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MARCEL PROUST (1871-1922) Il y a un lien très évident entre son œuvre et sa vie. Son père était médecin, sa mère est d’origine israélite. Proust est né dans un milieu aisé. Son enfance est marquée d’abord par des problèmes de santé, parce qu’il souffre des crises d’asthme, et par un attachement presque maladif à sa mère (le narrateur dans certaines œuvres ne veut pas quitter sa mère, c’est une tragédie si elle ne vient pas l’embrasser le soir, etc. – même s’il ne faut pas confondre Proust et le narrateur). Il fait de bonnes études au lycée Condorcet, il passe sa licence des lettres en 1892 et il commence à publier des articles dans les différentes revues – peu à peu, sa carrière littéraire se dessine. La Recherche a été comprise par certains à l’époque comme les mémoires d’un snob. Proust avait une charge symbolique à la Bibliothèque Mazarine, mais il a renoncé à ce poste plus tard. Il a aussi traduit Ruskin, un critique d’art anglais. Il se passionnait pour les questions d’esthétique, il a voyagé en Venise en 1900, en Hollande en 1902 (il admirait les peintures de Vermeer). La vie qu’il menait à l’époque était vraiment mondaine : il fréquentait les salons du faubourg Saint- Germain. Ce mode de vie pouvait donner une impression de frivolité et on avait pu le prendre pour un mondain superficiel, ce qu’il n’était pas. Sa vie à l’époque correspondait à cette idée, mais en même temps, l’écrivain en lui est en train de mûrir – il observait, il réfléchissait, il accumulait des données, il s’est créé sa vision du monde, et il va utiliser toutes ses expériences pour écrire À la recherche du temps perdu. Son premier livre est publié en 1896, c’est Les Plaisirs et les Jours. Puis il commence un roman ambitieux qui ne serait publié qu’après sa mort, intitulé Jean Santeuil (inachevé). Deux événements ont marqué sa vie : la mort de son père en 1903 et celle de sa mère, à laquelle il a été très attaché, en 1905. Après, une sorte de métamorphose se produit parce que Proust était insatisfait de ces deux tentatives d’écriture et il a été vraiment profondément affecté par la mort de ses parents. Alors, il décide de renoncer à la vie mondaine et de se consacrer exclusivement à son œuvre. Il entreprend l’écriture de La Recherche dans une retraite presque monacale. Sa santé était de plus en plus fragile et il était conscient de sa vulnérabilité physique ; il savait qu’il n’aurait pas peut-être la force et le temps de mener cette œuvre à terme. En quelque sorte, il a vraiment lutté contre la mort pour achever La Recherche et il s’est consacré exclusivement à l’élaboration de son œuvre. Il commence l’écriture déjà après 1906, mais le projet se précise en 1909 quand il commence la rédaction de De Côté de chez Swann qui paraîtra en 1913 à compte d’auteur (c’est lui qui a payé pour la publication du roman parce que tous les éditeurs l’ont refusé). Pourtant, la situation a changé avec la parution du 1

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MARCEL PROUST (1871-1922)

Il y a un lien très évident entre son œuvre et sa vie. Son père était médecin, sa mère est d’origine israélite. Proust est né dans un milieu aisé. Son enfance est marquée d’abord par des problèmes de santé, parce qu’il souffre des crises d’asthme, et par un attachement presque maladif à sa mère (le narrateur dans certaines œuvres ne veut pas quitter sa mère, c’est une tragédie si elle ne vient pas l’embrasser le soir, etc. – même s’il ne faut pas confondre Proust et le narrateur). Il fait de bonnes études au lycée Condorcet, il passe sa licence des lettres en 1892 et il commence à publier des articles dans les différentes revues – peu à peu, sa carrière littéraire se dessine. La Recherche a été comprise par certains à l’époque comme les mémoires d’un snob. Proust avait une charge symbolique à la Bibliothèque Mazarine, mais il a renoncé à ce poste plus tard. Il a aussi traduit Ruskin, un critique d’art anglais. Il se passionnait pour les questions d’esthétique, il a voyagé en Venise en 1900, en Hollande en 1902 (il admirait les peintures de Vermeer). La vie qu’il menait à l’époque était vraiment mondaine : il fréquentait les salons du faubourg Saint-Germain. Ce mode de vie pouvait donner une impression de frivolité et on avait pu le prendre pour un mondain superficiel, ce qu’il n’était pas. Sa vie à l’époque correspondait à cette idée, mais en même temps, l’écrivain en lui est en train de mûrir – il observait, il réfléchissait, il accumulait des données, il s’est créé sa vision du monde, et il va utiliser toutes ses expériences pour écrire À la recherche du temps perdu.

Son premier livre est publié en 1896, c’est Les Plaisirs et les Jours. Puis il commence un roman ambitieux qui ne serait publié qu’après sa mort, intitulé Jean Santeuil (inachevé). Deux événements ont marqué sa vie : la mort de son père en 1903 et celle de sa mère, à laquelle il a été très attaché, en 1905. Après, une sorte de métamorphose se produit parce que Proust était insatisfait de ces deux tentatives d’écriture et il a été vraiment profondément affecté par la mort de ses parents. Alors, il décide de renoncer à la vie mondaine et de se consacrer exclusivement à son œuvre. Il entreprend l’écriture de La Recherche dans une retraite presque monacale. Sa santé était de plus en plus fragile et il était conscient de sa vulnérabilité physique ; il savait qu’il n’aurait pas peut-être la force et le temps de mener cette œuvre à terme. En quelque sorte, il a vraiment lutté contre la mort pour achever La Recherche et il s’est consacré exclusivement à l’élaboration de son œuvre. Il commence l’écriture déjà après 1906, mais le projet se précise en 1909 quand il commence la rédaction de De Côté de chez Swann qui paraîtra en 1913 à compte d’auteur (c’est lui qui a payé pour la publication du roman parce que tous les éditeurs l’ont refusé). Pourtant, la situation a changé avec la parution du deuxième volume À l’ombre des jeunes filles en fleurs en 1918 chez Gallimard et ce roman lui a valu le prix Goncourt en 1919. Le succès l’encourage à poursuivre avec une ardeur renouvelée et cette œuvre absorbe vraiment toutes ses forces. De 1920 à 1922 il publie Le Côté de Guermantes et Sodome et Gomorrhe. Malgré la maladie, il réussit à terminer La Recherche, mais il est épuisé et il meurt en novembre 1922. Il n’a pas pu apporter les ultimes corrections à La Recherche et après sa mort, on a publié La Prisonnière, La Fugitive ou Albertine disparue et Le Temps retrouvé (pas achevé par Proust). Il a eu l’idée de l’ensemble de l’œuvre dès le départ, la conception et la rédaction d’une partie du dernier volume ont été déjà assez anciennes.

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L’ŒUVRE :

Les plaisirs et les jours (1896) – un recueil de nouvelles et de poèmes

Jean Santeuil – roman publié posthume en 1952 (dans ce roman déjà on peut trouver les thèmes majeurs de son œuvre)

À la recherche du temps perdu (7 romans) : Du Côté de chez Swann (1913), À l’ombre des jeunes filles en fleurs (1918), Le Côté de Guermantes (1920-21, deux parties), Sodome et Gomorrhe (1921-22, deux parties), et après la mort de Proust : La Prisonnière (1923), Albertine disparue (1925, lire le début – la jalousie), Le Temps retrouvé (1927)

Pastiches et Mélanges (1919) – un texte critique

Contre Sainte-Beuve – publié de manière posthume en 1954, Proust s’y oppose à la critique biographique et pose l’existence de deux moi : le moi de l’écrivain et le moi de l’homme du monde (la critique biographique souhaite expliquer que c’est possible de tirer des conclusions sur l’œuvre d’un auteur à partir de sa vie et Proust s’y oppose parce qu’il croit qu’il existe deux existences hétérogènes en quelque sorte)

Les traductions du critique d’art anglais Ruskin La Bible d’Amiens (1904, livre consacré à la cathédrale d’Amiens) et Sésame et les lys (Proust n’a pas seulement traduit, il a aussi écrit des préfaces qui, rédigées vers le début du siècle, contiennent déjà l’essentiel de son esthétique)

À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

L’œuvre publiée de 1913 à 1927, c’était l’avènement littéraire d’après-guerre et a eu une influence considérable à l’étranger. C’est un texte qui domine toute la littérature du XXe siècle, une œuvre incontournable. À la recherche du temps perdu comporte sept volumes ; au départ Proust n’avait prévu que trois. L’œuvre peut paraître manquer d’unité, mais Proust la compare souvent à une cathédrale et il a toujours acclamé que c’est « une construction rigoureuse et à quoi j’ai tout sacrifié ». La Recherche se tient comme une construction, comme un ensemble, et si on peut voir des digressions dans les romans de Proust, elles ne sont qu’apparentes, puisque tout va prendre sens dans un réseau de codes, de correspondances, tout ce qu’il mentionne a des liens avec d’autres événements, avec d’autres épisodes, et le fil directeur, selon Gérard Genette, peut se résumer en « Marcel devient écrivain », et il s’agit justement de la découverte de cette vocation littéraire.

La structure

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I DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN : trois parties.

Combray – le narrateur y évoque le temps « où il se couchait de bonne heure ». Il avait des insomnies, il s’occupait en se rappelant sa vie passée, mais de Combray, il se rappelle seulement quelques éléments. Longtemps après arrive l’élément très important, c’est l’épisode de la madeleine : le goût d’une madeleine, trempée dans du thé fait renaître pour le narrateur involontairement tout l’ancien Combray. Il voit les habitants, les promenades des deux côtés, du côté de chez Swann et du côté de Guermantes, il voit Gilberte, la fille de Swann, dont il tombe amoureux, une scène d’homosexualité qu’il a vu enfant et finalement, l’arrivée du matin met fin à ses souvenirs, mais on voit dans cette première partie la mémoire involontaire et l’expérience de l’ancien Combray.

Un amour de Swann – la deuxième partie traite l’amour de Swann pour une courtisane, Odette de Crécy. Le narrateur a connu Swann lorsqu’il était enfant, mais bien des années avant cette connaissance, celui-ci était amoureux d’une cocotte, d’une demi-mondaine, qui l’a introduit dans le milieu bourgeois des Verdurin (les Verdurin représentent la bourgeoisie, les Guermantes l’aristocratie – on voit une peinture de la société de l’époque). Il a aussi un leitmotiv très célèbre, une sonate de Vinteuil. Vinteuil est un compositeur, un personnage célèbre que Proust a inventé, et cette sonate devient mime de cet amour (c’est la pièce que Swann aime beaucoup), mais Odette va offrir ses faveurs à un autre homme, Swann devient maladivement jaloux, et finalement, il est exclu du clan des Verdurin, et il se détache de son amour, donc, d’Odette.

Nom de pays : le nom – la troisième partie est la plus courte. C’est la partie où le narrateur revient à son adolescence et raconte ses rêves de voyage, ses jours à Paris avec Gilberte dans les jardins de Champs-Élysées, etc.

II À L’OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS : deux parties

Autour de Madame Swann – ici, on raconte plusieurs déceptions par des personnages que le narrateur a connus ; il est déçu par un ambassadeur, un écrivain, etc., par des gens qu’il estimait. Gilberte se lasse de son assiduité, il cesse d’aimer la jeune fille, mais Madame Swann lui ouvre largement son salon. Dans La Recherche, il y a deux types d’histoires, il s’agit soit de l’ascension mondaine du narrateur, c’est-à-dire, du héros principal, soit des histoires d’amour. Les deux sujets sont déjà en quelque sorte abordés.

Nom de pays : le pays – deux ans plus tard, le narrateur va à Balbec, en Normandie, avec sa grand-mère. La grand-mère retrouve une ancienne camarade de pension qui s’appelle la marquise de Villeparisis, aristocrate. Ils font des promenades en voiture et cela permet au narrateur de devenir l’ami de Saint-Loup, un jeune officier qui est neveu de cette marquise et il fait aussi la connaissance de l’oncle de Saint-Loup, le baron de Charlus, un homme important assez étrange. Donc, il noue ces relations différentes et une autre relation est avec le peintre Elstir qui l’accueille chez lui dans son atelier. Donc, d’un côté, on voit les gens de l’aristocratie et de la haute société, de l’autre côté, des artistes (on trouve toujours autour du héros principal ces deux types de personnages). Grâce au peintre, le narrateur est présenté à une petite bande de jeunes filles où il y a une jeune fille, Albertine, qui attire son attention. Il souhaite l’embrasser, et il le tente, mais en vain.

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III LE CÔTÉ DES GUERMANTES : deux parties

Première partie – la famille du héros s’installe à Paris dans un appartement qui est voisin de celui du duc de Guermantes et l’imagination du narrateur s’enflamme de nouveau. Il aperçoit la duchesse de Guermantes lors d’une soirée à l’Opéra où elle lui sourit et il tombe amoureux d’elle. Il cherche à se faire inviter par des Guermantes par l’intermédiaire de Saint-Loup et plus tard, à Paris, il trouve sa grand-mère malade. Il y a un autre événement, une matinée chez Madame Villeparisis qui lui permet de faire ce premier pas dans le monde.

Deuxième partie – elle s’ouvre sur la dernière maladie et la mort de la grand-mère. Un autre personnage réapparaît, Albertine, qui rend visite au héros à Paris et cette fois-ci, elle ne refuse pas ses avances. Saint-Loup mène le narrateur au restaurant et lui fait rencontrer la jeunesse aristocratique et enfin arrive ce qu’il souhaitait, l’invitation à un dîner chez la duchesse de Guermantes. Il y rencontre toute la haute société, mais il est déçu par la mondanité. Il se brouille même avec Monsieur de Charlus qui voulait diriger sa vie. Cette mondanité est finalement une source de déception pour lui. Un peu plus tard, le narrateur assiste aussi à la dernière rencontre entre le duc et la duchesse de Guermantes et Swann, qui leur annonce qu’il est gravement malade, qu’il va mourir, ce qui les laisse indifférents.

IV SODOME ET GOMORRHE : deux parties

Première partie – le narrateur fait découverte de l’homosexualité de Monsieur de Charlus.

Deuxième partie – la cousine de la duchesse de Guermantes, la princesse de Guermantes, invite le héros à une soirée et là, c’est vraiment le sommet de la réussite mondaine, parce que, après cette invitation, il sera désormais invité par tout. Il effectue aussi un deuxième séjour à Balbec où il retrouve Albertine pendant une promenade dans les environs. Le comportement d’Albertine est assez équivoque et elle le rend jaloux. Finalement, il se lasse d’Albertine et veut rompre avec elle, mais elle lui parle de Mademoiselle Vinteuil, une autre amie qu’elle lui présente comme une de ses connaissances intimes et sa jalousie se ranime. Et alors qu’il songeait à rompre, il finit par presser la jeune fille de rentrer avec lui à Paris et il souhaite même l’épouser, une décision qu’il annonce à sa mère.

V LA PRISONNIÈRE 

Dans cette partie, il s’agit du héros et d’Albertine. Pendant près d’un an, Albertine séjourne chez lui et il la surveille de très près, d’où le titre du roman. En même temps, il la comble de cadeaux. Donc, d’un côté, sa présence l’irrite parce qu’elle l’empêche de travailler, de l’autre côté, il est jaloux dès qu’elle semble vouloir sortir ou penser à quelqu’un d’autre. On apprend aussi la mort de Swann et il y a un autre événement qui est important. Le héros se rend chez les Verdurin, où il assiste à un concert où on interprète la sonate de Vinteuil et, en écoutant cette musique, il est profondément ému parce qu’il comprend que l’œuvre d’art peut transfigurer la vie. Mais, en ce qui concerne sa relation avec Albertine, ils vivent une vie de rêve, puis, ce sont des disputes et des réconciliations, ils ne s’entendent plus, et Albertine finit par s’enfuir.

VI ALBERTINE DISPARUE

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Albertine est partie, le narrateur est tout seul et il entreprend des démarches pour provoquer son retour, par exemple, il envoie Saint-Loup la chercher. Mais, en même temps, il lui envoie la lettre concernant la rupture, ce qui est assez contradictoire. Mais, soudain, Albertine meurt dans un accident de cheval et son chagrin est immense. Il revit dans ses souvenirs tout ce qu’il a passé avec elle, mais, peu à peu, la jalousie se ranime encore une fois et il commence à faire des enquêtes sur sa vie passée et, de cette manière, il apprend son homosexualité. Mais, peu à peu, il se laisse gagner par l’oubli.

Ce qui l’intéresse n’est pas une intrigue comme celle dans les romans traditionnels. Il n’écrit pas pour présenter une série d’événements ou pour raconter une histoire, ce n’est pas l’essentiel. Il est déçu par la mondanité, tous ces gens sont superficiels et mesquins, et l’amour s’avère aussi une déception. Lorsqu’il s’agit de l’amour, il y a deux possibilités en ce qui concerne l’être aimé : sa réaction est soit l’indifférence, soit la fuite. Ce qu’il cherchait et ce qu’il voulait obtenir est toujours une déception pour lui. Tous les romans précédents sont en quelque sorte une préparation pour ce qui va se passer dans le dernier volume, Le Temps retrouvé.

VII LE TEMPS RETROUVÉ

En quelque sorte, cette partie représente la clé, la réponse à la recherche. Après des années, le héros revient à Paris pendant la guerre de 1914. Il retrouve la société des Verdurin qui est préoccupée de jouissances, de bavardages, de nouvelles militaires, Saint-Loup est tué au combat, Charlus est déchu, et d’autres personnages désertent, mais ils ne se soucient pas trop de cette situation. Après la guerre est terminée, le héros retrouve ces personnages qui se rendent à une matinée chez la nouvelle princesse de Guermantes. La nouvelle princesse de Guermantes, ce qui est socialement important, est l’ancienne Madame Verdurin qui a épousé un aristocrate et qui est devenue Guermantes. Le narrateur visite les Guermantes et plusieurs sensations provoquent chez lui la mémoire involontaire. Dans la bibliothèque du prince, il a la révélation que ces souvenirs lui font atteindre une vérité éternelle. Ce qu’il cherchait dans la société mondaine, il l’a retrouvé dans ses souvenirs involontaires.

Il découvre dans le salon des Guermantes les invités, les personnes qu’il connaît, mais qui ont vieilli, et il n’arrive pas à les reconnaître, il les prend pour des personnes déguisées, comme s’ils avaient pris le déguisement de ceux et celles qu’ils ont été quand ils étaient plus jeunes. Il rencontre Gilberte aussi, qui a épousé Saint-Loup, et elle lui présente sa fille qui a seize ans et chez laquelle on voit ces deux côtés, Swann et Guermantes, se rejoindre en quelque sorte. Il comprend qu’il est maintenant prêt, parce que c’est quelqu’un qui s’intéresse à l’art, quelqu’un qui souhaite être créateur, à créer une œuvre d’art. Donc, il a échoué parce que c’est quelqu’un qui aime beaucoup l’art, mais qui ne réussit pas à produire une œuvre. Pourtant, dans Le Temps retrouvé, le héros se voit prêt à écrire un livre tiré de son expérience. Il conçoit son temps passé comme une sorte de relation entre les événements et les êtres (un parallèle à la situation de Proust), le temps l’incite à créer une œuvre comparable à une cathédrale. Alors, il veut prendre la mort de vitesse, et avant de mourir, il veut devenir peintre de nouveau milieu, il veut inscrire son œuvre dans le temps. La vraie vie n’est pas cette vie mondaine, on peut accéder à la vraie vie par l’écriture. On parle beaucoup de la mémoire, du passé, mais ce qu’il nous raconte n’est pas un récit d’enfance, de jeunesse du héros. Ce cycle de romans est le récit de la découverte de sa vocation d’artiste, c’est l’essentiel. Et bien que le livre soit tourné vers le passé (le passé de Swann, le passé du héros, etc.), finalement, la recherche est tournée vers le futur parce qu’il découvre cette vocation qui se trouve

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dans le futur où il va créer cette œuvre. C’est un roman de la création romanesque, un roman initiatique et un roman du je ou de la recherche du moi.

Les traits généraux de l’œuvre

À la recherche du temps perdu illustre l’évolution du genre romanesque, puisque le récit n’est plus centré sur l’intrigue, sur l’action. Ce n’est pas ce qui intéresse Proust, il ne va pas proposer une intrigue logique, cohérente, bien menée. Il veut analyser le temps subjectif et la perception subjective des événements. Les personnages changent aussi, ils ne sont plus solides et stables comme chez Balzac, par exemple, ils peuvent être considérés comme des énigmes, ils sont obscurs, et on ne peut pas tout savoir sur leurs mobiles, sur ce qui les meut. Chez Proust, on rencontre une autre conception du roman, de l’intrigue, de l’action, des personnages, le roman s’ouvre maintenant vers d’autres choses. Proust disait que, concernant les personnages, c’était un peu comme dans la vie – le personnage forme une opinion, puis il découvre d’autres choses qui l’incitent à changer la perception, etc. Une des questions importantes porte sur la compréhension et l’interprétation des comportements et des sentiments des autres, parce que les autres personnages changent et leur perception et réflexion changent également. Le personnage n’est plus aussi stable et solide. Donc, contrairement à ce noyau plutôt stable qu’on voit chez les auteurs du XIXe siècle, Proust se concentre sur l’impression et la réaction que certains événements et sensations provoquent. La nature d’un personnage dépend de beaucoup d’éléments extérieurs, tandis que la personnalité semble se composer de moi successifs – le personnage se transforme parce que la situation change aussi.

On peut alors se demander ce qui donne l’unité au cycle des romans. Même s’il a rompu avec le roman traditionnel, Proust a pris un principe de Balzac – le retour des personnages. Proust prend incessamment les mêmes personnages, il évoque les mêmes thèmes avec les nuances subtiles, les mêmes lieux aussi, et il existe un fil conducteur chronologique, quoique distendu. On remarque les variations subtiles dans les personnages, les lieux, les choses mêmes, alors que certains personnages et épisodes demandent parfois justification de leur sens. Si gratuit que paraisse un épisode, Proust en avait besoin et cet épisode prendrait sens dans la suite du récit – chaque chose, même si cela ne semble pas très important, trouve sa fonction a posteriori et tous les événements vont se mettre en place vers la fin du roman. Une fois encore il est utile d’évoquer la définition que Proust donne de son roman – c’est une cathédrale où tout se révèle peu à peu. Cette notion s’explique plus facilement si on sait que, au départ, Proust a écrit le tout début et la fin du cycle, et ensuite le reste. Les sept tomes, de trois prévus, ont été écrits avec l’idée de la résolution finale – une fois les piliers posés, c’était plus facile de construire les autres éléments. Le premier sous-titre de La Recherche était d’abord Les intermittences du cœur, comportant trois parties : Le Temps perdu, L’Adoration perpétuelle ou À l’ombre des jeunes filles en fleurs et Le Temps retrouvé.

Concernant la définition du cycle comme texte autobiographique, bien qu’il y ait des éléments autobiographiques intégrés (la situation, les relations familiales, etc.), il y a des différences aussi. Le narrateur est le personnage, l’expression du moi de l’écrivain (qui utilise aussi ses propres souvenirs). Pourtant, ce monde est imaginaire, inventé, refait à partir de ses mémoires. La définition peut en quelque sorte dépendre de l’extrait envisagé. Proust a inclut quelques de ses relations familiales qui sont vraies, il a mélangé les personnages fictifs et réels (les personnages modèles), mais ce n’est pas un roman à clé. Par exemple, il y a vingt clés pour un personnage ou un personnage ressemble à un

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moment donné à une personne réelle, et puis ce n’est plus le cas, etc., mais cela n’est pas l’essentiel, d’autant plus que Proust était contre la critique autobiographique (on ne peut pas analyser un texte littéraire à partir de l’autobiographie de l’écrivain). C’est également un roman du je, dont la présence est constante et double : c’est le je du narrateur et le je du héros. On se pose la question de l’identité de ce je qu’on rencontre dans les événements des périodes différentes de la vie et ces je sont toujours différents (par exemple, les je du héros – garçon, adolescent, jeune homme). Le narrateur est la même personne, mais un peu plus tard, et il se souvient de son passé. Cependant, ce n’est plus le même personnage parce qu’il y a une distinction entre la voix du héros, celui qui agi dans le récit, et la voix du narrateur. Le narrateur est celui qui prend en charge ses mémoires et il peut avoir plus de recul, puisqu’il est plus âgé, il a appris et compris plus de choses que quand il était enfant, et il commente et fait des digressions. Dans ce dédoublement des voix, le lecteur trouve le narrateur comme auteur et comme personnage (le narrateur est parfois l’un et l’autre à la fois). En effet, il s’agit de l’histoire d’une conscience, mais ce qui est l’essentiel, ce n’est pas la biographie d’un personnage, fictif ou demi-fictif, ce qui est important est la découverte de soi par la narration.

Toute La Recherche est écrite au passé (il existe un narrateur qui se souvient de sa vie passée et qui parle de lui-même) tandis que la conscience du narrateur est présente, elle est révélée au présent. Acteur et observateur à la fois, le narrateur est très maladif, il l’était même comme garçon, et donc il continue à observer ce qui se passe autour de lui. À la fin du cycle, il découvre sa vocation littéraire et décide d’écrire un livre et donc, il se tourne vers le futur (là se trouve l’accomplissement de sa vocation littéraire) même si la mort lui menace (sa vocation sera réalisée dans le futur). Une autre question s’impose et on doit se demander si le livre qu’il va écrire et qui va porter sur sa propre vie est bien le même livre qu’on vient de lire. La Recherche est un roman de la création romanesque qui a maintenant un autre but, celui de remettre en cause les piliers du roman traditionnel, l’unité du personnage et le drame narratif. Cette œuvre ressemble à un travail en élaboration en quelque sorte parce que on n’est pas là pour lire une histoire, l’auteur n’est pas là pour créer un bel objet d’art ou pour raconter des histoires, mais pour montrer l’éclosion d’une vocation littéraire et vers la fin, il finit par découvrir qu’il peut donner libre cours à cette puissance créatrice. Il souhaite écrire, il aime l’art, il souhaite devenir écrivain, il n’y arrive pas et vers la fin, il n’a plus d’espoir, il croit que c’est fini. Le narrateur trouve son salut dans les pouvoirs de l’écriture, qui est la vraie vie pour lui, une véritable illumination (puisqu’il croyait qu’il n’écrirait jamais). Donc, il se retrouve sur le chemin de l’art, de l’écriture, et là, le lecteur comprend que tout ce qui s’était passé entre-temps était un cheminement très long (pendant cinq ou six volumes) qui devait l’amener à ce moment où il va comprendre finalement sa vocation et où il va pouvoir la vivre. Après avoir commis toutes les erreurs possibles (il va chercher le succès mondain et le bonheur dans les relations amoureuses et il va échouer, déçu par l’amour et par la mondanité), il finit par découvrir le vide, l’hypocrisie, la jalousie, la frivolité, il n’y a pas de bonheur. Finalement, la fin du roman découvre au lecteur et au narrateur-personnage qu’un seul univers compte, celui de l’art.

Swann est la préfiguration du narrateur. C’est aussi quelqu’un qui aime l’art, qui veut écrire un livre, mais ne réussit pas à réaliser sa vocation littéraire, un artiste raté. Pourtant, le narrateur-personnage va y réussir et il sera sauvé en quelque sorte par l’art. C’est également un roman initiatique où le narrateur cherche à découvrir une vérité essentielle sur le monde (la recherche se situe souvent dans le domaine de la poésie, de la religion). Proust réussit à le faire dans le cadre d’un roman. Il essaie d’interpréter les signes qui sont tous décevants (tout ce qui l’entoure), avec une seule exception qui est l’art. Le héros trouve son salut à travers la réalisation de cette œuvre. Pour Proust, l’art est la transfiguration du réel, pas seulement un divertissement. L’art nous permet de

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surpasser les médiocrités de l’existence. Tandis que le monde du réel paraît souvent insignifiant, décevant, l’art est, par contre, la révélation de la vraie vie et le domaine où on peut réaliser cet ailleurs où se trouve la vraie vie. Le narrateur est conscient du fait qu’il va créer une vision singulière du monde (Proust fait la même chose avec son livre). Le but n’est plus de reproduire la réalité, mais de la dépasser, de la transfigurer, de restituer un univers spirituel. Proust pense que c’est possible à le faire grâce au style, qui est très important chez lui. Sa phrase est souvent critiquée pour sa longueur, mais elle est longue parce qu’elle est l’image de sa pensée dont le but est de ressusciter, de faire revenir ses mémoires de manière complexe, détaillée. Proust propose une analyse d’attitudes, de sentiments, d’affections, mais une analyse fine, complexe, délicate, ce qui n’est pas réalisable avec une phrase simple. La phrase de Proust est ample, minutieuse, avec beaucoup de méandres, mais bien construite. Une autre raison pour la longueur de la phrase proustienne est qu’il utilise beaucoup de métaphores, d’analogies, qui sont très importantes et nécessaires pour l’analyse psychologique. De cette façon, Proust peut créer un réseau d’images et d’analogies qui va révéler la vérité profonde d’une existence en composant une image plus vraie, plus complexe. Un usage constant de transposition métaphorique organise le récit.

Les personnages d’artistes dans l’œuvre de Proust sont assez souvent décevants, parce qu’il existe peu de cohérence entre la personne et l’artiste. Et même les êtres humains qui ne sont pas dignes de respect en tant qu’artistes peuvent créer quelque chose de très important, ils peuvent transfigurer la réalité par leur art.

La mémoire

À la recherche du temps perdu est aussi un roman de la mémoire. Le rôle de la mémoire est immense et il y en existe deux sortes : volontaire et involontaire. La mémoire volontaire est un effort conscient, intellectuel, on cherche à accéder à un souvenir particulier. La mémoire involontaire est lorsque le souvenir surgit tout simplement, spontanément. Au départ, le narrateur du récit se souvient d’une époque où il se couchait de bonne heure, mais il s’est réveillé et, comme il était insomniaque, il passait sa nuit à évoquer des souvenirs des chambres différentes où il avait passé la nuit. Étant à demi-sommeil, il les confond. Une de ces chambres se situe à Combray, qui est une maison de campagne où il passait les vacances avec sa famille. Il s’en rappelle, mais c’est une mémoire volontaire et il y a un épisode qui raconte le drame de son coucher (quand il était petit, sa mère, qu’il aimait beaucoup, venait l’embrasser dans son lit tous les soirs, sauf s’ils avaient des invités, alors il devait monter et il n’y avait pas de baiser du soir).

Un de ses invités était Swann, leur voisin à Combray, et l’arrivée de Swann était une source d’angoisse pour le petit garçon car il savait que ce soir il n’y aurait pas de baiser du soir. Il se rappelle une soirée qui était particulièrement terrible, parce que non seulement il a été privé du baiser, mais son père l’envoie se coucher plus tôt que d’habitude, donc, il raccourcit encore ce temps qu’il lui reste à être près de sa mère, il doit monter tout de suite. Il est désespéré et il décide d’envoyer par Françoise, leur femme de chambre, une note pour rappeler sa mère, mais cela ne se passe pas comme il l’avait prévu. Il se place sur le chemin de ses parents lorsqu’ils étaient en train de monter vers leur chambre, et il devait être puni, mais finalement le père a autorisé la mère à passer la nuit dans la chambre du petit garçon. Et la soirée, qui était au début la source

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d’angoisse et de désespoir, comme sa mère est restée près de lui, est devenue vraiment un beau souvenir. Elle lui lit un livre de contes de George Sand (une mémoire aussi importante). Lorsque le narrateur essaie de se souvenir de ses vacances à Combray, mais il ne s’en rappelle que cet épisode (le décor, les personnages) et c’est tout ce qu’il peut trouver dans sa mémoire, pour tout le reste, il lui semble que ce passé est mort à jamais (c’est ce qu’il peut conclure en prêtant le chemin de la mémoire volontaire). Et une fois, contre son habitude, il prend une tasse de thé avec une madeleine et soudain, il éprouve une félicité incompréhensible, un bonheur tout à fait exceptionnel. Il ne comprend pas ce qui le rend si heureux, mais il se souvient d’une sensation similaire, lorsque sa grand-tante lui faisait goûter un peu d’infusion de tilleul le dimanche matin à Combray. Et tout d’un coup, le souvenir est apparu, le souvenir qu’il ne cherche pas, et c’est le souvenir provoqué par la même sensation.

« Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s'appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu'on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque-là) ; et avec la maison, la ville, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. » 

(Et tout d’un coup un souvenir m’est survenu). Il éprouve la même sensation, le sentiment équivalent d’autrefois, un moment au présent et un moment au passé qui se sont réunis en quelque sorte dans un même et seul moment. La mémoire volontaire peut évoquer un seul moment du passé lointain et mort, mais seule la mémoire involontaire fait resurgir tout ce monde, les maisons, le théâtre, le décor, etc. Il revoit Combray tel qu’il a connu, tout d’un coup, tout ce passé réapparaît. Seule la mémoire involontaire peut ressusciter tout le passé à partir d’une sensation et il peut reconstruire ce passé.

Déjà au début du premier volume Proust introduit la différence entre les deux types de mémoire. On peut faire un récit à partir des deux, mais le récit qu’il fait à partir du premier, ce récit de Combray, est isolé, relatif au drame du coucher, et c’est une série d’images qui sont relatives à cet événement qui l’obsède. Cette expérience affective a laissé beaucoup de traces parce que c’était traumatisant pour lui, mais, en dehors de cela, rien n’a été gardé dans la mémoire et ne peut pas être recréé par la mémoire volontaire. C’est la première raison. Dans le deuxième tome, il y a un deuxième récit de Combray, et cette fois-ci c’est la mémoire involontaire qui se déclenche par le goût de la petite madeleine, c’est tout le Combray qui sort de sa tasse de thé. Il ne se rappelle plus uniquement de ce drame de coucher, mais tout revient en quelque sorte pour lui à la réalité (le jardin, les personnes qu’il connaît à l’époque...). C’est toute la vie, la réalité de Combray qui manquait à ce premier récit, où on ne savait pas grand-chose sur son enfance, c’est le Combray recréé en quelque sorte. Et là, il comprend qu’il existe deux types de mémoire, pour l’une, il cherche à se rappeler, tandis que l’autre est déclenchée par une sensation, par le goût de la madeleine. Un peu plus tard, on peut voir ce même fonctionnement dans Le Temps retrouvé. Il se retrouve encore une fois chez les Guermantes et il est assez triste, son humeur n’est pas vraiment le meilleur, il dit lui-même qu’il pense à celui, etc., il pense que sa vocation artistique n’est plus, qu’il ne peut pas vraiment créer une œuvre d’art.

« En roulant les tristes pensées que je disais il y a un instant, j’étais entré dans la cour de l’hôtel de Guermantes et dans ma distraction je n’avais pas vu une voiture

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qui s’avançait ; au cri du wattman, je n’eus que le temps de me ranger vivement de côté, et je reculai assez pour buter malgré moi contre les pavés assez mal équarris derrière lesquels était une remise. Mais au moment où, me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donnée la vue d’arbres que j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion, tant d’autres sensations dont j’ai parlé et que les dernières œuvres de Vinteuil m’avaient paru synthétiser. Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m’assaillaient tout à l’heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires et même de la réalité de la littérature se trouvaient levés comme par enchantement. »

Ce n’est pas quelque chose qu’on peut prévoir ou contrôler, cela arrive subitement, ce bonheur extrême, cette félicité qu’il évoque, et le passé s’ouvre en quelque sorte. C’est une renaissance du passé assez subite qu’il ne peut pas obtenir par travail, par un effort conscient, cela se passe sans qu’il puisse contrôler quoi que ce soit, mais, la première fois, c’était le goût de la madeleine, la deuxième fois c’est une sensation. Donc, au départ, il y a une sensation – le goût, une position de corps, ce n’est jamais intellectuel ou abstrait, il y a toujours une sensation. La sensation présente lui rappelle la sensation équivalente qui est passée et c’est grâce à cette analogie en quelque sorte entre les sensations qu’il va pouvoir revivre le passé parce que, lorsqu’il goûte la petite madeleine, c’est d’abord le goût qu’il va sentir, le même goût qu’il avait ressenti quand il était enfant. Lorsque cette sensation active et ramène la sensation passée, parce que le moment présent et le moment passé en quelque sorte vont se réunir, la distinction entre le présent et le passé va disparaître, et grâce à cela, tous les souvenirs vont pouvoir revenir, parce que ce n’est plus un souvenir intellectuel, cherché avec un effort de la raison. Et là, cette sensation passée provoquée par la sensation actuelle va ramener un autre épisode et inviter les autres souvenirs à s’organiser autour de ce souvenir retrouvé. Avec la madeleine, c’est le goût de la madeleine, l’épisode du thé et puis tout Combray qui va ressusciter en quelque sorte. Il y a une sensation qui lui rappelle quelque chose et suscite la félicité.

« Chaque fois que je refaisais, rien que matériellement, ce même pas, il me restait inutile ; mais si je réussissais, oubliant la matinée Guermantes, à retrouver ce que j’avais senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle m’avait dit : « Saisis-moi au passage si tu en as la force et tâche à résoudre l’énigme du bonheur que je te propose ». Et presque tout de suite, je le reconnus, c’était Venise dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m’avaient jamais rien dit et que la sensation que j’avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc m’avaient rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour-là à cette sensation-là, et qui étaient restées dans l’attente, à leur rang, d’où un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés. De même le goût de la petite madeleine m’avait rappelé Combray. »

Ici, c’est exactement la même chose, le même bonheur qu’il éprouve lorsqu’il se rappelle Combray et puis Venise. C’est la sensation physique qu’il avait éprouvée, et lorsqu’il trébuche sur les pavés inégaux dans la cour des Guermantes, cette sensation physique, puisqu’elle est équivalente à la sensation qu’il avait sentie il y a un certain temps, va ramener ce passé, et dans un premier temps, il est tout simplement heureux, il

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ne sait pas pourquoi, mais, un peu plus tard, lorsqu’il comprend, il voit que le passé est ressuscité en quelque sorte. Pourtant, il ne faut pas imaginer cela de manière simplifiée en se disant qu’il s’est rappelé quelque chose qu’il avait oublié, ce n’est pas si simple et banal. Il ne s’est pas seulement rappelé ; pour lui, c’est en quelque sorte comme si vraiment ce temps révolu était ressuscité, comme s’il pouvait sentir cette réalité, comme s’il était encore là. La sensation au présent déclenche la sensation au passé et les deux vont se rejoindre, le présent et le passé, grâce à cette sensation. Il est dans son présent, mais c’est comme s’il vivait encore une fois cet événement passé. Le présent et le passé s’unissent, le narrateur sort en quelque sorte de l’ordre du temps, de l’ordre de la temporalité ordinaire. On peut qualifier cette expérience d’extratemporelle (en dehors du temps) et Proust parle même des extases du temps. Ce sont ces moments privilégiés, ces phénomènes de réminiscence dont il va avoir une série dans cette dernière partie (le même fonctionnement que dans la première partie avec la madeleine).

« Mais arrivé au premier étage, un maître d’hôtel me demanda d’entrer un instant dans un petit salon-bibliothèque attenant au buffet, jusqu’à ce que le morceau qu’on jouait fût achevé, la princesse ayant défendu qu’on ouvrît les portes pendant son exécution. Or à ce moment même, un second avertissement vint renforcer celui que m’avaient donné les deux pavés inégaux et m’exhorter à persévérer dans ma tâche. Un domestique en effet venait, dans ses efforts infructueux pour ne pas faire de bruit, de cogner une cuiller contre une assiette. Le même genre de félicité que m’avaient donné les dalles inégales m’envahit ; les sensations étaient de grande chaleur encore mais toutes différentes : mêlée d’une odeur de fumée, apaisée par la fraîche odeur d’un cadre forestier ; et je reconnus que ce qui me paraissait si agréable était la même rangée d’arbres que j’avais trouvée ennuyeuse à observer et à décrire, et devant laquelle, débouchant la canette de bière que j’avais dans le wagon, je venais de croire un instant, dans une sorte d’étourdissement, que je me trouvais, tant le bruit identique de la cuiller contre l’assiette m’avait donné, avant que j’eusse eu le temps de me ressaisir, l’illusion du bruit du marteau d’un employé qui avait arrangé quelque chose à une roue du train pendant que nous étions arrêtés devant ce petit bois. »

C’est la même chose qui se répète comme une série de signes qu’il doit déchiffrer et c’est toujours une sensation, soit le fait de trébucher, soit le goût de la madeleine, soit le bruit de la cuiller. Il existe aussi l’exemple avec la serviette et avec le livre de George Sand.

« Et tout en poursuivant mon raisonnement, je tirais un à un, sans trop y faire attention du reste, les précieux volumes, quand, au moment où j'ouvrais distraitement l'un d'eux : François le Champi de George Sand, je me sentis désagréablement frappé comme par quelque impression trop en désaccord avec mes pensées actuelles, jusqu'au moment où, avec une émotion qui alla jusqu'à me faire pleurer, je reconnus combien cette impression était d'accord avec elles. »

C’est le souvenir de la lecture que faisait sa mère, une impression ancienne.

« C'était une impression d'enfance bien ancienne, où mes souvenirs d'enfance et de famille étaient tendrement mêlés et que je n'avais pas reconnue tout de suite. »  

Cette fois-ci, c’est la vue – il a reconnu le titre. Il ne s’agit pas en général des événements très importants (il voit le livre, il trébuche sur le pavé, il entend le bruit, il voit la serviette), mais, en ce qui concerne sa vie intérieure, ce sont vraiment des événements majeurs parce que à chaque fois une sensation lui rappelle un épisode de son enfance, de sa jeunesse, de son passé, qui ramène la sensation présente vers la

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sensation passée et ce sont les extases du temps où le passé et le présent vont se rejoindre et le héros sort de l’ordre de la temporalité. C’est toujours la même structure (sensation, présent, passé, extase temporelle, bonheur, félicité, puis le souvenir qui revient, très vif, comme s’il était de nouveau dans cette réalité passée). Ce qui change, c’est que, dans le premier volume, il ne comprend pas tout à fait ce qui se passe après la sensation, il ne cherche pas à comprendre l’événement. Pourtant, dans le dernier volume, lorsqu’il trébuche sur ce pavé, il souhaite comprendre ce phénomène et il décide de trouver une solution. À chaque fois, ce rapprochement des deux sensations lui permet d’échapper à l’ordre du temps et c’est la raison pour laquelle il ressent cette félicité. C’est l’importance qui a changé, il cherche à comprendre les choses à l’aide de la raison et à en tirer des conclusions.

Depuis Maupassant déjà et ses contes fantastiques on voit le changement dans les représentations du sujet humain. On se fait maintenant une autre idée du sujet, de l’écrivain, de son conscient et de son inconscient surtout. Freud a vraiment cristallisé, explicité et étendu de nouvelles théories à partir de ce constat-là. À travers ce travail de la mémoire chez Proust, on voit qu’il ne maîtrise pas ses propres mémoires, qu’elles lui reviennent grâce à des sensations, mais il y a une partie de la mémoire qui s’est enfuie et qu’il ne peut pas maîtriser comme il le veut. Proust se rappelle le passé et, en le faisant, il comprend qu’il doit créer une œuvre d’art.

« Mais qu’un bruit, une odeur, déjà entendu ou respirée jadis, le soient de nouveau, à la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels, idéaux sans être abstraits, aussitôt l’essence permanente et habituellement cachée des choses se trouve libérée et notre vrai moi, qui, parfois depuis longtemps, semblait mort, mais ne l’était pas entièrement, s’éveille, s’anime en recevant la céleste nourriture qui lui est apportée. »

Proust explique et analyse les sensations déjà vécues. À la fois dans le présent et dans le passé, réels sans être actuels – lorsqu’il goûte de nouveau le thé et la madeleine, pour lui, le goût de la madeleine que sa tante Mimi lui avait donné est réel, il le sent vraiment, mais il n’est pas actuel parce qu’il n’est pas actuellement dans le présent, comme si on pouvait vivre un moment, sentir vraiment ce qu’on avait senti dans le passé en restant dans le présent. Dans ces extases du temps, dans ces moments privilégiés, l’essence des choses se retrouve libérée ainsi que notre vrai moi. « Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du temps. » Le narrateur retrouve ce qu’il appelle la vraie vie dans ces moments privilégiés. En quelque sorte, c’est plus réel que la réalité actuelle, où on va se dissiper dans des choses inutiles, où le vrai moi des choses restera caché, où on n’arrive pas même à voir ce qu’on est vraiment. Les sens, les choses, l’essence du moi, donc, on les retrouve dans ces moments privilégiés.

« De sorte que ce que l’être par trois et quatre fois ressuscité en moi venait de goûter, c’était peut-être bien des fragments d’existence soustraits au temps, mais cette contemplation, quoique d’éternité, était fugitive. » Alors, c’est quelque chose qui passe, il contemple l’éternité, mais ce n’est qu’un instant et c’est le premier problème. « Aussi, cette contemplation de l’essence des choses, j’étais maintenant décidé à m’attacher à elle, à la fixer, mais comment ? par quel moyen ? » Si cette contemplation de l’essence des choses et de l’éternité est, d’un côté, fugitive, et si, d’autre côté, il souhaite l’éclaircir, la fixer, s’attacher à elle, donc, il va l’écrire, et, en quelque sorte, grâce à l’écriture, il va essayer à réussir à l’éclaircir. Le matériel du livre importe peu, l’art véritable consiste à éclaircir certaines impressions (on a vu déjà quel type d’impressions), et donc, c’est pourquoi le matériel de son livre sera sa propre vie. Cette expérience de

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l’extase du temps le ramène à sa vocation artistique. Cette sorte d’appel (il parle des appels à l’écriture) était déjà présente quand il était enfant (la petite madeleine). Plus tard, lorsqu’il est jeune, il se rappelle la petite madeleine, mais il n’y réussit pas dans un premier temps à voir que cela devrait le mener vers la création artistique. Vers la fin, lorsqu’il est déçu par la vie, par l’amour, lorsqu’il retrouve encore une fois l’art, il est déçu et en quelque sorte, il a renoncé à la création artistique, il pense qu’il n’en est pas capable, et là, grâce à cette série d’extases du temps, il retrouve la réponse à la question qu’il se posait et il retrouve la vocation artistique et se retourne vers la création artistique.

« Des impressions telles que celles que je cherchais à fixer ne pouvaient que s’évanouir au contact d’une jouissance directe qui a été impuissante à les faire naître. » On ne peut pas trouver ce bonheur dans la vie réelle, on le trouve uniquement grâce à l’extase du temps. « La seule manière de les goûter davantage c’était de tâcher de les connaître plus complètement là où elles se trouvaient, c’est-à-dire en moi-même, de les rendre claires jusque dans leurs profondeurs. » « La récapitulation des déceptions de ma vie, en tant que vécue, qui me faisaient croire que sa réalité devait résider ailleurs qu'en l'action et ne rapprochait pas d'une manière purement fortuite, et en suivant les circonstances de mon existence, des désappointements différents. » La vie vécue est décevante, toutes ses expériences, l’amour, la vie mondaine, le voyage, rien n’était à la hauteur de ce qu’il souhaitait. Il ne peut pas trouver le bonheur dans l’action, dans la vie réelle, il le trouve justement dans l’écriture, et c’est de cette manière, peu à peu, qu’il arrive à retrouver sa vocation littéraire.

L’amour

Concernant l’amour dans La Recherche, il faut examiner les exemples de Swann et du narrateur, même s’il y a d’autres personnages impliqués, par exemple, Saint-Loup. En principe, c’est une seule conception de l’amour et les relations amoureuses se déroulent plus ou moins de la même façon. Il y a plusieurs caractéristiques. D’abord, l’ambiguïté – d’un côté, c’est comme si cette autre personne qu’on est déjà en train d’aimer était en contact avec la vie, que toute la vie se résumait en elle, et donc, comme si, en quelque sorte, elle était tout dont le narrateur a besoin. En même temps, il éprouve le sentiment que c’est la personne aimée qui le sépare d’une autre vie, qu’il est complètement obsédé par cette personne et qu’il serait mieux si elle n’était plus là et s’il pouvait se libérer. Donc, d’un côté, cet amour est quelque chose d’indispensable, sa croissance lui est indispensable, et, de l’autre côté, on rêve d’y échapper, donc, on voit cette ambiguïté. Mais, le narrateur, lorsque la femme aimée est là, imagine ce que sa vie pourrait être sans elle, il pense aux femmes différentes tandis qu’elle l’ennuie et l’empêche de travailler. Ils commencent à se disputer, et du moment où elle part, où elle n’est plus là, elle lui redevient indispensable et il comprend qu’il ne peut pas vivre sans elle. Et il souffre terriblement parce qu’elle n’est pas là. Donc, on constate cette ambiguïté – il la perd et il comprend qu’elle lui est nécessaire alors que le jour précédent il ne savait pas pourquoi elle était là.

En principe, on constate aussi que chez Proust on peut éveiller le désir et l’amour à condition de ne pas en éprouver. Tout le monde tombe amoureux des hommes et des femmes qui sont soit indifférents ou alors ils ne ressentent pas un amour, une passion aussi forte. Celui qui aime n’est pas aimé en retour ou il n’est pas aimé autant qu’il le souhaiterait, ce n’est jamais vraiment réciproque. On constate un échec inévitable de la passion. Par exemple, le narrateur est soit trompé, soit écarté. Il y deux situations

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possibles. L’une d’elles est l’amour possessif, où on souhaite en quelque sorte contrôler l’objet aimé, maîtriser son emploi du temps, ses activités, ses pensées, ses paroles, connaître tout ce qu’il fait. Dans le roman La Prisonnière, Albertine vit chez le narrateur vraiment comme une prisonnière puisqu’il contrôle tout ce qu’il peut contrôler dans sa vie. Dans un deuxième temps, elle est fugitive parce qu’elle se libère et part, elle disparaît. Les femmes chez Proust sont prisonnières ou fugitives. Swann, et le narrateur un peu plus tard lui aussi, cherche à savoir si la femme aimée lui est infidèle, si elle voit quelqu’un d’autre, il cherche à découvrir cette infidélité. Mais, c’est comme si, en quelque sorte, il avait déjà le sentiment que l’amour était impossible et il cherchait maintenant des preuves pour avoir la confirmation externe de quelque chose qu’il savait déjà, qui était évident ou nécessaire. Il y a, donc, ce sentiment de l’impossibilité de l’amour. Mais, en dehors des réalités, des infidélités réelles, concrètes, la passion que l’on ressent pour l’objet aimé, cet amour est maladie en quelque sorte. L’amour chez Proust est comparé à une maladie. C’est presque une image, une peinture clinique de l’amour, c’est un amour possessif, teint de jalousie, et dans le besoin de posséder l’autre, la passion, l’amour, tout est si fort, si intense que l’objet qu’on aime avec une telle passion est toujours en retrait, il apparaît toujours comme quelqu’un qui s’échappe parce qu’il ne peut pas répondre de la même manière à cet amour. Il paraît infidèle par le fait même de ne pas éprouver exactement la même chose, ce type de cet amour aussi fort. (la jalousie – Swann, le narrateur)

Swann (« grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre ! ») tombe amoureux d’une femme qui, en quelque sorte, ne le mérite pas, qui n’a pas de qualités qui pourront faire naître cet amour. Il y a d’autres exemples où certaines personnes éprouvent cet amour et aiment à la folie des êtres qui sont tout à fait médiocres. Odette n’est même pas le type de beauté que Swann apprécie. En vérité, elle n’est pas très cultivée, pas très intelligente. Mais, chez Proust, cela n’a aucune importance. Swann se rend compte de cet amour quand il éprouve de la jalousie, l’un va avec l’autre. Mais, en général, il y a encore quelque chose de plus important. L’être aimé, l’objet aimé, n’est pas aimé parce qu’il y a un certain nombre de qualités ; sa qualité principale c’est d’être aimé. L’amour est ce qui est important et ce qu’on aime dans l’être aimé, c’est justement cet amour qu’il a fait naître. Ce qui est important aussi est que l’objet aimé, Odette par exemple, représente une liaison entre celui qui aime et l’amour ; grâce à elle, Swann a accès à une vie où l’amour existe. C’est un être humain, Odette, Albertine, etc., qui donne la possibilité d’aimer à autrui, qui donne l’accès à la personne qui l’aime à une vie où l’amour existe, et c’est sa qualité principale, peu importe si la femme est belle ou intelligente.

Lorsque le narrateur montre la photographie d’Albertine à son ami, parce qu’il lui avait demandé d’aller la chercher, il voit la déception dans les yeux de son ami parce qu’il lui a parlé de cette femme comme d’un être exceptionnel et l’autre la trouve médiocre, parce que c’est complètement subjectif et l’objet de l’amour est aimé non parce qu’il doté de nombreuses qualités, mais il est aimé pour que l’amour existe. C’est la plus grande différence et la raison pour laquelle, d’un côté, c’est un être qui est absolu, l’amour se concentre en quelque sorte dans sa personne, et en même temps, on se méfie un peu de l’amour de l’être aimé parce qu’il est conscient que l’amour est absolu, mais l’être humain a ses propres limites, il peut être infidèle et il y a d’autres problèmes aussi. Mais, on aime l’amour d’abord, ce qui est plus important que l’être aimé. Lorsqu’on n’aime plus, cet être humain qui était l’objet de l’amour devient encore plus indifférent que les autres parce que, au départ, on n’aimait pas ses qualités, on l’aimait parce qu’on aimait, en quelque sorte, et donc, du moment où il n’aime plus, comme on lui ne trouve pas d’autres qualités, il n’y a plus aucune importance, aucun intérêt. C’est l’amour maladie chez Proust.

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Proust décrit avec beaucoup de finesse et de délicatesse la dégradation du sentiment, la détérioration des sentiments par le temps dans cette passion qui se délivre progressivement de sa magie, dans le moment où Swann se rappelle un moment du début de leur amour et après il se rend compte que ce n’est pas du tout la même chose, qu’Odette ne l’aime plus, et un peu plus tard, il y a un moment où il s’avoue lui-même qu’il ne l’aime plus. Vers la fin, il apprend qu’Odette l’aime même si elle le trompe, même si elle le trompait, il rencontre une de ses amies qui lui explique qu’elle était amoureuse de lui et que, lorsqu’il n’était pas là, elle ne parlait que de lui ; et, en quelque sorte, c’est la fin de cet amour. Il sait qu’il est aimé en retour, Odette n’est plus un être de fuite pour lui, et c’est la fin de son agonie, de sa souffrance. C’est ce qui va rendre possible l’amour conjugal. Swann va finir par l’épouser justement parce qu’il ne l’aime plus, quelque paradoxal que cela puisse paraître (le narrateur va tomber amoureux de leur fille Gilberte).

UN AMOUR DE SWANN

L’intrigue

Swann est quelqu’un qui, lorsqu’il visite la famille du narrateur, cache ses relations mondaines parce que c’est quelqu’un qui fréquente la haute société ; il n’est pas aristocrate, il est roturier, mais tout de même, il a de bonnes connexions. Mais, Swann tombe amoureux d’une femme, qui n’est pas du milieu aristocrate, c’est une cocotte, une certaine Odette Crécy, une demi-mondaine. C’est bizarre qu’il tombe amoureux d’elle même si en général il n’éprouve aucun attrait pour les femmes à la beauté distinguée comme la beauté d’Odette – elle n’est pas vraiment son genre. Il la revoit, et grâce à elle, il fait connaissance de la famille Verdurin et du clan Verdurin. C’est une famille bourgeoise qui forme en quelque sorte un cercle où peuvent se découvrir de nouveaux artistes. Et lors d’une des soirées chez les Verdurin, Swann entend cette fameuse phrase dans une sonate de Vinteuil qui le séduit et devient l’hymne national de l’amour de Swann et d’Odette.

La question de l’art se pose encore. On suit encore la progression de cet amour et on voit que finalement Swann commence à s’intéresser à Odette au moment où il peut faire un lien entre cette femme et les œuvres d’art qu’il connaît. Il commence à la voir comme un personnage d’une fresque de Botticelli et à l’apprécier même si ce n’est pas le genre de beauté qu’il apprécie normalement. Swann commence à adapter ses goûts, à fréquenter les Verdurin, et c’est son amour pour Odette qui lance ces changements. Alors, il se passe quelque chose de bizarre. Swann, qui a eu beaucoup de relations avec les femmes, mais n’était pas vraiment amoureux, tombe vraiment amoureux d’Odette, et il comprend qu’il est amoureux au moment où il commence à éprouver de la jalousie. Il y a un instant où il la cherche sur les boulevards de Paris et il éprouve vraiment une grande souffrance, il est prêt à s’attacher à elle.

Puis, parce qu’il commence à soupçonner qu’elle lui ment, qu’elle le trompe, il la cherche et il commence à surprendre ses mensonges, à voir qu’elle n’est pas tout à fait honnête avec lui, et en même temps, avec les Verdurin, les choses se gâtent progressivement. Ils ne l’invitent plus, et autrefois, lui et Odette se rencontraient dans ce salon ; maintenant, cela devient plutôt un obstacle que le rendez-vous. On le voit après

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dans une soirée de l’aristocratie où il comprend, quand il entend cette sonate de Vinteuil, que leur amour est mort parce qu’il entend cette musique, il se rappelle le début de leur amour et il comprend que ce n’est plus la même chose, qu’Odette a changé, qu’elle ne l’aime plus. Il reçoit aussi une lettre anonyme qui le pousse à interroger Odette au sujet de ses prétendues relations homosexuelles (elle l’avoue). En quelque sorte, il commence à avoir une autre vision de la femme qu’il aimait. Odette le quitte et part pour un long voyage avec le clan des Verdurin et même s’il a passé par les états de la souffrance, l’agonie, la jalousie, etc., on comprend et Swann aussi comprend que son amour va bientôt se terminer et toucher à sa fin en quelque sorte, c’est comme si cet amour était une maladie ; c’est l’amour-maladie et il est prêt à guérir. À la fin, il est guéri, il n’aime plus Odette, et il se dit qu’il a eu sa plus grande passion, il a gaspillé de l’énergie et gâché les meilleures années de sa vie pour « une femme qui n’était même pas mon genre », et en même temps, il découvre qu’Odette finalement l’aimait parce qu’une amie qui appartenait à ce clan des Verdurin lui dit que, lorsqu’elle était loin de lui, durant son voyage, elle ne parlait que de lui. Là, comme il ne l’aime plus, comme il apprend qu’elle l’aime, l’amour est définitivement fini, mais Swann va trouver et épouser Odette plus tard parce que la fin de l’amour a rendu possible la vie conjugale, paradoxalement.

La structure

C’est l’histoire d’un amour, tout simplement, et on peut voir, en ce qui concerne la composition, six étapes successives. La première c’est la présentation du petit clan des Verdurin, la première soirée des Verdurin, et là, on voit vraiment l’opposition de deux mondes différents : l’aristocratie qui est raffinée d’un côté, et la bourgeoisie qui est un peu plus lourde et qui envie à l’aristocratie de l’autre côté dans cette peinture sociale. La deuxième étape est le début de l’amour de Swann pour Odette, et là on a l’étude de la naissance du sentiment amoureux. La troisième étape serait le deuxième dîner chez les Verdurin, encore une fois la caricature de ce milieu, une quatrième l’évolution de l’amour de Swann et sa jalousie (on voit comment la jalousie s’installe peu à peu), et finalement, la cinquième serait la soirée chez les Saint-Euverte. C’est une famille aristocratique et on voit une peinture sociale d’un milieu nouveau et différent, c’est un passage symétrique à la soirée chez les Verdurin, avec une description de la soirée et du concert, mais aussi il y a la réflexion sur l’art, parce que Swann aime moins Odette et donc il renaît en tant qu’esthète et amateur d’art et il commence à penser à ce sujet. La sixième étape est la fin présumée de l’amour et de la jalousie de Swann, de l’agonie aussi, c’est la guérison du héros qui revient dans la réalité et redevient ce qu’il était au début, un dandy. Il sort en quelque sorte de cet amour et maintenant il peut rentrer dans la réalité. On voit donc la peinture sociale de deux milieux opposés et la peinture d’un amour naissant, de la jalousie et de la fin de cet amour.

Les personnages

En ce qui concerne les personnages, le personnage proustien évolue (au contraire, cela n’arrive pas avec les personnages de Balzac). Proust crée ainsi ses personnages parce que c’est ce qui arrive dans la vie aussi, et ici Swann justement change et évolue. Swann est un séducteur, un dandy, un amateur d’art qui côtoie tout Paris, il se fait même inviter déjeuner par le président, et lorsqu’il tombe amoureux d’Odette, cet amour le transforme complètement parce que pour la première fois il connaît la passion. Odette le rend heureux, jaloux, elle le fait souffrir, il est obsédé par ses mensonges, réels ou virtuels, il la comble de cadeaux en même temps, mais il n’est jamais sûr de son amour. Puis, il cesse de l’aimer, mais finit par l’épouser tout de même, et plus tard, ils vont avoir

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une fille, Gilberte, qui sera aimée par le narrateur, le personnage principal. Le personnage de Swann est important d’abord parce que c’est lui qui ouvre les yeux au narrateur sur le monde d’art et sur les erreurs qu’il ne faut pas commettre si on veut vraiment devenir artiste. Swann est un artiste raté, il aurait pu être artiste, mais on voit que il n’arrive pas à écrire son livre sur Vermeer de Delft, son étude est toujours ajournée, il est complètement consumé par cet amour qui l’éprouve pour Odette (c’est la différence entre Swann et le narrateur).

Odette de Crécy est une femme entretenue, demi-mondaine, une femme passive. C’est une beauté particulière, élégante, qui aime tout ce qui est chic, mais elle ne comprend rien à l’art ; elle peut être belle, mais elle n’est pas sophistiquée, cultivée. Elle peut avoir 27 ans dans Un amour de Swann. On apprend qu’elle aime Swann réellement, mais elle ne peut pas s’empêcher de lui mentir, de lui être infidèle. Plus tard, elle l’épouse, mais elle le trompe fréquemment, et donc, après son amour avec le comte de Forcheville, qui est un des rivaux de Swann dans ce roman, elle va devenir maîtresse du duc des Guermantes, qu’elle trompe aussi. Donc, il y a toute cette histoire des amours d’Odette. Ensuite, les Verdurin, Monsieur et Madame Verdurin qui font partie de la bourgeoisie aisée. Ils se caractérisent par leur vulgarité, par leur manque de culture, mais ils cherchent tout de même à connaître de jeunes artistes. Madame Verdurin est autoritaire, patronne, elle déteste les aristocrates, son époux est un peu plus ferme, et ils incarnent la bourgeoisie prétentieuse. Il y aussi d’autres personnages : le docteur et Madame Cottard, ce sont les gens qui rencontrent Swann, un peintre, Monsieur Biche, le peintre favori des Verdurin. En effet, il s’agit d’Elstir, qui deviendra un artiste à la mode, mais c’est un vrai artiste parce que c’est quelqu’un qui nous fait voir l’univers avec d’autres yeux, quelqu’un qui fait de la peinture moderne (il peint des femmes bleues). Le comte de Forcheville est un rival de Swann, vulgaire, apprécié par les Verdurin, et il y a encore quelques autres personnages d’aristocratie.

Le point de vue narratif

Ce qui est intéressant en ce qui concerne le je narratif est surtout le point de vue narratif. Dans le reste de La Recherche, c’est tout le temps le narrateur qui parle de sa vie, de ses mémoires, et bien sûr, il connaît tout sur Combray, sur ses relations avec Gilberte ou Albertine. Ici, on nous raconte l’histoire d’un amour de Swann à la troisième personne et on peut dire que le narrateur intervient comme un narrateur abstrait. Le texte est essentiellement rédigé à la troisième personne. Si on se demande si on pourrait parler du narrateur omniscient et de la focalisation zéro, la réponse serait oui et non. C’est une fausse focalisation, une focalisation zéro douteuse, un faux point de vue omniscient. Ce point de vue omniscient est né du témoignage d’autrui, ce n’est pas vraiment un narrateur omniscient, mais le narrateur raconte cette histoire parce qu’il a écouté le témoignage des personnes qui ont connu Swann. Donc, il connaît l’histoire et la raconte grâce à des témoins. Il sait tout, mais finalement, ce n’est pas un narrateur omniscient parce que les témoignages sont imparfaits. Une autre chose intéressante est qu’il s’agit d’une histoire que le narrateur a connue de l’extérieur, mais il la raconte de l’intérieur, comme s’il y participait et comme s’il connaissait tout sur ce qui se passait à l’intériorité de Swann – lorsque Swann se ment, il le sait, etc. Il possède la connaissance de la pensée du héros, c’est-à-dire, de Swann. Finalement, c’est le point de vue de Swann qui domine. Swann ne sait pas si Odette lui est vraiment infidèle, le narrateur ne permettra pas au lecteur de savoir si elle l’est ou pas. En tant que lecteur, on ne sait plus que Swann et le point de vue est assez complexe.

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Les thèmes

Les thèmes sont les mêmes que ceux qu’on retrouve dans d’autres œuvres de Proust. Le temps, l’art, l’imagination, l’amour, la jalousie. En ce qui concerne l’amour, Sartre disait que c’était une façon d’aimer à l’époque donnée, dans un milieu social donné, donc, ce sont les caractéristiques de ce milieu et de cette époque, mais tout de même, on peut voir des aspects universels. L’amour est vu comme une prison et comme une maladie. L’amour comme prison est une conception traditionnelle. L’imagination a aussi un rôle important, parce que Swann accorde à Odette toutes les qualités – il imagine la femme qu’il aime. L’illusion, la tromperie sont incontournables et c’est finalement un amour raté, comme disait Proust, l’obsession physique.

Ce qui est très important dans ce roman, c’est l’écriture de la jalousie. L’amour est indissociable de la jalousie : dans toute La Recherche, être amoureux veut dire être jaloux. On peut dire qu’Un amour de Swann n’est pas tout simplement l’histoire d’un amour comme le titre le suggère, c’est aussi et surtout le drame de la jalousie. C’est le sujet central. Le passage central est justement ce rendez-vous manqué, ce moment où Swann n’arrive pas à retrouver Odette. On voit que cet amour devient une sorte de maladie indissociable de la jalousie et on montre assez vite l’envers du bonheur et de l’amour aussi. Swann cherche désespérément Odette sur les boulevards de Paris et c’est cette première crise de la jalousie où se passe une transformation intérieure. En ce qui concerne Swann, il était vainqueur averti et maintenant il éprouve une véritable passion pour cette femme. Après, une fois qu’il est devenu jaloux et vraiment amoureux, on va voir des oscillations dans cette jalousie et la jalousie et l’amour évoluent. Il y a une scène où on le voit humilié par Madame Verdurin, ce qui est la véritable acmé, le sommet de cette histoire.

Après ce moment, après cette humiliation, on voit qu’il commence à rejeter en partie Odette, donc, les crises de jalousie reviennent, mais alternent avec des moments de repos. Il y a un moment où la souffrance était trop forte, l’amour était trop exclusif, on ne pouvait pas aller plus loin et cette souffrance extrême lui permet de se libérer finalement. Une agonie clôt le roman avec cette lettre anonyme que Swann reçoit, il est jaloux également du comte de Forcheville, mais là, il s’approche de la fin de maladie, et la fin arrive parce qu’il apprend qu’Odette l’aime. La passion meurt et le mariage devient possible. La jalousie met en marche l’imagination – Swann s’imagine tout ce qu’Odette pourrait faire, rien ne peut l’arrêter, il y vraiment un mécanisme d’imagination et d’obsession qui se met en marche et il a toujours en tête les images d’Odette enceinte, il déforme la réalité. Swann est un artiste raté, et lorsqu’il imagine Odette, lorsqu’il s’imagine des images mentales, des situations concernant Odette qui ne sont pas réelles, qui sont des produits de sa jalousie, en quelque sorte il crée des histoires, comme s’il était en train de créer le texte. C’est un artiste, mais, au lieu de créer une œuvre d’art, il gaspille justement son talent, son énergie, et tout ce qu’il arrive à créer sont ces intrigues, ces images, ces situations que sa jalousie lui suggère.

En ce qui concerne la conception du sujet, les personnages peuvent changer, évoluer. À un moment, le narrateur dit dans Albertine disparue « ces moi successifs ». Il ne peut pas s’imaginer comme un être stable, donc, il est quelqu’un aujourd’hui, il était quelqu’un d’autre hier, il est une série de moi successifs. C’est semblable avec Swann, parce que, lorsqu’il cherche Odette sur ces boulevards, lorsqu’il commence vraiment à être jaloux et à l’aimer, il se produit une transformation où il y a un autre Swann qui naît,

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en quelque sorte, et un autre lui-même qui prend possession de lui, comme s’il n’était pas la même personne.

Le temps est aussi un thème important, mais pas de la même manière. Il y a un morceau concernant la mémoire, mais il n’a pas le même rôle ici. On peut toutefois évoquer le temps qui est perdu à ne pas écrire – Swann perd tout son temps qui lui est nécessaire pour trouver son expression personnelle. Encore une fois on perçoit la différence entre Swann et le narrateur : Swann perd le temps dont il dispose, il n’arrive pas à rédiger ce texte sur Vermeer, il n’arrive pas à créer une œuvre, tandis que le narrateur va retrouver le temps grâce à l’art, ce sont l’artiste raté et l’artiste qui a réussi. Si on veut faire réunir en quelque sorte ces quelques fils, la relation entre temps, art et amour, Swann est quelqu’un qui est privilégié parce qu’il peut bénéficier de son temps pour créer une œuvre d’art, mais il le fait mal parce qu’il devient esclave d’autrui, il est l’esclave d’Odette. Son emploi du temps est l’emploi du temps d’Odette, ou alors, si cela n’est pas le cas, il le passe à imaginer la vie d’Odette. C’est le temps inutile, gaspillé, et c’est l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Il ne faut pas renoncer à ses ambitions, il ne faut pas aliéner son temps. Cependant, Swann est esclave d’Odette et de lui-même, il est faible, il n’a pas suffisamment de volonté, il est en proie à ses propres démons. On voit la conception du temps perdu, du temps gaspillé dans la vie mondaine. Pour Swann c’est définitif parce qu’il n’est plus capable d’écrire, donc, il ne sait pas profiter de la passion pour créer une œuvre authentique, il s’arrête. La passion pour lui est le début et la fin, il n’arrive pas à la dépasser pour créer un texte. C’est une préfiguration du narrateur, mais il y a des différences parce que le narrateur va finalement réussir à sortir des déceptions amoureuses, des déceptions de la vie mondaine, et à partir de cela, de ce matériel, justement créer une œuvre d’art.   

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