Upload
others
View
3
Download
0
Embed Size (px)
Citation preview
Master « Lettres, Arts, Sciences humaines et sociales » Mention ‘sciences sociales’ - Spécialité ‘ recherche’
SYSTEMES TERRITORIAUX, AIDE A LA DECISION, ENVIRONNEMENT
Les conséquences territoriales du « Programme de
Transformation de la Santé » à Istanbul :
l’internationalisation du secteur de la santé au chevet de la justice
spatiale ?
réalisé à l’UMR 5600 Environnement, Ville, Société de l’Université de Lyon et à L’Observatoire
Urbain d’Istanbul (IFEA)
Mémoire de Master 1 soutenu le 14 septembre 2012
Par M. Matthieu GOSSE
devant la commission d'examen constituée de :
Directeurs de mémoire : M. Eric Verdeil (Chargé de recherche, CNRS UMR 5600)
M. Jean-François Pérouse (Maître de conférences, Université Toulouse II).
Examinatrice : Mme Emmanuelle Boulineau (Maître de conférences, ENS de Lyon)
ANNEE 2011-2012
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 1 -
« Dans toutes les sociétés, la maladie met en jeu des rapports de pouvoir. Elle les exprime
dans les corps à travers les différences entre les individus face aux risques de l’existence ou
aux possibilités de se soigner, qui sont autant de façons d’inscrire physiquement l’ordre
social. Elle les révèle dans l’intervention de ceux que l’on crédite de la capacité de guérir,
qu’ils soient chamanes, marabouts ou médecins, mais aussi dans les relations qui s’instaurent
entre les professionnels de santé et les pouvoirs publics. Elle les dévoile enfin dans la
recherche de réponses collectives, rituels de purification ou programmes de prévention, dont
l’efficacité représente toujours un test pour l’autorité, traditionnelle aussi bien qu’étatique.
Inscription de l’ordre social dans les corps, légitimation de l’action des thérapeutes, gestion
collective de la maladie, trois figures par lesquelles le pouvoir se manifeste. »
Didier Fassin, L’espace politique de la santé: Essai de généalogie.
NB : La photographie de couverture de gauche est extraite du site internet du « Anadolu Healthcare Village » de
Gebze. Celle de droite a été prise par nos soins devant l’hôpital public d’Ümraniye.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 2 -
Remerciements
Alors que s’achève (tardivement) cette période de rédaction, je profite de cet espace qui
m’est laissé pour exprimer ma gratitude envers celles et ceux qui m’ont aidé à réaliser ce
travail.
Eric Verdeil, qui a accepté de diriger mes recherches et qui a su m’éclairer et me
conseiller dans mes lectures et dans la réalisation de ce travail.
Jean-François Pérouse, qui a fait preuve de disponibilité pour me faire profiter de sa
grande expertise d’Istanbul et qui m’a orienté sur mon terrain.
Murat Güvenç et son équipe, qui m’ont accueilli avec gentillesse et bienveillance au
centre d’études urbaines de l’Université Istanbul Şehir. Je le remercie de m’avoir fourni de
nombreuses cartes et de m’avoir introduit à ses méthodes de traitement de données.
Julien Paris et Cilia Martin, doctorants à l’IFEA en charge de l’OUI pour cette année. Ils
ont apporté de précieuses réponses à mes interrogations de chercheur débutant.
J’ai également une pensée pour mes amis stagiaires à l’IFEA, Elise, Benjamin, Clément et
Elvan, avec qui j’ai passé d’agréables moments dans la salle des stagiaires de l’OUI et en
dehors. Je remercie aussi mes colocataires stambouliotes Eva, Marine, Salim pour ces trois
mois passés en leur compagnie.
Je n’oublie pas Jules Lacquemanne et Damla Gencel, étudiants en médecine à l’Université
Marmara, qui m’ont permis de mener de riches entretiens avec leurs professeurs.
Moussa et Ronan K., pour leur amitié sans faille et leurs relectures critiques, précises et
constructives.
Gilles Bernard, professeur de géographie de ma khâgne toulousaine, à qui je dois
beaucoup, à commencer par mon intérêt pour la géographie.
Je remercie aussi les nombreux Turcs qui m’ont aidé dans mes enquêtes, mais aussi ceux,
encore plus nombreux, qui n’ont pas pu m’aider mais qui ont été absolument charmants avec
moi. Ces enquêtes de terrain en Turquie, parfois infructueuses, ont toujours été un plaisir.
Enfin, mes dernières pensées vont à mes parents qui m’ont apporté un soutien sans faille
cette année comme depuis le début de mes études et qui m’offrent le luxe de construire mon
parcours librement.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 3 -
Introduction
« Since we execute the Health Transformation Program in a serious, determined and
careful manner, all of our citizens are able to receive their medication and health care services
without any discrimination, as equal and honorable citizens, from any health institution they
wish. Our hospitals are more modernized now, and this modernization process is continuing
swiftly. »
Recep Tayyip Erdoğan, 20101.
Ces quelques lignes issues de la préface d’un rapport faisant le bilan du « Health
Transformation Program »2 (HTP) montrent combien le Premier ministre semble être satisfait
du bilan de la salve de réformes de la santé lancée par l’AKP (au pouvoir en Turquie depuis
2002) dès 2003 et conduite par le ministre de la santé Recep Akdağ. En creux, cette citation
montre également quelles étaient les insuffisances du système de santé perçues par les Turcs
avant la « Transformation » : inégalité entre les citoyens dans l’accès aux soins, hôpitaux
vieillissants, files d’attentes interminables… En effet, les gouvernements de coalition qui se
sont succédés au pouvoir dans les années 1990 ont tous promis une réforme d’envergure du
système de santé et de protection sociale et ont déçu les attentes des Turcs. L’AKP et les
gouvernements Erdoğan ont fait du HTP la pierre angulaire de leur politique sociale. Il
semble que cet ensemble de réformes ait marqué l’opinion publique. Les Turcs ont choisi de
laisser l’AKP et son premier ministre Erdoğan à la tête du pays lors des élections législatives
de 2007 et 2011. L’objectif annoncé était d’améliorer l’accès aux soins. La protection sociale
était segmentée entre plusieurs caisses publiques de sécurité sociale dont certaines (comme la
SSK) géraient et possédaient directement des structures de soins. En clair, les différentes
catégories de travailleurs (ouvriers, artisans, fonctionnaires) avaient accès à des structures
différentes, les mêmes prestations n’étant pas remboursées de la même manière selon
l’appartenance corporatiste de l’assuré. Au sein de la taxonomie des systèmes de protection
sociale le système turc appartenait à la classe des systèmes « corporatistes inégalitaires »3. Il y
avait ainsi des disparités très marquées entre les différentes caisses publiques qui coexistaient
en Turquie : ces disparités étaient révélées par divers indicateurs (indicateurs de distribution
1Recep Tayyip Erdoğan cité dans AKDAĞ R. Turkey Health Transformation Program : Evaluation Report
(2003-2010). Ankara, 2010. 2 En turc « Sağlıkta dönüşüm programı ».
3 GÜNAL A. “Health and Citizenship in Republican Turkey : an Analysis of the Socialization of Health Services
in Republicain Historical Context”. OĞA UNIVERSIT , 2008.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 4 -
des ressources sanitaires, temps d’attente au sein des différentes institutions hospitalières). La
réunion de ces différentes institutions au sein de la SGK (Sosyal Güvenlik Kürümü) en 2006 a
mis fin à certaines de ces disparités qui se répercutaient sur l’accès aux soins. Cependant,
« l’accès aux soins » est un concept pluriel qui possède deux dimensions : l’une matérielle,
l’autre sociale4. L’accès aux ressources sanitaires et aux services de santé est une affaire de
droit de l’assuré mais aussi de distance spatiale et de distance sociale. L’accès aux soins
potentiel conditionne mais ne détermine pas intégralement le « recours aux soins »5 effectif
(lui seul influe sur les indicateurs de santé d’une population). Le rapport publié en 20086
faisant un audit des systèmes de santé de l’OCDE est plus nuancé que Recep Tayyip Erdoğan
sur les effets du HTP : « « La Turquie est virtuellement à même d’améliorer l’état de santé
moyen de sa population en continuant de progresser sur la voie de l’équité d’accès aux soins,
notamment dans sa dimension géographique. […] Des mesures devront être prises côté offre
pour renforcer les capacités du système dans la partie orientale du pays et à Istanbul. »
L’équité face au système de soins semble poser question dans l’Est de la Turquie et Istanbul.
L’Anatolie orientale est la région en retard de développement : sous-industrialisation,
pauvreté, stigmates de la guerre civile… Ce sous-développement dans tous les domaines de
l’Anatolie orientale se manifeste dans l’accès aux soins. Il est plus surprenant que le système
de soins couvre l’espace urbain stambouliote d’une manière inégale et inéquitable dans la
mesure où Istanbul a été une des principales bénéficiaires du Programme de Transformation
de la Santé, qui, en tant que réforme néolibérale tend à stimuler le secteur privé afin de mettre
en place une concurrence avec le secteur public, l’Etat ayant alors un rôle de régulateur.
Manifestement, si l’offre publique s’est transformée ces dernières années, les dynamiques de
l’offre de soins les plus spectaculaires ont été le fait d’acteurs privés. Ainsi, selon l’Institut
turc des statistiques (TUIK), Istanbul concentre à elle seule 37% des lits d’hôpitaux privés
(10400 unités) alors que 20% de la population y réside (2011). Le cas stambouliote semble
donc singulier, puisque cette très grande ville concentre l’offre de soins turque alors que
l’accès aux soins n’en en est pas moins inéquitable. Que peut nous dire l’agencement spatial
de l’offre de soins stambouliote sur la réalité socio-territoriale stambouliote et le
fonctionnement de la mégapole ?
4 Entrée « Accessibilité » dans PICHERAL H. Dictionnaire raisonné de géographie de la santé. Montpellier:
Université Montpellier III-Paul Valéry, 2001. 5Ibid.
6OCDE et BANQUE MONDIALE, Examen Des Systèmes De Santé De l’OCDE: La Turquie, 2008.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 5 -
Istanbul : Etendue et Hétérogénéité socio-spatiale.
Il importe de poser quelques éléments définitoires de l’organisme urbain qu’est Istanbul
afin de montrer pourquoi la question de la répartition spatiale de l’offre de soins médicaux s’y
pose d’une manière particulière. Le premier élément fortement structurant réside dans les
dimensions d’Istanbul. Le recensement officiel (TUIK) dénombre 13.255.685 habitants à
Istanbul en 2010. Ce nombre fait d’Istanbul une des deux plus grandes villes de Méditerranée
orientale avec Le Caire. Surtout, au vu du manque de fiabilité des statistiques, il semble que
ce nombre soit sous-estimé et qu’il soit plus proche de 14 ou 15 millions d’habitants. Le tissu
urbain stambouliote est, pour l’essentiel, contenu dans une province du même nom dont les
dimensions sont immenses (500.000 ha) mais qui n’est pas entièrement urbanisé : c’est l’aire
de compétence de la super-municipalité d’Istanbul (I )7. Ainsi, la densité de population
globale de la province est de 2484 hab.km2 ; il demeure des espaces ruraux ou forestiers dans
l’espace du Grand-Istanbul ; à l’inverse, le tissu urbain déborde par endroits des limites de la
province. C’est notamment le cas sur les rives de la mer de Marmara à l’extrême Sud-Est de
l’agglomération, dans la province de Kocaeli. Cette immensité pose évidemment la question
de la répartition spatiale de l’offre de soins qui conditionne en partie l’accès aux soins. En
effet, compte tenu des problèmes chroniques de congestion urbaine, il est possible de faire un
trajet de plusieurs heures pour relier deux points éloignés de la « région urbanisée »
stambouliote (150 km séparent Silivri à l’Ouest de Gebze à l’Est). Le nombre d’habitants
d’Istanbul suppose que la gouvernance de l’offre de soins devra faire en sorte d’avoir une
quantité de personnel de santé (médecins, infirmières…) et de ressources sanitaires
matérielles (le nombre de lits notamment) satisfaisantes. Surtout, au vu des dimensions de la
ville, on suppose qu’une gouvernance du secteur devra répartir les ressources sanitaires de
façon à combler les besoins de santé des populations.
Le deuxième caractère marquant de la mégapole stambouliote tient dans sa grande
diversité sociale qui se projette dans l’espace à travers une séparation résidentielle fondée sur
les revenus. Cette diversité et ces inégalités trouvent leurs sources dans la croissance urbaine
stambouliote et dans les modalités de cette urbanisation. Istanbul a connu une croissance
urbaine spectaculaire lors du second 20ème
siècle. En 1923, lorsqu’Istanbul fut dépossédée de
son statut de capitale au profit d’Ankara, la population urbaine était inférieure à un million
d’habitants, le tissu urbain se limitait à la péninsule historique (Fatih), eyoğlu, et les deux
7 « Istanbul uyukşehir elediyesi » : La super-municipalité d’Istanbul.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 6 -
petits noyaux urbains de la rive asiatique qu’étaient alors Üsküdar et Kadıköy. Selon les
chiffres officiels cités par Jean-François Pérouse8, en 1950, Istanbul dépassait à peine le
million d’habitants. Le grand saut démographique s’est produit à partir des années 1960,
lorsque l’exode rural anatolien a fait croître considérablement la population stambouliote (des
taux de croissance annuelle supérieurs à 5% entre 1965 et 1975. Ainsi, la population atteint
4,7 millions en 1980, 7,2 millions en 1990 puis 10 millions en 2000. La part de la population
stambouliote dans la population nationale a elle aussi augmenté pour atteindre 18% (2008).
L’expansion spatiale de la ville 9 (qui est supérieure en termes de proportions à
l’accroissement démographique ces 20 dernières années : 95% de l’emprise au sol d’Istanbul
date de l’après 1985) est plus qu’un changement quantitatif : comme le rappelle Jean-François
Pérouse, il est désormais impossible d’avoir une perception sensible de l’ensemble de la ville,
tant celle-ci s’est étalée. Istanbul, dont la population et la superficie ont plus que décuplé en
un demi-siècle a changé de nature. La croissance d’Istanbul s’est faite illégalement : l’afflux
de migrants anatoliens était tel que ceux-ci durent se loger dans des quartiers auto-construits
(dits quartiers de « gecekondus ») aux marges du tissu urbain. Cette urbanisation en l’absence
de la puissance publique fait que les autorités ont toujours un temps de retard sur le front
urbain et ont légalisé (par des amnisties) des quartiers auto-construits reliés aux services
urbains a posteriori. Ainsi, si le plus clair de la production de l’espace urbain stambouliote
s’est fait par l’informel, ces quartiers informels ont connu des destins très divers. Notamment
en fonction des aménités qu’ils proposaient10
, les quartiers informels étaient transformés de
diverses manières. Par le jeu du marché foncier, les terrains sont lotis pour des populations
dont l’appartenance sociale est fonction des aménités que cumule le terrain en question. La
grande ventilation sociale présente à Istanbul se traduit physiquement, dans les paysages, par
les différents types de bâti urbain qui coexistent en ville. Certains travaux, comme ceux de
Murat Güvenç11
, mettent en évidence la segmentation socio-spatiale stambouliote au point
que l’on parle d’une dualité stambouliote, d’une ville habitée par deux sociétés urbaines
distinctes dont les membres respectifs sont finalement peu amenés à se rencontrer. Ces
quelques éléments conditionnent fortement la construction de l’offre de soins stambouliote.
En effet, les ressources sanitaires (fortement centrées sur l’hôpital en Turquie) constituent un
8 PEROUSE J-F. “Istanbul Depuis 1923 : La Difficile Entrée Dans Le 20ème Siècle?” In Istanbul : Histoire,
Promenades, Anthologie & Dictionnaire. Robert Laffont, 2010. 9 Celle-ci est supérieure en termes de proportions à l’accroissement démographique ces 20 dernières années :
95% de l’étalement urbain d’Istanbul est postérieur à 1985. 10
PEROUSE J-F. “L’environnement Comme Ressource Non Partagée Et Comme Révélateur : Géographie
Sociale Et Hiérarchie Des Aménités. Le Cas d’Istanbul.” In Ville Et Environnement. Paris: SEDES, 2006. 11
GÜVENC M. “Mapping Social Istanbul. Extracts of the Istanbul Metropolitan Area Atlas.” In Public Istanbul,
Spaces and Spheres of the Urban. Transcript Verlag, 2008.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 7 -
service urbain en soi : comment la puissance publique a-t-elle équipé ou fait équiper des
espaces a posteriori ? La présence de toutes les classes sociales pose question à l’offre de
soins puisque, comme cela a été montré12, selon les niveaux de vie, les affections ne sont pas
les mêmes, la manière dont les différents individus conçoivent ce qu’est la « bonne santé »
varie également. Dès lors coexistent des groupes sociaux dont les besoins de santé ne sont pas
les mêmes : il faudra voir si cette diversité se traduit dans l’offre de soins ou si les
dynamiques récentes de l’offre de soins (produites en partie par le HTP) contribuent au
suréquipement et au surinvestissement dans certains soins médicaux aux dépens d’autres. Si
certaines prestations sont favorisées, peut-on lire ces déséquilibres dans l’espace en parlant
d’espaces suréquipés ou sous-équipés, de pleins et de vides du système de soins ? Egalement,
il semble que les dynamiques actuelles d’internationalisation (promues par l’AKP) d’Istanbul
semblent favoriser les pratiques consuméristes des couches supérieures de la société tandis
que l’accès aux services urbains de base est mis à mal. Or, le secteur de la santé peut être les
deux à la fois : il peut se prêter à la consommation ostentatoire (c’est le cas de la chirurgie
esthétique) mais n’en est pas moins un service urbain indispensable à la santé publique. La
santé est perçue par les populations comme une sorte de droit premier dont la puissance
publique doit garantir la qualité et l’équité. L’offre de soins médicaux (notamment l’hôpital
qui est le maillon le plus visible et emblématique du système de soins en ville13) est un
service urbain. Cependant, la santé est également un domaine qui suppose des investissements
lourds (que la puissance publique ne peut ou ne souhaite pas toujours assumer
complètement) mais qui permet des profits importants. Les couches supérieures tendent
souvent à chercher à se distinguer du reste de la société en ayant des pratiques de
« consommation de biens de santé » différentes du reste de la population. Dans la mesure où
Istanbul concentre une grande diversité sociale, nous explorerons cette tension entre une offre
de soins médicaux perçue comme service urbain indispensable et des pratiques de santé
devenant un moyen de plus de se distinguer du reste de la population urbaine, ce dans une
perspective consumériste.
12
Sur le modèle de la Transition Démographique, Omran montre qu’il existe une corrélation entre le stade de
développement d’une population et les pathologies qui les touchent. OMRAN A.R. “The Epidemiologic
Transition: A Theory of the Epidemiology of Population Change.” The Milbank Memorial Fund Quarterly 49,
no. 4 (1971): 509–538. 13
Voir à ce sujet l’ouvrage peu cité de Jean Labasse, dont la lecture nous a fortement stimulé. LA ASSE J.
L’hôpital et la ville Géographie hospitalière. Actualités scientifiques et industrielles 1397. Paris: Hermann,
1980.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 8 -
Positionnement de recherche : Une géographie de l’offre de soins médicaux à Istanbul
Nous avons vu en quoi la question de la répartition des ressources sanitaires se posait
d ‘une manière singulière à Istanbul en raison de l’étendue de la ville et de sa grande diversité
sociale. Il importe maintenant d’opérer une clarification quant aux concepts qui ont servi de
cadres à notre réflexion. Cette étude se situe dans le champ de la géographie de la santé en ce
qu’elle propose une étude de la répartition de l’offre de soins en ville. La géographie de la
santé se définit comme la synthèse et l’aboutissement de la géographie des soins (étudiant la
répartition spatiale des ressources sanitaires) et de la géographie des maladies (étudiant les
facteurs environnementaux conditionnant la répartition des différentes pathologies dans
l’espace)14. Une des démarches fondamentales de la géographie de la santé est de montrer en
quoi l’espace conditionne les faits de santé mais également de montrer comment l’état de
santé d’une population tend à transformer l’espace et à créer des différenciations spatiales.
Après avoir connu une approche très biomédicale et tropicaliste avec Max Sorre lors du
premier 20ème
siècle, la géographie de la santé en France a pris de nouvelles orientations au
cours des années 198015 en intégrant davantage les questions d’offre de soins puisque l’accès
aux soins médicaux fait partie des déterminants de la santé humaine et constitue donc un
enjeu de santé publique tout à fait premier16. La géographie de la santé, en tant que branche
de la géographie des populations, tend le plus souvent à expliquer la distribution de faits de
santé (comme des pathologies) et les variations des indicateurs de santé par des données
environnementales, physiques et sociales 17 , ce dans une démarche systémique 18 . Bien
souvent, les publications ou chapitres d’ouvrage consacrés à une géographie des soins
cherchent à établir une dialectique entre distribution des soins et distribution des pathologies,
l’offre de soins (sa nature, sa hiérarchie, sa répartition spatiale) étant envisagée en tant que
déterminant de la santé des populations. Une telle approche n’était pas envisageable à Istanbul
14
Entrée « Géographie de la santé » in PICHERAL H. Dictionnaire raisonné de géographie de la santé.
Montpellier: Université Montpellier III-Paul Valéry, 2001. 15
PICHERAL H. “Risques Et Inégalités De Santé : De La Salubrité à L’équité.” Hérodote N°92, 1er Semestre,
Santé Publique Et Géopolitique, no. 92 (1999): 192. 16
« La protection de la santé est assurée par la mise en place de dispositifs de nature très variée […] Mais il va
de soi que l’accès à la prévention médicalisée et aux soins est une condition essentielle du développement de la
santé publique. » TABUTEAU D. et MORELLE A. La Santé Publique. Presses Universitaires de France - PUF,
2010. 17
A ce titre, une grande partie des publications de géographie de la santé s’attachent à décrire et expliquer la
distribution d’une pathologie ou fait de santé au sein d’un territoire donné, celui-ci s’inscrivant souvent à
l’échelle régionale. 18
« La géographie de la santé est l’étude descriptive et explicative des disparités spatiales de santé. Elle identifie
et hiérarchise pour chaque type d’unité spatiale, les facteurs de risque pour la santé. » Gérard Salem, “Santé
(Géographie De La),” in LEVY J. et LUSSAULT M. Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés.
Belin, 2003.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 9 -
dans le cadre de ce travail de recherche. En effet, compte tenu du peu de fiabilité des
statistiques de santé (lorsque celles-ci existent : il est impossible d’en obtenir à l’échelle infra-
urbaine) et des difficultés à obtenir ces données (qui peuvent être considérées comme
stratégiques), il était impossible d’obtenir des données de santé fiables et précisément
spatialisées. De nombreux travaux de géographie de la santé reposent sur un travail d’enquête
important, comme c’est le cas des données collectées par Gérard Salem à Pikine19. Les
dimensions d’Istanbul sont telles qu’un travail d’enquête systématique (porte-à-porte) aurait
été peu signifiant tant le terrain d’enquête aurait été restreint. Egalement, si la recherche en
géographie de la santé a déjà choisi des objets d’études urbains, les villes étudiées (souvent
des villes d’Asie du Sud-Est ou d’Afrique subsaharienne) ont été soit choisies dans des Pays
En voie de Développement (PED) ou bien dans des pays développés. Moins d’études ont été
consacrées à des villes de Pays émergents qui présentent des formes particulières. En effet, les
Pays émergents ne connaissent ni le dénuement des Pays les Moins Avancés mais n’ont pas
non plus d’un Etat-Providence achevé qui offre une protection sociale à tous. Ces pays ont
des exclus du système de protection sociale mais comportent également des couches
supérieures exigeantes en matière de santé dont les membres sont assez nombreux pour attirer
les investissements de santé internationaux. Le champ de la santé en Turquie a été
relativement peu abordé par les sciences sociales. Quelques publications proposent une
approche SIG de certains faits de santé dans une démarche proche de l’épidémiologie20.
D’autres se situant dans le champ de la sociologie et des sciences politiques nous ont
d’avantage intéressé. Ainsi, Asena Günal fait le lien entre l’accès aux services de santé (qui
passe par la cotisation à une caisse de sécurité sociale) et la citoyenneté : cotiser et avoir accès
aux soins ne permet pas seulement d’être en meilleure santé, c’est aussi être pleinement
intégré à la société urbaine et à la communauté nationale (par le biais du système de
protection sociale)21. Si l’on va plus loin, on peut avancer que l’accès aux soins est une
condition sine qua non du Droit à la ville22. On ne peut pas exercer ce Droit lorsque l’on est
en mauvaise santé. L’hôpital est plus qu’un lieu de soins, c’est un espace public qui possède
une spatialité propre23 et qui est un lieu où se rencontrent les urbains de toutes les couches
19
SALEM G. La santé dans la ville géographie d’unpetit espace dense Pikine (Sénégal). Hommes et sociétés.
Paris: Karthala ORSTOM, 1998. 20
ULUGTEKIN S., ALKOY S., et SEKER D. “Use of Geographic Information Systems in an Epidemiolgical
Study of Measles in Istanbul.” The Journal of Internation Medical Research, no. 35 (2007): 150–154. 21
GÜNAL A. “Health and Citizenship in Republican Turkey : an Analysis of the Socialization of Health
Services in Republicain Historical Context”. OĞA UNIVERSIT , 2008. 22
LEFEBVRE H. Le Droit à la ville. 1. Paris: Editions Anthropos, 1968. 23
LUSSAULT M. “Ville, santé et politique sanitaire.” In La Ville et l’urbain: l’état des savoirs. Editions La
Découverte, 2000.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 10 -
sociales confrontés aux aléas de l’existence. Ainsi, la démarche que nous souhaitons mener
renverse la perspective qui consiste à étudier l’offre de soins en tant que déterminant (parmi
d’autres) de la santé publique. S’il l’est indéniablement, l’offre de soins et son agencement
seront considérés comme le produit de l’interaction de plusieurs acteurs qui contribuent à
construire un dispositif sanitaire à Istanbul. Les dynamiques de l’offre de soins produisent de
l’espace urbain. Il s’agira de voir comment les transformations urbaines et les dynamiques de
l’offre de soins sont couplées.
Problématisation et hypothèses
En quoi est-ce que les dynamiques de l’offre de soins révèlent et catalysent les disparités
et tensions socio-territoriales présentes dans l’espace stambouliote ? En quoi est-ce que la
dualité socio-spatiale stambouliote est accentuée par un système de soins à deux vitesses ?
Hypothèse 1 :
Notre première hypothèse consiste à montrer en quoi cette « Transformation » du secteur
de la santé turque est liée aux différentes dimensions de la « Transformation urbaine »
stambouliote. C’est le même terme (« Dönüşüm ») qui est employé pour ces deux cycles de
réformes qui changent radicalement leurs secteurs respectifs et sont toutes deux conduites par
l’AKP à des échelles de décision différentes. La Transformation de la santé turque mise en
place par le gouvernement semble s’inscrire en tous points dans les dynamiques actuelles de
la ville d’Istanbul (fortement conditionnées par le néolibéralisme), favorisées par la super-
municipalité. Les différents processus de ségrégation socio-spatiale déjà étudiés à Istanbul
étant confirmés et accentués par ces réformes. Il semblerait que la Transformation de la Santé
faite et annoncée pour améliorer l’équité face au système de soins de l’ensemble de la
population soit cadrée pour favoriser Istanbul en tant que mégapole qui attire les capitaux et
les grands groupes privés du secteur de la santé. Cette volonté d’attirer les investissements
s’inscrit dans les politiques urbaines néolibérales par lesquelles Istanbul souhaite se
positionner comme ville mondiale.
Hypothèse 2 :
L’internationalisation de la santé stambouliote est le phénomène le plus marquant de la
dernière décennie. Cette internationalisation a des dimensions diverses : volonté du
gouvernement de progresser dans les classements fondés sur les indicateurs de santé de
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 11 -
l’OCDE, financement des réformes par des institutions internationales (FMI et anque
Mondiale) favorisant la libéralisation des systèmes de santé et de protection sociale, discours
visant à attirer les investisseurs transnationaux, mise en place d’une filière de tourisme
médical… Cette internationalisation du secteur de la santé pose une question d’échelles. Nous
pouvons postuler que les investisseurs internationaux ont tendance à choisir leurs
implantations afin d’engranger des bénéfices : cet appel à l’international se ferait donc au
détriment de l’équité face aux soins (annoncée par Erdoğan) et de la santé publique. Ce
décalage scalaire produirait un découplage entre besoins de santé et offre de soins.
Localement, il produirait également un découplage entre l’établissement hospitalier et son
environnement immédiat.
Note sur la méthodologie employée et les limites de la recherche
Les résultats exposés ci-après ont été obtenus au cours de trois mois de stage à l’IFEA
entre février et mai 2012. La première limite à mon travail réside dans le fait que si la
Transformation de la Santé a commencé il y a presque 10 ans, le processus de réformes est
encore en cours. De plus, ces réformes mettent en jeu des temporalités différentes : le temps
législatif n’est pas le temps des mutations de l’offre de soins, enfin les indicateurs de santé et
de développement ont une force d’inertie encore plus importante que les indicateurs d’offre
de soins, d’autant plus que le système de soins n’est qu’un déterminant parmi d’autres de la
santé publique. Compte-tenu des dimensions de l’objet étudié, il était vain de tenter de mener
un travail d’enquête systématique auprès des patients pour créer des données. Notre faible
niveau de turc rendait impossible tout entretien avec les patients. Cependant, de nombreux
acteurs du secteur de la santé parlent l’anglais, de nombreux rapports sont rédigés en anglais.
Compte-tenu de cette contrainte, nous nous sommes tournés vers une étude de l’offre de soins
et de sa gouvernance plus que vers un travail tourné vers le point de vue des patients. Le
travail de terrain a principalement consisté en un travail d’observation du fonctionnement
spatial de différents types de structures de soins, principalement des hôpitaux. Egalement,
nous avons mené des entretiens avec des acteurs ayant des rôles divers au sein du système de
soins. Il faut cependant noter qu’il a n’a pas été possible d’obtenir des rendez-vous officiels
avec des responsables dépendant du Vali (le Sağlık Müdürlüğü est un service du préfet qui
dépend lui-même directement d’Ankara) dont dépend l’essentiel de l’offre de soins publique
stambouliote. Les informations dont nous disposons à propos des autorités proviennent soit
des autres acteurs interviewés, soit des nombreux rapports publiés sur le site du ministère de
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 12 -
la Santé. Les entretiens ont été menés d’une manière souple : le questionnaire sollicitait
l’interviewé sur certains points précis, nous n’hésitions cependant pas à sortir de cette trame
pour obtenir des informations au fil de la discussion. Enfin, nous avons consacré beaucoup de
notre temps à collecter des données d’offre de soins que nous avons croisées pour créer des
tables statistiques afin de les représenter cartographiquement.
La progression de notre réflexion s’inscrira dans une démarche multi-scalaire. En effet,
notre idée directrice est de montrer que l’internationalisation du secteur de la santé tend à
produire des conflits d’échelles. Les enjeux d’offre de soins en Turquie se posent à toutes les
échelles. La Transformation de la santé est une initiative s’inscrivant à l’échelle nationale.
Cette Transformation tend à en appeler à l’international pour résoudre des enjeux d’accès aux
soins qui se posent à l’échelle loco-régionale, celle de la pratique quotidienne des citoyens
Turcs.
Un premier moment de notre réflexion sera dédié à un état des lieux des politiques de
santé à l’échelle nationale. Cette partie sera l’occasion de rappeler la nature de la réforme, sa
genèse et les lignes idéologiques qui l’inspirent. De même, elle permettra de déterminer
quelle est la structure et la hiérarchie de l’offre de soins en Turquie. Ces deux points
permettront de situer en quoi Istanbul est un cas tout à fait particulier dans les dynamiques de
l’offre de soins. Un deuxième moment permettra d’étudier les dynamiques de l’offre de soins
stambouliotes mais surtout d’identifier quels sont les acteurs qui interagissent pour créer cet
agencement particulier du système de soins. Il sera notamment montré que les différents types
d’hôpitaux constituent des dispositifs spatiaux différents. Enfin, nous nous intéresserons plus
précisément aux dynamiques de l’offre de soins dans quatre arrondissements stambouliotes
(Üsküdar, Kadıköy, Ataşehir, Ümraniye) que nous avons choisis en ce qu’ils semblent être
exemplaires de ces dynamiques de l’offre de soins qui construisent un système de soins à
plusieurs vitesses.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 13 -
Première partie : Le secteur de la santé stambouliote
dans le système de santé turc
Si les mutations du système de soins stambouliote sont perceptibles à l’échelle de la
pratique quotidienne, la constitution de l’offre de soins stambouliote dépend, elle, de
dynamiques nationales et premièrement des lois qui organisent et structurent le système de
santé. La « Transformation de la santé », décidée à Ankara par le gouvernement AKP et
lancée en 2003, concerne l’ensemble du territoire national. Cette partie constituera un état des
lieux du système de santé turc et de ses récentes mutations. Cette mise en perspective à
l’échelle nationale a pour objectif de montrer en quoi Istanbul, bien qu’hyper-représentative
de la Turquie, y est aussi une exception. Un premier moment sera consacré aux réformes
récentes du système de santé en Turquie. Un second moment étudiera les conséquences de ces
réformes sur l’offre de soins en dressant un panorama de l’offre de soins médicaux en Turquie
et de ses diverses évolutions depuis une dizaine d’années.
A- Le « Health Transformation Program » : les mutations du système de
santé et de protection sociale en Turquie depuis 2003
Les deux dernières constitutions turques (1961 et 1982) ont une vision ambitieuse de ce
que doivent être les responsabilités de l’Etat en matière de santé publique et d’accès aux
soins. Selon l’article 49 de la constitution de 196124 25: « « The state is responsible to assure
that everyone lives in good physical and mental health, and to provide medical care. » L’Etat
endosse ainsi une responsabilité et, en accord avec les normes internationales26, adopte une
conception extensive de ce qu’est la « bonne santé ». Cet article mentionne les deux échelles
d’action de l’Etat dans le domaine de la santé : la santé publique (qui a pour but de préserver
et améliorer la santé de la société en tant que corps biologique) et le système de soins
médicaux (dans lequel l’individu est en relation avec le système de santé). Depuis 1963, les
gouvernements au pouvoir en Turquie ont tous promis la mise en place d’une couverture
sociale universelle. Les attentes suscitées par ces ambitions ont longtemps été déçues,
notamment au cours des années 1980 et 1990. De fréquents scandales éthiques (patients
24
Extrait de la Constitution de la république de Turquie de 1961 cité dans BERTAN M. Population Issues in
Turkey: Policy Priorities. Hacettepe University, Institute of Population Studies, 1993. 25
La Constitution de 1982 reprendra, à quelques nuances près, les mêmes dispositions. 26
Dans la charte constitutive de l’OMS signée en 1946 à San Francisco, la santé est définie comme « un état de
complet bien-être physique, mental et social qui ne consiste pas seulement en l’absence de maladie ou
d’infirmité.»
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 14 -
décédés parce qu’ils ne pouvaient pas payer les soins, patients retenus « en gage » plusieurs
semaines à l’hôpital tant qu’ils ne régleraient pas leurs soins27) ont créé et entretenu un
climat de méfiance vis-à-vis des médecins et du système de santé. La vétusté et les longues
files d’attente des hôpitaux SSK28 étaient un véritable marronnier pour la presse.
De cette distorsion entre les ambitions affichées et la réalité est née une attente forte d’une
grande réforme de la santé. Asena Günal propose ainsi une lecture des trente dernières années
de l’histoire politique turque sous le prisme de la santé29 . Les deux grandes séquences
politiques (la décennie du Parti de la Mère Patrie (« ANAP » : 1983-1993) et celle des
gouvernements de coalition (1993-2002) ayant précédé la décennie AKP se sont achevées en
partie à cause du mécontentement de l’opinion vis-à-vis du système de santé. L’AKP qui
réforme le système de santé depuis 2003 parvient à se maintenir au pouvoir en partie car elle a
réussi à séduire les différentes composantes de l’opinion par sa politique sociale et notamment
la Transformation de la santé.
1) La fin du système corporatiste inégalitaire : l’unification de la couverture sociale et des
hôpitaux publics
Avant 2003, le système de santé turc se distinguait par sa segmentation. En effet, selon le
type d’emploi que les citoyens occupaient, ceux-ci dépendaient de caisses de sécurité sociale
séparées, et n’avaient pas droit aux mêmes prestations. Jusqu’à la mise en place du HTP, le
secteur public n’était pas homogène mais pluriel. En effet, les différentes caisses publiques
donnaient accès à des prestations très contrastées émanant de pourvoyeurs de soins différents
tant et si bien que cette diversité des caisses publiques favorisaient des classes de citoyens
privilégiés au détriment du reste de la société. Comme nous l’analyserons plus loin, le
système de soins était et demeure fortement hospitalo-centré, on peut ainsi définir les
différents groupes d’assurés par les hôpitaux au sein desquels ils pouvaient être remboursés.
Les actifs de la fonction publique (et leurs ayants droits directs, c’est-à-dire leurs familles)
adhéraient au Memur Sağlık tandis que les retraités adhéraient au Emekli Sandığı. Les
27 A ce sujet, voir les diverses anecdotes sordides rapportées dans la thèse d’Asena Günal. GÜNAL A. “Health
and Citizenship in Republican Turkey : an Analysis of the Socialization of Health Services in Republicain
Historical Context”. OĞA UNIVERSIT , 2008. 28
Les hôpitaux SSK appartenaient à la sécurité sociale destinée aux ouvriers et aux employés qui représentaient
plus de 40% des assurés avant la fusion des différentes caisses de sécurité sociale. Ces hôpitaux manquaient de
moyens, d’équipement et de personnel. 29
GÜNAL A. “Health and Citizenship in Republican Turkey : an Analysis of the Socialization of Health
Services in Republicain Historical Context”. OĞA UNIVERSIT , 2008.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 15 -
fonctionnaires, actifs ou retraités faisaient figure de privilégiés dans l’ancien système
puisqu’ils avaient accès aux hôpitaux d’Etat (Devlet hastanesi) ainsi qu’aux hôpitaux
universitaires qui disposaient de nombreux lits (à Istanbul notamment) et jouissaient d’une
excellente réputation. Certains ministères possédaient leurs propres structures de soins 30 ,
chaque ministère souhaitant conserver ces structures de soins indépendantes du ministère de
la Santé comme des avantages en nature réservés à leurs ressortissants. Les assurés ağ-Kur,
commerçants, artisans et professions libérales, moins nombreux, ont des droits comparables
aux fonctionnaires actifs et retraités (à part que l’accès aux hôpitaux universitaires est plus
contraignant). Ces deux groupes qui faisaient figure de privilégiés ont aussi théoriquement
accès aux hôpitaux SSK mais ne les fréquentent pas ou peu.
Figure 1 : Un exemple d’article de presse consacré à l’attente dans les hôpitaux SSK. (Source :
Archives presse de l’OUI, 2003).
Les ouvriers du secteur public et les employés du secteur privé souscrivaient à la SSK31,
organisme de sécurité sociale qui possédait ses hôpitaux et rémunérait elle-même son
personnel de santé. Les assurés SSK n’avaient accès qu’aux hôpitaux SSK (sauf autorisation
administrative de transfert : le Svek) et apparaissaient comme les citoyens les plus défavorisés
de l’ancien système de soins puisque les temps d’attente étaient beaucoup plus longs tandis
que la durée moyenne d’une consultation était plus courte32. Enfin, il existait des assurances
privées (parfois directement liées à des hôpitaux privés) qui passent des accords avec des
cliniques privées. Les prix d’adhésion étant proportionnels au service proposé.
30
Nombre de ces hôpitaux dépendaient du ministère de la Défense mais pas seulement, à Istanbul et Ankara on
pouvait par exemple trouver des « TCDD Hastanesi » (hôpitaux destinés aux cheminots) ou des « PTT
Hastanesi ». 31
Sosyal Sigortalar Kurumu : « Agence de Sécurité Sociale. » 32
Au cours d’un de nos entretiens, un médecin nous a confié qu’il lui était arrivé d’avoir soigné 100 patients en
une journée lorsqu’il exerçait dans un hôpital SSK stambouliote.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 16 -
Graphique 1. Source : Statistiques SGK reprises par Robert Holcman33
.
Ce système segmenté de protection sociale était un système d’inspiration bismarckienne
en ce qu’il se finançait sur la base de cotisations sur le travail34. Or, selon l’OCDE35 (2002),
près de 50% des travailleurs Turcs travaillent dans le secteur informel (30% en zone urbaine,
70% dans les espaces ruraux). Toute une part de la population ne payait pas de cotisation et
n’avait donc aucune sécurité sociale. Pour lutter contre l’exclusion, divers filets de sécurité
ont été mis en place. A l’échelle nationale, le dispositif de la carte verte (1992) permet aux
plus démunis d’accéder aux hôpitaux du ministère de la Santé. Contrairement aux assurances
préexistantes, ce système était financé par une taxe touchant l’ensemble de la population.
Cependant, la carte verte n’est délivrée qu’après une enquête (le muhtar, l’élu de quartier, ou
le chef du village recommande aux autorités provinciales les éventuels bénéficiaires), le
bénéficiaire devant « prouver » qu’il n’a pas les moyens de cotiser à la caisse d’assurance
sociale. 9 millions de personnes bénéficiaient de la carte verte en 2009, soit 14% de la
population36. Bénéficier de la carte verte est une condition précaire puisque d’une année sur
l’autre, le gouvernement peut réviser les critères d’attribution : le nombre de cartes vertes a
été divisé par deux entre 2003 et 2004 (mais l’assiette des remboursements a été élargie). Le
gouvernement est en train de supprimer ce dispositif (2012). Il profite notamment des
33
HOLCMAN R. L’accueil Des Populations Précaires Dans Les Hôpitaux Turcs: Atomisation De La Protection
Sociale Et Fractionnement De L’offre Hospitalière. Paris: Assistance publique-Hôpitaux de Paris; Ministère de
la fonction publique, Mai 2003. 34
PALIER B. La Réforme Des Systèmes De Santé. Édition revue et corrigée. Presses Universitaires de France -
PUF, 2008. 35
OCDE. OECD Economic Surveys: Turkey 2002. OECD Publishing, 2003. 36
KARADENI O. “Extension of Health Services Coverage for Needy in Turkey : From Social Assistance to
General Health Insurance” presented at the 6th international policy and research conference on social security,
Luxembourg, September 29, 2010.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 17 -
scandales liés aux abus de ce système afin de mettre en doute l’utilité et l’efficacité de ce
dispositif. Pourtant, il semble que 84% des détenteurs d’une carte verte soient dans les trois
groupes de revenus les plus bas37. Des dispositifs plus locaux, comme des fonds de solidarité
locaux ou des structures de soins mis en place par les municipalités sont accessibles aux plus
démunis. Ces différents dispositifs sont un amortisseur social important qui ne concerne
cependant que les populations vivant dans des villes importantes.
Photographie 1 : Deux pharmacies de la Siraselviler Caddesi: les différentes caisses de
sécurité remboursées dans ces officines étant visibles en vitrine.
Ce système était un système à trois vitesses puisque selon l’appartenance corporatiste de
l’assuré (qui est corrélé à sa classe sociale), celui-ci avait accès à des structures de soins
différentes. Le Graphique 1 montre que la population stambouliote peut être découpée en trois
tiers : ceux qui dépendent des filets de sécurité (nationaux ou locaux), les assurés défavorisés
(SSK), les assurés privilégiés du système de santé. On observe un double-fossé, premièrement
entre les personnes couvertes et celles qui ne le sont pas, puis deuxièmement entre les assurés
privilégiés par le système et les autres. Or, comme l’a fait remarquer Asena Günal dans sa
thèse, les mécanismes de solidarité sont, dans une société, des vecteurs premiers de
citoyenneté : « The fragmented health care system in Turkey created a hierarchy of access and
accordingly citizenship. By means of different security systems the state established
differential relationships with its citizens, dividing them along the lines of their affinity with
the state and their employment status. » 38 Ainsi, pour les populations non-couvertes,
37 Ibid. 38
GÜNAL A. “Health and Citizenship in Republican Turkey : an Analysis of the Socialization of Health
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 18 -
l’exclusion du système de protection sociale vient souvent se superposer à de l’exclusion
socio-spatiale puisque les populations dépendant des filets de sécurité résident souvent dans
les espaces ruraux ou les quartiers informels des espaces urbains, et notamment des grandes
villes. Si l’exclusion du système de soins pénalise la santé des individus concernés, elle
dépasse ce cadre purement sanitaire puisqu’elle contribue à produire une sous-citoyenneté.39
Ainsi, l’AKP a centré le HTP sur les rapports entre caisses de sécurité sociale et
pourvoyeurs de soins, en tentant d’abattre les barrières entre les différents secteurs publics.
Dans les différents rapports consacrés à l’avancement du HTP, le ministre de la santé présente
ses mesures comme des réformes morales. On sait que les fréquents scandales liés à la
déontologie au sein des hôpitaux avaient marqué l’opinion. Ainsi, la toute première mesure
annoncée en 2003 concernait l’éthique et supprimait la possibilité pour les hôpitaux de retenir
« en gage » une personne qui ne pouvait pas payer ses soins40. De même, le gouvernement a
souhaité faire passer la mesure-phare du HTP comme une mesure morale en proclamant très
solennellement « l’abolition de la Discrimination dans la Santé » : la réunion de tous les
hôpitaux publics (à l’exception des hôpitaux universitaires et militaires) dans le giron du
ministère de la Santé. Cette réunion se double de la création de la SGK, l’agence de sécurité
sociale réunissant les anciennes caisses publiques. La réforme rassemble en même temps les
caisses de remboursement et les structures de soins. Si cette union fut votée en 2006, il fallut
attendre 2008 pour que la fusion fut effective. Cette réforme corrige surtout une forte inégalité
et répartit les assurés SSK sur l’ensemble des pourvoyeurs de soins publics. Si l’on compare
les Graphiques 1 et 2, on remarque que plus d’un tiers des assurés turcs ne disposaient que de
17% des lits d’hôpitaux alors que le tiers des assurés privilégiés par le système de santé
jusqu’en 2003 avaient un accès privilégié à 74% des lits d’hôpitaux du pays. Cette fusion a eu
pour effet immédiat de désengorger les hôpitaux SSK et de répartir ce trop-plein de patients
sur l’ensemble des hôpitaux désormais sous la tutelle du Ministère de la Santé41 . Nous
verrons si l’abolition des cadres juridiques produisant cette segmentation sociale a amélioré
l’équité entre les citoyens face au système de soins où si les dynamiques produites par le HTP
ont provoqué une segmentation de fait.
Services in Republicain Historical Context”. OĞA UNIVERSIT , 2008. 39
Ibid. 40
« We put an end to being held in pledge. » in AKDAĞ R. Turkey Health Transformation Program :
Evaluation Report (2003-2010). Ankara, 2010. 41
VAROL N., et SAKA O. “Health Care and Pharmaceutical Policies in Turkey After 2003.” Eurohealth 14, no.
4 (2008).
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 19 -
Graphique 2. Source : TUIK.
2) Le HTP : l’internationalisation du secteur de la santé turc.
L’autre aspect de cette réforme est que tous les hôpitaux publics, dont le statut a été
harmonisé, peuvent désormais être mis en concurrence, dans une compétition où hôpitaux
publics et hôpitaux privés sont autonomes (en termes de finances et de gouvernance). Aux
yeux du gouvernement, appeler aux investissements du secteur privé permet de faire
augmenter les ressources sanitaires et de mettre en place une compétition permettant à tous les
acteurs d’améliorer la qualité de leurs services, l’Etat jouant un rôle d’arbitre et de régulateur
de cette compétition : « Public hospitals compete with the private sector for service provision,
which increases the quality of service. »42
Cet appel au secteur privé est le deuxième trait
fortement structurant du HTP. Cette volonté de mettre en place une « saine compétition »
entre tous les pourvoyeurs de soins rattache le HTP au champ du néolibéralisme. Il semble
que ce néolibéralisme appliqué au secteur de la santé soit mis en place par une
internationalisation à tous les niveaux du secteur de la santé. Le HTP s’inscrit dans un
contexte de « crise de l’Etat-Providence » qui questionne tous les systèmes de santé et de
protection sociale existants43
. L’AKP prône que l’Etat se retire de certains secteurs et de
confier les investissements au secteur privé . Le secteur privé de la santé était relativement
peu présent en Turquie avant 2003, le gouvernement a souhaité développer l’offre de soins
par le biais du secteur privé. Il suit en cela à la lettre les recommandations du FMI et de la
42
AKDAĞ R. Turkey Health Transformation Program : Evaluation Report (2003-2010). Ankara, 2010. 43
Selon l’économiste Gosta Esping-Andersen, on peut attribuer cette crise à trois phénomènes : le vieillissement
de la population, la hausse de l’instabilité familiale (les individus dépendants sont de moins en moins pris en
charge par la solidarité familiale et se retournent donc vers la solidarité nationale), les progrès technologiques
qui construisent une médecine moderne de plus en plus coûteuse. GÜNAL A. “Health and Citizenship in
Republican Turkey : an Analysis of the Socialization of Health Services in Republicain Historical Context”.
OĞA UNIVERSIT , 2008.p.15.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 20 -
Banque mondiale pour les Pays émergents qui consistent à « étendre la couverture sociale en
accentuant les logiques de marché »44
. Cependant, la couverture sociale universelle prônée par
le FMI et la Banque mondiale est certes une couverture pour tous mais les prestations
remboursées sont minimales. L’AKP n’a pas de mal à se mettre au diapason des orientations
néolibérales du FMI et de la Banque mondiale puisque son idéologie « islamique modérée »
prône l’ouverture économique et le libéralisme. Selon Levent Ünsaldi, l’AKP (Parti de la
Justice et du Développement) conçoit le développement (kalkinma) comme une « entrée dans
la modernité marchande.» Dans les discours politiques turcs, les différences entre une
orientation purement néolibérale et le libéralisme AKP sont très mineures et souvent d’ordre
purement rhétorique : l’islam politique turc a tendance à apporter un saupoudrage de morale
religieuse à des politiques néolibérales mises en place comme ailleurs45
. Egalement,
l’alignement sur les orientations des institutions internationales a permis au gouvernement
turc d’obtenir des prêts de la Banque Mondiale pour financer la Transformation. La Banque
Internationale pour la Reconstruction et le Développement (la BIRD, qui est une institution de
la Banque mondiale, a accordé un prêt de 8,1 milliards de dollars à la Turquie46
). Ainsi, si le
HTP s’inscrit dans un contexte socio-politique national, il est l’application de modèles
internationaux (promus par le FMI et la Banque Mondiale) financé avec des fonds
internationaux47
.
La mise en place de cette compétition est passée par une stimulation de l’offre de soins
privée. Le gouvernement a tenté de capter les investissements des groupes internationaux de
la santé d’une part en prenant des mesures incitatives favorables au secteur privé, d’autre part
en menant une campagne de communication à leur adresse. Parmi les lois incitatives, on peut
noter la régulation des prix des hôpitaux privés désormais conventionnés. Les hôpitaux privés
sous contrat avec la SGK48 peuvent imposer des surcoûts pour les patients allant de 20 à 100
TL49 (selon les hôpitaux) pour des consultations simples (la SGK remboursant au patient le
tarif d’une consultation dans le public). Si les communicants du ministère de la Santé
annoncent que cette mesure a pour effet d’ « ouvrir les portes des hôpitaux privés à tout le
44
Ibid p.16. 45
ÜNSALDI L. “Les Conceptions Du Développement En Turquie.” Tiers Monde 204, no. 4 (2010): 165. 46
BIRD, Turkey-World Bank Partnership : Some Highlights and Results, World Bank Results (Banque
mondiale, 2010). 47
« The World Bank was involved in this Program at various stages : policy advice, technical assistance and
lending. » KARTAL F. “Privatized Citizenship: Transformation of Health Care Policies in Turkey.” Review of
Public Administration 42 (Juin 2009). 48 90% des hôpitaux privés seraient conventionnés avec la SGK selon Hüseyin Cät, Entretien avec Hüseyin Cät,
médecin spécialiste à l’hôpital allemand. 49 Soit entre 10 et une cinquantaine d’euros.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 21 -
monde »50, on peut cependant douter que l’ensemble des citoyens turcs puisse financer de leur
poche ces surcoûts : seules les populations les plus aisées auront donc les moyens de choisir
librement de se faire soigner à l’hôpital public ou dans une structure privée. On peut déjà voir
que la « compétition » entre les hôpitaux pour attirer les patients est de fait une concurrence
pour attirer les patients solvables. Le plus souvent, les surcoûts payés de la poche du patient
(« out-of-pocket payments ») sont pris en charge par des mutuelles privées auxquelles les
patients accèdent, souvent par l’intermédiaire de leur entreprise. Par exemple, l’hôpital
universitaire privé de Yeditepe affiche dans son hall d’entrée et sur son site internet les
différentes institutions sous contrat avec l’hôpital 51 . Ces différentes institutions, souvent
élitistes (comme l’université privée ahçeşehir) sont une sorte de ticket d’entrée social
permettant de bénéficier des équipements luxueux de cet hôpital. En échange des avantages
offerts au secteur privé, le gouvernement a passé des contrats avec des chaînes d’hôpitaux
pour qu’ils ne surfacturent pas certains soins spécialisés. Par exemple, les patients qui ne sont
couverts que par la SGK peuvent bénéficier des soins en cardiologie des hôpitaux Acıbadem52
aux tarifs conventionnés par la SGK. Ces contrats et Partenariats Public-Privé permettent au
ministère de la Santé d’affirmer que les hôpitaux privés œuvrent pour le bien commun et
sont, en quelque sorte, en passe de devenir des hôpitaux publics53. Cette affirmation étonnante
est probablement une réponse aux détracteurs qui accusent le HTP de privatiser les hôpitaux
publics (par l’autonomie et les nouvelles méthodes de management), la communication du
ministère de la Santé renverse cette critique en proclamant qu’elle « publicise » les hôpitaux
privés. Les acteurs privés tendent à reprendre ce discours à leur compte dans leur
communication et à placer leur activité comme un véritable devoir patriotique : « Echomar
Health Group, founded with the aim of reaching a healthier life for our country’s people. Our
country needs brands, which has caught world standards in the health area. » 54 Cet
enthousiasme patriotique entourant la communication autour du HTP est repris par les
groupes privés de la santé, qui, comme nous l’avons senti au cours de nos entretiens,
ressentent le besoin de communiquer beaucoup sur les thèmes de « l’intérêt supérieur de la
nation » et du « bien-être de tous » pour se justifier de mener une activité lucrative dans le
50 « Opening Private Hospitals’ Doors to Everyone. » AKDAĞ R. Turkey Health Transformation Program :
Evaluation Report (2003-2010). Ankara, 2010 p.150. 51 On y trouve des assurances privées, des banques, des universités, des entreprises, des clubs omnisports
élitistes…
http://www.yeditepehastanesi.com.tr/v2/Icerik/Hasta-ve-Ziyaretcilerimiz/Anlasmali-Kurumlar.aspx 52 Entretien avec Hüseyin Cät, médecin spécialiste à l’Hôpital allemand. 53 AKDAĞ R. Turkey Health Transformation Program : Evaluation Report (2003-2010). Ankara, 2010 p.150. 54 MUTLU S. “Özel Echomar Göztepe Hastanesi”. rochure distribuée dans la clinique Echomar de Göztepe,
2012.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 22 -
domaine de la santé. Pour Azmi Ofluoğlu à la tête du conseil d’administration de l’Université
privée eni üzyıl, l’objectif de l’université privée de médecine qu’il dirige est avant tout de
former des médecins pour combler les besoins du pays55. On remarque que le ministère de la
Santé utilise en permanence les classements de l’OCDE pour annoncer ses objectifs et le bien-
fondé de ses réformes. L’internationalisation passe aussi par une sorte de patriotisme de
l’indicateur de santé : faire monter la Turquie dans les classements internationaux est un
signal envoyé à l’international et notamment aux institutions européennes. Ces mesures
juridiques ont été doublées par une campagne de communication visant à attirer les
investissements des grands groupes internationaux de la santé. On remarque que le site
internet du ministère de la Santé propose de nombreux rapports et documents bien traduits en
anglais. On note que même des manuels d’hygiène distribués aux écoliers turcs ont été
traduits en anglais.
Figure 2 : La couverture d’un manuel d’hygiène destiné aux écoliers turcs (Source : Site internet
du ministère de la Santé).
Puisque l’on peut douter que les écoliers turcs lisent ce manuel dans la langue de
Shakespeare, il faut en conclure que la communication du Ministère de la Santé ne s’adresse
pas qu’aux Turcs mais qu’elle s’adresse également à des acteurs internationaux. Dans le cas
présent, le ministère de la Santé veut témoigner de l’éducation à la santé de sa population et
donc de son engagement pour la santé publique. « As the case in all advanced countries, the
55 “We established the university not only to train future staff for our own hospital group, we also want to meet
Turkey’s need for medical staff,” Azmi Ofluoğlu, président du conseil d’administration de l’Université privée
eni üzyıl AKKAYA . “Private Hospitals Embark on Higher Education but Quality in Question.” Sunday’s
Zaman, 8/8/2010.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 23 -
fundamental principle envisaged on food issue in Turkey is to protect consumers from
misleading of food purchasing, to protect their health through adequate and balanced
nutrition ». La préface du ministre de la santé est une manière de situer la Turquie dans le
cortège des pays développés, qui ont les moyens et la volonté de protéger la santé de leurs
citoyens. Le site internet et la campagne « Invest in Turkey » émanant du gouvernement sont
également un puissant outil de promotion de la Turquie destiné aux investisseurs. Les
rapports publiés par « Invest in Turkey » recensent points forts, points faibles et opportunités
à l’investissement dans différents secteurs56. Le secteur de la santé y figure comme un marché
parmi d’autres comme le tourisme, l’automobile ou l’agro-alimentaire57. Comme on peut le
voir Figure 3, les investissements dans la santé privée concernent principalement l’industrie
pharmaceutique et les hôpitaux privés. Comme on peut le voir, il s’agit d’investissements se
chiffrant à plusieurs dizaines voir centaines de millions d’euros. L’importance de ces
investissements laisse penser que les profits qui en découleront seront colossaux. Il faut noter
que le tableau ci-dessous ne contient que quelques exemples emblématiques de groupes
d’investissement (notamment la fameuse chaîne d’hôpitaux Acıbadem). Pour Mustafa
Sönmez, il y a 303 groupes d’investissement privés internationaux qui investissent dans des
hôpitaux privés turcs58.
56
REPUBLIC OF TURKEY PRIME MINISTER: Investment Support and Promotion agency. Turkish
Healthcare Industry Report. Ankara, 2010. 57
www.invest.gov.tr. 58
SÖNMEZ, M. Paran Kadar Saglik : Türkiye’de Sagligin Ticarilesmesi. Istanbul: Yordam Kitap, 2011.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 24 -
Figure 3 : Des exemples d’investissements dans la santé émanant de groupes internationaux.
Source : Invest in Turkey59
.
L’échelon international est donc présent à tous les niveaux du HTP. Le contenu des
réformes du HTP est inspiré par des organisations internationales qui prêtent de l’argent au
gouvernement turc afin que celui-ci modèle un système de santé conforme à leurs modèles.
L’essentiel des dynamiques de l’offre de soins sont produites par le secteur de la santé privée,
au sein duquel les investissements sont extrêmement coûteux tandis que les investisseurs sont
de grands groupes globalisés60 qui cherchent à placer leurs investissements dans le pays qui
les mettra dans les meilleures conditions pour réaliser des profits. La tâche du gouvernement
turc consistant alors à réformer le système de santé et de protection sociale afin de rendre son
pays attractif aux yeux de ces investisseurs. Comme nous le verrons, la mise en place de cette
offre de soins privée va de pair avec l’organisation d’une filière de tourisme médical : ceux
qui reçoivent les soins des nouveaux hôpitaux privés sont, en partie, des patients
59
REPUBLIC OF TURKEY PRIME MINISTER: Investment Support and Promotion agency. Turkish
Healthcare Industry Report. Ankara, 2010. 60
Les noms mêmes de certains groupes comme « Universal Hospitals Group » qui gère, entre autres, le luxueux
hôpital allemand de la place Taksim contiennent l’idée d’échelle globale.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 25 -
internationaux. Enfin, la progression au sein de divers classements de l’OCDE permet
également une exploitation politique du gouvernement AKP qui peut montrer que la Turquie
est assez forte pour développer son système de santé, mieux soigner sa population et donc
augmenter son bien-être.
B- Structure et hiérarchie de l’offre de soins en Turquie
Une fois que les cadres et les structures du système de santé et de protection sociale ont
été posés, il s’agit de dresser un état des lieux de l’offre de soins et des ressources sanitaires
en Turquie. Cet état de l’offre de soins pouvant être considéré comme le produit des récentes
politiques de santé qui ont été énoncées. Il sera montré que le HTP et notamment
l’internationalisation du secteur de la santé produisent une configuration particulière de l’offre
de soins sur le territoire national. Nous utiliserons trois variables pour caractériser l’offre de
soins en Turquie : le nombre (d’établissements, de médecins, d’infirmières…), la hiérarchie
des ressources sanitaires (soins primaires, secondaires, tertiaires), la répartition territoriale de
ces ressources sanitaires.
1) Des ressources sanitaires qui demeurent déficitaires
Avant de poser la question de la répartition des ressources sanitaires, il faut rappeler qu’en
nombre absolu, ces ressources sanitaires (nous nous concentrerons ici sur les médecins et les
lits d’hôpitaux) sont insuffisamment nombreuses.
Figure 4. Source: TUIK
On remarque Figure 4 que le nombre de médecins a connu une croissance constante entre
1990 et 2010 passant de 50639 à 123447. Le nombre d’habitants pour un médecin a été divisé
par deux : il y avait en moyenne en Turquie en 2010 1,7 médecins pour 1000 habitants. On
peut noter que, dans les indicateurs d’offre de soins, le HTP semble n’avoir fait que continuer
les dynamiques de la décennie précédente. Il en est de même en ce qui concerne l’évolution
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 26 -
positive de l’espérance de vie dans laquelle la décennie 2000 ne fait que continuer l’évolution
des deux décennies précédentes.
Le tableau ci-contre montre que malgré la croissance spectaculaire du nombre des
médecins (qui a doublé entre 1990 et 2010), la Turquie reste largement en retard par rapport
aux autres pays de l’OCDE. En
moyenne, le nombre de
médecins pour 1000 habitants
est deux fois plus élevé dans les
pays de l’OCDE. Egalement, ce
déficit est perceptible dans le
nombre de lits d’hôpitaux pour
1000 habitants. Dans les pays de
l’OCDE, seul le Mexique fait
moins bien que la Turquie en
terme de nombre de lits
Selon TUIK, il y avait
184050 lits d’hôpitaux en
Turquie en 2010 (il n’y en avait
que 134950 en 2000). Il n’y
avait en 2010 que 2,5 lits
hospitaliers pour 1000 habitants
alors que la moyenne de
l’OCDE se situe à 4,961.
Si un effort conséquent a été
fourni, le gouvernement turc doit former davantage de médecins afin d’en arriver au niveau
des pays les moins développés de l’Union Européenne (Europe orientale, Europe du sud).
Pour cela, le gouvernement agit sur différents leviers. Le premier levier est la formation de
médecins dans les universités. Dans ce domaine, le gouvernement ouvre des universités de
médecine et tente également d’attirer les investissements dans les universités de médecine
privées. Cependant, former une génération de médecins prend une décennie, il faudra encore
61
Voir le site internet des statistiques de santé de l’OCDE :
www.oecd.org/health/healthpoliciesanddata/oecdhealthdata2012
Graphique 3 : Nombre de médecins pour 1000 habitants dans
les pays de l’OCDE en 2006 (Source : OCDE).
vvvvvvvvvvvvvvvv
vvvvv
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 27 -
plus de temps pour que cet effort vienne influer sur les indicateurs d’offre de soins.
Egalement, à l’image de la recherche des investissements, le ministère de la Santé pense à se
tourner vers l’international pour que des médecins étrangers viennent exercer en Turquie. Si
cette hypothèse est envisagée dans plusieurs documents émanant du ministère, aucun des
acteurs interviewés n’a cité ce phénomène. On peut douter que ce phénomène prenne
beaucoup d’ampleur puisque les rémunérations des médecins sont relativement faibles en
Turquie par rapport à d’autres pays qui ont besoin d’attirer des médecins. La difficulté
d’apprendre la langue turque est un autre écueil. Enfin, le troisième levier par lequel le
gouvernement souhaite faire augmenter l’offre de soins consiste à faire travailler plus les
médecins existants. C’est le sens de la « rémunération à la performance » qui est une des
mesures-phares du HTP, amorcée en 2004 dans une dizaine d’hôpitaux-pilotes. Les médecins
du secteur public ont donc un salaire de base auquel est ajouté un ensemble de primes en
fonction du nombre de patients traités. Cette mesure a fait exploser le nombre de
consultations par médecins, la Turquie est passée de l’avant-dernière place du classement de
l’OCDE à la huitième place (le nombre de consultations par médecin a plus que doublé). Si la
Turquie a progressé dans cet indicateur, on peut penser que ce système a réduit la durée-
moyenne des consultations et a, par conséquent, péjoré la qualité des soins et des diagnostics.
Ce nouveau-type de gestion salariale est le principal motif de mécontentement de la chambre
des médecins en Turquie. Selon Süheyla Ağkoç, ce système de rémunération pousse certains
docteurs peu scrupuleux à enchaîner les patients sans porter suffisamment d’attention à
chacun afin de cumuler les primes62. Le décès dû au surmenage d’un médecin d’un hôpital
public d’Erzurum 63 fait désordre : le décès de ce médecin n’est pas un cas isolé, TT
communique beaucoup autour de ces « martyrs » du HTP. Plus généralement, les médecins
liés à TTB64 critiquent une réforme qui a une vision trop comptable de ce que doit être le
système de santé : « The art of medicine is far too complicated to be governed only according
to numbers and economics. » nous confiait Salih Küçükoğlu65.
2) Une hiérarchie de l’offre de soins centrée sur le curatif
Afin d’être efficace, le système de santé doit comporter des infrastructures de soins se
situant à plusieurs niveaux de soins. Les établissements de santé sont hiérarchisés : les « soins
62
Entretien avec Süheyla Ağkoç membre de la chambre des médecins à Istanbul (TT ). 63
Le ministre de la santé est originaire d’Erzurum, l’hôpital en question faisait partie des hôpitaux-pilotes de la
réforme de la « rémunération à la performance. » 64
80% de la profession fait partie de TT . Les médecins turcs sont très largement opposés à l’AKP et au HTP. 65
Entretien avec Salih Küçükoğlu, membre de TT , dermatologue à la clinique Echomar Göztepe.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 28 -
de santé primaire » désignent la prévention médicalisée dans le domaine de la santé. Le
niveau secondaire de cette hiérarchie des soins désigne le curatif. La frontière est ténue avec
les soins tertiaires qui désignent souvent des soins curatifs nécessitant des technologies
lourdes66. Selon le Professeur Mehmet Akman, le déséquilibre entre soins préventifs et soins
curatifs est le problème central du système de santé turc67.
Figure 5 : L’évolution du rapport nombre de médecins/nombre d’infirmières entre 1990 et 2006
dans les pays de l’OCDE (Source : OCDE, 2008).
La Figure ci-dessus montre que la Turquie fait partie des pays qui ont le plus mauvais
rapport nombre de médecins/nombre d’infirmières : il y a en moyenne 1,5 infirmières par
médecins en Turquie alors que la moyenne de l’OCDE se situe entre 3 et 4 infirmières par
médecin. Or, un nombre insuffisant d’infirmières pose problème au sein des hôpitaux, de
nombreux actes médicaux simples qui pourraient être effectués par des infirmières sont dès
lors accomplis par des médecins : la compétence des médecins est sous-utilisée, ces actes sont
rémunérés au niveau des exigences salariales des médecins. Non seulement, les médecins sont
employés à des tâches qui ne nécessitent pas leur niveau de formation mais ces actes coûtent
cher au système de protection sociale. De la même façon, le fait qu’il y ait plus de deux-tiers
de médecins spécialistes pour un tiers de médecins généralistes ou « médecins de famille »
génère un système coûteux, se concentrant sur le curatif. De nombreux patients ont tendance à
exiger une consultation avec un médecin spécialiste et vivraient l’obligation de passer par un
médecin généraliste comme un déclassement. Il existait déjà un système de hiérarchie des
soins et de parcours de soins : il était théoriquement obligatoire de consulter dans un
66
TABUTEAU D. et MORELLE A. La Santé Publique. Presses Universitaires de France - PUF, 2010. 67
Entretien avec Mehmet Akman, professeur de médecine familiale à l’Université Marmara, membre de
l’association européenne de médecine familiale.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 29 -
dispensaire de rang 1 pour être soigné ou orienté vers un spécialiste de l’hôpital dont dépend
le dispensaire.
Figure 6 : La hiérarchie (théorique) des niveaux de soins en Turquie avant le HTP. (Source :
Robert Holcman68
, 2003)
Pourtant, Robert Holcman notait en 2003 que ce système de référent devant diriger le
parcours de soin des patients ne fonctionnait pas : « les Turcs demeurent réticents à suivre la
filière de soin et utilisent les consultations externes des hôpitaux comme niveau primaire de
soin. »69 En 1995, une étude a montré que dans les villes (où coexistent dispensaires et
hôpitaux), 14,1% des patients se rendaient en premier dans un dispensaire pour consulter. Ce
taux était de 40 % en Turquie : les patients des zones rurales n’ont un accès relativement
proche qu’aux dispensaires. Par conséquent, les dispensaires étaient sous-employés, les
hôpitaux publics étaient bondés. Or, pour l’universitaire Mehmet Akman, avoir un niveau de
soins primaires fort permet d’avoir une population en meilleure santé qui sollicite moins le
niveau de soins secondaire qui est plus coûteux pour le patient, comme pour le système.
La mise en place des « médecins de famille » et d’un meilleur système de référent est un
des objectifs du HTP. La mise en place de la médecine de famille a été étendue à l’ensemble
du pays en 2010. Le ministère a commencé par transformer le nom de « médecin
généraliste », connoté péjorativement, en « médecin de famille ». A partir de 2010, chaque
assuré doit avoir un médecin-référent dans un dispensaire de soins primaires, le choix de ce
médecin-référent est libre. Un système de malus a été mis au point pour ceux qui
continueraient à aller consulter directement dans des hôpitaux. Cependant, cette promotion de
la médecine de famille n’a pas tenu toutes ses promesses : selon Mehmet Akman70, la part des
68
HOLCMAN R. L’accueil Des Populations Précaires Dans Les Hôpitaux Turcs: Atomisation De La Protection
Sociale Et Fractionnement De L’offre Hospitalière. Paris: Assistance publique-Hôpitaux de Paris; Ministère de
la fonction publique, Mai 2003 69
Ibid. 70
Entretien avec Mehmet Akman, professeur de médecine familiale à l’Université Marmara, membre de
l’association européenne de médecine familiale.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 30 -
patients respectant le parcours de soins est passée de 40% avant le HTP à 50% en 2011. Or,
pour réduire les coûts et promouvoir la santé publique, il faudrait qu’au moins 80% des
patients passent par le premier niveau de soins. D’une part, le malus infligé par la SGK à ceux
qui sautent cette étape est relativement peu onéreux (d’autant plus que les mutuelles privées
prennent en charge ces malus). Finalement, seules les franges les plus défavorisées sont
réellement contraintes de suivre ce parcours de soin, les populations solvables continuent de
se distinguer socialement en sautant cette étape du parcours de soin. Si le ministère de la
Santé fait du renforcement du niveau de soins primaires un objectif, les médecins de TTB
doutent que cet objectif est compatible avec la stimulation du secteur privé de la santé. En
effet, nous avons vu que le gouvernement souhaitait confier au secteur privé les dynamiques
de l’offre de soins. Or, le secteur privé est absent du préventif et se concentre sur les soins
curatifs qui sont plus directement lucratifs.
Graphique 4 : L’évolution du nombre de lits géré par chaque pourvoyeur de soins en Turquie entre
2000 et 2010 (Source : TUIK).
Ainsi, on laisse les soins préventifs (qui sont très rentables, à long terme, pour une société)
au secteur public tandis que le secteur privé qui est l’objet de beaucoup d’attentions de la part
du ministre de la santé se consacre au secteur curatif qui est lucratif immédiatement mais
coûteux pour le système d’assurance sociale. De plus, tant que le niveau des soins primaires
restera réservé aux populations les plus défavorisées, l’effet de cercle vicieux se perpétuera
puisque les populations aisées refuseront de fréquenter les dispensaires afin de se distinguer
socialement, les meilleurs étudiants en médecine ne choisiront pas d’exercer en médecine
familiale.
3) Une répartition des ressources sanitaires reflétant et amplifiant les tensions socio-
territoriales en Turquie.
Les cartes réalisées par nos soins à partir de données TUIK et de l’ouvrage de Mustafa
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 31 -
Sönmez71 (pour les hôpitaux privés) montrent que la répartition des ressources sanitaires
reflète la nature de l’armature urbaine turque et tend à exagérer ses traits. Cette série de cartes
montre combien Istanbul est évidemment un cas particulier en Turquie. La fracture Est-Ouest
est présente sur les cartes représentant des densités de médecin ou de lits hospitaliers par
habitant. La carte de densité de cartes vertes par rapport à la population est elle aussi
éloquente et affiche un gradient Est-Ouest marqué, le Sud-Est apparaissant comme le plus
défavorisé. Si l’on postule que la proportion de cartes vertes est un indicateur de précarité
sociale et de vulnérabilité sanitaire, la Turquie présente alors un cas d’ « inverse care law »72.
L’ « inverse care law » veut que, dans un territoire donné, les ressources sanitaires
disponibles soient inversement proportionnelles aux besoins de soins de la population. On
remarque également que la distribution des lits d’hôpitaux n’est pas la même dans le secteur
public et dans le secteur privé. Les investissements du secteur privé ont été dirigés très
majoritairement vers Istanbul. Ankara et Izmir, les deux autres grandes villes de l’ouest du
pays comportent également des lits d’hôpitaux privés. Les deux autres lieux d’investissement
du secteur privé sont Antalya et Gaziantep, dans lesquelles les investisseurs souhaitent
promouvoir le tourisme médical en provenance des pays arabes73. On peut donc constater que
les objectifs annoncés de stimulation du secteur privé par le ministère de la Santé n’ont pas
forcément été remplis : les hôpitaux privés ne sont pas venus combler les vides de l’offre de
soins publique mais sont venus chercher les populations solvables. Istanbul présente ainsi le
taux le plus fort de lits d’hôpitaux privés par habitant. La proportion de lits d’hôpitaux privés
dans le total des lits hospitaliers y est plus forte que nulle part ailleurs (cf. Graphique 5). On
observe également une certaine superposition entre les espaces présentant un fort taux de lits
d’hôpitaux privés et les cartes de densité de médecins spécialistes par rapport au nombre total
de médecins. On peut donc avancer que les hôpitaux privés ont tendance à se positionner sur
des soins pratiqués par des spécialistes (une médecine qui nécessite de la technologie).
Si l’on reprend le constat du rapport de l’OCDE74 cité en introduction, le manque de
ressources sanitaires touche encore Istanbul et l’Anatolie de l’Est et du Sud-Est. Cependant, le
HTP a produit des dynamiques inverses au sein de ces deux espaces. Istanbul a attiré les
investissements privés qui ont spectaculairement transformé la physionomie de son offre de
71 SÖNMEZ, M. Paran Kadar Saglik : Türkiye’de Sagligin Ticarilesmesi. Istanbul: Yordam Kitap, 2011. 72
TABUTEAU D. et MORELLE A. La Santé Publique. Presses Universitaires de France - PUF, 2010. 73
Antalya est un haut-lieu du tourisme international en Turquie. Gaziantep accueille le plus grand hôpital privé
de Turquie (690 lits). Il a été pensé pour attirer une clientèle syrienne. 74
OCDE, et BANQUE MONDIALE. Examen Des Systèmes De Santé De l’OCDE: La Turquie, 2008.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 32 -
soins. L’Anatolie de l’Est et du Sud-Est a reçu de timides investissements étatiques mais a
bien peu intéressé les investisseurs de la santé privée75.
Graphique 5 : L’évolution du nombre de lits par pourvoyeur de soins à Istanbul entre 1995 et 2010
(Source : IBB et TUIK).
75 A l’exception notable de la ville de atman, dont l’économie est fondée sur un gisement d’hydrocarbures.
Cette ville est une exception dans sa région.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 33 -
Planche cartographique 1 : La population turque
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 34 -
Planche cartographique 2 : Les ressources sanitaires : les médecins
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 35 -
Planche cartographique 3 : Les ressources sanitaires: les lits d’hôpitaux publics
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 36 -
Planche cartographique 4 : Les ressources sanitaires: les lits d’hôpitaux privés
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 37 -
Deuxième partie : La transformation de la santé
dans la transformation urbaine stambouliote
Les cadres du système de santé et de protection sociale ayant été posés, il s’agit de
voir comment le secteur de la santé s’inscrit dans l’espace urbain stambouliote. Le système de
santé et de protection sociale s’inscrit à l’échelle nationale, sa réforme récente avait pour
objectif annoncé de renforcer l’équité face à des soins dont la qualité serait renforcée. Ces
objectifs ambitieux devaient être atteints par un appel aux investissements dans l’offre de
santé privée afin de créer une compétition entre tous les pourvoyeurs de soins, qu’ils soient
privés ou publics. Nous avons montré que cette réforme semblait avoir favorisé la ville
d’Istanbul qui capte la majeure partie de ces investissements. La configuration prise par
l’offre de soins76 à Istanbul est signifiante. Nous commencerons par étudier comment le
secteur de la santé marque les paysages urbains77 et en quoi hôpitaux publics et hôpitaux
privés mis en concurrence constituent des « dispositifs spatiaux »78 différents qui s’inscrivent
dans la ville de manière différenciée. Suite à cette description des espaces et paysages
produits par le secteur de la santé, nous procéderons à une identification de l’ensemble de ces
acteurs et un inventaire de leurs stratégies d’implantation. L’action de ces différents acteurs
renforce les divers aspects de la Transformation urbaine à l’œuvre à Istanbul.
A- Les formes de la production d’un espace médical : un secteur de la santé
qui produit des espaces différenciés
1) Une dualité architecturale qui contredit la « saine concurrence » voulue dans le domaine
de la santé
L’observation des différents types d’hôpitaux coexistant à Istanbul nous porte à penser
que les structures de soins sont d’abord différenciées par leur architecture et qu’ils constituent
des dispositifs spatiaux différents.
76 Dans ce système très hospitalo-centré, la répartition spatiale des hôpitaux fait sens. 77 Selon Jean Labasse, les hôpitaux sont des « points saillants » des paysages urbains. LABASSE J. L’hôpital et
la ville géographie hospitalière. Actualités scientifiques et industrielles 1397. Paris: Hermann, 1980. 78 Entrée « Dispositif spatial légitime » LEVY J. et LUSSAULT M. Dictionnaire de la géographie et de
l’espace des sociétés. Belin, 2003.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 38 -
PORTFOLIO 1 : Vues d’hôpitaux privés
Photographie 2 : L’hôpital allemand de la rue
Siraselviler à Taksim.
Photographie 3 : : L’hôpital privé Echomar à
Göztepe (Kadıköy).
Photographie 4 : L’hôpital universitaire privé
Yeditepe à Ataşehir
Photographie 5 : L’hôpital privé Florence
Nightingale avenue de Bagdad (Kadıköy).
Photographie 6 : L’hôpital privé Medical Park à
Kadıköy.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 39 -
PORTFOLIO 2 : Vues d’hôpitaux publics
Photographie 9 : Vue de l’hôpital public de
Göztepe.
Photographie 8 : L’entrée des urgences
surplombée par une publicité à l’hôpital public
d’Ümraniye.
Photographie 11 : Vue depuis le parking de
l’hôpital public d’Ümraniye.
Photographie 10 : Vue de l’entrée de l’hôpital
public de Taksim.
Photographie 7 : L’entrée de l’hôpital public de
Göztepe ((Kadıköy)
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 40 -
On remarque premièrement que les hôpitaux privés semblent être de construction récente
alors que les hôpitaux publics semblent plus anciens : c’est généralement le cas. La croissance
forte du nombre d’hôpitaux privés dans les années 2000 a fait que les hôpitaux privés et
publics qui sont mis en concurrence appartiennent à des générations différentes. Les hôpitaux
publics ont souvent été construits dans les années 1970-1990, période durant laquelle le
secteur privé était très peu développé et où les hôpitaux publics n’étaient pas mis en
concurrence entre eux ou avec des hôpitaux privés. L’architecture des hôpitaux publics est
souvent purement fonctionnelle et dépourvue de fioritures. Surtout, les terrains publics alloués
à la construction de ces hôpitaux étant souvent vastes, l’agencement des hôpitaux publics a
souvent évolué au gré des ajouts. Ainsi, le grand hôpital public de Göztepe ou l’hôpital public
de Taksim (rue Siraselviler) ont souvent un aspect composite, différents agrandissements
construits chacun sans souci esthétique construisant un paysage fait de barres de béton aux
couleurs ternes posées de manière désordonnée. Ces paysages composites tranchent
rigoureusement avec l’esthétique étudiée et l’architecture intégrée des hôpitaux privés. Nous
pourrons distinguer les hôpitaux privés en deux catégories qui correspondent à deux moments
de l’histoire urbaine stambouliote. La première génération correspond aux hôpitaux
« nationaux » ou minoritaires comme l’hôpital allemand ou l’hôpital juif de alat qui sont un
héritage de la Constantinople ottomane. Ces bâtiments rénovés et souvent gérés par des
groupes internationaux79 sont des éléments du patrimoine architectural stambouliote du 19ème
siècle : ils sont tous situés dans les quartiers centraux. La seconde génération d’hôpitaux
privés correspond aux hôpitaux construits au cours des deux décennies qui viennent de
s’écouler (le rythme de construction de ces hôpitaux s’étant accéléré après 2003). Ces
hôpitaux ont été construits d’un seul tenant, ils affichent une unité architecturale au sein des
bâtiments. Les terrains sur lesquels ils sont construits sont souvent peu étendus : les hôpitaux
privés récents ont des formes verticales. Souvent, ces hôpitaux comportent un grand hall
surplombé par une tour dont les surfaces sont vitrées. De cette façon, ils ont souvent le même
aspect et le même agencement que les malls, tours d’affaires et hôtels luxueux qui se sont
également multipliés ces dernières années.80 Le secteur de la santé privée produit les mêmes
espaces et les mêmes paysages que les autres grands acteurs du privé à Istanbul qui
multiplient les grands projets dans ce contexte de Transformation urbaine Paradoxalement,
79 Par exemple, l’Hôpital allemand et l’Hôpital italien sont gérés tous deux par l’Universal Hospital Group qui
est un groupe international. 80 Par exemple, le hall immense de l’hôpital Acıbadem de Fulya a, de toute évidence, été pensé par un architecte
renommé et comporte notamment un grand piano à queue : ce hall est configuré comme un hall d’hôtel de luxe.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 41 -
l’hôpital public est une réalité courante pour une majorité de Stambouliotes, mais les hôpitaux
privés sont ultra-visibles de par leur nombre, leur marketing agressif et leur verticalité81.
Ainsi, le secteur de la santé privée participe pleinement de la nouvelle skyline stambouliote.
Les hôpitaux privés qui résultent d’investissements internationaux sont un des visages de
l’internationalisation d’Istanbul au même titre que les grands centres commerciaux ou les
tours d’affaires. . On peut reprendre le mot d’Aykut Köksal pour qui les grands hôtels qui ont
commencé à transformer les paysages stambouliotes dès les années 1980-1990
sont « l’expression architecturale du monde globalisé. » 82 Symboliquement, cette
ressemblance entre des hôpitaux et des espaces liés au commerce et à la consommation n’est
pas neutre.
Cette dualité physique des hôpitaux stambouliotes doit être lue à la lumière de la
« compétition » entre hôpitaux promue par le ministère de la Santé dans le cadre du HTP. En
effet, le HTP met en concurrence des générations d’hôpitaux différentes, les hôpitaux publics
ayant été construits dans une logique de service urbain et de santé publique alors que les
hôpitaux privés se placent dans une logique de marché. Ainsi, les hôpitaux privés, notamment
les grandes chaînes d’hôpitaux
semblent plus à l’aise dans le
domaine du marketing et
investissent l’espace public. La
publicité pour des hôpitaux
privés est absolument
omniprésente à Istanbul et dans
l’ensemble des médias turcs.
Elle peut prendre la forme
d’affiches ou d’affichettes
vantant un hôpital lorsqu’il
s’agit d’une petite structure, les
plus grandes chaînes d’hôpitaux
privés font des publicités dans
des médias à très large audience pour l’ensemble de la chaîne d’hôpitaux : les plus grands
81 Le grand hôpital Fatih Sultan Mehmet d’Ataşehir est caché sous les arbres à gauche de l’hôpital universitaire
privé de Yeditepe sur la photographie : il est ainsi invisible des automobilistes empruntant la voie rapide E-5. Il
comprend pourtant sans doute quatre ou cinq fois plus de lits. 82 KÖKSAL A. “Petite Histoire De L’architecture Stambouliote.” Urbanisme, no. 374 (2010).
Photographie 12 : Vue du stade Ismet Inönü.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 42 -
groupes comme Acıbadem ou Medical Park sont devenus de véritables marques. Par exemple,
on voit qu’Acıbadem a choisi de placer ses publicités dans le stade Ismet Inönü du club de
eşiktaş : ces publicités sont visibles non seulement par les 32000 supporters présents dans le
stade les soirs de match, mais également par ceux qui empruntent les artères fortement
passantes autour du stade enfin, par les millions de Turcs qui suivent le football à la
télévision. Ülker, qui partage les espaces publicitaires du stade Inönü avec Acıbadem est le
géant turc de l’agroalimentaire83 : cela donne une idée de la puissance d’Acıbadem.
Ainsi, la santé semble avoir investi les panneaux publicitaires et semble être traitée
comme un produit de consommation, ce que critiquent les opposants au HTP, notamment la
chambre des médecins (TTB). Les devantures des hôpitaux et centres de soins affichent
souvent les listes des prestations proposées par l’établissement. Ainsi, la photographie d’une
devanture de polyclinique privée à eşiktaş
montre que les différentes prestations médicales
sont présentées comme des services marchands
(certaines de ces prestations relèvent d’ailleurs
d’avantage du bien-être que de la médecine à
proprement parler : régimes (« Diyet »),
épilations. L’ultra-visibilité des acteurs privés
impulse les dynamiques du secteur de la santé :
les soins médicaux se donnent à voir comme un
service marchand à Istanbul. Les différents
pourvoyeurs de soins privés se livrent une
concurrence rude pour conquérir les parts du
marché que sont la santé des Stambouliotes. Dans
certains espaces fortement investis par la santé
privée (comme l’avenue de agdad à Kadıköy),
les nombreuses structures de soins et publicités font que les acteurs de la santé privée
marquent très fortement les paysages de cette avenue. Si l’idée de compétition est centrale
dans le HTP, il semble que cette compétition soit biaisée. En effet, il s’agit de mettre en
concurrence des cliniques privées dans lesquels les soins médicaux sont pensés d’emblée
comme des services marchands tandis que les hôpitaux publics ont été construits dans le cadre
du système cloisonné des années 1970 à 1990. En clair, on demande au patient (solvable,
83 Plus de 7,5 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2008.
Photographie 13 : Les prestations affichées
sur la façade d’une polyclinique privée à
Beşiktaş.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 43 -
celui qui peut choisir son lieu de soins) de choisir entre se faire soigner dans des bâtiments
soignés et neufs ou bien dans des bâtiments publics vieillissants et bondés. Les groupes de la
santé privée ont une culture du marketing et savent communiquer tandis que les hôpitaux
publics et leurs administrateurs n’ont pas été formés à cela 84 . On peut percevoir cela
notamment dans les différences entre les sites internet des hôpitaux publics dont les interfaces
semblent remonter au début des années 2000 et les sites 2.0 des hôpitaux privés 85 . La
compétition semble donc faussée dès le départ puisque le patient lambda qui choisit librement
son hôpital choisira difficilement l’hôpital public. Il existe donc une dualité, un écart entre le
secteur de la santé privée et l’hôpital public.
2) Espace public et espace privé hospitalier
Nos observations des hôpitaux nous portent à penser que cette dualité physique est
renforcée par l’usage qui est fait de l’espace des hôpitaux : confronter l’usage de ces deux
types d’espaces et le caractère public ou non de leur espace a pour but de montrer que la
dualité des hôpitaux confirme et accentue une dualité entre deux mondes sociaux coexistant à
Istanbul. Une étude de la spatialité des différents types d’hôpitaux86 sera menée afin de
montrer en quoi les valeurs associées à l’espace de ces hôpitaux reflètent cette dualité sociale.
Ainsi, les hôpitaux publics
donnent une impression
d’intense activité et de vie
urbaine. Ces espaces sont
véritablement structurés par
l’attente, qui reste une réalité
malgré le désengorgement des
hôpitaux SSK permis par le
HTP. Le patient de l’hôpital
public attend dans l’enceinte
de l’hôpital, souvent en famille.
Les pelouses situées entre les
84 Par exemple, l’effet des banderoles publicitaires déployées au milieu des bâtiments de l’hôpital d’Ümraniye
est probablement pénalisé par le caractère peu attractif des bâtiments alentours. 85 L’attractivité différenciée de ces sites internet n’est pas un détail lorsque l’on sait que le HTP favorise la prise
de rendez-vous par le biais des sites web. Les patients les plus solvables sont connectés à internet et utilisent ce
média quand ils choisissent un lieu de soins. 86
LUSSAULT M. “Ville, santé et politique sanitaire.” In La Ville et l’urbain: l’état des savoirs. Editions La
Découverte, 2000.
Photographie 14 : Vue du « parc » de l’hôpital public de
Göztepe.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 44 -
différents pavillons et bâtiments des hôpitaux publics sont occupées par de nombreuses mères
de familles qui attendent assises dans l’herbe tandis que leurs enfants courent autour et
profitent des toboggans et balançoires aménagés par l’hôpital. Les espaces des hôpitaux
publics donnent l’impression d’être des espaces pleins et vivants. A l’exception du fait que les
personnes présentes dans l’enceinte de l’hôpital ont une raison précise à leur présence, il y a
peu de différences entre l’ambiance qui règne au sein des espaces extérieurs des hôpitaux et
celle des parcs stambouliotes : tous deux sont des lieux de vie et de sociabilité peuplés
essentiellement de familles et de marchands ambulants.
A l’inverse, l’atmosphère des hôpitaux privés est plus calme, il n’y existe pas vraiment
d’espaces de sociabilité. Comme nous l’avons vu, l’emprise au sol des hôpitaux privés est
souvent plus restreinte et ne comporte pas de « parc » joignant les bâtiments entre eux.
Souvent, à l’image de l’hôpital Florence Nightingale de Kadıköy, l’hôpital privé forme un
bloc sans espace extérieur. Comme le patient n’a pas à attendre longtemps (ce qui est une des
raisons principales pour lesquelles il se fait soigner dans un hôpital privé), celui-ci rentre
presque directement en consultation et quitte l’hôpital lorsque celle-ci s’achève. Lorsque des
espaces verts entourent les bâtiments, comme c’est le cas du Anadolu Healthcare Village de
Gebze (Municipalité limitrophe du Grand-Istanbul à l’Est), il peut être interdit de s’asseoir
dans l’herbe. Ainsi, il semble que les espaces des hôpitaux publics soient des espaces que
n’importe qui peut investir et occuper tandis que les hôpitaux privés sont plus contrôlés et
régulés. Plusieurs hôpitaux privés comme l’hôpital américain de Şişli imposent aux visiteurs
de passer un portique de sécurité, le personnel, parfois plus nombreux que les patients et
visiteurs, vient demander à tout visiteur ce qu’il vient faire dans l’établissement. Ainsi, les
Photographie 15 : Du petit commerce ambulant devant les
grilles de l’hôpital public de Göztepe.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 45 -
valeurs attachées à l’espace ne sont pas les mêmes dans les hôpitaux privés et les hôpitaux
publics : les espaces extérieurs des hôpitaux publics y sont pratiqués comme des parcs,
espaces publics par excellence, alors que les hôpitaux privés ont peu d’espaces extérieurs. A
des degrés divers, l’accès y est plus restreint et plus surveillé. Un autre marqueur du caractère
public de l’espace des hôpitaux publics réside dans la présence de nombreux vendeurs
ambulants (de « simits », de jouets pour enfants) dans l’enceinte-même des grands hôpitaux
publics comme le montre la photographie 15.
La présence de vendeurs ambulants, comme tout le secteur du petit commerce informel est
spécifique à certains espaces publics stambouliotes et certains milieux sociaux : les nouveaux
espaces publics ou pseudo-publics comme les malls et les complexes résidentiels fermés sont
généralement dépourvus de vendeurs ambulants. Il semble que la dualité séparant les hôpitaux
privés des hôpitaux publics reflète la séparation de deux mondes sociaux. La très forte
proportion de femmes voilées dans les hôpitaux publics porte à penser que les patients qui
fréquentent ces hôpitaux sont issus des classes moyennes inférieures et populaires. Les
patients des hôpitaux privés émanent des couches supérieures. Pour citer un phénomène
objectif, le thé coûte 75 kuruş à la buvette de l’hôpital public de Taksim tandis qu’il faut
débourser 3 TL pour boire un thé sur la terrasse (voir photographie 2) de l’hôpital allemand à
200 m de là en remontant la rue Siraselviler. Les officines de pharmacie ont tendance à
occuper tous les alentours des hôpitaux87 . Ainsi, la rue Siraselviler est occupée presque
exclusivement par des pharmacies sur 200 m, de l’hôpital allemand à l’hôpital de Taksim. On
remarque que les pharmacies les plus huppées, affichant leurs conventions avec la SGK et
avec les assurances et mutuelles privées se situent vers le haut de la rue, à proximité de
l’hôpital allemand. A l’inverse, les pharmacies affichant leurs accords avec la SSK et le
dispositif carte verte se situent du côté de l’hôpital public. Ces dernières ont des décors et des
vitrines à l’esthétique moins étudiée que les pharmacies destinées aux patients de l’hôpital
allemand. La rue Siraselviler est un exemple marquant de la stratification sociale stambouliote
liée à la santé. Plus largement, elle est exemplaire de la dualité urbaine stambouliote. Si l’on
suit Don Mitchell et que l’on considère que l’existence d’espaces réellement publics est un
bon révélateur de la vie urbaine88, on peut penser que la croissance des hôpitaux privés telle
qu’elle se produit depuis une décennie fragilise la cohésion sociale d’Istanbul car elle permet
aux couches supérieures de se distinguer en se séparant du reste des Stambouliotes dans leur
87 L’installation des officines est complètement libre en Turquie : cette absence de gouvernance produit des
concentrations spectaculaires de pharmacies autour des hôpitaux. 88
MITCHELL D. The Right to the City: Social Justice and the Fight for Public Space. Guilford Publications,
2003.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 46 -
rapport à la santé. Cette volonté de se « mettre à l’écart » est à rapprocher du développement
des Gated communities (en turc, site)depuis le début des années 2000. Dans les deux cas, une
« homogénéité chic »89 (Pérouse) est créée dans des enclaves à l’écart du reste de la société.
B- Acteurs privés et acteurs publics : des stratégies d’implantation
différentes.
1) Représenter les poids respectif des acteurs de la santé à Istanbul
Les cartes réalisées ci-dessous tentent de donner à voir quelle est la géographie de
l’implantation des différents acteurs privés et publics. Cette géographie s’inscrit à l’échelle de
la province d’Istanbul, l’aire de compétence de l’I . Pour permettre une meilleure lisibilité,
nous avons choisi de ne pas représenter les vastes arrondissements de Silivri, Çatalca et Şile
qui sont majoritairement ruraux : ceux-ci comportent peu de population et peu d’offre de
soins. L’institut turc des statistiques (TUIK) ne donne pas accès à des données territorialisées
à l’échelle infra-provinciale. Or, nous voulions précisément obtenir ces données pour établir
quelles sont les logiques d’implantation de ces acteurs. Ainsi, nous avons compilé ces
données grâce un ouvrage de statistiques publié en 1996 par la municipalité d’Istanbul qui
fournit, entre autres, une liste de tous les hôpitaux (publics et privés) et de leurs nombres de
lits. Notre deuxième source est l’ouvrage de Mustafa Sönmez90 qui liste en annexe tous les
hôpitaux privés de Turquie en 2011 ainsi que leur nombre de lits. Nous n’avons pu obtenir du
Sağlık Müdürlüğü qu’une liste de tous les hôpitaux publics sans les nombres de lits
correspondants. Cependant, si l’organisation du secteur public a été fortement restructurée, la
répartition des lits d’hôpitaux publics n’a pas été révolutionnée : la carte sur laquelle sont
représentées des données de 1996 conserve une certaine actualité. Ce n’est pas le cas de la
carte représentant l’offre hospitalière privée : cet écart en dit long sur les dynamiques
respectives du privé et du public ces 15 dernières années. Ces cartes sont centrées sur le
secteur hospitalier : nous n’avons pas pu récupérer de données territorialisées concernant
d’autres ressources sanitaires (comme le nombre de médecins ou d’infirmières par
arrondissement par exemple). Les hôpitaux militaires stambouliotes ne figurent pas dans les
données d’offre de soins. Ils sont au nombre de trois, ne dépendent pas du Sağlık Müdürlüğü
et ne coopèrent pas avec les autres hôpitaux de la ville.
89
COANUS T., et PEROUSE J-F.. Villes et risques regards croisés sur quelques cités “en danger.”
Géographie. Paris: Economica Anthropos, 2006 90
IBB. Saglik, 1927-1996. Istanbul Kulliyati Cumurhiyet Dönemi Istanbul Istatistikleri. Istanbul Arastirmalari
Merkezi, 1997
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 47 -
Planche cartographique 5 : La population stambouliote
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 48 -
Planche cartographique 6 : Les hôpitaux des deux principaux pourvoyeurs de soins publics.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 49 -
Planche cartographique 7 : L’évolution de la répartition des hôpitaux publics entre 1995 et 2012.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 50 -
Planche cartographique 8 : L’évolution de la répartition des hôpitaux privés entre 1995 et 2012.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 51 -
Planche cartographique 9 : Les lits d’hôpitaux publics en 1995.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 52 -
Planche cartographique 9 (suite) : Les lits d’hôpitaux publics en 1995
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 53 -
Planche cartographique 10 : L’évolution de la répartition des lits d’hôpitaux privés entre 1995 et
2012.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 54 -
2) L’agencement des ressources sanitaires publiques : des clientélismes locaux qui
répondent à l’électoralisme du HTP
Le HTP a contribué à simplifier la répartition des ressources sanitaires à Istanbul : les
hôpitaux SSK sont passés sous la tutelle du Sağlık Müdürlüğü qui dépend du ministère de la
Santé. De nombreux hôpitaux dépendant d’un seul ministère ont également changé de tutelle.
On en comptait 7 en 1996, le Sağlık Müdürlüğü n’en dénombre plus qu’un en 2010. Par
exemple, le Polis Hastanesi est devenu l’hôpital public Fatih Sultan Mehmet d’Ataşehir.
Malgré ce processus, le fractionnement de l’offre médicale publique demeure une réalité. Les
différents acteurs publics du domaine de la santé ont des ressources sanitaires réparties
différemment, tant spatialement, que dans les différents niveaux de soins.
L’acteur public principal de l’offre de soins médicaux à Istanbul est le Sağlık Müdürlüğü.
Le Sağlık Müdürlüğü dépend de l’autorité du préfet (Vali) de la province (Il) d’Istanbul : il est
« la voix de l’Etat » à Istanbul91. Le Sağlık Müdürlüğü dépend directement du ministère de la
Santé situé à Ankara, il est un des services que tout préfet a à sa disposition. Chacune des 81
provinces turques a son Sağlık Müdürlüğü, celui d’Istanbul est une administration importante
compte tenu de la population stambouliote. Comme nous avons pu l’observer, la gouvernance
de la santé stambouliote est fortement centrée à Ankara92. Comme l’a dit le docteur Burak
Büyükeren, médecin travaillant au Sağlık Müdürlüğü, les employés du Sağlık Müdürlüğü
n’ont pas accès à plus de statistiques que celles publiées sur le site internet de cette
administration93 (celles-ci sont lacunaires). Le Sağlık Müdürlüğü s’inscrit aux niveaux des
soins primaires et secondaires : il coordonne à la fois des dispensaires appelés Aile Sağlık
Merkezi (ASM : « Centres de Médecine Familiale ») et tous les hôpitaux qui dépendent du
ministère de la Santé. Il est le seul acteur à gérer à la fois des établissements de proximité
pour des soins préventifs et des hôpitaux destinés à fournir des soins curatifs. On compte à
peu près 900 ASM à Istanbul94 : à peu près autant que de mahalle (les quartiers).
91 PEROUSE J-F. “Gouverner Istanbul Aujourd’hui.” Rives Méditerranéennes, no. 2 (1999). 92 Il nous a souvent été demandé de rédiger une lettre au ministère à Ankara pour obtenir des données sur
Istanbul ou des autorisations à interviewer des employés du Sağlık Müdürlüğü stambouliote. 93 Entretien avec Dr Burak Büyükeren, Sağlık Müdürlüğü. 94 Donnée issue du site internet du Sağlık Müdürlüğü.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 55 -
La couverture de la ville par ces centres de soins médicaux préventifs est homogène. Ces
unités de proximité existent en Turquie depuis les années 1960 en ville comme dans les
espaces ruraux : leur rôle est d’assurer la prévention, les soins médicaux basiques et de relayer
les politiques de santé publique. Comme nous l’avons vu, les patients assurés tendaient à
« sauter » ce niveau de soins pour aller encombrer les hôpitaux de sorte que ces dispensaires
recrutaient essentiellement dans les populations précaires. Le ministère de la Santé a fait de la
mise en place de la « médecine familiale » une des priorités du HTP. La transition a d’abord
été sémantique puisque l’on est passé du médecin généraliste travaillant dans un dispensaire
au « médecin de famille » qui officie dans un « centre de médecine familiale » (ASM). Si le
ministre de la santé rappelle l’importance des soins préventifs, il n’y a pas de mesure
coercitive95 obligeant tous les patients à consulter en premier dans un dispensaire. Selon Eyüp
Ozan Toraman96, cette absence de mesure coercitive vise à ne pas brusquer ceux qui ne
fréquentent pas les dispensaires : conserver un statu quo permet aussi au gouvernement AKP
de ménager son électorat. Ceux-ci vivraient comme un déclassement le fait d’être obligés de
se faire soigner dans ces centres. Ainsi, la volonté de développer effectivement le recours aux
soins préventifs semble limitée bien qu’Istanbul soit dotée d’une couverture homogène de
95 La possibilité de choisir son « médecin de famille » introduit de la compétition, ce qui augmente la qualité du
service selon le Ministère de la Santé. 96 Entretien avec Ozan Toraman, médecin, étudiant en santé publique à l’Université d’Istanbul, responsable des
étudiants en médecine à la chambre des médecins.
Photographie 16 Deux des nombreux
ASM stambouliotes. Source : Sağlık
Müdürlüğü
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 56 -
dispensaires qui risquent de continuer à être sous-employés. Selon Mehmet Akman97, le
pourcentage de recours aux soins primaires est passé nationalement de 40% à 50% depuis le
lancement du HTP. Les ruraux n’ont souvent un accès immédiat qu’aux centres de soins
primaires, ce qui fait monter cette proportion. On estime que le passage, théoriquement
obligatoire, par les soins préventifs concerne autour de 20% de la population stambouliote.
Dans le domaine des soins secondaires, les cartes montrant l’évolution du nombre
d’hôpitaux publics entre 1995 et 2010 montrent que les équilibres ont relativement peu
évolué. Le nombre d’hôpitaux est resté à peu près le même : les créations d’hôpitaux publics
dans les arrondissements périphériques ont été compensées par des fusions administratives
d’hôpitaux dans les quartiers centraux. La répartition des hôpitaux publics reste centrale :
l’arrondissement de Fatih est le mieux doté, ses trois hôpitaux publics universitaires comptant
plus de 1000 lits chacun font que cet arrondissement écrase la hiérarchie des lits hospitaliers.
Suivent les arrondissements centraux de eyoğlu, Şişli, eşiktaş et Kadıköy. On remarque
que les pouvoirs publics ont fait l’effort d’orienter les constructions d’hôpitaux vers les
quartiers périphériques : les arrondissements périphériques ou péricentraux sont maintenant
presque tous dotés d’un hôpital public. La prédominance des arrondissements centraux n’en
est pas moins forte. Ce déséquilibre trouve sa source dans l’étalement urbain de ces 30
dernières années. Les hôpitaux, comme d’autres services urbains ont pris du retard sur le front
d’urbanisation. La construction de grands hôpitaux publics suppose de vastes terrains et de
lourds et durables investissements publics (bâtiments, technologie, recrutement de personnel
de santé). On ne peut pas redistribuer les ressources hospitalières existantes à l’échelle d’une
ville comme on pourrait, par exemple, redistribuer des effectifs de policiers sans créer de
poste. Une fois qu’un hôpital est construit, il demeure : apporter des ressources sanitaires
hospitalières à des territoires urbains qui en manquent suppose toujours un nouvel
investissement. Les centres de soins primaires peuvent être implantés beaucoup plus
rapidement puisqu’il suffit de mobiliser un ou deux petits locaux publics et d’y affecter
quelques médecins et infirmières. Cela explique l’excellente couverture de la ville en soins
préventifs alors que les ressources hospitalières publiques restent très centralisées. Cette
inertie de la répartition des hôpitaux publics est d’autant plus frappante lorsqu’on la compare
au bourgeonnement des hôpitaux privés pour lesquels les fonds privés sont vite mobilisés. Les
15 dernières années ont été marquées d’une part par des restructurations (la réduction du
nombre d’acteurs publics hospitaliers) et par un équipement en hôpitaux d’arrondissements
97 Entretien avec Mehmet Akman.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 57 -
périphériques ou péricentraux qui n’a pas bouleversé la répartition des ressources
hospitalières publiques à Istanbul. Selon la chambre des médecins, le problème majeur de
l’offre de soins stambouliote réside dans la sous-utilisation des structures de soins préventifs
qui encombrent les hôpitaux de patients qui consultent des médecins spécialistes pour des
soins préventifs et de patients dont les pathologies auraient pu être évitées grâce aux soins
préventifs. Ce déséquilibre pénalise les indicateurs de santé de la population stambouliote,
produit un surcoût pour la sécurité sociale (il est toujours plus onéreux de guérir que de
prévenir) et encombre les hôpitaux publics.
La santé est également un enjeu fort de politique locale à Istanbul. A l’échelle nationale,
l’AKP a tiré de grands bénéfices électoraux du HTP. Les politiques sanitaires et sociales
menées par l’I comme par les municipalités d’arrondissement ne sont pas dénuées
d’arrière-pensées électoralistes : la communication des responsables locaux est très portée sur
le champ de la santé.
De la part des différentes municipalités, la santé est envisagée comme un élément
d’autopromotion politique visant à « vendre » son action et le caractère « sain » de son
territoire. La photographie ci-dessous montre des bus de la municipalité de eşiktaş sur
lesquels, en plus d’une photo du maire Ismail Unal, se trouve l’inscription : « A eşiktaş, il y
a de la vie, il y a de la santé. » Le slogan de la municipalité de Fatih vante lui « une société
saine dans un environnement sain.» Aux trois échelles des pouvoirs locaux élus par les
Stambouliotes (il, ilçe, mahalle), il semble que les responsables élus tentent de mener une
action dans le domaine de la santé en finançant des structures sanitaires dans leurs territoires
de compétence ou en aidant et subventionnant l’accès aux soins de leurs administrés. Ainsi,
alors que depuis 10 ans, le HTP tend à réduire le nombre d’acteurs et donc à simplifier le jeu
Photographie 17 : Deux exemples de communication sur la santé émanant de municipalités (Fatih et Beşiktaş).
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 58 -
des acteurs publics de la santé à Istanbul, l’I ouvre des structures de soins préventifs sur
ses propres fonds98. Ces structures dépendent des services sanitaires et sociaux de l’I . Ces
services étaient en charge de faire respecter des règles de santé publique et de lutter contre
l’exclusion sociale. Depuis 2004, il aménage ses propres centres de soins préventifs qui sont
au nombre de 34 : on en compte environ un par arrondissement urbain99. Il gère également
deux centres de soins médicaux actifs (le premier à Güngören, le second à Ataşehir). Les
services sanitaires et sociaux de l’I mènent des enquêtes (notamment par l’intermédiaire
du muhtar, l’élu de quartier) pour déterminer qui est éligible à l’accès aux centres de santé de
l’I . Ces centres de « santé féminine et familiale » (« Kadın ve aile Sağlığı») sont, de fait,
très portés sur la santé de la reproduction. On remarque que, pour l’I , il semble évident que
la médecine familiale concerne essentiellement les femmes en tant que mères ou futures
mères. Si la santé de la reproduction est évidemment un enjeu de santé publique en Turquie
(les espaces ruraux comptent un encore un pourcentage significatif d’accouchements non
médicalisés), penser la médecine familiale uniquement comme une médecine dirigée vers la
natalité n’est pas neutre sur le plan idéologique. Assurer des grossesses et des accouchements
dans de meilleures conditions est aussi un levier permettant d’encourager la natalité. Les
récentes déclarations du premier ministre Erdoğan100 qui considèrent que « l’avortement est
un meurtre » et que toute femme turque devrait avoir « au moins trois enfants » nous poussent
à lire cette politique de médecine familiale de l’I (dont le maire Kadir Topbaş est aussi issu
de l’AKP) comme une politique de santé marquée par un certain conservatisme social101. De
plus, pour Mehmet Akman102, les centres de médecine familiale de l’I tendent à ancrer
dans les esprits que la médecine familiale et la médecine préventive sont des médecines
réservées aux pauvres alors même que le ministre de la santé tente (certes timidement)
d’élargir socialement la fréquentation des centres de soins primaires du ministère de la Santé.
Les municipalités, mettent aussi en place localement des centres de soins municipaux, des
ambulances ou des fonds de solidarité municipaux permettant de subventionner l’accès aux
soins de personnes non-couvertes103. On peut penser que toutes ces mesures prises aux deux
98 A partir de 2004 et de la victoire de l’AKP aux élections municipales. 99 Entretien avec Tulay Aktas, infirmière à l’I . 100 Dont le gouvernement n’a qu’une seule femme ministre, Fatma Sahin. Celle-ci est ministre de la famille. 101 “Abortion Is Murder Says Turkish PM,” Hurriyet Daily News, 26/05/2012. 102 Entretien avec Mehmet Akman. professeur de médecine familiale à l’Université Marmara, membre de
l’association européenne de médecine familiale.
103 HOLCMAN R. “Atomisation De La Protection Sociale Et Fractionnement De L’offre Hospitalière En
Turquie.” Revue Internationale De Sécurité Sociale 57 (2004).
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 59 -
échelles de pouvoir urbain à Istanbul jouent un rôle important d’amortisseur social qui
pourrait expliquer en partie le nombre relativement faible de cartes vertes (moins d’un million
en 2010) dans la population urbaine stambouliote104. La mise en place de ces différents filets
de sécurité est rarement dénuée d’arrière-pensées électoralistes : les maires se construisent des
clientèles en ouvrant l’accès aux soins à certains de leurs administrés. Aux yeux de ceux-ci, le
maire peut ainsi passer pour un bienfaiteur qui corrige localement un système de santé
national perçu comme injuste. A une échelle encore plus locale, celle du mahalle, le muhtar a
lui aussi ce pouvoir puisqu’il peut distribuer des « certificats de pauvreté » (« Fakir Balgeri »)
ouvrant l’accès aux dispositifs d’aide de la municipalité ou de la super-municipalité.
Il semble que les différents niveaux de pouvoir inscrits dans l’espace urbain stambouliote
connaissent des dynamiques opposées. Le niveau national incarné par le Vali et le Sağlık
Müdürlüğü tend à réduire le nombre d’acteurs et à simplifier la gouvernance de l’offre de
soins (les militaires et les universités publiques restant à l’écart). Les niveaux de pouvoir
locaux tentent, eux, de tirer des bénéfices électoraux, des attentes des Stambouliotes les moins
fortunés en termes de santé. La santé est donc pour eux une occasion de plus de conduire en
évergètes. Ces initiatives louables mais intéressées tendent à ajouter des acteurs et à
compliquer l’organisation de l’offre de soins publique. On retrouve donc dans le secteur
public de la santé et de l’offre de soins une gouvernance marquée par différents conflits
d’échelles et de compétences qui pénalisent la ville d’Istanbul105. Les logiques clientélistes
locales compliquent la simplification opérée par le HTP.
3) Les déterminants de l’implantation des acteurs privés.
La relative inertie du nombre et de la répartition des hôpitaux publics entre 1995 et 2010
contraste avec l’explosion qui a eu lieu dans le secteur privé hospitalier. L’on est passé de 56
à 155 hôpitaux privés entre 1995106 et 2011107. Comme on peut s’y attendre, le déploiement
du secteur privé hospitalier ne s’est pas fait au hasard dans l’espace urbain stambouliote.
Ainsi, si l’on observait une concentration d’hôpitaux privés à Fatih en 1995, la croissance du
nombre d’hôpitaux privés a surtout eu lieu dans les arrondissements centraux, principalement
Bahçelievler, Şişli et Kadıköy. On peut en partie expliquer la concentration d’hôpitaux privés
104 Entretien avec Tulay Aktas, IBB. 105 PEROUSE J-F. “Gouverner Istanbul Aujourd’hui.” Rives Méditerranéennes, no. 2 (1999) 106 IBB. Saglik, 1927-1996. Istanbul Kulliyati Cumurhiyet Dönemi Istanbul Istatistikleri. Istanbul Arastirmalari
Merkezi, 1997. 107 SÖNMEZ, M. Paran Kadar Saglik : Türkiye’de Sagligin Ticarilesmesi. Istanbul: Yordam Kitap, 2011.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 60 -
à Fatih en 1995 par la présence de plusieurs hôpitaux privés minoritaires. Comme il ne s’est
pas créé d’hôpital minoritaire à Istanbul depuis 1995, le nombre d’hôpitaux privés n’a pas
augmenté à Fatih.
Nous avons vu qu’à l’échelle de la Turquie, les lieux vers lesquels les investissements
privés se sont dirigés tendaient plus à chercher des patients solvables que de corriger les
inégalités créées par la configuration de l’offre de soins publique. Il semble évident qu’il n’y a
pas eu de gouvernance forte visant à diriger les investissements hospitaliers du privé vers les
territoires urbains stambouliotes qui manquent de lits et de ressources sanitaires. Fatih, Şişli,
Bakirkoy, Üsküdar et Kadıköy font partie des arrondissements les mieux dotés en hôpitaux
publics comme en hôpitaux privés. Il semble qu’à l’échelle d’Istanbul, les hôpitaux privés
soient à nouveau venus s’installer auprès des populations aisées de Şişli puis d’Üsküdar et
Kadıköy. La consultation des cartes interactives de la municipalité108 montre que les hôpitaux
privés de Bahçelievler semblent fortement polarisés par l’aéroport Atatürk à akırköy. La
localisation de ces hôpitaux privés montre que ceux-ci sont dirigés vers des patients
internationaux, qu’ils viennent parfois chercher eux-mêmes à la descente de l’avion. Dans les
rapports publiés par le ministère de la Santé il est dit que, grâce au HTP, les hôpitaux privés
sont mis au service de la santé publique et que leur installation est dirigée et négociée avec les
pouvoirs publics. En effet, les investisseurs qui voulaient construire des hôpitaux privés dans
les années précédant le HTP n’avaient aucune contrainte à l’installation. Il leur suffisait
d’acheter un terrain où ils le désiraient et de lancer la construction de leur hôpital. Depuis le
HTP, l’installation d’un hôpital est soumise à l’autorisation du Sağlık Müdürlüğü qui doit
donner son autorisation et qui est supposé orienter les investissements dans des espaces qui
manquent de ressources sanitaires. De toute évidence, ce système n’est pas efficace puisque
les hôpitaux privés viennent s’installer dans les espaces déjà bien dotés en hôpitaux publics
ou en hôpitaux privés sans combler les zones d’ombre, les vides de l’hôpital public. On peut
penser que cette faiblesse du Sağlık Müdürlüğü peut trouver sa source dans la collusion
permanente entre des responsables politiques et les conseils d’administration des hôpitaux
privés. Pour Eyüp Ozan Toraman109, cette domination annoncée du ministère de la Santé sur
le secteur de la santé privée n’est qu’une annonce puisque tous les hôpitaux privés ont, à des
degrés divers, des relais dans le pouvoir qui leur permettent de s’installer où ils le souhaitent.
108 Istanbul sehir rehberi : http://sehirrehberi.ibb.gov.tr/map.aspx. 109 Eyüp Ozan Toraman, étudiant en médecine spécialité santé publique à l’Université d’Istanbul. Responsable
national étudiant de la chambre des médecins.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 61 -
Par exemple, Emine Erdoğan, l’épouse du Premier ministre, est membre du conseil
d’administration de la chaîne de santé privée Medipol. Abdullah Gül, président de la
république est, quant à lui, lié à la chaîne d’hôpitaux Medical Park. Les deux têtes de
l’exécutif qui a mis en place le HTP sont donc intéressées personnellement au développement
d’hôpitaux privés. Cette proximité, ces différents conflits d’intérêt, ne sont pas l’apanage des
hautes sphères du pouvoir turc, elle semble être une constante dans le secteur privé de la
santé. Par exemple, Mehmet Müezzinoğlu a la double-casquette de directeur d’une clinique à
Avcilar et de secrétaire général de l’AKP pour la province du Tekirdağ. Autre exemple de
cette porosité, le médecin que nous avons interviewé au Sağlık Müdürlüğü avait son bureau
garni de stylos et post-it Medical Park110. ien que cette anecdote n’ait pas une grande
importance, il est symboliquement fort qu’une chaîne comme Medical Park parvienne à
investir la direction des services sanitaires publics à Istanbul par le biais de ses « goodies » et
autres produits dérivés.
Si le rapport entre les personnalités politiques et les hôpitaux privés n’est pas direct, il
peut exister par le biais d’une fondation (Vakfı). Les fondations sont des organismes privés à
but non lucratif dont l’action doit avoir un intérêt public. Plusieurs fondations profitent de la
spécificité du domaine de la santé : la santé est évidemment d’intérêt public, mais il est
possible de mener des activités liées à la santé et à la médecine qui sont totalement
déconnectées de la santé publique. Ainsi, une fondation a tout intérêt à se spécialiser dans la
santé puisqu’elle pourra engranger des bénéfices tout en faisant valoir que son action sert la
société. Par exemple, l’hôpital universitaire editepe dépend de la fondation Istek (Istek
Vakfı). La situation de cet hôpital universitaire privé nous a posé question puisque le terrain
de cet établissement est attenant au grand terrain public de l’hôpital public Fatih Sultan
Mehmet à Ataşehir, comme si le terrain de l’hôpital editepe avait été déduit de celui de
l’hôpital public. Il semble que la fondation Istek a pris possession de ce terrain dans les
années 1980 : la Mairie Métropolitaine dirigée alors par Bedrettin Dalan (ANAP111) a cédé ce
terrain public à la fondation Istek fondée par le même Bedrettin Dalan. On remarque que les
hôpitaux universitaires privés, qui sont à la croisée de l’éducation et du secteur de la santé
dépendent tous de fondations112. Un cas encore plus spectaculaire de captation de terrains
publics s’est produit à Fatih près du deuxième pont sur la Corne d’or. Un hôpital universitaire
110 Entretien avec Burak Büyükeren, Saglik Mudurlugu. 111 « Anavatan Partisi » : Le Parti de la Mère Patrie, au pouvoir dans les années 1980. 112 AKKA A . “Private Hospitals Embark on Higher Education but Quality in Question.” Sunday’s Zaman,
8/8/2010.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 62 -
privé (le « Golden Horn Campus ») dépendant de Medipol a été construit récemment sur des
terrains d’une valeur presque inestimable cédés par la puissance publique à la Fondation
« Medipolitan Health and Education Group.» La pratique qui consiste à se constituer des
portefeuilles fonciers à partir de terrains publics par le biais de fondations est une réalité dans
le secteur de la santé.
Des grands groupes d’hôpitaux (Acıbadem, Medipol) ou les plus grands groupes d’universités
privées (Yeditepe, eni üzyıl) ont ouvert leurs universités de médecine en 2010. Elles n’ont
pas de mal à justifier l’intérêt public de leur action tant la Turquie manque de médecins et de
personnel de santé. Le paysage des universités publiques à Istanbul n’a pas ou peu évolué
depuis 1995, les universités privées permettent de former de nouveaux médecins. Cependant,
les universités privées cherchent également à former leur propre main d’œuvre. Les droits
d’inscription à ces facultés de médecine coûtent entre 35000 et 40000 TL113 à l’année. Au
sein du groupe Acıbadem, l’étudiant a le droit de se faire soigner gratuitement dans les
structures de soins de son hôpital universitaire, l’inscription à la sécurité sociale privée
d’Acıbadem est aussi prise en compte dans les droits d’inscription. Le groupe Acıbadem est
ainsi gagnant sur tous les plans : il gagne de l’argent sur la formation des étudiants et forme
lui-même sa main d’œuvre en lui inculquant une « culture Acıbadem. »
Enfin, le tourisme médical, encouragé par le HTP, concerne relativement peu de patients
au regard du nombre de patients des divers hôpitaux stambouliotes. En revanche, il constitue
une réalité représentative et fortement structurante des hôpitaux privés. La quasi-totalité des
hôpitaux privés traduisent leur site en anglais et passent des accords avec des agences de
113 Soit entre 17000 et 20000 euros.
Photographie 18 : Le « Golden Horn campus » de
Medipol. Source : Site internet de Medipol.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 63 -
voyage s’occupant de loger et transporter les touristes114. Egalement, on remarque que les
hôpitaux privés tendent à se multiplier au contact des autoroutes urbaines offrant un accès
direct aux deux aéroports stambouliotes. Il est écrit dans un rapport publié en 2010 par le
ministère de la Santé : « As regards health tourism, we will be the centre of Europe, Middle-
East, Africa, Central Asia and Russia area. »115 . La Turquie entend ainsi profiter d’une
certaine rente de situation. La communication du ministère reprend le « délire de centralité »
souvent associé à la communication d’Istanbul depuis que le pouvoir turc rêve de faire
d’Istanbul une ville-mondiale. La Turquie bénéficie d’atouts importants en vue de mettre en
place cette filière. Elle se situe à proximité de pays qui ont système de santé défaillant mais
dont les classes supérieures ont de hautes exigences en matière de santé. Istanbul se situe
entre le monde russe, l’Europe orientale et les pays arabes 116 . Adam Bahattin ajoute
malicieusement que le tourisme médical est une filière d’avenir car les pays de l’Union
Européenne sont en crise et compriment leurs dépenses : les hôpitaux turcs pourront accueillir
des patients européens pour les soins qui ne seront plus remboursés par les systèmes de
protection sociale européenne117. Depuis la mise en place du HTP et les investissements
internationaux portés essentiellement sur Istanbul, la Turquie bénéficie d’hôpitaux privés de
classe mondiale118 alors que sa main d’œuvre est peu onéreuse : pour certaines opérations,
dentaires notamment, il est souvent moins coûteux pour un patient d’acheter un séjour tout
compris à Istanbul plutôt que de subir son opération chez lui. Sur le plan éthique, il semble
que les lois turques soient plus libérales que celles des pays arabes du Moyen-Orient. Les
centres stambouliotes spécialisés dans les « Tüp Bebek »119 communiquent beaucoup sur
internet.
La spécificité du tourisme médical est que les pays qui souhaitent créer une filière doivent
proposer plus que des soins médicaux. Le tourisme médical est rarement mis en place ex
nihilo, il profite de structures préexistantes. Ainsi, à Istanbul, ceux qui promeuvent le
tourisme médical jouent toujours la carte du triptyque « Soins, « culture », shopping ». Le
114 Notamment par le biais de (nombreux) sites internet relais comme healthcentersinturkey.com. 115 Akdağ, Turkey Health Transformation Program : Evaluation Report (2003-2010). 116 Le site internet du Anadolu Healthcare Village de Gebze (http://www.anadolusaglik.org/tr) est traduit en
anglais, allemand, russe, roumain, bulgare, albanais et arabe. Sont donc ciblés les Turcs de la diaspora, les
populations des Balkans et les Arabes du Golfe ou du Proche-Orient. 117 AHATTIN A. “Turkey’s Medical Tourism Potential”, July 9, 2009.
http://www.turkeyhealthtourism.org/whyturkey.htm. 118 Les hôpitaux privés turcs font tout pour remplir des cahiers des charges, conquérir ces labels et se mettre
ainsi aux normes internationales. 119 Littéralement, les « bébés-tubes ».
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 64 -
touriste de santé vient à Istanbul en famille 120 et profite de son séjour (d’une semaine
généralement) pour consommer dans des malls ou sur l’avenue de l’Istiklal et visiter un ou
deux monuments. Le patrimoine stambouliote est l’atout principal d’Istanbul dans le domaine
du tourisme de santé puisqu’il lui permet de se différencier de Dubaï, sa principale
concurrente dans la région. La mise en place du tourisme médical correspond à une logique
d’intégration dans un marché globalisé de la santé où chacun tente de profiter de sa situation
et de ses avantages différentiels sur les autres pays. Ayşegül Kaptanoğlu, universitaire très
favorable au HTP voit dans le tourisme de santé un moyen pour la Turquie d’exister dans la
mondialisation : « L’Italie a le tourisme, les Pays du Golfe ont le pétrole, ce serait bien que
nous ayons les soins médicaux. »121
Si la promotion et le développement du tourisme médical sont indéniablement un des
effets du HTP, les conséquences de la mise en place de cette filière ne vont pas vers les
objectifs annoncés du HTP. En effet, la stimulation de l’investissement avait pour but
d’augmenter les ressources sanitaires pour les Turcs. Or, les hôpitaux privés consacrent leurs
ressources aux soins de patients étrangers et orientent les opérations proposées vers des actes
chirurgicaux complètement déconnectés de la santé publique turque. Ainsi, la chirurgie
esthétique est fortement pratiquée sur des touristes. Les actes pour lesquels les étrangers
viennent se faire soigner ont le point commun d’être des opérations ponctuelles nécessitant
peu de suivi post-opératoire.
Ainsi, les acteurs de la santé présents à Istanbul ne semblent pas travailler ensemble à des
fins de santé publique. En effet, il est évident que le secteur privé, uniquement présent dans
les soins secondaires, se tourne vers des domaines qui leur rapportent des bénéfices
immédiats en termes de chiffre d’affaires. Le secteur privé a largement bénéficié du HTP et
déconnecte son action des objectifs de la santé publique, notamment en accueillant des
touristes de santé. Comme dans d’autres secteurs, le secteur privé de la santé, par
l’internationalisation, multiplie les projets qui ne servent pas un projet de santé publique
cohérent à l’échelle urbaine122
. Dans le même espace urbain, les acteurs publics de la santé
semblent être les seuls dépositaires de la santé préventive qui, en plus d’augmenter le bien-
120 On ne peut pas parcourir l’avenue de l’Istiklal sans croiser des familles originaires des Pays du Golfe, dont
l’homme de la famille a le crâne fraîchement opéré : la pose d’implants capillaires est une des opérations les plus
pratiquées sur les touristes de santé à Istanbul. 121 Entretien avec Ayşegül Kaptanoğlu, Professeur d’économie et de management de la santé à l’Université
Marmara.
122 On peut tracer un rapprochement avec les nombreux projets urbains internationaux qui ne font pas un projet
urbain cohérent pour Istanbul. MONTABONE B. et CANDELIER-CA ON M. “Istanbul, une
internationalisation forcée ?” EchoGéo, 2009.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 65 -
être d’une société offre des bénéfices concrets, (que l’on peut estimer par des modèles
médicométriques123) sur le long terme. Le maillage dense de structures de soins primaires est
sous-employé et les hôpitaux liés à la sécurité sociale tendent à se concentrer sur les tâches les
moins lucratives.
123 BAILLY A. Médicométrie ;: Une Nouvelle Approche De La Santé. Economica, 1999.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 66 -
Troisième partie : Offre de soins et justice spatiale à
Istanbul : L’exemple de quatre arrondissements de
la rive asiatique, Üsküdar, Kadıköy, Ümraniye,
Ataşehir.
Les deux parties précédentes ont été l’occasion d’un inventaire des acteurs internationaux,
nationaux et urbains dont l’action conjuguée produit l’agencement de l’offre de soins
stambouliote. Cependant, les structures de soins dont nous avons décrit et commenté la nature
et la répartition ne valent que par l’usage qui en est fait. Pour cela, nous avons souhaité
changer de focale et interroger les relations entre les Stambouliotes et leur offre de soins à une
échelle plus locale : celle de la pratique quotidienne. Nous avons choisi d’étudier plus
spécifiquement quatre arrondissements de la rive asiatique : Üsküdar, Kadıköy, Ümraniye et
Ataşehir (UKUA). Cette zone est composée de deux arrondissements centraux dont les
noyaux sont anciennement urbanisés et de deux arrondissements périphériques plus
récemment urbanisés qui ont connu de fortes transformations lors de la dernière décennie. La
composition sociale de ces départements est diverse, les travaux de Murat Güvenç 124
montrent que l’autoroute E-5 faisait office de véritable barrière socio-spatiale jusqu’au début
des années 2000. Les « cols blancs » dominaient les espaces situés entre cette autoroute et la
mer, tandis que les cols bleus résidaient majoritairement au-delà de cette barrière qui était au
moins autant un obstacle physique que symbolique. Les années 2000 ont compliqué la donne
puisque les cols blancs ont passé cette barrière et des grands projets de « Transformation
urbaine » sont venus transformer des espaces qui étaient périphériques. Notre travail dans
cette partie consiste à interroger la distribution de l’offre de soins et l’accès aux soins à la
lumière des travaux de Murat Güvenç qui montrent que la dualité socio-spatiale stambouliote
est particulièrement bien marquée au sein de la zone que nous avons circonscrite.
A- Des espaces aux besoins de santé différenciés.
1) Profil socio-spatial de la zone étudiée
124 GÜVENC M. “Mapping Social Istanbul. Extracts of the Istanbul Metropolitan Area Atlas.” In Public
Istanbul, Spaces and Spheres of the Urban. Transcript Verlag, 2008.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 67 -
Avant d’étudier l’accès aux soins et la dialectique qui s’établit localement entre offre de
soins et besoins de soins, nous allons tenter de caractériser la zone des quatre arrondissements
(UKUA) que nous avons circonscrite. Il existe des statistiques TUIK de recours aux soins et
de fréquences des pathologies. Malheureusement, celles-ci ne sont disponibles qu’à l’échelle
des provinces turques. Elles n’existent probablement pas à l’échelle des arrondissements ou
des quartiers, l’échelle à laquelle s’inscrit cette partie. Nous ne pourrons donc pas comparer
l’orientation des structures de soins avec les pathologies dominantes pour un quartier donné.
Nous pouvons cependant établir un profil socio-territorial de la zone étudiée et comparer
l’évolution socio-territoriale d’UKUA avec la manière avec laquelle la répartition de l’offre
de soins s’est transformée, notamment sous l’effet du HTP. Nous avons donc volontairement
choisi un espace qui connaît des contrastes sociaux, territoriaux et paysagers forts afin de voir
comment l’offre de soins y a muté. Il existe très peu de données que l’on peut trouver à
l’échelle des quartiers : des extraits de cartes réalisées par Murat Güvenç (Université Istanbul
Sehir) nous serviront de base pour comprendre les différents profils spatiaux présents à
UKUA
La zone que nous étudions est aujourd’hui presque intégralement urbanisée. Comme en
d’autres lieux d’Istanbul, la ville a fait tâche d’huile au cours du second 20ème
siècle en partant
de noyaux anciennement urbanisés : Üsküdar et Kadıköy.
Carte 1 : Extrait de carte, L'âge du bâti à UKUA. (Source: Urban age125
)
125 GÜVENC M., and ÜCESO E.. “Urban Spaces in and Around Istanbul.” Urban Age: Istanbul, City of
Intersections (2009).
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 68 -
On remarque sur la carte ci-dessus qu’Üsküdar et Kadıköy ne correspondent pas à la
même génération de tissu urbain que les territoires d’Ümraniye et d’Ataşehir. Globalement,
l’étalement urbain s’est fait par le biais de l’informel, notamment par la construction de zones
de gecekondu. Ces zones d’habitat informel ont été progressivement reliées aux différents
services urbains au fur et à mesure des amnisties et des réhabilitations126. Il y avait jusque
dans les années 2000 un fort contraste socio-spatial entre les arrondissements centraux
d’UKUA aux populations aisées et les espaces périphériques plus populaires voire pauvres.
127
Carte 2 : Extrait de carte, les niveaux d'études dominant à UKUA en 2000 (Source : Murat
Güvenç).
126
ERASIMOS S. “Istanbul : Approche Géopolitique D’une Mégapole.” Hérodote 103, no. 4 (2001).
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 69 -
Carte 3 : Extrait de carte, Les niveaux d’étude dominant à UKUA en 2008 (Source : Murat
Güvenç).
Les deux cartes ci-dessus utilisent le niveau d’études comme indicateur de la répartition
spatiale des classes sociales. Entre 2000 et 2008, il semble que la répartition des groupes
sociaux soit devenue plus complexe. Des populations aisées étant passées de l’autre côté de
l’autoroute urbaine E-5. En plus de ce franchissement, des grands projets fleurissent aux
cœurs des arrondissements d’Ümraniye et d’Ataşehir, l’I souhaitant créer des C D et des
zones d’activités tertiaires sur la rive asiatique. Les espaces situés à proximité des trèfles et
échangeurs autoroutiers voient pousser de nombreux grands projets. La Transformation
urbaine semble se concentrer sur le développement (spectaculaire) de certaines zones et
laisser des vides. On recense ainsi des tours d’affaires, ou des logements de luxe (à l’image du
Varyap Meridian à Ataşehir) ou bien l’installation de très grandes surfaces (IKEA ou
Carrefour). Ces projets se situent tous à proximité de l’autoroute urbaine et des trèfles
autoroutiers. Ils constituent souvent des enclaves plutôt déconnectées de leur environnement
(social) immédiat. On s’y rend le plus souvent en voiture. Les arrondissements d’Ümraniye et
Ataşehir connaissent ainsi un grand contraste entre des zones d’activité tertiaires (commerce,
sièges sociaux d’entreprises) et de vastes espaces résidentiels. Si l’on doit découper l’espace
d’UKUA en deux types d’espace, les espaces du bord de mer présentent un tissu urbain dense
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 70 -
dans lequel résident des populations aisées. Les espaces plus périphériques abritent des
couches sociales plus modestes mais sont également le support de plusieurs grands projets
(dont l’emprise sociale est importante) qui caractérisent certains espaces péricentraux
stambouliotes.
2) Une démographie contrastée
Après avoir brièvement caractérisé cette dualité paysagère et sociale des quatre
arrondissements étudiés dans cette partie, nous allons tenter de déterminer en quoi les besoins
de santé des populations présentes à UKUA sont divers. Nous manquons cependant
d’indicateurs de santé et nous devons nous en remettre aux seuls indicateurs de population
disponibles qui sont des données démographiques.
Figure 7 : Pyramide des âges d’Ataşehir en
2010 (Source : Sağlık Müdürlüğü). Figure 8 : Pyramide des âges d’Ümraniye
en 2010 (Source : Sağlık Müdürlüğü).
Figure 9 : Pyramide des âges d’Üsküdar en
2010 (Source : Sağlık Müdürlüğü). Figure 10 : Pyramide des âges de Kadıköy
en 2010 (Source : Sağlık Müdürlüğü).
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 71 -
Ces quatre pyramides des âges montrent que les quatre arrondissements d’UKUA ont des
profils démographiques très contrastés. Ümraniye et Ataşehir ont une population où les
générations qui ont entre 20 et 40 ans sont surreprésentés. La pyramide des âges d’Üsküdar a
des contours plus réguliers tandis que celle de Kadıköy témoigne d’une population
vieillissante.
Carte 4 : Extrait de carte, répartition des groupes d’âges dominants à UKUA en 2008 (Source :
Murat Güvenç)
De simples indicateurs démographiques sont insuffisants pour établir un profil sanitaire de
la population des quatre arrondissements. Cependant, il semble que les territoires les plus âgés
soient aussi ceux où l’on trouve la population la plus aisée tandis que les couches les plus
modestes résident dans des territoires plus jeunes. On peut donc penser que la corrélation qui
existe entre profils démographiques et classes sociales dominantes se traduit également dans
les besoins de santé des différentes populations. Comme l’a montré Omran, de la même façon
qu’il existe un modèle de Transition démographique, il existe une Transition
épidémiologique128. Les populations se situant à différents stades de développement ne sont
pas touchées par les mêmes pathologies : il faut donc adapter le système de santé et faire
correspondre l’offre de soins aux besoins de soins. Le modèle de la Transition
épidémiologique tend à supposer une population homogène, dont toutes les composantes sont
toujours au même stade en un instant t. La présence de populations se situant à des niveaux de
vie très différents au sein d’un espace relativement restreint pousse à penser l’espace
128
OMRAN A.R. “The Epidemiologic Transition: A Theory of the Epidemiology of Population Change.” The
Milbank Memorial Fund Quarterly 49, no. 4 (1971): 509–538.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 72 -
d’UKUA comme une zone où coexistent des populations se situant à des stades différents de
la Transition épidémiologique. Ces différents stades de la Transition épidémiologique se
projettent dans l’espace urbain stambouliote.
L’objet de cette partie est de voir quelle est la corrélation entre la répartition des groupes
sociaux et la répartition et les dynamiques récentes de l’offre de soins. Pour cela, nous allons
tenter de déterminer quels sont les « paysages socio-sanitaires » d’UKUA. Un paysage socio-
sanitaire se caractérise par « une identité de composition sociale, d’état de santé et d’offre de
soins129.» Nous disposons de cartes et de données relativement précises en ce qui concerne la
composition sociale et l’offre de soins à UKUA. Les quelques données démographiques dont
nous disposons suffisent à établir que les différentes classes sociales ont des indicateurs de
santé différents et sont touchées par des pathologies différentes. L’absence de données
territorialisées précises concernant les pathologies touchant les populations d’UKUA sera un
biais à notre étude.
B- Représenter la répartition de l’offre de soins à UKUA
1) L’offre de soins hospitaliers
Nous avons voulu représenter précisément la répartition des hôpitaux publics et privés à
UKUA. En ce qui concerne les hôpitaux privés, nous avons réemployé l’ouvrage de
statistiques publié par l’I en 1995130. A l’exception de l’ouverture de l’hôpital public
d’Ümraniye, la distribution des lits hospitaliers publics n’a pas changé. Nous ne disposions
pas des données concernant les lits d’hôpitaux publics en 2012. Durant l’un de nos entretiens
au Sağlık Müdürlüğü, il nous a été confirmé que ceux-ci n’avaient que peu varié. Nous avons
décidé de représenter la répartition des lits hospitaliers publics en 2012 dans les mêmes
proportions que celle de 1995. En ce qui concerne la répartition des lits d’hôpitaux privés,
nous avons comparé les données de l’ouvrage de l’I (1995) à celles de Mustafa Sönmez131
(2011).
129
LUCAS-GABRIELLI V., VIGNERON E. et TONNELLIER F. “Une Typologie Des Paysages Socio-
sanitaire En France.” Questions D’économie De La Santé, no. 10 (1998). 130
IBB. Saglik, 1927-1996. Istanbul Kulliyati Cumurhiyet Dönemi Istanbul Istatistikleri. Istanbul Arastirmalari
Merkezi, 1997 131
SÖNMEZ, M. Paran Kadar Saglik : Türkiye’de Sagligin Ticarilesmesi. Istanbul: Yordam Kitap, 2011
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 73 -
Planche cartographique 10 : L’évolution de la répartition des lits d’hôpitaux publics entre 1995 et
2011
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 74 -
Planche cartographique 11 : Répartition des lits d’hôpitaux privés en 1995
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 75 -
Planche cartographique 12 : Répartition des lits d’hôpitaux privés en 2011
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 76 -
2) Représenter le tissu des entreprises privées de santé par l’analyse des correspondances
Si le système de santé turc est actuellement fortement hospitalo-centré, se fonder sur les
seules ressources sanitaires hospitalières pour décrire l’offre de soins à Istanbul est réducteur.
En effet, nous avons fait remarquer précédemment que le secteur de la santé était
extrêmement visible sur l’avenue de agdad (Kadıköy). Les cartes de ressources sanitaires
hospitalières ne rendent pas compte de cette présence. Tout un tissu économique d’entreprises
privées liées au secteur de la santé existe. Nous avons pensé que sa répartition et sa nature
différenciée selon les territoires méritait d’être représentée. Cependant, ces entreprises sont
beaucoup plus nombreuses que les hôpitaux : il est impossible de chercher à les représenter
par des points. Dans le cadre d’un bref séjour au centre d’études urbaines de l’Université
Istanbul Şehir auprès de Murat Güvenç et son équipe, nous avons travaillé à représenter ces
différentes entreprises par le biais d’une analyse des correspondances
Les données brutes d’offre de soins avaient été collectées par nos soins auprès de la
Chambre de commerce d’Istanbul (ITO). Les tableaux qui nous ont été fournis recensent
l’ensemble des entreprises privées de santé enregistrées à la Chambre de commerce dans les
quatre arrondissements étudiés (soit 1297 entrées). Nous avons d’abord travaillé à situer
chacune de ces entreprises dans son quartier (nous avons codé les mahalle d’UKUA)
correspondant afin de pouvoir représenter ces données dans des cartes. Nous avons également
classé ces données par Codes Nace : depuis l’entrée de la Turquie dans l’Union douanière
(1996), toutes les entreprises déclarées ont un Code Nace européen décrivant leur activité.
Grâce à ces codes Nace, nous avons délimité 8 catégories d’entreprises de santé :
Hôpitaux ou entreprises liées aux hôpitaux.
Entreprises liées à la médecine générale et familiale.
Entreprises liées à la médecine spécialisée (souvent des petites polycliniques privées).
Entreprises liées aux soins dentaires.
Laboratoires d’analyse.
Entreprises de transports.
Autres entreprises liées à la santé humaine.
Entreprises de services à domicile pour personnes âgées et/ou dépendantes.
Le logiciel d’analyses de correspondance développé par Murat Güvenç et son équipe du
centre d’études urbaines d’Istanbul Şehir a permis de classer plusieurs profils spatiaux :
plusieurs types de tissus d’entreprises de santé par quartier. Les quartiers présentant des
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 77 -
similarités de fréquences, des « airs de famille » sont regroupés par le logiciel en limitant la
perte d’informations.
Le travail de représentation cartographique consiste à attribuer des couleurs qui font sens
aux groupes délimités par le logiciel afin que la carte soit lisible. Nous avons choisi trois
couleurs dominantes à nos cartes. Les espaces dominés par des soins plutôt spécialisés
(polycliniques, soins dentaires) sont représentés par des nuances de vert. Les espaces dominés
par les établissements hospitaliers ou liés aux hôpitaux ont été représentés en bleu. Enfin, les
quartiers dont les fréquences d’établissements liés à la santé générale et familiale ont été
représentés en jaune pâle. Nous avons ajouté la couleur marron pour les quartiers que l’on
pouvait difficilement attribuer à une catégorie. Les quartiers dépourvus d’entreprises privées
de santé ont été représentés en gris.
La représentation de ces différentes catégories a donné des résultats lisibles et éloquents.
Il faut cependant mentionner qu’il existe des biais à cette méthode. Concernant, les données,
celles-ci indiquent le siège social de l’entreprise : le siège social n’est pas forcément sur le
lieu au sein se déroulent les activités de l’entreprise (c’est particulièrement vrai pour les
chaînes d’hôpitaux). La finesse de l’analyse de ces quartiers dépend aussi du nombre
d’entreprises présentes dans chaque quartier. Lorsqu’un quartier ne compte qu’une ou deux
entreprises, certaines catégories peuvent atteindre des fréquences très élevées132. Les cartes de
densités d’établissements de santé par quartier, en plus d’être lisibles pour elles-mêmes,
éclairent la lecture des deux cartes suivantes.
132 Par exemple, un quartier possédant deux entreprises dont une de soins dentaires sera placé dans le même
groupe qu’un quartier possédant 30 entreprises dont 15 de soins dentaires.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 78 -
Planche cartographique 13 : L’évolution des densités d’entreprises de santé privée entre 2003 et
2011
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 79 -
Planche cartographique 14 : Profils spatiaux des tissus d’entreprises privées de santé des mahalle
en 2003
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 80 -
Planche cartographique 15 : Profils spatiaux des tissus d’entreprises privées de santé des mahalle
en 2011.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 81 -
C- Accès aux soins et justice spatiale à UKUA
1) Typologie des Paysages socio-sanitaires d’UKUA
Une comparaison des cartes réalisées par Murat Güvenç et des cartes réalisées par nos
soins nous permet de déterminer trois grands types de « paysages socio-sanitaires » à UKUA.
Le premier type de paysage socio-sanitaire est composé d’espaces dans lesquels résident
les couches les plus aisées. Ces espaces sont situés à proximité des rives du Bosphore et de la
mer de Marmara. Leur population est âgée (elle vit longtemps) et éduquée. On peut penser
que ces populations fréquentent essentiellement les hôpitaux privés de petite dimension (pas
plus de 80 lits) qui sont nombreux dans les centres (près des embarcadères) d’Üsküdar et
Kadıköy. Ces hôpitaux privés ne semblent pas tournés vers les voies rapides et s’inscrivent
dans un tissu résidentiel composé de logements pour populations aisées. Certains de ces
hôpitaux privés de petite dimension existaient avant le HTP (ce qui n’est pas le cas des autres
types d’hôpitaux privés que nous décrirons). On peut penser que ceux qui investissent dans
ces petites cliniques cherchent à attirer une clientèle de proximité. Les deux vieux noyaux
urbains asiatiques abritaient déjà des populations aisées il y a une vingtaine d’années. Ces
petites cliniques sont assises sur un tissu très dense d’établissements privés d’une santé
spécialisée très portée sur les soins dentaires. Cette grande densité d’entreprises de santé
produit des paysages fortement marqués par la communication des acteurs de la santé privée :
c’est particulièrement le cas le long de l’avenue de agdad. La visibilité de la santé y est telle
que certaines boutiques détournent le mot « hôpital » (« hastane »), comme pour se situer
dans le ton de l’environnement commercial de l’avenue de agdad.
Photographie 19 : « L’hôpital pour TV de Kadikoy »
Avenue de Bagdad.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 82 -
Egalement, ce type de « paysage socio-sanitaire » inclut des ressources hospitalières
publiques. La quasi-totalité des ressources hospitalières publiques d’UKUA se situe dans ce
type d’espace. Pourtant, les populations aisées qui fréquentaient peu les hôpitaux publics
avant 2003 les fréquentent encore moins depuis la mise en place du HTP. Les hôpitaux
publics sont situés dans des espaces au sein desquels les couches populaires ne sont pas
absents mais sont minoritaires. Ce découplage vient du fait que les grands investissements
dans l’hôpital public ont eu lieu avant ou au début de l’étalement urbain de ce dernier quart de
siècle.
Le second type de paysage socio-sanitaire que nous avons distingué est situé aux alentours
des autoroutes urbaines et notamment autour des trèfles autoroutiers. On remarque que de
véritables agrégats d’hôpitaux privés d’assez grande dimension (entre 80 et 255 lits pour le
Medical Park de Göztepe). La configuration de ces grands hôpitaux privés apparus avec le
HTP semble indiquer qu’ils sont tournés vers les voies rapides.
On remarque sur la photographie aérienne que le Medical Park est fortement tourné vers
l’autoroute urbaine E-5. On peut y accéder directement en sortant de la voie rapide sur la voie
de droite ou par une bretelle si l’on arrive dans l’autre sens. Comme nous l’avons vu
Photographie 6, cet hôpital fait face à l’autoroute et est agencé pour être vu depuis la voie
rapide.
Photographie aérienne 1 : L’hôpital Medical Park Göztepe (à droite de l’image) et son
environnement immédiat. (Source : Google Earth)
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 83 -
La photographie ci-dessus montre que, contrairement aux hôpitaux privés de petite taille
inscrits dans du bâti résidentiel aisé, il semble y avoir une certaine déconnexion entre ce type
de grand hôpital privé luxueux et son environnement immédiat. Le paysage photographié
comprend au premier plan un büfe, un morceau de « dolmuş »133
et quelques parcelles
cultivées et non-loties. A l’arrière-plan, l’on peut voir du bâti résidentiel et une tour qui
émerge au milieu. Au loin dans la brume, on devine les tours orangées du grand projet
Varyap-Meridian d’Ataşehir. L’Hôpital Medical Park de Göztepe est représentatif du
découplage entre le grand hôpital luxueux du bord de la voie rapide et son voisinage : il est
clair que les clients du Medical Park arrivent par la voie rapide. On recense trois autres
agrégats d’hôpitaux privés, ils se situent autour des deux trèfles autoroutiers d’Ümraniye et le
long des voies rapides à l’Est d’Ataşehir. Nous avons visité plus spécialement les espaces
entourant le grand trèfle autoroutier au nord d’Ümraniye. Nous avons visité la clinique
neuropsychiatrique Npistanbul qui nous semblait représentative du deuxième type d’hôpital
privé que l’on retrouve près des trèfles autoroutiers : le petit hôpital privé spécialisé dans un
domaine qui demande une technologie de pointe. Le directeur des ressources humaines de cet
133 Le dolmuş est un taxi collectif, ce moyen de transport est souvent associé à l’Istanbul populaire des
périphéries.
Photographie 20 : Face au Medical Park Göztepe, un paysage composite.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 84 -
hôpital, Serdar Karagöz nous a expliqué que cet hôpital avait été aménagé à Ümraniye en
raison de son excellente desserte et de la disponibilité d’un terrain vacant pour construire,
proche des quartiers centraux de la rive européenne mais aussi de l’autoroute urbaine qui
dessert l’aéroport Sabiha Gökçen134
. Sur certaines technologies, la clinique Npistanbul jouit
d’un monopole en Turquie mais aussi au Moyen-Orient.
Aux yeux de Serdar Karagöz, sa clinique est indifféremment destinée aux Turcs qu’aux
étrangers, elle reçoit des clients fortunés venant du monde entier. Si l’on se penche sur
l’environnement immédiat de l’hôpital, on s’aperçoit que les alentours de ce trèfle autoroutier,
comme ceux des autres trèfles d’UKUA semblent avoir été conçus comme un urbanisme de
l’enclave. On peut ainsi voir deux Gated Communities (Site en turc) de part et d’autre de
l’autoroute. Les grands parkings que l’on voit également accueillent les clients d’espaces de
consommation (notamment un IKEA). Enfin, parmi les tours vitrées autour du trèfle se
trouvent par exemple des bureaux de Bank Asya ou de Bayer. La clinique Npistanbul se situe
dans le quart en bas à gauche de l’image. Les hôpitaux privés se situant dans ces agrégats
d’hôpitaux autour des trèfles situent tous leur bassin de recrutement à l’échelle urbaine voire
internationale. En cela, ils sont déconnectés de leur environnement immédiat, qui est, le plus
souvent à Umraniye composé de foyers modestes. Ainsi, les grands hôpitaux privés qui
134
Entretien avec Serdar Karagöz, directeur des ressources humaines de la clinique Npistanbul.
Photographie aérienne 2 : Les alentours de la clinique Npistanbul : une mosaïque d’enclaves
(Source : Google Earth).
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 85 -
s’installent dans les arrondissements périphériques cherchent plus souvent à trouver des
terrains vacants qui jouissent d’une bonne desserte plutôt qu’à se placer auprès de populations
modestes afin que celles-ci puissent faire valoir leur droit à la santé. Comme le montrent les
cartes de densités d’établissements de santé, les quartiers autour des trèfles autoroutiers
périphériques d’Ümraniye sont très pauvres en petits établissements privés de santé. Les
habitants de ces espaces ont assisté à la construction des grands hôpitaux privés mais vont se
faire soigner dans les hôpitaux publics de Kadıköy ou d’Üsküdar.
Enfin, le dernier type de paysage socio-sanitaire que nous avons déterminé concerne les
mêmes populations modestes que le paysage socio-sanitaire précédent. La différence vient du
fait que s’ils vivent loin des hôpitaux publics, ils vivent également à l’écart des ressources
sanitaires privées. Ces populations vont également se déplacer et grossir les files d’attente des
hôpitaux publics d’Üsküdar et de Kadıköy.
2) La santé comme mécanisme et outil de distinction sociale
Ces trois types de paysage socio-sanitaire nous ont également permis d’établir une
typologie des hôpitaux privés. Il existe des hôpitaux privés de petite taille implantés de façon
à attirer les patients solvables provenant des quartiers environnant. Les autres hôpitaux privés,
qu’ils soient de petite dimension et très spécialisés ou bien de grande taille semblent tous
déconnectés de leur environnement immédiat où vivent bien souvent des populations
modestes installées hors des arrondissements centraux.
Nous n’avons pas été en mesure de collecter des données sur les lieux de résidence de
ceux qui fréquentent un hôpital. Cependant, nous pouvons esquisser un schéma représentant
les bassins d’attraction respectifs d’un hôpital public et d’un hôpital privé. Nous avons choisi
deux hôpitaux voisins pour illustrer ces spatialités différenciées. Ainsi, ceux qui fréquentent
l’Hôpital Fatih Sultan Mehmet viennent à coup sûr des alentours de l’hôpital : ceux qui
fréquentent les hôpitaux publics ont tendance à se rendre à l’hôpital public le plus proche.
L’idée qui ressort des différentes cases partant de l’hôpital universitaire privé editepe est
celle de ticket d’entrée social. Ces différentes institutions et organisations sont toutes plutôt
élitistes. Ces tickets d’entrée sociaux élargissent le bassin d’attraction de l’hôpital editepe à
l’échelle du Grand Istanbul tout en le réservant à certaines couches supérieures. Les membres
des classes sociales supérieures ont tous, d’une manière ou d’une autre un ticket d’entrée vers
une institution hospitalière qui lui permettra de se distinguer.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 86 -
Figure 11 : Des bassins d'attraction différenciés pour deux hôpitaux voisins
d'Atasehir.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 87 -
Figure 13 : Schéma-Bilan des relations entre citoyens, protection sociale et
pourvoyeurs de soins en 2003
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 88 -
Figure 14 : Schéma-Bilan des relations entre citoyens, protection sociale et pourvoyeurs
de soins en 2012
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 89 -
L’exemple d’UKUA combiné à nos lectures et nos discussions avec des professionnels de
la santé nous permettent de généraliser et de conjecturer que l’AKP a su jouer des réflexes de
distinction des Turcs dans le domaine de la santé et de la consommation de soins pour assurer
la popularité de sa réforme. Si l’on observe les schémas comparatifs des relations assuré-
protection sociale-pourvoyeur de soin, il semble que les choix de pourvoyeur de soins soient
fortement motivés par ce réflexe de distinction. Nous avons vu que le ministère de la Santé
préférait ne pas obliger les citoyens à passer par un centre de soins primaires de peur de
perdre les suffrages de citoyens globalement satisfaits du HTP. L’AKP conserve peut-être là
un bénéfice électoral mais il est certain que la santé publique et le financement du système de
santé et de protection sociale sont perdants135
. Ce renoncement du ministère à imposer ces
mesures de santé publique montre sans doute combien celui-ci estime l’importance de cette
volonté de distinction sociale dans le domaine de la santé. Précisément, le HTP, par la
réorganisation des pourvoyeurs de soins et la stimulation de l’offre privée a permis à toutes
les classes sociales de se distinguer et de s’élever. Les adhérents SSK ont obtenu le droit de se
faire soigner dans les hôpitaux du ministère de la Santé et les hôpitaux universitaires qui
étaient perçus comme prestigieux avant le HTP. Ce désengorgement des hôpitaux SSK a
amélioré la situation des assurés SSK et a fait baisser les temps d’attente (qui demeurent
néanmoins substantiels dans les hôpitaux publics). Les anciens privilégiés du système public
ont eux, vu, les temps d’attente augmenter chez leurs pourvoyeurs de soins habituels. Ils ont
surtout vu arriver des populations d’origine modestes dans leurs hôpitaux pour privilégiés. En
stimulant les investissements du secteur privé, le gouvernement AKP a permis à ces anciens
privilégiés du secteur public de se distinguer à leur tour en allant se faire soigner au sein de
nouveaux hôpitaux privés. On peut penser que le véritable « coup politique » de l’AKP a été
de faire en sorte que tout le monde ressente le HTP comme une élévation de son bien-être,
une progression en termes de niveau de vie. Reste la question de l’exclusion qui n’est toujours
pas résolue puisqu’au moment où la carte verte va être supprimée, les populations urbaines et
rurales les plus précaires n’ont toujours pas adhéré à la SGK. Le HTP a mis fin à une
ségrégation qui séparait les citoyens selon leur appartenance corporatiste, on voit cependant
se dessiner une ségrégation sociale de fait, produit d’un système de santé et de protection
sociale à trois vitesses : les filets de sécurité pour les plus pauvres, la sécurité sociale publique
(SGK) pour les ouvriers et classes moyennes, les couches supérieures de la société profitent
des mutuelles complémentaires et des assurances privées.
135
Entretien avec Eyüp Ozan Toraman.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 90 -
Conclusion
L’étude que nous avons menée a permis d’identifier les acteurs de la santé à Istanbul,
leurs dynamiques et leurs logiques d’implantation. Les objectifs annoncés par le
gouvernement étaient, d’une part de faire grimper les indicateurs de santé et d’offre de soins
en Turquie, d’autre part de construire un système de santé plus équitable. L’inégalité
(territoriale comme sociale) des Turcs face à la santé avant la mise en place du HTP était
perçue comme une grande injustice. Si le HTP a mis fin à une ségrégation corporatiste, les
moyens par lesquels il réforme le système de santé tendent à produire des inégalités qui
viennent se calquer sur les inégalités corporatistes précédentes : une ségrégation de fait.
Le trait distinctif de cette réforme de la santé a été l’internationalisation du secteur de la
santé. En effet, le HTP suit des modèles émanant d’institutions internationales et est financé
par celles-ci. Le gouvernement turc souhaite également se positionner par rapport aux pays
européens et faire monter ses indicateurs de santé et d’offre de soins pour rattraper les pays
les moins développés de l’OCDE. Enfin, la quasi-intégralité des grands hôpitaux privés (qui
sont des produits du HTP) développent des filières de tourisme médical : l’internationalisation
touche aussi les patients.
Si d’autres secteurs stambouliotes ont connu un processus d’internationalisation dans le
cadre de cette « mise en conformité internationale » (Pérouse), on peut dire que
l’internationalisation du secteur de la santé est un cas à part. En effet, il semble que dans le
deomaine de la santé, le HTP a transformé le système de santé et de protection sociale afin de
le mettre au service de la promotion internationale d’Istanbul. Le HTP a créé un fossé entre
Istanbul et le reste de la Turquie en ce qui concerne la physionomie de l’offre de soins
(Istanbul a 37% des lits d’hôpitaux privés turcs, les cinq autres villes les mieux pourvues en
ont chacune entre 2 et 6%, les 76 autres provinces se partagent la moitié de l’offre de soins
privée). Il a également créé un fossé entre des hôpitaux privés qui ont tendance à impulser la
communication autour de la santé et à imposer leur vue à l’ensemble de la société. Le rejet
des soins primaires ou préventifs vient aussi du fait que le secteur privé est tout à fait absent
de ce secteur là qui n’est pas immédiatement lucratif.
A Istanbul, il semble que l’explosion et l’ultra-visibilité des hôpitaux privés produise de la
segmentation sociale et transforme la consommation de santé en pratiques consuméristes.
C’est là un point commun que le secteur privé de la santé avec d’autres acteurs privés qui
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 91 -
changent les pratiques de consommation des couches supérieures à Istanbul, ces pratiques
étant imposées comme modèle à tous. A nouveau, le cas de la santé contient d’autres enjeux
puisqu’il ne s’agit pas seulement de modifier la perception d’une société urbaine mais ce
modèle de consommation de santé très porté sur le secteur curatif pénalise les indicateurs de
santé de la Turquie et la santé publique et produit surtout un système de soins coûteux à
plusieurs vitesses. Les différents médecins interviewés ont un point un vue nuancé sur le HTP
qui a amélioré la situation de certains groupes, ils sont cependant tous d’accord pour dire qu’il
y a un écart entre les fonds qui ont été investis et les résultats qui seront obtenus en termes de
santé publique et d’indicateurs de santé.
La distribution de l’offre de soins qui est une conséquence du HTP est donc à la fois un
révélateur et un facteur de segmentation sociale puisque, si tous les groupes sociaux (à
l’exception des exclus pour qui le problème reste entier) ont vu leur situation s’améliorer, le
fossé entre hôpitaux publics et hôpitaux privés fait que couches supérieures continueront à
être mieux soignées que les classes populaires ou classes moyennes.
Les carte des hôpitaux publics a timidement évolué à Istanbul tandis que les hôpitaux
privés ont connu une croissance spectaculaire mais ont surtout affiché la volonté de se diriger
vers les populations solvables (soit en s’installant auprès d’elles, soit en créant des enclaves
au bord des autoroutes). Si l’on considère que le système de protection sociale, par ses
mécanismes de solidarité, est un vecteur premier de citoyenneté et de cohésion sociale, on
peut penser que le HTP tel qu’il a été mis en place est un facteur de division à toutes les
échelles. A l’échelle de la Turquie, il crée des paysages socio-sanitaires stambouliotes qui
n’ont rien à voir avec ceux du reste du pays (même des ceux des grandes villes de l’Ouest). A
l’échelle d’Istanbul, il crée un accès aux soins, un droit à la santé qui dépend des classes
sociales, les couche supérieures pouvant, une fois de plus, se mettre à l’écart, se distinguer du
reste de la société en adoptant une consommation de la santé et une conception de la « bonne
santé » différenciée du reste de la société urbaine. A la lumière de ces éléments on peut mettre
en doute les annonces émanant du Premier ministre et du ministre de la santé pour qui la
stimulation du secteur privé, et la compétition (qui, nous l’avons vu, est biaisée dès le départ)
permettent d’améliorer la cohésion sociale et la justice socio-spatiale.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 92 -
Annexe : Carte de situation des arrondissements
stambouliotes
Source : wikipédia
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 93 -
Bibliographie
Usuels
LEVY J. et LUSSAULT M. Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés. Belin,
2003.
PICHERAL H. Dictionnaire raisonné de géographie de la santé. Montpellier: Université
Montpellier III-Paul Valéry, 2001.
Ouvrages, chapitres d’ouvrage et littérature grise
BAILLY A. Médicométrie ;: Une Nouvelle Approche De La Santé. Economica, 1999.
BERTAN M. Population Issues in Turkey: Policy Priorities. Hacettepe University, Institute
of Population Studies, 1993.
COANUS T., et PEROUSE J-F.. Villes et risques regards croisés sur quelques cités “en
danger.” Géographie. Paris: Economica Anthropos, 2006.
GÜNAL A. “Health and Citizenship in Republican Turkey : an Analysis of the Socialization
of Health Services in Republicain Historical Context”. OĞA UNIVERSIT , 2008.
IBB. Saglik, 1927-1996. Istanbul Kulliyati Cumurhiyet Dönemi Istanbul Istatistikleri. Istanbul
Arastirmalari Merkezi, 1997.
LABASSE J. L’hôpital et la ville géographie hospitalière. Actualités scientifiques et
industrielles 1397. Paris: Hermann, 1980.
LEFEBVRE H. Le Droit à la ville. 1. Paris: Editions Anthropos, 1968.
LUSSAULT M. “Ville, santé et politique sanitaire.” In La Ville et l’urbain: l’état des savoirs.
Editions La Découverte, 2000.
MITCHELL D. The Right to the City: Social Justice and the Fight for Public Space. Guilford
Publications, 2003.
PALIER B. La Réforme Des Systèmes De Santé. Édition revue et corrigée. Presses
Universitaires de France - PUF, 2008.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 94 -
PEROUSE J-F. “Istanbul Depuis 1923 : La Difficile Entrée Dans Le 20ème Siècle?” In
Istanbul : Histoire, Promenades, Anthologie & Dictionnaire. Robert Laffont, 2010.
SALEM G. La santé dans la ville géographie d’unpetit espace dense Pikine (Sénégal).
Hommes et sociétés. Paris: Karthala ORSTOM, 1998.
SALEM G. “Santé (Géographie De La).” Dictionnaire De La Géographie Et De L’espace
Des Sociétés. Belin, 2003.
SÖNMEZ, M. Paran Kadar Saglik : Türkiye’de Sagligin Ticarilesmesi. Istanbul: Yordam
Kitap, 2011.
TABUTEAU D. et MORELLE A. La Santé Publique. Presses Universitaires de France -
PUF, 2010.
Articles scientifiques
AHATTIN A. “Turkey’s Medical Tourism Potential”, Konya July 9, 2009.
BAILLY A. Médicométrie ;: Une Nouvelle Approche De La Santé. Economica, 1999.
GÜVENC M. “Mapping Social Istanbul. Extracts of the Istanbul Metropolitan Area Atlas.” In
Public Istanbul, Spaces and Spheres of the Urban. Transcript Verlag, 2008.
GÜVENC M., and ÜCESO E.. “Urban Spaces in and Around Istanbul.” Urban Age:
Istanbul, City of Intersections (2009).
HOLCMAN R. “Atomisation De La Protection Sociale Et Fractionnement De L’offre
Hospitalière En Turquie.” Revue Internationale De Sécurité Sociale 57 (2004).
KARTAL F. “Privatized Citizenship: Transformation of Health Care Policies in Turkey.”
Review of Public Administration 42 (Juin 2009).
KÖKSAL A. “Petite Histoire De L’architecture Stambouliote.” Urbanisme, no. 374 (2010).
LUCAS-GA RIELLI V., VIGNERON E. et TONNELLIER F. “Une Typologie Des
Paysages Socio-sanitaire En France.” Questions D’économie De La Santé, no. 10 (1998).
MONTABONE B. et CANDELIER-CABON M. “Istanbul, une internationalisation forcée ?”
EchoGéo, 2009.
OMRAN A.R. “The Epidemiologic Transition: A Theory of the Epidemiology of Population
Change.” The Milbank Memorial Fund Quarterly 49, no. 4 (1971): 509–538.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 95 -
PEROUSE J-F. “Gouverner Istanbul Aujourd’hui.” Rives Méditerranéennes, no. 2 (1999).
PEROUSE J-F. “L’environnement Comme Ressource Non Partagée Et Comme Révélateur :
Géographie Sociale Et Hiérarchie Des Aménités. Le Cas d’Istanbul.” In Ville Et
Environnement. Paris: SEDES, 2006.
PICHERAL H. “Risques Et Inégalités De Santé : De La Salubrité à L’équité.” Hérodote
N°92, 1er Semestre, Santé Publique Et Géopolitique, no. 92 (1999): 192.
ULUGTEKIN S., ALKO S., et SEKER D. “Use of Geographic Information Systems in an
Epidemiolgical Study of Measles in Istanbul.” The Journal of Internation Medical Research,
no. 35 (2007): 150–154.
ÜNSALDI L. “Les Conceptions Du Développement En Turquie.” Tiers Monde 204, no. 4
(2010): 165.
VAROL N., et SAKA O. “Health Care and Pharmaceutical Policies in Turkey After 2003.”
Eurohealth 14, no. 4 (2008).
ERASIMOS S. “Istanbul : Approche Géopolitique D’une Mégapole.” Hérodote 103, no. 4
(2001).
Rapports officiels
AKDAĞ R. Turkey Health Transformation Program : Evaluation Report (2003-2010).
Ankara, 2010.
BIRD. Turkey-World Bank Partnership : Some Highlights and Results. World Bank Reslults.
Banque mondiale, 2010.
HOLCMAN R. L’accueil Des Populations Précaires Dans Les Hôpitaux Turcs: Atomisation
De La Protection Sociale Et Fractionnement De L’offre Hospitalière. Paris: Assistance
publique-Hôpitaux de Paris; Ministère de la fonction publique, Mai 2003.
OCDE. OECD Economic Surveys: Turkey 2002. OECD Publishing, 2003.
OCDE, et BANQUE MONDIALE. Examen Des Systèmes De Santé De l’OCDE: La Turquie,
2008.
REPUBLIC OF TURKEY PRIME MINISTER: Investment Support and Promotion agency.
Turkish Healthcare Industry Report. Ankara, 2010.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 96 -
Articles de presse
AKKA A . “Private Hospitals Embark on Higher Education but Quality in Question.”
Sunday’s Zaman, 8/8/2010.
“Abortion Is Murder Says Turkish PM.” Hurriyet Daily News, 26/05/2012.
Conférence
KARADENI O. “Extension of Health Services Coverage for Needy in Turkey : From Social
Assistance to General Health Insurance” presented at the 6th international policy and research
conference on social security, Luxembourg, September 29, 2010.
Brochure publicitaire
MUTLU S.. “Özel Echomar Göztepe Hastanesi”. rochure distribuée dans la clinique
Echomar de Göztepe., 2012.
Sites internet consultés
EUROSTAT :
http://epp.eurostat.ec.europa.eu/portal/page/portal/eurostat/home/
Site de cartographie dynamique de l’I , Istanbul şehir rehberi :
http://sehirrehberi.ibb.gov.tr/map.aspx
Institut national des statistiques turques, TUIK :
http://www.tuik.gov.tr
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 97 -
Liste des entretiens
Mehmet Akman, professeur de médecine familiale à l’Université Marmara, membre de
l’association européenne de médecine familiale.
Tülay Aktaş, infirmière travaillant aux services sanitaires et sociaux de l’I .
Burak Büÿükeren, médecin travaillant au Sağlık Müdürlüğü.
Huseyin Cat, médecin spécialiste à l’Hôpital allemand de Taksim.
Ayşegül Kaptanoğlu, professeur d’économie et de management de la santé à l’Université
Marmara.
Serdar Karagöz, Directeur des Ressources de la clinique neuropsychiatrique Npistanbul
d’Ümraniye.
Salih Küçükoğlu, dermatologue travaillant à l’hôpital privé Echomar Göztepe, membre de
TTB.
Süheyla Agkoç, médecin membre de TTB.
Eyüp Ozan Toraman, étudiant en médecine spécialité santé publique à l’Université d’Istanbul.
Responsable national étudiant de la chambre des médecins.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 98 -
Table des illustrations
Figure 1 : Un exemple d’article de presse consacré à l’attente dans les hôpitaux SSK.
(Source : Archives presse de l’OUI, 2003). ............................................................................. 15
Figure 2 : La couverture d’un manuel d’hygiène destiné aux écoliers turcs (Source : Site
internet du ministère de la Santé). ............................................................................................ 22
Figure 3 : Des exemples d’investissements dans la santé émanant de groupes internationaux.
Source : Invest in Turkey. ........................................................................................................ 24
Figure 4. Source: TUIK ............................................................................................................ 25
Figure 5 : L’évolution du rapport nombre de médecins/nombre d’infirmières entre 1990 et
2006 dans les pays de l’OCDE (Source : OCDE, 2008). ......................................................... 28
Figure 6 : La hiérarchie (théorique) des niveaux de soins en Turquie avant le HTP. (Source :
Robert Holcman, 2003) ............................................................................................................ 29
Figure 7 : Pyramide des âges d’Ataşehir en 2010 (Source : Sağlık Müdürlüğü). .................... 70
Figure 8 : Pyramide des âges d’Ümraniye en 2010 (Source : Sağlık Müdürlüğü). ................. 70
Figure 9 : Pyramide des âges d’Üsküdar en 2010 (Source : Sağlık Müdürlüğü). .................... 70
Figure 10 : Pyramide des âges de Kadıköy en 2010 (Source : Sağlık Müdürlüğü). ................ 70
Figure 11 : Des bassins d'attraction différenciés pour deux hôpitaux voisins d'Atasehir. .. 86
Figure 12 : Des bassins d'attraction différenciés pour deux hôpitaux voisins d'Atasehir. ....... 86
Figure 13 : Schéma-Bilan des relations entre citoyens, protection sociale et pourvoyeurs de
soins en 2003 ............................................................................................................................ 87
Figure 14 : Schéma-Bilan des relations entre citoyens, protection sociale et pourvoyeurs de
soins en 2012 ............................................................................................................................ 88
Photographie 1 : Deux pharmacies de la Siraselviler Caddesi: les différentes caisses de
sécurité remboursées dans ces officines étant visibles en vitrine. ............................................ 17
Photographie 2 : L’hôpital allemand de la rue Siraselviler à Taksim. ..................................... 38
Photographie 3 : : L’hôpital privé Echomar à Göztepe (Kadıköy). ......................................... 38
Photographie 4 : L’hôpital universitaire privé editepe à Ataşehir ......................................... 38
Photographie 5 : L’hôpital privé Florence Nightingale avenue de agdad (Kadıköy). ........... 38
Photographie 6 : L’hôpital privé Medical Park à Kadıköy. ..................................................... 38
Photographie 7 : L’entrée de l’hôpital public de Göztepe ((Kadıköy) ..................................... 39
Photographie 8 : L’entrée des urgences surplombée par une publicité à l’hôpital public
d’Ümraniye. .............................................................................................................................. 39
Photographie 9 : Vue de l’hôpital public de Göztepe. ............................................................. 39
Photographie 10 : Vue de l’entrée de l’hôpital public de Taksim. ........................................... 39
Photographie 11 : Vue depuis le parking de l’hôpital public d’Ümraniye. .............................. 39
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 99 -
Photographie 12 : Vue du stade Ismet Inönü. ......................................................................... 41
Photographie 13 : Les prestations affichées sur la façade d’une polyclinique privée à eşiktaş.
.................................................................................................................................................. 42
Photographie 14 : Vue du « parc » de l’hôpital public de Göztepe. ........................................ 43
Photographie 15 : Du petit commerce ambulant devant les grilles de l’hôpital public de
Göztepe. .................................................................................................................................... 44
Photographie 16 Deux des nombreux ASM stambouliotes. Source : Sağlık Müdürlüğü ....... 55
Photographie 17 : Deux exemples de communication sur la santé émanant de municipalités
(Fatih et eşiktaş). .................................................................................................................... 57
Photographie 18 : Le « Golden Horn campus » de Medipol. Source : Site internet de Medipol.
.................................................................................................................................................. 62
Photographie 19 : « L’hôpital pour TV de Kadikoy » Avenue de Bagdad. ............................. 81
Photographie 20 : Face au Medical Park Göztepe, un paysage composite. ............................. 83
Photographie aérienne 1 : L’hôpital Medical Park Göztepe (à droite de l’image) et son
environnement immédiat. (Source : Google Earth) ................................................................. 82
Photographie aérienne 2 : Les alentours de la clinique Npistanbul : une mosaïque d’enclaves
(Source : Google Earth). ........................................................................................................... 84
Planche cartographique 1 : La population turque ..................................................................... 33
Planche cartographique 2 : Les ressources sanitaires : les médecins ....................................... 34
Planche cartographique 3 : Les ressources sanitaires: les lits d’hôpitaux publics ................... 35
Planche cartographique 4 : Les ressources sanitaires: les lits d’hôpitaux privés ..................... 36
Planche cartographique 5 : La population stambouliote .......................................................... 47
Planche cartographique 6 : Les hôpitaux des deux principaux pourvoyeurs de soins publics. 48
Planche cartographique 7 : L’évolution de la répartition des hôpitaux publics entre 1995 et
2012. ......................................................................................................................................... 49
Planche cartographique 8 : L’évolution de la répartition des hôpitaux privés entre 1995 et
2012. ......................................................................................................................................... 50
Planche cartographique 9 : Les lits d’hôpitaux publics en 1995. ............................................. 51
Planche cartographique 10 : L’évolution de la répartition des lits d’hôpitaux publics entre
1995 et 2011 ............................................................................................................................. 73
Planche cartographique 11 : Répartition des lits d’hôpitaux privés en 1995 ........................... 74
Planche cartographique 12 : Répartition des lits d’hôpitaux privés en 2011 ........................... 75
Planche cartographique 13 : L’évolution des densités d’entreprises de santé privée entre 2003
et 2011 ...................................................................................................................................... 78
Planche cartographique 14 : Profils spatiaux des tissus d’entreprises privées de santé des
mahalle en 2003 ....................................................................................................................... 79
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 100 -
Planche cartographique 15 : Profils spatiaux des tissus d’entreprises privées de santé des
mahalle en 2011. ...................................................................................................................... 80
Carte 1 : Extrait de carte, L'âge du bâti à UKUA. (Source: Urban age) .................................. 67
Carte 2 : Extrait de carte, les niveaux d'études dominant à UKUA en 2000 (Source : Murat
Güvenç). ................................................................................................................................... 68
Carte 3 : Extrait de carte, Les niveaux d’étude dominant à UKUA en 2008 (Source : Murat
Güvenç). ................................................................................................................................... 69
Carte 4 : Extrait de carte, répartition des groupes d’âges dominants à UKUA en 2008
(Source : Murat Güvenç) .......................................................................................................... 71
NB : Sauf mention contraire, les cartes et photographies ont été produites par nos soins. Les photographies ont
toutes été prises au printemps 2012.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 101 -
Liste des abréviations
AKP Adalet ve Kalkınma Partisi: Parti de la Justice et du Développement. Parti au
pouvoir en Turquie et à Istanbul.
ANAP Anavatan Partisi : Parti de la Mère Patrie. Parti au pouvoir en Turquie dans les
années 1980.
ASM Aile Sağlık Merkezi : Centre de médecine familiale.
BIRD Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement
FMI Fonds Monétaire International
HTP Health Transformation Program : Programme de Transformation de la santé.
IBB stanbul üyükşehir elediyesi : Super-municipalité d’Istanbul.
ITO Istanbul Ticaret Odasi : Chambre de commerce d’Istanbul.
SGK Sosyal Güvenlik Kürümü : Sécurité sociale turque
SSK Sosyal Sigortalar Kurumu : Sécurité sociale et pourvoyeur de soins avant le HPP.
TL Türk Lirası : Lire turque.
TTB Türk Tabipleri irliği : Chambre des médecins d’Istanbul.
TUIK Türkiye statistik Kurumu : Institut des statistiques turques.
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 102 -
Table des matières
Remerciements ..................................................................................................... 2
Introduction ......................................................................................................... 3
Première partie : Le secteur de la santé stambouliote dans le système de
santé turc ............................................................................................................ 13
A- Le « Health Transformation Program » : les mutations du système de santé et
de protection sociale en Turquie depuis 2003 .................................................................. 13
1) La fin du système corporatiste inégalitaire : l’unification de la couverture sociale
et des hôpitaux publics ..................................................................................................... 14
2) Le HTP : l’internationalisation du secteur de la santé turc. ................................. 19
B- Structure et hiérarchie de l’offre de soins en Turquie ......................................... 25
1) Des ressources sanitaires qui demeurent déficitaires ........................................... 25
2) Une hiérarchie de l’offre de soins centrée sur le curatif ....................................... 27
3) Une répartition des ressources sanitaires reflétant et amplifiant les tensions socio-
territoriales en Turquie. ................................................................................................... 30
Deuxième partie : La transformation de la santé dans la transformation
urbaine stambouliote ......................................................................................... 37
A- Les formes de la production d’un espace médical : un secteur de la santé qui
produit des espaces différenciés ........................................................................................ 37
1) Une dualité architecturale qui contredit la « saine concurrence » voulue dans le
domaine de la santé .......................................................................................................... 37
2) Espace public et espace privé hospitalier .............................................................. 43
B- Acteurs privés et acteurs publics : des stratégies d’implantation différentes. .. 46
1) Représenter les poids respectif des acteurs de la santé à Istanbul ........................ 46
2) L’agencement des ressources sanitaires publiques : des clientélismes locaux qui
répondent à l’électoralisme du HTP ................................................................................ 54
3) Les déterminants de l’implantation des acteurs privés. ......................................... 59
Troisième partie : Offre de soins et justice spatiale à Istanbul : L’exemple
de quatre arrondissements de la rive asiatique, Üsküdar, Kadıköy,
Ümraniye, Ataşehir. .......................................................................................... 66
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 103 -
A- Des espaces aux besoins de santé différenciés. ...................................................... 66
1) Profil socio-spatial de la zone étudiée ................................................................... 66
2) Une démographie contrastée ................................................................................. 70
B- Représenter la répartition de l’offre de soins à UKUA ........................................ 72
1) L’offre de soins hospitaliers ................................................................................... 72
2) Représenter le tissu des entreprises privées de santé par l’analyse des
correspondances............................................................................................................... 76
C- Accès aux soins et justice spatiale à UKUA ........................................................... 81
1) Typologie des Paysages socio-sanitaires d’UKUA ............................................... 81
2) La santé comme mécanisme et outil de distinction sociale .................................... 85
Conclusion .......................................................................................................... 90
Annexe : Carte de situation des arrondissements stambouliotes ................. 92
Bibliographie ...................................................................................................... 93
Liste des entretiens ............................................................................................ 97
Table des illustrations ....................................................................................... 98
Liste des abréviations ...................................................................................... 101
Table des matières ........................................................................................... 102
- Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la Santé » à Istanbul –
- 104 -
Les conséquences territoriales du « Programme de Transformation de la
Santé » à Istanbul : l’internationalisation du secteur de la santé au chevet de
la justice spatiale ?
Matthieu Gosse
Résumé : Ce mémoire propose d’étudier les conséquences de la réforme du système de santé
et de protection sociale turc sur l’offre de soins dans l’espace urbain stambouliote. Les
objectifs de cette réforme, lancée depuis 2003 (« Health Transformation Program » : HTP)
par le gouvernement AKP, sont de réduire les inégalités de santé et d’augmenter la qualité des
soins par la stimulation du secteur privé et la mise en compétition du public et du privé.
L’analyse pluriscalaire qui a été menée montre que l’internationalisation consécutive à la
libéralisation du secteur de la santé déconnecte les dynamiques de l’offre de soins et les
besoins de santé des populations des différents territoires stambouliotes. Le secteur privé, qui
a connu une croissance considérable à Istanbul en une décennie, ne comble pas les vides
laissés par le secteur public de la santé mais se positionne pour attirer les populations
solvables. L’écart entre les acteurs publics de la santé, seuls dépositaires de la santé publique
et des soins préventifs et les acteurs privés s’élargit et produit un système de soins à trois-
vitesses.
Mots-clefs : Turquie, Istanbul, Internationalisation, Santé, Système de santé.
Abstract : This master thesis proposes to study the consequences of Turkish Healthcare and
Social Security System reforms upon the urban territory of Istanbul. The targets of this reform
executed since 2003 (“Health Transformation Program”: HTP) by the AKP government
consist in reducing inequalities and enhancing quality of healthcare by stimulating private
sector and promoting competition between public sector and private sector. This analysis, set
on various scales, shows that internationalization following the liberalization of Health sector
seems to disconnect the Healthcare providers dynamics from the Health needs of the
population of the different territories in Istanbul. Private sector, which has grown
spectacularly in the last decade in Istanbul, does not in fill in the blanks left by the public
sector of health but positions itself in order to attract solvent people. The gap between public
actors of Health, which are the only responsible institutions for Public Health and preventive
care, and the private actors gets wider and wider and produces a three-speed Healthcare
system.
Keywords : Turkey, Istanbul, Internationalization, Health, Health system.