Georg Lukács : Prolégomènes à l'Esthetique

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    Georg Lukcs

    Prolgomnes lesthtique

    Traduction de Jean-Pierre Morbois

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    Notice ditoriale.

    Ce texte est la traduction de louvrage de Georg Lukcs berdie Besonderheit als Kategorie der sthetik, Aufbau-Verlag,Berlin und Weimar, 1985.

    Les articles Die Frage der Besonderheit bei Kant undSchelling [La question de la particularit chez Kant etSchelling] et Hegels Lsungsversuch [Lessai de solution deHegel] ont t publis sous le titreDie Frage der Besonderheitin der klassischen deutschen Philosophie [la question de laparticularit dans la philosophie classique allemande] dans laDeutsche Zeitschrift fr Philosophie [Revue allemande dephilosophie], Berlin, 2/1954, cahier 4, pages 764-807.

    Larticle Das Besondere im Lichte des dialektischenMaterialismus [La particularit la lumire du matrialismedialectique] dans la Deutsche Zeitschrift fr Philosophie,Berlin, anne 3/1955, cahier 2, pages 157-189.

    Larticle Das sthetische Problem des Besonderen in der

    Aufklrung und bei Goethe [Le problme esthtique duparticulier chez les Lumires et chez Goethe] dans ErnstBloch pour son 70e anniversaire. Brochure commmorative,dition Rugard Otto Gropp, Berlin, 1955, pages 201-207.

    Larticle Das Besondere als zentrale Kategorie der sthetik,[Le particulier comme catgorie centrale de lesthtique] dansla Deutsche Zeitschrift fr Philosophie, Berlin, anne 4/1956,

    cahier 2, pages 133-147.

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    Larticle Zur Konkretisierung der Besonderheit als Kategorieder sthetik[Pour concrtiser la particularit comme catgoriede lesthtique] sections 1 6 dans la Deutsche Zeitschrift frPhilosophieBerlin, anne 4/1956, cahier 4, pages 407-434 ; lasection 12 est parue en pr-impression dans Neues Forum.sterreichische Monatsbltter fr kulturelle Freiheit.[Nouveau forum. Mensuel pour la libert culturelle], Vienne,anne 13/1966, cahier 152 :153, pages 514-519. Les sections 7 12 ont t ensuite imprimes une premire fois dans unedition spare de ber die Besonderheit als Kategorie dersthetik, Luchterhand Verlag Neuwied et Berlin, 1967.

    Ils taient jusqu prsent indits en franais.

    Les notes de bas de page donnent autant que possible lesrfrences des citations dans les ditions franaises existantes.Nous avons par ailleurs ajout diffrentes indications destines faciliter la comprhension du texte, relatives notamment auxnoms propres cits.

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    1.

    La question de la particularit chez Kant et Schelling.

    La relation entre universalit, particularit et singularit est,par nature, un problme trs ancien de la pense humaine. Sans

    un certain degr de diffrenciation entre elles, de dlimitationrciproque les unes des autres, et en mme temps sans unecertaine comprhension de leurs interpntrations rciproques,il ny a pas dorientation possible dans la ralit, ni depratique, mme au sens le plus banal du terme. Il est donc onne peut plus vident que ce problme surgit, obligatoirement,ds que la pense dialectique se met en place, mme sousforme spontane et tout particulirement ds quil sagit deconscience. Lnine le constate dj chez Aristote. Il cite une deses formules, dont il dcoule clairement quil a dj vu ledanger idologique de lautonomisation de luniversel : "carnaturellement on ne peut penser quil y a une maison (engnral) en dehors des maisons visibles." Le commentaire deLnine, qui se limite ici la relation entre luniversel et lesingulier, mais sans pour autant se laisser entraner sur le

    particulier, va naturellement bien plus loin quAristote. Donc, les contraires (le singulier est le contraire deluniversel) sont identiques : le singulier nexiste pasautrement que dans cette liaison qui conduit luniversel.Luniversel nexiste que dans le singulier, par le singulier.Tout singulier est (de faon ou dautre) universel. Toutuniversel est (une parcelle ou un ct ou une essence) du

    singulier. Tout universel nenglobe quapproximativement tousles objets singuliers. Tout singulier entre incompltement dansluniversel, etc. etc. Tout singulier est reli par des milliers depassages des singuliers dun autre genre (choses,phnomnes, processus), etc. 1

    1 V.Lnine, Cahiers philosophiques, uvres, tome 38, ditions du Progrs,

    Moscou, 1971, page 345. Traduction modifie : le texte allemand dit daseinzelne (le singulier) alors que le texte franais dit le particulier . Nousavons par ailleurs traduitAllgemeinpar universelplutt que gnral.

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    Le danger vu par Aristote et qui, avant lui, avait pris une formeexplicite dans la philosophie de Platon, sest accru dans lascolastique mdivale avec le ralisme conceptuel. Pour notreproblme, une composante importante de ce danger rside dansle fait que singularit, particularit et universalit ne vont pastre apprhendes comme des dterminations de la ralit elle-mme dans leurs relations dialectiques rciproques, mais dunemanire telle quune catgorie va tre considre comme plusrelle en comparaison aux autres, voire mme comme la seulerelle, la seule objective, tandis que ne devrait revenir auxautres quune signification subjective. Cest une tonalit

    gnosologique de ce genre que prend luniversalit dans leralisme conceptuel. Lopposition nominaliste renverse lessignes et donne de luniversalit une dfinition purementsubjective, une sorte de fiction. Lopposition qui combat leralisme conceptuel, souvent spontanment matrialiste, et quicertes, en rponse aux circonstances historiques, se prsentelui-aussi en habit thologique, se transforme, dans sa critique

    du ralisme conceptuel, en une subjectivisation de luniversel,en nominalisme. Marx constate le matrialisme spontan, voilde thologie, chez Duns Scot, et le dsigne comme la premire expression du matrialisme . 2 Une telleorientation nominaliste rgne galement sur les dbuts dumatrialisme dans la philosophie des Temps modernes ; Marx, ce propos, cite juste titre Hobbes. Le facteur soulign par

    Engels propos de lvolution philosophique moderne, savoir que la naissance et le premier dveloppement dessciences de la nature ont dabord t au fondement dunedomination de la pense mtaphysique, joue naturellement unrle dcisif dans le fait que la dialectique du particulier surgit peine, de manire extrmement pisodique. Certes, maintesfigures centrales qui ont donn une base philosophique aux

    sciences nouvelles mathmatiques, gomtriques, mcaniques,2 Karl Marx,La Sainte Famille, ditions Sociales, Paris, 1969, page 154.

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    taient aussi des dialecticiens importants, comme Descartes ouSpinoza. Comme nous le verrons plus tard, ce dernier, avec sadfinition omnis determinatio est negatio , a contribu demanire toute fait essentielle une juste comprhension de laparticularit. Pourtant, cest seulement lorsque lintrtscientifique sest tourn, non plus seulement vers la physiqueessentiellement conue comme mcanique mais aussi versla chimie et surtout vers la biologie, lorsquen biologiecommencrent surgir les problmes de lvolution,lorsquensuite la Rvolution franaise a galement port aupremier plan, dans les sciences sociales et historiques, le

    combat autour des ides dvolution, que notre question acommenc tre au cur de lintrt philosophique.

    Ce nest pas tonnant que ceci se soit produit dans laphilosophie classique allemande. Ce fut elle qui, dans cettegrande crise de croissance de la pense, commena souleverle problme de la dialectique et visa le rsoudre. Dans saclbre relation du grand dbat entre Cuvier et Geoffroy de

    Saint-Hilaire, Goethe indique plusieurs reprises que cedernier reconnaissait les incitations reues de la philosophieallemande de la nature pour la formation de la mthodevolutionniste, et que le premier lui avait fait le reproche decette relation intellectuelle la mystique allemande .

    Le premier ouvrage dans lequel ce problme, trs ancien enlui-mme, mais typique des Temps modernes dans sa versionconsciente, se trouve au cur des rflexions, est la Critique dela facult de juger, de Kant. Si nous reconnaissons ici ce rledinitiateur de Kant, cela nimplique pas, comme nous allons lemontrer immdiatement, la moindre concession laconception bourgeoise de Kant du sicle dernier. nos yeux,la philosophie kantienne, et en son sein la Critique de lafacult de juger nest ni une synthse fondamentale

    grandiose sur laquelle devrait sdifier la pense ultrieure, nila dcouverte dun nouveau monde, une rvolution

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    copernicienne dans lhistoire de la philosophie. Elle nestplutt et ce nest naturellement pas ngligeable quunmoment important dans la crise, devenue aigu, de laphilosophie au tournant du 18eet 19esicle. Lnine a constatlhsitation de Kant entre idalisme et matrialisme. De mme,on peut voir chez Kant, comme nous allons galement le voir,une hsitation entre pense mtaphysique et pensedialectique. Chacun sait par exemple que la dialectiquetranscendantale dans la Critique de la raison pure pose lacontradiction comme problme crucial de la philosophie ;assurment comme un problme qui ne dtermine que la

    frontire infranchissable de notre pense, et dont aucuneconsquence quelconque au del de cette dlimitation nepeut tre tire pour la mthode de la connaissance, de lascience. Et l o Kant confre la raison une importanceessentielle, dans lthique, la contradiction cesse pour luicompltement ; il ne connait que lopposition brutale,antinomique, entre limpratif de la raison et les sentiments

    humains, entre le moi intelligible et le moi empirique, et cestaussi pourquoi, dans son thique, cest la soumissioninconditionnelle au devoir qui prvaut exclusivement ; il ny al aucune marge de manuvre pour une dialectique desconflits thiques. Kant est donc, proprement parler, devenucontre sa volont, sans en avoir conscience, la premire figureimportante et influente de larrive de la mthode dialectique

    dans lidalisme de la philosophie classique allemande. Saphilosophie est davantage un symptme de la crise quunetentative srieuse de solution. Aussi la Critique de la facult dejuger ne constitue-t-elle donc pas, de ce point de vue, uneexception. Ce nest certes pas un hasard si y sont soulevesjustement ces questions que la nouvelle science qui vient denatre, la biologie, a poses la philosophie, comme contrainte

    faire sauter le cadre de la pense mcaniste consquente destendances jusque l prdominantes.

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    L aussi, nous devons immdiatement commencer par unerestriction. La naissance de la biologie comme science est lieau combat autour de lvolution. Certes, il est exact qulpoque de la rdaction de la Critique de la facult de juger, latendance mcaniquement classificatrice du type de Linn taitencore dominante, mais la lutte avait dj clat, pour ne parlerque de lAllemagne, avec la dcouverte par Goethe de losintermaxillaire chez lhomme. Ici, Kant prend rsolumentposition contre la nouveaut : Il est absurde pour des treshumains mme simplement de concevoir un tel projet, oudesprer que puisse un jour surgir encore un Newton qui

    rende comprhensible [la cration] ne serait ce qu[e d]un brindherbe daprs des lois naturelles que nulle intention naordonne 3. Pour tout connaisseur de Kant, lemploisymbolique, ici, du nom Newton est doublement significatif.Dun ct comme expression de la mthode vritablementscientifique en gnral (voir le traitement de la physique dansla Critique de la raison pure), de lautre ct en ce que chez

    Kant, le refus de la possibilit dune thorie scientifique de lagense et de lvolution inclue galement le refus de toutnouveau genre de mthode scientifique qui dpasserait celle du17eet 18esicle. Certes, le simple fait, le simple phnomne dela vie le contraint dpasser la mthodologie de la Critique dela raison pure. Les nouvelles problmatiques et tentatives desolutions ne viennent cependant pas comme dj la mme

    poque chez Goethe, et quelques annes plus tard chez le jeuneSchelling au secours de la thorie de lvolution alors entrain de natre, mais veulent seulement crer une basegnosologique pour la classification biologique statique.

    Pourtant, le simple fait que le domaine de la biologie soitsoumis un examen logique, mthodologique etgnosologique, fait surgir de nouveaux problmes qui, avec cet

    3 Kant : Critique de la facult de juger. 75. traduction Alain Renaut.GF Flammarion, Paris, 2000, page 395.

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    appareil conceptuel, que la Critique de la raison pure critiqueet essaye de prolonger, ne peuvent absolument pas tre rsolus.Mme si comme Kant, on ne voit l que des questions declassification et de spcification, on est oblig,mthodologiquement et gnosologiquement de formuler demanire nouvelle des catgories comme le type, le genre, etc.

    Kant a relativement bien vu les tches qui se prsentaient lui,videmment dans les limites que reprsentaient pour luilidalisme subjectif et lantivolutionnisme. Limportance decet ensemble de problmes rend ncessaire de citer en dtail saproblmatique : La forme logique dun systme consistesimplement dans la division de concepts universels donns (telquest ici celui dune nature en gnral), la faveur de laquelleon pense selon un certain principe le particulier (ici,lempirique), avec sa diversit, comme contenu sousluniversel. En relvent, si on procde empiriquement et si onslve du particulier luniversel, une classification dudivers, cest--dire une comparaison entre plusieurs classes

    dont chacune se range sous un concept dtermin et, quandelles sont compltes selon le caractre commun, leursubsomption sous des classes suprieures (les genres), jusquce que lon arrive au concept qui contient en lui le principe dela classification tout entire (et constitue le genre suprme). Silon part au contraire du concept universel pour descendrejusquau particulier la faveur dune division complte, la

    manire dont on sappelle la spcification du divers sous unconcept donn, tant donn que lon progresse du genresuprme aux genres infrieurs (sous-genres ou espces) et desespces aux sous-espces. On sexprime avec plus dexactitudesi, au lieu de dire (comme dans lusage ordinaire de lalangue) : il faut spcifier le particulier qui est subsum sous ununiversel, on dit de prfrence : on spcifie le concept

    universel en ramenant le divers sous lui. Car le genre(considr logiquement) est en quelque sorte la matire ou le

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    substrat brut que la nature, par dtermination plus pousse,labore en espces et sous-espces particulires, et ainsi peut-on dire que la nature se spcifie elle-mme selon un certainprincipe (autrement dit, lIde dun systme), par analogieavec lusage de ce terme chez les juristes, quand ils parlent dela spcification de certaines matires brutes. 4

    Cette longue citation nous dvoile assez clairement la situationdu problme chez Kant. Premirement, nous voyons que chezlui de mme que dans la pratique intellectuelle gnrale desLumires la pense est absolument identifie, de manirespontane et acritique, la pense mtaphysique. Il en rsulte,cest le deuxime point, que lvolution, pour Kant, estconceptuellement incomprhensible (elle nexiste pas). Il ny aque soit une classification, soit une spcification, selon que lapense monte du particulier luniversel, ou se tourne deluniversel vers le particulier. Cela veut dire : linduction et ladduction, qui jusqualors se prsentaient trs souvent luneprs de lautre, parfois comme des coles philosophiques

    nettement spares (pensons Bacon dun ct et Spinoza delautre), apparaissent comme des mthodes coordonnes lune lautre. Assurment, ce sont chez Kant aussi des oprationsintellectuelles mtaphysiquement spares, radicalement, lunede lautre. Troisimement, lhsitation de Kant entrematrialisme et idalisme, dcouverte par Lnine, surgit laussi au grand jour. On voit clairement ce balbutiement dans

    des formulations comme la nature se spcifie elle-mme .Certes, ds que Kant examine concrtement le problme etcherche des voies concrtes vers sa solution, il se produitimmdiatement une fuite dans lidalisme subjectif.Finalement, il nous faut ds maintenant remarquer, anticipantsur des dveloppements ultrieurs, que cette fuite, en raison delidentification de la pense mtaphysique la facult humaine

    4 Ibidem. 1reintroduction V, pages 104-105

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    de penser en gnral, sinflchit obligatoirement en directiondune intuition aux tonalits irrationalistes. Kant dit dans laCritique de la facult de juger : notre entendement est unpouvoir des concepts, c'est--dire un entendement discursif .5Nous reviendrons plus tard, en dtail, sur cette question.Il est clair que tant la classification que la spcificationsoulvent le problme de la relation rciproque entreuniversalit et particularit. Pour pouvoir trouver sur lesquestions qui surgissent l une rponse qui soit un tant soit peuconsquente, Kant doit dpasser ce rapport entre pense et trequil a tabli dans la Critique de la raison pure. Cest quici,toute morphologie, tout principe formateur se trouveexclusivement du ct du sujet ; le contenu provient en vritde cette affection qui labore la chose en soi par lesimpressions des sens. Mais comme toutes les catgories (toutesles formes) sont des produits de la subjectivit cratrice-transcendantale, Kant est contraint par voie de consquence dednier toute morphologie au contenu, au monde de la chose en

    soi, de les concevoir comme un chaos par principe dsordonn,qui ne peut tre mis en ordre que par les catgories du sujettranscendantal. (Cette consquence, Kant lui-mme ne lajamais tire dans la logique radicale ; elle deviendra plus tardla base de la philosophie de Schopenhauer.) Classificationcomme spcification contraignent Kant aller au-del de cetteconception ; il le fait, certes, sans tre conscient de ce quil est

    par l-mme infidle aux principes de son uvre principale.Ce programme gnosologique est en effet, dans ce domaineque nous venons de citer, inconciliable avec la mise enopposition radicale opre auparavant de la mise en formepurement subjective et du chaos du contenu.

    Nous voyons que lhsitation de Kant entre matrialisme etidalisme se prsente ici un niveau plus lev, un niveau

    5 Ibidem, 77, page 401

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    plus fort de concrtisation. Il ne sagit plus de cet absoluabstrait, inatteignable par principe par la pense, de lexistencede la chose en soi, de la chose indpendante de la conscience,mais cette indpendance revt une forme plus concrte : lanature, le monde extrieur objectif doit se spcifier lui-mme,afin que la pense spcificatrice, la descente de luniversel auparticulier, puisse lapprhender gnosologiquement. Pourcela, il faudrait dj quun idaliste objectif consquent (sansmme parler dun matrialiste) dpasse nergiquement laconception de la ralit de la Critique de la raison pure : ildevrait rechercher les racines, les fondements de la

    spcification ainsi naturellement que de la classification dans la ralit objective elle-mme ; les principes ainsilabors de la spcification et de la classification devraient tredes proprits objectives, des caractristiques des objets en soi,de leur relation et dveloppement. Il est vident, sans aller plusloin, quun telle consquence logique ne pouvait absolumentpas venir lesprit de Kant. En tant quidaliste subjectif, il ne

    peut postuler quune capacit subjective de connaissance, il luifaut reproduire un niveau plus lev la contradiction de fondde la Critique de la raison pure sil veut parvenir unesolution quelconque (mme une solution apparente), sansdmolir compltement son propre systme. Cest pourquoiKant nonce comme un programme : Cest donc unesupposition transcendantale subjectivement ncessaire que de

    considrer que cette inquitante disparit sans bornes des loisempiriques et cette htrognit des formes naturelles ne sontpas appropries la nature, et que celle-ci, travers laffinitdes lois particulires sous des lois plus gnrales, possde bienplutt les qualits requises pour constituer une exprience entant que systme empirique 6

    6 Ibidem 1reintroduction IV. page 100

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    Cette hsitation entre matrialisme et idalisme, qui se terminetoujours chez Kant par la victoire de ce dernier, nestcependant pas la seule difficult pour la structuration de lanouvelle doctrine de la connaissance. Finalement, laconception de Kant nest pas seulement idaliste subjective,mais aussi, comme nous lavons dj vu, mtaphysique ; cetteconceptualisation mtaphysique rsulte cependant, elle-aussi,dune hsitation qui sinstaure entre mtaphysique etdialectique. Dans sa tentative prcdente, pour sauver lavalidit objective des lois de la nature, celle desmathmatiques et de la physique qui, chez lui, est

    essentiellement mcaniste, dun scandale pour la philosophieet pour la raison humaine commune 7, des consquencessolipsistes dun Berkeley, il a t contraint de se rfugier dansles apriorismes de la perception (espace et temps) et dans ceuxde lentendement, qui taient propres garantir lobjectivit dela structure formelle du monde extrieur. Mais si nous faisonsabstraction des limites idalistes gnrales de cette conception,

    cest toute la structure du monde extrieur et de ses lois qui esttaille sur le patron mthodologique des mathmatiques et dela physique (mcanique). Comment peut-on alors, avec cetappareil conceptuel, comprendre le phnomne de la vie. Laussi, Kant an au moins partiellement, clairement vu etexprim la difficult : Lentendement, de son ct, faitabstraction, dans sa lgislation transcendantale de la nature, de

    toute la diversit des lois empirique possibles ; il ne prend enconsidration dans cette lgislation que les conditions depossibilit dune exprience en gnral selon sa forme. Cenest donc pas en lui quon peut rencontrer ce principe delaffinit entre les lois particulires de la nature. 8

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    Kant, Critique de la raison pure, Prface de la deuxime dition, Note.Garnier Flammarion, Paris 1976, page 53.8 Kant : Critique de la facult de juger, op.cit. 1reintroduction IV, page 100.

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    La facult de juger reoit donc pour tche, dans le systmeKantien des pouvoirs de lme 9de jeter un pont sur cettefaille, de ramener les lois particulires, mme quant ce quivient les diffrencier parmi les lois particulires de la nature,sous des lois plus leves, toujours empiriques cependant 10.Sa fonction chez Kant est cependant trs diffrente selon quele cheminement va du particulier luniversel (classification)ou linverse (spcification). La sparation mtaphysiqueradicale entre les cheminements du bas vers le haut, et du hautvers le bas a pour consquence quici, pour la comprhensiondes relations de luniversel au particulier, il faut mettre en

    uvre deux organes de connaissance diffrents, deux pouvoirs de lme . Dans la premire introduction lacritique de la facult de juger,11Kant trace une image prcisede la manire dont il se reprsente cette division du travailentre les pouvoirs de lme . Lentendement : le pouvoirde connatre luniversel (les rgles) ; la facult de juger : lepouvoir de subsumer le particulier sous luniversel ; la

    raison : le pouvoir de dterminer le particulier par luniversel(de driver partir de principes). Dans le cadre de la penseKantienne, lattribution de la dernire tche la raison signifieun agnosticisme. Nous savons en effet que lexception dela pratique, de laction humaine, plus prcisment de larflexion loccasion dune action Kant naccorde nos pouvoirs de lme aucune possibilit dune connaissance

    raisonnable concrte concernant la ralit : notre usage dela raison ne peut tre quune fixation de limites lentendement. On peut constater aussi ce point de vue dans lacritique de la facult de juger. La nature du sujet a cependantpour effet quil ne peut simposer que de manire au plus haut

    9 Ibidem. Introduction III 4, page 156.10

    Ibidem. 1re

    introduction IV, page 100.11 Ibidem.1re introduction II. Nous avons modifi la traduction pour rendreAbleitungpar dduire au lieu de driver.

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    point inconsquente. Pour la thorie de la connaissance de lamcanique, lagnosticisme ne constitue en effet quunproblme la marge. Les rsultats isols de la physique nevont pas tre concerns par cette barrire de lhorizongnosologique. Comme Lnine la montr, il est rserv auxscientifiques de la nature dtre matrialistes dans leursrecherches isoles, et de ne se proccuper de lagnosticismeque lorsquils font de la philosophie. Pourtant en dpit ducaractre totalement born de la conception de Kant surlvolution le problme de la thorie de la connaissancemerge quand mme, finalement, des problmes concrets de la

    biologie mme (organisme, vie, espce, genre, etc.). Le rejettotal de toute connaissabilit de tels phnomnes serait bienplus quun agnosticisme gnosologique ; ce serait laveu dunebanqueroute de la science.

    Cest pourquoi la critique de la facult de juger est uncompromis par rapport la premire introduction. Enopposition la sparation radicale des deux dmarches

    mentionne plus haut, leur attribution des pouvoirs delme diffrents, la tche de la connaissance va maintenanttre confre, sur ces deux questions, la facult de juger. Lafacult de juger est prcisment dterminante dans le passagede luniversel au particulier ; elle ne fait que reflter, lorsquelon recherche du particulier dans luniversel. On ne doit passimplement considrer cette mise en opposition comme

    quivalente laffirmation, que lon peut trouver dans denombreuses uvres logiques, selon laquelle linductiondonnerait des rsultats moins srs que la dduction. Il sagit lchez Kant des problmes gnraux, de la crise de la pensemtaphysique en gnral peu importe sil nen est pasconscient crise qui dans le deuxime cas connat uneaggravation qualitative. videmment, il y a aussi des

    problmes profonds dans le premier cas. Mais l, il peutsembler Kant quau travers de la dduction transcendantale

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    des catgories, les lois gnrales que lentendement prescrit la nature en vain, selon la conception de Kant fourniraientun fondement logique suffisant. Pourtant, lors de chaqueapplication concrte, c'est--dire pour la dcouverte et ladfinition dune quelconque particularit concrte, (que celle-ci soit un regroupement particulier ou des lois particulires),les problmes surgissent avec une densit dpourvue de touteambigut. Kant dit : Simplement, il y a des formes sidiverses de la nature, pour ainsi dire des modifications sinombreuses des concepts transcendantaux universels de lanature, qui demeurent indtermines par les lois que

    lentendement pur donne a priori dans la mesure o ces loisne portent que sur la possibilit dune nature en gnral(comme objet des sens) que, pour cette raison aussi, il doit entout cas ncessairement y avoir aussi des lois qui, certes,comme lois empiriques, peuvent bien tre contingentes dupoint de vue de notre entendement, mais dont il fautcependant, si elles doivent tre dites des lois (comme lexige

    aussi le concept dune nature), quelles puissent treconsidres comme ncessaires partir dun principe dunitdu divers, quand bien mme ce principe serait inconnu denous 12 Comme lments dcisifs de ce dveloppement deKant, il faut souligner que dun ct, toutes les loisparticulires (empiriques) sont contingentes du point de vuede notre entendement , que cette contingence doit rester

    indpassable pour notre pense, mais que de lautre ct, si elles doivent tre dites des lois , il doit y avoir pour elles, la base, un principe dunit du divers qui nous estcertes inconnu et nous est inconnaissable.

    Il est vident que nous avons en vrit affaire, tout commedans la Critique de la raison pure, un agnosticisme, maisavec un agnosticisme qui est qualitativement diffrent de celui-

    12 Ibidem. Introduction IV, De la facult de juger comme pouvoir lgifrant apriori. pages 158-159.

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    l. L bas, il sagit de linconnaissabilit de principe de lachose en soi, ce qui nexcluait pas une connaissance toujourscroissante, toujours en perfectionnement des phnomnes.Quil ne sagisse pour cette connaissance que du monde desphnomnes, et pas de la ralit objective restait tout dabord,comme nous lavons vu, sans consquence pour la pratiquescientifique concrte. Nous disons : tout dabord, car ds quele dveloppement de la physique comme science, son approchetoujours plus prcise de la connaissance de la ralit objectivedissolvent lhomognit mtaphysique mcaniste du mondetel que la science se le reprsente, dominante lpoque de

    Kant, ds quen consquence mergent des phnomnes ougroupes de phnomnes particuliers qui ne peuvent plus tresoumis une mtaphysique mcaniste, des lois isolesparticulires, lidalisme subjectif agnostique vient jouer unrle profondment perturbateur dans la pratique scientifiqueconcrte. Lnine a, ds sa premire apparition, signallorientation de cette volution comme un danger pour les

    sciences de la nature et entrepris contre elle un combatidologique de rfutation. Aujourdhui, cette crise sestextrmement exacerbe, tant en ce qui concerne la thorie de larelativit quen ce qui se rapporte la thorie des quantas.

    Une crise du mme genre a persist, ds le dbut, dans lathorie de na connaissance et la mthodologie des sciencesbiologiques ; on pourrait dire : le simple fait que la biologie

    soit ne comme science sest manifest sous la forme dunecrise philosophique de ce genre. Nous avons vu que chez Kant,dj, lagnosticisme idaliste subjectif ne se rapporte plusseulement aux principes les plus abstraits dune connaissancescientifique en gnral, mais tout de suite et directement lapratique scientifique concrte elle-mme : chaque loiparticulire, sa relation la loi gnrale (selon Kant, sa

    capacit de sy subsumer) est ds le dpart problmatique, carcette relation doit tre seulement subjective, inluctablement

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    hypothtique, et pourtant en mme temps tre en loccurrencescientifiquement objective. Linconnaissabilit du mondeobjectif, indpendant de la conscience, en dfinissant lecontenu scientifique et la mthode scientifique, interfre danschaque assertion particulire concrte.Ce caractre contradictoire se montre encore aggrav l o ilfaut monter du particulier luniversel : dans le domaine de lacapacit de juger rflchissante. Kant dit : Un tel principetranscendantal, la facult de juger rflchissante ne peut doncque se le donner elle-mme comme loi, mais elle ne peut letirer dailleurs (parce que, sinon, elle serait facult de jugerdterminante), ni le prescrire la nature . 13Le subjectivismeet lagnosticisme apparaissent donc ici dune manire encoreplus fortement accrue : lagnosticisme domine tout le domainede la science, tous ses problmes concrets et ses solutions ; lamthode dans son ensemble persiste dans un subjectivismedclar.

    Toutes ces contradictions insurmontables font finalementrgresser vers lidalisme philosophique. Depuis quil existeune biologie comme science, la philosophie bourgeoise setrouve devant un dilemme insoluble : ou bien elle tente dersoudre les problmes biologiques avec les moyensintellectuels de la pense mtaphysique, c'est--dire en lesrabattant sur les lois de la mcanique, de sorte quelle se meten contradiction avec les faits spcifiques de la vie, ou bienelle tente dapprhender par la pense les phnomnesnouveaux avec un appareil conceptuel dpassant la mcanique,ce qui dbouche ncessairement sur la catgorie de finalit, etsuccombe toutes les contradictions de cette catgorie dans saversion idaliste. Cest cette deuxime dmarche que Kantessaye quant lui de suivre. Il se diffrencie avantageusement

    13 Ibidem. Introduction IV, De la facult de juger comme pouvoir lgifrant apriori, page 159.

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    de ses contemporains et successeurs ractionnaires dans lamesure o il ne veut pas laisser la finalit dboucherouvertement et directement dans la thologie, de mme que parle fait quil ne veut pas utiliser cette finalit, comme catgorienouvelle, pour mettre radicalement de ct les lois de causalit,mais veut plutt la mettre en harmonie avec le systme gnralde ces lois. Cest pourquoi il dfinit la finalit comme unelgalit du contingent comme tel. 14

    Mais comme chez Kant, la pense mtaphysique domine endpit davances importantes vers la dialectique, les difficultssen trouvent encore plus insurmontables. Car dun ct, chezlui comme chez un penseur mtaphysicien la ncessit et lacontingence sont radicalement opposes lune lautre,directement. Pour Kant, seul est ncessaire ce qui estconnaissable a priori ; tout le reste tombe sans remde dans lehasard. Cest ainsi que pour lui, toute diffrenciation, toutespcification de la ralit, et donc tout ce qui est particulier etmme tout ce qui est singulier apparaissent comme

    contingents. Voir la contingence aussi bien dans laspcification que dans la finalit, rechercher des catgoriespropres la biologie, sans rejeter ou dvaloriser celles de lanature sans vie tous ces thmes reclent aussi,indubitablement, des lments progressistes, bien que Kantsoit trs loign de poser ces problmes de manire juste, sansparler de les rsoudre, comme tant dhistoriens bourgeois de la

    philosophie le prtendent. Il sest laiss imposer ces problmespar la ralit, par le dveloppement de la science, et cela estdj un mrite historique, tout particulirement quand il estclair quil a eu tout au moins lintuition de leur porte.

    Maintenant, en ce qui concerne la particularit elle-mme,nous avons dj indiqu le caractre gnial de la dfinition de

    14

    Ibidem. 1re

    introduction VI, De la finalit des formes de la natureconsidres comme autant de systmes particuliers, page 108. Par Lgalit,le traducteur entend conformit aux lois causales [Gesetzmigkeit]

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    Spinoza. Lorsque Kant voit dans la relation du particulier luniversel laspect contingent, il y a l indubitablement unaspect exact : la rupture avec la mtaphysique mcanistelinaire dans la monte du particulier luniversel et vice-versa ; laffirmation que ce qui prcisment constitue laparticularit nest pas dductible, sans plus, de luniversel etquon ne peut pas non plus obtenir, sans plus, un universel partir dun particulier. Jusqu ce point, la manire de poser leproblme de la contingence dans cette relation rciproque estjuste. Certes, seulement pour une pense vraiment dialectique,qui reconnait toujours dans le hasard une partie constitutive, un

    lment de la ncessit. L-dessus, il ny a pas chez Kant lamoindre amorce. ce sujet, pour dlimiter nettement Kant des biologistes ractionnaires, il faut tout particulirementsouligner que Kant, avec la lgalit contingente de lafinalit (de lorganisme) ne cherche jamais carter lancessit et les lois causales, mais quil veut au contraire lesmaintenir au sein de lobjectivit de la causalit, conue de

    manire mcaniste, possible dans son systme. Mais comme ilne connat pas de dialectique de la ncessit et de lacontingence, apparaissent, l aussi, des antinomies du type dela dialectique transcendantale dans la Critique de la raisonpure: Thse : toute production de choses matrielles estpossible daprs des lois simplement mcaniques. Antithse:quelques productions de ces choses ne sont pas possibles

    daprs des lois simplement mcaniques. 15

    Les dveloppements ultrieurs de Kant montrent que cetteantinomie a t en vrit trace suivant le modle formel de ladialectique transcendantale, mais quelle prsente toutefois,comme nous lavons dj indiqu, un tout autre caractre quecelle de la Critique de la raison pure. Cette diffrence semanifeste surtout en ce que cet inconnaissable, qui dcoule en

    15 Ibidem, 70, , page 381

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    tant que rsultat de lantinomie indpassable, nest plus unechose en soi compltement dnue de contenu et de forme,mais qui revt mme si cest un problme insoluble unephysionomie expressive, tant dans son contenu que sa forme.Cest ainsi que Kant soulve, au cours de son interprtation desconsquences de lantinomie cite linstant, la question desavoir si, dans le fondement interne inconnu de nous, de lanature elle-mme, la liaison physico-mcanique et la liaisonfinale ne pourraient pas, dans les mmes choses, se rassemblerdans un seul principe : le fait est simplement que notre raisonnest pas en mesure procder cette runion en un tel

    principe 16 Il se produit donc ici, dans la philosophieKantienne, un balbutiement nouveau, particulier. Dune main,elle carte toute connaissabilit objective de la vie, et delautre, elle donne la recherche des indications relativementprcises. (Ce nest srement pas un hasard si le passage quenous venons de citer appartient ceux que Goethe a soulignavec approbation dans son exemplaire de la Critique de la

    facult de juger). Lexigence de telles lois dans lorganique estdautant plus importante que Kant a lintuition juste de ce que,considr du point de vue des lois purement mcaniques, toutphnomne spcifique, concret, de la vie doit avoir uncaractre invitablement contingent : que la nature,considre comme simple mcanisme, aurait pu se structurerde mille autres manires 17

    Cette exigence est dautant plus impossible satisfaire pourKant que sa conception du monde mtaphysique, anhistorique,(sur la base dun idalisme subjectif) rend impossible uneconception juste de la finalit dans la vie organique. Kantdfinit la finalit de la faon suivante : une chose existecomme fin naturelle quand elle est cause et effet delle-mme

    16 Ibidem, 70, page 382.17 Ibidem, 61, page 350.

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    (bien que ce soit en un double sens) 18 De l, il rsulteraitdune part quelle sengendre elle-mme tant comme espceque comme individu ; de lautre quil doit y avoir l dedans unrapport entre les parties telles que la conservation dunepartie dpend de la conservation de lautre etrciproquement 19, que les parties (quant leur existence et leur forme) nen soient possibles que par leur relation autout. 20. Mais au lieu de dcouvrir l une forme nouvelle, plusvolue, des corrlations lies des lois, au lieu de dvelopperla force formatrice quil dclare efficiente ici et quiloppose la force exclusivement motrice 21 de la

    mcanique, dialectiquement partie de cette dernire, il enarrive l aussi une opposition radicale tant mtaphysiquequagnostique : Prcisment parlant, lorganisation de lanature na donc rien danalogue avec une quelconque causalitdont nous avons connaissance . 22

    Lavance gnosologique de Kant vers la fondation dunemthodologie scientifique de la vie organique sachve donc

    dans un agnosticisme total. Alors, pour rendre possiblelapparence dune conceptualisation scientifique, il lui fautinventer une conformit compltement mystifie de laralit objective nos pouvoirs de connatre . Assurment,on voit l les traces de lhsitation de Kant dcouverte parLnine entre matrialisme et idalisme ; nous nous souvenonsici de sa formule selon laquelle la nature se spcifie elle-mme.

    Si donc le rapport admis ici par Kant de luniversel auparticulier comme proprit de la ralit objective elle-mmetait confirm, cette conformit ne serait alors (commecest si souvent le cas chez Hegel) quune expression mise de

    18 Ibidem, 64, page 362.19 Ibidem, 64, page 363.20

    Ibidem, 65, page 364.21 Ibidem, 65, page 366.22 Ibidem, 65, page 367.

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    manire idaliste la tte en bas de ce que notre connaissancesadapte la ralit objective indpendante de notreconscience, de ce quelle sefforait sans cesse de se lareprsenter de la manire la plus adquate possible ;lexpression fausse serait une des nombreuses illusions de laspontanit du sujet connaissant, naf et acritique. Maislidalisme subjectif agnostique de Kant est incapable dalleraussi loin.

    Cette faveur 23 nigmatique de la nature quelle montre lgard de notre pouvoir de connatre ne peut, dans cettepuret, tre exploite par Kant que comme fondement de sonesthtique. L-aussi, il nen est ainsi quen relguant toutelesthtique entirement dans la sphre du subjectif, en cartanten consquence de lesthtique toute loi objective ainsi quetoute conceptualisation. La facult de juger esthtique estdonc un pouvoir particulier pour apprcier des choses selonune rgle, mais non selon des concepts 24Ainsi, lesthtiquedevient chez Kant, non seulement subjectiviste, mais aussi

    formaliste ; en cartant le concept, on entrane aussi ladisparition du contenu. (Nous ne pourrons pas traiter ici lamesure selon laquelle Kant ne va pas jusquau bout de ceprogramme disons le, cest tout son honneur). toutprendre, lesthtique se transforme ainsi en un parc naturelprotg largement isol de la sphre de la connaissance. Maisune telle sparation radicale est mthodologiquement

    impossible pour Kant en ce qui concerne la connaissance dumonde organique. Cest pourquoi cette connaissance, samthode dapproche tlologique ne possde pas un pouvoirparticulier, mais seulement la facult de juger rflchissante engnral. Elle est une connaissance selon des concepts, mais

    23

    Ibidem, 67, page 373.24 Ibidem, Introduction VIII, De la reprsentation logique de la finalit de lanature, page 174.

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    qui ne peut pas avoir la proprit de dterminer des objets. 25Lobjectivit scientifique se trouve donc la fois exige et niepour la biologie. Pour sortir de telles antinomiesmystificatrices, il ne reste quune issue mystificatrice. Kantconstruit une thorie de la connaissance dans laquelle tous lesproblmes concrets qui sont insolubles pour nous doiventmalgr tout trouver une solution. La limite de la connaissancene se situe pas, comme dans la Critique de la raison pure, lhorizon de la connaissance matrielle relle, sans laconcerner, mais au cur mme des connaissances concrtes.La franchir ny est donc pas interdit, comme dans la premire

    critique, il faut au contraire tenter de franchir la limite, mais enayant philosophiquement conscience quil sagit l pour nous de connaissances inluctablement problmatiques.Cette attitude beaucoup plus hsitante de Kant montreclairement quil a pour le moins lintuition et la perception dela crise philosophique de son poque. Cest pourquoi ilprconise ici, en opposition la premire critique, pour les

    problmes quon reconnat comme insolubles, un saut danslabme de la nouveaut. Ce faisant, Kant ne voit pas que sesproblmes, son chec (mme en faisant abstraction des limitesidalistes gnrales) rvlent la crise dcisive de la pensemtaphysique, quil y a un chec alors que surgissent desproblmes clairement dialectiques. Combien Kant taitprisonnier de la pense mtaphysique, on peut le voir de la

    faon la plus claire dans le fait quil lidentifie aussi bien toute pense humainement accessible (pour nous ) qutoute pense qui soit conceptuellement rationnelle (il lanomme pense discursive ). Dune construction aussi fausseet dforme, il ne peut rsulter quune rponse fausse, quicontinue de dformer les problmes : cette pense, en dedes limites qui sont fixes notre pense nest pas la

    pense dialectique (en opposition la pense mtaphysique),25 Ibidem, page 174.

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    mais la pense intuitive (en opposition la pense conceptuellerationnelle, la pense discursive). Lopposition institue parKant se formule ainsi : Notre entendement est un pouvoir desconcepts, c'est--dire un entendement discursif, pour lequel letype de particulier qui peut lui tre donn dans la nature et quipeut tre inscrit sous des concepts, ainsi que le degr dediversit dont tmoigne ce particulier, sont contingents. Mais,tant donn qu la connaissance appartient en tout cas aussilintuition, et quun pouvoir de spontanit complte delintuition serait un pouvoir de connatre distinct de lasensibilit et totalement indpendant delle, constituant par

    consquent un entendement dans le sens le plus gnral duterme, on peut penser aussi un entendement intuitif(ngativement, cest dire comme entendement non discursif),lequel ne va pas de luniversel au particulier, et ainsi ausingulier (par concepts), et pour lequel ne se rencontre pascette contingence de 1accord de la nature dans ses produitsavec lentendement selon des lois particulires une

    contingence qui rend si difficile pour notre entendement le faitde ramener la diversit de ces lois lunit de laconnaissance 26

    Une connaissance intuitive de ce genre serait une universalitsynthtique , en opposition la universalit analytique delentendement discursif. Pour un tel mode de connaissance, ilny aurait absolument pas de problme de contingence, par

    exemple dans la liaison du tout avec les parties, de luniverselavec le particulier. On le voit : la dialectique interne desproblmes mne Kant jusquau seuil o mergent lesproblmes de la dialectique, mais l, il rebrousse chemin et setourne vers lintuition, vers lirrationalisme.

    26 Ibidem 77, pages 401-402. Pour respecter notre choix lexical, nous avonsremplac gnralpar universel pour rendre le termeAllgemeinheit.

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    Assurment, il est galement vident que Kant prouve unsentiment clair des dangers qui rsultent de sa positionphilosophique. Il est trs trs loin de dsigner commeconcrtement praticable la dmarche vers lintuition, verslirrationalisme que ses rflexions montrent comme une issuemthodologique. Il dnie plutt, nergiquement, notre connaissance, cette capacit dintuition quil a lui-mmepostule ; il va de soi que notre connaissance renonce ainsi toute dialectique. Au sens de la mthodologie la plusabstraite, il dpasse donc la limite situe lhorizon de laCritique de la raison pure. La connaissance intuitive ne surgit

    galement ici que comme horizon, comme perspective ultime ;Kant ne veut avoir prouv rien de plus que lacceptation dunentendement intuitif (dun archetypus intellectus necomporte pas de contradiction 27. Il voit dans ce mode deconnaissance un au-del, quelque chose que notre pensene peut par principe pas atteindre.

    Il est comprhensible quau milieu de cette crise de croissance

    des sciences et de la philosophie, cette attitude plusquhsitante de Kant ait ncessairement eu un normeretentissement, suscit une grande motion. On peut direquavec cet impact, les ides gnosologiques de Kant ont toutsimplement t balayes ; on a vu dans la Critique de la facultde jugerune ouverture toute grande des portes cette pensequi exigeaient imptueusement le dveloppement des sciences

    de la nature et une image de monde cre sur cette base. ce propos, il faut cependant distinguer deux dmarches trsdiffrentes lune de lautre. Goethe, dont nous parlerons plustard, dans dautres dveloppements, du rle dans lvolutionqui nous intresse ici, salue la Critique de la facult de jugercomme une confirmation philosophique de son modedapproche spontanment dialectique des phnomnes

    27 Ibidem 77, page 404.

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    naturels. Lopposition du discursif et de lintuitif ne lintressepour ainsi dire pas du tout. En matrialiste spontan, il carttacitement la pense gnosologique de Kant.

    Cest de faon dautant plus rsolue que Schelling prolonge leproblme kantien de la pense discursive et intuitive. Dansmon livre La destruction de la raison28, jai montr commentla dialectique du jeune Schelling dvie toujours plus fortementvers un irrationalisme intuitif, et en ce qui concerne laspectidologique, ce nest pas un petit rle qua eu limpressiondcisive que Schelling a retire de la Critique de la facult dejuger de Kant. Dune manire en apparence analogue celle deGoethe, Schelling lui-aussi fait du postulat chimrique kantien une ralit vidente. Mais ce faisant, Schelling reprendde Kant lopposition du discursif et de lintuitif, et lidentifie lopposition de la pense mtaphysique et de la pensedialectique. Ainsi, la pense sincre de jeunesse deSchelling (Marx) 29 mne dans limpasse de lirrationalisme,bien que sa philosophie de jeunesse contienne de nombreuses

    avances intressantes pour lamnagement dune dialectiquede luniversel et du particulier allant au-del de Kant.Schelling devait cependant, pour rendre lintuition quivalente la dialectique, la connaissance authentique de la ralit,pour pouvoir aller au del du simple postulat de Kant, mettreen vidence une garantie, un organon de cette pensevraiment dialectique. Tant que cet organon tait le

    comportement esthtique, une hsitation entre dialectiqueidaliste objective et irrationalisme tait encore possible. Maisds quil a commenc (aprs son transfert Wrzburg en1803) voir cet organon dans la religion, sa chute

    28 Georg Lukcs,La destruction de la raison, 2 volumes, LArche diteur, Paris

    1958-1959, traduction de Stanislas George, Ren Girard, Andr Gisselbrecht,Jol Lefebvre et douard Pfrimmer.29 Lettre Ludwig Feuerbach du 3 octobre 1843.

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    complte dans un pur irrationalisme devenu non-dialectique,ractionnaire, sest avre.

    Cest pourquoi le dpassement de Kant par Schelling est

    ambivalent. Nous trouvons chez lui de relles avances pourune solution dialectique de ces questions qui, dune certainefaon, ont t imposes Kant de lextrieur, et quil a d pourcela laisser subjectiviser, et ainsi laisser pendantes. Cettetendance sassocie et se croise chez le jeune Schelling unetransformation irrationaliste mystique des problmes quisubmerge de plus en plus les avances vers une dialectiquevritable. Seule la premire tendance nous intresse ici ; nousavons discut lautre dans le livre dj cit. Schelling va ainsirsolument au-del du concept kantien de vie organique, guidpar lide spontanment juste que lunit des lois de la naturene peut pas tre supprime par la reconnaissance dun mode deconstitution particulier de lorganique. Dans son de lme dumonde, Schelling dit en connexion avec les ides de Kant quinous sont dj connues sur la contingence dans le processus de

    constitution de lorganisme : Le concept de pulsionformatrice inclut lide que la formation ne se produit passeulement de manire aveugle, c'est--dire par des forcespropres la matire en tant que telle, mais quau ncessairequi rside dans ces forces sajoute le contingent duneinfluence externe qui, en perturbant la force formatrice de lamatire, loblige du mme coup produire une forme

    dtermine. 30 Schelling refuse rsolument, la foisdadmettre lexistence dune force vitale particulire ; pourexpliquer le phnomne de la vie, il ne veut rien savoir dunequelconque force spcifique. La vie consiste, continue-t-il, enun libre jeu de forces continuellement entretenu par unecertaine influence externe. . La vie nest donc pas quelque

    30

    Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling,De lme du monde : une hypothsede la physique suprieure pour lexplication de lorganisme gnral.Traduction Stphane Schmitt ditions Rue dUlm, Paris, 2007, page 181.

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    chose de particulier en-soi, mais seulement une formedtermine de ltre. 31 Et en consquence, il clture cetteanalyse par ces mots : Ainsi, les forces qui sont en jeu aucours de la vie ne sont pas des forces particulires,propresla nature organique ; mais ce qui place ces forces naturellesdans le jeu dont le rsultat est la vie, ce doit tre un principeparticulier,qui soustrait en quelque sorte la nature organique la sphre des forces naturelles gnrales, et porte dans lasphre suprieure de la vie ce qui, sinon, serait le produit inertede forces formatrices. 32

    Si lon pense que ce livre est paru en 1798, si lon se souvientde ltat des sciences naturelles dalors, tout particulirementde la biologie, il apparait alors indubitable que Schelling a faitici une grand pas en avant par rapport Kant. Et passeulement, dire vrai, dans la recherche dune versiondialectique de la vie, mais aussi dans la poursuite dudveloppement et de la concrtisation du particulier. Le jeuneSchelling a mme une vague intuition du rle de

    lenvironnement dans la naissance et la disparition de la vie, dela relation dialectique rciproque entre organisme etenvironnement. Cest prcisment par l que tant le contingentque le particulier revtent chez lui une significationdialectique, que Kant ne pouvait absolument pas comprendre :les deux catgories commencent perdre cette rigidit et cetteabstraction mtaphysique qui leur taient propres chez Kant,

    elles deviennent plus concrtes, elles se trouvent intgres dansdes corrlations dialectiques. Cette orientation vers ladialectique vient sexprimer encore plus rsolument dans desrflexions de Schelling un peu plus tardives.

    Dans lIntroduction l'Esquisse d'un systme de philosophiede la nature (1799), il crit sur la vie et la mort : La vie

    31 Ibidem, page 182.32 Ibidem, page 182.

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    apparait en opposition la nature, mais elle steindrait delle-mme si la nature ne luttait pas contre Si linfluencecontraire la vie sert prcisment de lextrieur soutenir lavie, alors il faut linverse que ce qui semble le plus favorable la vie, linsensibilit totale cette influence, soit la base de sadisparition. Tout aussi paradoxal est aussi le phnomne de lavie lors de son interruption. [-] Le produit, tant quil estorganique, ne peut jamais sombrer dans lindiffrenciationLa mort est le retour lindiffrenciation gnrale Lesconstituants qui avaient t extraits de lorganisme gnral yretournent maintenant, et comme la vie nest rien dautre quun

    tat dun niveau plus lev des forces naturelles ordinaires, leproduit retombe, ds que cet tat est pass, sous la dominationde ces forces. Les mmes forces, qui maintenaient la viependant un temps la dtruisent aussi finalement, de sorte que lavie nest pas quelque chose en elle-mme, il ny a l quunphnomne de transition de certaines forces de cet tat deniveau lev ltat habituel de ce qui est gnral. 33

    Naturellement, on voit aussi ds cette priode de lvolution deSchelling, lpoque de rflexions comme celles-ci,relativement progressistes, les aspects problmatiques detoute sa manire de philosopher. Ceux-ci se concentrent, tantdans son adhsion au faux dilemme kantien du discursif et delintuitif, que dans le prolongement irrationaliste quil donne l intellectus archetypus de Kant avec l intuition

    intellectuelle . Ceci est perceptible chez Schelling ds ledbut de sa carrire. Dans luvre de jeunesse Lme dumonde, dont nous venons de citer les avances dialectiquesdans lexplication de lorganisme, Schelling tire sur la questionde la contingence de lvolution organique des conclusionstelles quelles indiquent dj clairement une orientation versune doctrine mystique de la libert : Car la nature ne doit pas

    33 Friedrich Wilhelm Schelling, Erster Entwurf eines Systems derNaturphilosophie, in Smtliche Werke, Erste Abteilung. Band 3, p.89.

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    la produire ncessairement[ savoir lorganisation G.L.] ; lo elle apparait, la nature doit avoir agit librement ; ce nestque dans la mesure o lorganisation est un produit de la naturedans sa libert (le produit dun libre jeu de la nature) quellepeut susciter des ides de conformit une fin, et ce nest quedans la mesure o elle suscite ces ides quelle estorganisation. 34 On voit ici clairement les deux lacunes dujeune Schelling : la mise en opposition radicale, non-dialectique, de la ncessit et de la libert, qui est un hritagekantien ; la mystification de la libert, consquence de laphilosophie de lintuition.

    Cette situation devient encore plus nette l o Schellingsapplique prciser la relation entre universalit etparticularit. Il part trs justement de la clbre dfinition deSpinoza, que nous avons dj cite ici. Mais en cherchant dcouvrir limbrication de la universalit, de la particularit etde la singularit, il veut le faire par une simple dductibilit,comma une subsomption parfaitement sans hasard du

    particulier et du singulier luniversel. Une telleproblmatique issue de la pense mtaphysique conduitobligatoirement une rponse irrationaliste de ce type : Cesdeux ncessits runies, lune que la limitation dtermine nepuisse tre dtermine par la limitation en gnral, lautrequelle naisse nanmoins avec elle en mme temps et par unseul et mme acte composent ce quil y a dinconcevable et d

    inexplicable dans la philosophie. ce que lon ne sauraitexpliquer ce nest donc pas que je sois born dune maniredtermine mais cest le modede cette limitation 35Schellingrsout de la mme faon le problme de la finalit. Il a une

    34 Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling, De lme du monde, op. cit.page 183.

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    Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling, Systme de l'idalismetranscendantal, traduction Paul Grimblot, Librairie philosophique deLadrange, Paris 1842, page 91.

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    intuition de ltat de fait exact, lorsquil pense une interactionspcifique entre lorganisme et lenvironnement, qui se droulel sans une conscience qui laccompagne, mais dont lastructure est constitue de telle sorte que nous, quand nouslabordons avec conscience, avons coutume de la comprendrecomme une finalit. Certes, ltat de la science dalorslempche de tirer les consquences ultimes de ces ides, afinde suivre lvolution, riche en sauts qualitatifs, de la matire enmouvement jusqu lorganisme. Mais Schelling rsout aussicette question de manire purement dclarative, et nonseulement il met tout la tte en bas avec un idalisme

    mystique, mais il dforme aussi la question jusqu la rendremconnaissable. Le monde objectif se produit alors lintelligence par un mcanisme tout fait aveugle 36 Seuldans un monde comme celui-l, dit-il, est pensable une finalitsans conscience ; ici seulement, la nature est possible comme quelque chose qui est conforme au but sans tre produit envue du but. 37

    Quelques cas flagrants seulement nous ont permis decaractriser ici aussi bien ce qui va au-del de Kant que ce quidbouche sur une mystique irrationaliste. Ce qui est dcisifpour notre problme, cest comment Schelling tente, sur cettequestion singulire extrmement importante, dpasser cemysticisme, introduire le concept de la dialectique deluniversel et du particulier, bien que ce soit dans la

    mthodologie quil a dfinie. Le fait quil admette uneinterpntration rciproque des deux aspects, leur conversion,leur retournement lun dans lautre, est un grand pas en avantpar rapport Kant. Au dbut, Schelling ne veut que complterobjectivement, au plan de la philosophie de la nature, laDoctrine de la sciencede Fichte, sans soumettre son point de

    36

    Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling, Systme de l'idalismetranscendantal,op.cit. page 341.37 Ibidem, page 342.

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    vue une critique de principe. Ce nest que sous linfluencepersonnelle de Hegel que lidalisme objectif de Schelling seremet sur ses pieds. Cette objectivit conserve cependant uncaractre platonicien, c'est--dire que lentendement intuitifpostul par Kant se concrtise chez Schelling comme tentativedun renouveau dialectique de la thorie platonicienne desides. Certes, il faut remarquer ce propos que ce tournant deSchelling offre la possibilit de proclamer nouveau laconnaissabilit de la chose en soi sur le terrain de lidalismeobjectif, et cest pourquoi, mme l en dpit de toutemystique irrationaliste il y a des tendances lobjectivit,

    la reconnaissance de la connaissabilit du monde extrieur, quivont bien au-del de Kant. Schelling rsume ainsi le nouveauprogramme de sa philosophie : En appliquantconvenablement la mode dexplication dynamique, on apprendcomme la nature elle-mmele fait. 38Aussi saines que soientles orientations de ce programme qui se dtourne delexplication idaliste subjective de la nature, il lui retombe

    obligatoirement dans le mysticisme irrationaliste quand sachve par : la nature elle-mme, une intelligencegalement fige avec toutes les sensations et intuitions qui sontles siennes 39

    Mme si cet objectivisme idaliste reprsente en effet unprogrs par rapport Kant, mme si sur cette base, la relationdialectique de luniversel au particulier peut devenir un

    lment important de la mthode philosophique, lclectismeet lirrationalisme de Schelling dtruit cependant chaque pas,comme nous lavons vu, ce qui vient dtre obtenu. Dans cecas aussi, nous devons nous contenter, pour illustrer cet tat defait, dun exemple important. Il est bien connu que la catgoriede la puissance [Potenz] tait chez Schelling lun des

    38

    Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling, Allgemeine Deduktion desdynamischen Prozesses.39 Ibidem.

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    lments les plus importants de sa construction du monde.Trs tt dj chez lui, cette catgorie nat de la dialectique deluniversel et du particulier. Dans luvre de jeunesse Idespour une philosophie de la nature, lide est encore assimile la monade leibnizienne : Chaque ide est quelque chose departiculier, qui, en tant que tel, est absolu ; labsolu esttoujours un ; seule la manire dont labsolu est dans lidesujet-objet, fait la diffrence . 40Cest ainsi que naissent chezSchelling des lments constructifs des puissances, et chacunede ces puissances est en mme temps labsolu (luniversel,lidentique) ainsi que, invitablement, le particulier. Ceci est

    trs largement corrl au fait que Schelling ne reconnait et neralise lobjectivit, la reproduction de la pense par les ides,que dans une universalit abstraite. La puissance est de ce faitchez lui, non pas une mdiation relle entre immdiatet etabsolu, mais un vain rapport quantitatif des principes (dusubjectif et de lobjectif, etc.) o le choix et la dterminationde ces proportions quantitatives choit tout simplement

    larbitraire qui le construit. Cest pour cela que Hegel dit juste titre de la construction de Schelling par lintermdiairedes puissances ; cest du formalisme, de tout reprsentercomme des sries, une dtermination superficielle sansncessit ; au lieu de concepts, nous trouvons desformules . 41

    Les ides, dit Schelling, ne sont rien dautre que des

    synthses de lidentit absolue de luniversel et duparticulier. 42 Cest pourquoi, dans les puissances, apparaitaussi, selon la conception de Schelling, en mme temps quelunit dialectique de luniversel et du particulier, lunit du40 F.W. Schelling, Ideen zu einer Philosophie der Natur, in : Smmtliche

    Werke. Erste Abteilung, Band 2, S. 64.41 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Vorlesungen ber die Geschichte der

    Philosophie [Confrences sur lhistoire de la philosophie], Dritter Band, inWerke, Band 15, Berlin 1836, s. 672.42 F.W. Schelling,Ideen zu einer Philosophie der Natur, op.cit. ibidem.

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    monde idal et du monde rel, ainsi que celle du principeobjectif et du principe subjectif, de sorte que ce type gnralde phnomne se rpte ncessairement aussi dans leparticulier, et comme le mme et le semblable dans le monderel et le monde idal 43. Cela veut-dire pourtant en dpitde toutes les constructions irrationalistes mystiques lide outout au moins lintuition de ce que luniversel et le particulierne sont pas de simples dterminations intellectuelles, maisplutt que leur dtermination idelle nest quune expressionsubjective de la ralit objective elle-mme existant en soi.Dans le dveloppement concret de la doctrine des puissances,

    Schelling ne prolonge pas la dialectique, tant objective quesubjective, de luniversel et du particulier, quil admet ici,jusqu une dialectique concrte de la nature, mais il en vientau contraire un jeu dides abstrait, souvent caricatural, avecdes analogies formelles trs souvent affectes, infondes.Lavance vers une dialectique dgnre en des recherchescreuses danalogies et de paralllismes.

    Il faut malgr tout constater ici un pas en avant par rapport Kant ; surtout en esthtique. Chez Kant, ses tentatives detrouver une relation dialectique entre luniversel et leparticulier navaient aucun impact sur son esthtique. Celle-ciest reste purement subjective, dnue dobjet, de concept ; laversion idaliste-subjective, reprise de la philosophie de lanature, de ladaptation du monde aux besoins de notre capacit

    de connaissance na fait quaccentuer ce subjectivismeesthtique. Les lans vers lobjectivit napparaissent que dansla philosophie de la nature organique. Chez Schelling, tant laphilosophie de la nature que lesthtique doivent donc trouverdes fondements idalistes objectifs. Le platonisme de Schellinga pour consquence aussi sur la question de la relation deluniversel au particulier que tout se trouve radicalement

    43 Ibidem, page 66.

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    pos la tte en bas ; lessence de la ralit objective apparaitcertes comme connaissable, mais nest pas lide qui doit trele reflet de la chose, cest au contraire chaque chose qui netrouve sa vritable existence, son en-soi, que dans lide. Celafait natre un monde des ides singulier : On pourrait enconclure , dit Schelling quil existe autant dunivers quedIdes des choses particulires, et ctait bien notrepropos. 44 Ainsi, en opposition la doctrine des idesoriginelle de Platon, o les ides reprsentaient luniversalitdes choses isoles, les lois qui les rgissent, et leurs relationssingulires, la dialectique de luniversel et du particulier est

    directement projete dans le monde des ides lui-mme. Leschoses particulires, en tant quelles sont absolues dans leurparticularit, et que, comme particulires, elles sont donc enmme temps des univers, sont appeles IDES. 45 Cetidalisme platonisant a retransform en statique la dynamiquede Schelling, plus souhaite ou souponne que vritablementcomprise : de la dialectique abstraite de luniversel et du

    particulier pensons aussi la dtermination de la puissance ressort un passage complet, aux tonalits mystiques, duparticulier dans un universel abstrait. Les formesparticulires dit Schelling, sont, en tant que telles, sansessentialit, elles sont de simples formes qui ne peuvent tredans lAbsolu que dans la mesure o, en tant que particulires,elles raccueillent en elles tout ltre de lAbsolu. 46 Ou

    bien : Si la forme particulire doit tre relle[reell] en elle-mme, elle ne peut ltre en tant que particulire, maisseulement en tant que forme de lunivers 47

    44 F.W. Schelling, Philosophie de lart, traduction Caroline Sulzer etAlain Pernet, Jrme Millon, Grenoble, 1999, 25, page 81.

    45

    Ibidem, 27, page 83.46 Ibidem, 25, page 81.47 Ibidem, 25, page 82.

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    Cest ainsi que, de lavance vers la dialectique, nat partout unsimple formalisme. Naturellement, la dialectique de la forme etdu contenu se croise avec celle de luniversalit et de laparticularit. Mais au lieu dtudier concrtement les relationsrciproques, souvent trs complexes, qui apparaissent ici, etden introduire le concept, la mthode schellingienne deconstruction cre des quivalences analogiques formalistes.Cest ainsi par exemple quon identifie le sujet luniversel, laforme au particulier. Ici, Schelling subit la vengeance de sonplatonisme. Il veut voir dans lart un couronnement de sonsystme, devanant tout, justifiant tout a postriori. Mais

    comme la teneur, le sujet, le contenu (chez Schelling :mythologie comme chose en soi, qui est identique lide)reprsentent luniversel, cependant que la forme est leparticulier, la mise en forme [Formgebung] napparait pas,prcisment au sens de Schelling, comme un principe vraimentconstitutif de lesthtique, mais elle fait descendre luniverselde sa pure sublimation, de sa ralit. (videmment, la priorit

    de la teneur en ides nexclut absolument pas leperfectionnement esthtique par la mise en forme).

    Lesthtique de Schelling va donc au-del de celle de Kantdans la mesure o elle cherche fonder une dialectiquehistorique de lart. Lopposition de lantiquit et du modernedoit chez lui tre dduite de la dialectique historique deluniversel (lespce) et du particulier (lindividu).

    Dans les dtails, on trouve chez Schelling des ides souventpercutantes et spirituelles, qui clairent les tats de fait rels delvolution historique. Nous ne citerons quun passage delesthtique, pour montrer comment souvent, chez Schelling,de prmisses justes, naissent des gnralisations abstraites etbiaises, ou comment des prsuppositions fausses, dformesvont parfois tre rectifies par des observations justes. On

    peut appeler, en somme, , dit Schelling le monde moderne,monde des individus, le monde antique, monde des espces.

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    Dans ce dernier, luniversel est le particulier, lespce estlindividu ; cest pourquoi, bien que le particulier y domine, ilest le monde des espces. Dans celui-l, le particulier ne faitque signifier luniversel, et si le monde moderne est le mondedes individus, celui de la division, cest parce que luniverseldomineen lui. L bas tout est ternel, durable, imprissable, lenombre na pour ainsi dire aucun empire, car les notionsuniverselles despce et dindividu ne font quun, alors quici,dans le monde moderne la transformation et le changementsont la loi dominante. Tout ce qui est fini y priclite, car ilnexiste pas en lui-mme, mais seulement pour signifier

    linfini. 48

    48 Ibidem, page 133.

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    2.

    Lessai de solution de Hegel.

    Nous voyons donc que les tentatives intressantes de Kant etde Schelling de comprendre la juste relation entre universalit

    et particularit, de dterminer la place de la particularit dansle rapport dialectique des catgories ont fini chez le premierdans une impasse agnosticiste, chez le dernier dans uneimpasse irrationaliste. Cet chec a pour cause la situationhistorique des penseurs en question et leur attitude par rapportaux problmes soulevs par lpoque. Dun ct, ces sciencesdont la naissance et le dveloppement imposaient cesproblmes la philosophie, et avant tout la biologie, ntaientencore qu un stade primitif, une tape de ttonnement, desorte quelles-mmes ntaient en mesure de donner auxphilosophes que des problmatiques abstraites gnrales, maispas dindications mthodologiques concrtes. Cette situationdfavorable a galement connu une aggravation du fait queKant ne fut pas capable de participer au pas en avant dcisif dece dveloppement scientifique, ltude de lvolution, alors

    que Schelling, dont la pense se tournait dj vers sacomprhension philosophique, mystifiait de faon irrationnelleles indications et intuitions de la thorie universelle delvolution, encore parcellaires cette poque. Dun autre ct,tant Kant que Schelling abordaient les problmes deluniversalit et de la particularit du ct quasiment exclusifdune apprhension philosophique des problmes de la vie

    dans la biologie. Il leur a quasiment totalement chapp quecet ensemble de questions tait appel jouer un rle dcisif, ycompris dans les sciences sociohistoriques, en raison desnouveaux tats de fait rsultant de la Rvolution franaise.Kant, parce que sa pense sociale tait dtermine par lesLumires prrvolutionnaires, dont il traduisait les problmesdans un langage idaliste allemand ; certes, la rvolution se

    reflte maints gards dans ses crits sociohistoriques dansle contenu sans cependant entraner une restructuration de

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    ses conceptions mthodologiques. Schelling sest bien trop ttoppos la Rvolution franaise pour pouvoir rendre sesexpriences fcondes pour sa philosophie. Sa pense,prcisment au temps de son plein essor, tait de manire siprpondrante tourne vers la philosophie de la nature quil luimanquait toutes les conditions pralables pour unapprofondissement de ces questions.

    Pour cela, comme je lai montr dans une tude sur sajeunesse 49, Hegel est en revanche parti de la tentative decomprendre philosophiquement les bouleversements de sontemps ; ce nest que plus tard que les problmes de laphilosophie de la nature ont t intgrs dans son systme.Cest pour cela quil a pu enjamber de manire concrte etoriginale ces obstacles qui encombraient le chemin de Kant.Certes, ds que Hegel tend sa mthode aux phnomnesnaturels, nous trouvons chez lui des limites idalistesanalogues celles de ses prdcesseurs. L aussi, ellesrsident, comme Engels la montr pour toute sa philosophie,

    sur la contradiction entre systme et mthode. Tandis que lamthode dialectique part de lapprhension de tous lesdomaines de ltre et de la conscience comme un processushistorique m par des contradictions, la conclusion du systmeabolit ce mouvement pour le prsent et le futur, introduit ainsides contradictions insolubles, y compris dans la conceptionidelle du mouvement, et transforme souvent lvolution

    reconnue par la mthode en une volution apparente. Aussidiffrentes, aussi opposes mme sur des points dcisifs quesoient les caractristiques des philosophies de Schelling etHegel, elles ont en commun ces limites de lidalisme objectifle sujet-objet identique la place dune ralit indpendantede la conscience. Chez les deux, ces limites se manifestentpartout, mais cest cependant dans le traitement de la nature

    49 Georges Lukcs,Le jeune Hegel, Traduit de lallemand et prsent par GuyHaarscher et Robert Legros, 2 tomes, Gallimard, Paris, 1981.

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    comme volution que cela est le plus net. Le jeune Schellingesquisse une thorie mystique irrationaliste de lvolution dansla nature et dans lhistoire, o la nature est conue commeinconsciente, lhistoire comme consciente, et lon va dcouvriren vain leur synthse dans lart comme activit consciente-inconsciente. Pour Hegel, la nature est lide qui saline elle-mme, son propre tre autrement par rapport elle-mme.Cest ainsi que la philosophie hglienne de la nature en arrive la consquence abstruse, antidialectique, selon laquelle il nepeut pas y avoir dans la nature de vritable volution commedans la socit et dans lhistoire. La nature dans sa totalit,

    selon Hegel, est considrer comme un systme dedegrs. Lvolution, la mtamorphose nappartient quauconcept en tant que tel, car seul le changement du concept estun dveloppement 50Avec cette thorie, Hegel reste trs ende de ses contemporains allemands comme Goethe et Okendans la comprhension de lvolution, sans parler de Lamarckou Geoffroy de Saint-Hilaire.

    En dpit de ces limites et contradictions insolubles, Hegel estle premier penseur avoir plac la question des relations entresingularit, particularit et universalit au cur de la logique,et non pas comme un problme isol, plus ou moins importantet plus ou moins accentu, mais comme une question cruciale,comme un lment dterminant de toutes les formes logiquesdu concept, du jugement, et du syllogisme. Naturellement, on

    voit dans son traitement toutes sortes de distorsions qui sontprovoques par lidalisme objectif, le sujet-objet identique, lacontradiction entre systme et mthode ; sur celles qui pournous sont les plus importantes, nous reviendrontultrieurement en dtail. Avec tous ces aspects contradictoires,la Logique hglienne reprsente cependant un pas important

    50

    Philosophie de la Nature de Hegel, traduite par A. Vera, Librairiephilosophique de Ladrange, Paris, 1863. Tome 1, 249, pages 195-196.Traduction modifie.

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    en avant vers la concrtisation et la clarification de notreproblme. Et nous verrons galement que Hegel na pufranchir ce pas que parce quil sefforait de toutes parts comprendre philosophiquement les expriences de laRvolution bourgeoise de son temps, dy rechercher les basesde lexistence dune dialectique historique, et dentamer partir de l ldification dune logique dun nouveau genre.

    Cette nouvelle problmatique, on peut clairement la voir chezHegel ds sa jeunesse, dans sa priode de Francfort. Dans satentative dexposer philosophiquement la rvolutionbourgeoise, Hegel part, somme toute, dune conception qui estde trs prs apparente la clbre brochure de labb Sieyssur le Tiers tat. Il est bien connu que mme dans sa jeunesse,Hegel rejetait le jacobinisme, mais quil approuvait lesobjectifs antifodaux bourgeois et la politique de la Rvolutionfranaise. Pour Hegel aussi, le contraste entre le poids socio-conomique rel du Tiers tat et sa nullit politique constituele point de dpart de ses rflexions. La tche de la Rvolution,

    selon Hegel, consiste prcisment crer un ordre tatique quicorresponde aux rapports sociaux rels. En essayant declarifier philosophiquement cette question, il se heurte auproblme de la dialectique sociohistorique de luniversalit etde la particularit. Dans cette transposition dune questionsociopolitique concrte et actuelle en du philosophiqueabstrait, se manifeste videmment aussi lidalisme de Hegel,

    la dtermination de tout son univers intellectuel parlarriration de lAllemagne. Mais il ne faut pas oublier, enfaisant cette constatation ncessaire, que dans ces abstractionsde Hegel tait galement luvre une intuition de ladynamique vritable de la lutte des classes. Hegel considreltat de lancien rgime comme une structure qui a laprtention de reprsenter la socit dans son ensemble (en

    logique : dtre luniversel), bien quun tel tat serveexclusivement les intrts des couches fodales dominantes (en

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    logique : le particulier). Dans la dynamique historique de larvolution se prsente donc Hegel le tableau quun systmeen survie sociale exerce un pouvoir de pure violence qui estdommageable pour le peuple tout entier (luniversel devient leparticulier). La classe rvolutionnaire, la bourgeoisie, le Tierstat, reprsente en revanche dans la rvolution le progrssocial, ainsi que les intrts dautres classes (le particulierdevient luniversel.

    Cest dans le fragment de Francfort sur La constitution delAllemagne que Hegel formule cette ide de la faon la plusexpressive. Son point de dpart est constitu par la constatationde ltat de fait suivant : Tous les phnomnes de notretemps montrent quon ne trouve plus de satisfaction danslancien mode de vie 51 Dans lancien rgime lamauvaise conscience et sa proprit de transformer des chosesen absolu samplifient et, paralllement samplifie aussi lasouffrance humaine . 52 Et de mme, cela fait partie dutableau : luniversel nexiste plus en tant que ralit, mais

    seulement en tant que pense. 53 Hegel voit clairementquune telle situation pousse une lutte pour le pouvoir : Lemode de vie limit en tant que puissance ne peut alors qutreattaqu par la puissance hostile dun mode de vie meilleur,quand celui-ci est aussi devenu la puissance. Vu directement,il sagit l de la lutte dun particulier contre un autreparticulier ; de la lutte des classes. Mais lancien rgime

    fonde sa suprmatie, non sur la violence de particuliers particuliers, mais sur luniversalit ; cette vrit, savoir ledroit quil revendique pour lui, doit lui tre enleve et treattribue ce secteur de la vie dont lexigence se fait

    51 Hegel, La constitution de lAllemagne, ditions Champ libre, Paris, 1974,

    traduction Michel Jacob.Introduction (1799-1800), page 19.52 Ibidem, page 20.53 Ibidem, page 21.

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    sentir. 54 On le voit : Hegel transpose ici en termesphilosophiques des faits sociaux et les ides politiques qui lesexpriment. Cette transposition dans une logique abstraite estcependant une vritable gnralisation des thmes essentiels,rels, de la Rvolution franaise, une gnralisation, nonseulement des ides des acteurs principaux, mais aussi de lasituation idologique socialement dtermine, objective, dontMarx a dcrit, plus tard, les formes dexpression comme des"illusions hroques", comme la conviction resteinconsciente aux acteurs de reprsenter les intrts de toutela socit, bien quils naient avant tout lutt que pour la

    domination dune nouvelle classe, pour le remplacement duneforme dexploitation et doppression par une autre. Hegel lui-mme se tenait naturellement sur le terrain de telles illusions.Cela ne change cependant rien au fait que sa transposition entermes philosophiques tait un reflet de la ralit sociale.

    Il ne sagit ici en aucun cas dune ide isole de Hegel, maisdune forme typique de sa tentative de rsoudre des problmes

    sociaux sous linfluence dterminante de la Rvolutionfranaise. Dans notre expos dtaill de lvolution de Hegelpendant sa jeunesse, nous avons indiqu la grande importancede la catgorie de positivit dans cette priode de sa vie, etvu dans ce concept le prcurseur de concepts centrauxultrieurs comme extriorisation, alination. Mais aussi, dansla jeunesse de Hegel, la positivit opre une transformation

    essentielle : depuis Francfort, elle apparait comme socio-historiquement relativise en tant que catgorie dialectiquehistorique. Dans sa priode dIna, Hegel combat la positivit (tout autant) sur une ligne purementphilosophique, en mettant en vidence la positivit danslthique formaliste de Kant et de Fichte. En loccurrence, onne doit certes pas oublier que derrire lopposition de son

    54 Ibidem, page 20.

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    idalisme objectif lidalisme subjectif de Kant et Fichte, il ya partout des oppositions dans la conception de la socit, desoppositions historiques dans la critique de formations socialesantrieures, par rapport auxquelles Hegel cherche dmontrerla supriorit de la socit bourgeoise issue de la Rvolutionfranaise, telle quil la comprend et la souhaite. En premier, ilsefforce de montrer que la positivit nat par suite dunformalisme qui, selon Hegel, a toujours des basessubjectivistes, par suite dune forme qui permet unepuissance de se poser comme isole et absolue. 55 Uneconceptualisation comme celle-ci dforme la ralit ; mme un

    phnomne qui en soi ne serait pas positif apparait dans cecontexte, mieux dit encore, dans cet isolement, dans cedracinement hors des relations existantes en elles-mmes,comme positif . Car celui-ci [le formalisme] dtruitlintuition comme identit de luniversel et du particulier. Ilpose luniversel et le particulier lun en face de lautre commedes abstractions et tout ce quil vacue du premier terme pour

    le subsumer sous labstraction de la particularit est pour lui lepositif. Il ne rflchit pas quen devenant un oppos,luniversel est tout autant positif que le particulier. Comme il at montr plus haut, la forme de lopposition, qui est celle deson existence dans labstraction, le rend positif. Cependant lerel (Real) est une identit parfaite de luniversel et duparticulier 56Hegel dit plus loin que lunit dialectique de

    luniversel et du particulier se perd par l-mme, que le rapportdialectique vivant entre contingence et ncessit se trouveintellectuellement ananti. Plus ces analyses critiquesdeviennent concrtes, plus les bases sociales des divergencesphilosophiques apparaissent clairement au grand jour.

    55 Hegel, Le droit naturel, traduction Andr Kaan, Ides, Gallimard, Paris,

    1972, chapitre IV, page 172. La terminologie de Hegel cette poque estencore maints gards schellingienne, ainsi ici-mme avec puissance .56 Ibidem, page 173.

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    Une polmique aigu slve contre Kant (La critique de lafacult de juger y comprise) en raison de sa conceptionmtaphysique de la relation entre luniversel et le particulier, lencessaire et le contingent. On sait trs bien que la polmiquede Hegel sest tourne contre la tentative de Kant de spcifiersocialement limpratif catgorique, de lappliquer des casparticuliers et singuliers tout en lui conservant son caractreuniversel abstrait. Kant veut prouver, par exemple, que ledtournement dun dpt conduirait des contradictionsinternes, ce quil pourrait alors nexister absolument aucundpt, et que de ce fait, linterdiction du dtournement

    dcoulerait avec une ncessit logique de la forme universellede limpratif catgorique. Mais quelle contradiction y a-t-il ce quil nexiste aucun dpt ? Cela peut contredire dautresdterminations ncessaires, de mme que la possibilit dundpt est lie dautres dterminations ncessaires qui luicommuniquent leur ncessit. Mais on na pas le droitdinvoquer dautres buts et dautres motifs matriels ; cest

    seulement la forme immdiate du concept qui doit dcider enfaveur de la premire ou de la seconde thse. Or relativement la forme, lune des dterminations opposes est quivalente lautre. 57Le fait que Hegel utilise le terme dtermination ne change rien la situation de principe, car ici, dtermination,comme aussi par ailleurs, est trs clairement utilis au sens departicularit. De mme, la forme immdiate du concept

    signifie chez Hegel universalit. Dans cette opposition entreKant et Hegel, il sagit prcisment de savoir si, dune loiuniverselle (ici, de limpratif catgorique) on peut obtenir parsimple subsomption logique les cas particuliers de sonapplication, ou sil rgne entre eux des relations rciproquesdialectiques complexes, des relations de la dialectique desdterminations les plus diverses au sein dune totalit concrte.

    Il est caractristique de la manire unilatrale avec laquelle57 Ibidem, chapitre II page 93.

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    Kant soulve ce problme dans la Critique de la facult dejugerqu loccasion du traitement de la socit, de lthique,il ne pense pas du tout ces difficults qui lavaient occuplors de la conceptualisation de la biologie, et quil croiepouvoir sen sortir ici avec une subsomption mtaphysique.Hegel traite donc le rapport rciproque de luniversalit et dela particularit en corrlation avec les questions les plusimportantes de la socit, du droit et de la morale, en liaisonconstante avec son problme crucial dalors, avec la positivit . Aussi ses conceptions ce propos se rsument-elles savoir dans quelle mesure un particulier ou un universeldoivent devenir du positif . Il sagit trs directement delextrme diamtralement oppos de la polmique du dptcontre Kant. Sans aller plus loin, on voit que les deux extrmesindiquent le mme point central, la relation dialectiquerciproque de luniversel et du particulier, propos de laquelleHegel rejette tout aussi nergiquement la subsomptionmtaphysique que la sparation pareillement mtaphysique,

    lautonomisation du particulier. Il dit : Ainsi la philosophiene prtend pas que le particulier soit positif pour la seule raisonquil est le particulier. Il ne prend ce caractre que lorsquilsest arrach la cohrence absolue du tout et sest empardune indpendance en tant que partie 58

    La positivit (ainsi que plus tard chez Hegel l