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Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Prolégomènes à toutemétaphysique future qui
pourra se présenter commescience / Kant ; traduction
nouvelle
Kant, Immanuel (1724-1804). Prolégomènes à toutemétaphysique future qui pourra se présenter comme science /Kant ; traduction nouvelle. 1891.
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KANT
PROLÉGOMÈNES
A TOUTE MÉTAPHYSIQUE FUTURE
QUI POURRA SE PRÉSENTER COMME SCIENCE
•T RADUCTION NOUVELLE
PARIS
LlfiRAIHIE HAGHETTE ET Gie
-v 79, nOOLKVARD S.MNT-fiERMAIN, 79
KANT
PROLÉGOMÈNES
A TOUTE MÉTAPHYSIQUE FUTURE
QUI POURRA SK pnÉSENTKIl COMMK SCIBNCE
COULOMMIEUS
Imprimerie PAUL BllODAHD
KANT
PROLEGOMENES
k MXJT&MÉTkPIVïSIQm FUTURE
VQUI| poyflRA SE PRÉSENTER COMME SCIENCE
TRADUCTION NOUVELLE
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET G1*
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1891Tous droits réserve».
A
Monsieur GEORGES LYON
Maître de conférences à l'Kcole normale supérieure.
AVERTISSEMENT
Cette traduction qu'un maître éminent a en-couragée de ses conseils et appuyée de sonautorité, est l'oeuvre de MM. Brunschvicg,
Chambert, Cresson, Gazin, Havard et Lan-dormy, ses élèves à l'École normalesupérieure.Ils l'avaient d'abord entreprise pour eux-mêmes, dans la seule intention de pénétrerensemble plus profondément dans la connais-
sance de la langue et de la philosophie alle-mandes. Mais, quand ils l'eurent achevée et
revue soigneusement, il leur parut qu'ellepourrait être au public do quelque utilité.
C'est au public on effet, et au grand public
VIII AVERTISSEMENT.
que Kant songeait, en écrivant les Prolégo-
mènes. Il voulait, pour répandre partout les
bienfaits de la critique, ménager à son oeuvre
un accès plus facile, et en marquer plus net-
tement la portée et rétendue. Aussi cet écrit serecommande-t-il en particulier aux étudiants
do philosophie, comme la plus rapide et la
plus sûre introduction à la connaissance de
Kant. Et il demeure encore, pour ceux qui seproposent un examen approfondi de la pensée
kantienne, un élément considérable et néces-
saire de toute interprétation du crilicisme.
Enfin Kant a pris soin de nous y éclairer lui-
même sur l'histoire du développement de sonesprit, qui a si longtemps fixé l'attention des
érudils.
En France les Prolégomènes sont loin d'oc-
cuper encore, parmi les oeuvres de Kant, la
place d'honneur que les Allemands sont arrivésà lui donner par le progrès môme de leursétudes historiques. La Critique a tout emportédans son grand renom et l'on s'est peu soucié
AVERTISSEMENT. IX
de l'écrit où Kant, dégagé des fatigues de
l'élaboration première, juge son ouvrage de
loin et de haut, où il essaye de faire oeuvre de
vulgarisateur, livrant sa pensée tout entière,
débarrasséedos formules obscures et des symé-
tries factices où il s'était trop plu à l'empri-
sonner. Cet oubli a fait naturellement perdre
à l'étude de Kant ce qu'elle aurait pu com-porter de facilité, de sûreté, ou même d'at-
trait : peut-être, nous l'espérons du moins, la
lecture des Prolégomènes sera-t-ello capable
de rendre cette étude dans une certaine mesuremoins ardue et moins obscure; peut-être mêmequelques passages de ce livre nous feront-ils
plus indulgents pour les prétentions de Kant
au litre d'écrivain précis, élégant et spirituel
au besoin.
C'est cette espérance qui a inspiré notretraduction, elle nous commandait do lui don-
ner tout l'agrément dont elle était susceptible,
sans rien sacrifier pourtant de cette exactitudescolastiquc que Kant lui-même reconnaissait,
X AVERTISSEMENT.
et presque à regret, comme la qualité prin-cipale de son style. L'oeuvre de notre prédé-
cesseur M. Tissot était méritoire, quand il
s'agissait de mettre rapidement à la portée du
lecteur français l'ensemble des ouvrages de
Kant; mais nous avons cru qu'il était possible
d'essayer autre chose, de suivre une méthode
nouvelle, pour répondre à un nouveau besoin;
et puisque la publication que M. Barni avait
promise il y a plus de vingt ans déjà comme le
complément nécessaire de sa propre traduction
de la Critique avait été attendue en vain, nous
nous sommes attachés à ces Prolégomènes
avec tout le soin et tout le respect que l'on
doit aux oeuvres classiques.
Paris, juillet 1890.
PROLÉGOMÈNES
PRÉFACE
Ces prolégomènes ne sont pas destinés auxélèves, mais aux maîtres futurs, encore doivent-ils leur servir, non pas à exposer une sciencedéjà faite, mais à découvrir tout d'abord cettescience elle-même.
Il y a des savants dont la philosophie se réduità l'histoire de la philosophie tant ancienne quemoderne; ce n'est point pour eux que sont écritsces prolégomènes. Ils attendront que les philo-sophes qui s'efforcent de puiser aux sourcesmêmes de la raison aient terminé leur affaire;alors ce sera leur tour d'informer le monde dufait accompli. Seulement, à les en croire, on nepeut rien écrire qui n'ait été déjà dit, opinion qui
t
2 PROLÉGOMÈNES.
pourrait effectivement avoir pour toute doctrinefuture la valeur d'une prédiction infaillible; carl'esprit humain, depuis tant de siècles, a si biendivagué de toutes les façons sur des sujets sansnombre, qu'il est difficile de ne pas trouver danschaque idée nouvelle quelque ressemblance avecune idée ancienne.
Mon dessein est de convaincre tous ceux pourqui la métaphysique vaut la peine d'être étudiéequ'il est absolument nécessaire d'interrompreleur travail jusqu'à nouvel ordre, de considérertout ce qui s'est fait jusqu'ici comme non avenuet de discuter avant tout celte question : « Unemétaphysique quelconque peut-elle seulementêtre possible? »
Si la métaphysique est une science, comment
se fait-il qu'elle ne puisse obtenir comme lesautres sciences un suffrage universel et durable?Si elle n'en est pas une, d'où viennent les grandsairs qu'elle se donne toujours sous le masque dela science; d'où vient qu'elle séduit l'intelligencehumaine par un espoir qui jamais ne s'est éteint,jamais ne s'est satisfait? Qu'on démontre qu'elleest une science ou qu'elle n'en est pas une, ilfaut, en tout cas, arriver une fois pour toutes à lacertitude sur la nature de celte science prétendue ;
PRÉFACE. 3
car il est impossible de demeurer plus longtempsdans la situation actuelle. Il est assez ridicule,
en effet, quand toutes les autres sciences accom-plissent des progrès continus, de tourner con-stamment sur place sans faire un pas en avant, etcela précisément dans cette science qui veut êtrela sagesse même, l'oracle de l'humanité. Aussi lenombre des partisans de la métaphysique a-t-ilbien diminué et l'on ne voit pas que des hommesqui se sentent capables de briller dans d'autressciences, veuillent compromettre leur réputationdans celle-cioù l'ignorance en toute chose n'exclut
pas la prétention à prononcer un jugement tran-chant, parce qu'en réalité on n'a sur ce terrain nipoids ni mesure pour distingueraveccertitude uneconnaissance solide d'un verbiage superficiel.
Mais il n'est pas non plus sans exemple qu'aprèsavoir fait de longs efforts dans une science, admi-rant l'importancedes progrès accomplis, on s'aviseenfin de rechercher si cette science est possibleet comment elle l'est. Car la raison humaine esttellement éprise de constructions que, plusieursfois déjà, après avoir élevé l'édifice, elle l'a ren-versé pour voir quel en pouvait bien être le fon-dement. Il n'est jamais trop tard pour devenirraisonnable et sage; mais il est toujours plus
4 PROLÉGOMÈNES.
difficile lorsque l'esprit critique arrive tard, d'en
assurer le développement.Cette question : une science est-elle possible?
suppose qu'on en met l'existence en doute. Mais
ce doute blesse tous ceux dont la fortune entièrepourrait bien ne consister que dans ce prétendutrésor, et celui qui l'élève peut s'attendre à unerésistance universelle. Les uns, dans la conscienceorgueilleuse de leur antique possession, tenuejusqu'alors pour légitime, leurs précis de méta-physique en main, jetteront sur lui un regard demépris. D'autres, habitués à ne pas apercevoir
une chose s'ils n'en ont déjà vu un premier exem-ple, ne le comprendront pas, et, de la sorte, toutdemeurera comme s'il ne s'était rien passé quifit craindre, ou espérer, un changementprochain.
Cependant, je n'hésite pas à affirmer d'avancequ'en méditant par soi-même ces Prolégomènes,
non seulement on doutera de la science qu'onavait acquise auparavant, mais on finira même
par être tout à fait convaincu qu'il ne peut y avoirde science métaphysique que là où seront rem-plies les conditions qui sont ici posées commefondement de la possibilité de cette science, et,comme il n'en a rien été jusqu'ici, qu'il n'existe
pasencore de métaphysique. Cependantcomme les
PRÉFACE. 5
études de cet ordre ne peuventjamais disparaître '
parce que l'intérêt de la raison commune à tous leshommes y est trop intimement lié, on reconnaîtraqu'une réforme complète ou plutôt une régénéra-tion de la métaphysique va inévitablementse pro-duire sur un plan tout à fait inconnu jusqu'ici, endépit des résistances plus ou moins prolongées.
Depuis les recherches de Locke et de Leibnitz,
ou, pour mieux dire, depuis l'origine de la méta-physique, aussi loin que s'étend son histoire, il
ne s'est produit aucun événement susceptible do
prendre pour la destinée de celte science une im-
portance aussi décisive que l'attaque que David
Hume a dirigée contre elle. Non que Hume ait faitla lumière sur ce mode de connaissance, mais il
a fait jaillir une étincelle où il eût été possibled'allumer une flamme, s'il eût trouvé une mècheconvenable dont on eût pris bien soin d'entreteniret d'accroître la lueur.
Hume prit pour point de départ capital cetunique mais important concept de la métaphy-sique : la liaison de la cause et de l'effet, avec lesconcepts dérivés de force, d'action, etc., et il
1. litisticus exspectal dutn defliial amnis; al MeLabitttr et labelur in omne volubilis oevum.
(HOHATIL'S.)
6 PROLÉGOMÈNES.
somma la raison, qui feint d'avoir porté ce conceptdans son sein, d'en rendre compte, de nous direde quel droit elle pense qu'il se trouve une chosede nature telle que, cette chose étant posée, quel-
que autre chose doive être nécessairement pesée :
car c'est ce que signifie le concept de cause. Il
démontra d'une façon irréfutable qu'il est com-plètement impossible à la raison de penser a prioriet par concepts une pareille liaison : car cetteliaison enveloppe la nécessité, et l'on ne sauraitconcevoir comment, par cela seul que quelquechose 'est, quelque autre chose devrait être detoute nécessité, et comment le concept d'unepareille liaison pourrait se déduire a jjriori. D'oùil conclut que la raison se trompe du tout au tout
sur ce concept, qu'elle le tient faussement pourson enfant légitime, alors qu'il n'est qu'un bâtardde l'imagination, qui, engrossée par l'expérience,
a inscrit sous la loi de l'association des représen-tations déterminées, et qui substitue une néces-sité purement subjective résultant de cette expé-rience/c'est-à-dire une habitude, à une nécessitéobjective et fondée en raison.
De là il tira cette conséquence que la raisonn'a pas le pouvoir de penser de telles liaisons,même dans leur généralité, parce qu'alors ses
PRÉFACE. 7
concepts no seraient que de pures fictions, ettoutes les connaissances prétendues apriori qu'on
en tirerait ne seraient rien que des expériencesgénérales faussement estampillées, ce qui revientà dire qu'il n'y a pas de métaphysique et qu'il nepeut pas y en avoir '.
Si précipitée et si inexacte que fût cette conclu-
sion, elle était du moins fondée sur une critique,et cette critique avait assez de valeur pour queles bons esprits de ce temps s'entendissent, afin
d'étudier le problème dans le sens où Hume l'avaitprésenté et d'en donner, s'il était possible, quelquesolution plus heureuse, d'où serait nécessaire-ment sortie à bref délai une réforme complète dela science.
Mais le destin, de tout temps défavorable à la
1. Hume donnait également à cette philosophie destruc-tive le nom de métaphysique et il lui accordait une hautevaleur. « La métaphysique cl la morale, dit-il (Essais,•1° partie) sont les branches les plus considérables de lascience; les mathématiques et la physique n'ont pasmoitié autant de valeur. » Cet esprit pénétrant ne consi-dérait ici que l'utilité négative qu'il y aurait à limiter lesprétentions excessives de la raison spéculative afin demettre un terme définitif à ce nombre infini de controrverses interminables qui tourmentent et égarent l'huma-nité; mais il perdait de vue le dommage positif qui enrésulterait si l'on enlevait à la raison les points de vueimportants d'où elle peut assigner à la volonté le butmême de tous ses efforts.
8 PROLÉGOMÈNES.
métaphysique, voulut que Hume ne fût comprisde personne. On ne peut voir sans une certainepeine comme ses adversaires Reid, Oswald, Beat-tie, et, en dernier lieu encore, Priestley se sonttrompés du tout au tout sur le point de vue auquelHume posait le problème. Ils prenaient toujourspour accordé ce que Hume mettait précisément
en doute ; mais, en revanche, ils démontraientavecchaleur et la plupart du temps avec beaucoupd'impertinence ce qu'il n'avait jamais pensé à
mettre en question ; et, de la sorte, ils mécon-nurent si bien l'indication que Hume avait donnée
pour perfectionner la métaphysique, que toutdemeura dans le même état comme si rien nes'était passé. Car la question n'était pas desavoir si le concept de la cause est exact, utile etindispensable pour la connaissance complète dela nature (Hume n'avait jamais mis ce point endoute) mais si ce concept était pensé par la rai-
son a priori, s'il possédait ainsi une vérité intrin-sèque indépendante de toute expérience, et parlà si l'application ne dépassait pas de beaucouples limites des seuls objets de l'expérience. C'estprécisément sur ce point que Hume attendait uneexplication. Il s'agissait de savoir quelle étaitl'origine de ce concept et non s'il était indispen-
PRÉFACE. 0
sable dans la pratique ; il suffisait qu'on en décou-
vrît l'origine; par là même auraient été donnéesles conditions de l'usage qu'on en peut faire etdes limites où il peut être valable.
Mais, pour répondre à la question, les adver-saires de cet homme célèbre auraient dû pénétrertrès profondément la nature de la raison en tantqu'elle n'a pour objet que la pensée pure, ce quiles eut dérangés. Ils trouvèrent qu'il y avait unmoyen plus commode de se donner de grandsairs sans faire aucune recherche critique ; c'étaitd'en appeler au sens commun ; et, sans doute, c'est
un don précieux du ciel de posséder un sens droit(ou, comme on l'a appelé récemment, un senstout uni), mais on doit en faire réellement preuveen se montrant réfléchi et raisonnable dans cequ'oa pense et ce qu'on dit, non pas en se récla-mant de lui comme d'un oracle, lorsqu'on ne peutrien dire pour se justifier. Quand la recherchecritique et la science sont en défaut, alors com-mencer à invoquer le sens commun, c'est unedes subtiles inventions des temps nouveaux; ellepermet au plus fade bavard d'attaquer hardimentl'esprit le plus solide et de lui tenir tête. Maistant qu'il y aura encore un reste do critique, 01.
se gardera bien de recourir à cette ressource
10 PROLÉGOMÈNES.
désespérée. A y regarder de plus près, cet appeln'est autre chose qu'un recours au jugement du
vulgaire dont les applaudissements feraient rougirle philosophe, et qui enflent d'orgueil et de vanitéle charlatan populaire. Et je serais tenté de croire
que Hume aurait pu aussi bien que Beattie préten-dre au bon sens et même à ce que Beattie ne pos-sédait certainement pas, je veux dire à une raisoncritique qui retient le sens commun dans seslimites pour l'empêcher de se lancer dans lesspéculations, ou, si c'est le seul point en question,
pour l'empêcher de rien décider parce qu'il nes'entend pas à justifier ses principes; car c'est àcette seule condition qu'il demeure un bon sens.Un ciseau et un maillet peuvent parfaitement bienservir à travailler le bois; mais, pour graver, il
faut un burin. De même le bon sens de l'intelli-
gence et sa faculté spéculativesont tous deuxutiles,mais chacun à sa manière : le premier, lorsqu'ils'agit de jugements qui trouvent leur applicationimmédiate dans l'expérience; la seconde, lorsqu'ilfaut prononcer des jugements universels d'aprèsde simples concepts, en métaphysique, par exem-ple, où le bon sens, qui se décerne à lui-même cenom le plus souvent par antiphrase, n'a aucuneespèce de compétence.
PRÉFACE. 11
Je l'avoué franchement ; c'est précisémentl'avertissement de David Hume qui, il y a bien
longtemps, me réveilla pour la première fois de
mon sommeil dogmatique et donna à mes recher-ches dans le domaine de la philosophie spécula-tive une direction toute nouvelle. J'étais bienéloigné de prêter l'oreille à ses conclusions, quirésultaient uniquement de ce que, au lieu de seposer le problème dans sa totalité.il s'appliquaitseulement à une partie d'un problème qui ne pou-vait être éclairci sans la considération de l'en-semble. Mais toutes les fois que l'on part dune
..opinion qui nous a été léguée par un autre et qui
repose sur un fondement solide sans être com-plètement développée, on peut bien essayer, parune méditation suivie, de pousser cette opinionplus loin que n'est allô l'homme pénétrant à quil'on doit la première étincelle de cette lumière.
Je recherchai donc avant tout si l'objection deHume ne comportait pas une extension univer-selle, et je reconnus bientôt que le concept de laliaison entre la cause et l'effet est loin d'être leseul qui permette à l'entendement de se figurera priori la liaison des choses, et qu'au contrairela métaphysique ne se compose absolument quede liaisons de même nature. Je cherchai à m'as-
12 PROLÉGOMÈNES.
surer de leur nombre, et, quand j'y eus réussiselon mon désir, c'est-à-dire en partant d'un seulprincipe, j'en vins à la déduction de ces concepts :
J'acquis alors la certitude qu'ils ne sont pas déri-
,
vés de l'expérience comme Hume l'avait craint,V. mais qu'ils naissent de l'entendement pur. Cette
déduction qui paraissait impossible à l'esprit péné-trant de mon prédécesseur et dont personne endehors de lui ne s'était seulement avisé, quoiquechacun n'hésitât pas à se servir de ces concepts,
sans se demander quel était le fondement de leur,valeur objective, cette déduction, dis-je, était latâche la plus difficile que l'on pût entreprendre
en faveur de la métaphysique; et ce qu'il y a depis, c'est que la métaphysique elle-même, si tou-tefois il y en a une quelque part, ne pouvait surce point m'être d'aucun secours, puisque c'estcette déduction môme qui doit d'abord décider
.de la possibilité de la métaphysique. Puis donc
f que j'étais arrivé à la solution du problème deHume, non pas simplement pour un cas particu-lier, mais pour la faculté tout entière de la raison
pure, je* pouvais avancer avec sûreté quoiquetoujours avec lenteur vers le but que voici : Fixerenfin le domaine entier de la raison pure, sesbornes comme son contenu d'une façon complète
PRÉFACE. 13
et d'après des principes universels. C'était là pré-
cisément ce dont la métaphysique avait besoin
pour édifier son système d'après un plan certain.Mais je crains que ce développement du pro-
blème de Hume, aussi loin qu'il peut être étendu(j'entends la critique de la raison pure) n'ait lemême sort que le problème lui-même quand il
fut posé pour la première fois. On le jugera mal
parce qu'on ne le comprendra pas ; on ne le com-prendra pas parce qu'on aura envie de feuilleterle livre au lieu de le méditer; et l'on ne voudra
pas se donner la peine de le méditer parce quel'ouvrage est aride, parce qu'il est obscur, parcequ'il contredit toutes les idées habituelles, enfin
parce qu'il est long. Eh bien, j'avoue que je nem'attendais pas à voir un philosophe se plaindrede ne pas trouver un exposé populaire, amusantet facile, quand il s'agit de l'existence même d'uneconnaissance très estimée et indispensable à l'hu-manité, connaissance qui ne peut s'achever autre-ment qu'en suivant les règles les plus sévèresd'une précision scolastique : plus tard, sans doute,le temps amènera la vulgarisation, mais on n'apas le droit de commencer par elle. Quant à cetteobscurité particulière qui est due en partie à
•
l'étendue du plan et qui empêche de bien em-
14 PROLÉGOMÈNES.
brasser d'un coup d'oeil les points principaux do
nôtre recherche, on a le droit de s'en plaindre ;
et c'est pour remédier à ce défaut que j'écris ces\ Prolégomènes.
L'ouvrage où la faculté de la raison pure estétudiée dans son extension complète et dans seslimites, demeure toujours le fondement auquel cesProlégomènes se rattachent à titre de simpleétude préliminaire. Car cette critique doit êtreconstituée systématiquementcomme une scienceet achevée jusque dans ses moindres détails, avantqu'il soit possible de songer à entreprendre unemétaphysique ou d'en concevoir l'espérancemême éloignée.
Depuis longtemps déjà on est accoutumé à voirrenouveler et rajeunir les connaissances vieilleset usées qu'on a simplement dépouillées de leurarrangement primitifpour les habiller en système;
au gré d'un caprice personnel ; mais on y a mis
une étiquette nouvelle, et la majorité des hommesn'attend pas autre chose de notre critique. Or
ces Prolégomènes les invitent à songer qu'ilexiste une science toute neuve dont personnejusqu'ici ne s'était seulement avisé, dont on nepouvait même pas avoir l'idée, qui, du passé toutentier ne saurait rien tirer pour son usage en
PRÉFACE. 15
dehors de l'indication que les doutes de Hume
pouvaient donner : encore celui-ci n'entrevoyait-
il nullement la possibilité d'une science formelle
de ce genre, mais, pour mettre son navire ensûreté, il le tirait au rivage du scepticisme où le
vaisseau risquait de pourrir sur le flanc. J'ai eul'idée de donner à ce navire un pilote, qui, dédui-
sant de la connaissance du globe les principescertains de la navigation et les appliquant à l'aided'une carte complète de la mer et d'un compas,pût le mener en toute sécurité où il voudrait.
Celui qui aborde une science nouvelle, com-plètement isolée, unique en son genre, avec lepréjugé qu'il peut se servir, pour en apprécier lavaleur, des prétendues connaissances qu'il a déjàacquises, quoique ce soient précisémentelles dontla réalité doit d'abord être mise absolument endoute, n'arrive qu'au résultat suivant : il s'ima-gine voir partout des choses qui sont déjà connuesd'ailleurs, parce que les mots sonnent à peu prèsde même; et, d'autre part, tout se présente à luidéformé jusqu'au contre sens et au bavardage,
parce que ce n'est pas la façon de penser de l'au-teur qu'il prend pour fondement, mais toujoursseulement sa propre façon de penser dont unelongue habitude a fait sa nature même. Or la
16 PROLÉGOMÈNES.
grande étendue de l'oeuvre, qui provient de la
nature même de la science, et non de l'exposi-tion, la sécheresse inévitable et la précisionscolastique qui en résultent sont peut-être desqualités infiniment précieuses pour la philosophie
en elle-même, mais, en tout cas, elles sont nuisi-bles à l'ouvrage.
Il n'est pas donné à tout le monde d'avoir unstyle aussi subtil et, en même temps, aussiattrayant que David Hume, ni aussi solide etaussi élégant que Moïse Mendelssohn ; seulementj'aurais bien pu rendre mon exposition populaire(je m'en flatte), si mon unique affaire avait été de
crayonner un plan et d'en recommander à d'au-tres l'exécution, et si je n'avais pas eu à coeurl'intérêt de la science qui m'a si longtempsoccupé : car il fallait, d'ailleurs, une grandepersévérance et môme une grande abnégation
pour sacrifier l'attrait flatteur d'une faveur plusprompte à l'espoir d'un succès plus tardif, sansdoute, mais durable.
Faire des plans est, le plus souvent, une occu-pation de plaisir et de vanité qui donne des airsde génie créateur : on exige ce qu'on ne peut pasdonner soi-même, on critique ce qu'on est inca-pable d'améliorer, on met en avant un principe
PRÉFACE. 17
dont on serait bien embarrassé de montrer l'ori-gine; et pourtant un plan solide d'une critiqueuniverselle de la raison, c'est quelque chose do
plus qu'on ne le croit généralement dès qu'on nese borne plus comme d'habitude à exprimer do
pieux souhaits d'un ton déclamatoire. Seulement,la raison pure forme une sphère tellement isolée,dont chaque partie est si bien liée au tout, qu'on
ne peut ni toucher à l'une d'elles sans toucher àtoutes les autres, ni arriver à quelque résultat
sans avoir fixé à chacune sa place et son influence
sur les autres; car, puisqu'il n'y a rien en dehorsde la raison qui puisse pénétrer en elle pourservir de règle à notre jugement, la valeur etl'usage de chaque partie dépendent du rapportoù elle se trouve à l'égard de toutes les autres, àl'intérieur de la raison même. C'est ainsi que,dans le système d'un corps organisé, la fin dechaque organe ne peut se déduire que du con-cept complet du tout. On peut dire, par consé-quent, d'une pareille critique qu'elle n'est ja-mais certaine tant qu'elle n'est pas entièrementachevée; tant qu'elle néglige le moindre élémentde la raison pure; c'est-à-dire que si l'on veutdéterminer la sphère de cette faculté, on doitfaire tout ou rien. ''> •'
18 PROLÉGOMÈNES.
Mais s'il est vrai qu'un simple plan précédantla critique de la raison pure n'aurait ni clarté, nicertitude, ni utilité, il prendrait une grande uti-lité à la fin de l'ouvrage. Car il nous permettraitd'embrasser l'ensemble de cette science, de véri-fier un à un les points principaux et d'améliorercertains détails d'exposition qui pouvaient resterdéfectueux pendant le premier travail de rédac-tion
.Ainsi, aujourd'hui que mon oeuvre est achevée,
je présente un plan de ce genre, plan que j'ai puconstruire maintenant d'après une méthode ana-lytique, tandis que l'ouvrage lui-même exigeaitabsolument une exposition synthétique, qui per-mît à la science de présenter tous ses élé-ments dans leur harmonie naturelle comme lesmembres d'un organisme intellectuel tout à faitparticulier. Et ceux qui trouveront encore obscur
ce plan même que je donne comme prolégomènesà toute métaphysique future, voudront bien son-ger qu'il n'est nullement nécessaire que tout lemonde étudie la métaphysique; il y a bien destalents" qui vont très loin dans des sciencessolides et même profondes, plus voisines de l'in-tuition sensible; mais ces talents ne sont pasnés pour réussir dans les recherches qui se font
PRÉFACE. 19
par concepts de pure déduction et ils ne doivent
pas détourner leurs dons intellectuels sur un objetqui ne leur convient pas; quiconque, au contraire,entreprend la critique ou même encore la con-struction de la métaphysique doit absolumentsatisfaire aux conditions qui sont ici posées, soit
que d'ailleurs il accepte ma solution ou qu'il larejette radicalement pour la remplacer par uneautre, — car il ne peut se soustraire à ces con-ditions : enfin, cette obscurité qu'on a si fortdécriée (c'est le moyen habituel de cacher sapropre lenteur ou sa faiblesse d'esprit), cette obs-curité a son avantage; en effet, tous ceux qui, enface de toutes les autres sciences, observent unsilence significatif, dans les questions métaphysi-
ques parlent en maîtres et décident résolument :
car ce qui peut ici faire ressortir par contrasteleur ignorance, ce n'est pas la science des autres,ce sont uniquement les véritables principes de lacritique, dont on peut dire :
Jgnavum, fucos, pecus a prxsepibus arcenl '.
1. Virgile.
AVjvNT-PROPOS
DE LA CARACTERISTIQUE DU TOUTE CONNAISSANCE
MÉTAPHYSIQUE
Des sources de la métaphysique.
Quand on veut présenter une connaissance
comme science, on doit préalablement pouvoirdéterminerd'une façon précise ce qui la distingue,
ce qu'elle n'a de commun avec aucune autre, cequi est donc caractéristique en elle; sans quoi lesdomaines de toutes les sciences empiètent les unssur les autres, et aucune ne peut être traitée àfond conformément à sa nature.
Celte caractéristique, d'ailleurs, peut être ladifférence spécifique que présentent soit l'objetde la connaissance, soit ses sources, soit sesmodes, soit quelques-uns enfin de ces élémentsau défaut de la totalité; mais, en tout cas, elle est
22 PROLÉGOMÈNES.
le premier fondement de l'idée d'une sciencepossible et de son domaine.
,
D'abord, en ce qui concerne les sources d'une;
connaissance métaphysique, le concept d'unepareille connaissance nous apprend déjà qu'elle
ne peut pas être empirique. Ses principes (et cene sont pas seulement ses propositions fonda-mentales, mais encore ses concepts fondamen-taux) ne doivent jamais être tirés de l'expérience;
car elle ne doit pas être une connaissance phy-sique, mais au contraire une connaissance méta-physique, c'est-à-dire une connaissance qui dé-
passe l'expérience. Aussi ne devra-t-elle se fonderni sur une expérience externe qui est la sourcede la physique proprement dite, ni sur une expé-rience interne qui est le fondement de la psycho-logie empirique. C'est donc une connaissance apriori, c'est-à-dire une connaissance d'entende-ment pur et de raison pure.
Parla, elle ne différerait en rien de la mathé-matique pure, mais pourtant on devra la nommerconnaissance philosophique pure; sur le sensde cette expression, je me réfère à la Critique dela raison pure, page 712 et suivantes *, où la diffô-
* Trad. Baini, t. Il, p. 286.
AVANT-PROPOS. 23
rence de ces deux usages de la raison a été l'objetd'une exposition claire et suffisante. Et voilà pour'es sources de la connaissance métaphysique.
Du mode de la connaissancer^ui peut seul être appelé métaphysique.
§ 2.
a. De la différence des jugements synthétiqueset des jugements analytiques en général. — Uneconnaissance métaphysique ne doit contenir quedes jugements a priori) c'est ce que réclame lacaractéristique de ses sources. Mais quelle quesoit l'origine ou la forme logique des jugements,il y a entre eux une différence de contenu : oubien ils sont simplement explicatifs et ils n'ajou-tent rien au contenu de la connaissance ; ou bienils sont extensifs et augmentent la connaissancedonnée. On peut appeler les premiers, jugementsanalytiques; les seconds, jugements synthétiques.
Les jugements analytiques n'expriment dans leprédicat rien de plus que ce qui était déjà penséréellement dans le concept du sujet, quoique defaçon moins claire et moins consciente.
Quand je dis : « tous les corps sont étendus », jen'ai pas le moins du monde enrichi mon concept
24 PROLÉGOMÈNES.
de Corps ; je l'ai simplement développé, car l'éten-due était pensée réellement dans ce concept avantle jugement, quoiqu'elle ne fût pas formellementexprimée; le jugement est donc analytique. Aucontraire, la proposition : « quelques corps sontlourds », contient dans le prédicat quelque chose
qui n'est pas réellement pensé dans le conceptgénéral de corps; elle augmente donc ma con-naissance, elle ajoute quelque chose à mon con-cept ; elle doit s'appeler un jugement synthétique.
b. Le principe général de tous les jugementsanalytiques est le principe de contradiction. —Tous les jugements analytiques reposent entière-ment sur le principe de contradiction et sont deleur naturedes connaissances a priori, que les con-cepts qui leur servent de matière soient d'ailleursempiriques ou non. Car, comme le prédicat d'unjugement analytique affirmatif est déjà pensé au-paravant dans le concept du sujet, il ne peut êtrenié de ce sujet sans contradiction; de même soncontraire est nécessairementnié du sujet dans unjugement analytique mais négatif, et cela encoreen conséquence du principe de contradiction. Il
en est ainsi des propositions : « tout corps estétendu » et « aucun corps n'est étendu (simple)».
Donc, toutes les propositions analytiques sont
AVANT-PROPOS. 25
des jugements a priori, alors même que leursconcepts sont empiriques. Par exemple : « l'or est
un métal jaune »; en effet pour le savoir, je n'aibesoin d'aucune autre expérience que de monconcept de l'or, qui contenait que ce corps estjaune, qu'il est un métal; car c'est cela qui con-stituait mon concept même et je ne pouvais quedécomposer le concept sans rien considérer endehors de lui.
c. Les jugements synthétiques ont besoin d'unautre principe que le principe de contradiction.
— Il y a des jugements synthétiques a posterioridont l'origine est empirique; mais il y en a aussiqui sont certainement a priori, et qui émanent del'entendement pur et de la raison pure. Mais cesdeux sortes de jugements ont ceci de communqu'ils ne peuvent pas dériver exclusivement duprincipe fondamental de l'analyse, c'est-à-dire del'axiome de contradiction ; ils requièrent en outreun principe tout différent, bien que ce soit tou-jours conformément à l'axiome de contradictionqu'ils doivent être dérivés de ce principe fonda-mental, quel qu'il soit d'ailleurs. Car si tout nepeut pas découler de cet axiome, rien néanmoins
ne peut le contredire. Je commence par classerles jugements synthétiques :
26 PROLÉGOMÈNES.
1. Les jugements d'expérience sont toujourssynthétiques. — Car il serait absurde de fonder unjugement analytique sur l'expérience, puisqu'onn'a pas besoin de sortir du concept que l'on pos-sède pour énoncer ce jugement, et qu'ainsi letémoignagede l'expérience n'est nullement néces-saire. — « Tout corps est étendu » : voilà une pro-position qui est certaine a priori et qui n'est nulle-ment un jugement d'expérience. Car, avant mêmede recourir à l'expérience, je possède déjà dans
mon concept toutes les conditions de mon juge-ment; je n'ai qu'à en tirer le prédicat conformé-ment au principe de contradiction. Par là môme jeprends conscience de la nécessité de ce jugement,et l'expérience ne m'en instruirait jamais.
2. Les jugementsmathématiques sont tous syn-thétiques. — Cette proposition semble avoir jus-qu'ici complètement échappé aux observationsdes anatomistes de la raison humaine, et mêmeelle paraît directement opposée à leurs senti-ments, quoiqu'elle ait une incontestable certitudeet une importance capitale pour la suite. On con-statait que les mathématiques tirent toutes leursconclusions selon le principe de contradiction(ce qu'exige la nature d'une certitude apodic-tique), et alors on se persuadait que les principes
AVANT-PROPOS. 27
fondamentaux eux-mêmes nous sont connusgrâce à ce même axiome. En quoi l'on se trom-pait fort : car une proposition synthétique peutsans doute être considérée sous le rapport duprincipe de contradiction, mais ce n'est pas enelle-même, c'est seulement en tant qu'on supposeau préalable une autre proposition synthétique,dont elle peut découler.
On doit remarquer avant tout que les proposi-tions proprement mathématiques sont toujoursdes jugements a priori et non empiriques, parcequ'ils entraînent avec eux une nécessité, qui nepeut être tirée de l'expérience. Si l'on ne veut pasme faire cette concession, je restreindrai ma pro-position à la mathématique pure dont le conceptmême emporte avec lui cette idée, qu'elle ne con-tient qu'une connaissance purement a priori etnon empirique.
On devait penser tout d'abord que cette propo-sition : 7-4-5= 12 est une proposition purementanalytique, qui résulte du concept d'une sommede 7 et de 5, suivant le principe de contradiction.Mais, si l'on y regarde de plus près, on trouveque le concept de la somme de 7 et de 5 ne contientrien de plus que la réunion de deux nombres enun seul, et que l'on ne pense en aucune façon
28 PROLÉGOMÈNES.
par là ce que peut être le nombre unique quicomprend les deux autres. — Le concept de 12
n'est nullement pensé par cela seul que je pensecette réunion de 7 et de 5, et j'aurai beau analyserle concept d'une pareille somme possible, je n'ydécouvrirai point le concept de 12. On est obligéde dépasser ces concepts en appelant à son aidel'intuition qui correspond à l'un d'entre eux, sescinq doigts par exemple ou (comme Segner dans
son arithmétique) cinq points, et ainsi on ajoute
une à une les unités des cinq choses donnéesdans l'intuition au concept des sept autres. — Onenrichit donc réellement son concept par cetteproposition (7 -f- 5 = 12), et au concept primitif
on en ajoute un nouveau qui n'était pas pensédans le premier, c'est-à-dire que la propositionarithmétique est toujours synthétique; c'est cequ'on aperçoit plus clairement si l'on prend desnombres un peu plus grands; car il apparaît net-tement que nous pourrons tourner et retournernotre concept à notre guise, nous n'y trouveronsjamais la somme au moyen de la seule analysedo nos concepts, sans appeler l'intuition à notre
secours.11 n'y a pas davantage dans la géométrie pure
de principe qui soit analytique : La ligne droite
AVANT-PROPOS. 29
est le plus court chemin d'un point à un autre,est une proposition synthétique. Car mon conceptde ligne droite ne contient pas une notion dequantité, mais seulement une qualité. Le conceptde plus court chemin s'y ajoute de toutes pièceset ne peut être tiré par aucune analyse du con-cept de ligne droite. Il faut donc recourir ici à l'in-tuition dont l'intervention seule rend la synthèsepossible.
Quelques autres principes que supposent lesgéomètres sont bien réellement analytiques etreposent sur l'axiome de contradiction; mais,
comme propositions identiques, ils sont utiles
pour former la chaîne des déductions, ils n'ensont pas les principes constitutifs : tels sont a = aou le tout est égal à lui-même, et a~\- W> a ou letout est plus grand que sa partie. Et encore cesprincipes mômes, quoiqu'ils tirent leur valeurdes seuls concepts, no sont admis dans la mathé-matique que parce qu'ils peuvent être repré-sentés dans l'intuition. La raison qui nous faitcroire communément que le prédicat de cesjugements apodictiques était déjà renfermé dansnotre concept, et que le jugement est par consé-quent analytique, c'est tout simplement l'amphi-bologie de l'expression. Il est nécessaire en effet
30 PROLÉGOMÈNES.
qu'à un concept donné nous ajoutions par la
pensée un certain prédicat, et cette nécessité estinhérente aux concepts eux-mêmes. Mais la ques-tion n'est pas de savoir ce que nous devonsajouter par la pensée au concept donné, mais ceque nous pensons effectivement, quoique obscu-rément encore, dans ces concepts; et alors il
apparaît que le prédicat se rattache à ces con-cepts d'une façon nécessaire, il est vrai, mais
non immédiate, c'est-à-dire par l'intermédiaired'une intuition.
Remarque sur la division universelle desjugements en analytiques et en synthétiques.
§3-
Cette division est indispensable relativementà la critique de l'entendement humain, et ello
mérite par là d'y devenir classique; car je nosache pas qu'elle ait ailleurs une utilité considé-rable. Et là je trouve la raison qui explique queles philosophes dogmatiques qui cherchaient tou-jours les sources des jugements métaphysiquesdans la métaphysique seule et non en dehorsd'elle, dans les lois do la raison pure, ont négligé
AVANT-PROPOS. 31
cette division qui semble se présenter d'elle-
même; que l'illustre Wolf, et le pénétrant Baum-
garten qui suit ses traces, ont pu chercher dans
le principe de contradiction la preuve du principede raison suffisante qui est manifestement syn-thétique. Par contre,je trouve déjà dans les Essaisde Locke sur l'entendement humain une indication
pour cette division. Car dans le quatrième livre,
au troisième chapitre, paragraphe 9 et suivants,après avoir préalablement parlé des différentesmanières de lier les représentations dans un juge-
ment, et de leurs origines, dont il place l'unedans l'identité ou la contradiction (jugements ana-lytiques), mais l'autre dans l'existence des repré-sentations dans un sujet (jugements synthé-tiques), il avoue (§10) que notre connaissance a2)riori de ces derniers jugements est très restreinteet toute voisine de rien; seulement il y a dans
ce qu'il dit de ce mode de connaissance si peud'idées précises et de règles pratiques, qu'on nesaurait s'étonner si personne, si Hume lui-môme
en particulier n'y a pu trouver le point de départde considérations sur les propositions de cettenature. Car des principes de ce genre, à la foisuniversels et déterminés, ne peuvent facilements'apprendre d'autres, qui ne les ont entrevus
32 PROLÉGOMÈNES.
que d'une façon obscure. C'est la réflexion per-sonnelle qui doit seule nous y mener d'abord,après quoi on les retrouve ailleurs, là même où
on ne les aurait certainement pas distinguésauparavant, parce que les auteurs ne savaient
pas eux-mêmes qu'il y avait une pareille idée aufond de leurs propres remarques. Ceux qui nepensent jamais par eux-mêmes, ont cependantla pénétration suffisante pour aller déterrer unechose qu'on leur a montrée d'abord, dans ce quiavait été dit déjà, où personne ne l'aurait putrouver auparavant.
Problème général des prolégomènes.Y a-t-il quelque métaphysique possible?
I*.S'il y avait en réalité une métaphysique qui put
s'affirmer comme science, on pourrait dire : voicila métaphysique, vous n'avez qu'à l'apprendre;incontestablement, invariablement, elle vous con-vaincra do la vérité. Alors notre question seraitinutile, et il ne resterait plus que celle-ci où il
s'agirait de prouver notre pénétration plutôt quede démontrer l'existence de la métaphysiqueelle-même : comment la métaphysique est-elle
AVANT-PROPOS. 33
possible et comment la raison procède-t-elle poury parvenir?
Mais la raison humaine n'a pas eu ce bonheur.Il n'y a pas un seul livre qu'on puisse montrercomme on montre un Euclide, en disant : Voici
la métaphysique; là vous trouverez le dernierterme de cette science, la connaissance d'un êtresuprême et d'un monde futur démontrée par lesprincipes de la raison pure. Car il est bien pos-sible de nous montrer un grand nombre de prin-cipes qui sont d'une certitude apodictique etn'ont jamais été contestés; mais ces principessont tous analytiques; ils ne concernent que lesmatériaux et l'instrument de la métaphysique, et
non l'enrichissement do la connaissance, ce quidoit être pourtant notre but essentiel (§2, lettre c).
Mais si vous avancez des jugements synthéti-
ques, par exemple le principe de raison suffisante
que l'on vous concède sans difficulté, mais quevous n'avez jamais déduit do la pure raison, parsuite a 2^'iori, comme c'était pourtant votredevoir, vous tombez, si vous voulez vous enservir pour votre but essentiel, dans des affirma-tions si peu valables et si peu sûres que, en touttemps les métaphysiques se contredisant l'unel'autre dans leurs affirmations ou dans leurs
3
34 PROLÉGOMÈNES.
preuves, ont détruit par là toute leur prétentionà un succès durable.
Aussi les essais qu'on a tentés pour constituer
une telle science sont sans doute la première
cause de ce scepticisme qui apparut de si bonneheure, état d'âme où la raison se heurte contreelle-même si violemment qu'il n'aurait jamais
pu se produire si la raison n'avait pas désespérécomplètement de se satisfaire jamais relativementà ses problèmes les plus importants. Car, pendantlongtemps, avant qu'on ait commencé d'inter-
roger méthodiquement la nature, on se bornait àinterroger sa raison à part de la nature; car déjàla raison était exercée dans une certaine mesurepar l'expérience vulgaire, puisque la raison nousest toujours présente, tandis que les lois de lànature demandent le plus souvent une recherchepénible. Et la métaphysique surnageait surl'eau comme une écume, qui semblait s'éva-nouir à mesure qu'on l'y puisait, tandis-qu'à lasurface une nouvelle écume se montrait, quequelques-uns recueillaient toujours avec avidité;et alors d'autres, au lieu de chercher dans les pro-fondeurs la raison de cette apparence, se croyaientdes sages parce qu'ils raillaient la peine inutile
que s'étaient donnée les premiers,
AVANT-PROPOS. ,'i:>
La différence essentielle et spécifique entre laconnaissance mathématique pure et toute autreconnaissance a priori, consiste en ceci qu'elledoit procéder non par concepts, mais toujours etseulement par la construction des concepts (voirCritique, p. 712 *). Puisque, dans les propositionsmathômaliqueSjOn doit ajouter au concept le con-tenu de l'intuition qui lui correspond, les propo-sitions ne peuvent et né doivent jamais résulterd'une résolution des concepts, c'est-à-dire d'uneanalyse; mais elles sont toutes synthétiques.
Mais je ne puis m'empêches de remarquer letort qu'on a fait à la philosophie en négligeantcette observation d'ailleurs facile et en apparenceinsignifiante. Hume, tout en comprenant que lerôle essentiel du philosophe est de parcourir lechamp tout entier de la connaissance pure apriori, où l'entendement humain s'arroge des pos-sessions si vastes, en détache d'une façon incon-sidérée toute une province, et, à vrai dire, la plusimportante, celle de la mathématique pure. Ils'imaginait que la nature ou pour ainsi dire laconstitution, de la mathématique reposait sur unprincipe tout différent, à savoir le seul principe de
' Trad. Barni, t. II, p. 286.
36 PROLÉGOMÈNES.
contradiction, et bien que sa division ne soit niaussi formelle,ni aussi générale,ni exprimée dansles mêmes termes que la mienne, c'est-exacte-
ment comme s'il eût dit : la mathématique purene contient que des propositions analytiques, lamétaphysique, que des propositions synthétiques
a priori. Eh bien, il se trompait fort en cela, etcette erreur eut sur sa conception tout entière
une fâcheuse et décisive influence. Autrement, eneffet, il eût enrichi son problème en y introdui-
sant la question de l'origine de nos jugementssynthétiques, et, en dépassant son concept méta-physique de causalité, il l'eût étendu à la possibi-lité de la mathématique a priori, car il aurait dûl'admettre, elle aussi,comme synthétique.Etalorsil n'aurait jamais pu fonder ses propositions méta-physiques sur la simple expérience, parce qu'il eûtsoumis également à l'expérience les axiomes dela mathématique pure, chose que sa perspicacité
ne lui eût pas permise. La bonne compagnie où
la métaphysique aurait été, dans ce cas, appelée
à prendre place, l'eût préservée du danger d'êtreindignement maltraitée; car les coups qui lui
auraient été destinés auraient atteint aussi la ma-thématique, et ce n'était pas là, ce ne pouvait être
son intention. Et par suite aussi cet esprit péné-
AVANT-PROPOS. 37
trant eût été amené à des considérations néces-
sairement semblables à celles qui nous occupent
en ce moment, mais qui auraient gagné à la
beauté inimitable de son exposition un prix infini.
Les jugements proprement métaphysiques sont
tous synthétiques. On doit distinguer entre les
jugements qui rentrent dans la métaphysique etles jugements proprement métaphysiques. Les
premiers comprennent une foule de jugementsanalytiques; mais ces jugements ne sont qu'un
moyen pour les jugements métaphysiques quidemeurent le but exclusif de la science, et qui
sont toujours synthétiques. Car si des concepts
comme celui de la substance appartiennent à lamétaphysique, à la métaphysique appartiennentnécessairement aussi les jugements qui résultentde la simple décomposition de ces concepts,comme celui-ci : la substance est ce qui n'existe
que comme sujet, etc. ; et c'est au moyen de plu-sieurs jugements analytiques de ce genre quenous cherchons à approcher la définition de cesconcepts. Mais puisque l'analyse d'un pur conceptde l'entendement,comme la métaphysique en ren-ferme, se fait par le même procédé que la résolu-tion de tout autre concept même empirique quin'a pas sa place dans la métaphysique (par
3S PROLÉGOMÈNES.
exemple : l'air est un fluide élastique dont l'élas-ticité ne disparaît à aucun degré connu de froid),c'est le concept seul et non le jugement analy-tique qui est proprement métaphysique, car sansla production de ses connaissances a priori, lamétaphysique a un caractère particulier qui doit
se distinguerdes caractères qui lui sont communsavec les autres connaissances de l'entendement.Ainsi la proposition : « tout ce qui est substancedans les choses est constant », est un jugementsynthétique et proprement métaphysique.
Si l'on a d'abord réuni suivant des principescertains les concepts a priori qui constituent lesmatériaux et lesoutils de la métaphysique,la réso-lution de ces concepts prend une grande valeur;aussi, en qualité de partie séparée de la métaphy-sique (quelque chose comme une philosophiedéfinitive) contenant les principes purement ana-lytiques qui rentrent dans la métaphysique, ellepeut être traitée .indépendamment de tous lesprincipes synthétiques qui constituent la méta-physique elle-même. Car, en fait, toutes cesrésolutions de concepts n'ont un usage important
que dans la métaphysique, c'est-à-dire dans leurrapport aux principes synthétiques qui doiventrésulter de ces concepts préalablement résolus.
AVANT-PROPOS. 39
La conclusion de ce paragraphe est donc quela métaphysique a proprement affaire à des pro-positions synthétiques a priori et que ces propo-sitions seules en seront l'objet. Sans doute, pouratteindre cet objet, elle a souvent besoin derésoudre ses concepts et par là d'énoncer des
jugements analytiques, mais son procédé ne dif-
fère pas de celui de toute autre connaissance, où
l'on ne demande à l'analyse qu'un simple éclair-cissement. Mais la production de la connaissance
apriori, par intuition ou par concepts, celle enfindes propositions synthétiques a priori, dans laconnaissance philosophique en particulier, con-stituent le contenu essentiel de la métaphysique.
Dégoûtés par conséquent du dogmatisme qui
ne nous apprend rien, et en môme temps duscepticisme qui ne nous promet rien, pas mômele repos dans une ignorance légitime, animés parl'importance de la connaissance dont nous avonsbesoin, mis en défiance par une longue expériencecontre toute connaissance que nous croyons pos-séder ou qui se présente à nous sous le titre deraison pure, nous n'avons plus maintenant qu'unequestion critique à laquelle nous puissions désor-mais chercher une solution : y a-t-il quelquemétaphysique possible? Et ce qui doit résoudre
40 PROLÉGOMÈNES.
cette question,ce ne sont pas les attaques scepti-
ques contre certaines affirmations d'une méta-physique que l'on supposerait réelle (car nousn'en acceptons pas en ce moment), mais c'est le
concept, encore problématique, d'une pareillescience.
Dans la Critique de la raison pure, j'ai suivi àl'égard de cette question une marche synthétique,c'est-à-dire que j'ai fait mes recherches dans lecercle de la raison pure, et que j'ai essayé d'entirer par des principes, et comme de leur source,la détermination des éléments aussi bien que leslois de son usage pur. Ce travail est difficile etexige de la part du lecteur la résolution de péné-
trer pas à pas dans l'intelligence d'un systèmequi ne pose à sa base d'autre donnée que la raisonmême, et qui ainsi, sans s'appuyer sur aucunfait, cherche à faire sortir toute la connaissancede ses germes originels. Des prolégomènes nedoivent être au contraire que des exercices pré-liminaires; ils doivent indiquer ce qu'il faut faire
pour réaliser, s'il est possible, cette science, et
non l'exposer elle-même. Us doivent donc s'ap-
puyer sur quelque chose que l'on connaît déjà
avec certitude, d'où l'on peut partir avec con-fiance pour remonter aux sources encore incon-
AVANT-PROPOS. 41
nues dont la découverte, non seulement éclairera
ce qu'on savait auparavant, mais nous mettradu môme coup en présence d'un vaste champ de
connaissances qui toutes découlent des mêmes
sources. Le procédé méthodique des prolégo-
mènes, surtout de ceux qui doivent préparer à
une métaphysique future, sera donc l'analyse.Heureusement, si nous ne pouvons admettre
que la métaphysique soit réelle en tant quescience, nous pouvons cependant affirmer avecassurance que certaines connaissances synthéti-
ques pures a priori sont réelles et données, ainsila mathématique pure et la physique pure; cartoutes deux contiennent des propositions recon-nues universellement vraies: les unes, au moyende la seule raison, avec une certitude apodictique ;
les autres, au moyen d'un accord universel résul-tant de l'expérience, quoiqu'elles soient regardéesencore comme indépendantes de l'expérience.Ainsi nous possédons au moins quelque connais-
sance synthétique a priori incontestée ; et nouspouvons nous demander, non si cette connais-
sance est possible (car elle est réelle), mais seule-ment comment elle est possible, pour pouvoirdériver du principe de la possibilité de celle quiest donnée la possibilité de toutes les autres.
•12 PROLÉGOMÈNES.
Question générale des prolégomènes.
§5.
Comment une connaissancepar raisonpure est-
elle possible? — Nous avons vu plus haut la diffé-
rence considérable qui sépare les jugements ana-lytiques et les jugements synthétiques. La possi-
bilitéde propositionsanalytiques peut se concevoirtrès facilement; car elle se fonde uniquement
sur le principe de contradiction. La possibilité depropositions synthétiquesaposteriori, c'est-à-direqui sont tirées de l'expérience, n'a pas besoin nonplus d'une explication particulière; car l'expé-rience n'est elle-même rien autre chose qu'unecontinuelle liaison (synthesis) de perceptions.Restent donc seulement les propositions synthé-tiques a priori dont la possibilité doit être cher-chée ou examinée parce qu'elle doit reposer surd'autres principes que l'axiome de contradiction.
Mais nous n'avons pas besoin de commencerpar rechercher la possibilité de telles propositions,c'est-à-dire par nous poser cette question : sont-elles possibles? car le nombre en est suffisant,elles nous sont données réellement avec une cer-titude incontestable ; puisque la méthode que noussuivons maintenant doit être analytique, nous par-
AVANT-PROPOS. i3
tirons de ce principe que la connaissance synthé-tique et par raison pure que nous avons de ces pro-positions est réelle. Mais ensuite il faudra pourtantexaminer le fondement de celte possibilité et nousdemander comment cette connaissance est possi-blo,pour que nous soyons alors en état de détermi-
ner d'après les principes de sa possibilité les con-ditions de son emploi,son domaine et ses limites.
La véritable question à laquelle tout revient,est donc dans sa précision scolastique celle-ci *:
Comment des propositions synthétiques a priorisont-elles 2iossiblesc> — Je lui ai donné plus haut
une expression un peu différente qui est uneconcession à la « popularité », en posant la ques-tion de la connaissance par raison pure; je pou-vais alors en user ainsi sans nuire à l'examencritique que je me propose, parce que, comme il
s'agit ici uniquement de la métaphysique et de
ses sources,on se souviendra toujours, je l'espère,de cet avertissement qui a été donné déjà, que si
nous parlons en cet ouvrage de la connaissance
par la raison pure, il ne faut jamais entendre laconnaissance analytique, mais seulement la con-naissance synthétique '.
I. S'il est vrai que la connaissance fait un progrés con-tinuel, il est inévitable qu'on finisse par trouver insuf-
44 PROLÉGOMÈNES.
La solution de celte question aura pour consé-
quence que la métaphysique restera debout ous'écroulera; c'est donc son existence môme qui
est toute en question. Qu'on expose ses affirma-tions métaphysiques avec toute la vraisemblancepossible, qu'on entasse conclusions sur conclu-sions aussi haut qu'on voudra, si l'on n'a d'abord
pu donner une réponse suffisante à cette question,je suis en droit de dire : voilà une philosophie,vide, sans fondement, voilà une fausse sagesse.Vous parlez au nom de la raison pure, vous vousarrogez le droit de créer pour ainsi dire des con-naissances a priori, vous ne vous contentez pas
lisants et mal adaptés à nos besoins certains termesdevenus classiques, qui nous sont venus de l'enfance dela science, et qu'on les emploie dans un sens nouveau etplus convenable qui risque d'entraîner quelque confusionavec l'ancien usage. La méthode analytique, en tant qu'elles'oppose à la synthétique, n'est rien moins qu'un ensemblede propositions analytiques; elle signifie seulement qu'onpart de l'objet dont l'existence est en question, commes'il était donné, pour remonter aux conditions de sa pos-sibilité. Dans cotte méthode, on se sert souvciH"dc propo-sitions purement synthétiques, comme l'analyse mathéma-tique en donne l'exemple; aussi la nommerait-on mieuxla méthode régressive, pour la distinguer de la méthodesynthétique pu progressive.Le nom d'analytiqueest encorecelui d'une des parties capitales de la logique, et, en cecas, elle devient la logique de la vérité, par opposition àla dialectique, sans qu'il soit proprement spécifié que lesconnaissances qui s'y rattachent sont analytiques ou syn-thétiques.
AVANT-PROPOS. 45
de résoudre des concepts donnés, vous présentezde nouvelles liaisons qui ne reposent plus sur le
principe de contradiction, et dont cependant vouspensez avoir une connaissance tout aussi complè-
tement indépendante de l'expérience. Comment
en arrivez-vous là, et comment voulez-vous justi-fier de pareilles prétentions ? On ne peut vouspermettre d'en appeler à l'approbation univer-selle ; car c'est un témoin dont l'autorité ne reposeque sur la rumeur publique :
Quodcumque ostendis mihi sic, incredulus odi '
Pour être indispensable, la réponse à cettequestion n'en est pas moins difficile; et si la pre-mière raison et la plus importante pour laquelle
on ne l'a pas cherchée depuis tant de siècles,c'est qu'il n'était encore venu à l'esprit de per-sonne qu'on pût poser la question en ces termes,la seconde raison en est qu'une réponse satisfai-sante à cette seule question suppose un effort deréflexion de beaucoup plus continu, plus profond,plus laborieux que celui que coûta jamais l'oeuvrede métaphysique la plus élevée, celle qui, à pre-mière vue, promettait à son auteur l'immortalité.
i. Horace.
46 PROLÉGOMÈNES.
Aussi tout lecteur perspicace qui examinera ceproblème avec tout le soin qu'il mérite, effrayéd'abord par sa difficulté, doit le regarder commeinsoluble, et, comme s'il n'y avait pas en réalité do
pareille connaissance synthétiquepure a priori, latenir pour tout à fait impossible, ce qui est arrivé
en fait à David Hume, bien qu'il ne se fût pas poséla question avec l'universalité qu'on lui donne ici
et qu'il faut lui donner, si l'on doit étendre lavaleur de cette réponse à la métaphysique entière.Comment est-il possible, disait cet esprit péné-trant, que si un concept m'est donné je puisse ensortir pour y lier un autre concept qui n'est pascontenu dans le premier, tout comme s'il luiappartenait nécessairement? L'expérience peutseule nous mettre en possession de pareilles liai-
sons (telle est la conclusion qu'il tirait d'une diffi-
culté qu'il prenait pour une impossibilité)et toutecette prétendue nécessité, ou, ce qui revient aumôme, la connaissance a priori, où l'on verra lesigne de la nécessité, n'est rien qu'une longue ha-bitude de constater quelque chose devrai et de re-garder comme objective une nécessité subjective.
Si le lecteur se plaint du travail et de la fatigue
que je vais lui imposer pour avoir la solution de
ce problème, il n'a qu'à essayer lui-même d'en
AVANT-PROPOS. 47
trouver une plus simple. Peut être alors se recon-naîtra-t-il l'obligé de celui qui a entrepris en safaveur un travail qui demandait une si longueinvestigation et laissera-t-il paraître auparavantquelque admiration pour la simplicité que cettesolution a encore pu comporter eu égard à la
nature du sujet; aussi en a-t-il coûté des annéesde travail pour résoudre le problème dans toute
son universalité (au sens où les mathématiciensemploient ce mot, c'est-à-dire qu'il s'applique à
tous les cas), et pour pouvoir l'exposer sous uneforme analytique telle que le lecteur la rencon-trera ici.
En conséquence, tous les métaphysiciens sontsolennellement et légalement suspendus de leursfonctions, jusqu'au jour où il aura été donné uneréponse satisfaisante à cette question : Comment
sont x^ôssibles les connaissances synthétiques apriori? — Car cette réponse seule constitue lalettre de créance qu'ils doivent exhiber, quandils ont quelque chose à nous apporter, ad nomde la raison pure; faute de quoi ils ne peuventattendre de la part des esprits judicieux qui ontété si souvent déjà induits en erreur, qu'unefin de non-recevoir sans qu'il y ait à s'inquiéterdavantage de ce qu'ils apportent.
48 PROLÉGOMÈNES.
S'ils veulent se livrer à cette occupation, nonpas comme à une science, mais comme à: un artqui persuade les opinions utiles aux moeurs etconformes au sens commun, on ne peut, en toutejustice, mettre obstacle à leur profession; maisalors ils parleront le langage modeste d'unecroyance raisonnable; ils reconnaîtront que leurunique droit sur ce qui dépasse les limites detoute expérience possible,ce sera, nous ne disons
pas de savoir, ni même de conjecturer, maisd'admettre (et par rapport non pas à l'usagespéculatif auquel ils sont obligés de renoncer,mais simplement à l'usage pratique), ce qui rendpossible la conduite de l'intelligence et de lavolonté dans la vie, et, par suite, ce qui est indis-pensable; alors ils prendront le nom d'hommesutiles et sages, d'autant plus qu'ils renoncerontdavantage à celui de métaphysiciens, car les mé-taphysiciens veulentêtre des philosophes spécu-latifs. Mais comme là où il s'agit des jugements apriori on ne peut pas s'en rapporter à des vrai-semblances banales (car une connaissance préten-due a priori doit être par là môme déclarée néces-saire), il no peut pas leur être permis déjouer avecdes conjectures : leurs affirmations doivent être
une science, ou elles ne sont proprement rien.
AVANT-PROPOS. 19
On peut dire que la philosophie transcendan-tale tout entière, préface nécessaire de toute méta-physique, n'est rien autre chose que la résolutioncomplète de la question ci-dessus, systématiséedans son ordre et dans son développement, et
que jusqu'à présent il n'existe pas de philosophietranscendantale. Car ce qui en porte le nom, c'està proprement parler une partie de la métaphy-sique, tandis que cette science doit commencerpar fonder la possibilité de la métaphysique et
que, par conséquent, elle la précède nécessaire-ment. Dès lors, puisqu'une science privée de toutsecours étranger, par suite toute nouvelle en elle-même, est requise pour donner une réponse satis-faisante à une seule question, on ne s'étonnera
pas, si la résolution n'en va pas sans peine, sansdifficultéet, par suite, sans une certaine obscurité.
En abordant celte solution suivant la méthodeanalytique, où nous supposons la réalité depareilles connaissances par raison pure, nouspouvons nous appuyer sur deux sciences de laconnaissance théorique (la seule dont il s'agisseici), à savoir la malhématique pure et la physique
pure; car ces sciences seules peuvent nous pré-senter les objets dans l'intuition, par consé-quent, grâce à la connaissance a priori qu'elles
50 PROLÉGOMÈNES.
renferment, faire preuve de la vérité de cetteconnaissance ou de son accord avec leur objetin concreto, c'est-à-dire de leur propre réalité,d'où l'on pourrait remonter par voie analytiquejusqu'au principe de leur possibilité. Parla, notretâche devient bien plus facile puisque les consi-dérations générales trouvent dans les faits nonseulement leur application, mais même leur pointde départ, tandis, que suivant le procédé syn-thétique, elles auraient dû être complètementdéduites in abstracto de concepts.
Pour remonter de ces connaissances pures apriori, qui sont réelles, et fondées par là même,à la connaissance possible que nous cherchons,c'est-à-dire à une métaphysique comme science,
nous avons besoin de comprendre dans notrequestion capitale ce qui a donné une occasion etune base à la métaphysique, conçue comme uneconnaissance aprio
?donnée naturellement, sans
avoir d'ailleurs une incontestable vérité; ce dontl'élaboration, dépourvue de toute recherche cri-tique de sa possibilité a déjà pris habituellementle nom de métaphysique; d'un mot la dispositionnaturelle à une pareille science. Et ainsi la ques-tion capitale de la philosophie divisée en quatreautres questions, trouvera une réponse :
AVANT-PROPOS. 51
1. Comment la mathématique pure est-ellepossible?
2. Comment la physique pure est-elle possible?3. Comment la métaphysique en général est-
elle possible?L Comment la métaphysique, en tant que
science, est-elle possible?On voit que si la résolution de ces problèmes
doit présenter dans ses points capitaux le contenuessentiel de la critique, elle a cependant un carac-tère distinctif qui est aussi par lui-même trèsdigne d'attention, c'est-à-dire qu'elle cherchedans la raison l'origine des sciences données, afind'approfondir et de mesurer par là au moyen dufait lui-même le pouvoir qu'elles ont de connaîtrequelque chose a priori', à quoi ces sciences nepeuvent que gagner, sinon au point de vue deleur contenu, du moins par rapport à leur usagecorrect; et en même temps que par leur origine
commune elles font la lumière sur une questionplus élevée, elles se donnent sujet de mieuxéclaircir en même temps leur propre nature.
PREMIERE PARTIE
DU PROBLÈME CAPITAL DE LA PHILOSOPHIE
TRANSCENDANTALE
COMMENT LA MATHÉMATIQUE PURE
EST-ELLE POSSIBLE?
§0.
Voici une connaissance importante, vérifiée,qui possède aujourd'hui déjà un domaine extra-ordinairement vaste et promet de recevoir dansl'avenir une extension illimitée; qui porte avecelle une certitude complètement apodictique,c'est-à-dire une nécessité absolue; qui ne reposedonc pas sur un fondement empirique; qui estune pure production de la raison; et qui, enoutre, est complètement synthétiqne : « Commentest-il possible à la raison humaine de constituer
une pareille connaissance tout à fait a priori! »Cette faculté qui ne s'appuie pas, qui ne peut pas
54 PROLÉGOMÈNES.
s'appuyer sur l'expérience, ne suppose-t-elle pasun principe de connaissance a priori, qui, s'il estprofondément caché, pourrait du moins se mani-fester par ses effets, pourvu qu'on se donnât lapeine d'en rechercher avec soin les premièrestraces.
Or nous trouvons que toute connaissance ma-thématique a pour caractère propre qu'elle doit
commencer par présenter ses concepts dansl'intuition, et dans une intuition a priori, c'est-à-dire non pas empirique, mais pure; sans cetintermédiaire, elle ne peut faire un seul pas;aussi ses jugements sont-ils toujours intuitifs,tandis que la philosophie doit se contenter dejugements discursifs tirés de simples concepts, etqu'elle se sert de l'intuition seulement pouréclaircir et jamais pour déduire ses doctrinesapodictiques. Cette observation sur la nature dela mathématique nous indique dès maintenantquelle est la première et la plus importante con-dition de Sa possibilité : elle doit avoir pour fon-
dement quelque intuition pure où elle puisseprésenter ses concepts m concreto et cependant
a priori, ou, comme on dit, les « construire». Si
PREMIÈRE PARTIE 55
nous pouvons découvrir cette intuition pure, etla raison de sa possibilité, nous verrons facile-
ment ce qui rend possible les propositions syn-thétiques a priori de la mathématique pure, etcette science elle-même par conséquent. Car si,
sans conteste, l'intuition empirique nous met enmesure d'enrichir synthétiquemcnt et dans l'ex-périence, par de nouveaux prédicats que l'intuitionelle-même nous fournit, le concept que nous nousformons d'un objet d'intuition, l'intuition purenous y mettra également, mais avec une diffé-
rence pourtant : dans ce dernier cas, le jugementsynthétique sera certain a priori et apodictique,tandis que, dans le premier cas, il ne sera certainqu'a posteriori et empiriquement; ces jugements
en effet ne contiennent que la matière d'uneintuition empirique et contingente; tandis queles autres renferment ce qui doit se rencontrernécessairement dans l'intuition pure, puisque, enqualité d'intuition a priori, elle est indissoluble-ment liée avec le concept, antérieurement à touteexpérience ou à toute perception déterminée.
Mais, ce pas une fois franchi, la difficulté sembleplutôt augmentée que diminuée; car le problème
56 PROLÉGOMÈNES.
se pose maintenant sous cette forme : commentest-il possible d'avoir une intuition a prioril L'in-tuitionest une représentationqui dépend immédia-tement de la présence de l'objet. Il semble parconséquent impossible d'avoir a priori une intui-tion qui soit primitive, parce qu'alors l'intuitiondevrait se produire sans qu'il y eût d'objet anté-rieurement ou actuellement présent auquel elle
se rapportât, et dans ces conditions il ne saurait,semble-t-il encore, y avoir d'intuition. Il existe,il est vrai, des concepts comme ceux qui ne con-tiennent que l'idée d'un objet en général quenous pouvons créer tout à fait a priori et sansnous être trouvés en rapport immédiat avec cetobjet; par exemple les concepts de grandeur, de
cause, etc. Mais ces concepts mêmes exigent,
pour acquérir un sens et une valeur, un certain
usage in concreto, c'est-à-dire une application à
une intuition quelconque où un objet qui leurcorresponde nous soit donné. Mais commentl'intuition de l'objet peut elle précéder l'objet?
§ ».
Si notre intuition devait être telle qu'elle repré-sentât les choses comme elles sont en soi, l'intui-
PREMIÈRE PARTIE 5?
tion ne pourrait avoir lieu a priori, elle demeure-rait toujours empirique. Car je ne peux savoir ceque contient l'objet en lui-même que s'il m'estprésenté et donné. Même dans ces conditions, il
resterait impossible de comprendre comment l'in-tuition d'une chose présente pourrait me la faireconnaître telle qu'elle est en soi, puisque ses pro-priétés ne peuvent se transporter de la chosedans mon esprit; mais concédât-on que cela fûtpossible, encore une pareille intuition ne pour-rait avoir lieu a priori, c'est-à-dire avant quel'objet m'en fût présenté. Et pourtant sans cettecondition on ne pourrait rien concevoir qui légi-timât le rapport de ma représentation à cet objetet elle devrait alors reposer sur une sorte d'in-spiration. Il n'y a donc pour mon intuition qu'uneseule manière possible d'être antérieure à la réa-lité de l'objet, et de devenir connaissance a priori :
c'est de ne contenir autre chose que la forme de
ma sensibilité, antérieure en moi, c'est-à-diredans le sujet, à toutes les impressions réelles
par lesquelles les objets m'affectent. Car je puissavoir a priori que les objets des sens no peu-vent être perçus que sous la forme de la sensibi-lité. Il s'ensuit que les propositions qui ne serapportent qu'à la forme de l'intuition sensible
58 PROLÉGOMÈNES.
sont possibles et valables pour les objets des
sens, et réciproquement que des intuitions quisont possibles a priori ne peuvent jamais se rap-porter à autre chose qu'aux objets de nos sens.
§ 10.
C'est donc seulement par la forme de l'intuitionsensible que nous avons l'intuition des choses aprior'v, mais cette intuition no nous permet deconnaître les objets que tels qu'ils sont suscepti-bles de nous apparaître (c'est-à-dire d'apparaîtreà nos sens) et point du tout tels qu'ils peuventêtre en soi; et cette conception est absolumentnécessaire, si l'on doit admettre comme possiblesdes propositionssynthétiques a priori, ou bien sil'on doit, dans le cas où elles se rencontreraientdans la réalité, comprendre et déterminer àl'avance la raison de leur possibilité.
L'espace et le temps sont ces intuitions dont la
mathématique pure fait le fondement do toutes
ses connaissances et de tous ses jugements, qui
se présentent à la fois comme apodictiques etnécessaires; car une mathématique doit com-mencer par représenter tous ses concepts dansl'intuition, et une mathématique pure doit les
PREMIÈRE PARTIE 59
représenter dans l'intuition pure, c'est-à-dire lesconstruire; sans quoi (comme sa méthode nepeut pas être analytique, c'est-à-dire procéder
par résolution des concepts, mais qu'elle doit êtresynthétique) il lui est impossible de faire un pastant qu'il lui manque une intuition pure, quiseule peut apporter la matière de jugements syn-thétiques a priori. La géométrie prend pour fon-
dement l'intuition pure de l'espace. L'arithmé-tique crée elle-même ses concepts de nombre,
par l'addition successive des unités dans le
temps; mais c'est surtout la mécanique purequi ne peut créer ses concepts de mouvementqu'au moyen de la représentation du temps. Lesdeux représentations de l'espace et du tempssont de simples intuitions; car, si l'on écarte desintuitions empiriques des corps et de leurs modi-fications (mouvement) tout ce qui est empirique,c'est-à-dire tout ce qui appartient à la perceptionsensible, il reste néanmoins l'espace et le tempsqui sont ainsi des intuitions pures, leur servantde fondement a priori, et dont par suite on nepeut jamais faire abstraction. Mais par celamême que ces représentationssont des intuitions
pures a priori, il est prouvé qu'elles sont de
pures formes de notre sensibilité, telles qu'elles
60 PROLÉGOMÈNES.
préexistent à toute intuition empirique, c'est-à-dire à la perception d'objets réels, et telles queconformément à elles les objets puissent être
connus a priori, mais, à la vérité, seulement
comme ils nous apparaissent.
.
§11.
Le problème posé dans cette partie est doncrésolu.
Ce qui fait la possibilité d'une mathématique
pure comme connaissance synthétique a priori,c'est uniquement qu'elle ne s'applique pas à autrechose qu'aux objets des sens dont l'intuitionempirique a pour fondement une intuition pureet a priori (celle de l'espace et du temps) ; ce qui
est possible parce que cette intuition pure n'estrien de plus que la simple forme de la sensibilité,qui préexiste à l'apparition réelle des objets, etqui, en fait, est la première cause qui rend pos-sible cette apparition. Mais cette faculté de l'in-tuition a priori ne se rapporte pas à la matièredu phénomène, c'est-à-dire à ce qui est sensation
en lui; car c'est la sensation qui lui donne soncaractère empirique; elle ne concerne que la
forme de ces sensations, l'espace et le temps.
PREMIÈRE PARTIE Gl
Si l'on voulait le moins du monde mettre en doute
celte théorie que l'espace et le temps sont desdéterminations qui dépendent, non point des
choses en soi, mais purement et simplement de
leur rapport à la sensibilité, alors je serais bien
aise de voir comment on pourra se figurer qu'ilest possible de savoir a priori, et par suite avanttoute connaissance des choses (c'est-à-dire avantqu'elles nous soient données), de quelle natureest cette intuition; et c'est pourtant ici le cas de
l'espace et du temps; et cela devient au contrairetout à fait intelligible sitôt qu'on les considère
comme de simples conditions formelles de notresensibilité, et les objets comme de simples appa-rences ; alors en effet nous pourrons nous repré-senter de nous-mêmes, c'est-à-dire a priori, laforme des phénomènes, qui est l'intuition pure.
§ 12.
En manière d'éclaircissement et de confirma-tion, on peut considérer la méthode habituelle etabsolument nécessaire que suivent les géomètres.Toutes les preuves qui démontrent l'égalité com-plète de deux figures données (c'est-à-dire quel'une peut en toutes ses parties être mise à la place
62 PROLÉGOMÈNES.
de l'autre) dépendent en dernière analyse de cefait qu'elles se recouvrent l'une l'autre; il n'y a làvisiblement qu'une proposition synthétique repo-sant sur une intuition immédiate; et cette intuitiondoit être donnée pure et apriori. Autrement cetteproposition ne pourrait pas valoir comme apodic-tiquement certaine; elle n'aurait au contrairequ'une certitude empirique. Elle signifierait seu-lement : « cela se remarque en tout temps », etcette proposition vaut dans les limites où s'estexercée notre perception sensible. L'espace total(celui qui n'est pas lui-même la limite d'un autreespace) a trois dimensions et l'espace en général
ne peut avoir, lui non plus, un plus grandnombrede dimensions; c'est là une conséquence de cetteproposition qu'en un point il ne peut se couperplus de trois lignes à angles droits; mais cetteproposition ne peut pas se déduire de concepts;elle repose immédiatement sur une intuition et
une intuition pure a priori, parce qu'elle est apo-clictiquement certaine. Si l'on peut demanderqu'une ligne soit tirée à l'infini (in infmitum) ouqu'une série de changements (par exemple les
espaces parcourus par un mobile) se continue à
l'infini, c'est que l'on suppose une certaine repré-sentation de l'espace et du temps qui ne peut
PREMIÈRE PARTIE 63
dépendre que de l'intuition, en tant qu'en soi elle
n'est limitée par rien : car on n'aurait jamais putirer cette représentation de concepts. Donc il y
a au fond de la mathématiquedes intuitions pures
a priori qui rendent possibles ses propositionssynthétiques et apodictiques, et par suite notredéduction transcendantale des concepts dans l'es-
pace et le temps explique tn môme temps lapossibilité d'une mathématique pure; car sansune déduction de ce genre, et si l'on n'acceptait
pas cette vérité que « tout ce qui peutjse pré-senter à nos sens (aux sens externes dans l'es-
pace, au sens interne dans le temps) est perçupar nous tel qu'il nous apparaît, non tel qu'il esten soi »; on pourrait bien, à vrai dire, croire àla possibilité d'une mathématique pure, mais onne pourrait pas la comprendre.
§ 13.
Ceux qui ne peuvent encore se dégager del'idée que l'espace et le temps sont des qualitésréelles inhérentes aux choses en soi, peuventexercer leur pénétration sur le paradoxe suivant etlorsqu'ils en auront en vain cherché la solution,libres de préjugés au moins pour quelques ins-
64 PROLÉGOMÈNES.
tants, ils pourront soupçonner qu'il y a bien peut-être quelque raison de faire déchoir l'espace et le
temps au rang de simples formes de notre intui-tion sensible.
Si deux choses sont absolument identiquesdans
tous ceux de leurs éléments qui peuvent toujoursêtre connus chacun à part, c'est-à-dire dans toutesles déterminations relatives à la grandeur et à laqualité, il doit s'ensuivre que dans tous les cas et
sous tous les rapports l'une d'elles peut être miseà la place de l'autre, sans que ce changementdoive causer la moindre différence appréciable.En fait il en est ainsi des figures planes de la géo-métrie; mais diverses figures sphériques, malgrécette parfaite convenance intérieure, montrentcependant une telle disposition extérieure quel'une ne peut être mise à la place de l'autre : parexemple deux triangles sphériques qui dansdeux hémisphères ont pour base commune unarc de l'équateur peuvent présenter uneparfaiteégalité de leurs côtés et de leurs angles, si bienqu'il n'y ait rien dans la description complète de
l'un d'entre eux qui n'appartienne en même
temps à la description de l'autre; cependantl'un ne peut pas être porté à la place de l'autre,c'est-à-dire dans l'hémisphère opposé; il y a entre
PREMIÈRE PARTIE. 65
les deux triangles une différence interne qu'aucunentendement ne peut indiquer comme intrinsè-
que, et qui n'est révélée que par le rapport exté-
rieur dans l'espace. Mais je vais citer des casplus familiers, empruntés à la vie commune.
Quelles choses peut-on trouver plus semblables
entre elles, et plus égales en toutes leurs parties
que ma main ou mon oreille d'une part, et leurimage dans la glace de l'autre? Et cependantcette main, quand je la vois dans la glace, nepeut être mise à la place de son image; si c'est
une main droite, son image est une main gauche, /\)
et l'image de l'oreille droite est une oreille gauchequi ne peut davantage prendre la place de la pre-mière. Il n'y a donc pas ici de différences inté-rieures qu'un entendement quelconque puisseseulement concevoir; et cependant ces diffé-
rences sont intrinsèques autant que nous l'ap-prennent les sens, car cette similitude et cetteégalité respective ne font pas que la main gauchepuisse être enfermée entre les mêmes limites quela main droite (et coïncider avec elle), puisque le
gant de l'une ne peut servir à l'autre. Quelle estdonc la solution? c'est que ces objets ne sontnullement des représentations de choses en soi,telles que le pur entendement les concevrait, ce
5
66 PROLÉGOMÈNES.
sont des intuitions sensibles, c'est-à-dire desphénomènes dont la possibilité repose sur le rap-port de choses inconnues en elles-mêmes, à uneautre chose qui est notre sensibilité. Ainsi, l'es-
pace est la forme de l'intuition extérieure, ettoute détermination intérieure d'un espace n'estpossible que par la détermination de son rapportextérieur à l'espace total, dont il est une partie(c'est-à-dire de son rapport au sens extérieur);c'est dire que la partie n'est possible que par le
tout, ce qui n'est pas vrai des choses en soi
comme objets de la pure raison, mais bien seule-ment des phénomènes. Ainsi donc cette diffé-
rence entre choses qui, semblables et égales, nepeuvent cependant coïncider (par exemple entredes spirales enroulées en sens contraire) n'estrendue compréhensible par aucun concept, maisseulement par le rapport à la main droite et à lamain gauche qui est du ressort immédiat de l'in-tuition.
REMARQUE I. — La pure mathématique et spé-cialement la pure géométrie ne peuvent avoir deréalité objective qu'à la condition de s'appliqueruniquement aux objets des sens. Et pour cesobjets des sens, voici le principe fondamental :
Notre représentation sensible ne représente pas
PREMIÈRE PARTIE. 67
les choses en soi, mais seulement la manièredont elles nous apparaissent. Il s'ensuit que lesprincipes de la géométrie ne sont nullement lesdéterminations d'une pure création de notre fan-taisie poétique, qui ne pourraient être avec cer-titude appliqués à des objets réels, mais qu'ils ont
une valeur nécessaire par rapport à l'espace etaussi à tout ce qui peut être atteint dans l'espace,
parce que l'espace n'est rien autre chose que laforme de tous les phénomènes extérieurs, souslaquelle seule les objets des sens nous peuventêtre donnés. La sensibilité, dont la forme sert defondement à la géométrie, est ce sur quoi reposela possibilité des phénomènes extérieurs, les phé-nomènes ne pourront donc contenir rien d'autre
que ce que la géométrie leur prescrit. Il en seraittout autrement si les sens devaient nous repré-senter les objets tels qu'ils sont en soi. Alors, eneffet, de la représentation dans l'espace que legéomètre pose a priori avec toutes ses propriétés
comme la base de la science, il ne résulterait pasque toutes ces propriétés ainsi que les consé-quences qui en découlent dussent exister préci-sément sous cette forme dans la nature. Et l'ondevrait regarder l'espace des géomètres commeune pure fiction sans valeur objective; car on ne
68 PROLÉGOMÈNES.
voit aucune nécessité à ce que les choses doivents'accorder avec l'image que nous nous en faisonsde nous-mêmes et par avance. Mais si cette image
ou plutôt si cette intuition formelle est la pro-priété essentielle de notre sensibilité, grâce àlaquelle seule les objets nous sont donnés; si deplus cette sensibiliténe représente pas des choses
en soi, mais seulement leurphénomène, il est bienfacile de comprendre alors, et même il est démon-tré de façon incontestable que tous les objetsextérieurs du monde sensible doivent nécessaire-ment s'accorder de tout point avec les propositionsgéométriques, parce que la sensibilité, grâce à
la forme qu'elle donne aux intuitions extérieures(l'espace), forme dont s'occupe la géométrie, rendseule possibles ces objets en tant que purs phé-nomènes. Ce sera toujours un fait bien remar-quable dans l'histoire de la philosophie qu'il ait
été un temps où des mathématiciens mêmes, qui
étaient aussi philosophes, se soient mis à douter
non pas, il est vrai, de l'exactitude des proposi-tions géométriques, en tant qu'elles concernentsimplement l'espace, mais de la valeur objective
et de l'application à la nature de ce concept d'es-
pace et de toutes ses déterminations géométri-
ques; ils craignaient en effet qu'une ligne dans
PREMIÈRE PARTIE. 69
la nature ne dût se composer d'une série de pointsphysiques, et que par conséquent le véritable
espace, celui qui est dans l'objet, dût se composerde parties simples, quoique l'espace que le géo-mètre a dans l'esprit ne puisse se composer derien de Semblable. Ils ne comprirent pas quec'est l'espace qui est dans notre esprit qui rendpossible l'espace physique, c'est-à-dire l'exten-sion même de la matière ; qu'il n'est pas une pro-priété des choses en elles-mêmes, mais simple-ment une forme de notre représentation sensible;
que tous les objets dans l'espace sont de pursphénomènes, c'est-à-dire non pas des choses ensoi, mais des représentations de notre intuitionsensible; et qu'enfin puisque l'espace, tel que sele représente le géomètre, est précisément laforme de l'intuition sensible que nous trouvons
en nous a priori et qui contient quant à leurforme le fondement de la possibilité de tous lesphénomènes extérieurs, ces phénomènes doivents'accorder nécessairement et de la manière la
plus précise avec les propositions du géomètrequi ne les lire d'aucun concept imaginé, mais dufondement subjectif de tous les phénomènes exté-rieurs, c'est-à-dire de la sensibilité môme. De
celte façon et de celte façon seule, le géomètre
70 PROLÉGOMÈNES.
peut résister à toutes les chicanes d'une méta-physique superficielle sur la réalité objectiveindubitable de ses propositions, si étrangesqu'elles puissent paraître au métaphysicien qui
ne remonte pas à la source môme de ces con-cepts.
sREMARQUE II. — Tout ce qui nous sera donné
comme objet, doit nous être donné dans l'intui-tion. Mais notre intuition ne se produit jamais
que par le moyen des sens; l'entendement n'a
pas d'intuition, il n'a que la réflexion. Or commeles sens, ce qui est à présent démontré, ne nousfont jamais connaître et dans aucun de leurs élé-
ments les choses en soi, mais seulement leursphénomènes, et comme ces phénomènes sont de
pures représentations de la sensibilité, « tous les
corps doivent nécessairement être regardés, ainsi
que l'espace où ils se trouvent, comme de simplesreprésentations en nous, et ils n'existent nulle
part ailleurs que dans notre pensée ». Mais n'est-
ce pas là l'idéalisme manifeste?L'idéalisme consiste dans l'affirmation qu'il n'y
a pas d'autres êtres que les êtres pensants : le
reste des choses que nous croyons percevoir dansl'intuition ne seraient que des représentationsdans les êtres pensants, et dans la réalité aucun
PREMIÈRE PARTIE. 71
objet extérieur n'y correspondrait. Moi, au con-traire, je dis : Il y a des choses qui nous sontdonnées comme objets de nos sens extérieurs,seulement nous ne savons rien de ce qu'ilspeuvent être en eux-mêmes, nous ne connaissons
que leurs phénomènes, c'est-à-dire les représen-tations qu'ils produisent en nous quand ils affec-
tent nos sens.J'admets donc sans aucun doute, qu'il y a en
dehors de nous des corps, c'est-à-dire des chosesqui, dans ce qu'elles peuvent être en soi, noussont absolument inconnues, mais que nous con-naissons par les représentations que leur action
sur notre sensibilité fait naître en nous, et aux^quelles nous attribuons la dénomination de corps,ce mot ne signifiant ainsi que le phénomène decet objet qui nous est inconnu, mais qui n'en estpas moins réel. Peut-on bien appeler cela del'idéalisme? C'en est justement le contraire.
Que sans compromettre l'existence réelle deschoses extérieures on puisse dire d'une foule deleurs prédicats qu'ils n'appartiennent pas à ceschoses en soi, mais seulement à leurs phénomè-
nes, et qu'ils n'ont aucune existence propre endehors de notre représentation, c'est une chosegénéralement admise et reconnue longtempsavant
72 PROLÉGOMÈNES.
Locke, mais surtout depuis ce philosophe. De cesprédicats font partie la chaleur, la couleur, legoût, etc. Si, pour des raisons puissantes, jeregarde aussi comme de simples apparences lesautres qualités des corps, celles qu'on nommepremières, l'étendue, le lieu et en général l'es-
pace avec tout ce qui en dépend (impénétrabilité
ou matérialité, forme, etc.), il n'y a pas le moindremotif à alléguer pour refuser d'admettre cettedoctrine, et si l'on n'appelle pas idéaliste celui
pour qui les couleurs ne sont pas les propriétésde l'objet en soi, mais simplement celles de la vueen tant qu'elles la modifient, il n'y a pas plus deraison pour nommer ma théorie idéaliste en s'ap-
puyant simplement sur ce fait qu'à mon senti-ment un plus grand nombre de propriétés, toutesles propriétés môme qui constituent l'intuitiond'un corps appartiennent seulement à son phé-nomène, car l'existence de la chose qui apparaîtn'est pas pour cela supprimée comme par l'idéa-lisme effectif, mais on montre seulement quenous ne pouvons pas la connaître par les sens,comme elle est en soi.
Je voudrais bien savoir de quelle nature mesaffirmations devraient être pour contenir un idéa-lisme. Sans doute il faudrait dire que la représen-
PREMIÈRE PARTIE. 73
tation de l'espace n'est pas seulement en confor-mité parfaite avec le rapport de notre sensibilité
aux objets, car c'est ce que j'ai dit, mais qu'elleest semblable en tout à l'objet, assertion à laquelleje ne puis pas trouver plus de sens qu'à celle-ci :
la sensation de rouge et la propriété du cinabrequi produit cette sensation en moi, sont sem-blables.
REMARQUE III. — Conséquemment, on peutfacilement répondre à une objection aisée à pré-voir et d'ailleurs insignifiante, à savoir que l'idéa-
lité de l'espace et du temps transforme le mondesensible tout entier en une pure apparence.
On a commencé par gâter toute vue philoso-phique sur la nature de la connaissance sensible
en ne faisant consister la sensibilité qu'en unmode de représentation confuse, suivant lequel
nous connaîtrions toujours les choses commeelles sont, mais sans avoir la faculté d'amenertous les éléments de cette représentation à uneconscience claire; nous, au contraire, nous avonsmontré que la sensibilité ne consiste pas danscette différence logique de la clarté et de l'obscu-rité, mais dans une différence génétique de l'ori-gine de la connaissance môme, puisque la con-naissance sensible ne représente pas du tout les
74 PROLÉGOMÈNES.
choses comme elles sont, mais seulement lamanière dont elles affectent nos sens, et ainsi
que la sensibilité ne fournit à la réflexion de l'en-tendement que des apparences, non les choseselles-mêmes : après ce redressement nécessaire,c'est une confusion impardonnable et presquevolontaire que ce reproche fait à ma théorie detransformer toutes les choses du monde sensible
en une pure apparence.Quand un phénomène nous est donné, nous
sommes encore tout à fait libres de prononcertel ou tel jugement sur ce fait pris comme pointde départ. Ce phénomène dépendait des sens,mais le jugement dépend de l'entendement, et il
s'agit uniquement de savoir si dans la détermi-nation de l'objet il y a vérité ou non. La différence
entre la vérité et le rêve n'est pas créée par la
nature des représentations qui sont rapportées à
des objets, car elles sont les mêmes do part etd'autre, elle l'est par la liaison de ces représen-tations suivant les règles qui déterminent la con-nexion des représentations dans le concept d'unobjet, et en tant qu'elles peuvent coexister ounon dans une expérience. Et alors il ne dépend
pas des phénomènes que notre connaissance
prenne ce qui paraît pour ce qui est, c'est-à-dire
PREMIÈRE PARTIE. 75
l'intuition par laquelle un objet nous est donné,
pour le concept d'un objet ou de son existencemême, que l'entendement seul peut concevoir.Les sens nous représentent les planètes comme
se mouvant tantôt en avant, tantôt en arrière, et
en cela il n'y a ni erreur ni vérité, parce que tantqu'on pense qu'il n'y a là qu'un phénomène, on
ne juge pas du tout encore la nature objective deleur mouvement.
Mais comme un jugement faux peut facile-
ment se produire quand l'entendement n'évite
pas avec soin de prendre pour objectif ce modede représentation subjectif, on dit pour cetteraison que les planètes paraissent rétrograder;seulement l'illusion n'est pas imputable aux sensmais à l'entendement qui seul en partant desphénomènes a charge de prononcer un jugementobjectif.
De cette manière, si nous ne réfléchissions passur l'origine de nos représentations, et si nousallions enchaîner dans l'espace et le temps lesintuitions de nos sens quel qu'en soit le contenu,selon les règles de connexion de toute connais-
sance dans une expérience, alors suivant quenous sérions téméraires ou prudents, nous arri-verions à une illusion trompeuse ou à une vérité;
70 PROLÉGOMÈNES.
ce résultat, en tout cas, ne se rapporterait qu'à
:
l'usage que fait l'entendement des représenta-lions sensibles et non à leur origine. Mais, si jeregarde toutes les représentations sensibles avecleur forme, l'espace et le temps, comme desimples phénomènes, et ces phénomènes commeune simple forme de la sensibilité qui, en dehorsd'elle, ne se trouve pas dans les objets (et je nefais l'application de ces représentations que rela-tivement à une expérience possible), il n'y a pasalors la moindre occasion d'erreur, il n'y a pasillusion dans l'opinion qui les tient pour desimples phénomènes; car ils n'en peuvent pasmoins être correctement enchaînés dans l'expé-rience d'après les règles de la vérité. De cettemanière, toutes les propositions de la géométrievalent pour l'espace comme pour tous les objetsdes sens, conséquemnient au regard de touteexpérience possible; que je considère l'espace
comme une simple forme de la sensibilité oucomme quelque chose d'inhérent aux "objetsmômes; pourtant, la première hypothèse mepermet seule de concevoir a priori que ces pro-positions s'appliquent à tous les objets d'uneintuition externe; autrement, tout demeure rela-tif à une expérience simplement possible, comme
PREMIÈRE PARTIE. 77
si je n'avais pas entrepris de me séparer del'opinion commune. En effet, si j'osais, avec mesconcepts d'espace et de temps, dépasser touteexpérience possible, ce qui serait de toute néces-sité du moment que je les donnerais pour desqualités inhérentes aux choses en soi (car, puis-
que les choses resteraient les mômes en dépitde toutes les modifications de mes sens et de leuradaptation ou non-adaptation à ces choses, quim'empêcherait malgré tout de leur appliquer
avec vérité ces concepts?), alors une erreurconsidérable pourrait se produire, erreur repo-sant sur une illusion ; en effet, ce qui était unecondition de l'intuition des choses inhérente à
ma subjectivité, et ce qui valait d'une façon assu-rée pour tous les objets des sens, consôquem-ment pour toute expérience simplement possible,je le donnerais pour universellement valable enle rapportant aux choses en soi, au lieu de leborner aux conditions de l'expérience.
Ainsi, ma doctrine de l'idéalité de l'espace etdu temps est si loin de faire du monde sensibletout entier une simple illusion qu'elle est aucontraire le seul moyen de garantir l'applicationà des objets réels d'une des connaissances lesplus importantes (celle que la mathématique
78 PROLÉGOMÈNES.
expose a priori), et d'empêcher qu'elle ne soittenue pour une simple illusion; car, sans cette
remarque, il serait complètement impossible dedécider si les intuitions de temps et d'espace,
que nous n'empruntons à aucune expérience, etqui pourtant sont a priori dans notre représen-tation, ne sont pas de simples chimères que nousformons nous-mêmes, auxquelles nul objet necorrespondrait au moins d'une façon adéquate, etsi par suite, la géométrie elle-même n'est pasautre chose qu'une pure illusion; au contraire,
nous avons pu démontrer la valeur irréfutablede ces intuitions au regard de tous les objets du
monde sensible, et c'est précisément pour cetteraison qu'ils sont de simples apparences.
En second lieu, mes principes, d'après lesquelsles représentations des sens ne sont que desphénomènes, sont bien loin de détruire la véritéde l'expérience et de transformer ces repré-sentations en une simple illusion; ils sont, aucontraire, le seul moyen de prévenir fillusioniranscendantale qui de tout temps a égaré lamétaphysique, et qui par suite, l'a entraînée à
des efforts puérils pour saisir des bulles de
savon parce qu'on prenait pour des choses en soi
les phénomènes qui ne sont pourtant que de
PREMIÈRE PARTIE. 79
simples représentations : de là tous ces spec-tacles si curieux qu'offre l'antinomie do la raison
et dont je ferai mention plus loin, antinomie qui
a été supprimée par cette seule observation quele phénomène, tant qu'il a son usage dans l'expé-
rience, produit la vérité, sitôt qu'il en dépasseles bornes et devient transcendant, il n'engendreplus qu'une pure illusion.
Ainsi, comme je laisse leur réalité aux choses
que nous nous représentons au moyen des sens,comme je me contente de réduire notre intuitionsensible de ces choses à ne représenter dans
aucun de ses éléments, pas môme dans les puresintuitions d'espace et de temps, rien de plusqu'un phénomène de ces choses, et jamais leurnature en soi, il n'y a pas là d'illusion prêtée parmoi à la nature, et je proteste contre tout soup-çon d'idéalisme : protestation si précise et siclaire qu'elle paraîtrait même superflue, s'il nose trouvait des juges incompétents qui, capa-bles de donner une vieille étiquette à chaquedissidence qui répudie leur opinion absurde bien
que commune, ne jugeant jamais de l'esprit desdénominations philosophiques, mais s'attachantsimplement à la lettre, sont prêts à mettre leurs
propres imaginations à la place de\;oncepts bien
80 PROLÉGOMÈNES.
déterminés, et ainsi de les fausser et de les défi-
.
gurer. Car si j'ai moi-môme donné à ma théoriele nom d'idéalisme transcendantal, cela ne peutautoriser personne à le confondre avec l'idéa-lisme empirique de Descartes (bien que, suivant
ce philosophe, ce ne fût qu'une question inso-luble qui, par suite, laissait chacun libre de nierl'existence des corps, parce qu'elle ne compor-tait pas de réponse satisfaisante) ou avec l'idéa-lisme mystique et extravagant de Berkeley (pourlequel ainsi que pour d'autres chimères de la
même espèce, notre critique renferme précisé-ment l'antidote spécial). En effet, ce prétenduidéalisme qu'on m'attribuait ne concernait pasl'existence des choses (existence dont la mise endoute constitue proprement l'idéalisme suivantl'acception reçue), car ce doute ne m'est jamais
venu à l'esprit, il concernait simplement la repré-sentation sensible des choses, dont, en dernièreanalyse, font partie l'espace et le temps; et j'aimontré que l'espace et le temps, conséqùemment
tous les phénomènes en général ne sont pas deschoses, mais de simples modes de représentation,et ce ne sont pas non plus des déterminationsappartenant aux choses en soi. Le mot transcen-dantal qui, chez moi, signifie toujours un rapport
PREMIÈRE PARTIE. 81
de notre connaissance non pas aux choses mêmes,mais seulement à la faculté do connaître, auraitdû prévenir cette méprise. Mais j'aime mieuxretirer cette dénomination avant qu'elle provoquede nouveau la môme errreur, et je veux qu'onappelle mon idéalisme, idéalisme critique. Si
c'est en réalité un idéalisme condamnable quede transformer les choses réelles, non les phéno-mènes, en de pures représentations, de quel nomdoit-on appeler celui qui, au contraire, prend les
pures représentations pour des choses? Je pensequ'on peut l'appeler idéalisme sommeillant, paropposition au précédent qui se nommerait déli-rant; tous deux doivent être repoussés par monidéalisme transcendanlal ou mieux encore parmon idéalisme critique.
DEUXIEME PARTIE
DU PROBLEME CAPITAL DE LA PHILOSOPHIE
TRANSCENDANTALE
COMMENT LA PHYSIQUE PURE EST-ELLE POSSIBLE?
§ 14.
La nature est l'existence des choses en tantqu'elle est déterminée suivant des lois univer-selles. Si la nature devait exprimer l'existencedes choses en soi, nous ne pourrions jamais la
connaître ni a priori, ni a posteriori.Ni a priori : en effet, comment saurons-nous ce
qu'il en est des choses en soi, si ce n'est par unedécomposition de nos concepts, c'est-à-dire pardes propositions analytiques, puisque nous nevoulons pas connaître le contenu de notre con-cept (cela ressortit à son essence logique), mais
ce que la réalité vient y ajouter, ce qui déter-
84 PROLÉGOMÈNES.
mine la chose elle-même dans l'existence qu'elle
a on dehors de mon concept? Mon entendement,
avec les conditions sous lesquelles seules il peutlier entre elles les déterminations des choses
dans leur existence, ne prescrit pas de loi auxchoses elles mêmes; elles ne se règlent pas surmon entendement; c'est à mon entendement de
se régler sur elles; il faudrait donc qu'elles
me fussent préalablement données, pour que je
pusse en extraire ces déterminations; mais alors
je ne les connaîtrais pas « priori.Ni a posteriori : une pareille connaissance de
la nature des choses en soi serait encore impos-
sible. Si l'expérience, en effet, doit m'apprendre
les lois auxquelles est soumise l'existence des
choses, il faut que ces lois, en tant qu'elles serapportent aux choses en soi, leur appartiennentnécessairement même en dehors de mon expé-
rience. Or, l'expérience m'apprend bien ce qui
existe et de quelle façon; elle ne me dit..jamais
que cette chose doive exister nécessairementtelle qu'elle est, et non autrement. Par consé-
quent elle ne peut jamais nous faire connaître la
nature des choses en soi.
DEUXIÈME PARTIE. 85
§ 15.
Cependant, nous sommes réellement en pos-session d'une physique pure qui présente apriori, et avec toute la nécessité requise pour lespropositions apodicliques, les lois auxquelles lanature est soumise. Il m'est ici permis d'invo-
quer en témoignage la propédcutique à la sciencede la nature qui, sous le nom de physique géné-rale, précède toute physique fondée sur des prin-cipes empiriques. On y trouve, en effet, la mathé-matique appliquée aux phénomènes, et aussi desprincipes simplement discursifs (par concepts)qui constituent la partie philosophique de laconnaissance pure de la nature. Seulement il y aen elle aussi plusieurs éléments qui ne sont pascomplètement purs et indépendants des sourcesde l'expérience, comme les concepts de mouve-ment, d'impénétrabilité (sur lesquels repose le
concept empirique de la matière), celui de l'iner-tie, etc., qui l'empêchentde s'appeler une sciencede la nature complètement pure. En outre, elle
ne s'applique qu'aux objets des sens extérieurs,aussi n'y a-t-il pas exemple d'une physique géné-rale, au sens étroit du mot, car celle-ci devrait
86 PROLÉGOMÈNES.
soumettre la nature à des lois universelles, qu'ils'agisse de l'objet des sens extérieurs ou del'objet du sens intérieur, de physique ou depsychologie. Mais précisément, au nombre despropositions fondamentales de cette physiquegénérale, il s'en trouve quelques-unes qui ontréellement l'universalité dont nous avons besoincomme le principe que la substance demeure etsubsiste, que tout ce qui arrive est toujourspréalablement déterminé par une cause suivantdes lois constantes, etc. Ces propositions sontréellement des lois universelles de la nature, quiont une origine absolument a priori. Il existedonc en fait une physique pure, et la question
se pose de savoir comment elle est possible.
§ 10.
Le mot de nature est susceptible encore d'unautre sens, qui détermine l'objet môme; dans lapremière acception, au contraire, il exprimaitseulement que les déterminations de l'existencedes choses en général sont conformes à des lois.Mais la nature considérée materialiter est la tota-lité des objets de l'expérience. C'est à cette natureque nous avons affaire ici ; autrement, en effet,
DEUXIÈME PARTIE. 87
les choses qui ne peuvent en aucun cas deve-nir objets d'expérience nous forceraient, si ellesdevaient nous être connues dans leur nature, derecourir à des concepts dont la signification nepourrait jamais nous être donnée in concreto(dans n'importe quel cas d'une expérience pos-sible); nous devrions nous faire de la nature de
ces choses des concepts purs, sans qu'il fût pos-sible de décider de leur réalité, c'est-à-dire dedécider si réellement ils s'appliquent aux objets,
ou s'ils ne sont que des êtres de raison. Ce qui
ne peut être objet d'expérience, cela ne pourraitêtre atteint que par une connaissance hyperphy-sique, et nous avons affaire ici non pas à desconnaissances de ce genre, mais à la connais-
sance de la nature, dont la réalité peut êtreétablie par l'expérience, bien qu'elle soit enmême temps possible a priori et qu'elle préexisteà toute expérience.
§ 17.
Ce qu'il y a de formel dans la nature prisedans l'acception la plus étroite du mot, c'est laconformité à des lois de tous les objets de l'expé-rience, et, dans la mesure où elle est connue
88 PROLÉGOMÈNES.
a priori, leur conformité nécessaire. Il a étéprouvé que les lois de la nature qui régissent les
objets, si ces objets sont considérés non plusrelativement à une expérience possible, mais
comme des choses en soi, ne peuvent, en aucuncas, être connues a priori; or, nous, nous avonsaffaire non pas aux choses en soi (car nous lais-
sons de côté leurs propriétés), mais simplement
aux choses en tant qu'objets d'une expériencepossible, et la totalité de ces objets est précisé-ment ce que nous appelons ici Nature. Et main-tenant, je demande s'il vaut mieux, lorsqu'il s'agitde la possibilité d'une connaissance a priori dela nature, poser le problème de cette façon :
Comment est-il possible de connaître a priori laconformité nécessaire à des lois des choses elles-mêmes considérées comme objets d'expérience?
— ou de cette autre : Comment est-il possible deconnaître a priori la conformité nécessaire à deslois de l'expérience elle-même relativement àtous ses objets en général ?
Si l'on y regarde de plus près, le problème, qu'ilsoit posé d'une façon ou d'une autre, n'admet
pour la connaissance pure de la nature, qui
est proprement le noeud de la question, qu'uneseule et même solution; car les lois subjectives,
DEUXIÈME PARTIE. 89
qui seules rendent possible une connaissanceexpérimentale des choses, ont encore leur va-leur pour ces choses en tant qu'objets d'uneexpérience possible (non pas, il est vrai, en tantque choses en soi, mais ici, ces choses en soin'entrent pas en considération). C'est tout unpar conséquent de dire : Sans celte loi, que toutfait perçu est toujours rapporté à quelque fait
précédent qu'il suit selon une règle universelle,jamais un jugement de perception ne peut avoirla valeur d'une expérience, — ou bien de s'expri-mer ainsi : Tout événement dont l'expériencem'informe doit avoir une cause.
Toutefois, mieux vaut choisir la première for-mule. En effet, puisque, d'une part, nous pou-vons parfaitement avoir a priori et antérieure-ment à tous les objets donnés, connaissance desconditions qui seules rendent possible une expé-rience relativement à ces objets, et que, d'autrepart, nous ne pouvons jamais savoir à quelleslois ces objets sont soumis en eux-mêmes, sansrapport à une expérience possible, nous n'avons
pas d'autre moyen pour étudier a priori la na-ture des choses que de rechercher les conditionset les lois universelles, bien que subjectives,qui rendent seules possible une telle connais-
90 PROLÉGOMÈNES.
sance, en tant qu'expérience, c'est-à-dire relati-
vement à sa simple forme, et de déterminerensuite la possibilité des choses en tant qu'objetsde l'expérience. Car, si je choisissais la secondeformule, si je cherchais les conditions a priorisous lesquelles une nature est possible commeobjet de l'expérience, je risquerais de tombertrès vite dans une méprise, de m'imaginer quej'ai à parler de la nature comme d'une cho?;e ensoi ; je m'épuiserais alors dans des efforts infinis
et stériles pour chercher des lois à des chosesdont aucun élément ne m'est donné.
Nous n'aurons donc affaire ici qu'à l'expérienceet aux conditions universelles et donnéesa prioriqui la rendent possible, et d'après cela, nousdéterminerons la nature, comme objet total de
*toute expérience possible. On me comprendrabien, je pense : je n'entends pas ici les règles
pour observer une nature qui est déjà donnée;
ces règles supposent une expérience préalable ;
je ne me demande pas comment nous pouvonsconnaître par expérience les lois de la nature,car ce ne serait pas dans ce cas des lois apriori, et elles ne me donneraient pas une phy-sique pure; mais je recherche comment les con-ditions « priori de la possibilité de l'expérience
DEUXIÈME PARTIE. 91
sont en même temps les sources d'où doiventêtre- dérivées toutes les lois universelles de la
nature.
§ 18.
Et tout d'abord, remarquons que, malgré le
caractère empirique de tous les jugementsd'expérience, c'est-à-dire, bien qu'ils aient leurfondement dans une perception immédiate des
sens, il n'est pas vrai pourtant que, réciproque-ment, tous les jugements empiriques soient desjugements d'expérience; mais, à l'élément empi-rique, et en général, aux données de l'intuitionsensible, doivent s'ajouter des concepts particu-liers, qui ont leur origine complètement a prioridans l'entendement pur, et sous lesquels touteperception doit être avant tout subsumée pourêtre ensuite, par leur intermédiaire, convertie enexpérience.
Quand les jugements empiriques ont une valeurobjective, ils sont des jugements d'expérience;tant qu'ils n'ont qu'une valeur subjective, je lesappelle de simples jugements de perception. Cesderniers n'ont pas besoin d'un concept de l'enten-dement pur, mais seulement de la liaison logique
92 PROLÉGOMÈNES.
des perceptions dans un sujet pensant; mais lespremiers, outre les représentations de l'intuitionsensible, demandent toujours des concepts origi->
nellement créés dans l'entendement, et qui don-nent précisément aux jugements d'expérience
une valeur objective.Tous nos jugements sont d'abord de simples
jugements de perception; ils n'ont de valeur quepour nous, c'est-à-dire pour le sujet; plus tardseulement nous leur donnons une nouvelle rela-tion, la relation avec un objet, et nous voulonsqu'ils demeurent en tout temps valables pournous et même pour tout le monde. Si en effet unjugement s'accorde avec un objet, tous les juge-ments sur le même objet s'accorderont nécessai-rement entre eux. Ainsi la valeur objective dujugement d'expérience n'est autre chose que lanécessité et l'universalité. Et réciproquement,quand nous trouvons une raison de donner à unjugement la nécessité et l'universalité (caractèresqui ne reposent jamais sur la perception," mais
sur le concept de l'entendement pur sous lequella perception, est subsumée); nous devons aussile tenir pour objectif, c'est-à-dire y voir exprimée
non pas simplement une relation de la percep-tion au sujet, mais une propriété constitutive de
DEUXIÈME PARTIE. 93
l'objet; car il n'y aurait pas de raison pour queles jugements d'autrui dussent nécessairements'accorder avec le mien, n'était l'unité de l'objetauquel tous se rapportent et avec lequel ils s'ac-cordent, ce qui les met dans la nécessité des'accorder aussi entre eux.
§ 19.
Ainsi la valeur objective, et l'universalité néces-saire (pour tout le monde) sont des concepts réci-
proques, et bien que nous ne connaissions pasl'objet en lui-même, néanmoins, quand nous attri-buons au jugement une valeur universelle et parsuite nécessaire, c'est la valeur objective quenous entendons par là. Sans nous instruire davan-
tage sur ce qu'il peut être en soi, ce jugement
nous fait connaître l'objet par la liaison univer-selle et nécessaire de perceptions données : etcomme c'est le cas de tous les objets des sens,les jugements d'expérience emprunteront leurvaleur objective non pas à la connaissance immé-diate de l'objet (car cette connaissance est impos-sible), mais simplement à la condition qui donne
aux jugements empiriques l'universalité qui,
nous l'avons dit, ne repose jamais sur des condi-
94 PROLÉGOMÈNES.
tiofis^mpiriques ou en général sensibles, mais
sur un concôptepur de l'entendement. L'objet ensoi demeuré toujours:inconnu; mais quand le
concept de l'entendement détermine comme uni-verselle la liaison des représentations qui nousen sont données par notre sensibilité, ce rapportdétermine notre perception, et le jugement estobjectif.
C'est ce que nous allons expliquer : la chambreest chaude, le sucre doux, l'absinthe amère 1, voilà
des jugements d'une valeur purement subjective.Je ne prétends pas que je doive sentir toujours
de même, ni les autres comme moi; ces juge-ments n'expriment qu'une relation de deux sen-sations au même sujet, c'est-à-dire à moi-même,
et cela seulement dans l'état actuel de ma percep-
1. J'avoue que ces exemples ne sont pas des jugementsde perception tels qu'ils puissent jamais devenir juge-ments d'expérience, quand même on y ajouterait un con-cept de l'entendement; car ils se rapportent uniquementà l'affection sensible que chacun reconnaît comme'purc-ment subjective, cl qui ne peut être jamais attribuée àl'objet; par suite ils ne peuvent jamais non plus devenirobjectifs. J'ai voulu seulement présenter un exemple d'unjugement dont la valeur est purement subjective, qui necontient en lui rien qui puisse rendre raison d'une uni-versalité nécessaire et d'un rapport à l'objet. On trouveradans la remarque suivante un exemple des jugements «leperception qui, par l'adjonction d'un concept intellectuel,deviennent jugements d'expérience.
DEUXIÈME PARTIE. 95
tion; ils ne doivent donc pas avoir de valeur
pour l'objet : ce sont ces jugements que j'appellejugements de perception. Il en est tout autrementdes jugements d'expérience : en effet ce quel'expérience m'apprend dans un concours de cir-constances déterminées, elle doit nécessairement
me l'apprendre toujours, et l'apprendre à chacun;et sa valeur ne se borne pas au sujet et à son étatprésent. J'énonce donc tous les jugements de cetteespèce comme objectifs : par exemple, quand jedis : l'air est élastique, ce jugement n'est en pre-mier lieu qu'un jugement de perception, c'est-à-dire que j'établis dans mes sens un rapport entredeux sensations. Pour pouvoir l'appeler un juge-ment d'expérience, j'exige que celte liaison soitsoumise à une condition qui la rende universelle.Je demande par conséquent que moi-même entout temps et que chacun comme moi unissenécessairement la môme perception dans lesmômes circonstances.
S 20.
Nous devons donc décomposer l'expérience engénéral pour voir ce qui est contenu dans ce pro-duit des sens et*de l'entendement, et comment lejugement d'expérience est possible. Le fondement
96 PROLÉGOMÈNES.
en est l'intuition, dont j'ai conscience, c'est-à-dire la perception qui n'appartient qu'aux sens.Le second élément en est le jugement (qui neprovient que de l'entendement). Maintenant cesjugements peuvent être de deux sortes : l'un,simple comparaison de mes perceptions dans maConscience individuelle; l'autre, liaison de cesperceptions dans une conscience en général. Lepremier jugement est simplement un jugementde perception, et n'a rien de plus qu'une valeursubjective; il est seulement la liaison des percep-tions dans mon état interne, sans rapport à l'objet.D'où il suit que, contrairement à l'opinion com-mune, il ne suffit pas, pour qu'il y ait expérience,de comparer des perceptions et de les lier dans
un état de conscience au moyen du jugement,
car le jugement n'aurait par là ni l'universalité,ni la nécessité qui seules peuvent en faire un juge-ment objectif, une expérience. Il y a donc, avant
que la perception puisse devenir expérience, unjugement tout différent. L'intuition donnée doitêtre subsumée sous un concept qui détermine la
forme du jugement en général par rapportà l'intui-tion, qui lie dans une conscience en général lesintuitions d'une conscience empirique, et qui parlà donne aux jugements empiriques une valeur
DEUXIÈME PARTIE. 97
universelle; un tel concept est un concept pur apriori de l'entendement qui ne fait rien de plus quede déterminer la manière générale dont une intui-tion peut servir aux jugements. Soit un conceptde
cette sorte, par exemple le concept de cause ; il
détermine l'intuition qui est subsumée sous lui,l'intuition de l'air par exemple, par rapport aujugement en général; c'est-à-dire que le conceptd'air est au concept de dilatation ce que l'antécé-dent est au conséquent dans un jugement hypo-thétique. Le concept de cause est ainsi un con-cept de l'entendement pur, qui est complètementdistinct de toute perception possible, et qui nesert qu'à déterminer la représentation qui lui estsoumise, par rapport au jugement en général, età rendre en môme temps possible un jugement quiait une valeur universelle.
Avant donc qu'unjugement de perception puissedevenir un jugement d'expérience, il est néces-saire que la perception soit subsumée sous untel concept de l'entendement; par exemple : l'airest soumis au concept de cause qui détermine
comme hypothétique le jugement prononcé à sonsujet par rapport à l'expansion ». C'est pourquoi
I. Pour avoir un exemple plus facile il saisir, qu'onprenne le suivant : Quand le ^otbif donne\-tir la pierre.
98 PROLÉGOMÈNES.
cette expansion n'est pas représentée commeappartenant seulement à ma perception de l'airdans mon état de conscience actuel, ou dans plu-sieurs de mes états, ou dans l'état de consciencedes autres, mais elle est représentée comme luiappartenant nécessairement; et ce jugement :
l'air est élastique, acquiert une valeur universelleet devient enfin un jugement d'expérience, parce fait que des jugements déterminés précèdent,qui subsument l'intuition de l'air sous le conceptde cause et d'effet, qui par suite déterminent lesperceptions, non seulement entre elles dans lesujet, mais môme sous le rapport de la forme dujugement en général (c'est ici le jugement hypo-thétique) et qui de la sorta rendent universel le
jugement empirique.Si l'on décompose tous les jugements synthé-
tiques en tant qu'ils ont une valeur objective, on
la pierre s'échauffe. Ce jugement est un simple jugementde perccplion et ne contient aucune nécessité, quel quesoit le nombre de fois (pic moi, et les autres aussi, nousayons perçu ce fait; les perceptions ne se trouvent ainsiliées qu'habituellement. Mais si je dis : le soleil échauffela pierre, à la perception s'ajoute le concept intellectuelde la cause. Il enchaîne nécessairement le concept de lalumière solaire et celui de la chaleur, et le jugement syn-thétique devient nécessaire cl universel; par suite ildevient objectif, et de perception se transforme en expé-rience.
DEUXIÈME PARTIE. 99
trouve qu'ils ne consistent jamais dans de simplesintuitions, liées, comme on le croit généralement,
par comparaison dans un jugement, mais qu'aucontraire ils seraient impossibles s'il ne s'ajoutait
aux concepts tirés de l'intuition, un concept purde l'entendement sous lequel ces concepts ontété subsumés, et par lequel ils ont été liésalors dans un jugement objectivement valable.Même les jugements de la mathématique pure,dans ses axiomes les plus simples, n'échappent
pas à cette condition. Ce principe : la ligne droiteest le plus court chemin d'un point à un autre,suppose que la ligne est subsumée sous le con-cept de grandeur, qui certainement n'est pas unesimple intuition, mais qui, au contraire, a sonsiège dans le seul entendement et sert à déter-miner l'intuition de la ligne au regard des juge-ments qui peuvent en être portés sous le rap-port de leur quantité, c'est-à-dire de la plura-lité (judicia pluraliva) ', puisque l'on entend par
t. C'est le nom que j'aimerais voir donner aux juge-ments qu'on appelle en logique «
parlicularia », car cettedernière expression contient déjà l'idée qu'ils ne sont pajuniversels. Mais si je pars de l'unité (dans des jugementssinguliers) cl si je m'élève à la totalité, je ne puis pasencore introduire un rapport à la totalité; je ne pensequ'à la multiplicité sans totalité, je ncpcn.se pas à l'exclu-sion «le la totalité. Cette distinction est nécessaire, si les
100 PROLÉGOMÈNES.
ces jugements que dans une intuition donnée il
y a une multiplicité homogène.
§ 21.
Ainsi pour établir la possibilité de l'expérience
en tant qu'elle repose sur les concepts a prioride l'entendement pur, nous devons tout d'abordprésenter dans une table complète ce qui appar-tient à la fonction du jugement en général, et lesdifférents moments que parcourt l'entendementlorsqu'il juge; car les concepts de l'entendement
pur leur seront maintenant parallèles, puisque cesont simplement des concepts d'intuitions engénéral dans la mesure même où les intuitionssont déterminées par rapport à l'un ou à l'autredes moments du jugement en soi, déterminées
par suite d'une façon nécessaire et universelle.Par là aussi les principes apnoriàQ la possibilitéde toute expérience comme connaissance empi-rique d'une valeur objective, se trouvent trèsexactement déterminés. Car ils ne sont pas autrechose que des propositions qui subsument toute
moments logiques doivent être soumis aux concepts del'entendement pur. Dans l'usage logique on peut con-server l'ancienne terminologie.
DEUXIÈME PARTIE. 1U1
perception (conformément à certaines conditionsuniverselles de l'intuition) sous ces concepts purs/de l'entendement.
TABLE LOGIQUE DES JUGEMENTS.
I.Selon la quantité.
Universels.Particuliers.Singuliers.
2.Selon laqualité.
Aflîrmalifs.Négatifs.Infini:*.
3.Selon la relation.
Catégoriques.Hypothétiques.
Disjonclifs.
4.Selon lamodalité.
Problématiques.Assertoiiqucs.Apodicliqucs.
TABLE TRANSCENDANTALE DES CONCEPTSD'ENTENDEMENT.
1.De quantité.
Unité (la mesure).Pluralité(la grandeur).
Totalité (lo tout).
2.De qualité.
Réalité.Négation.
Limitation.
3.De relation.Substance.
Cause.Réciprocité.
4.De modalité.
Possibilité.Existence.Nécessité.
TABLE PHYSIQUE PURE DES PRINCIPES UNIVERSELS
DE LA SCIENCE DE LA NATURE.
1.Axiomes
de l'intuition.
2.Anticipations
île la perception.
3.Analogies
île l'expérience.
4.Postulats
de la peii-éo empi-rique en général.
Pour embrasser d'un seul regard tout ce quiprécède, il est avant tout nécessaire de rappeler
au lecteur qu'il s'agit ici non point de l'origine,mais du contenu de l'expérience. De ces deuxproblèmes le premier ressortit à la psychologie
102 PROLÉGOMÈNES.
empirique; encore ne pourrait-elle jamais luidonner le développement qu'il exige sans lesecond qui ressortit à la critique de la connais-
sance et en particulier à celle de l'entendement.Or l'expérience se compose d'intuitions qui
appartiennent à la sensibilité, et de jugements quisont l'oeuvre de l'entendement seul. Mais il s'enfaut encore de beaucoup que les jugements tirés
par l'entendement des seules intuitions sensiblessoient des jugements d'expérience. Car ces pre-miers jugements ne feraient que lier les percep-tions telles qu'elles sont données dans l'intuitionsensible, les derniers au contraire doivent expri-
mer ce que contient l'expérience en général, et
non la simple perception dont la valeur est pure-ment subjective. Par conséquent, à l'intuitionsensible et à la liaison logique de ses éléments,après qu'elle a acquis par voie de comparaison
une extension universelle, le jugement d'expé-rience a pour mission d'ajouter, dans un jugement,quelque chose qui détermine le jugement synthé-tique comme valable d'une façon nécessaire etpar suite universelle, et ce quelque chose ne peutêtre que le concept qui représente l'intuitioncomme déterminée en elle-même par rapport à
une forme de jugement et non à une autre, c'est-
DEUXIÈME PARTIE. 103
à-dire à un concept de l'unité synthétique desintuitions qui ne peut être représentée que parune fonction logique donnée des jugements.
§ 22.
En résumé, l'affaire des sens est l'intuition,celle de l'entendement, la pensée. Mais penser,c'est unir des représentations en une conscience.
•
Cette union se produit, ou bien relativement auseul sujet, elle est alors accidentelle et subjective,
ou bien absolument, elle est alors nécessaire ouobjective. L'union des représentations en uneconscience est le jugement. Penser, c'est doncexactement juger, ou rapporter des représen-tations à des jugements en général. Par suite, lesjugements sont purement subjectifs, si les repré-sentations ne sont rapportées qu'à une consciencedans un sujet et réunies en lui; ils sont objectifs
si elles sont réunies dans une conscience en géné-ral, c'est-à-dire d'une façon nécessaire. Les mo-ments logiques de tous les jugements sont autantdo façons possibles d'unir des représentationsdans une conscience. Mais précisément, s'ils ser-vent eux-mêmes de concepts, ce sont des con-cepts de l'union nécessaire des représentations
lOi PROLÉGOMÈNES.
dans une conscience, ce sont des principes dejugements qui ont une valeur objective. Cetteunion dans une conscienceest ou bien analytique,
par l'identité, ou bien synthétique, par la compo-sition et l'addition des représentations différentesles unes avec les autres. L'expérience consistedans la liaison synthétique des phénomènes (per-ceptions) dans une conscience, en tant que celteliaison est nécessaire. Il faut donc regarder commeconcepts de l'entendement pur, les concepts souslesquels toutes les perceptions doivent être sub-sumées avant de pouvoir servir aux jugementsd'expérience qui représentent l'unité synthétiquedes perceptions avec une valeur nécessaire etuniverselle !.
1. Mais comment accorder ce principe que des juge-ments d'expérience doivent enfermer la nécessité dans lasynthèse des perceptions, sur lequel j'ai tant insisté, aveccet autre principe que l'expérience, comme connaissancea posteriori, ne peut fournir que des jugements contin-gents? Quand je dis que l'expérience m'apprend quelquechose, je ne désigne jamais ainsi la perception"-qu'ellecontient; par exemple : à l'eelairement de la pierre parle soleil succède la chaleur; cl ainsi le principe d'expé-rience est comme tel toujours contingent. Mais queréchauffement-de la pierre résulte nécessairement de soncclaircmenl par le soleil, c'est ce qui est contenu dans lejugement d'expérience (à l'aide du concept de cause),mais sans que ce soit l'expérience qui me l'enseigne. Toutau contraire, l'expérience est précisément créée par celleaddition du concept de l'entendement (la cause) a la per-
DEUXIÈME PARTIE. 105
§ 23.
Des jugements, en tant qu'ils sont considéréssimplement comme la condition de la liaison do
représentations données dans une conscience,
sont des règles. Ces règles, en tant qu'ellesreprésentent la liaison comme nécessaire, sontdes règles apriori, et en tant qu'il n'y en a pas desupérieures d'où elles soient dérivées, des prin-cipes fondamentaux. Et puisque, par rapport à lapossibilité de toute expérience, si l'on y considèrepurement la forme de la pensée, ces jugementsd'expérience n'ont besoin d'aucune condition endehors de celles qui soumettent les phénomènes,selon les différentes formes de leur intuition, àdes concepts de l'entendement pur, et qui donnent
au jugement empirique sa valeur objective; ils
sont bien les principes fondamentaux a priori do
toute expérience possible.Les principes fondamentauxde toute expérience
possible sont en môme temps des lois universellesde la nature qui peuvent être connues « priori.Et ainsi se trouve résolu le problème énoncé dans
ception. Comment la perception se préle-t-ellc à celteaddition? Il faut consulter la Critique, section du juge-ment transccndanlal p. 131 et suiv. (trad. liarni, t. I,p. 195).
100 PROLÉGOMÈNES.
'la seconde des questions qui nous occupent :
Comment une physique pure est-elle possible?En effet la forme systématique que la scienceexige est ici parfaitement réalisée, car en dehorsde ces conditions formelles de tous les jugements
en général et par conséquent de toutes les règles
en général que la logique prescrit, il n'y on a pasd'autre possible; or elles constituent un systèmelogique, et les concepts qui, fondés sur ces règles,contiennent les conditions a priori pour tous lesjugements synthétiques et nécessaires consti-tuent par là un système transcendantal ; enfinles principes qui servent à subsumer sous lesconcepts tous les phénomènes constituent unsystème physique, c'est-à-dire un système de la
nature, qui précède toute connaissance empi-rique de la nature, qui la rend d'abord possible,
et qui ainsi peut être proprement appelé la
science universelle et pure de la nature.
§24..
Le premier de ces principes physiques ' sub-
sume tous les phénomènes, en leur qualité
1. Les trois paragraphes suivants sont difficiles à com-prendre si l'on n'a pas présent à l'esprit ce que la Cri-
DEUXIÈME PARTIE. 107
d'intuitions dans le temps et l'espace, sous le
concept de grandeur, et devient ainsi un principed'application de la mathématique à l'expérience.Le second subsume ce qui est proprement empi-rique, je veux dire la sensation, qui signifie cequ'il y a de réel dans les intuitions, mais ce n'est
pas sous le concept de grandeur, car la sensa-tion n'est pas une intuition qui contienne l'espace
ou le temps, bien qu'elle place dans l'un et dansraulrel'objet qui lui correspond; seulement, entreune réalité (comme une représentation sensible)et le zéro, c'est-à-dire l'absence totale d'intuitiondans le temps, il y a une différence qui a unegrandeur, car entre un degré donné quelconquede lumière et les ténèbres, entre tout degré dechaleur et le froid absolu, entre tout degré depesanteur et l'absolue légèreté, entre un degrédu plein dans l'espace et le vide parfait, se con-çoivent toujours des degrés moindres commel'on peut en trouver toujours entre une con-science et l'inconscience absolue (l'obscuritépsychologique).
Ainsi point de perception possible qui montre
tique dit des principes, mais ils peuvent servir à fairecomprendre l'ensemble et à faire porter l'attention sur lespoints essentiels.
108 PROLÉGOMÈNES.
un néant absolu; point d'obscurité psychologique
par exemple qui ne puisse ôtre considérée commeune conscience qui est seulement dépassée parune conscience plus forte; et ainsi dans tousles cas de la sensation. De cette façon, l'entende-ment peut anticiper jusqu'à des sensations quiconstituent la qualité spécifique des représen-tations empiriques (des phénomènes) grâce à ceprincipe : que toutes ces représentations ont desdegrés qui sont les degrés de leur réalité; c'est làla seconde application de la mathématique (ma-thcsis intensorum) à la physique.
§2o.
Quant aux relations entre les phénomènes,môme pour la seule considération de leur exis-
tence, la détermination en est non pas mathéma-tique mais dynamique, et ne peut jamais avoir do
valeur objective, ni par suite s'appliquer à uneexpérience, si elle n'est pas soumise d'abord à
des principes a priori, qui en rendent possiblela connaissance expérimentale. Par conséquent,des phénomènes doivent être subsumés sous le
concept de substance qui est le fondement de
toute détermination de l'existence, en tant que
DEUXIÈME PARTIE. 10'J
concept do la chose elle-même; d'autre part, entant qu'ils présentent une succession, c'est-à-direqu'ils constituent un événement, ils seront sub-sumés sous le concept d'effet en rapport avec sacause; enfin dans la mesure où la simultanéitédoit être connue objectivement, c'est-à-dire parun jugement d'expérience, ils seront subsumés
sous le concept de communauté (influence réci-proque); et ainsi, des principes a priori serventde fondement à des jugements de valeur objec-tive quoique empiriques, c'est-à-dire à la possi-bilité de l'expérience, en tant qu'elle doit lierdans la nature les objets sous le rapport de l'exis-tence. Ces principes sont proprement les loisnaturelles qui peuvent s'appeler dynamiques.
Enfin, aux jugements d'expérience il appartient
encore de faire connaître non pas précisémentl'accord et la liaison des phénomènes dans l'expé-rience, mais plutôt leur relation à l'expérience
en général, relation qui réunit dans un concept,soit leur accord avec les conditions formelles
connues par l'entendement, soit leur connexion
avec les matériaux des sens et de la perception,soit môme l'un et l'autre à la fois, relation qui parsuite contient la possibilité, la réalité et la néces-sité d'après les lois universelles de la nature, ce
110 PROLÉGOMÈNES.
qui constituerait la méthodologie physique (di-stinction de la vérité et des hypothèses, limitationde la certitude de ces dernières).
§20.
La troisième table de principes fondamentauxtirée de la nature de l'entendement lui-mômed'après la méthode critique, montre par elle-même sa perfection, et en cela elle l'emporte debeaucoup sur toute autre table que la méthodedogmatique, en partant des choses même, a tou-jours en vain essayé d'établir ou qu'elle pourraittenter d'établir plus tard; en effet dans notre tabletous les principes synthétiques a jiùori sontétablis complètement et d'après un principe : lafaculté de juger en général qui constitue l'essencede l'expérience dans sa relation avec l'entende-ment; de sorte qu'on peut être assuré qu'il n'y apas un plus grand nombre de propositions fonda-mentales de cette nature (satisfaction que laméthode dogmatique ne peut jamais procurer).Cependant ce n'est pas encore là, tant s'en faut,le plus grand service que peut rendre notretable. Il faut faire attention au fondement de la
preuve qui révèle la possibilité de cette connais-
DEUXIÈME PARTIE. 111
sance a priori et qui soumet tous les principesfondamentaux de cette sorte aune condition qu'il
ne faut jamais perdre de vue, si l'on ne veut pasqueces principes soient mal entendus et reçoiventdans l'usage une extension qui dépasse le sens ori-ginel que l'entendement leur a donné, c'est-à-dire
que ces principes ne doivent contenir que lesconditions d'une expérience possible en général,dans la mesure où celte expérience est soumiseà des lois a priori. Ainsi je ne dis pas que leschoses en soi comportent une grandeur, leurréalité un degré, leur existence une liaison desaccidents dans une substance etc. ; en effet, per-sonne ne peut le prouver parce qu'une pareilleliaison synthétique par de simples concepts, où
manquent d'une part tout rapport à l'intuitionsensible, d'autre part toute liaison des intuitionsdans une expérience possible, est absolumentimpossible. La limitation essentielle des concepts,dans ces principes fondamentaux, consiste en cefait que toutes les choses ne sont nécessairementsoumises a priori aux conditions indiquées qu'enqualité d'objets de l'expérience.
De là et en second lieu une preuve spécifiqueet toute particulière de ces principes : les propo-sitions fondamentales n'ont pas exactement rap-
112 PROLÉGOMÈNES,
port aux phénomènes et à leurs relations, mais àla possibilité de l'expérience, dont les phénomènes
ne donnent que la matière, non la forme, c'est-à-direaux propositions synthétiques, objectives etuniverselles qui distinguent précisément les juge-ments d'expérience des simples jugements deperception. Et s'il en est ainsi, c'est d'abord queles phénomènes considérés comme simples intui-tions occupant une partie de l'espace et du tempssont soumis au concept de quantité qui fait apriori, d'après des règles, l'union synthétique dela diversité de ces intuitions : c'est ensuite quesi l'on considère la sensation que toute perceptionenferme en outre de l'intuition, et qui laissetoujours une place à une diminution progressiveentre son existence et son évanouissement com-plet qui est le zéro, la réalité du phénomène doittoujours avoir quelque degré; et d'ailleurs cetteréalité a un degré, non pas en tant que la sen-sation occupe une partie de l'espace et du temps ',
1. La chaleur, la lumière, etc., ont un degré aussi granddans un petit espace que dans un grand; de même lesreprésentations internes, la douleur, la conscience engénéral ne diminuent pas de degré avec le temps de leurdurée. Aussi la quantité csl-cfle ici aussi grande dans unpoint et dans un moment que dans un espace ou untemps si grands qu'ils soient. Donc, s'il y a des degréscroissants de grandeur, ce n'est pas dans l'intuition elle-
DEUXIÈME PARTIE 113
mais en tant que le passage du temps vide (ou del'espace vide) à l'existence de cette sensationn'est possible que dans le temps, et que par suite,s'il est impossible de connaître a priori une sen-sation considérée comme qualité de l'intuitionempirique par rapport à la différence spécifiquequi la distingue dans les autres sensations,cependant, considérée comme quantité de la per-ception, elle doit, dans une expériencepossible engénéral, se distinguer par son intensité de touteautre sensation de la même espèce. C'est donccette démonstration qui rend avant tout possible
ce qui détermine l'applicationde la mathématiqueà la nature, relativement à l'intuition sensible parlaquelle cette nature nous est donnée.
Surtout le lecteur doit porter son attention surnotre façon de démontrer les propositions fonda-
mentales qui sont mises sous le nom d'analogiesde l'expérience. Car, puisque ces principes con-cernent non pas la production des intuitions
même, mais dans la simple sensation ou dans la qualitéde ce qui fonde l'intuition, cl ces degrés ne peuvent êtreconsidérés comme quantités que suivant un rapport de1 à 0, c'est-à-dire par ce fait que toute sensation passepar une infinité de degrés intermédiaires jusqu'à sonévanouissement, ou qu'il y a une infinité de momentsd'accroissement de zéro à une sensation déterminée (quan-tilas qualitafis est gradus).
S
114 PROLÉGOMÈNES.
comme font ceux qui permettent l'application dela mathématique à la science de la nature, maisla liaison des existences dans une expérience; ils
ne sont autre chose que la détermination del'existence dans le temps suivant des lois néces-saires qui seules en rendent l'existence objective,qui seules, par suite, en font une expérience;ainsila preuve ne porte pas sur l'unité synthétiquedeschoses en soi, mais seulementsur celle des percep-tions, et non pas à vrai dire sur leur contenu, maisseulement sur les déterminations de temps et lesrapports de l'existence dans le temps suivant deslois universelles. Ces lois universelles exprimentdonc la nécessité de la détermination de l'existencedans le temps en général (et par conséquent sui-vant une règle apriori de l'entendement) si jamaisla détermination empirique dans le temps relatifdoit avoir une valeur objective, être par consé-quent une expérience. Et comme ce sont ici desprolégomènes où je ne puis m'étendre davan-tage, je ferai seulement une recommandation aulecteur qui depuis longtemps a l'habitude deprendre l'expérience pour un assemblage pure-ment empirique de perceptions, et qui ne songepas que l'expérience dépasse de beaucoup ledomaine de ces perceptions, en donnant une
DEUXIÈME PARTIE. 115
valeur universelle à des jugements empiriques,et qu'elle a besoin, pour y arriver, de l'unité del'entendement pur qui la précède a priori : qu'iltienne bien compte de la différence qui séparel'expérience d'un simple aggrégat de perceptions,et qu'il se place à ce point de vue pourjuger notrefaçon de démontrer.
§27.
C'est ici le lieu de miner à fond le scepticismedo Hume.
Il affirmait, à bon droit, que nous ne concevonsnullement par la raison que la causalité soit pos-sible, c'est-à-dire qu'il soit possible de rapporterl'existence d'une chose à l'existence d'une autrechose qui est nécessairement posée par la pre-mière. J'ajoute que nous ne comprenons pasdavantage le concept de substance, c'est-à-direcette nécessité que l'existence des choses reposesur un sujet qui ne peut être lui-même prédicatd'aucune autre chose; bien plus, nous ne pouvonsnullement concevoir la possibilité d'une tellechose, bien que dans l'expérience il soit possiblede montrer des exemples de l'usage qu'on fait de
ce concept; et du même coup cette inconceva-
110 PROLÉnOMÈXES.
bilitô s'étend h toute communauté des choses,puisqu'il est impossible de comprendre, d'unepart, comment de l'état présent d'une chose onpeut rien conclure sur l'état de choses toutes diffé-
rentes, extérieures à la première, et réciproque-ment ; d'autre part comment des substances, dontchacune a pourtant son existence propre etséparée, doivent dépendre nécessairement les
unes des autres. Je suis bien loin, il est vrai, deprendre ces concepts pour de simples dérivés del'expérience, et la nécessité que nous nous repré-sentons en eux comme une fiction, une simpleillusion dont nous leurre une longue habitude ;
tout au contraire, j'ai suffisamment montré queces concepts et les propositions fondamentales qui
en découlent, sont établis, a priori, avant touteexpérience, et qu'ils ont une exactitude objectiveindubitable, mais seulement par rapport à l'expé-rience.
§ 28.
Si donc je n'ai pas la moindre idée d'unepareille liaison des choses en soi, dans leurexistence de substances, dans leur efficacité de
causes, dans leurs relations mutuelles de parties
DEUXIÈME PARTIE. 117
qui font un tout réel, et si je puis encore moins
rapporter des qualités de cet ordre à des phéno-mènes conçus comme phénomènes (car cesconcepts ne contiennent rien qui soit dans lesphénomènes, mais ce que le seul entendement
en doit penser), cependant nous avons un con-cept d'une pareille liaison des représentationsdans notre entendement, et dans les jugements
en général : c'est-à-dire qu'aux représentationscorrespondent des jugements de trois sortes : larelation du sujet à son prédicat, celle du principeà ses conséquences, et enfin la relation mutuelledes parties qui constituent, par leur ensemble, latotalité d'une connaissance possible. De plus,
nous savons a priori qu'à moins de considérerla représentation d'un objet comme déterminée
par rapport à l'une ou l'autre de ces relations,
nous ne pourrions avoir aucune connaissancequi fût valable de l'objet môme ; et si nous nousattachons à l'objet en soi, il ne pourrait y avoir
un seul indice qui nous permit de reconnaîtrequ'il fût déterminé par rapport à l'une ou àl'autre de ces relations qui sont dans notreesprit, c'est-à-dire qu'il rentrât sous le conceptdo substance ou de cause, ou (par rapport auxautres substances) sous le concept d'action réci-
118 PROLÉGOMÈNES.
proque, car je n'ai aucune idée de la possibilitéd'une telle liaison des existences. Mais aussi, il
ne s'agit pas des choses en soi ; la question estde savoir comment est déterminée la connais-
sance expérimentale des choses par rapport auxrelations que notre esprit apporte dans les juge-ments en général, c'est-à-dire comment leschoses en tant qu'objets de l'expérience peuventet doivent être subsumées sous ces concepts del'entendement. Et alors il est clair que j'aperçoisparfaitement, non seulement la possibilité, maisaussi la nécessité de subsumer tous les phéno-mènes sous ces concepts, c'est-à-dire de lesemployer comme principes do la possibilité del'expérience.
§29
Pour mettre à l'épreuve le concept probléma-tique de Hume (qui est pour lui la crux meta-jj/ij/sicomm), je veux dire le concept de cause, lalogique me donne d'abord a priori la forme d'unjugement conditionnel en général, c'est-à-direqui emploie une connaissance donnée commeprincipe et l'autre comme conséquence. La per-ception peut nous permettre d'atteindre une
DEUXIÈME PARTIE. 119
règle du rapport, suivant laquelle à un phéno-mène déterminé succède constamment un autrephénomène (quoique la réciproque, ne soit pasvraie) et c'est le cas de me servir du jugementhypothétique et de dire par exemple : si un corpsest assez longtemps éclairé par le soleil, il devientchaud. Ce n'est pas encore sans doute une néces-sité de raison, ni par suite le concept de cause.
Seulement, je continue et je dis : si la propo-sition précédente qui exprime simplement uneliaison subjective des perceptions doit devenir
une proposition d'expérience, il faut qu'on enaperçoive la valeur nécessaire et universelle.Une telle proposition serait : le soleil est, par salumière, cause de la chaleur. La règle empiriqueprécédente est aperçue alors comme une loi, etcomme valable non seulement des phénomènes,mais de leur rapport à une expérience possible,qui a besoin de règles universellement et parsuite nécessairement valables. Je comprendsdonc très bien le concept de cause comme unconcept appartenant nécessairement à la simpleforme de l'expérience, et sa possibilité commecelle d'une liaison synthétique des perceptionsdans une conscience en général. Mais je n'aper-çois pas la possibilité d'une chose en général
120 PROLÉGOMÈNES.
comme cause, et cela parce que le concept de
cause implique une détermination inhérente nonaux choses, mais à l'expérience, c'est-à-direqu'elle ne peut être qu'une connaissance objec-tivement valable des phénomènes et de leurenchaînement dans le temps, dans la mesure oùl'antécédent peut être lié au conséquent suivantla règle des jugements hypothétiques.
§ 30.
Les concepts de l'entendement pur n'ont donc
aucune signification s'ils dépassent les objets del'expérience et sont appliqués aux choses en soi(nownena). Ils ne servent pour ainsi dire qu'àépeler les phénomènes afin de les lire sous formed'expérience
: les principes qui dérivent durapport des phénomènes au monde sensible neservent à notre entendement que pour l'expé-rience : en dehors d'elle, ils ne sont que liaisonsarbitraires sans réalité objective, dont on ne peutconnaître a priori la possibilité, ni confirmer ouseulement rendre intelligible le rapport auxobjets par un exemple quelconque, parce quetous les exemples dérivent d'une expériencepossible et que par suite les objets de ces cou-
DEUXIÈME PARTIE. 121
cepts ne peuvent être atteints ailleurs que clans
une expérience possible.Celte solution complète du problème de Hume,
contraire sans doute à son attente, conserve donc
aux concepts de l'entendement pur leur origine
a priori, et aux lois universelles de la natureleur valeur comme lois de l'entendement, enlimitant cependant leur usage à l'expérience,
parce que leur possibilité n'a son fondement quedans le rapport de l'entendement à l'expérience,et en dérivant l'expérience de ces lois, non ceslois de l'expérience; Hume ne s'est jamais aviséde cette inversion dans la liaison de l'expérienceet de ses lois. Toutes ces réflexions nous amènent
au résultat suivant : tous les principes synthé-tiques a priori ne sont rien de plus que les prin-cipes d'une expérience possible, et ne peuventjamais être appliqués aux choses en soi, mais seu-lement aux phénomènes comme objets de l'expé-rience. Donc la mathématique pure aussi bien quela physique pure ne peut jamais atteindre que desimples phénomènes et ne peut représenter quece qui rend une expérience en général possible,
ou ce qui peut nécessairementêtre toujours repré-senté dans une expérience possible, comme uneconséquence de ces principes.
122 PROLÉGOMÈNES.
§ 31.
Ainsi nous possédons enfin quelque chose dedéterminé, une position ferme en face de toutesles entreprises métaphysiques qui ont décidé detout sans distinction, hardies suffisamment, maistoujours aveugles. Les penseurs dogmatiquesn'ont jamais eu l'idée que le but de leurs effortsdut être si vite fixé, pas même ceux qui, fiers deleur soi-disant droite raison, à l'aide de conceptset de principes de la raison pure, légitimes sansdoute et naturels, mais déterminés pour le seul
usage expérimental, se répandaient en considé-rations auxquelles ils ne connaissaient et nepouvaient connaître de bornes déterminées,
parce qu'ils n'avaient jamais rélléchi, parce qu'ils
ne pouvaient jamais réfléchir à la nature etmême à la possibilité d'un tel entendement pur.
Plus d'un naturaliste de la raison pure (et parcette expression, j'entends un homme qui secroit capable de décider des choses métaphysi-
ques, en se passant de toute science) serait tentéde prétendre que le principe entouré ici de tantde préparations ou, s'il aime mieux, de tant de
pompe, de pôdanlismc et de prolixité, la divina-
DEUXIÈME PARTIE. 123
tion de son bon sens en avait eu non seulementle soupçon mais encore la connaissance et l'in-telligence : je veux parler de ce principe quetoute notre raison ne nous permet pas dedépasser le champ des expériences. Mais seule-ment, si, interrogé peu à peu sur ses principesrationnels, il est obligé de reconnaître qu'il y ena beaucoup qu'il n'a point tirés de l'expérience?qui en sont par suite indépendants et ont unevaleur a priori, par quel moyen, pour quelleraison voudra-t-il renfermer le philosophe dog-matique et se renfermer lui-même dans deslimites, alors que l'usage qu'ils font de ces con-cepts et de ces principes dépasse toute expériencepossible, et par cette raison même que la con-naissance en est indépendante de l'expérience?Môme cet adepte du bon sens n'est pas si sûr, endépit de sa prétendue sagesse acquise à peu defrais, de ne point dépasser sans s'en douter lesobjets de l'expérience pour tomber dans le
champ des imaginations. Tout au contraire, il yest assez profondément empêtré, bien que la
forme populaire de son langage qui présente tout
comme vraisemblance, conjecture rationnelle,analogie, donne quelque vernis à ses vaines pré-tentions.
I2i PROLÉGOMÈNES.
§ 32.
Déjà, aux temps les plus reculés de la philoso-phie, ceux qui scrutaient la raison pure ont atteint
par la pensée, en dehors des êtres sensibles oudes apparences phénoménales (phoenomcna) quiconstituent le monde des sens, certains êtresintelligibles (noumena) qui constituent le mondede l'intelligencej et comme, par une confusion
bien pardonnable à cet âge de civilisation rudi-mentaire, ils ne distinguaient pas l'apparencephénoménale d'une apparence illusoire, ils n'ac-cordaient de réalité qu'au monde de l'intelli-
gence.En réalité, si nous ne voyons, comme il est
juste, dans les objets des sens que de simplesphénomènes, nous reconnaissons aussi par là
que les phénomènes ont un fondement qui estune chose en soi; bien que nous n'en puissionsnullement saisir la nature intime, mais seule-ment sa manifestation phénoménale, c'est-à-direla façon dont nos sens sont affectés par ce quelquechose que nous ne connaissons pas. L'intelli-
gence donc, par cela môme qu'elle reçoit en elledes phénomènes, reconnaît aussi l'existence do
DEUXIÈME PARTIE. 125
choses en soi; et de la sorte, nous pouvons dire
que la représentation de pareils êtres qui sontle fondement des phénomènes, c'est-à-dire de
purs êtres intelligibles, n'est pas seulementlégitime, mais inévitable.
Notre déduction critique n'exclut nullementdes choses de cet ordre (noumena), au contraireelle ne fait que limiter les principes fondamen-taux de l'analytique, en ce sens qu'ils ne peuventpas s'étendre à toutes choses, car ce serait trans-former toute chose en phénomène pur, maisqu'ils ne seront jamais valables que pour lesobjets d'une expérience possible. Ainsi les êtresintelligibles sont légitimes sous la condition
expresse do cette règle, qui ne souffre pas uneexception, que nous ne savons, que nous nepouvons savoir absolument rien qui soit déter-miné de ces êtres intelligibles, parce que lesconcepts de l'entendement pur, de môme queles pures intuitions, ne peuvent pas se rapporterà autre chose qu'aux objets do l'expériencepossible, c'est-à-dire simplement aux êtres sen-sibles, et sitôt qu'on s'en écarte, il ne reste plus à
ces concepts la moindre signification.
12G PROLÉGOMÈNES.
S 33.
Il y a une sorte de séduction perfide dans nosconcepts de l'entendement pur qui nous invitentà un usage transcendant : c'est ainsi que j'appellel'usage qui dépasse toute expérience possible.C'est que non seulement nos concepts de sub-stance, de force, d'action, de réalité, etc., sontcomplètement indépendants de l'expérience,
sans renfermer jamais un phénomène sensible etque par suite ils semblent se rapporter en réalité
aux choses en soi (noumena); mais, ce qui fortifie
encore cette présomption, ils contiennent une né-cessité de détermination interne qui n'a point desemblable dans l'expérience. Le concept de causecontient une règle suivant laquelle, à un état dé-terminé, un autre succède nécessairement; maisl'expérience peut seulement nous présenter cettesuccession de deux états d'une chose commefréquente et au plus haut degré comme commune,elle ne peut jamais nous fournir, ni d'universa-lité, ni de nécessité au sens étroit du mot, etc.
C'est pourquoi les concepts intellectuels sem-blent avoir beaucoup plus de signification et do
contenu, bien loin que le simple usage expéri-
DEUXIÈME PARTIE. 127
mental puisse en épuiser la fonction totale, etainsi l'intelligence se construit sans s'en douterà côté de l'édifice de l'expérience une annexeplus grande encore, qu'elle remplit de purs êtresde pensée, sans remarquer une seule fois qu'avecdes concepts d'ailleurs exacts elle a dépassé lalimite oit ils peuvent servir.
§ 34.
Il y avait donc à faire deux recherches impor-tantes, indispensables, malgré leur extrême ari-dité; elles ont été faites (Critique, p. 137 et 235) * ;
la première (Critique, p. 137) a montré que les
sens ne fournissaient pas les concepts de l'en-tendement pur in concrelo, mais seulement le
schôme pour l'usage pratique de ces concepts, et
que l'objet qui leur était conforme ne se rencon-trait que dans l'expérience, tirée par l'intelligencede la matière que lui apporte la sensibilité. La
seconde recherche (Critique, p. 235) a montré queles concepts et les principes de l'entendement
pur, en dépit de leur indépendance à l'égard del'expérience, en dépit même de la grande exten-sion que leur usage comporte en apparence, ne
' Trad. liani i, t. I, p. 19:» cl
12* PROLÉGOMÈNES.
nous permettent cependant de rien penser endehors du champ de l'expérience; parce qu'ilsne peuvent faire autre chose que de déterminersimplement la forme logique du jugement parrapport à des intuitions données : or, comme iln'y a absolument aucune intuition en dehors duchamp de la sensibilité, ces concepts sont abso-lument dépourvus de signification, car il ne peutplus y avoir un moyen de les représenter in con-crclo) par suite, tous les noumena, ainsi que leurensemble qui est le monde intelligible ', ne sontrien que la représentation d'un problème dontl'objet est bien possible, mais dout la résolutionest, d'après la nature de l'intelligence, complè-tement impossible, puisque l'intelligence a lafaculté non pas d'avoir une intuition, mais sim-plement de lier les intuitions données pour enfaire une expérience, que l'intuition doit contenir
I. Ht non point monde intellectuel, qui est l'expressionordinaire. Intellectuel se dit des connaissances acquisespar l'intelligence, et s'applique par suite à notre.mondesensible; mais intelligible se dit des objets qui ne peu-vent être représentes que par l'intelligence et auxquelspas une de nos intuitions sensibles ne peut se rapporter.A cet objet doit pourtant correspondre une intuition pos-sible, quelle qu'elle soit, cl alors il faudrait concevoir uneintelligence qui aurait l'intuition immédiate des choses :mais nous n'avons pas la moindre idée d'une telle intelli-gence, ni par suite des êtres intelligibles, objets de cetteintelligence.
DEUXIÈME PARTIE. 129
tous les objets auxquels s'appliqueront nos con-cepts, et que sans elle, tous les concepts qui pareux-mêmes ne peuvent renfermer d'intuitions,demeureraient sans signification.
S 3b.
On peut pardonner peut-êtie à l'imaginationde divaguer parfois, c'est-à-dire de ne pas semaintenir soigneusement dans les limites del'expérience, car la liberté d'un pareil élan lui
donne du moins plus de vie et plus de force;et il sera toujours plus facile de tempérer sahardiesse que de secouer son inertie. Mais quel'intelligence qui doit penser divague au lieu de
penser, c'est une faute qu'on ne peut jamais luipardonner; car c'est à elle seule qu'on peut avoir
recours pour limiter, lorsqu'il en est besoin, lesdivagations de l'imagination.
Voici pourtant comment elle en arrive là trèsinnocemment et très modestement; elle découvred'abord les connaissances fondamentales qui sont
en elle avant toute expérience, mais qui cependantdoivent toujours trouver leur application dansl'expérience. Peu à peu, elle franchit ces limites;qu'est-ce qui pourrait l'en empêcher, puisque
9
130 PROLÉGOMÈNES.
l'intelligence a pris ses principes en elle-même
avec une entière liberté? et elle s'élève d'abord à
ces forces naturelles, d'invention récente, ensuiteà des êtres situés en dehors de la nature, en unmot à un monde pour la construction duquel lesmatériaux ne peuvent nous manquer, créés enabondance par une imagination féconde quel'expérience ne confirme jamais, qu'elle ne con-tredit jamais. C'est aussi pour cette raison quetant de jeunes penseurs aiment tant la métaphy-sique toute dogmatique et lui sacrifient souventleur temps et leurs talents qui ailleurs seraientutiles. Mais il ne sert à rien de vouloir modérer
ces recherches sans fruit de la raison pure enrappelant la difficulté qu'il y a à résoudre desquestions si profondément cachées, en gémissant
sur l'étroitesse de notre raison et en rabaissantles affirmations au niveau de simples conjec-tures. Car, si l'impossibilité de ces recherchesn'est pas clairement établie, si la connaissancede la raison par elle-même ne devient pas unevéritable science où le domaine de son usagelégitime soit séparé pour ainsi dire avec une cer-titude géométrique de celui de son usage illégi-time et stérile, ces eftorls chimériques ne serontjamais complètement paralysés.
DEUXIÈME PARTIE. loi
Gomment la nature en elle-mêmeest-elle possible?
§ 36.
Cette question qui marque le point le plus élevéquepuissejamaisatteindrelaphilosophielranscen-dantale, et à laquelle celte philosophie doit êtreamenée comme à sa limite et à son achèvement,contient, à proprement parler, deux questions.
En premier lieu : comment est possible unenature au sens de nature matérielle, c'est-à-dire
une nature conforme à l'intuition, l'ensemble desphénomènes? comment sont possibles l'espace, le
temps, et ce qui les emplit tous deux, l'objet dela sensation en général? la réponse est : grâceà la nature de notre sensibilité, qui fait que cettesensibilité est impressionnée d'une façon touteparticulière par des objets qui lui demeurentinconnus en eux-mêmes et qui sont complè-
tement différents de leurs phénomènes. Cetteréponse a été donnée dans la Critique elle-même,
par l'esthétique transcendanlale, et dans les Pro-légomènes, par la résolution de la première ques-tion capitale.
En second lieu : comment est possible une
132 PROLÉGOMÈNES.
nature au sens de nature formelle, c'est-à-dire
un ensemble de règles auxquelles tous les phéno-mènes doivent se soumettre pour être pensés
comme liés dans une expérience? La réponse nepeut être que celle-ci : c'est seulement grâce à
cette propriété de notre entendement par laquelletoutes les représentations de la sensibilité sontnécessairement rapportées à une conscience, etainsi devient possible notre façon particulière de
penser, je veux dire la pensée par règles, et parson moyen l'expérience, que l'on doit distinguerentièrement de la connaissance des objets en soi.
Celte réponse a été donnée dans la Critique elle-même par la logique transcendantale, et dans lesProlégomènes au cours de la résolution de ladeuxième question capitale.
Mais comment est possible cette propriété par-ticulière de notre sensibilité elle-même ou cellede notre entendement et de l'aperception néces-saire qui en fait le fond comme elle fait le fond de
toute pensée? On ne peut donner à celte questionni solution ni réponse, car nous avons toujoursbesoin de cette propriété pour toute réponse, pourtoute pensée des objets.
Il y a beaucoup de lois de la nature que nousno pouvons connaître qu'au moyen de l'expé-
DEUXIÈME PARTIE. 133
rienco, mais la conformité a des lois dans la
liaison des phénomènes, c'est-à-dire la natureen général, nous ne pouvons pas apprendre à laconnaître par l'expérience; en effet l'expérienceelle-même exige de pareilles lois qui sont le fon-
dement de sa possibilité apriori. La possibilité del'expérience en général est donc en môme tempsla loi universelle de la nature, et les principes dela première sont les lois de la seconde. Car nousne connaissons la nature que comme l'ensembledes phénomènes, c'est-à-dire des représentations
en nous, et nous ne pouvons par suite tirer leslois de leur liaison d'ailleurs que des principes do
leur liaison en nous, c'est-à-dire des conditionsde l'union nécessaire dans une conscience, quiconstitue la possibilité de l'expérience.
La proposition capitale qui a été développéedurant tout ce chapitre : on peut connaître apriori des lois générales de la nature, nous con-duit d'elle-même à celte autre proposition : leprincipe suprême des lois de la nature doit néces-sairement résider en nous-mêmes, c'est-à-diredans notre entendement; et nous ne devons pasdéterminer ces lois universelles en parlant de la
nature et au moyen de l'expérience, mais tout aucontraire déterminer la nature en. tant qu'elle est
13i PROLÉGOMÈNES.
soumise à des lois universelles, uniquementd'après les conditions de possibilité de l'expé-rience qui résident dans notre sensibilité et dansnotre entendement. Autrement, en effet, commentserait-il possible do connaître a priori ces lois,puisqu'elles ne sont nullement des règles de laconnaissance analytique, mais bien de véritablesextensions synthétiques de la connaissance? Untel accord, etqui est nécessaire,entre les principesde l'expériencepossible et les lois de la possibilitéde la nature, ne peut se produire que pour deuxraisons : ou bien ces lois sont empruntées à lanature par le moyen de l'expérience, ou tout aucontraire, la nature est dérivée des conditions dela possibilité de l'expérience en général, et seconfond dès lors avec la simple possibilité d'ap-pliquer à cette expérience des lois universelles.La première de ces explications est en contra-diction avec elle-même; car les lois universellesde la nature peuvent et doivent nécessairementêtre connues a priori (c'est-à-dire indépendam-ment de toute expérience)*et servir de fondementà tout usage empirique de l'entendement : il nereste donc que la seconde alternative '.
i. Crusius seul connaissait un moyen terme : un espritqui ne peut ni se tromper ni nous tromper aurait dès l'ori-
DEUXIÈME PARTIE. 135
Mais il faut bien distinguer dans la nature leslois empiriques, qui supposent toujours des per-ceptions particulières, des lois pures ou univer-selles qui, sans reposer sur des perceptions par-ticulières, ne contiennent pas les conditions deleur union nécessaire dans une expérience; parrapport à ces dernières la nature et l'expériencepossible ne sont qu'une seule et même chose.Or, puisque pour la nature la possibilité d'êtredéterminée par des lois repose sur la liaisonnécessaire des phénomènes dans une expérience(liaison sans laquelle nous ne pourrions connaî-tre absolument aucun objet du monde sensible),puisque par suite cette possibilité repose sur leslois originelles de l'entendement, c'est un prin-cipe (et si étrangement qu'il sonne d'abord àl'oreille il n'en est pas moins certain) que l'en-tendement n'emprunte pas à la nature ses lois
a priori; il les lui prescrit.
ginc imprimé en nous ces lois de la nature. Mais commedes principes trompeurs s'y mêlent souvent (et le systèmede ce philosophe même nous en oITre plus d'un exemple)l'usage d'un pareil principe, en l'absence de critères cer-tains pour distinguer la véritable origine de la fausse,nous semble sérieusement compromis : car on ne peutjamais discerner à coup sûr ce que l'esprit de vérité oule génie du mensonge peuvent nous avoir inspiré.
130 PROLÉGOMÈNES.
§37.
Nous allons expliquer cette proposition d'appa-
rence si téméraire par un exemple destiné à mon-trer pour certaines lois relatives aux objets del'intuition sensible, surtout si en les découvrant
nous en avons reconnu la valeur nécessaire, quenous-mêmesnous les rangeons déjà parmi les lois
que l'entendement a mises dans la nature, bienqu'elles soient d'ailleurs en tout point semblables
aux lois que nous rapportons à l'expérience.
§38.
Quand on considère la propriété du cercle, parlaquelle cette figure réunit en elle et par suite
sous une loi universelle tant de déterminationsarbitraires de l'espace, on ne peut s'empêcherd'attribuer une nature à cet être géométrique.Ainsi deux lignes qui se coupent l'une l'autre etcoupent en même temps le cercle, dans quelquedirection qu'elles soient menées, offrent une régu-larité telle que le rectangle qui aurait pour côtésles deux segments de l'une des lignes est égal
au rectangle qui aurait pour côtés les deux seg-
DEUXIÈME PARTIE. 137
ments de l'autre. Eh bien, je le demande : cetteloi est-elle dans le cercle, ou est-elle dans l'en-tendement ? c'est-à-dire celte figure contient-elle en soi, indépendamment de l'intelligence,le fondement de celte loi, ou bien est-ce l'in-telligence qui, en construisant la figure mêmed'après ses concepts (à savoir l'égalité des diamè-tres), y introduit en même temps cette loi que lescordes se coupent entre elles dans une proportiongéométrique? On s'apercevra bientôt en cher-chant la démonstration de cette loi, qu'elle n'ad'autre origine possible que la condition même
sur laquelle l'intelligence a fondé la constructionde cette figure, je veux dire l'égalité des diamètres.Mais étendons ce concept afin de suivre plus loin
encore celte unité des différentes propriétés d'unefigure géométrique sous des lois générales, etconsidérons le cercle comme une section conique,soumise par suite aux conditions qui servent debase à la construction des autres sections coni-
ques; nous trouverons que toutes les cordes, qui
se coupent à l'intérieur de ces dernières, de l'el-lipse, de la parabole, de l'hyperbole, se coupenttoujours de telle façon que les rectangles quiauraient leurs segments pour côté sont, non paségaux il est vrai, mais toujours cependant dans
138 PROLÉGOMÈNES.
' des rapports égaux. Allons encore plus loin, péné-trons jusqu'aux doctrines fondamentales do l'as-tronomie physique : alors apparaît une loi phy-sique qui s'étend à toute la nature matérielle, laloi de l'attraction réciproque, dont la règle estqu'elle s'exerce en raison inverse du carré desdislances et en raison inverse également dé lasurface sphérique sur laquelle s'étend son action,loi qui semble être une nécessité inhérente à la
nature môme, des choses et que par suite on pré-sente d'ordinaire comme pouvant être connue apriori. Si simples donc que soient les origines decette loi, puisqu'elles reposent uniquement sur le
rapport des surfaces sphériques de différents dia-mètres, la conséquence en est cependant merveil-leuse par rapport à la diversité de leur accord etde leur régularité : non seulement en eftet tousles orbites possibles des corps célestes rentrentdans les sections coniques, mais il en résulte entreeux un tel rapport qu'aucune autre loi de l'attrac-tion que celle du rapport inverse du carré desdistances ne peut être posée par la pensée à labase d'un système du monde.
Il y a donc là une nature reposant sur des lois
que l'entendement connaît a priori, surtout parles principes universels de la détermination de
DEUXIÈME PARTIE. 139
l'espace. — Eh bien, je le demande, ces lois phy-siques sont-elles dans l'espace, et l'entendementles apprend-il en cherchant uniquement à décou-vrir le sens fécond qu'elles renferment, ou aucontrairerésident-ellesdans l'entendement,etdansla façon dont il détermine l'espace d'après les con-ditions de l'unité synthétique, à laquelle revien-nent tous ses concepts? L'espace est quelquechosede si uniforme et par rapport à toute propriétéparticulière do si indéterminé, que l'on ne peutcertainement pas chercher en lui un trésor de loisphysiques. Au contraire,ce qui détermine l'espace
en forme de cercle, de cône et de sphère, c'estl'entendement, en tant qu'il contient le fondementde l'unité de la construction de ces figures. Lasimple forme universelle de l'intuition qui s'ap-pelle l'espace est donc la substance de toutes lesintuitions qui peuvent être déterminées par rap-port à des objets particuliers, et c'est en lui queréside la condition de possibilité et de la diversitéde ces intuitions; mais l'unité des objets estdéterminée par l'entendement seul d'après desconditions qui résident dans sa nature propre :
ainsi l'entendement est l'origine de l'ordre uni-versel de la nature, puisqu'il embrasse tous lesphénomènes sous ses propres lois et que par suite
liO PROLÉGOMÈNES.
il constitue une oxpérience dont la forme esta priori et qui lui permet de soumettre nécessai-rement à ses lois tout ce qui peut être de con-naissance empirique. Car nous n'avons pas affaireà la nature des choses en soi, qui est indépen-dante des conditions de notre sensibilité aussibien que de notre entendement, mais à la natureen tant qu'objet d'expérience possible; ainsi l'en-tendement, en la rendant possible met en mêmetemps le monde sensibledans l'alternativeden'êtrepas un objet d'expérience ou d'être une nature.
Appendice à la physique pure.
§ 39.
Du système des catégories. — Ce qu'un philo-sophe doit le plus vivement souhaiter, c'est depouvoir dériver d'un principe a priori la multi-plicité des concepts ou des principes qui d'aborddans l'usage qu'il en avait fait in concreto nes'étaient présentés à lui que dispersés, et de toutréunir ainsi en une seule connaissance. Aupara-vant, il pouvait seulement croire que le résiduqu'il avait obtenu après une certaine abstractionet qui, par la comparaison de ses divers éléments,paraissait constituer un mode particulier de con-
DEUXIÈME PARTIE. Il l
naissance, était recueilli dans sa totalité; mais cen'était encore qu'un aggrégat; maintenant il sait
que ces principes, et ceux-là seuls, ni plus, nimoins, constituent la connaissance, il voit lanécessité de sa division, qui en fait véritablement
une idée, il a enfin un système.Tirer d'une connaissance générale les concepts
qui ne reposent pas sur une expérience particu-lière et qui cependant se présentent dans touteconnaissance expérimentale, dont ils constituentsimplement comme la forme de liaison, c'est uneoeuvre qui ne supposait pas plus de réflexion oude critique que cette autre (et en fait ces deuxenquêtes ont entre elles une très proche parenté) :
d'une langue donnée tirer les règles de l'usageréel des mots, et recueillir ainsi les élémentsd'unegrammaire, sans pouvoir toutefois expliquerpourquoi chaque langue a précisément telle pro-priété formelle et non telle autre, ni, à plus forteraison, pourquoi il peut s'y rencontrer un cer-tain nombre de déterminations formelles, ni plusni moins.
Aristote avait réuni dix concepts élémentaires
purs de ce genre sous le nom de catégories '. A
1. 1. Substantiel. 2. Qualitas. 3. Quanlilas. 4. Relatio.5. Actio. G. Passio. 7. Quando. 8. Ubi. 9. Situs. 10. Ilabitus.
112 PROLÉGOMÈNES.
ces catégories, appelées aussi prédicamonts, il sevit dans la nécessité d'ajouter encore cinq prédi-caments l, qui cependant étaient contenus déjà enpartie clans les catégories (comme pWns, simnl,motus) ; mais celte rhapsodie avait plutôt la valeurd'une indication pour des investigateurs futurs,
que d'une idée développée sous la forme de règleet méritant d'être adoptée; voilà pourquoi unephilosophie plus éclairée l'a rejetée comme abso-lument inutile.
Dans la recherche des éléments purs de la con-naissance humaine, c'est-à-dire qui ne contiennentrien d'empirique, j'ai réussi, après une longueréflexion, à distinguer et à séparer avec certitudeles concepts élémentaires purs de la sensibilité(espace et temps) de ceux de l'entendement. Parlà étaient exclues de celte liste les septième, hui-tième et neuvième catégories. Quant aux autres,elles ne pouvaient me servir à rien puisqu'ellesn'offraient pas un principe capable de mesurercomplètement l'entendement, et de déterminerdans leur nombre et avec précision toutes cellesde ses fonctions qui donnent naissance à ses con-cepts purs.
i. Oppositvm. Prias. Siimtl. Motus. Ilabere»
DEUXIÈME PARTIE. 113
Or, pour trouver un pareil principe, je medemandai quel est l'acte d'entendement qui con-tient tous les autres et qui ne se différencie quepar diverses modifications ou par divers momentsdans la façon de soumettre à l'unité de la penséela multiplicité des représentations ; je trouvaialors que cet acte était le jugement où j'avais déjàdevant moi le travail achevé des logiciens, qui,
sans être encore absolument exempt de défauts,
me mettait en état de présenter une table com-plète des fonctions de l'entendement pur encoreindéterminées par rapport à tout objet. Enfinje rapportai ces fonctions du jugement à desobjets en général, ou plutôt à la condition quidonne aux jugements une valeur objective, etil en sortit de purs concepts de l'entendement,ceux-là précisément — je ne pouvais en douter
— et ceux-là seulement, ni plus ni moins, quiconstituaient la totalité de notre connaissancedes choses par l'entendement pur. Je les appelai,
comme il était juste, de leur vieux nom de caté-gories, et je me réservai de les compléter en yajoutant sous le titre de prédicables, tous les con-cepts qui en dérivent par la liaison des conceptssoit avec d'autres concepts, soit avec la forme
pure du phénomène (l'espace et. le temps) soit
lil PROLÉGOMÈNES.
avec la matière du phénomène en tant qu'ellen'est pas encore empiriquementdéterminée (l'ob-jet de la sensation en général); ainsi était achevé
un système de la philosophie transcendantalequi me permettait de n'avoir affaire désormaisqu'à la critique de la raison elle-même.
Mais ce qui est essentiel dans ce système descatégories, ce qui le distingue de cette vieillerhapsodie qui procédait sans aucun principe, cequi lui mérite enfin d'avoir seul une valeur phi-losophique, c'est qu'il permet de déterminer avecprécision le véritable sens des concepts purs del'entendement et la condition de leur usage. Parlà il apparaît qu'elles ne sont en elles-mêmes quedes fonctions logiques, et qu'à ce titre elles neconstituent pas le moindre concept d'un objet ensoi, tout au contraire elles ont besoin de reposersur l'intuition sensible; à ce prix seulement ellesservent à déterminer en rapport à elles-mêmes desjugements empiriques, qui sans cela demeure-raient indéterminés et indifférents à toutes lesfonctions du jugement, à donner par là une valeuruniverselle à ces jugements et à rendre possible
par leur intermédiaire les jugements d'expérience
en général.Ni le premier auteur des catégories, ni per-
DEUXIÈME PARTIE. 145
sonne après lui ne s'avisa de se faire de leurnature une pareille conception qui en réduisît dumême coup l'usage à la pure expérience; sanscette conception qui dépend étroitement de ladérivation et de la déduction des catégories, elles
ne forment qu'une liste de mots tout à fait inutile
et misérable, incapable d'en expliquer ou d'enrégler l'usage. Si une idée de ce genre étaitjamais venue à la pensée des anciens, sans aucundoute toute l'étude de la connaissance de laraison pure, qui, sous le nom de métaphysique, apendant tant de siècles gâté tant de bonnes intel-ligences, nous serait parvenue sous une toutautre forme, elle aurait éclairé l'esprit humain aulieu de l'épuiser, comme elle a fait réellement, ensubtilités obscures et vaines, et ne l'aurait pasmis hors d'état de servir à la véritable science.
Ce système des catégories rend maintenantsystématiques à son tour toutes les façons demanier chaque objet de la raison pure elle-même;il donne une marque infaillible, un fil conducteurqui nous apprend les procédés et les étapesnécessaires pour conduire toute réflexion méta-physique à son achèvement, car il épuise tous lesmoments de l'entendement auxquels tout autreconcept doit être soumis. Ainsi s'est constituée
10
146 PROLÉGOMÈNES.
la table des principes fondamentaux qui est ga-rantie complète par le système des catégories;et c'est jusque dans la division des concepts quidoivent dépasser l'usage physique de l'entende-ment (Critique, p. 344 et 415 *), toujours le mêmefil conducteur, qui devant toujours passer par lesmêmes points fixes déterminés a priori dans l'en-tendement humain, décrit ainsi un cercle fermé;il n'y a donc plus à douter que l'objet d'un enten-dement pur ou d'une raison pure ne puisse êtrecomplètement connu de celte manière en tantqu'il doit être considéré philosophiquement etd'après des principes a priori. Aussi je n'ai pume dispenser de faire usage de ce guide parrapport à la distinction multiple des concepts duquelque chose et du rien, et j'ai ainsi mené àterme une table nécessaire et qui fournit desrègles » (Critique, p. 292**).
* Trad. Barni, t. II, p. G cl 39.1. Quand on a sous les yeux une table des catégories,
on peut faire toute sorte de belles remarques; par exemple :1» la troisième catégorie sort de la synthèse de la pre-mière et de la seconde en un seul concept; 2° dans laquantité et dans la qualité, il n'y a qu'un progrès de l'unitéà la totalité, ou du quelque chose au rien (et à ce pointde vue les catégories de la qualité doivent être ainsidisposées : réalité, limitation, négation absolue) sans lesconelata ni les opposita qu'on admet au contraire dansla relation et dans la modalité; 3" de même que dansl'ordre logique le jugement catégorique est le fondement
DEUXIÈME PARTIE. 147
Ce système, comme tout vrai système fondé surun principe universel trouve encore un autreusage que l'on n'apprécie pas assez : il excluttous les concepts parasites qui sans lui pourraient
se glisser parmi ces purs concepts de l'entende-ment, et il assigne à chaque connaissance saplace. Ces concepts que grâce encore au fil con-ducteur des catégories j'ai pu réunir dans unetable sous le nom de concepts de réflexion, semêlent dans l'ontologie, sans montrer leur permiset sans légitimer leurs prétentions, aux purs con-cepts do l'entendement, bien que ceux-ci soientdes concepts de liaison, et par suite des conceptsde l'objet lui-même, tandis que ceux-là, simples
de tous les autres, de même la catégorie de substance estle fondement de tous les concepts de choses réelles! 4° demême que la modalité dans le jugement n'est pas un pré-dicat particulier, de même les concepts de modalitén'ajoutent pas de détermination aux. choses; etc. Desconsidérations de ce genre ont toutes une grande utilité.Si à tout cela on ajoute tous les prédicables qu'on peuttirer à peu près dans leur intégrité de toute bonne onto-logie (par exemple celle «le Haiiingarlen), et si on lesordonne en classer sous le nom de catégories, en lescomplétant par une décomposition aussi entière que pos-sible de tous ces concepts, il en résultera une partiepurement analytique de la métaphysique qui ne contientencore aucun principe synthétique et qui pourrait pré-céder la seconde partie (la partie synthétique) : en étantprécise et complète, elle serait utile; en étant systéma-tique, elle serait plus encore, elle serait belle.
'* Trad. liarni, t. I, p. 3o2.
148 ' PROLÉGOMÈNES.
concepts de la comparaison entre concepts déjàdonnés, ont une nature et un usage tout diffé-rents ; par ma division fondée sur une loi (Cri-tique, p. 260 *) ils sont séparés de ce mélange, Maisl'utilité de cette table isolée des catégories nousapparaîtraplus clairement encore, si, comme nousle ferons bientôt, nous en séparons la table desconcepts transcendantaux de la raison qui ont unenature et une origine tout autres que celles de
ces concepts de l'entendement, et qui par là ontaussi une autre forme. Or cette séparation sinécessaire n'a cependant jamais été faite dansquelque système de métaphysique que ce soit, etles idées de la raison sont demeurées absolumentconfondues avec les concepts de l'entendement
comme si c'étaient des soeurs appartenant à unemême famille, confusion qui n'eût jamais pu êtreévitée sans un système spécial des catégories.
* Trad. Barni, t. I, p. 332.
TROISIEME PARTIE
DU PROBLÈME CAPITAL DE LA PHILOSOPHIE
TlUNSCENDANTALE
GOMMENT UNE MÉTAPHYSIQUE EST-ELLE POSSIBLE
EN GÉNÉRAL?
§ 10.
S'il no s'était agi que d'assurer leur certitude
propre, ni la mathématique pure ni la physique
pure n'auraient eu besoin d'une déduction commecelle que nous en avons faite ; de ces deux sciences,
en effet, la première s'appuie sur sa propre évi-dence; l'autre, tout en découlant des sourcespures de l'entendement, repose sur l'expérienceet sur la confirmation perpétuelle qu'elle luidemande, car elle ne peut en repousser complè-tement le témoignage et s'en passer, parce quotoute sa certitude n'arriverait pas à lui donner
150 PROLÉGOMÈNES.
philosophiquement une valeur comparable à celledes mathématiques. Ce n'était donc pas pourelles-mêmes que ces deux sciences avaient besoind'une telle recherche, c'était pour une autrescience : la métaphysique.
En dehors des concepts de la nature, qui peu-vent toujours trouver leur application dans l'ex-périence, la métaphysique a pour objet d'une partdes concepts purs de la raison qui ne sont jamaisdonnés dans aucune expérience possible, par suitedes concepts dont l'expérience ne peut établir laréalité objective qui en fera autre chose que de
pures imaginations, d'autre part des affirmationsdont l'expérience ne peut davantage confirmer lavérité ou dévoiler Terreur; or c'est précisémentcette partie qui fait l'objet essentiel de la méta-physique; et par rapport à elle tout le reste n'estguère qu'un moyen. Cette science a donc besoin
pour elle-même d'une pareille déduction. Ainsila troisième question qui nous est proposée main-
tenant concerne le coeur de la métaphysique," soncaractère distinclif, je veux dire l'application dela raison à elle-même, et à elle seule, et la soi-disant connaissance objective qui découle immé-diatement de la raison couvant elle-même sespropres concepts, sans que l'intervention de l'ex-
TROISIÈME PARTIE. 151
périence en soit une condition nécessaire ou mêmeutile 1.
Tant qu'elle n'aura pas résolu cette question,la raison ne se satisfera pas elle-même, car l'usageexpérimental auquel la raison restreint l'enten-dement pur, ne remplit pas complètement sapropre destination. Toute expérience particulière
en effet n'est qu'une partie de la sphère totale de
son domaine, or la totalité absolue de toute expé-rience possible n'est pas elle-même une expé-rience; néanmoins elle constitue pour la raison
un problème nécessaire, problème qui, ne fut-ce
que pour être posé, requiert des concepts toutdifférents de ces concepts de l'entendement purdont l'usage n'est qu'immanent, c'est-à-dire nes'applique qu'à l'expérience dans la mesure même
ou il peut y avoir expérience, tandis que les con-cepts de la raison, ayant pour objet le systèmeuniversel c'est-à-dire l'unité collective de toute
I. Si l'on peut dire d'une science qu'elle est réelle aumoins dans l'idée de tous les hommes, dès qu'il est cer-tain que les questions qui nous y conduisent sont présen-tées à chacun par la nature de la raison humaine et quepar conséquent elles provoquent toujours cl nécessaire-ment de nombreuses recherches, si infructueuses qu'ellespeuvent être, n'a-t-on pas également le droit de direqu'une métaphysique subjective existe réellement cl d'unefaçon nécessaire; par conséquent, de se demander com-ment celle métaphysique est possible objectivement?
152 PROLÉGOMÈNES.
l'expérience possible, dépassent toute l'expé-rience donnée, et sont par conséquent des con-cepts transcendants.
L'entendement avait besoin des catégories pourl'expérience ; de même la raison renferme en ellele principe des idées ; j'entends par là des con-cepts nécessaires dont l'objet ne peut cependant
pas être donné dans l'expérience. Ces idées sontdans la nature de la raison, absolument commeles catégories sont dans la nature de l'entende-ment, et si elles présentent une illusion qui peutfacilement égarer, cette illusion est inévitable,bien qu'il soit possible d'en prévenir la séduc-tion.
Toute cette illusion consiste à regarder commeobjectif le principe subjectif des jugements; quela raison arrive à la connaissance de soi-mêmedans son usage transcendant(exubérant), voilà leseul remède contre les erreurs où elle tombequand elle s'abuse sur sa véritable destination,et qu'elle rapporte par un usage transcendant à
un objet en soi ce qui ne regarde que son propresujet et la direction de tout son usage imma-nent.
TROISIÈME PARTIE. 153
S il.
Distinguer les idées, c'est-à-dire les conceptsde la raison pure, et les catégories, concepts del'entendement pur, connaissances dont la nature,l'origine et l'usage diffèrent également, c'est uneoeuvre si nécessaire pour fonder une science quirenferme le système de toutes ces connaissancesajH'iori, que sans elle une métaphysique est abso-lument impossible ou bien elle n'est tout au plusqu'une recherche indigeste, où il n'y a point derègle, où l'on ne sait point quels sont les maté-riaux en oeuvre, et avec quelle facilité ils se prê-tent, suivant tel ou tel plan, à la constructiond'un château de caries. La Critique de la raisonpure n'eût-elle rendu que ce service d'avoir lapremière mis en lumière cette distinction, elleaurait déjà, par cela seul, contribué plus efficace-ment à éclaircir notre concept de la métaphy-sique et à diriger notre recherche dans sondomaine que tous les efforts inutiles que l'on atentés jusqu'ici pour donner une solution auxproblèmes transcendants de la raison pure sansjamais se douter que l'on se trouvait sur un toutautre terrain que celui de l'entendement et que
154 PROLÉGOMÈNES.
l'on enveloppait sous une même dénominationles concepts de l'entendement et ceux de laraison, cemme s'ils étaient de même espèce.
§ 42.
Toutes les connaissances de l'entendement puront ceci de particulier que leurs concepts se pré-sentent dans l'expérience et lui doivent la confir-mation de leurs principes. Au contraire pour lesconnaissances transcendantes de la raison, nileurs idées ne se présentent dans l'expérience,ni leurs principes n'y trouvent une confirmation
ou une contradiction. Par conséquent l'erreur quis'y glisse ne peut être découverte que par la rai-
son pure, découverte fort difficile, car celte raison,grâce à ses idées, est naturellement dialectique,et l'apparence inévitable qu'elle produit ne peutêtre contenue dans ses justes limites par unerecherche objective et dogmatique sur les choses,mais seulement par un examen subjectif de laraison même comme source des idées.
S 43.
Ma grande préoccupation dans la Critique atoujours été d'arriver non seulement à distinguer
TROISIÈME PARTIE. 155
avec soin les modes de connaissance mais
encore à dériver de leur source commune tousles concepts appartenant à chacun d'eux; je vou-lais ainsi non seulement me mettre en mesurede déterminer leur emploi avec sûreté, grâce à ladécouverte de leur origine, mais encore medonner l'avantage inestimable qu'on n'auraitjamais soupçonné jusque-là, de reconnaître apriori et conséquemment par principes si l'énu-mération, la classification et la définition spéci-fique des concepts étaient parfaitement achevées.Autrement tout en métaphysique n'est que purerhapsodie, et l'on n'y sait jamais si ce qu'on pos-sède est suffisant ou s'il manque encore quelquechose et à quel endroit. A la vérité, on ne peuts'assurer cet avantage que dans la philosophie
pure, car c'est ce caractère qui en fait l'essence.Comme j'avais trouvé l'origine des catégories
dans les quatre fondions logiques de tous lesjugements de l'entendement, il était tout naturelde chercher l'origine des idées dans les troisfonctions des propositions de la raison. En effet,
une fois que de tels concepts de la raison pure(idées Iranscendantales) sont donnés, et si l'on
ne veut pas les tenir pour innés, on ne peut guèreles retrouver que dans celle activité de la raison
156 PROLÉGOMÈNES.
qui, en tant qu'elle ne concerne que la forme,constitue l'élément logique des propositions de larai ou, mais en tant qu'elle donne aux jugementsd'entendement une détermination relative à l'une
ou à l'autre des formes a priori, crée les conceptstranscendantaux de la raison pure.
La différence formelle des propositions de la
raison les divise nécessairement en catégoriques,hypothétiques et disjonclives. Les concepts de laraison fondés sur ces propositions contiennentdonc d'abord l'idée d'un sujet complet (substan-tiel), en second lieu l'idée de la série complètedes conditions, en troisième lieu la déterminationde tous les concepts dans l'idée d'une totalitécomplète du possible !. La première idée est psy-chologique, la seconde cosmologique, la troi-
1. Dans le jugement disjonclif nous considérons tout lepossible comme divisé par rapport à un certain concept.Le principe ontologique de la détermination universelled'une chose en général (de tous les prédicats contradic-toires possibles, il en est un qui convient à chaque chose),principe qui est en même temps celui de tous les. juge-ments disjonctifs, a pour fondement la totalité de tousles possibles dans laquelle la possibilité de chaque choseen général est considérée comme déterminée. Ce principesert à èclaircir im peu la proposition énoncée plus hautque la forme de l'activité de la raison dans les proposi-tions disjonclives de la raison esl la forme même parlaquelle la raison pose l'idée d'une totalité, de la réalitéqui contient en elle ce qu'il y a de positif dans tous lesprédicats contradictoires.
TROISIÈME PARTIE. 157
sième théorique, et comme toutes trois donnentlieu à une dialectique, pourtant chacune à samanière, il se fonde ainsi une division de toutela dialectique de la raison pure en paralogisme,antinomie et idéal de la raison pure : par cettedéduction on est pleinement assuré que toutes lesprétentions de la raison pure sont présentées ici
dans leur totalité absolue et que pas une seule nepeut manquer, car la raison elle-même, d'où ellestirent leur origine, y trouve sa mesure entière.
§ 44.
Il y a encore dans cette considération généralececi de remarquable qu'à l'opposé des catégoriesles idées de raison n'ont point d'utilité pourl'usage de l'entendement relatif à l'expérience,qu'à ce point de vue on peut tout à fait s'en
passer, que même elles vont à rencontre desmaximes de la connaissance rationnelle de la
nature dont elles gênent l'application, bienqu'elles soient nécessaires pour un autre but
encore à déterminer. L'âme est-elle ou non unesubstance simple, c'est une question qui peut
nous être tout à fait indifférente pour l'explica-tion des phénomènes; car nous ne pouvons par
158 PROLÉGOMÈNES.
aucune expérience possible rendre sensible, etpar suite intelligible in concreto le concept d'unêtre simple; ainsi ce concept est tout à fait vide
par rapport à toute recherche qui espère pénétrerla cause des phénomènes, et ne peut servir deprincipe à l'explication de ce que fournit l'expé-rience intérieure ou extérieure. Les idées cosmo-logiques sur le commencement du monde ou surson éternité (a parte ante) peuvent encore moins
nous servir à expliquer le moindre événement dumonde lui-même. Enfin nous devons d'après
une juste maxime de la philosophie de la naturenous abstenir de toute explication de l'ordre de la
nature tirée de la volonté d'un être suprême; carce n'est plus faire de la philosophie de la nature,c'est avouer que nous rencontrons là le terme denotre connaissance. Ces idées ont donc une toutautre détermination de leur usage que les catégo-gories et que les principes fondamentaux fondés
sur elles qui rendent possible l'expérience môme.Cependant notre laborieuse analytique de l'enten-dement serait tout à fait superflue si notre regard
ne s'étendait pas à autre chose qu'à la simpleconnaissance de la nature, telle qu'elle peut nousêtre donnée dans l'expérience; en effet la raisonaccomplit son oeuvre avec sûreté et succès aussi
TROISIÈME PARTIE. 159
bien dans la mathématique que dans la physique,
sans le secours de toute cette subtile déduction ;
donc notre critique de l'entendement s'ajoute auxidées de la raison pure pour faire dépasser à l'usagede l'entendement le cercle de l'expérience; or nousavons dit plus haut qu'un tel usage de l'entende-ment serait tout à fait impossible, sans objet ousans signification. Mais il faut pourtant qu'il yait accord entre ce qui appartient à la nature dela raison et ce qui appartient à la nature de l'enten-dement; la raison doit contribuer à la perfectionde l'entendement et ne peut y jeter la confusion.
Voici la solution de ce problème : la raison purene se propose pas dans ses idées des objets parti-culiers qui dépassent le champ de l'expérience,mais elle exige seulement que l'entendementpar-vienne à la totalité de son usage dans l'ensemble dol'expérience. Mais cette totalité ne peut être qu'unetotalité des intuitions et des objets. Toutefois
pour en avoir une représentation déterminée, il
est bien vrai qu'il faut se représenter celle totalité
comme la connaissance d'un objet complètementdéterminé par rapport aux règles de l'entende-ment; mais cet objet n'est qu'une idée destinée à
rapprocher autant que possible la connaissanced'entendement de la totalité que cette idée désigne.
160•
PROLÉGOMÈNES.;
Remarque préliminaire à la dialectique dela raison pure.
§ 45.
Nous avons montré ci-dessus (§ § 33-34) que,par cela même qu'elles sont pures de tout mé-
lange de déterminations sensibles, les catégoriesont entraîné la raison à étendre leur usage bien
au delà de l'expérience jusqu'aux choses en soi,
et pourtant, comme elles n'y trouvent point d'in-tuition qui puisse leur donner une signification et
un sens in concreto, elles peuvent bien repré-senter un objet en général, comme font de sim-
ples fonctions logiques, mais elles demeurentincapables par clle-smêmes de donner de n'im-
porte quelle chose un concept déterminé. Ainsi
se forment ces objets hyperboliques que l'on
nomme noumena ou purs êtres de raison (ou
mieux êtres idéaux), par exemple une substancequi serait pensée sans persistance dans le temps,
ou une cause qui agirait, en dehors du temps, etc.,objets auxquels on confère des prédicats destinésseulement à rendre possible l'application de lois
à l'expérience, et auxquels on enlève pourtanttoutes les conditions d'intuition qui seules ren-
TROISIÈME PARTIE. 161
tient cette expérience possible; par quoi ces con-cepts perdent de nouveau toute leur signification.
Mais il n'y a pas à craindre que l'entendement,de lui-même, sans y être contraint par des loisextérieures, aille, au delà de ses limites, sur ledomaine des purs êtres idéaux, se perdre dansd'aussi capricieuses extravagances. Quand la rai-
son, que l'usage expérimental des règles de l'en-tendement, toujours soumis à quelque condition,
ne peut jamais satisfaire pleinement, exige quecette chaîne de conditions s'achève pour former
un tout, c'est alors que l'entendement se jette endehors de son cercle propre, soit pour se repré-senter les objets de l'expérience dans une sériesi étendue que l'expérience soit incapable d'yatteindre, soit en complétant cette série pourchercher, tout à fait en dehors, des noumônesaux-quels elle puisse attacher la chaîne des phénomè-
nes et qui lui permettent d'en atteindre le terme,indépendamment cette fois de toute conditionexpérimentale. Ainsi ce sont les idées transcen-dantales qui, disposées pour un but véritable
sans doute, quoique caché, auquel notre raison
est destinée par sa nature, et non point pour laformation de concepts absolus, mais simplement
pour l'extension illimitée de l'usage expérimental,II
162 PROLÉGOMÈNES
arrachent cependant à l'entendement, par uneinévitable illusion, un usage transcendant qui,tout trompeur qu'il est, ne peut être contenu dans
ses bornes qu'avec peine, à l'aide d'une disciplinescientifique, non par la simple résolution de resterdans les limites de l'expérience.
I. Idées psychologiques.{Critique, p. 311 et suiv. *)
§ 40.
Voici bien longtemps qu'on a remarqué quedans toutes les substances le sujet proprementdit, c'est-à-dire ce qui subsiste après que tous lesaccidents, considérés comme prédicats, ont étéséparés, le substantiel lui-même par conséquent
nous est inconnu, et bien des fois on a élevé desplaintes sur les bornes de notre intelligence. Mais
il esta remarquer ici que si l'on peut s'en prendreà l'intelligence humaine, ce n'est point parcequ'elle ne connaît pas l'être substantiel des choses,c'est-à-dire parce qu'elle ne peut déterminer ceschoses que pour elle-même, mais c'est parce que,les connaissant comme de pures idées, elle veut
en faire une connaissance déterminée, analogue à
* Trad. Uarni, t. Il, p. 3.
TROISIÈME PARTIE. 163
celle d'un objet donné. La raison pure exige quenous cherchions à chaque prédicat d'une chose lesujet qui lui appartient, et à celui-ci qui néces-sairement n'est à son tour qu'un prédicat, sonsujet, et ainsi jusqu'à l'infini, ou du moins tantque nous pouvons avancer. Mais il suit de là querien de ce que nous pouvons atteindre ne doitêtre tenu pour un sujet dernier et que l'être subs-tantiel ne pourrait jamais être pensé par notreentendement si profondément qu'il pénétrât, alorsmême que la nature entière lui serait découverte,
parce que la nature spécifique de notre entende-ment est de penser tout discursivement, c'est-à
•
dire encore par de purs prédicats auxquels enconséquence le sujet absolu doit toujours fairedéfaut. Ainsi toutes les propriétés réelles par les-quelles nous connaissons les corps sont de pursaccidents, toutes jusqu'à celte impénétrabilitémême que l'on ne doit toujours se représenter
que comme l'effet d'une force dont le sujet nouséchappe.
Mais il semble que, dans la connaissance denous-mème, dans le sujet pensant, nous attei-gnions cet être substantiel à l'aide d'une intuitionimmédiate : car tous les prédicats du sens inté-rieurse rapportentau moi considéré comme sujet,
16 i PROLÉGOMÈNES.
et ce moi ne peut plus être pensé comme le pré-dicat de quelque autre sujet. Ainsi l'expérienceelle-même semble nous livrer à l'état parfait etcomplet la relation des concepts posés commeprédicats à un sujet qui n'est pas une pure idée,mais qui est l'objet, le sujet absolu. Seulementcetteattente est trompée. Car le moi n'est pas un con-cept ' ; c'est seulementla façon dontnous désignonsl'objet du sens intérieur, quand nous cessons dele connaître par un prédicat ; par suite il est bien
vrai que par lui-même il n'est le prédicat d'au-
cune autre chose, mais il n'est pas davantage leconcept déterminé d'un sujet absolu; ce n'est,
comme dans les autres cas, que le rapport desphénomènes intimes à leur sujet inconnu. Toute-fois cette idée (qui cependant a cette utilité qu'en
sa qualité de principe régulateur elle réduit ànéant toutes les explications matérialistes desphénomènes intimes de l'âme) par une méprisetoute naturelle donne occasion à un argumenttrès spécieux qui conclut de cette prétendue con-
1. Si la représenlalion de l'aperception, le moi, était unconcept où quelque chose serait pensé, il pourrait êtreemployé comme prédicat d'autres choses, ou renfermeraiten lui de semblables prédicats. Mais ce n'csl en réalitérien de plus (pic le sentiment d'une existence, sans aucuneespèce tic concept, ce n'est que la représenlalion de ce àquoi se rapporte tout acte de pensée (relatione accidenfis).
TROISIÈME PARTIE. 165
naissance de la réalité substantielle de notre êtrepensant à sa nature, alors même que la connais-
sancede cette nature dépasse l'ensemblede l'expé-rience.
§ 47.
Ce moi pensant (l'âme), comme dernier sujetde la pensée, qui ne peut plus lui-même êtrereprésenté comme prédicat d'une autre chose,peut prendre Je nom de substance. Mais ce con-cept reste absolument stérile si l'on ne peut endémontrer la persistance, qui seule dans l'expé-rience rend fécond ce concept de substance.
Or la preuve de cette persistance ne peut jamaisêtre faite à l'aide du concept d'une substance,considérée comme chose en soi, mais seulement
en vue de l'expérience. C'est ce qui a été suffi-samment démontré dans la première analogie del'expérience (Critique, p. 182 *), et si l'on ne veutpas se rendre à celte démonstration, on pourrasoi-même essayer si fon réussit à tirer du conceptd'un sujet, qui ne devient pas lui-même le pré-dicat d'une autre chose, la preuve que son exis-tence est absolument permanente et qu'il ne peutnaître ou périr par lui-même ni par n'importe
• Trad. Itarni, t. I, p. 2l>.
166 PROLÉGOMÈNES.i
quelle cause naturelle. De semblables proposi-tions synthétiques a priori ne peuvent jamaisêtre prouvées en elles-mêmes; mais seulement
par rapport à des choses conçues comme objetsd'expérience possible.
§ 4b.
Si donc nous voulons, du concept de l'âme con-sidérée comme substance, conclure à sa persis-tance, cette déduction n'a de valeur qu'en vued'une expérience possible, elle ne vaut pas pourl'âme considérée comme chose en soi, indépen-damment de toute expérience possible. Or, pournous, la condition subjective de toute expériencepossible, c'est la vie et par suite c'est seule-ment dans les limites de la vie qu'on peut con-clure à la persistance de l'âme ; car la mort del'homme c'est la fin de toute expérience relativeà l'âme considérée comme objet d'expérience, àmoins que l'on n'ait prouvé le contraire, ce qui
est précisément en question. Ainsi l'on peutdémontrer que l'âme persiste dans les limites dela vie humaine (on nous en accordera sans doutela démonstration) mais non pas après la mort (cequi précisément est notre problème); et cela en
TROISIÈME PARTIE. 167
vertu d'un principe universel, car en tant qu'ildoit être considéré comme lié nécessairement auconcept do persistance, le concept de substance
ne peut l'être que d'après un principe de l'expé-rience possible, et par suite, seulement en vuede cette expérience '.
1. C'est un fait très remarquable que les métaphysiciensaient longtemps glissé avec tant d'insouciance sur le prin-cipe de la persistance des substances, sans jamais enchercher une preuve; la raison en est sans doute que, dèsqu'ils avaient affaire au concept de substance, ils sevoyaient dépourvus de loul moyen de démonstration. Lesens commun, qui sentait bien que, sans cette supposition,il ne pouvait y avoir de liaison des perceptions dans uneexpérience, a comble cette lacune par un postulat; carl'expérience elle-même ne pouvait pas lui apporter ce prin-cipe, soit parce qu'il ne pouvait suivre les corps (subs-tances) dans toutes leurs transformations et toutes leursdécompositions assez loin pour retrouver la matière tou-jours conservée dans son intégrité, soit parce que ce prin-cipe enferme la nécessité qui esl toujours la marque d'unprincipe a priori. Les métaphysiciens ont donc avec con-tinuée appliqué ce principe au concept de l'âme considéréecomme substance, et en ont conclu sa persistance néces-saire, après la mort de l'homme (surtout parce que lasimplicité de cette substance, déduite de l'indivisibilitéde la conscience, les assurait contre les dangers d'unedestruction par décomposition). S'ils avaient trouvé lavéritable source de ce principe, — découverte qui deman-dait des recherches bien plus profondes que celles qu'ilsont jamais eu l'envie de faire, — ils auraient vu que celteloi de la persistance des substances n'a de valeur qu'envue de l'expérience et ne peut jamais s'appliquer auxchoses qu'en tant qu'elles doivent être connues el uniesles unes aux autres dans l'expérience, mais jamais auxchoses en soi indépendamment de toute expérience pos-sible, ni par suite à l'âme après la moVt.
I6S PROLÉGOMÈNES.
§ 49.
Qu'à nos perceptions extérieures une réalitéextérieure à nous non seulement corresponde enfait, mais doive même nécessairement corres-pondre, c'est là encore une loi que l'on ne peutjamais établir en vertu d'une liaison entre leschoses en soi, mais là encore en vue de l'expé-rience. Voici ce que j'entends par là : On peutbien prouver que quelque chose existe en dehorsde nous d'une existence empirique et par suite
en tant que phénomène dans l'espace : car alors
nous n'avons pas affaire à d'autres objets qu'à
ceux d'une expérience possible : d'autres objets
en effet ne pourraient nous être donnés dans
aucune expérience et par suite ils ne sont rien
pour nous. Or c'est une existence empirique etextérieure que celle des objets dont l'intuition estdonnée dans l'espace; l'espace, en effet, avec tousles phénomènes qu'il contient, rentre dans cetordre de représentations qui doivent la preuvedeleur vérité objective à leur liaison d'après les loisde l'expérience; c'est ainsi que par exemple laréalité de mon âme considérée comme objet du
sens intérieur se démontre par la liaison des plié-
TROISIÈME PARTIE. lô'.l
nomènes du sens intérieur. Il en résulte que, parle moyen de l'expérience externe, je suis certainde la réalité des corps comme phénomènes exté-rieurs dans l'espace, tout aussi bien que par le
moyen de l'expérience interne je suis certain del'existence de mon âme dans le temps, car je nepuis connaître mon âme, elle aussi, que commeun objet du sens intérieur manifesté par desphénomènes qui constituent un état interne, maisdont l'essence en soi, fondement de ces phéno-mènes, est inconnue. L'idéalisme cartésien dis-tingue donc simplement l'expérience externe del'état de rêve, l'application des lois, critérium dela vérité de l'une, de l'absence de lois et de l'appa-
rence trompeuse de l'autre. Il suppose dans lesdeux cas l'espace et le temps comme conditionsde l'existence des objets, et il se demande seule-ment si, de même que l'objet de notre sensinterne, l'âme, est réellement dans le temps, onpeut aussi réellement saisir dans l'espace lesobjets des sens externes que nous y plaçons dansl'état de veille; il se demande en d'autres termessi l'expérience contient en elle des critères cer-tains qui la distinguent de l'imagination. Le douteest ici facile à dissiper, et, chaque jour, dans la
vie commune, nous le dissipons en cherchant la
170 PROLÉGOMÈNES.
liaison des phénomènes dans l'espace et dans letemps suivant les lois universelles de l'expé-rience; lorsque la représentation d'objets exté-rieurs concorde avec ces lois, nous ne pouvonspas douter que ces objets ne doivent constituer
une expérience vraie. L'idéalisme matériel, lors-qu'on se contente de considérer les phénomènes
en tant que phénomènes suivant leur liaison dansl'expérience, est donc facile à réfuter, et c'est lerésultatd'une expérience aussi certaine d'affirmer
que des corps existent hors de nous (dans l'espace)
que d'affirmer que je suis, d'après la représenta-tion de mon sens intérieur (dans le temps); carle concept hors de nous signifie seulement l'exis-tence dans l'espace. Mais, comme dans la propo-sitionje suis, leje ne signifie pas seulement l'objetde l'intuition intérieure (dans le temps), mais aussile sujet de la conscience, de même que le corpsne signifie pas seulement l'intuition extérieure(dans l'espace) mais aussi la chose en soi qui sertde fondement à cette intuition, il en résulte quela question de savoir si les corps (comme phéno-mènes du sens extérieur) existent en tant quecorps au dehors de ma pensée peut sans aucunexamen recevoir dans la nature une solutionnégative; et il n'en est pas autrement de la ques-
TROISIÈME PARTIE. 171
tion de savoir si j'existe moi-même dans le temps
en tant que phénomène du sens intérieur (âmeselon la psychologie empirique) en dehors de mapropre représentation; ici encore il faut donner
une solution négative. C'est ainsi que tout sedécide et devient certain lorsqu'on le ramène à sasignification véritable; l'idéalisme formel (quej'appelle encore transcendantal) supprime l'idéa-lisme matériel ou cartésien. Car, si l'espace n'estrien qu'une forme de ma sensibilité, il est, en tantque représentation en moi, aussi réel que moi-même, et il ne s'agit plus alors que de la véritéempirique des phénomènes qu'il renferme. Mais
s'il n'en est pas ainsi, si l'espace et les phéno-mènes qu'il renferme sont quelque chose d'exis-tant en dehors de nous, tous les critères del'expérience en dehors de notre perception nepourront jamais suffire à prouver la réalité de cesobjets hors de nous.
II. Idées cosmologiqi G«\
(Critique, p. 50'j et suiv. ';
§ iiO.
Cette production do la raison pure dans sonemploi transcendant en est le phénomène le plus
" Trad. Bnrni, I. Il, p. 30.
172 PROLÉGOMÈNES.
remarquable, celui qui a le plus d'efficacité pourréveiller la philosophie de son sommeil dogma-tique, et pour la pousser dans l'entreprisedifficilede la critique de là raison.
J'appelle cette idée cosmologique parce qu'elle
ne prend jamais son objet que dans le mondesensible, parce qu'elle n'a besoin pour se formerd'aucune autre idée que de celles dont la matièreest un objet des sens, et que par conséquent, dansla mesure où elle n'est qu'immanente et non trans-cendante, ce n'est pas encore une idée; au con-traire, dire que l'âme se pense elle-même commeune substance simple, c'est dire qu'elle se pensecomme un objet (le simple), un de ces objets qui
ne peuvent être saisis par les sens. Néanmoins,l'idée cosmologique étend si loin la liaisonmathématique ou dynamique du conditionné avecsa condition que l'expérience ne peut jamais yatteindre, et qu'à ce point de vue elle est toujours
une idée dont l'objet ne peut être donné dans
aucune expérience d'une façon adéquate.
§81.
D'abord l'utilité d'un système des catégories semanifeste ici avec une évidence si indéniable que
TROISIÈME PARTIE. 17;>
cette seule preuve, à défaut d'autres, serait suf-fisante pour en démontrer la nécessité dans unsystème de la raison pure. Il n'y a pas plus île
quatre idées transcendantes de cetteespèce, autantqu'il y a de classes de catégories; dans chacunede ces classes, ces idées n'ont trait qu'à la totalitéabsolue de la série des conditions pour un condi-
tionné donné. Conformément à ces idées cosmo-logiques, il n'y a aussi que quatre espèces d'affir-mations dialectiques de la raison pure : mais parcela même qu'elles sont dialectiques, il est prouvéqu'à chacune de ces affirmations, d'après desprincipes également spécieux de la raison pure,une affirmation contradictoire est opposée, et cequi pourra en empêcher le conflit, ce n'est pasl'art métaphysique des plus subtiles distinctions,mais celui qui force les philosophes à remonterjusqu'aux sources mêmes de la raison pure. Celteantinomie qui n'est pas conçue à plaisir mais qui
est fondée sur la nature même de la raisonhumaine, qui par conséquentest inévitable et sanslin, renferme les quatre propositions suivantes
avec leurs principes :
Première thèse.
Sous le rapport du temps et de l'espace, le momiea un commencement (des limites).
174 PROLÉGOMÈNES.
Antithèse,
,
Sous le rapport du temps et de l'espace, le inondeest infini.
Deuxième thèse.Tout dans le monde est formé d'éléments simples.
Antithèse.Il n'y a rien de simple; tout est composé.
Troisième thèse.Il y a dans le monde une causalité par liberlé.
Antithèse.11 n'y a pas de liberté; tout est nature.
Quatrième thèse.l)ans la série des causes dans le monde, il y a quelque part
un être nécessaire.
Antithèse.Il n'y a rien dans cette série qui soit nécessaire,
tout y est contingent.
§52.
Voici le phénomène le plus étrange de la raisonhumaine; nous n'en pouvons trouver d'exemplesemblable dans aucun autre de ses emplois.Lorsque, comme cela arrive ordinairement, nousconcevons les phénomènes du monde des senscomme des choses en soi, lorsque nous considé-
rons les principes de leur liaison comme des prin-cipes qui ont une valeur universelle pour les
TROISIÈME PARTIE. 175
choses en soi, et non pour l'expérience seule, etcela est également ordinaire, cela est même iné-vitable sans notre critique, il se produit un con-flit inattendu qui ne peut jamais être apaisé parles moyens ordinaires de la dogmatique ; en effetthèse et antithèse peuvent êtie présentées avecle même appareil de preuves lumineuses, claires,irrésistibles (car sur la valeur véritable de cespreuves je ne me fais pas d'illusion), et la raison
se voit elle-même divisée en deux, division quiréjouit le sceptique, mais qui doit nécessaire-ment inquiéter et faire réfléchir le philosophecritique.
§ 52 b.
On peut, en métaphysique, s'égarer de bien desfaçons, sans crainte d'être surpris dans l'erreur.Il suffit en effet que nous ne nous contredisions
pas nous-mêmes ; ce qui est très possible dansles propositions synthétiques, même si elles sontpurement imaginaires ; alors, dans tous les cas oùles concepts que nous lions sont de pures idéesdont le contenu total ne peut absolument pasêtre donné dans l'expérience, l'expérience nepourra jamais nous contredire.- Car comment
176 PROLÉGOMÈNES.
décider par l'expérience si le monde est de touteéternité ou s'il a un commencement? si la matièreest divisible à l'infini, ou si elle se compose departies simples? De tels concepts ne se laissentsaisir dans aucune expérience, quelque étenduequ'elle puisse avoir; par suite, l'inexactitude dela proposition qui les affirme ou de celle qui lesnie ne peut être reconnue à celte pierre de touche.
Le seul cas possible où la raison manifesteraitmalgré elle sa dialectique secrète, qu'elle livre àtort pour une dogmatique, serait le cas où ellefonderait une assertion sur un principe univer-sellement reconnu, tandis que d'un autre principe,admissible au même titre, elle déduirait avec laplus grande rigueur logique l'assertion directe-ment contraire. Ce cas est réalisé précisémentici ; et cela, par rapport à quatre idées naturellesde la raison d'où jaillissent, d'un côté, quatreaffirmations, et de l'autre, autant d'affirmationscontraires, chacune d'elles étant la conséquencerigoureuse de principes universellement admis :
et par là ces idées mettent en lumière dans l'usagede ces principes l'apparence dialectique de laraison pure, apparence qui autrement resteraitnécessairement à jamais cachée.
C'est là une épreuve décisive qui doit néces-
TROISIÈME PARTIE. 177
saircment nous révéler une erreur cachée dansles hypothèses de la raison l. Deux propositionscontradictoires no peuvent toutes deux êtrefausses, à moins que le concept sur lequel toutesdeux reposent ne soit lui-même contradictoire.Par exemple ces deux propositions : « Un cerclecarré est rond » et « Un cercle carré n'est pasrond » sont fausses toutes deux. Dans la pre-mière, il est faux que le cercle en question soitrond, puisqu'il est carré; mais il est égalementfaux qu'il ne soit pas rond, c'est-à-dire qu'il aitdes angles, puisqu'il est un cercle. Car la
marque logique de l'impossibilité d'un concept,c'est précisément que deux propositions con-tradictoires, qui le supposent également, soientégalement fausses; par conséquent, comme onne peut concevoir de troisième proposition inter-médiaire, il n'y a aucune pensée dans ce concept.
1. Je souhaite donc que l'esprit critique du lecteur s'at-tache surtout à celle antinomie, car il semble que ce soitla nature elle-même qui l'ail proposée pour étonner laraison dans ses prétentions les plus hardies et la con-traindre à faire l'épreuve d'elle-même. Je m'engage àdéfendre toutes les preuves que j'ai données, soit de lathèse, soit de l'antithèse, et à établir par là la certituded'une antinomie inévitable de la raison. Si donc ce phé-nomène singulier amène le lecleur à remonter à l'examende la supposition sur laquelle cetlc antinomie repose, il sesentira contraintdercchercher plus profondémentaveemoila première base de toute connaissance de la raison pure.
12
178 PROLÉGOMÈNES,
S 52 C.
VM bien! les deux premières antinomies, quej'appelle antinomiesmathématiquesparce qu'ellesconcernent l'addition ou la division de l'homo-gène, reposent sur un concept contradictoire de
ce genre, et j'explique ainsi comment il se fait
que, dans toutes les deux, thèse et antithèsesoient également fausses.
Si je parle d'objets dans le temps et dansl'espace, je ne parlé pas de choses en soi; — decelles-là je ne sais rien ; — je parle de chosesphénoménales, je parle donc de l'expérience,
comme d'une connaissance particulière des objetsqui n'est accordée qu'à l'homme. Tout ce que jeconnais dans l'espace ou dans le temps, je ne puisdire qu'il existe en soi, qu'il existe dans l'espace
et dans le temps en dehors de la pensée que j'enai; ce serait me contredire, puisque l'espace etle temps avec ce qui apparaît en eux ne sont riend'existant en soi et en dehors de mes représenta-lions, puisque ce sont de simples modes de repré-sentation, et qu'il est manifestementcontradictoirede dire d'un simple mode de représentation qu'ilcontinue d'exister en dehors de notre représen-
TROISIÈME PARTIE. J7!l
talion. Les objets des sens n'existent donc quedans l'expérience; et c'est pourquoi, leur attri-buer une existence propre qui se suffise à elle-même, indépendamment do l'expérience ou anté-rieurement à elle, est aussi absurde que de sefigurer qu'il y a une expérience réelle indépen-dante de toute expérience ou antérieure à elle.
Quand je me demande quelle est la grandeurdu monde dans l'espace et dans le temps, tousmes concepts sont aussi incapables de m'ap-prendro qu'elle est infinie que de m'apprendrcqu'elle ne l'est pas. Car aucune de ces deux pro-positions ne peut être conclue de l'expérience,puisqu'il n'y a d'expérience possible ni d'un
espace infini ou d'un temps infini dans son cours,ni de la limitation du monde par un espace vide
ou par un temps vide qui lui serait antérieur; ceno sont là que des idées. La grandeur du inonde,quelle que soit sa détermination, devrait doncexister en soi, indépendamment de toute expé-rience. Mais cette proposition est en contradic-tion avec le concept d'un mande sensible, quin'est rien qu'un ensemble des phénomènes dontl'existence et la liaison n'ont leur place que dansla représentation, c'est-à-dire dans l'expérience;
car le monde n'est pas une chose en soi, mais
180 PROLÉGOMÈNES.
seulement un modo de représentation. Par suite,
comme le concept d'un monde sensible existant
par soi est en lui-même contradictoire, la solutiondu problème de la grandeur du monde sera tou-jours fausse, qu'elle soit affirmative ou négative.
Il en est de même de la seconde antinomie qui
concerne la division des phénomènes. Car lesphénomènes sont de pures représentations, etleurs parties n'existent que dans leur représen-tation, par conséquent dans la division qu'on enfait, c'est-à-dire dans une expérience possible oùelles sont données, et la division s'étend justeaussi loin que l'expérience. Admettre qu'un phé-nomène, par exemple le phénomène corps, con-tienne en lui-même avant toute expérience toutesles parties que seule une expérience toujours pos-sible peut atteindre, cela revient à donner à unpur- phénomène qui ne peut exister que dans l'ex-périence une existence pourtant indépendante etantérieure à l'expérience, cela revient à dire qu'ilexiste de pures représentationsavant que la repré-sentation ne .les ait atteintes : proposition contra-dictoire qui rend fausse toute solution de ce pro-blème mal posé, qu'on soutienne que les corpsen soi consistent en un nombre infini de parties
ou en un nombre fini de parties simples.
TROISIÈME PARTIE. 181
S M-
Dans la première classe des antinomies (anti-nomies mathématiques), la fausseté de l'hypothèseconsiste dans ce fait que ce qui est contradictoire(un phénomène considéré comme chose en soi)
est représenté dans un concept comme admis-sible. Dans la seconde classe des antinomies (laclasse dynamique) la fausseté de l'hypothèse con-siste dans ce fait que ce qui est admissible estreprésentécomme contradictoire. Par suite, tandis
que dans le premier cas les deux assertions oppo-sées étaient fausses, dans le second, au contraire,où elles ne sont opposées l'une à l'autre que parun simple malentendu, toutes deux peuvent êtrevraies.
La liaison mathématique suppose nécessaire-ment l'homogénéité des objets qu'elle lie (dansle concept de la grandeur), tandis que la liaisondynamique ne requiert nullement cette homo-généité. S'il s'agit de la grandeur de l'étendue,toutes les parties doivent en être homogènes,entre elles et avec le tout; au contraire, dans laliaison de la cause et de l'effet, l'homogénéitépeutbien, à vrai dire, se rencontrer, elle n'est p3s
182 PROLÉGOMÈNES.
nécessaire; car le concept de la causalité (au
moyen duquel l'existence d'une chose est con-clue de celle d'une autre entièrement différente)
ne la requiert nullement.Si les objets du monde sensible étaient pris
pour des choses en soi et si les lois de la natureénoncées plus haut étaient considérées commeles lois des choses en soi, la contradiction nepourrait être évitée. De même, si le sujet libreétait représenté comme un simple phénomène,ainsi que le sont les autres objets, la contradic-tion serait encore inévitable, car on pourrait alorsaffirmer et nier à la fois précisément la mêmechose du même objet considéré sous le mêmerapport. Mais si la nécessité naturelle s'appliqueseulement aux phénomènes, la liberté seulement
aux choses en soi, il n'y a plus aucune contradic-tion à reconnaître ou à admettre à la fois les deuxespèces de causalité, si difficile ou si impossiblequ'il soit de rendre concevable la seconde d'entreelles.
Dans le monde phénoménal, chaque fait est unévénement, c'est-à-dire quelque chose qui arrivedans le temps ; avant lui, il doit se produire, d'aprèsles lois universelles de la nature, une détermina-tion de sa cause comme cause, c'est-à-dire un
TROISIÈME PARTIE. 18il
état île cette cause à laquelle succède un fait, sui-vant une loi constante. Mais cette déterminationde la cause à être cause doit être encore quelquechose qui se produise ou qui arrive; la causedoit avoir commencé d'agir, sans quoi on ne pour-rait concevoir aucun temps entre elle et soneffet. L'eflet aurait existé éternellement commela causalité même de la cause. Donc nécessaire-ment la détermination de la cause à l'eflet doitêtre phénoménale; comme son effet lui-même,la cause doit être un événement qui doit, luiaussi, avoir sa cause, etc., et par suite la néces-sité naturelle est la condition de la détermina-tion des causes efficientes. Au contraire, si laliberté doit être une propriété de certaines
causes des phénomènes, elle doit être relative-ment aux phénomènes antécédents, aux événe-ments, comme un pouvoir de commencer desoi-même (sponté), c'est-à-dire sans que la cau-salité de la cause ait à commencer, et par suiteelle n'aurait besoin d'aucun autre principe qued'elle-même pour déterminer un commence-ment. Mais alors la cause ne devrait pas attendre
sa causalité des déterminations temporelles de
son état, elle ne devrait pas être un phéno-mène, elle devrait être considérée comme une
184 PROLÉGOMÈNES.
chose en soi ; les effets seuls seraient des phéno-mènes '.
Si l'on peut sans contradiction penser unepareille influence des êtres intelligibles sur lesphénomènes, il y a encore sans doute une néces-sité naturelle dans toute liaison de cause à effet
dans le monde sensible, mais la cause de cetteliaison, qui n'est pas elle-même un phénomène(quoiqu'elle en soit le fondement) doit posséderla liberté; si bien que nature et liberté peuvent
1. L'idée de la liberté n'est que le rapport d'une causeintelligible à son effet phénoménal. Aussi ne pouvons-nous accorder à la matière qu'elle soit libre dans sonaction perpétuelle par laquelle elle remplit l'espace, quoiquecette action ait son principe en elle. Nous ne pouvonsdavantage trouver un concept de liberté qui convienne àun être purement intelligible, Dieu par exemple, en tantque son action est immanente. Car quoique son actionsoit indépendante des causes extérieures de détermina-tion, elle est encore déterminée dans la raison éternellede Dieu cl par suite dans la nature divine. C'est seulementlorsqu'une action amène un commencement, c'est-à-direun effet dans la série du temps, et par suite un troubledans le monde sensible (le commencement du monde),c'est alors seulement que se pose la question de savoir sila causalité de la cause elle-même a dû, elle aussi, avoirun commencement, ou si la cause peut engendrer un effetsans que sa causalité elle-même commence. Dans le pre-mier cas, le concept de cette causalité est un concept denécessité naturelle, dans le second, c'est un concept deliberté. Le lecteur comprendra ainsi que, quand je définis-sais la liberté le pouvoir de commencer un événement desoi-même, je touchais précisément au concept qui fait leproblème de la métaphysique.
TROISIÈME PARTIE. 185
sans contradiction être affirmées de la mêmechose, mais considérées sous des rapports diffé-rents, d'une part comme phénomène, d'autrepart comme chose en soi.
La puissance que nous trouvons en nous n'estpas seulement unie à ses principes do détermina-tion subjectifs qui sont les causes naturelles de
ses actions, (et dans celte mesure elle est la puis-
sance d'un être qui rentre lui-même dans lemonde des phénomènes), mais encore elle estjointe à des principes objectifs qui sont de sim-ples idées dans la mesure où ces idées peuventdéterminer cette puissance, et cette liaison s'ex-prime par le mot Devoir. Cette puissance senomme Raison, et, tant que nous considérons unêtre (l'homme) selon celte seule raison, principeobjectif de détermination, il ne peut être consi-déré comme un êtye sensible; mais la propriétédont il s'agit est la propriété d'une chose en soidont nous ne pouvons nullement connaître la pos-sibilité. Je veux dire que nous ne pouvons com-prendre comment le devoir, quelque chose quin'a pas encore eu lieu, détermine l'activité decet être, et peut être la cause d'actions dont l'eflet
se traduit dans le monde des sens sous une formephénoménale. La causalité de la raison serait
186 PROLÉGOMÈNES.
donc la liberté par rapport à ses ellets dans lemonde sensible en tant que l'on considère parrapport à la raison les principes objectifs qui sontles idées elles-mêmes de la raison. Car l'activitéde la raison ne serait pas soumise à des condi-tions subjectives et par suite à aucune conditionde temps, et par conséquent elle ne dépendrait
pas des lois de la nature qui servent à déterminerces conditions; en effet les idées de la raisontirent de principes et donnent aux actions desrègles universelles sans rapport aux circons-tances de temps et de lieu.
Celte exposition n'a que la valeur d'un exempleet d'un éclaircissement, elle n'est pas nécessai-rement liée à la question dont nous nous occu-pons et qui doit tirer sa solution de simples con-cepts, indépendamment des propriétés que noussaisissons dans le monde réel.
Maintenant je puis dire sans contradiction :
toute action d'un être raisonnable, en tant qu'elleest un phénomène se trouvant dans une expé-rience quelconque, est soumise à la nécessité dela nature; et cette même action, simplement rap-portée au sujet raisonnable et à sa faculté d'agir
par raison pure, est libre. Quelle est en effet lacondition que requiert la nécessité de la nature?
TROISIÈME PARTIE. 1S7
c'est uniquement que tout événement du inondesensible soit déterminé suivant des lois con-stantes, c'est-à-dire qu'il présente une relation à
une cause phénoménale, qui laisse ignorer d'ail-leurs la chose en soi qui en est le fondement, et
sa causalité véritable. Or je dis : la loi de la naturesubsiste, que l'être raisonnable puisse être la
cause de certains effets dans le monde sensible,c'est-à-dire par liberté, ou qu'il ne puisse pasles déterminer en vertu de principes rationnels.Dans la première hypothèse, l'action se fait sui-vant des maximes, dont l'eflet phénoménal seratoujours conforme à des lois constantes; dans laseconde, où l'action ne se produit pas suivant lesprincipes de la raison, elle demeure soumise auxlois empiriques de la sensibilité, et toujours laliaison mutuelle des eflets sera conforme à deslois constantes ; nous n'en demandons pas davan-tage pour la nécessité de la nature et même nousn'en savons pas davantage. Or dans le premier
cas, la raison est la cause de ces lois naturelles,elle est libre par conséquent; dans le second, leseflets, n'étant pas soumis à l'influence de la raison,
se produisent selon les pures lois naturelles dela sensibilité, mais la raison n'en est pas pourcela déterminée par la sensibilité, ce qui est
188 PROLÉGOMÈNES.
impossible, et ainsi, même dans ce cas, elle con-
,serve sa liberté. Cette liberté n'est donc pas unobstacle à la loi naturelle des phénomènes pasplus que cette loi ne nuit elle-même à l'usagepratique de la raison qui est lié aux choses en soi
comme à ses principes déterminants.Par là est sauvée la liberté pratique, c'est-à-
dire celle où la raison a une causalité suivant desprincipes objectifs de détermination, sans que lanécessité de la nature, au regard de ces mêmeseffets considérés comme phénomènes, en reçoivela moindre atteinte. Voici qui peut égalementservir à éclaircir ce que nous avions à dire de laliberté transcendantale et de sa conciliation avecune nécessité de la nature (lorsqu'on les consi-dère toutes deux dans un même sujet, mais nonsuivant une seule et même relation). En effet,
sous ce rapport, tout commencement d'action d'unêtre agissant par des causes objectives, rapportéà ses principes déterminants, est un commence-ment premier, quoique cette action, dans la sériedes phénomènes, ne soit qu'un commencementsubalterne, qui doit précéder un état particulierde la cause qui le détermine, et qui lui-mêmeest déterminé par une cause immédiatementanté-cédente, en sorle qu'on peut sans contredire les
TROISIÈME PARTIE. 189
lois de la nature concevoir dans les êtres raison-nables, ou généralement dans les êtres dont ondétermine la causalité en les considérant commechoses en soi, le pouvoir de commencer d'eux-mêmes une série d'états. Car le rapport de l'actionà ses principes rationnels, objectifs, n'est pas unrapport de temps; ce qui détermine ici la causa-lité ne précède pas l'action dans le temps, parceque de tels principes de détermination ne nousprésentent point une relation de leurs objets auxsens, c'est-à-dire à des causes phénoménales,mais à des causes déterminantes, considéréescomme choses en soi qui ne sont pas soumises àdes conditions de temps. Ainsi l'action peut êtreregardée en même temps, par rapport à la causa-lité de la raison, comme un commencement pre-mier,parrapport à la série desphénomôneSjComme
un commencement simplement subordonné, etelle peut être dite sans contradiction, du premierpoint de vue, libre, du second (où elle est un simplephénomène), soumise à la nécessité de la nature.
Dans la quatrième antinomie, le conflit de laraison avec elle-même se résout de la mêmefaçon que dans la troisième. Car, si la cause phé-noménale est distinguée de la cause des phéno-mènes, conçue comme chose en soi, les deux
190 PROLÉGOMÈNES.
principes peuvent bien subsister l'un à côté del'autre, c'est-à- -j.ire qu'il est vrai que le mondesensible lie laisse aucune place, suivant les mêmeslois de la causalité, à une cause naturelle dontl'existence soit absolumentnécessaire, et pourtant
que ce monde est lié à un être nécessaire commeà sa cause, mais conçue d'une autre façon et sui-vant une autre loi de la causalité : deux principesdont l'incompatibilité repose évidemment surcette erreur d'étendre aux choses en soi ce quivaut des phénomènes seuls, et d'en confondreentièrement les concepts.
Ainsi se pose et se résout l'antinomie tou'„
entière où la raison se trouve engagée en appli-quant ses principes au monde sensible; or avoirsimplement posé ce problème serait avoir rendudéjà un service considérable à la connaissancede la raison humaine, alors même que la solu-tion du conflit n'apporterait pas une satisfac-tion complète au lecteur qui a ici à combattre uneillusion naturelle, laquelle lui est tout nouvelle-ment présentée comme une illusion, quoiqu'ill'ait toujours prise jusqu'ici pour une réalité. Car
TROISIÈME PARTIE. 191
la conséquence en sera inévitable : comme il estimpossible de se dégager de ce conflit de laraison avec elle-même, aussi longtemps qu'onprend les objets du monde sensible pour deschoses en soi, et non pour les purs phénomènesqu'ils sont en fait, le lecteur est contraint dereprendre la déduction de toute notre connais-
sance a priori et l'épreuve que nous lui avonsfait subir nous-même, pour pouvoir en donnerà son tour une solution. Pour le moment, je nedemande pas davantage : car si, en réfléchissantà cette question, il a commencé par pénétrer
assez profondément dans la nature de la raison,les concepts qui seuls rendront possible la solu-tion du conflit de la raison lui sont devenus déjàfamiliers; condition sans laquelle je ne puisattendre un succès complet, même auprès du lec-
teur le plus attentif.
III. Idées théologiquej.(Critique, p. .'Jll cl suiv. ")
]ÂX troisième idée transcendantale qui donnematière à l'usage de la raison le plus considérable,
' Trad. Ilnrni, I. Il, p. 107 el suiv.
192 PROLÉGOMÈNES.
à la condition qu'il demeure toujours purementspéculatif, supra-sensible (transcendant) et dia-lectique par là même, est l'idéal de la raison
pure. Ici en effet, la raison n'a point, comme dansl'idée psychologique ou cosmologique, de rapportà l'expérience, elle n'est point conduite à s'appro-cher le plus possible, par une gradation des prin-cipes, de la totalité absolue de la série des expé-riences, mais elle rompt complètement avecl'expérience, elle part de purs concepts qui con-tiennent ce qui constituerait la plénitude absolued'une chose en général, et elle se sert de l'idéed'un être premier souverainement parfait pourdéterminer la possibilité et par là même la réalitéde toutes les autres choses; ici donc, plus quedans les cas précédents, il est facile de distinguerd'un concept rationnel la simple supposition d'unêtre qui sera pensé en dehors de la série del'expérience, mais toujours en vue de cette expé-rience, afin d'en faire comprendre la liaison,l'ordre et l'unité, c'est-à-dire l'idée. Et par là l'il-lusion dialectique qui vient de ce que nous pre-nons les conditions subjectives de notre esprit
pour les conditions objectives des choses elles-mêmes, une hypothèse nécessaire à la satisfactionde notre raison pour un dogme, sera facilement
TROISIÈME PARTIE. 193
mise sous les yeux, et je n'ai rien à ajouter surles prétentions de la théologie transcendantale,
car ce que dit la Critique à ce sujet est clair,lumineux et décisif.
Remarque générale sur les idéestranscendantales.
Les objets qui nous sont donnés par l'expé-rience ne peuvent pas être saisis sous un aspectmultiple, et beaucoup de questions auxquelles la
loi de la nature nous conduit, quand on en pousse
assez loin l'application toujours conformément à
cette loi, pourront demeurer sans solution : parexemple la question de savoir pourquoi les corpss'attirent les uns les autres. Mais si nous aban-donnons complètement la nature, ou si, à force
d'en suivre la liaison, nous dépassons toute expé-
rience possible pour nous enfoncer dans de puresidées, alors nous ne pourrons plus dire quel'objet nous en soit incompréhensible et quela nature des choses nous pose des problèmesinsolubles : car nous n'avons plus affaire à la
nature ou à des objets donnés, mais seulement à
des concepts qui ont évidemment leur origine13
191 PROLÉGOMÈNES.
dans notre entendement, et à de purs êtres deraison ; et les problèmes qui doivent naître duconcept de ces êtres comportent pour eux unesolution, car la raison peut rendre entièrementcompte de son propre procédé, et elle le doit !.
Puisque les idées psychologiques, cosmologi-
ques, théologiques, sont simplement des con-cepts de la raison pure qui ne peuvent pas êtredonnés dans l'expérience, les questions que laraison nous pose à leur propos ne sont pas sou-levées par les objets, mais par de pures maximesde la raison, pour la satisfaction de cette raisonelle-même, et elles doivent par suite comporterune réponse suffisante; c'est ce qui a lieu en fait,
car on démontre que ce sont les principes fonda-
1. M. Platner dit dans ses aphorismcs ce mol péné-trant. : « Quand la raison est le critérium, il n'y a pasde concept possible qui soit inintelligible n la raison hu-maine. Or la réalité donne lieu à des concepts qu'il eslimpossible de comprendre. Celle impossibilité provientdonc de l'insuffisance des idées acquises. » C'est unepensée «jt I n'a «pic l'apparence d'un paradoxe, mais quin'est pas étrange «railleurs, que «lans la nature il y.a beau-«•oup de choses incompréhensibles, par exemple la géné-ration, mais «pic si nous nous élevons encore davantage,en dépassant la nature, tout nous devient de nouveauintelligible. Ku effet nous abandonnons entièrement lesobjets qui peuvent nous êlre donnés et nous nous atta-chons simplement aux idées «lans lesipielles nous pouvonsbien saisir la loi que la raison prescrit à l'entendementdans le cercle expérimental «le son application, puisque••/est le produit même de la raison.
TROISIÈME PARTIE. 195
mentaux qui portent l'usage de notre entende-ment jusqu'à sa complète harmonie, sa plénitudeet son unité synthétique, et qu'ils ont une valeuruniquement pour l'expérience, mais pour le toutde l'expérience. Bien qu'un tout absolu de l'ex-périence soit impossible, c'est l'idée d'un tout dela connaissance suivant des principes qui seulepeut lui donner une certaine espèce d'unité,l'unité d'un système, sans laquelle notre connais-
sance n'est qu'une pièce fragmentaire et ne peutêtre employée pour le but le plus élevé, c'est-à-dire pour le système de tous les buts; j'entends ici
non pas simplement le but pratique, mais aussi lebut le plus élevé de l'usage spéculatifde la raison.
Les idées transcendantales expriment donc ladétermination qui est caractéristique de la rai-
son, c'est-à-dire la détermination d'un principequi donne son unité systématique à l'usage del'entendement. Mais si l'on regarde cette unité dela connaissance comme une propriété qui appar-tient à l'objet de celte connaissance, si l'on prend
pour constitutive une connaissance qui n'est querégulatrice, si l'on est convaincu que ces idées
nous permettentd'étendre nos connaissances bienloin au delà de toute expérience possible, c'est-à-dire d'une façon transcendante, comme il est
196 PROLÉGOMÈNES.
vrai que la raison ne sert qu'à porter l'expé-rience aussi près qu'il est possible do la totalitéabsolue, en ne posant à son développement
aucune limite qui puisse appartenir à l'expé-rience elle-même, on arrive simplement à porterun jugement erroné sur la destination et lesprincipes de la raison, à tomber dans une dia-lectique qui, tantôt, égare l'usage expérimentalde la raison, tantôt, divise la raison et l'oppose àelle-même.
Conclusion sur la détermination des limitesde la raison pure.
§ 87.
Après les démonstrations parfaitement claires
que nous avons données plus haut, il seraitabsurde d'espérer avoir une connaissance d'unobjet plus étendue que celle qui ressortit à l'ex-périence qu'elle peut comporter, ou de prétendreà la moindre connaissance d'une chose dont noussavons qu'elle n'est pas un objet d'expériencepossible, c'est-à-dire à la détermination de sonessence comme chose en soi. Comment arriveren effet à celle détermination, puisque le temps,l'espace et lous les concepts de l'entendement,
TROISIÈME PARTIE..
197
puisque même les concepts tirés de l'intuitionempirique ou de la perception dans le mondesensible n'ont et ne peuvent avoir d'autre usageque de rendre possible l'expérience? et si noussoustrayons ces concepts de l'entendement pur à
celte condition, ils ne déterminent plus aucunobjet, et ils perdent toute leur signification.
Mais, d'autre part, il serait plus absurde encorede ne point admettre de chose en soi, de vouloirfaire de notre expérience l'unique connaissancedes choses qui sont possibles, par suite de notreintuition dans l'espace et dans le temps la seuleintuition possible, et de notre entendementdiscur-sif l'archétype de tout entendement possible; etdo tenir enfin les principes de la possibilité del'expérience pour les conditions universelles îleschoses en soi.
Nos principes, qui restreignent l'usage de laraison à la seule expérience possible, pourraientdonc devenir transcendants eux-mêmes, et faire
des bornes de notre raison les bornes de la pos-sibilité des choses mêmes (comme les dialogues
de Hume en peuvent être un exemple), si unecritique pénétrante ne surveillait les limites de
la raison jusque dans son usage empirique, et neniellait un terme à ses prétentions. A l'origine, le
198 PROLÉGOMÈNES.
scepticisme est né de la métaphysique et de sa dia-
lectique sans discipline. Au début, il avait le droit,
pour favoriser l'usage expérimental de la raison,de déclarer que tout ce qui la dépassait n'était
que vanité et illusion, mais peu à peu on s'aperçut
que ce sont précisément les mêmes principes apriori dont on se sert dans l'expérience qui, ànotre insu, et avec un droit qui paraissait toutaussi solide, nous conduisaient au delà du do-maine de l'expérience; et alors on commença àétendre son doute jusqu'aux principes mêmes del'expérience. Mais là il n'y a pas de danger, carle boii sens affirmera toujours ses droits; il enrésulte seulement un désordre particulier dans lascience, incapable de déterminer jusqu'à quellelimite on peut se fier à la raison, et pourquoi onle peut jusqu'à telle limite et non au delà : or, leremède à ce désordre,qui en préviendra égalementle retour à l'avenir, ce ne peut être que la déter-mination, faite en bonne forme et au nom desprincipes, des limites de l'usage de notre raison.
Nous ne pouvons, il est vrai, donner en dehorsde toute expérience possible un concept déter-miné de ce qui peut être une chose en soi. Ce-
pendant nous ne sommes pas libres de renoncerabsolument à toute information sur ce sujet, car
TROISIÈME PARTIE. 199
l'expérience ne donne jamais à la raison pleinesatisfaction, elle recule toujours la réponse auxquestions que nous lui posons, et pour une solu-tion complète elle nous laisse sans nous satis-faire, comme chacun peut s'en assurer par ladialectique de la raison pure qui doit précisé-ment à cela un solide fondement subjectif. Eneffet, pour la nature de notre âme, peut-on sup-porter d'atteindre à la conscience claire du sujetet en même temps à la conviction que ses phé-nomènes ne comportent point d'explication ma-térialiste, sans se demander ce que l'âme estproprement, et s'il n'y a point de concept empi-rique qui y suffise, sans recourir à un conceptpurement rationnel, concept d'un être simpleimmatériel, quoique nous ne puissions nullement
en prouver la réalité objective? Qui peut se con-tenter de la seule connaissance de l'expériencedans tous les problèmes cosmologiqucs de ladurée et de la grandeur du monde et de la néces-sité naturelle? Quel que soit en effet notre pointde départ, toute réponse faite conformément auxlois fondamentales de l'expérience engendre tou-jours une nouvelle question qui requiert elle-même une réponse et démontre clairementl'impuissance où sont toutes les explications
200 PROLÉGOMÈNES.
physiques de satisfaire la raison. Enfin quelhomme ne voit qu'il ne peut s'en tenir à la con-tingence et à la dépendance perpétuelle de toutesles choses qu'il peut penser et admettre selon lesseuls principes de l'expérience, et ne sent qu'endépit de toute défense de se perdre dans les idéestranscendantes il est contraint de chercher sonrepos et sa satisfaction par delà tous les conceptsqu'il peut soumettre au contrôle de l'expériencedans le concept d'un être dont l'idée en elle-même et dans sa simple possibilité ne peut êtrevéritablement établie, quoiqu'elle ne puisse pa:;
non plus être contredite, car elle concerne unpur être intelligible : idée pourtant sans laquellela raison devrait rester éternellement troublée.
Des limites dans un être étendu supposent tou-jours un espace qui se trouve en dehors d'un lieucertain et déterminé, puisqu'il l'enveloppe; desbornes, au contraire, ne requièrent aucune con-dition de ce genre, ce sont de pures négations quiaffectent une quantité, en tant qu'elle n'est pasune totalité absolue. Mais notre raison voit enelle-même autour de soi un espace libre pour laconnaissance des choses en soi, quoiqu'elle nepuisse jamais en avoir de concepts déterminéset qu'elle soit bornée aux seuls phénomènes.
TROISIÈME PARTIE. 201
Tant que la connaissance de la raison est ho-mogène, elle ne permet pas de concevoir en elledes limites précises. Dans la mathématique et laphysique, la raison humaine connaît des bornes,elle ne connaît pas de limites; en d'autres termes,elle admet qu'il y a en dehors d'elle quelque chosequ'elle ne peut jamais atteindre, mais elle n'admet
pas qu'elle puisse elle-même rencontrer quelqueterme dans son progrès intérieur. L'extensiondes idées en mathématique et la possibilité denouvelles découvertes vont à l'infini; rien nonplus n'empêche de découvrir des propriétés phy-siques, des forces, et des lois nouvelles grâce auprolongement de l'expérience et à sa synthèse
par la raison. Cependant on ne saurait nier qu'iln'y ait ici des bornes, car la mathématique n'at-teint que les phénomènes; les choses qui ne peu-vent être objets d'intuition sensible, les conceptsde la métaphysique et de la morale, par exemple,sont absolument en dehors de sa sphère; elle n'ypeut jamais conduire, elle ne peut rien en tirer
non plus. 11 n'y a donc pas dans la mathématiquede progrès continu vers ces sciences qui l'enrapproche : elles n'ont pas une ligne, un point decontact. La physique de son côté ne peut jamais
nous révéler l'essence des choses, c'est-à-dire ce
202 PROLÉGOMÈNES.
qui n'est pas phénomène et qui pourtant peutservir à expliquer le principe suprême des phé-nomènes, mais elle n'en a pas non plus besoindans ses explications toutes scientifiques ; etd'ailleurs, même si on lui proposait une idée de
ce genre (par exemple l'influence d'êtres imma-tériels), elle devrait la répudier et se garder del'introduire dans la série de ses explications, maiselle doit toujours leur donner pour fondement cequi peut ressortir à l'expérience comme objetdes sens et entrer en connexion avec nos per-ceptions réelles selon les lois de l'expérience.
Mais dans les tentations dialectiques de laraison pure qui sont nées, non point d'un désirarbitraire ou téméraire, mais du penchant naturelde la raison elle-même, la métaphysique nousconduit à des limites, et les idées transcendan-tales, justement par ce fait qu'on ne peut enmesurer l'étendue, qu'elles ne se laisserontjamais réaliser, servent à nous montrer non passeulement les limites effectives de l'usage pur dela raison, mais encore la façon de les déterminer :
tel est le but et l'utilité de cette disposition natu-relle de notre raison qui a engendré la métaphy-sique, son enfant chéri, naissance qui, commetoute naissance au monde, ne doit pas être attri-
TROISIÈME PARTIE. 203
buée à un hasard inattendu, mais à un germeprimitif, sagement organisé pour un but impor-tant. La métaphysique, en effet, plus peut-êtreque toute autre science, est, dans ses traits essen-tiels, constituée en nous parla nature elle-même,et ne peut être considérée comme le produit d'unchoix capricieux ni comme l'extension hasar-deuse du progrès de l'expérience dont elle sesépare elle-même absolument.
La raison, dans tous les concepts et danstoutes les lois de l'entendement qui suffisent àl'usage empirique, à l'intérieur par conséquent dumonde sensible, ne trouve aucune satisfaction;
comme les problèmes reparaissent toujours indé-finiment, elle perd tout espoir de les résoudrecomplètement. Les idées transcendantales qui seproposent cet achèvement, sont des problèmesde ce genre que la raison se pose. Mais elle voitclairement aussi que cette solution achevée nepeut être contenue dans le inonde sensible,
encore moins dans les concepts qui servent seu-lement à faire de ce monde un objet de l'enten-dement; (espace, temps et tous ceux que nousavons énumérés sous le nom de purs conceptsde l'entendement). Le monde sensible n'est rienautre chose qu'une chaîne de phénomènes liés
201 PROLÉGOMÈNES.
selon des lois universelles, il n'a pas do consis-
tance par lui-même, il n'est pas proprement unechose en soi, par suite il se rapporte nécessaire-
ment à ce qui contient le fondement de ces phé-nomènes, c'est-à-dire à des êtres qui, eux, nepeuvent pas être reconnus seulement pour des
apparences, mais bien pour des choses en soi.C'est seulement dans la connaissance de pareilsêtres que la raison peut espérer voir satisfaire
une fois son désir d'achever sa marche progres-sive du conditionné aux conditions.
Nous avons montré plus haut (§.§ 33-34) quellesétaient les bornes de la raison par rapport à touteconnaissance de purs êtres de pensée; mainte-nant, puisque les idées transcendantales nousforcent à avancer jusqu'à ces êtres, puisqu'elles
ne nous ont du même coup conduit que jusqu'ausimple contact de l'espace plein (de l'expérience)
avec l'espace vide (dont nous ne pouvons riensavoir, les noumènes), maintenant, dis-je, nous
' pouvons aussi déterminer les limites de la raison
pure; car en toute limite il y a aussi quelquechose de positif (par. exemple la surface est lalimite de l'espace corporel, elle est pourtant elle-même un espace; — la ligne est un espace quiest la limite de la surface; — le point est la limite
TROISIÈME PARTIE. 205
de la ligne, mais aussi un lieu dans l'espace); lesbornes au contraire ne contiennent que de puresnégations. Les bornes que nous avons indiquéesdans le paragraphe que nous citions ne suffisentplus depuis que nous avons trouvé qu'il y a audelà d'elles encore quelque chose, quoique nousne devions jamais connaître ce que ce quelquechose est en lui-même. Maintenant en effet laquestion est de savoir comment se comporte notreraison dans celte liaison de ce que nous connais-
sons avec ce que nous ne connaissons pas, avecce que nous ne connaîtrons jamais. Il y a ici uneliaison effective de quelque chose de connu avecquelque chose de complètement inconnu, et quidoit le rester toujours, et même si l'inconnu nedoit pas le moins du monde être connu davan-
tage, comme d'ailleurs en fait il n'y a pas lieu del'espérer, pourtant le concept de cette liaisondoit être déterminé et élucidé.
Nous devons donc concevoir un être imma-tériel, un monde intelligible et un principesuprême de tous les êtres (purs noumônes) parceque la pure raison ne trouve que dans ces êtres
conçus comme choses en soi une plénitudeet unesatisfaction qu'elle ne peut jamais espérer tantqu'elle dérive les phénomènes de fondements qui
206 PROLÉGOMÈNES.
leur soient homogènes, et parce quo ces phéno-mènes se rapportent réellement à quelque chosede différent d'eux-mêmes (qui leur est par suitetout à fait hétérogène), car ils supposent toujoursune chose en soi; et ainsi nous en apprenonsl'existence, qu'on en puisse ou non avoir uneconnaissance plus profonde.
Puisque nous ne pouvons jamais connaîlre cesêtres de pensée dans ce qu'ils peuvent être eneux-mêmes, c'est-à-dire d'une façon déterminée,et que cependant nous les admettons par rapportau monde sensible avec lequel notre raison doitles unir, nous pourrons tout au moins pensercette liaison au moyen des concepts qui expri-ment leur rapport au monde sensible. Car si
nous ne pensons l'être de raison que par de pursprincipes de l'entendement, nous ne pensonsvraiment par là rien de déterminé, et par suitenotre concept est dénué de sens ; si nous le pen-sons au moyen de propriétés empruntées aumonde sensible, ce n'est plus un être de raison,mais il est pensé comme l'est un phénomèneet ressortit <au monde sensible. Prenons pourexemple le concept de l'être suprême.
Le concept du Dieu du déisme est un conceptabsolument pur de la raison, qui ne fait à vrai dire
TROISIÈME PARTIE. 207
que représenter une chose contenant toute réalité,incapable d'ailleurs d'en donner une seule déter-mination, parce que le modèle en serait emprunté
au monde sensible ; auquel cas je n'aurais toujoursaffaire qu'à un objet des sens, et non à quelquechose d'absolument hétérogène qui ne puisseêtre objet des sens. En effet, je lui attribuerais
par exemple l'entendement, mais je n'ai l'idée
que d'un entendement semblable au mien, c'est-à-dire d'un entendement qui doit recevoir parles sens des intuitions et se charger de les sou-mettre aux règles de l'unité de la conscience.Mais alors les éléments de mon concept appar-tiendraient aux phénomènes; or l'insuffisancemême des phénomènes me forcera de les dépasser
pour atteindre jusqu'au concept d'un être qui ensoit indépendant ou qui leur soit lié comme auxsimples conditions de sa détermination. Si jesépare alors l'entendement de la sensibilité pourobtenir un entendement pur, il ne reste que laforme pure de la pensée sans intuition, qui neme permet de connaître rien de déterminé, parsuite aucun objet. Je devrais donc en fin de
compte concevoir un autre entendement qui aitl'intuition des objets, entendement dont je n'ai
pas la moindre idée, parce que l'entendement
208 PROLÉGOMÈNES.
humain est discursif et ne peut connaître que pardes concepts universels. Môme chose m'arrive,si j'attribue à l'être suprême une volonté, car jene puis la concevoir qu'au moyen de mon expé-rience interne : or je trouve dans cette expérience
que ma satisfaction dépend d'objets dont l'exis-
tence m'est indispensable et qu'ainsi la sensibilité
en est le fondement, ce qui est absolument con-tradictoire avec le pur concept de l'être suprême.
Les objections de Hume contre le déisme sontfaibles et n'atteignent jamais rien de plus queson appareil de preuves sans atteindre jamais leprincipe de l'affirmation déiste. Mais contre lethéisme qui doit se constituer en déterminant deplus près notre concept purement transcendant del'être suprême, elles sont, très fortes, et, suivantla façon dont on a formé ce concept, irréfutablesdans certains cas, qui sont en fait tous les casordinaires. Hume estime que dans le pur conceptd'un être premier auquel nous n'attribuons quedes prédicats ontologiques (éternité, omnipré-
sence, omnipotence) nous ne pensons en réalitérien de déterminé; il faudrait, suivant lui, yajouter des propriétés qui puissent en fournir unconcept in concrelo; il ne suffirait pas de direqu'il existe une cause, il faudrait dire encore
TROISIÈME PARTIE. 209
comment se comporte sa causalité, si elle agitpar entendement ou par volonté ; ensuite il s'enprend à la doctrine elle-même, c'est-à-dire authéisme, puisqu'il n'avait encore battu en brèche
que les preuves fondamentales du déisme, cequi n'entraîne avec soi aucun danger sérieux.Ses arguments dangereux ont tous rapport àl'anthropomorphisme qui est, selon lui, insépa-rable du théisme et contradictoire en lui-même :
si d'ailleurs on abandonnait l'anthropomor-phisme, le théisme s'écroulerait par là même, etil ne resterait plus qu'un déisme dont on ne peutrien tirer, qui ne peut être d'aucune utilité, niservir à fonder une religion et une morale quel-
conques. S'il était certain qu'on ne pût éviter l'an-thropomorphisme, les preuves de l'existenced'unêtre pourraient être ce qu'elles voudraient, ellespourraient être toutes accordées, nous ne sau-rions jamais pourtant déterminer le concept de
cet être sans nous perdre dans des contradictions.Si à cet ordre d'éviter tous les jugements
transcendants de la raison pure nous joignonsl'ordre, contraire en apparence, de nous éleverjusqu'aux concepts qui sont en dehors du domainede l'usage immanent (empirique), nous nousapercevrons que tous deux peuvent subsister
l'i
21U PROLÉGOMÈNES.
ensemble, mais uniquement et précisément surla limite de tout usage légitime de la raison, carcette limite appartient tout aussi bien au domainede l'expérience qu'à celui des êtres de la pensée,
et nous apprenons ainsi comment chacune de cesidées remarquables sert à la détermination deslimites de la raison humaine, c'est-à-dire qu'ellesservent d'une part à étendre la connaissance del'expérience tout en la limitant, de sorle qu'il nenous reste rien de plus à connaître que le monde,tout seul, et d'autre part à ne pas dépasser leslimites de l'expérience, et à juger des choses qui
sont au delà de l'expérience comme des choses
en soi.Nous nous tenons sur cette limite si nous
bornons notre jugement au simple rapport quepeut avoir le monde avec un être dont le conceptest en dehors de toute la connaissance que nouspuissions avoir à l'intérieur du monde. Alors eneffet nous n'attribuons à l'être suprême, commedes propriétés en soi, aucune des qualités parlesquelles nous pensons les objets de l'expérienceet nous évitons ainsi l'anthropomorphisme dyna-mique, mais nous en attribuons pourtant à sonrapport avec le monde en nous permettant MU
anthropomorphisme symbolique qui, en l'ail,
TROISIÈME PARTIE. 211
n'a de rapport qu'au langage et non à l'objetmême.
Si je dis que nous sommes forcés de considérerle monde comme s'il était l'oeuvre d'un entende-ment et d'une volonté suprêmes, je dis en véritéceci et uniquement ceci : de même qu'une hor-loge, un vaisseau, un régiment se rapportent à
un horloger, à un ingénieur, à un colonel, demême le monde sensible (ou tout ce qui sert defondement à cet ensemble de phénomènes) serapporte à l'inconnu dont mon intelligencen'atteint pas ce qu'il est en lui-même, mais dumoins ce qu'il est pour moi, c'est-à-dire sonrapport au monde dont je suis une partie.
§38.
Une pareille connaissance est une connaissance
par analogie : expression qui n'a point le sens,qu'on lui donne généralement, d'une ressem-blance imparfaite entre deux choses, mais d'uneparfaite ressemblance entre deux rapports quilient des choses tout à fait différentes '. Celte
i. Ainsi, il y aune analogie entre le rapport juridiquedes actions humaines et le rapport mécani«|ue des forcesmotrices : je ne puis rien faire contre autrui sans lui
212 PROLÉGOMÈNES.
analogie permet au concept de l'être suprême do
rester suffisamment déterminé pour nous, bien
que nous en ayons retranché tout ce qui pourraitêtre détermination absolue et en soi; car nous le
déterminons par rapport au monde, et consô-quemment par rapport à nous : et il n'en faut pasdavantage. Les attaques do Hume contre ceuxqui veulent une détermination absolue de ceconcept dont ils empruntent les matériaux à leuresprit même et au monde, ne nous atteignentdonc pas ; il ne peut plus nous objecter qu'il nenous restera rien si nous retranchons du conceptde l'être suprême l'anthropomorphisme objectif.
Supposons en effet que dès le début (ainsi que
donner le droit de m'en faire autant dans les mêmes con-ditions; de même, un corps ne peut exercer sur un autrecorps sa force motrice sans déterminer par cela seul cetautre corps à réagir dans la même mesure. Le droit cl laforce motrice sont choses entièrement différentes, mais ilexiste pourtant une ressemblance complète dans leursrapports. Grâce à une telle analogie, je puis concevoirnettement les rapports de choses qui me sont absolumentinconnues. Par exemple : le soin du bonheur des enfants(= a) est à l'amour des parents (= b) ce qu'est le salutdu genre humain (= c) à l'inconnue en Dieu (= x), quenous appelons Amour; je ne prétends point que cet amourait la moindre ressemblance avec une inclination humaine,mais nous pouvons comparer le rapport qu'il soutientavec le inonde au rapport que les choses du monde sou-tiennent entre elles. La conception du rapport n'est iciqu'une simple calégorie, je veux dire le concept de cause,«jui n'a rien à faire nxee la sensibilité.
TROISIÈME PARTIE. 213 '
le fait, dans les dialogues do Hume, Philon,l'adversaire de Cléanthe), on nous accorde commeune hypothèse nécessaire le concept déiste del'être premier qui détermine cet être par desprédicats purement ontologiques de substance, de
cause, etc. Celte détermination est nécessaire,puisque la raison ne fait de progrès dans lemonde sensible que par de simples conditionstoujours soumises elles-mêmes à d'autres con-ditions, sans quoi elle ne pourrait se satisfaire;et elle est aisée à faire, sans tomber dansl'anthropomorphisme, qui tire des prédicats dumonde sensible pour les attribuer à un êtreentièrement différent du monde; précisément
parce que ces prédicats ne sont que de. purescatégories qui ne donnent aucune déterminationà leurs concepts, et par là même aussi ne lesbornent point aux conditions de la sensibilité; desorte que rien ne peut nous empêcher d'attribuerà cet être une causalité do raison par rapport aumonde et de nous élever au théisme, sans êtreobligés de faire de cette raison son attribut ensoi, sa propriété essentielle. — Je dis en premierlieu qu'elle est nécessaire,car c'est le seul moyenpossible de pousser jusqu'à son degré le plusélevé, toujours d'accord avec lui-même, l'usage
211 PROLÉGOMÈNES.
de la raison, relatif à la totalité do l'expériencepossible dans le monde sensible, alors qu'onadmet une raison suprême comme cause de toutesles liaisons dans le monde sensible ; un tel principedoit lui être toujours utile, sans jamais lui devenirnuisible dans son usage expérimental. Et je dis
en second lieu qu'elle est aisée, car nous appli-
quons la raison non point comme une propriétéà l'être premier en lui-même, mais à son rapportavec le monde sensible, et ainsi l'anthropomor-phisme est entièrement évité. En effet, il nes'agit ici que de la cause de la forme rationnellequi se montre de toute part dans le monde,et lorsque nous attribuons la raison à l'êtresuprême en tant qu'il contient le fondement decette forme rationnelle du monde, c'est simple-ment par analogie, c'est-à-dire en tant que celteexpression désigne le rapport que cette causesuprême inconnue soutient avec le monde, afinde donner à toutes choses une déterminationaussi conforme qu'il est possible à la raison. Onévite par là d'attribuer à Dieu la raison commeune propriété, on en fait simplement usage pourconcevoir le monde, comme cela est nécessairepour atteindre suivant un principe le plus grandusage possible de la raison relative au monde.
TROISIÈME PARTIE. 21f)
Nous reconnaissons ainsi que l'êlre suprême,considéré en lui-même, est tout à fait impéné-trable, et que la pensée est incapable d'enacquérir une détermination; ce qui, d'après laconception que nous avons de la raison, causeefficiente (grâce à la volonté), nous interdit toutà la fois d'en faire un usage transcendant, pourdéterminer la nature divine par des propriétéssimplement empruntées à la nature humaine, de
nous égarer ainsi dans des concepts grossiers oumystiques; et d'autre part de noyer l'observationdu monde dans des explications hyperphysiques,suivant des concepts transportés de la raisonhumaine en Dieu, et de détourner par là cetteobservation de sa fonction propre qui est d'étudierla nature seulement à l'aide de la raison, et nonpoint du tout d'oser déduire les phénomènesd'uneraison suprême. L'expression adéquate de cettepensée infirme qui est la nôtre sera donc quenous concevons le monde comme s'il tenait sonexistence et sa destination intime d'une raisonsuprême; par là, nous pouvons d'une part con-naître la constitution intime du monde lui-même
sans toutefois prétendre en déterminer la causeen elle-même; et d'autre part placer dans le
rapport de la cause suprême au monde le principe
216 PROLÉGOMÈNES.
de cette constitution (la forme rationnelle dumonde) en constatant précisément que le monde
ne se suffit pas à lui-même '.Ainsi s'évanouissent les difficultés qui sem-
blaient ruiner le théisme; au principe fonda-mental de Hume qui nous interdit de pousserl'usage dogmatique de la raison au delà dudomaine de l'expérience possible, s'ajoute eneffet un autre principe qui échappe complètementà Hume : c'est qu'il ne faut jamais considérer ledomaine de l'expérience possible comme unechose qui, aux yeux de notre raison, se limited'elle-même. La critique de la raison détermineici justement le véritable milieu entre le dogma-tisme qu'il combattait et le scepticisme qu'il pré-conisait : milieu bien différent de ceux que l'on
nous engage à déterminer mécaniquement pourainsi dire (un peu de l'un, un peu de l'autre), et
1. Je «lirai : la causalité de la cause suprême esl parrapport au monde ce qu'est la raison humaine par rapportà l'oeuvre d'art. Ainsi la nature de la cause suprême de-meure inconnue : je compare seulement son effet «pic jeconnais (l'ordre du monde) et sa conformité à la raisonavec l'effet de la raison humaine qui m'est égalementconnu, et par conséquent j'appelle la première cause uneraison sans cependant entendre par là précisément ce quej'entemls dans l'homme par celte expression, ou sans luiattribuer comme sa propriété une qualilé «pie je connaî-trais d'ailleurs.
TROISIÈME PARTIE. 217
qui n'apprennent à personne le mieux véritable;mais une sorte de moyenne exactement détermi
-
nable suivant des principes.
S 30.
Au début de cette remarque, je me suis servide la métaphore de limite pour désigner lesbornes qu'a la raison dans son usage légitime. Le
monde sensible ne contient que de purs phéno-mènes; ce ne sont pas des choses en soi; maisprécisément parce que, pour l'entendement, lesobjets de l'expérience ne sont que de purs phé-nomènes, l'entendement doit admettre l'existencede ces choses en soi (noumena). Notre raisonembrasse donc à la fois ces deux existences, etl'on se demande comment procède la raison pourlimiter l'entendement sur ces deux terrains.L'expérience, qui renferme tout ce qui appartient
au monde sensible, ne se limite pas elle-même,elle va toujours d'un conditionné à un autre con-ditionné. Ce qui doit la limiter doit être totale-ment en dehors d'elle, et c'est le domaine desêtres purement intelligibles. Mais ce domaineest pour nous un espace vide, quand il s'agit dedéterminer la nature de ces êlres purement intel-
218 PROLÉGOMÈNES.
ligibles; nous ne pouvons dépasser le domaine de
' l'expériencepossible, en continuant de faire usagede concepts dogmatiquement déterminés. Mais
comme une limite est une chose positive, quiappartient à la fois au contenu interne et à l'espacesitué en dehors de sa surface donnée, elle con-stitue véritablement une connaissance positive,dont participe la raison qui s'étendra justementjusqu'à cette limite, sans toutefois tenter de ladépasser, parce qu'en dehors elle se trouverait enface d'un espace vide, où elle peut bien concevoirdes formes pour les choses, non point les choses
en elles-mêmes. Or la limitation du domaine del'expérience par une chose qui lui est d'ailleursinconnue demeure cependant une connaissancequi subsiste pour la raison dans cet état même,
car elle n'est pas renfermée à l'intérieur du mondesensible, et ne s'égare point en dehors, mais ainsiqu'il convient à une connaissance de limite, elleest bornée simplement au rapport do ce qui estrenfermé au dedans.
La théologie naturelle est un concept de cetteespèce situé à la limite de la raison humaine,puisqu'elle se voit obligée de s'élever à l'idéed'un être suprême (et aussi, dans ses rela-tions avec la pratique, à l'idée d'un monde inlcl-
TROISIÈME PARTIE. 219
ligible); — non qu'elle prétende découvrir par là
une détermination relative à cet être purementintelligible, en dehors par suite du monde sen-sible, mais elle veut diriger son propre usage dansl'expérience, suivant les principes de la plusgrande unité possible (tant théorique que pra-tique) ; et dans cette vue se servir du rapport de
cette unité à une raison autonome, cause de toutes
ces liaisons. Ce n'est donc point purement etsimplement se créer un être à sa propre imagi-nation, mais comme nécessairement en dehors dumonde sensible il existe quelque chose que seull'entendement pur conçoit, c'est la seule façon do
le déterminer, bien que ce soit une pure analogie.Ainsi subsiste notre position précédente qui est
le résultat de toute la Critique : la raison avectous ses principes a priori ne nous fait connaîtrerien de plus que les simples objels de l'expé-rience possible, et de ces objels eux-mêmes riende plus que ce qui peut en être connu dans l'expé-rience; mais cette expérience ne l'empêche pasde nous mener jusqu'aux limites objectives del'expérience, c'est-à-dire jusqu'à un rapport àquelque chose qui n'est pas lui-même objet
d'expérience, mais principe suprême de touteexpérience, sans toutefois nous apprendre rien
220 PROLÉGOMÈNES.
de ce principe considéré en lui-même, mais seu-lement du rapport qu'il soutient avec son usageparfait et dirigé vers le but le plus élevé dans lechamp de l'expérience possible. Telle est aussila seule utilité que l'on puisse raisonnablementsouhaiter, et l'on a sujet de s'en contenter.
§00.
Ainsi nous avons exposé et développé la possi-bilité subjective d'une métaphysique telle qu'elleest donnée en fait dans la disposition naturelle dela raison humaine, telle qu'elle forme le but essen-tiel de son activité. Nous avons trouvé que, si unediscipline, que seule la critique scientifique peutrendre possible, ne vient lui mettre un frein et la
contenir dans ses bornes, l'usage simplementnaturel d'une pareille disposition de notre raisonl'égaré dans des conclusions transcendantes, dontles unes sont simplement spécieuses, dont les
autres, se combattant entre elles, sont dialecti-
ques; nous avons montré en outre que cette méta-physique faile de logomachie est inutile à la con-naissance de la nature, et qu'elle lui est mêmenuisible, et toujours pourtant il demeure un pro-blème digne de nos efforts: découvrir les fins de la
TROISIÈME PARTIE. 221
nature auxquellesdoit être rapportée cette disposi-tionde notreraisonà formerdesconcepts transcen-dants, parce que tout ce qui est dans la nature peutdans son origine être rapporté à une vue d'utilité.
En fait, une pareille recherche est périlleuse :
aussi je reconnais que les choses que je pourraisdire à ce sujet, comme tout ce qui touche aux finspremières de la nature, ne sont que de puresconjectures; mais, dans ce cas, elles me serontbien permises, puisqu'il s'agit de déterminer nonpoint la valeur objective des jugements méta-physiques, mais notre disposition naturelle à lesformer, et qu'on sort ainsi du système de la méta-physique pour rentrer dans l'anthropologie.
Or, en considérant toutes les idées transcen-dantales dont l'ensemble forme les fonctions pro-pres de la raison pure naturelle à l'homme, qui lacontraint d'abandonner la simple observation dede la nature, pour s'élever au-dessus de touteexpérience possible, et de constituer par cet effortla chose, science ou logomachie, qui s'appellemétaphysique,je crois m'apercevoir que le but de
cette disposition naturelle est d'affranchir notrepensée des chaînes de l'expérience et des bornesde la simple observation de la nature, pour lui
permettre au moins d'apercevoir un champ ouvert
222 PROLÉGOMÈNES.
devant elle, dont les objels n'existeront que pourl'entendementpur, inaccessible toujours à la sen:sibilité; mais ce n'est point sans doute afin quenous fassions de ces idées l'objet de notre spécu-lation, car nous ne trouverions plus alors un ter-rain où nous pourrions avoir pied, mais afin quenous nous attachions aux principes pratiques,qui, sans un espace libre qui nous force de lesattendre et de les espérer, ne pourraientatteindreà cette universalité qui est pour les vues moralesde la raison un irrésistible besoin.
Je constate en effet que, si l'idée psychologique
ne peut rien m'apprendre sur l'essence pure del'âme humaine, élevée au-dessus de tout conceptexpérimental, au moins elle me démontre assezclairement l'insuffisance de l'expérience; et parlà elle m'éloigne du matérialisme, comme d'uneconception psychologique qui fausse l'explicationde la nature et restreint les vues pratiques de laraison. De même, en démontrant que toute con-naissance possible dans la nature est incapablede satisfaire aux exigence légitimes de la raison,les idées cosmologiques servent à nous éloignerdu naturalisme qui veut donner une explicationde la nature se suffisant à elle-même. Enfin,
comme d'une part toute nécessité naturelle a toit-
TROISIÈME PARTIE. 223
jours ses conditions dans le monde sensible, puis-qu'elle suppose toujours la dépendance mutuelledes choses, comme d'autre part la nécessitéinconditionnée ne peut être cherchée que dansl'unité d'une cause distincte du monde sensible,dont la causalité, si elle était toute naturelle, nenous mettrait jamais en mesure de comprendrel'existence du contingent comme sa conséquence,l'idée théologique permet à la raison de se dégagerdu fatalisme, c'est-à-dire de la conception d'uneaveugle nécessité de la nature, soit dans la con-nexion de la nature elle-même qui se passeraitde principe premier, soit dans la causalité de ceprincipe lui-même, et elle conduitainsi au conceptd'une cause par liberté, c'est-à-dire d'une intel-ligence suprême. Les idées transcendantalesdonc, à défaut d'un enseignementpositif, ont cetteutilité de détruire les affirmations téméraires quirestreignent le domaine de la raison, matéria-lisme, naturalisme ou fatalisme; et par suite, deréserver un espace libre aux idées morales, endehors du champ de la spéculation; et voilà, ceme semble, qui expliquerait dans une certaine
mesure cette disposition naturelle.L'utilité pratique que peut avoir une science
pu renient spéculative demeure en dehors des
224 PROLÉGOMÈNES.
limites de cette science, elle peut donc être con-sidérée comme un simple scolie qui, comme tousles scolies, ne forme pas une partie de la scienceelle-même. La philosophie, toutefois, contient cerapport d'utilité à l'intérieur même de ses limiteset surtout celte philosophie qui. puise aux sourcespures de la raison, où l'usage spéculatif de la«aison en métaphysique et son usage pratique
en morale doivent nécessairement trouver leurunité. Par suite, si, considérée comme un effetnaturel, la dialectique inévitable de la raison pureen métaphysique n'est qu'une pure illusion qui abesoin d'être dissipée, conçue comme une oeuvrede la nature, elle mérite d'être expliquée, si celaest possible, par son but, bien qu'on ne soii pasen droit d'affirmer que celle explication rende ungrand service à la métaphysique proprement dite.On doit regarder comme un second scolie, qui serattache, il est vrai, plus étroitement à l'objet dela métaphysique, la solution des questions qui
sont soulevées dans la Critique (pages 012-008 *).
Là sont exposés en effet certains principes de la
raison qui déterminent a priori l'ordre de la na-ture, ou plutôt l'entendement qui doit chercher
' Trad. Uarni, t. M, p. 22e«2ol.
TROISIÈME PARTIE. 225
leurs lois par l'expérience : ces principes appa-raissent relativement à cette expérience commeconstitutifs et législatifs, quoiqu'ils aient leur ori-gine dans la raison pure qu'on ne peut pas ré-duire, comme on réduit l'entendement, à n'êtreque le principe de l'expérience possible. Dès lors,si cet accord repose sur ce fondement qu'il nedépend pas de la sensibilité elle-même comme lanature dépend des phénomènes ou de leur source,mais qu'il se rencontre seulement dans le rapportqui unit la sensibilité à l'entendement, alors l'en-tendement devient capable d'atteindre à l'unitécomplète de son usage en vue de toute l'expé-rience possible, unité qui se réalise dans unsystème, mais seulement par rapport à la raison;et par suite aussi l'expérience devient indirecte-ment soumise à la législation de la raison ; et ceux-là pousseront plus loin leurs méditations,qui veu-lent rechercher la nature de la raison même horsde son usage dans la métaphysique ou dans lesprincipes universels afin d'en exposer systémati-quement l'histoire naturelle; car si j'ai montrédans cet ouvrage l'importance de la question, jen'en ai point entrepris la résolution l.
1. C'a été dans la Critique mon dessein persistant de nelien négliger de ce. «pli pourrait rendre complètes nos
15
22G PROLÉGOMÈNES.
Et ainsi je termine la solution analytique de laquestion capitale que j'avais posée moi-même :
comment la métaphysique en général est-elle pos-sible? partant de ce qui me donnait en fait uneapplication, ou tout au moins une conséquencede son usage, je suis remonté jusqu'aux principesde sa possibilité.
recherches sur la nature de la raison pure, si profondé-ment qu'elle semblât se cacher à nos regards. Chacun estlibre de pousser ses recherches aussi loin qu'il voudra,une fois qu'il possède l'indication des «pieslions à. traiter;et c'est précisément cette indication qu'on était en droitd'attendre de l'homme qui s'est donné pour lâche demesurer le terrain tout entier, laissant à d'autres le soin«l'y élever plus tard l'édifice et «l'en distribuer à leur gréles parties: Ici est précisément l'objet de ces deux scolicsque, en raison de leur aridité, je ne recommanderai guèreaux amateurs : mais aussi ne les ai-je écrits que pour lesconnaisseurs.
RESOLUTION
DU PROULEME GÉNÉRAL DKS PROLEGOMENES
Comment la métaphysique est-elle possiblecomme science?
La métaphysique est réelle comme dispositionnaturelle de la raison, mais considérée en elle-même, elle est dialectique et trompeuse (commel'a prouvé la solution analytique do la troisièmequestion capitale). Qui voudra en tirer les pre-miers principes et s'en servir en obéissant à uneillusion qui, pour être naturelle, n'en sera pasmoins mensongère, ne pourra jamais arriver à lascience, ne produira qu'un art de dialectique
sans valeur, où une école peut en éclipser uneautre, mais sans parvenir jamais à obtenir unsuccès légitime et durable.
Pour que la métaphysique puisse, comme
228 PROLÉGOMÈNES.
science, fonder ses prétentions non plus sur unecroyance trompeuse, mais sur l'intelligence deschoses et la certitude réelle, il faut qu'une cri-tique de la raison elle-même détaille, dans unsystème complet, l'ensemble des concepts apriori, leur division, d'après leurs sources diffé-
rentes (sensibilité, entendement et raison), il fautqu'elle en dresse une table complète, qu'elleanalyse ces concepts et tout ce qui en peutsortir, qu'enfin et surtout elle explique par ladéduction la possibilité de la connaissance syn-thétique « prioriy des principes et des limites de
son emploi. Une critique et une critique seulecontient donc le plan entier, éprouvé, vérifié,d'une métaphysique et même tous les moyensde perfectionnement qui permettent à la méta-physique de devenir une science. Toutes lesautres voies et tous les autres moyens la rendent
simpossible. La question est donc moins do savoircomment un tel travail est possible que de savoircomment il peut être mis en train, comment debons esprits qui se sont fourvoyés jusqu'ici dansdes travaux stériles, pourront être ramenés versune oeuvre qui ne trompera pas, comment enfin
on peut le mieux produire l'union générale envue d'une fin commune.
RÉSOLUTION DU PROBLÈME. 229
Ceci du moins est certain : quiconque a goûté
une fois de la critique est éternellement dégoûtédu bavardage dogmatique auquel il prenait né-cessairement plaisir autrefois, tant que sa raisonavait besoin de quelque chose et ne trouvait riende mieux pour sa subsistance. La critique est
aux écoles vulgaires de métaphysique ce qu'estla chimie à l'alchimie, ou l'astronomie à l'astro-logie divinatrice. Je suis sûr qu'il n'y a pasd'homme qui, après avoir médité et compris lesprincipes de la critique, ne fût-ce que dans cesProlégomènes, reviendra jamais à son ancienneet sophistique science d'illusion; au contraire, il
verra avec un certain plaisir une métaphysiquequi désormais est dans toute sa force, qui n'aplus besoin d'aucune découverte préliminaire,qui, pour la première fois enfin, donne à laraison une satisfaction durable. Car c'est là unavantage sur lequel la métaphysique seule, entretoutes les sciences possibles, peut compter avecassurance; elle peut espérer d'arriver à sa per-fection, à un état d'excellence où elle ne pourraplus subir de transformation, où elle ne pourraplus s'augmenter par des découvertes nouvelles;
car la raison n'a pas ici les sources de sa con-naissance dans les objets ni dans l'intuition
230 PROLÉGOMÈNES.
de ces objets (qui no pourront jamais lui rienapprendre de nouveau), elle les a en elle-même,et lorsqu'elle aura des lois fondamentales de sonpouvoir une connaissance complète et à l'abri detoute méprise, il ne restera rien que la raison
pure puisse connaître a priori, il ne resteramême plus de question qu'elle soit fondée à sou-lever. La perspective assurée d'une science aussidéterminée et aussi fermée possède en soi unattrait singulier alors même qu'on laisse de côtétoute question d'utilité (question dont j'auraiencore à parler plus loin).
Tout ait faux, toute science vaine dure sontemps, puis se détruit de soi-même; et le momentde sa plus haute culture est en même tempsl'instant de sa chute. Pour la métaphysique, cemoment est arrivé; c'est ce que prouve l'étatdans lequel elle est tombée chez tous les peuplessavants alors que toutes les sciences y sont étu-diées avec tant de zèle. L'ancienne police:desuniversités conserve encore son ombre, uneseule académie des sciences provoque encore de
temps en temps, par des prix qu'elle promet,quelques recherches sur son domaine, mais la
Imétaphysique n'est plus comptée parmi les
| sciences fondamentales et l'on comprend qu'un
RÉSOLUTION DU PRÔIILÈME. 231
homme d'esprit, si l'on voulait le nommer grandmétaphysicien, refuserait ce titre décerné dans
une bonne intention, mais qui ne fait envie à
personne.Mais, si le temps de la décadence de toute
métaphysique dogmatique est incontestablementarrivé, il s'en faut encore de beaucoup que l'onpuisse dire que le temps de sa résurrection parla critique profonde et complète.de la raison soitdéjà venu. Lorsqu'on passe d'une inclination àl'inclination contraire, il y a toujours un instantd'indifférence, et cet instant est le plus dange-
reux de tous pour un écrivain, mais il me semblequ'il est le plus favorable à la science; car,lorsque la dissolution complète des liens anté-rieurs a tué l'esprit de parti, les intelligencessont dans la meilleure disposition pour écouterdes propositions en faveur d'une nouvelle unjon
conçue d'après un tout autre plan.Quand j'ose espérer que ces Prolégomènes
susciteront peut-être des recherches dans ledomaine de la critique, qu'ils donneront à l'espritgénéral de la philosophie l'aliment qui paraît lui
manquer dans la partie spéculative (j'entends unnouvel objet d'occupation gros de promesses), jesais bien que je puis déjà être certain par avance
232 PROLÉGOMÈNES. \que quiconque aura été mécontent et dégoûté duchemin semé d'épines que je lui ai fait suivredans la critique, me demandera : « Sur quoi pou-vcz-vous bien fonder cette espérance? » Je ré-ponds : Sur la loi irrésistible de la nécessité./ Attendre que l'esprit humain abandonne une
( fois pour toutes les recherches métaphysiques,c'est attendre que, las de respirer toujours unair impur, nous cessions une fois pour toutes derespirer. Il y aura donc en tout temps dans lemonde, et, ce qui est plus, dans chaque homme,surtout dans tout homme qui pense, une méta-physique que, faute d'une règle manifeste, cha-
cun taillera à sa guise. La connaissance qui apris le nom de métaphysique ne peut suffire à
aucun esprit réfléchi, mais il est impossible aussid'y renoncer complètement; il faut donc tenterenfin soi-même une critique de la raison pure,ou, s'il en existe déjà une, l'examiner, et la sou-mettre à une épreuve universelle; car il n'y apas d'autre moyen de satisfaire à ce besoin pres-sant, qui est plus qu'une simple curiosité.
Depuis que je connais la critique, chaque fois
que j'ai eu terminé la lecture d'un ouvrage demétaphysique, qui me plaisait et me servait parla précision de ses concepts, par la variété,
RÉSOLUTION DU PROBLÈME. 233
l'ordre et la facilité de son exposition, je n'ai pum'empêcher de me poser cette question : Cetauteur a-t-il réellement fait avancer d'un seul
pas la métaphysique? Je demande pardon auxsavants dont les écrits m'ont été utiles à un autrepoint de vue et qui ont toujours contribué à laculture de mon âme, je leur demande pardond'avouer que, ni dans leurs recherches, ni dans
mes recherches antérieures (et cependant monamour-propre parle en leur faveur), je n'ai putrouver que cette même métaphysique ait fait unseul pas; et il y a de cela des raisons bien natu-relles : cette science n'existait pas encore à cemoment, et elle ne peut pas se composer depièces et de morceaux : il faut qu'avant tout songerme soit entièrement formé dans la critique.Mais, pour prévenir toute méprise, il faut bien serappeler ce que j'ai dit précédemment : le manie-ment analytique de nos concepts a sans doutebeaucoup servi à l'intelligence, mais la sciencemétaphysique n'en a été nullement étendue; carces décompositions de concepts ne fournissent
que des matériaux qui, plus tard seulement,doivent être employés à la construction de lascience. Ainsi, on peut faire les plus belles ana-lyses et les plus belles déterminations des con-
23 i PROLÉGOMÈNES.
cepts de substance et d'accident; rien de mieux
comme préparation à leur emploi futur ; mais sije ne puis pas prouver que la substance persistedans tout ce qui est réellement, ou que les acci-dents seuls changent, toute l'analyse que j'auraifaite n'aura pas avancé la science d'un pas.Actuellement, la métaphysique n'a pu démontrerd'une manière valable, ni ce principe, ni le prin-cipe de raison suffisante, ni un principe intermé-diaire se rapportant par exemple à la psychologie
ou à la cosmologie, ni en général aucune propo-
?sition synthétique a priori : toute cette analyse
î n'a donc servi de rien ; elle n'a ni donné de solu-tion, ni posé de question, et après tant de fouilleset de fracas, la science en est encore où elle enétait au temps d'Aristote, tandis qu'il eût suffide trouver le fil conducteur de la connaissancesynthétique pour l'élever à un état de perfection
\ incontestablement supérieur.,) Si quelqu'un se croit offensé par cette accusa-
; tion, il peut aisément la réduire à néant, il n'aqu'à produire une seule proposition synthétiqueappartenant à là métaphysique, et à s'engager à
\ en donner a priori une preuve dogmatique; c'est\ seulement alors, s'il réussit, que je lui accorderai
qu'il a réellement fait progresser la science, la
RÉSOLUTION DU PROBLÈME. 235
proposition dont il s'agit fût-elle d'ailleurs suffi-
samment établie par l'expérience commune. On
no saurait poser de condition plus jusle ni plusmodérée; et, dans le cas (infailliblement certain)où l'on n'y satisferait pas, aucune affirmation nepeut être plus fondée que celle-ci : la métaphy-sique, comme science, n'a pas encore commencéd'exister.
Il y a deux choses que je défends à mon adver-saire dans le cas où mon appel serait entendu : la
•première, c'est de se servir du jeu de la vrai-semblance et de l'hypothèse, qui sont aussifunestes à la métaphysique qu'à la géométrie; laseconde, c'est de décider à l'aide de la baguettedivinatrice du prétendu bon sens qui ne révèlerien à personne, mais qui se plie au caractèreparticulier de chacun.
Pour le premier point, en effet, rien de plusabsurde dans une métaphysique, dans une philo-sophie de la raison pure, que de vouloir fonder
ses jugements sur la vraisemblance et sur l'hypo-thèse. Tout ce qui doit être connu a priori estdonné par là même comme apodictiquementcertain, il faut par conséquent le démontrer
comme tel. A ce compte, on pourrait aussi bienfonder sur des possibilités une géométrie ou une
23G PROLÉGOMÈNES.
1 arithmétique; car il faut observer qu'en mathé-' matiques, le calcul des probabilités ne contient
m£ffîe pas de jugements vraisemblables, maisdes jugements tout à fait certains sur le degré depossibilité de certains cas dans certaines condi-tions données, conditions qui ne peuvent man-quer de se produire dans la somme de tous les
cas possibles, suivant une loi qui reste pourtantinsuffisamment déterminée pour chaque cas par-ticulier. C'est seulement dans la physique empi-rique que les hypothèses sont permises (au
moyen de l'induction et de l'analogie), et encoreà la condition tout au moins que la possibilitéde l'hypothèse adoptée soit absolument certaine.
L'appel au bon sens à propos de concepts et deprincipes dont on veut établir la valeur, non pasrelativement à l'expérience, mais indépendam-ment de l'expérience, est, si c'est possible, encorepire. Qu'est-ce en effet que le bon sens? C'estle sens commun, lorsqu'il juge sainement Etqu'est-ce maintenant que le sens commun? C'estle pouvoir de connaître et d'employer les règlesin concreto, par opposition à l'intelligence spé-culative, pouvoir de connaître les règles inabslraclo. Ainsi, le sens commun comprendraà peine la maxime : tout ce qui arrive est déter-
RÉSOLUTION DU PROBLÈME. 237
miné par sa cause; jamais du moins il ne pourrala saisir ainsi sous son aspect universel. Il endemande un exemple tiré de l'expérience, etquand il apprend qu'elle n'est que l'expressionde ce qu'il a toujours pensé lorsqu'on a briséun carreau ou volé un meuble, il comprend etreconnaît ce principe. Le sens commun n'a doncd'usage que là où il peut voir ses règles, qui sontcependanten lui a priori, confirmées dans l'expé-rience; par suite, lorsqu'il s'agit d'apercevoir cesrègles a priori et indépendamment de l'expé-rience, ce rôle revient à l'intelligence spécula-tive et dépasse absolument l'horizon du senscommun. Or, la métaphysique n'a affaire qu'àcette connaissance a priori : d'où il suit que c'estassurément une mauvaise marque de bon sensque de se réclamer d'un garant qui n'a point icid'autorité pour juger, et pour qui l'on n'a qu'unregard de mépris jusqu'au jour où l'on se voit endanger et où l'on ne sait se guider et se soutenirsoi-même à travers la spéculation.
C'est chez ces faux amis du sens commun quil'estiment à l'occasion, mais d'ordinaire le mé-prisent, un subterfuge habituel de dire : « Il doit
y avoir en définitive quelques propositions im-médiatement certaines qu'on n'a jamais besoin
23S PHOLKGOMKXKS.
de démonlror ni môme do justifier parce quosans elles on n'en finirait jamais de remonter
aux principes de ses jugements ». Mais pourprouver cette affirmation, en dehors du principede contradiction qui ne suffit pas a établir lavérité des jugements synthétiques, ils ne peuventjamais, en fait de chose indubitable dont ilspuissent attribuer au sens commun la connais-
sance immédiate, alléguer d'autre exemple quocelui des propositions mathématiques : parexemple, deux fois deux font quatre; entrodeux points on ne peut mener qu'une lignedroite, etc. Mais ce sont là des jugements qu'unabîme sépare des jugements métaphysiques. Car
en mathématiques je puis créer par la penséemôme (construire) tout ce que mes concepts mereprésentent comme possible; j'additionne deuxet deux et je crée le nombre quatre; je mène
par la pensée d'un point à un autre des lignesde toute espèce et je n'en puis mener qu'.uneseule qui soit semblable à elle-même dans toutesses parties (égales ou inégales). Mais, même enm'appliquant de toutes les forces de ma pensée,je ne puis pas tirer du concept d'une chose le
concept d'une autre chose dont l'existence estliée nécessairement à la première; il faut que je
RÉSOLUTION' DU PROM-KMR. 239
consulte l'expérience, et bien quo mon entende-ment me donne immédiatement a priori (quoique
co soit toujours par rapport à une expériencepossible) le concept d'une liaison pareille (lacausalité), je ne puis pas cependant, comme jefais .pour les concepts do la mathématique, lereprésenter a priori dans l'intuition, et établirainsi a x>riori sa possibilité; or, co concept,
avec les principes do son application, pour êtrevalable a priori — comme le demande la méta-physique, — a toujours besoin d'une justificationet d'une déduction de sa possibilité, sans quoi onne sait pas jusqu'où s'étend sa valeur, où sonusage se restreint à l'expérience, où il la dépasse.On ne peut donc jamais, tant' que la métaphy-sique demeure une science spéculative de laraison pure, en appeler au sens commun, mais
on le peut lorsqu'on est forcé de l'abandonner,lorsqu'on est forcé de renoncer à toute connais-
sance spéculative pure, qui doit toujours être
une science, à la métaphysique elle-même et àl'instruction qu'elle nous donne dans certainescirconstances, et alors on trouve qu'une croyanceraisonnable nous est seule possible, qu'elle suffità nos besoins (mieux peut-être que la scienceelle-même). Car alors l'aspect des choses est
210 pnoLi':c.oMÈNi:s.
entièrement transformé. La métaphysique doitêtre une science, et non seulement dans l'en-semble, mais même dans toutes ses parties, sansquoi elle n'est rien; car, comme spéculation dela raison pure, elle n'a rapport absolumentqu'aux connaissances universelles. En dehorsd'elle cependant, la vraisemblance et le senscommun peuvent avoir un emploi utile et légi-time; mais cela d'après des principes qui leursont tout à fait spéciaux et qui tirent toujoursleur autorité de leur effet pratique.
Voilà les conditions que je me crois autoriséà réclamer pour la possibilité d'une métaphy-sique comme science.
APPENDICE
BUIl LES CONDITIONS QUI POURRONT RÉELLEMENT
FAIRE DE LA MÉTAPHYSIQUE UNE SCIENCE
Puisque tous les chemins que l'on a suivis jus-qu'ici n'ont pas mené au but, puisque sans unecritique préalable de la raison pure un pareil butne sera jamais atteint, il ne semble pas exagéréde réclamer pour l'essai que nous présentons ici
une critique précise et minutieuse, à moins qu'on
ne juge plus convenable d'abdiquer d'abord touteprétention à la métaphysique, auquel cas, et sil'on reste fidèle à son projet, il n'y a pas d'objec-tion à faire. Prenons le cours des choses tel qu'ilest .réellement, et non tel qu'il devrait être, onpeut prononcer deux sortes de jugements : unjugement qui précède la recherche; par exemple,
16
ïïl PROLÉGOMÈNES.
dans notre cas, le jugement que le lecteur tire
• de sa métaphysique sur la critique de la raison
pure (qui elle-même doit tout d'abord rechercherla possibilité de la métaphysique); et un autrejugement, qui suit la recherche, où le lecteur a lafaculté de laisser un moment de côté les conclu-sions de ces recherches critiques qui paraissent
assez dures contre la métaphysique qu'il avaitautrefois admise et se met à examiner les prin-cipes mêmes d'où étaient déduites ces premièresconclusions. Si ce qu'on appelle métaphysique
commune était achevé d'une façon certaine,
comme l'est la géométrie, le premier jugementserait Valable: car si les conséquences de certainsprincipes contredisaient des vérités constituées,
par cela seul, et sans qu'il faille plus longtempsles examiner, ces principes seraient faux et ondevrait les rejeter. Mais s'il ne se trouve pas enréalité que la métaphysique possède un fonds deprincipes synthétiques d'une incontestable certi-tude, si peut-être même une foule d'entre eux,aussi spécieux que les plus solides eux-mêmes,
se contredisent dans leurs conséquences mutuel-les, si nulle part il ne peut se rencontrer enelle un critérium sûr de la vérité des principesproprement métaphysiques, c'est-à-dire synthé-
APPENDICE. 243
tiques, le premier des jugements dont nous par-lions ne trouve pas à s'appliquer, et la recherchedes principes de la critique doit précéder toutjugement qui décidera si cette critique a unevaleur ou non.
Épreuve d'unjugementsur la Critique,prononcéavant toute recherche.
On peut trouver un pareil jugement dans les
« Nouvelles savantes » de Goettingue. (Supplé-
ment du troisième article, 19 janvier 1782, p. 40
et suiv.)Si un écrivain qui s'est pénétré de l'objet de
son oeuvre, qui s'est appliqué à faire passer com:plètement toute sa réflexion personnelle dansl'élaboration de ses ouvrages, tombe sous la maind'un critique, si le critique de son côté est assezperspicace pour bien découvrir les moments quifont proprement qu'un écrit a une valeur ou n'en
a pas, s'il ne s'arrête pas aux mots, mais s'il vajusqu'aux choses mêmes, sans se contenter de
passer au crible et d'éprouver les principes dontl'auteur est parti, il se peut que la rigueur desjugements déplaise à l'auteur, mais le public parcontre y demeure indifférent, car il y gagne; et
2i4 PROLÉGOMÈNES..
l'écrivain lui-même peut en être content, car il ytrouve l'occasion de justifier ou d'éclaircir sesprincipes qu'un connaisseura examinés de bonneheure, et par là, s'il croit avoir raison au fond,d'écarter à temps la pierre d'achoppement quidans la suite pourrait devenir funeste à sonoeuvre.
Mais je me trouve avec mon critique dans uneposition toute différente. En effet il ne semble pasapercevoir la portée singulière de la recherche àlaquelle je me suis livré avec ou sans succès, et,soit impatience de méditer un ouvrage aussiétendu, soit mauvaise humeur de voir la réformeimminente d'une science sur laquelle il croyaitavoir depuis longtemps fait la lumière, soit, etc'est une conjecture que je fais à contre-coeur,qu'il faille s'en prendre à une étroitesse réelle deconception qui l'empêcherait d'élever sa penséeau-dessus de sa métaphysique d'école, bref, il
déroule brusquement une longue série de propo-sitions auxquelles il est impossible de rien com-prendre, si l'on n'en connaît les prémisses, et çà
et là il jette un blâme dont le lecteur ne saisit pasla raison plus qu'il ne saisit les propositions elles-mêmes qu'il condamne; ce qui rend co critiqueaussi incapable de servir le public et de le rensci-
APPENDICE. 245
gnér, quo de mo nuire dans l'esprit des connais--
seurs, Aussi aurais-je passé complètement cejugement sous silence, s'il ne donnait occasion àquelques éclaircissementscapables de mettre danscertains cas le lecteur de ces Prolégomènes engarde contre une méprise.
Afin d'avoir un point de vue d'où il puisse sanspeine aucune présenter l'ouvrage tout entier sousun jour défavorable à l'auteur, sans aller se fati-
guer pourtant dans une recherche particulière, il
commence et il termine on disant : ce Cet ouvrageest un système d'idéalisme transcendantal (ou,suivant sa traduction, d'idéalisme élevé) ' ».
A la vue do cette ligne, je compris bientôt ceque c'était que cette critique; quelque chose
1. Ce n'est nullement un idéalisme élevé. Les tours éle-vées et les hommes de haute métaphysique qui leur res-semblent, ne sont nullement de mon goût : d'ordinaire ilfait trop de vent autour d'eux. Ma place, e'esl le Hathosfertile de l'expérience; et le mol transcendantal, dont lesens tant de fois expliqué par moi n'a pas été comprisune seule fois par mon critique (tant son regard a étésuperficiel), ne s'applique ù rien qui sorte de l'expérienceil signifie ce qui précède l'expérience a priori, mais dansle but unique et exclusif île rendre possible la connais-sance empirique. t?i ces concepts dépassent l'expérience,leur usage devient ce qu'on appelle transcendant, distinctde l'usage immanent, c'est-à-dire réduit aux limites del'expérience. Mon ouvrage a prévenu d'une façon suffisantetoutes les méprises de ce genre; mais le critique y trou-'vait son compte.
246 PROLÉGOMÈNES.
comme ceci : un homme qui n'a jamais rien en-tendu, rien vu de la géométrie, trouve un Euclide,il est prié de prononcer un jugement sur cet ou-
vrage. Il parcourt le livre, tombe sur un grandnombrede figures et il dit : « Ce livre est un manuelde dessin, l'auteur se sert d'une langue particu-lière pour donner des règles obscures, inintelli-gibles, qui en fin de compte ne nous avancentpas plus que ne pourrait faire un bon coup d'oeilnaturel, etc. ».
Examinons donc ce que c'est que cet idéalismequi traverse tout mon ouvrage, bien qu'il soitloin d'être l'ûme du système.
Le principe de tout idéalisme véritable, depuisl'école d'Élée jusqu'à l'évoque lîerkeley, est con-tenu dans cette formule : « La connaissance des
sens et de l'expérience n'est rien que pure illu-sion; et c'est dans les seules idées de l'enten-dement pur et de la raison pure que réside In
vérité ».Le principe qui régit et détermine complète-
ment mon idéalisme, est celui-ci : « Toute connais-
sance des choses tirée de l'entendement pur etde la raison pure n'est rien que pure illusion, etc'est dans l'expérience que réside la vérité ».
Ma doctrine est directement le contraire de
APPENDICE. 247
l'idéalisme proprement dit. Comment suis-jedonc arrivé à me servir de ce mot pour désigner
une conception tout opposée, et comment le cri-tique, lui, est-il arrivé à l'y retrouver partout?
La solution de cette difficulté repose sur unprincipe que l'on aurait pu très facilement tirerde l'ensemble de l'ouvrage, si on avait voulu.L'espace et le temps avec tout ce qu'ils renfer-ment, ne sont pas choses en soi, ni propriétés dechoses en soi; ils appartiennent simplement à
leurs phénomènes; je le reconnais avec les idéa-listes. Mais les idéalistes, et Berkeley en particu-lier, voyaient dans l'espace une représentationsimplement empirique qui, tout comme les phé-nomènes de l'espace, nous était connue avectoutes ses déterminations, au moyen de l'expé-rience, ou de la perception. Moi, au contraire,j'ai montré que l'espace avec toutes ses détermi-nations (et le temps également, auquel Berkeleynefaisait pasattention) pouvaitctreconnu apriori>
parce que l'espace aussi bien que le temps sont
en nous avant toute perception ou toute expé-rience, comme la pure forme de la sensibilité, etqu'ils rendent possible toute intuition d'eux-mêmes, et avec eux tous les phénomènes. Et la
conséquence c'est, puisque la vérité repose,
248 PROLÉGOMÈNES.
comme sur son évidence, sur des lois universelles' et nécessaires, que l'expérience chez Berkeley
ne peut avoir de critérium de vérité, parce qu'iln'a pas donné aux phénomènes dans l'espace etdans le temps de principe a priori, ce qui en fait
une pure illusion : pour moi au contraire l'espaceet le temps unis aux concepts purs de l'entende-ment prescrivent a priori leur loi à toute expé-rience possible, principe qui nous fournit enmême temps le critérium sûr qui distinguera enelle la vérité de l'illusion f.
•Mon idéalisme, l'idéalismeproprementcritique,est donc d'une nature toute particulière, si parti-culière qu'il renverse l'idéalisme ordinaire, qu'ilconfère pour la première fois à toute connaissance
« priori^ à la géométrio elle-même, une réalitéobjective qui, sans la démonstration que j'ai don-née de l'idéalité de l'espace et du temps, ne pou-
1. L'idéalisme proprement dit a toujours un but mys-tique, et il ne peut pas en avoir d'autre; pour moi, monbut est tout simplement de comprendre la possibilité deconnaître a priori, comme nous faisons, les objets del'expérience, problème qui n'avait pas été résolu jusque-là,qui n'avait même pas été posé encore. Par là s'écroule cetidéalisme tout mystique qui toujours (comme déjà onpeut le voir dans Platon) avait conclu de nos connais-sances fl priori, par exemple la géométrie, à une intuitiondifférente de l'intuition sensible, à l'intuition intellec-tuelle, parce qu'on ne s'était pas rperçu que l'intuitionsensible devait être également a priori.
APPENDICE. 249
vait être affirmée par les plus ardents d'entre les.
réalistes.Dans une pareille situation j'aurais souhaité,
pour prévenir toute méprise, pouvoir donner àma conception un autre nom ; mais il n'était guèrepossible do le changer. Qu'il me soit seulementpermis de lui conserver à l'avenir cette dénomi-nation qui lui a été donnée plus haut d'idéalismeformel, ou mieux encore d'idéalisme critique,
pour le distinguer de l'idéalisme dogmatique doBerkeleyou de l'idéalisme sceptique de Descartes.
Dans cette critique de mon livre je no trouvorien d'autre qui soit remarquable. L'auteur jugepartout « en gros », manière prudemment choisie
parce qu'on n'y trahit pas son savoir propre, ouson ignorance : un seul jugement développé « endétail » comme il convenait à la question capitale,aurait découvert peut-êlre mon erreur, peut-êtroaussi la limite de la sagacité du critique danscette sorte de recherches. Co n'est point uneméchanceté bien élégante et bien raffinée quod'enlever par avance aux lecteurs qui ont l'habi-tude de ne se faire une idée des livres que par le
compte rendu des journaux, le goût de lire unouvrage, de débiter l'une après l'autre tout d'unehaleine une foule de propositions, qui, coupées
250 PROLÉGOMÈNES.i de leur connexion avec les principes qui les prou-vent et qui les éclairent, et surtout quand ellessont comme les nôtres aux antipodes de la méta-physique d'école, apparaissent nécessairement
comme des absurdités, de pousser le lecteur jus-qu'au dégoût, et après m'avoir fait faire connais-
sance avec cette proposition judicieuse que l'il-lusion constante est la vérité, de finir par cetteleçon sévère et paternelle. « Jusqu'où donc ira la
lutte contre le langage reçu, jusqu'où poussera-t-il la singularité idéaliste? » Un jugement quifinit par réduire toute l'originalité de ce livre, quidevait d'abord être une hérésie métaphysique,à de simples innovations de langage, démontreclairement que celui qui s'arrogeait le droit d'être
mon juge n'a pas compris le moindre mot à monouvrage et qu'il ne s'est pas compris lui-même •.
i. Le critique se bat le plus souvent avec son ombre.Quand j'oppose la vérité de l'expérience an rêve, il noréfléchit pas qu'il s'agit du fameux somnio objective sumplode la philosophie de Wolf; ce réve est purement formel,on n'y a pas égard à la différence du sommeil et de laveille, qui ne peut pas être envisagée dans une philoso-phie transccndantale. Ailleurs il appelle ma déduction descatégories et la table des principes de l'entendement :les principes communément reçus de la logique cl del'ontologie exprimés à la façon idéaliste. Le lecteur n'aqu'à revoir les Prolégomènes pour se convaincre qu'onn'en pouvait porter un jugement plus pitoyable cl mêmehistoriquement plus inexact.
APPENDICE. 251
Mon critique parle cependant en homme quiest sûr de posséder des connaissances importanteset remarquables, mais qu'il tient encore cachées ;
car, en métaphysique, je n'ai rien vu récemmentqui puisse justifier le ton qu'il prend. Mais alorsil a grand tort de priver le monde de ses décou-vertes;car, sansaucun doute, beaucoupd'hommespensent comme moi que malgré toutes les belleschoses qui ont été écrites depuis longtemps surla métaphysique ils ne peuvent en conclure quecelte science ait avancé d'un pas. Aiguiser desdéfinitions, donner à des preuves estropiées desbéquilles neuves, rhabiller l'arlequin de la méta-physique avec des haillons neufs d'une coupenouvelle, voilà sans doute les découvertes quel'on fait encore; mais le monde n'en désire plus.Le monde est rassasié des affirmations de la mé-taphysique; il veut connaître la possibilité decette science, ses sources dont dépend toute sacertitude, il veut avoir des critériums sûrs pourdistinguer de la vérité l'illusion dialectique de la
raison pure. Aussi mon critique doit possédercette clef de la philosophie; sans quoi il n'auraitjamais parlé sur le ton superbe qu'il a pris.
Mais, j'en viens à soupçonner qu'un grandbesoin de science ne s'est peut-être jamais emparé
252 PROLÉGOMÈNES.
desapensée ; autrementil aurait dirigôsonexamensur ce point et une tentative même mal faite par-tant d'une conception si importante aurait excité
son attention. S'il en est ainsi, nous voilà de nou-veau bons amis. Il peut se plonger dans sa méta-physique aussi profondément qu'il lui plaît ; per-sonne ne l'en empêche; mais il ne peut porterun jugement sur ce qui est en dehors de la méta-physique, sur sa source rationnelle. Cependant
mon soupçon n'est pas sans fondement; la preuveen est que mon critique n'a pas dit un mot de lamétaphysique de la connaissance a priori, ce quiétait la .question même dont la solution décideentièrement du sort de la métaphysique, et surlaquelle roule ma Critique tout entière (comme
ces Prolégomènes). L'idéalisme auquel il s'estheurté et sur lequel il est resté en suspens, n'a étéintroduit dans mon système que comme l'uniquo
moyen de résoudre cette question (quoiqu'il y ait
encore d'autres raisons qui le fondent); il auraitdonc fallu que mon critique montrât, ou quo cettequestion n'a pas l'importance que je lui attribuo(comme je fais encore dans les Prolégomènes), ouqu'elle ne peut pas être résolue par ma conceptiondes phénomènes, ou qu'elle peut Pêlre mieux parun autre moyen; mais je ne trouve dans sa cri-
APPENDICE. 253
tique pas un mot de cela. Le critique n'a doncrien compris à mon écrit; peut-être même n'a-t-ilrien compris à l'esprit et à l'essence de la méta-physique elïe-même, à moins que, ce que je croi-rais plus volontiers, sa hâte de critiquerqui s'indi-gnait de la difficulté qu'il y avait à pénétrer par letravail à travers tant d'obstacles, n'ait jeté surl'oeuvre qu'il avait devant lui une ombre nuisibleet n'en ait voilé pour lui les principaux traits.
Il s'en faut de beaucoup encore que, quel quesoit d'ailleurs le soin extrême qu'il met à bienchoisir ses collaborateurs,un journal savantpuisse
' donner en métaphysique comme ailleurs uneappréciation équitable. Les autres sciences et lesautres connaissances ont, en effet, une règle de
mesure. La mathématique a la science en elle-même, l'histoire, la théologie ont la leur dans leslivres laïques et sacrés, la physique et la méde-cine, dans la mathématique et dans l'expérience,le droit dans les livres de législation, l'oeuvred'art dans les modèles anciens. Mais, pour jugerde ce qui s'appelle la métaphysique, la premièrechose à faire est de trouver une règle de mesure(j'ai cherché à la déterminer avec son usage).Que faire alors, jusqu'à ce que celle règle soittrouvée, puisqu'il faut malgré tout juger les livres
254 PROLÉGOMÈNES.
de métaphysique? Sont-ils faits suivant la mé-thode dogmatique? on peut se conduire à leurégard comme on le veut; personne alors ne jouera
au maître avec les autres hommes sans qu'il setrouve quelqu'un pour lui rendre la pareille. Sont-ils faits suivant la méthode critique? je ne parle
pas d'un livre qui critique d'autres ouvrages,mais d'un livre qui critique la raison elle-même,sont-ils faits de telle sorte que la règle quipermet de les juger, loin d'être déjà acceptée paravance, soit encore un objet de recherches? onpeut sans doute alors présenter des objections etformuler des blâmes. Mais, au fond, objections etblâmes doivent être modérés parce que le besoinauquel répond l'ouvrage est un besoin général et
que le manque d'une connaissance nécessairerend vicieuse toute sentence tranchante.
Mais, pour lier ma défense à l'intérêt généraldu monde philosophique, je propose une re-cherche décisive- sur le moyen de rapportertoutes les tentatives métaphysiques à leur intérêtpublic. Cette recherche est uniquement cellequ'ont faite avec raison les mathématiciens pourassurer, grâce à la discussion, la supériorité deleurs méthodes; de même, je somme mon cri-tique de prouver, comme il convient, par des
APPENDICE. 255
principes a priori, à sa manière, une seule despropositions qu'il dit être vraiment métaphysi-
ques, c'est-à-dire de celles qui sont reconnuespour être synthétiques et a priori par concepts,une seule des plus nécessaires, par exemple leprincipe de la persistance de la substance ou dela détermination nécessaire dans le monde desévénements par leurs causes. S'il n'y réussit pas(et ici le silence est un aveu), il doit convenir que,la métaphysique n'étant rien sans la connaissanceapodictique des propositions de cette espèce,sa possibilité ou son impossibilité doit avant toutêtre prouvée dans une critique de la raison pure;et alors, il doit ou convenir que les principes dema critique sont justes ou prouver qu'ils ne lesont pas. Mais comme, avant d'entrer en discus-sion, je prévois déjà que si peu préoccupé qu'ilsoit resté jusqu'ici de la certitude de ses prin-cipes, lorsqu'il s'agira d'une épreuve rigoureuse,
mon critique, dans tout le domaine de la méta-physique, n'en trouvera pas une seule qui luipermette de s'avancer hardiment, je consens àlui octroyer la situation la plus avantageuse qu'onpuisse espérer dans une discussion; je le dis-
pense de Vomis probandi et le prends tout entierà ma charge.
25G PROLÉGOMÈNES.
Par exemple, mon critique trouve dans cesProlégomènes et dans ma Critique (p. 420-461 *)
huit propositions opposées deux à deux dont cha-
cune appartient nécessairement à la métaphy-sique et que la métaphysique ne doit ni accepterni rejeter (quoiqu'il n'y ait pas une d'entre ellesqui n'ait été adoptée en son temps par quelquephilosophe). Il est libre de choisir à son grél'une de ces huit propositions, de l'admettre sanspreuve, je lui en fais grâce; mais qu'il n'en choi-sisse qu'une seule (car il lui sera aussi peu utilequ'à moi de gaspiller son temps) puis, qu'il attaquela preuve que je donne de la proposition con-traire. Si je puis encore sauver celte secondeproposition, si je puis montrer ainsi quo le con-traire de la proposition que mon critique adoptepeut être prouvé aussi clairement que celte pro-position même d'après des principes que toutemétaphysique dogmatique doit nécessairementreconnaître, il sera clairement montré par làqu'il y a dans la métaphysique un Vice originelqui ne peut être ni expliqué ni guéri qu'enremontant à la raison pure elle-même et que, parconséquent, ou ma critique doit être adoptée ou
1 Tratl. Uarni, l. Il, p. 48M!J.
APPENDICE. 257
une critique meilleure lui doit être substituée;mais que, dans tous les cas, elle doit être aumoins étudiée et c'est la seule demande que jefasse en ce moment. Si, au contraire, je ne peuxpas sauver ma démonstration, des propositionsdogmatiques fondamentales, une proposition syn-thétique reste debout, au bénéfice de mon adver-saire ; l'accusation que j'ai portée contre la meta"physique commune était injuste, et je m'engageà reconnaître pour équitable le blâme portécontre ma Critique (et pourtant il s'en faut quececi soit la conséquence légitime de ma défaite).Mais il me semble qu'il serait ici nécessaire dequitter l'incognito, car autrement, je ne vois pascomment au lieu d'avoir une seule question àrésoudre je pourrais éviter l'honneur ou l'ennuid'être accablé de questions par des adversaires
anonymes que je n'aurais pas provoqués.
Projet d'un examen de la Critique quele jugement peut suivre.
Je dois aussi des remerciements au public
savant pour le silence dont il a longtemps honoré
ma Critique; ce silence prouve, en effet, que le
public a suspendu son jugement et, par suite,17
258 PROLÉGOMÈNES.
i qu'il a soupçonné que quoique cette oeuvre aban-donne toutes les voies frayées pour en prendre
une nouvelle où l'on ne peut se retourner immé-diatement, il y a peut-être bien en elle de quoirendre une vie et une fertilité nouvelles à unebranche puissante, mais aujourd'hui morte, de laconnaissance humaine; cela prouve en mêmetemps qu'il a pris garde à ne pas briser et détruire
par un jugement précipité une greffe encorejeune. Un exemple de jugement retardé pour desraisons semblables me tombe seulement aujour-d'hui sous les yeux dans le journal savant deGotha. Tout lecteur (sans qu'il soit besoin pourcela de prendre en considération la louange ici
suspecte que j'en fais) s'apercevra de lui-mêmede la solidité de ce jugement fondé sur la repré-sentation intelligente et vraie d'une partie despremiers principes de mon ouvrage.
Et maintenant, puisqu'il est impossible déjugerimmédiatement dans son ensemble et d'un coupd'oeil rapide un bâtiment étendu, je propose del'examiner depuis ses fondements pièce par pièce
et de se servir de ces Prolégomènes comme d'unplan général auquel on pourrait à l'occasion com-parer l'oeuvre elle-même. Si elle n'avait pasd'autre fondement que l'importance imaginaire
, APPENDICE. 259
que notre vanité ajoute d'ordinaire à nos propresproductions, cette proposition serait imperti-nente et mériterait de n'être pas écoutée. Maismaintenant, l'état de la philosophie spéculativetout entière est celui-ci : elle est sur le point des'éteindre complètement en dépit de l'indestruc-tible inclination qui porte vers elle cette raisonhumaine qui, aujourd'hui, et seulement parcequ'elle est sans cesse trompée, cherche et cherchevainement à se renfermer dans l'indifférence.
Dans notre siècle de pensée, il n'est pas dou-teux que beaucoup d'hommes de valeur ne doi-vent saisir toute bonne occasion de concourir àl'intérêt commun de la raison, qui devient tou-jours de plus en plus clair, pourvu qu'il y aitquelque espoir de réussir. La mathématique, laphysique, le droit, les arts, la morale, etc., ne suf-
fisent pas à remplir l'âme; il reste encore en elle
un espace vide réservé à la seule raison pure etspéculative, ce qui nous force à chercher dansdes balivernes, dans des futilités, dans le mysti-cisme, une occupation et un entretien en appa-rence, en réalité un divertissement qui étouffe lecri importun par lequel la raison réclame quelquechose de conforme à sa destination et qui la satis-fasse en elle-même, loin de la mettre en branle
260 PROLÉGOMÈNES.
pour d'autres desseins ou dans l'intérêt des pas-sions. Aussi, une étude dont l'objet unique est ledomaine de la raison en elle-même, domaine oùdoivent aboutir comme à leur terme et s'uniren leur fin toutes les autres connaissances, unepareille étude a, j'ai des raisons de le croire, ungrand attrait pour quiconque a cherché à étendreainsi ses concepts, et j'ose dire qu'elle en a unplus grand que toute autre connaissance théo-rique, qu'on échangerait difficilement contrecelle-là.
Si je propose comme plan et comme fil conduc-teur de mes recherches ces Prolégomènes et nonla Critique elle-même, c'est que, si je suis encoreaujourd'hui complètement satisfait du contenu do
cette oeuvre, de son ordre, de sa méthode et dusoin que j'ai pris pour établir et éprouver chaqueproposition avant de l'exposer (car il m'a fallu
des années pour me contenter pleinement, nonpas seulement sur l'ensemble, mais même parfois
sur les sources d'une seule proposition), je nesuis pas en revanche entièrement satisfait do
mon exposition dans certains chapitres de lathéorie élémentaire, par exemple dans celui dela déduction des concepts de l'entendement oudans celui des poralogismes de la raison pure; il
APPENDICE. 261
y a là Une certaine diffusion qui est un obstacle àla clarté, et l'on peut prendre pour base de sonexamen, au lieu de ces chapitres, ce que les Pro-légomènes disent ici sur le même sujet.
On fait aux Allemands la réputation d'allerplus loin que les autres peuples dans ce qui exigela persévérance et l'application soutenues. Si
cette opinion est fondée, voici une occasion et de
mener à bien une oeuvre dont l'heureuse issueest à peine douteuse, à laquelle tous les hommesqui pensent prennent un intérêt égal sans qu'elleait été cependant jusqu'ici en bonne voie; et defortifier l'opinion favorable qu'on a de nous; etcela surtout parce que la science dont il s'agit estd'une nature si particulière qu'elle peut être d'unseul coup portée à sa perfection complète, à unétat fixe où elle ne pourra ni être poussée plusloin de si peu que ce soit, ni être augmentée outransformée par aucune découverte ultérieure (je
ne fais pas entrer ici en ligne de compte l'embel-lissement d'une clarté toujours croissante oul'utilité qui s'étend en tous sens), avantage qu'au-
cune autre science n'a ni ne peut avoir, car aucunen'a rapport à un pouvoir de connaître aussi com-plètement isolé, aussi indépendant des autres,aussi pur do tout mélange avec eux.
262 PROLÉGOMÈNES.
Aussi le moment actuel ne semble pas défavo-' rable à ma requête, pùisqu'en dehors des sciencesdites utiles, l'Allemagne ne sait pas de quoi s'oc-
cuper, et ce qu'on lui propose ici n'est pas unsimple jeu, c'est bien une oeuvre capable d'at-teindre un but durable. Je dois laisser à d'autresle soin d'inventer un moyen pour réunir lesefforts des savants vers un pareil but. Non certesque j'aie l'idée d'imposer à tout le monde desuivre fidèlement les propositions queje soutiens,ni que je me flatte de cette espérance; mais lehasard peut tout produire, attaques, objections,restrictions, et confirmations aussi, et complé-ments, et développements; que la question soitseulement examinée à fond, et il ne peut manquerqu'un nouveau système, à défaut du mien, nedevienne assez parfait pour léguer à la postérité
un héritage dont elle devra être reconnaissante.Il serait trop long de montrer ici quelle méta-
physique on sera en droit d'attendre dans lasuite, une fois qu'on sera en règle avec les prin-cipes de la critique, il serait trop long de montrerque loin de devoir paraître misérable et de piètrefigure, parce qu'elle a été dépouillée de sesfausses plumes, elle doit sous un autre rapportsembler plus riche et mieux dotée; mais tout de
APPENDICE. 263
suite on aperçoit d'autres grands avantages quedevrait entraîner une pareille réforme. La méta-physique commune avait déjà son utilité, parcequ'elle recherchait les concepts élémentaires del'entendement pour les éclaircir par des analyseset les préciser par des explications. Par là, elledevenait pour la raison une culture à laquellecelle-ci pouvait trouver bon de se consacrerensuite. Mais c'était là tout le bien qu'elle faisait.Car ce service qu'elle rendait l'anéantissait enretour ; elle favorisait l'outrecuidance par desassertions téméraires, la sophistique par de sub-tiles subterfuges, et de belles apparences, lasécheresse par la légèreté avec laquelle elle setirait des problèmes les plus difficiles à l'aide d'un
peu de scolastique, d'autant plus séduisante elle-même qu'elle avait le choix entre la langue de lascience et la langue populaire, de sorte qu'elleétait tout à tous, c'est-à-dire en réalité rien pourpersonne. La critique, au contraire, donne à notrejugement une règle qui permet de séparer aveccertitude la science de l'illusion ; complètementmise en pratique dans la métaphysique, elledonne à la pensée une méthode qui étend ensuite
sa bienfaisante influence sur les autres emploisde la raison et lui infuse pour la première fois le
2(>i PROLÉGOMÈNES.
véritable esprit philosophique. Et le service quela critique rend à la théologie en l'affranchissantdu jugement de la spéculation des dogmatiques eten la mettant tout à fait en sûreté par là contretoutes les attaques dés adversaires de ce genre,n'est assurément pas à dédaigner non plus. Lamétaphysiqne commune, en effet, bien qu'elleeût promis un grand appui à la théologie, n'avait
pu tenir ses engagements et, en appelant à sonaide la spéculation dogmatique, la théologien'avait réussi qu'à soulever des ennemis contreelle. Le mysticisme qui, dans un siècle éclairé,
ne peut se produire que s'il se cache derrière uneécole de métaphysique sous la protection delaquelle il ose se risquer pour faire rage, si jepuis dire, avec la raison, le mysticismeest chasséde son dernier repaire par la philosophie cri-tique; et, par-dessus tout cela, tout maître demétaphysique se réjouira certainement de pou-voir dire une fois avec l'approbation universelle
que ce qu'il professe est enfin une science et unescience réellement utile à l'être commun, à l'hu-manité. '
FIN
NOTE CRITIQUE
Le problème que soulève l'interprétationdes Prolégomènes ne peut se discuter isolé-
ment et par lui-même : il trouve sa solution
naturelle dans une question plus vaste et plus
complexe, l'interprétation de la Critique de la
raison /?«re dont les Prolégomènes forment
à la (ois l'introduction et le complément. Notre
tâche doit donc se borner ici à quelques brèvesindications critiques. Les Prolégomènes ont
paru à Riga (chez Hartknotch, 222 p. in-8), en1783, deux ans après la première édition de
la Critique, quatre ans avant la seconde. Réim-
primé sans modification à Francfort et àLeipzig, en 1791, cet ouvrage figure dans les
266 NOTE CRITIQUE.
éditions des OEuvres de Kant qu'ont successi-
vement données Rosenkranz et Schubert (t. III,1838, 437 p.), Ilartcnstein (t. IV, 1867,167 p.),Kirchmann (IJibl.phiL, 1869,152 p.), et il vientde prendre place dans la Ribliothôquc Univer-selle de Réclam (édit. Schulz, Leipzig). Mais
il importe surtout de signaler l'édition magis-trale que M. Renno Erdmann a donnée des
Prolégomènes (1878, chez Yoss, Leipzig, cxiv-152 p. in-8). Cette édition ne se recommande
pas seulement par le soin'attentif qui a été
apporté à la revision du texte *, mais encore
•1. Naturellement, nous avons suivi le texte d'Erdmann;nous devons seulement signaler au lecteur une modifica-tion que nous nous sommes permise : à la page 122 deson édition (p. 222 de notre traduction), B. Erdmannnote une phrase que Kant aurait laissée inachevée, ce qui,dans un ouvrage imprimé, semble extrêmement difficileà admettre : en appliquant à ce texte la méthode critiquede la philologie moderne, on se convainc sans peine qu'onse trouve en présence d'une faute de leclurc ou de copie,et la véritable leçon peut être reconstituée par une con-jecture très simple. Voici comment la phrase se terminesuivant Erdmann : « ... zwar nient in der Absicht, uni unsmil diesen spcculativ zu besehaftigen (wcil wir kcincnHoden linden, worauf wir Fuss fassen konnen) sondernr/a»n7 />raA-//£c/<ePrincipicn,die ohnc cincn solchcn Haunifur ihre nolhwcndigc Erwartung und HolTnung vor sichzu finden, sich nieht zu der Allgemcinhcil ausbreilenUonnlcn,dcrcn die Vcrnunft in moralischcr Absicht niium-
NOTE CRITIQUE. 267
et surtout par l'introduction très approfondie ettrès originale qui précède l'ouvrage. Au sujet
de cette introduction d'ailleurs, le lecteur fran-
çais a la bonne fortune de pouvoir consulter
le compte rendu qu'un des maîtres les plus
autorisés à parler de Kant, M. Darlu, en a fait
dans la Revue philosoj^iique (t. VII, p. 208 et
suiv.). En suivant fidèlement la marche de
l'esprit de Kant, telle qu'elle se reflète dans sacorrespondance et dans les écrits de ses amis,
M. Bcnno Erdmann nous montre tour à tourla pensée initiale qui avait présidé à la rédac-
tion des Prolégomènes, et la direction impré-
vue que celle pensée prend sous le coup des
événements. Tout d'abord, Kant, étonné de
l'indifférence générale qui accueille la Critique
et du silence qui répond seul à ses promesses,
ou à ses menaces de révolution philosophique,
se propose d'écrire un exposé rapide qui per-mette au public de saisir, dans ce qu'elle a de
ganglich bedarf... ». Nous proposons de lire, au lieu de« damil praktische », mit praktischen, qui équilibre laphrase, cl accentue plus fortement l'opposition que Kantavait dessein de marquer dans ce passage.
268 NOTE CRITIQUE
plus caractéristique, la tendance de la doctrine
nouvelle, un traité populaire, comme il disait;mais bientôt un article qui parut dans une des
revues les plus accréditées de l'époque, et
composé par un érudit très en renom, donna
l'occasion à Kant de comprendre que, non seu-lement le public allemand était demeuré étran-
ger à la Critique, mais encore que le monde
savant, par impuissance ou par affectation, enméconnaissait l'originalité et la portée, en la
réduisant à n'être qu'une tentative assez gauche
et assez maladroite pour rajeunir les formules
banales du scepticisme antique, ou tout auplus de l'idéalisme anglais. Il importait à Kantde déterminer avec précision quelle élait laposition exactement occupée par sa doctrine ;
de montrer aux philosophes de l'époque, quiavaient intérêt à ne pas le voir, qu'elle était,
en môme temps que la condamnation défini-
tive de la vieille métaphysique, le fondement
d'une science nouvelle; que si elle ne consen-tait pas à faire abstraction des doutes sceptiques
que Berkeley et Hume avaient soulevés, elle
NOTE CRITIQUE. 269
se proposait aussi d'y répondre : ne valait-il
pas mieux les résoudre que les ignorer?Erdmann l'a montré, ce n'est pas seulementdans l'appendice où il prend directement àpartie son critique de Goellinguc, Garve, queKant est préoccupé de défondre son oeuvrecontre des attaques aussi présomptueusesqu'injustifiées, c'est dans tout le cours de
l'ouvrage, en particulier dans les paragraphescomplémentaires qui sont ajoutés aux déve-
loppements essentiels : de sorte que Kant, enécrivant les Prolégomènes, se serait proposésuccessivement deux objets bien différents,
destinés tous les deux à assurer le succès de
la critique : simplifier pour le public, préciser
pour les savants. Seulement Erdmann a crupouvoir aller plus loin : il a cru pouvoir
affirmer qu'aux deux préoccupations dis-
tinctes qui se partageaient l'esprit de Kant,avaient correspondu réellement deux rédac-
tions distinctes. Le traité populaire, com-mencé dès le mois de septembre 1781, aurait
été achevé sous sa première forme avant l'ap-
270 NOTE CRITIQUE.
parilion de l'article de Gootlhigue (19 janvier1782), et Kant, excité par les critiques de
Garve, en aurait fait les Prolégomènes dans
les premiers mois de l'année 1782. Puis, pous-sant jusque dans leurs détails les conséquences
de son hypothèse, Erdmann s'est proposé de
retrouver dans le texte actuel les passages qui
appartiennent à la première rédaction et ceuxqui y ont été ajoutés dans la seconde; il aimprimé les uns en gros caractères, et les
autres en fins, de sorte que son édition trans-
forme totalement l'aspect des Prolégomènes.
Il est évident que nous no pouvions adopter
dans notre traduction une hypothèse qui, toutingénieuse et toute brillante qu'elle est, n'en
demeure pas moins une conjecture d'inter-
prète : d'ailleurs elle a trouvé en Allemagne uncontradicteur violent, trop violent peut-être.Dans une brochure intitulée : KanCs Proie-
gomena nichl doppell redigirl (chez L. Licp-
mannssohn, Berlin, 1879, 78 p. grand in-8),
le Dr Arnoldt s'est' efforcé de prouver l'unitéde composition qui se manifeste, suivant lui,
NOTE CRITIQUE. 271
dans l'ouvrage de Kant, et s'il n'a pas réussià détruire l'idée fondamentale de la thèse quesoutient Erdmann, s'il semble incontestable
que Kant a fait à la fois, en écrivant les Pro-légomènes, oeuvre de vulgarisation et oeuvrede polémique, il faut reconnaître au moins
que la dissertation du Dr Arnoldt montre assezbien combien l'hypothèse d'une double rédac-tion avec la détermination rigoureuse queB. Erdmann a prétendu lui donner est aventu-rée, et avec quelle facilité les textes invoqués
par lui se laissent « solliciter » clans un senstout opposé '. Il y a quelque indiscrétion sansdoute à vouloir pénétrer aussi délibérément
que le fait Erdmann dans l'intimité du géniede Kant et dans les secrets de son travail per-sonnel; il n'en est pas moins vrai que sesconjectures éclairent d'un jour tout nouveau lalecture des Prolégomènes, et qu'elles sont sou-vent d'une excellente indication pour l'intelli-
1. Cf. l'article de Vainhingcr sur.la controverse d'Erd-inann et d'ArnoIdt dans le P/iilosophîsche Monalshefic, ÎSSO,p. 11.71.
272 NOTE CRITIQUE.
gence de certains passages : aussi reprodui-
sons-nous dans le tableau ci-dessous la liste
des passages quo, d'après celte hypothèse, Kant
aurait ajoutés dans une seconde rédaction :
Préface, en entier.§ 3, en entier.§4, depuis : « Mais je ne puis m'empô-
cher... » (p. 35) jusqu'à : « Les jugementsproprement métaphysiques... » (p. 37).
Et depuis : « Dans la critique de la raison
pure... » (p. 40) jusqu'à : « Heureusement
nous ne pouvons... » (p. 41).§ 5, depuis : « Mais nous n'avons pas
besoin... » (p. 42) jusqu'à : « La véritablequestion... » (p. 43).
Depuis : « Pour être indispensables... »(p. 45) jusqu'à : « En conséquence tous lesmétaphysiciens... » (p. 47).
Remarques I, II, III (p. 66).§§27,28,29,30,31.§ 39, en entier,§49, depuis : « C'est ainsi que tout... »
(p. 171) jusqu'à : « Car si l'espace... »(p. 171).
§§ 57, 58, 59, 60.
NOTE CRITIQUE. 273
Résolution du problèmo général des pro-légomènes.
Appendice sur les conditions qui pourraientréellement faire de la métaphysique unescience.
Une autre controverse s'est égalementélevée entre deux docteurs allemands ausujet des Prolégomènes : le professeur Vain-hinger, de Strasbourg, en relevant les incohé-
rences et les contradictions de détail queprésentent le chapitre n et le chapitre iv des
Prolégomènes, est arrivé à cette conclusion
qu'il s'était produit une interversion de pagesdans l'édition originale des Prolégomènes [Phi-losophische Monalshefte, 1880, p. 321-322;
513-532); le docteur II. Wilto a pris à tâche
de ruiner cette thèse (ibid., 1883, p. 145-174),
et. après des répliques et des instances de
part et d'autre, la question est demeurée pen-dante.
Après les éditions des Prolégomènes, il faut
en noter les principales traductions : la 1res
271 NOTE CRITIQUE.
précieuse traduction latine de Boni (t. II,139 p.); la traduction française do Tissot,Dijon et Paris, 1865; la traduction anglaise
TABLE DES MATIERES
AVERTISSEMENT DES TRADUCTEURS vu
PROLÉGOMÈNES
PRÉFACE 1
AVANT-PROPOS iil
lie la caractéristique de toute connaissance méta-physique 21
Question générale des prolégomènes 4'2
PREMIÈRE PARTIE
DU PROBLÈME CAPITAL DE LA PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALK
Comment la mathématique pure est-elle possihle?... 53Remarques l-lII 6G
DEUXIÈME PARTIE
DU PROBLÈME CAPITAL DK LA PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE
Comment la physique pure est-elle possible? 83Appendice à la physique pure 140
TROISIÈME PARTIE
DU PROBLÈME CAPITAL DE LA PHILOSOPHIE TRANSCENDANTALE
Comment une métaphysique est-elle possible engénéral? 149
276 TADÏ.E DES MATIÈRES.
I. Idées psychologiques 162H. Idées cosmologiqucs 111
III. Idées théologiques 191'Remarque générale sur les idées transccndantalcs .. 193Conclusion sur la détermination des limites de la
raison pure 19G
IIÉSOLUTIOS DU PROBLÈME GÉNÉRAL DUS PROLÉGOMÈNES
Comment la métaphysique est-elle possible commescience ? 227
APPENDICE
SUR LES CONDITIONS QUI POURRONT RÉELLEMENT FAIRE
DE LA MÉTAPHYSIQUE UNE SCIENCE
Épreuve d'un jugement sur la Critique, prononceavant toute recherche- 243
CouLOMMiEits. — Imp. PAUL MIODAHI).