l'idée d'une vallée ; …"

Cette conception de Dieu en ce qu'il est en Lui-même provient de saint Thomas d'Aquin

- que Descartes ne peut absolument pas nier avoir étudié, pour qui en Dieu, l'essence ne peut pas

être distinguée de l'existence, ou encore : Dieu est identique à son être[17]. Mais, fidèle à sa

méthode radicale qui ne prend en compte aucune autorité philosophique (et théologique)

extérieure à lui-même, Descartes semble avoir besoin d'exposer les raisons pour lesquelles

l'existence n'est effectivement pas distincte de l'essence en Dieu ; plus précisément, Descartes

essaye de prouver que l'existence est essentielle à l'idée de Dieu, c'est à dire qu'elle ne peut en être

séparée, conformément à une des caractéristiques fondamentales des idées innées selon laquelle

les éléments qui la compose sont inséparables. Il faut donc prouver que l'existence est contenue

de façon essentielle dans l'idée de Dieu. L'exemple de la vallée et de la montagne prouve qu'il

est impossible de concevoir une vallée sans concevoir une montagne ; de même de concevoir un

triangle rectiligne sans que ses trois angles soient égaux à deux droits. De même, il est impossible

de concevoir Dieu sans l'existence :

"… en sorte qu'il n'y a pas moins de répugnance (…) qui n'ait point de vallée"

Tout ce développement sert donc à prouver qu'il est dans l'essence de Dieu que d'exister,

en s'appuyant sur sa perfection supposée : la souveraine perfection inclue nécessairement

l'existence. L’idée de Dieu est appréhendée en elle-même, c'est-à-dire en son essence même.

L'innéité de l'idée de Dieu comme existant de par son essence même est ainsi prouvé par cette

analogie avec les démonstrations mathématiques et avec l'idée d'une chose (en l'occurrence

l'exemple de la vallée) qui doit être prédiquée nécessairement d'une autre (de la montagne).

Descartes opère un déplacement logique conséquent : il attribue à la montagne ou à la vallée un

prédicat essentiel qui n'est pas l'existence, de même pour l'exemple du triangle, mais il attribue à

Dieu un prédicat essentiel qui est l'existence, en vertu du fait que l'existence est comprise dans

l'essence. Et il considère par la suite que la démonstration qui est valable pour démontrer la

nécessité du lien analytique vallée/montagne est également valable pour démontrer le lien

analytique souverain perfection/existence. Malgré le fait qu’une vallée nécessite une montagne,

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rien ne prouve qu’il existe en acte une vallée ou une montagne : nier leur existence n’est pas nier

le lien analytique entre montagne et vallée. Or il n’en est pas de même pour Dieu : on ne peut

concevoir Dieu autrement qu'existant, puisque la négation de l'existence en Dieu impliquerait

nécessairement une contradiction dans cette idée de l'Etre le plus parfait qui soit. Descartes

justifie donc le lien analytique entre essence et existence dans son idée de Dieu, et montre, à cette

occasion, son immense considération pour la véracité réelle des idées objectives.

Cette argumentation appelle toutefois une précision : il se pourrait en effet que cette idée

de Dieu conçue comme un être souverainement parfait soit une idée factice, c'est à dire une idée

imaginée, construite et purement représentée dans le seul esprit. Il y a aussi un problème entre

l'idée seulement représentée dans l'esprit et l'effectivité réelle de cette idée, c'est à dire entre la

pensée et le réel. C'est à ces objections que Descartes répond par la suite.

"Mais encore qu'en effet (…) encore qu'il n'y eût aucun Dieu qui existât."

Le fait que l'idée de montagne est prédiquée de l'idée de vallée (et réciproquement), ne

nécessite pas l'existence réelle des montagnes ("il ne s'ensuit pas qu'il n'y ait aucune montagne dans le

monde"). Le fait que de l'idée de Dieu est prédiqué essentiellement l'idée de l'existence ne nécessite

pas qu'Il existe réellement. S’il y a une montagne, il y a nécessairement une vallée ; si Dieu existe,

il existe nécessairement. Mais il peut très bien n'y avoir aucune montagne, et aucun Dieu. Car "ma

pensée n'impose aucune nécessité aux choses". Le problème central de la preuve cartésienne réside dans

cette adéquation (adequatio) épistémologique entre l'existence simplement représentée (existencia ut

significata) et l'existence comme en acte dans la réalité (existencia ut exercita) : la première position

n'impose aucune nécessité à l'autre, mais ce qui est essentiellement vrai d’une idée innée dans

l’esprit est forcément vrai dans la réalité. L'objection se fonde précisément sur cette adéquation

supposée entre le réel et l'esprit[18].

De surcroît, l'objection peut se fonder également sur la facticité possible d'une telle idée ;

en effet, "il ne tient qu'à moi d'imaginer un cheval ailé", et par analogie de comparaison, " je pourrais

attribuer l'existence à Dieu, encore qu'il n'y eût aucun Dieu qui existât". Avec l'idée d'aile et l'idée de

cheval, on peut "fabriquer" (facio) un cheval ailé par seule action de l'esprit ; de même, avec l'idée

de Dieu et l'idée d'existence, il est possible de "fabriquer" en l'esprit un Dieu qui existe. Cette

objection insiste sur l'indépendance de l'action constructive ou fabricatrice de l'esprit par rapport

au réel, et par là même rejoint le problème d'adéquation entre le réel et la pensée. Descartes ne

peut s'en sortir qu'en montrant que l'idée de Dieu 1) est innée (donc absolument pas factice) et 2)

qu'elle n'impose pas à la réalité mais plutôt que c'est la réalité qui s'impose à elle :

" Tant s'en faut, c'est ici qu'il y a un sophisme caché (…) sans ailes ou avec des ailes"

Cette objection a donc l'apparence d'un sophisme, affirme Descartes. Le déroulement de

la démonstration d'une proposition analytique telle que "Dieu est existant" dans la structure de

l'esprit Cartésien n'est pas subordonné à une constatation extérieure. L'analyse de l'idée de Dieu

devant nécessairement aboutir à l'attribution de l'existence à Dieu, il n'est pas besoin du recours à

sa vérification dans la réalité, comme pour l'idée de vallée, puisque la nécessité de l'attribut

Page 8: Preuve Ontologique de l'Existence de Dieu Chez Descartes

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montagne au sujet vallée n'a aucun rapport avec la réalité, sinon celui de l'effectivité. Le rapport

essentiel entre montagne et vallée ne peut être nié et dans le même temps l'existence d'une vallée

ou d'une montagne peuvent être niés : "que la montagne et la vallée, soit qu'il y en ait ou non, ne se peuvent

séparer l'une de l'autre". Or il n'en est pas de même concernant l'existence de Dieu : le rapport

essentiel entre le sujet Dieu et l'attribut existence ne peut être nié dans l'analyse de l'idée mais ne

peut être nié dans la réalité sans nier ce rapport essentiel. Il est par conséquent nécessaire que Dieu

existe en l'esprit et en dehors ; le nier, c'est nier l'essence même de cette idée. "la nécessité de la chose

même, à savoir l'existence de Dieu, détermine ma pensée à le concevoir de cette façon." C'est parce que Dieu est

ainsi dans la réalité qu'il est ainsi dans la pensée. C'est pourquoi il est "répugnant" de concevoir

Dieu sans l'existence effective, car cela va contre la réalité même. Je puis très bien détacher les

ailes de mon idée de cheval : il n'y a pas de lien analytique entre aile et cheval. Alors que le cheval

ailé n'est qu'une idée factice, qui est construite par l'esprit et dans l'esprit à partir d'éléments

distincts sous le mode imaginatif, et a donc une entière indépendance vis-à-vis de la réalité, l'idée

de Dieu est innée et "il n'est pas en ma liberté de le concevoir autrement qu'existant". L'essence de l'idée

innée a, par sa nature même d'innéité, une nécessité sur les choses en ce qu'elle ne vient pas

directement de l'intellect du sujet qui la possède, puisqu'elle n'est pas conçue, mais de l'extérieur ;

par conséquent, tout ce qui est vrai de son essence est donc vrai à l'extérieur. Plus encore, cette

preuve repose sur le fait que la vérité essentielle d'une idée innée est une déjà une chose, c'est à dire

qu'elle est indépendante de l'esprit et, partant, qu'elle appartient donc à la réalité formelle, à

l'étant. L'essence pensée est réelle en ce qu'elle est innée, elle ne reçoit donc pas l'existence de la

pensée et c'est pourquoi elle est valable dans la réalité. En d'autres termes, l'idée innée fait partie

du domaine des êtres réels, et c'est pourquoi il n'y a pas de passage de la pensée à l'être, car le

raisonnement s'opère entièrement dans le domaine des êtres réels.

La critique dite "logique", formulée en premier par saint Thomas d'Aquin[19], qui se

traduit par un refus universel de passer de l'attribut existence seulement pensé à l'attribut

existence hors de la pensée, est ainsi en partie évitée par Descartes[20]. Saint Thomas, invalidant

la preuve Anselmienne[21] de l'existence de Dieu (qui est semblable à celle de Descartes), critique

en fait une preuve qui se base sur une définition nominale de Dieu alors que Descartes place sa

preuve sur une position réelle et essentielle. Mais cette "position" essentielle de la preuve repose sur

la théorie des idées innées, de sorte qu'une critique en règle de cette preuve doit se baser non sur

les conséquences de l'innéité de l'idée, mais sur l'innéité même de l'idée de Dieu. Gardons à

l'esprit que Descartes connaissait parfaitement saint Thomas et qu'il a eut soin de répondre aux

objections des Thomistes de son époque ; l'incompréhension mutuelle qui a suivie les méditations

métaphysiques reposent sur le schème épistémologique totalement différent entre les thomistes et

Descartes, à savoir de l'existence d'idées innées chez l'un, qui n'existent pas chez les autres.

L'idée de Dieu comme d'un Etre souverainement parfait est innée. Comme toutes les

propriétés essentielles des objets mathématiques sont vraies, les propriétés essentielles de l'idée de

Dieu sont vraies. En analysant l'idée de Dieu, on en vient à déduire de sa souveraine perfection

l'existence ; en effet, l'existence est une caractéristique sans laquelle on ne pourrait parler de

souveraine perfection : l'existence de Dieu fait partie de son essence. Comme on ne peut nier la

proposition "Dieu existe", qui est vraie, on ne saurait donc nier qu'il existe dans la réalité. Un

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concept tel que celui de Dieu dépasse totalement les simples possibilités de l’esprit humain : ainsi

il ne peut pas être autrement pensé qu’ainsi, c'est-à-dire comme existant. Ceux qui n'admettent

pas l'existence effective de Dieu se fondent sur une idée erronée de Dieu, et c'est pourquoi leur

tout leur raisonnement est faussé.

René Descartes annonce un revirement par rapport à la théologie dite négative, méthode

selon laquelle on ne peut jamais savoir ce qu'est Dieu, mais uniquement ce qu'Il n'est pas, en niant de

Lui toutes les finitudes des créatures. La démonstration qui fait l'objet de ce présent commentaire

aborde intellectuellement Dieu en ce qu'Il est, en analysant son essence même : l'intelligibilité de

Dieu ne se développe plus par négation et travail discursif, mais par une noèse directe[22]. Cela

provoque un revirement total par rapport à la théologie classique développée depuis le XIIIème

siècle et encore en vigueur à l'époque de Descartes. Néanmoins, Descartes, en reprenant la

preuve Anselmienne, et en la remaniant complètement, illustre aussi un tournant décisif dans

l'histoire de la philosophie : dorénavant, les idées innées et leurs propriétés essentielles ont autant

de réalité ontologique que les étants qui sont en dehors de l'esprit, et ce même lorsqu'il s'agit d'un

passage de l'un à l'autre. On connaît la postérité de cette preuve, de sa reprise par Spinoza et par

Leibniz jusqu’à sa soi-disant réfutation par Kant : son histoire fait d'elle une illustration des

limites ou des prétentions de la métaphysique post-cartésienne[23].

[1] Le mot admirable est pris par Descartes au sens d'admirabilitas, c'est à dire perfection.

[2] plus précisément en AT, VII, 66.

[3] AT, VII, 63

[4] en rappelant que le clair et le distinct sont les deux critères de la vérité chez Descartes (cf. discours de la

méthode, VI)

[5] On se reportera avec profit à la Somme théologique, Ia, qu. 84, art. 3 de Saint Thomas d'Aquin sur la

question des idées innées.

[6] ces deux caractéristiques sont exposée au cours de cette 5èmeméditation

[7] voir le Ménon de Platon en 85c – 86c.

[8] voir en AT, IX, 85 : premières réponses (édition GF p. 231)

[9] voir le Discours de la méthode, IIème partie, 1ère règle de la méthode

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[10] le fait de savoir si l'éternité et l'actualité d'une existence concourent à sa perfection, c'est à dire

découlent nécessairement de la perfection est une question difficile.

[11] Si l'on se permet d'appliquer la terminologie kantienne.

[12] Dont l’être et l’existence est prouvée en AT, IX, 19 (ou AT VII, 25 dans la version française)

[13] Nous avouons notre incompréhension totale de cette formule à ce niveau du texte, et ce malgré de

nombreux efforts intellectuels qui n’ont pas portés de fruits.

[14] voir M. Guéroult, Nouvelles réflexions sur la preuve ontologique

[15] voir M. Gouhier, la preuve ontologique de Descartes etDescartes selon l'ordre des raisons.

[16] et non d'un nom, tel que le fit saint Anselme. Descartes serait alors tombé dans la critique Thomiste

(voir sum. theo. Ia, qu. 2, art. 1, conc.) ; c'est ainsi que se défend Descartes contre les premières objections

de Catérus.

[17] voir saint Thomas d'Aquin, Somme théologique, Ière partie, qu. 3, art. 4, concl. : "Y a-t-il en Dieu

composition de l'essence et de l'existence ?"

[18] C’est un argument de plus pour les historiens de la philosophie qui plaçent Descartes dans le courant

idéaliste, dans son sens platonicien, pour qui les idées de l’esprit ont au moins autant de consistance

ontologique, de réalité et de véracité que la réalité extérieure à l’esprit elle-même.

[19] Sum. theo. Ia, qu. 2, art.1

[20] en partie seulement, puisque Descartes aura soin de re-formuler cette "preuve " lors de la réponse à la

première objection aux Méditations métaphysiques afin de se mettre (totalement?) à l'abri de cette objection.

[21] voir Saint Anselme, proslogion, II

[22] saint Thomas dirait "par intuition de Dieu", puissance d'un intellect qu'il n'attribue qu'aux Esprits

purs.

[23] Nous laissons le lecteur trancher cette question.