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Présentation de l'éditeur… · 2013. 10. 30. · laquelle Dmitri Medvedev, président en exercice, et Vladimir Poutine, premier ministre, avaient déjà annoncé leur projet d’intervertir

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Présentation de l'éditeur

À l’hiver 2011-2012, pour dénoncer les fraudes électorales, lescitoyens russes sont descendus par dizaines de milliers dans lesrues deMoscou. Surpris par ce réveil de la société civile, le Kremlinleur a aussitôt opposé les forces de l’ordre et accentué la lutte contrela présence étrangère dans le pays. La répression a alimenté lachronique de l’autoritarisme russe.Pourtant, depuis le début des années 2000, si le gouvernementrecourt à la force, il emprunte aussi des outils à la démocratielibérale. Cet étonnant paradoxe est au coeur de ce livre. Les auto-

rités russes mettent en effet enœuvre des programmes de soutien à la société civile quipermettent le développement de formes plus douces de contrainte politique, ens’appuyant sur un mélange complexe de coercition et d’incitations. Cette ambiva-lence trouble jusqu’aux défenseurs des droits de l’homme, à la recherche de com-promis entre affrontement et coopération.Fondé sur des enquêtes de terrain, ce livre renouvelle l’analyse des relations entrel’État et la société dans la Russie contemporaine.En replaçant les mobilisations actuelles et les choix de Vladimir Poutine dans uneperspective historique, il montre comment le pouvoir russe innove et se modernisepour mieux consolider sa domination politique.

Françoise Daucé, maître de conférences à l’Université Blaise- Pascal de Clermont-Ferrand, mène ses recherches au Centre d’études des mondes russe, caucasien etcentre-européen (EHESSCNRS). Elle a publié L’État, l’armée et le citoyen en Russiepostsoviétique (2001) et La Russie postsoviétique (2008).

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Une paradoxale oppression

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Direction fédérale des Archives de Russie.Archives d’État de la Fédération de Russie (Moscou).Centre d’Études des Mondes russe, caucasien et centre-européen (EHESS/CNRS, Paris).Centre de recherche d’histoire quantitative (CNRS, Caen).Centre Roland Mousnier, Université Paris Sorbonne (Paris IV).

MONDES RUSSES et EST-EUROPÉENS

SOUS LA DIRECTION DEWladimir BerelowitchFrancine-Dominique LiechtenhanSergeï V. Mironenko

CONSEIL SCIENTIFIQUEBoris Ananitch, Alexandre Avdeev, Roger Bartlett, Alexis Berelowitch, André Berelo-witch, Daniel Beauvois, Alain Blum, Yves Cohen, François-Xavier Coquin, Sarah Davies,Sabine Dullin, Marc Ferro, Sheila Fitzpatrick, Alexandre Foursenko, Catherine Gousseff,Andrea Graziosi, Susan Gross-Salomon, Peter Holquist, Andreas Kappeler, Sergeï Karp,Vladimir Kozlov, Moshe Lewin, Martine Mespoulet, Claire Mouradian, VladislavNazarov, Marie-Pierre Rey, Antonella Salomoni, Jutta Scherrer, Alessandro Stanziani,Piotr Stegny, Norman Stone, Alexandre Tchoubarian, Antonello Venturi, Nicolas Werth,Piotr Zaborov.

La collection « Mondes russes et est-européens. États, Sociétés, Nations » est consacrée àl’histoire de la Russie et de l’URSS, ainsi que des autres pays d’Europe centrale etorientale, à l’époque moderne et contemporaine, jusqu’au temps présent. Elle répond àune situation nouvelle qui a modifié en profondeur le travail de l’historien de cette aire.L’ouverture de fonds d’archives qui, encore récemment, étaient fermés, voire ignorés,l’accès facilité de ces pays, dont certains ont rejoint la Communauté européenne conduitl’historien à se poser des questions nouvelles sur leur passé. Les thèmes de recherche donton commence seulement à entrevoir la richesse se multiplient ainsi, de sorte que, peu àpeu, se précisent les contours d’une histoire qui n’est connue encore qu’en pointillé. Issuede ces situations nouvelles et favorables, sur le plan intellectuel comme sur le plandocumentaire, la collection est en grande partie le fruit d’une collaboration avec leschercheurs des pays d’Europe centrale et orientale. Elle comprend aussi bien des mono-graphies que des recueils de documents d’archives inédits et des ouvrages collectifs.

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Françoise Daucé

Une paradoxale oppression

Le pouvoir et les associations en Russie

CNRS EDITIONS15, rue Malebranche – 75005 Paris

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© CNRS ÉDITIONS, Paris, 2013

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Table des matières

Translittération ........................................................................................................................ 5Liste des principaux termes, institutions et associations soviétiques et

russes cités dans l’ouvrage ....................................................................................... 7Introduction............................................................................................................................... 9

La société civile : une idée émancipatrice ............................................................... 10La société civile en Russie : de nouvelles servitudes.......................................... 12Les associations de défense des droits de l’homme, entre émancipation etcontrainte .............................................................................................................................. 15

PREMIÈRE PARTIE

Décadence et grandeur de la société civile,de l’URSS à la Russie

Chapitre I : La servitude de la société civile en URSS ........................................ 19Le prélude impérial .......................................................................................................... 19L’effacement de la société civile ................................................................................. 22Les limites de la servitude............................................................................................. 25

Chapitre II : La société civile entre deux États ........................................................ 33La modernisation des organisations sociales.......................................................... 34La politisation des nouvelles associations ............................................................... 37Les expérimentations économiques des associations .......................................... 44

Chapitre III : L’éloge de la société civile dans la transition .............................. 51La fabrication d’une société civile démocratique ................................................. 52La remise en forme des associations ......................................................................... 58Des droits sans pouvoir .................................................................................................. 63

DEUXIÈME PARTIE

La civilité de l’oppression dans la Russie de V. Poutine

Chapitre IV: Une société civile faible et décevante ............................................... 73L’état du monde associatif russe en 2000................................................................ 74Les déçus de la transition démocratique .................................................................. 79Les partisans de la voie russe....................................................................................... 85

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Chapitre V: La société civile selon V. Poutine ......................................................... 91Le succès paradoxal de l’idée de société civile..................................................... 92Les nouvelles institutions de la société civile ........................................................ 97L’encadrement juridique des associations................................................................ 101

Chapitre VI : Le management de la société civile .................................................. 113La lutte contre l’influence étrangère .......................................................................... 114La générosité des financements nationaux .............................................................. 122L’oppression douce des associations ......................................................................... 130

TROISIÈME PARTIE

Les défenseurs des droits de l’hommeface au pouvoir russe

Chapitre VII : Dans l’intimité des associations de défense des droits del’homme .............................................................................................................................. 141Des convictions civiques................................................................................................ 141L’importance de la familiarité ...................................................................................... 148Les arrangements économiques................................................................................... 157

Chapitre VIII : La tentation de la coopération ........................................................ 165Les ressorts personnels de la coopération ............................................................... 165L’institutionnalisation des coopérations ................................................................... 169La professionnalisation des militants ........................................................................ 177

Chapitre IX : Les tentatives de protestation .............................................................. 183Le mécontentement des défenseurs des droits de l’homme ............................. 183Le blocage des voies politiques................................................................................... 186L’émergence de nouvelles formes de contestation............................................... 191Une protestation sans révolution................................................................................. 198

Conclusion .................................................................................................................................. 207

Bibliographie............................................................................................................................. 211Généralités : De la société civile et de la démocratie.......................................... 211État et société dans la Russie impériale et en URSS .......................................... 213État et société en Russie post-soviétique ................................................................. 214La société civile en Russie post-soviétique ............................................................ 215Sitographie........................................................................................................................... 216

Index des noms propres...................................................................................................... 219

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Introduction

Au cours de l’hiver 2011-2012, pour dénoncer les irrégularités commises lorsdes élections à la Douma (parlement) et protester contre la falsification du scrutinpar le pouvoir, des foules réunissant plusieurs dizaines de milliers de personnessont descendues à plusieurs reprises dans les rues de Moscou. Les manifestants ontdéfilé pour dénoncer l’hypocrisie du gouvernement et son mépris des institutionsdémocratiques. La perspective de l’élection présidentielle de mars 2012, pourlaquelle Dmitri Medvedev, président en exercice, et Vladimir Poutine, premierministre, avaient déjà annoncé leur projet d’intervertir leurs rôles, a mobilisé lesprotestataires, soucieux de reprendre le contrôle sur le déroulement des élections.Surpris, les médias, tant russes qu’occidentaux, ont annoncé immédiatement « leréveil de la société civile » en Russie.

Quelle a été la réaction du pouvoir russe face à ce « réveil » ? Les autorités ontdépêché immédiatement sur le terrain les forces de l’ordre et entrepris de durcirencore les pressions administratives sur les manifestants. Elles ont accentué leurlutte contre la présence étrangère dans le pays, et notamment contre les pro-grammes de soutien à la société civile des fondations internationales. Ce penchantrépressif, largement documenté depuis le début des années 2000, a une nouvellefois été dénoncé par les organisations de défense des droits de l’homme. Depuis delongues années, le régime de V. Poutine s’illustre par ses pratiques autoritaires etcoercitives. Alors même qu’il n’était que premier ministre de B. Eltsine, en 1999,V. Poutine envoyait les forces armées réprimer l’irrédentisme tchétchène, au prixd’exactions et de violences massives, restant sourd aux protestations des défen-seurs des droits de l’homme. Cette politique martiale s’accompagna d’une milita-risation des élites 1, favorisant l’ascension au sein du pouvoir des représentants desservices de sécurité, à l’image du chef de l’État. La restriction des libertés publi-ques (et notamment du droit de manifester), le contrôle sur les principaux médiasnationaux, l’instrumentalisation de la lutte contre l’extrémisme à des fins répres-sives, les actes d’intimidation contre les opposants, voire leur disparition... carac-térisèrent les évolutions politiques au sommet de l’État.

Dans le même temps, paradoxalement, tout en gouvernant par la force,Vladimir Poutine a régulièrement affirmé sa volonté de soutenir la société civile.En 2001 déjà, un an après sa première élection à la Présidence, il déclarait : « Lepouvoir dans son ensemble n’a qu’une mission : former un environnement le plusfavorable possible [au] développement [de la société civile]. C’est une mission

1. Olga Kryshtanovskaya, Stephen White. Putin’s Militocracy. Post-Soviet Affairs, vol. 19,no 4, oct.-dec. 2003.

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importante et fondamentale 2. » Plus de dix ans plus tard, en février 2012, il écrivaità nouveau : «Aujourd’hui, la qualité de notre gouvernement dépend de la capacitéde la société civile à y participer. Notre société civile est devenue plus avisée, plusactive et plus responsable. Nous devons renouveler les mécanismes de notredémocratie. Ils doivent inclure l’activité civique qui se développe 3. » Ces décla-rations favorables à la société civile pourraient sembler hypocrites tant ellessemblent en contradiction avec la politique mise en œuvre par le chef de l’État.Pourtant, elles la complètent plus qu’elles ne la contredisent.

Si le régime use abondamment du répertoire de la force et de la violence dansl’exercice du pouvoir, il n’hésite pas aussi à emprunter des méthodes de gouver-nement aux théories libérales de la démocratie. Ces emprunts permettent le recoursà des formes plus douces de contrainte politique. La politique de V. Poutine secaractérise ainsi par un mélange complexe de coercition et de négociation. Dans cecadre, des instruments de gouvernement a priori démocratiques peuvent être misau service d’un projet non démocratique. En Russie, le pouvoir a, depuis le débutdes années 2000, développé des programmes de soutien à la société civile quipassent par la création de fondations philanthropiques, l’attribution de subventionspubliques ou la promotion de la bienfaisance. En recourant à ces outils d’aide auxassociations, le pouvoir oriente en douceur leur action et dépolitise leur engage-ment. Cette politique renseigne sur les raisons de la pérennité et de la relativepopularité du régime russe depuis 2000. La politiste Béatrice Hibou rappelle, dansAnatomie de la domination, « le caractère souvent second, voire marginal, de laviolence et de la coercition physique dans la plupart des régimes autoritaires etmême, pour la majorité des habitants, dans le quotidien des régimes totalitaires » 4.Ce constat vaut pour la Russie contemporaine. Le gouvernement de V. Poutine saitmanier tant la répression que l’incitation. Au risque de susciter des attentespolitiques insatisfaites et d’être pris au mot par les acteurs de la société civile,comme l’ont montré les manifestations de l’hiver 2011-2012...

LA SOCIÉTÉ CIVILE : UNE IDÉE ÉMANCIPATRICE

Historiquement, la société civile n’a jamais fait bon ménage avec la Russie.Le rapprochement des deux termes semble même contre nature. En effet, la sociétécivile est généralement conçue comme un ensemble de pratiques sociales aptes àlimiter le pouvoir de l’État. Dans une acception dérivée des travaux de Hegel, la

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2. Vystuplenie prezidenta Rossijskoj Federacii V.V. Putina na otkrytii graždanskogo foruma(«Déclaration du président de la Fédération de Russie V.V.Putin lors de l’ouverture du forumcivique »), 21 novembre 2001.3. Vladimir Putin. Naše obščestvo stalo nesravnenno bolee zrelym («Notre société civile estdevenue plus mûre »), Komsomolskaâ Pravda, 6 février 2012.4. Béatrice Hibou, Anatomie de la domination politique, Pais, La Découverte, 2011, p. 24.

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société civile contient l’État en permettant à la société d’échapper à la logiqueatomistique et à la désintégration des conflits interindividuels par la création decorps intermédiaires 5. Depuis Hegel, « beaucoup de discussions se fondent (...) surun modèle dualiste : la société civile contre l’État » remarque Jean Cohen6. Dans lecas de la Russie impériale puis de l’URSS, les historiens considèrent généralementque le poids de l’appareil d’État et son contrôle sur la société ont empêché touteémancipation de corps intermédiaires face au pouvoir. Dans la philosophiemarxiste-léniniste, la société civile n’existe pas au côté de l’État de classe quicontrôle les structures sociales indépendantes et même la vie privée des individus.Cette absorption de la société civile par le parti-État est poussée à son comble par letotalitarisme stalinien. Même si les réalités de la vie sociale soviétique sont pluscomplexes qu’il n’y parait, l’URSS semble alors constituer le type idéal de l’Étattotalitaire écrasant la société civile du poids de ses institutions.

C’est en opposition à ce modèle que se renforce l’attachement à la sociétécivile dans les pays démocratiques puis parmi les dissidents d’Europe centrale etorientale durant la seconde moitié du XXe siècle. La corrélation entre société civile etdémocratie se construit en opposition au modèle soviétique. L’expression « sociétécivile » se diffuse très largement dans les années 1970-1980 pour critiquer le poidsde l’État dans les pays communistes (mais aussi dans les pays occidentaux). Lapromotion de la société civile est alors très populaire car elle permet à la fois defavoriser l’autogestion et de limiter le pouvoir de l’État 7. Sa légitimité « s’appuie surune critique des structures bureaucratiques, portée à la fois par les tenants dunéolibéralisme et par ceux de la « deuxième » gauche dans une constellation impro-bable qui entoure la notion d’un large consensus 8 » notent les chercheurs JayRowell et Bénédicte Zimmermann. Dans les années 1980, l’intérêt pour la sociétécivile se développe parmi les mouvements dissidents d’Europe centrale et orientalequi luttent contre l’hypertrophie de l’État soviétique. Des auteurs comme MiklosMolnar ou Andrew Arato considèrent que la notion de « société civile » est opéra-toire pour analyser la crise du communisme. Selon Miklos Molnar, pendant lapériode soviétique, « les valeurs européennes, bien que faibles et immatures, n’onteu d’autre refuge que la société civile refoulée dans la clandestinité 9 ». Il soulignel’alternance des victoires et des revers de la société civile. «Au moment des crues,cette dernière occupe toute la place publique (...Printemps de Prague...). Aumomentdes normalisations, la société civile recule, voire se trouve refoulée dans les

11Introduction

5. Dominique Colas. Dictionnaire de la pensée politique, Paris, Larousse, 1997, p. 242.6. Jean Cohen, « Pour une démocratie en mouvement. Lectures critiques de la société civile »,Raisons politiques, no 3, 2001, p. 145.7. Dominique Colas, Dictionnaire de la pensée..., op. cit., p. 241.8. Jay Rowell, Bénédicte Zimmermann, «Grammaire de la société civile et réforme sociale enAllemagne », Critique Internationale, no 2, 2007, p. 150.9. Miklos Molnar, «Mutation politique et choix de société », in : Molnar, Miklos, Nivat,Georges, Rezler, André, Vers une mutation de société. La marche de l’Europe de l’Est versla démocratie, Paris, PUF, 1991, p. 88.

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consciences ou se débat dans les « espaces » plus ou moins étroits auxquels elle estassignée par le pouvoir politique. Elle est donc à la fois une société civile engestation et une « société entière en dissidence 10 ». Les dissidents, comme VaclavHavel, Bronislaw Geremek ou Diord Konrad se prononcent contre la dictature duparti, l’hégémonie soviétique et le pouvoir totalitaire et pour la liberté, le pluralismeet l’autonomie de la société 11. En Union soviétique, l’espoir d’un développement dela société civile pour transformer le régime se développe parmi les dissidents aprèsle dégel khrouchtchévien. Jusqu’à la fin de la période Brejnev, le mouvementdissident reste limité à des cercles intellectuels restreints qui tentent de promouvoirle respect des droits de l’homme pour contenir le pouvoir autoritaire soviétique.Avec l’arrivée au pouvoir de Mikhail Gorbatchev en 1985, l’émergence de mou-vements collectifs volontaires et autonomes autorisés dans le cadre de la perestroïkaporte l’espoir d’une évolution du pays vers la démocratie. La chute du mur de Berlinen 1989 et l’émancipation des démocraties populaires de la tutelle de Moscourenforcent l’importance accordée aux sociétés civiles dans le changement. EnRussie aussi, beaucoup d’auteurs estiment que la société civile naissante a étél’instrument décisif de la révolution démocratique de la fin des années 198012.

LA SOCIÉTÉ CIVILE EN RUSSIE : DE NOUVELLES SERVITUDES

Au début des années 1990, la société civile est au cœur des programmes dedémocratisation 13 lancés par le gouvernement Eltsine avec l’aide de ses parte-naires occidentaux. Le terme de « transition démocratique », qui avait été forgépour les transformations politiques en Amérique latine et en Europe du sud, estintroduit dans le débat sur le post-communisme et accorde une large place à lasociété civile dans le changement 14. Cette dernière est incarnée par les organi-

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10. Miklos Molnar, La démocratie se lève à l’est. Société civile et communisme en Europe del’est : Pologne et Hongrie, Paris, PUF, 1990, p. 10.11. Kocka, Jurgen. Evropejskoe obščestvo : istoričeskie korni i sovremennye perspektivy naVostoke i Zapade (« La société européenne : racines historiques et perspectives contemporainesà l’Est et à l’Ouest »). Neprikosnovennij Zapas, 2003, no 2(28). http://magazines.russ.ru/nz/2003/2/koka-pr.html12. Bernhard, Michael, « Civil Society after the First Transition : Dilemmas of Post-communistDemocratization in Poland and Beyond », Communist and Post-communist studies, no 29,1996 ; Vladimir Tismeanu (ed.), Political Culture and Civil Society in Russia and the NewStates of Eurasia, Armonk, New-York, 1995 ; Marcia Weigle and Jim Butterfield, « CivilSociety in Reforming Communist Regimes : The Logic of Emergence. Comparative Politics »,vol. 25, no 1, 1992.13. G. Baker, « The Taming of the Idea of Civil Society »,Democratization, vol. 6 (3), automne1999.14. « Peu de concepts ont autant captivé l’imagination de ceux qui étudient la démocratisationque celui de “société civile” » note James L. Gibson, « Social Networks, Civil Society and the

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sations non gouvernementales (ONG) à but non lucratif qui doivent jouer un rôlede contrepoids démocratique face au nouvel État. L’importance accordée auxONG n’est pas spécifique à la Russie : « La notion de société civile semble trouveralors une incarnation dans la prolifération associative des années 1990 à l’échelleplanétaire, plus particulièrement sous la forme d’un sigle en voie d’universalisa-tion, ONG/NGO» souligne le sociologue Gautier Pirotte 15. La Russie devient unlieu d’expérimentation enthousiasmant pour les tenants de la démocratisation quisouhaitent donner forme à la société civile par le renforcement des ONG. Lesoutien à la société civile est mis enœuvre par les réformateurs, alors à la tête de laRussie (notamment par Egor Gaïdar, le premier ministre libéral de Boris Eltsine)avec le soutien des fondations internationales. Ces dernières accordent des sub-ventions aux associations et contribuent au transfert vers la Russie des normesinternationales. Le pays se dote d’une législation sur les associations, permettantaux groupements informels qui existaient durant la perestroïka d’obtenir un statutofficiel. Un monde associatif, animé par des militants attachés à des causesdiverses (droits de l’homme mais aussi environnement, culture, aide sociale,religion...) se constitue légalement et tente de défendre auprès de l’État lesrevendications de ses membres. Le développement de la société civile estperçu comme une condition nécessaire de la démocratisation mais aussi dupassage au marché, favorisant l’initiative individuelle et collective en politiquecomme dans les affaires.

Quels sont les résultats de cette politique volontariste de constructiond’une société civile par le haut ? À la fin des années 1990, un espace associatifdiversifié existe bien en Russie mais le développement de la société civile sembleinsuffisant et même décevant aux yeux de ses promoteurs, et notamment deshommes politiques libéraux et des acteurs internationaux. De l’avis général, enRussie, les associations restent embryonnaires et ne parviennent pas à contre-balancer la politique erratique de B. Eltsine. Elles sont impuissantes face audéclin dramatique du niveau de vie de la population, au bombardement duParlement par les forces armées en 1993, à l’envoi des troupes russes enTchéchénie en 1994, à l’accaparement des privatisations par les oligarques,aux pratiques électorales douteuses de B. Eltsine en 1996... Face à ces dérivesgouvernementales, les citoyens russes se mobilisent peu et les associations quipourraient porter leurs revendications sont marginalisées. Alors que les motifs demécontentement sont nombreux, les mobilisations déclinent. Les spécialistes dela société civile et de l’action collective manifestent leur déception à l’égard desévolutions russes, allant même parfois jusqu’à évoquer la naissance d’une

13Introduction

Prospects for Consolidating Russia’s Democratic Transition », American Journal of Politicalscience, vol. 45, no 1, janvier 2001, p. 51.15. Gautier Pirotte, « La notion de société civile dans les politiques et pratiques du dévelop-pement », Revue de la régulation [En ligne], no 7 | 1er semestre 2010, mis en ligne le 03 juin2010, Consulté le 30 janvier 2011. URL : http://regulation.revues.org/index7787.html

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« société incivile » 16, plus acquise à l’autoritarisme qu’à la démocratie. Leschangements contredisent les modèles théoriques de la démocratisation. « Ladémocratie a déraillé en Russie » écrit ainsi le chercheur américain StevenFish 17. Le désenchantement à l’égard de la société civile accompagne la décep-tion à l’égard de l’ensemble du processus de démocratisation et de libéralisationen Russie. La société civile semble alors définitivement étrangère à la Russie.

Paradoxalement, au début des années 2000, c’est le gouvernement deV. Poutine qui redonne toute sa place à l’idée de société civile en Russie. Ils’approprie et réinterprète les théories libérales de la démocratisation en mettanten œuvre une politique de construction par le haut de la société civile. Certes,l’action de l’État russe en direction des ONG se développe dans un contextepolitique non-pluraliste. Elle revêt indéniablement une dimension coercitive : lesnouvelles lois adoptées au milieu des années 2000 durcissent les conditionsd’enregistrement et les contrôles à l’encontre des ONG et de leurs militants.Cependant, l’État met en place dans le même temps des contreparties matérielleset symboliques qui peuvent séduire les acteurs associatifs. Dès son arrivée aupouvoir, V. Poutine annonce sa volonté de bâtir une société civile forte, démontrantainsi une volonté modernisatrice inspirée des pratiques occidentales. Ce pan libéraldu discours poutinien est souvent négligé par les observateurs car il est considérécomme une ruse hypocrite du pouvoir. Pourtant, il mérite l’attention en raison desdispositifs administratifs et financiers concrets qu’il engendre. Dans la pratique, legouvernement de V. Poutine reprend à son compte les outils juridiques, adminis-tratifs et financiers importés dans les années 1990 par les organisations interna-tionales dans le cadre des programmes de démocratisation. Le gouvernement russecrée des institutions de concertation avec les associations (Forums civiques,Chambre sociale, Conseils civiques...). Il met en place des dispositifs de subven-tionnement qui s’inspirent des pratiques internationales et tendent à s’y substituer.À partir de 2007, V. Poutine crée ainsi un programme de « subventions présiden-tielles » attribuées sur concours. Il favorise aussi le développement du mécénat desentreprises privées en direction des associations. Des dispositifs financiers etfiscaux incitatifs sont mis en place pour soutenir des fonds de dotation (endow-ments), des fondations philanthropiques et des programmes de bienfaisance. Cetteattention accordée à la société civile et la distribution de ressources qui l’accom-pagne, inspirée des pratiques anglo-saxonnes, permettent à l’État russe de reven-diquer la modernité de sa gouvernance. Cet aspect philanthropique de la politiquerusse à l’égard des associations est généralement négligé par les observateurs quiconcentrent leurs critiques sur le caractère répressif du gouvernement. Se créent

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16. Andreas Umland, « Toward an Uncivil Society ? Contextualizing the Recent Decline ofExtremely Right-Wing Parties in Russia », Weatherhead Center for International AffairsWorking Paper [Harvard University], no 3, 2002, 43 pp.17. M. Steven Fish, Democracy Derailed in Russia. The Failure of Open Politics, CambridgeUniversity Press, 2005.

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pourtant ainsi des formes de coercition « douces » qui permettent de contrôlerl’activité des acteurs associatifs sans recourir systématiquement à la violence. Àl’examen, la politique de l’État russe à l’égard du monde associatif est moinscaricaturale qu’elle n’est souvent présentée. Si l’usage des forces de l’ordre et de lacoercition administrative à l’encontre des militants civils constitue bien le voletrépressif de cette politique, son volet incitatif n’est pas moins développé. Lesassociations russes sont constamment sollicitées par le pouvoir qui déploie unegrande inventivité institutionnelle et financière pour les associer à sa politiquegouvernementale.

LES ASSOCIATIONS DE DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME,ENTRE ÉMANCIPATION ET CONTRAINTE

Quels sont les résultats de cette politique ambivalente, entre coercition etnégociation, sur le monde associatif russe ? Les propositions ambiguës du pouvoirsuscitent des tensions au sein des associations en général, et des organisations dedéfense des droits de l’homme en particulier. Dans ce domaine emblématique, lesmilitants sont divisés sur la nature des coopérations à établir avec l’administrationde V. Poutine et sur la bonne distance à garder face au gouvernement. D’un côté, lesdéfenseurs des droits de l’homme tentent d’opposer un front uni au pouvoir. Ilss’appuient sur les liens de confiance qui unissent leurs membres pour préserver leursolidarité face aux sollicitations de l’administration. Cette solidarité, souvent baséesur des liens amicaux ou familiaux pérennes (remontant pour les plus anciens à ladissidence), fait la solidité de leur noyau militant et leur permet de surmonter lesdifficultés et les pressions qu’ils rencontrent depuis le début des années 2000.

De l’autre, les défenseurs des droits de l’homme espèrent bénéficier desnouvelles possibilités institutionnelles pour influencer les décisions du gouverne-ment. Le pouvoir les sollicite pour participer à des coopérations « constructives »avec l’administration. Les représentants des associations sont invités à rejoindre lesconseils et comités officiels mis en place par l’État. Les organisations de défensedes droits de l’homme réputées pour leur indépendance, comme Memorial, leGroupe Helsinki de Moscou ou les comités de mères de soldats, s’intéressent auxpropositions émanant du pouvoir. Ces dernières reprennent en effet de nombreusesrevendications qu’elles ont portées depuis la perestroïka et lors des programmes dedémocratisation des années 1990. Elles acceptent ainsi de participer à certainsdispositifs de concertation avec le pouvoir afin de faire valoir leur expertise et defaire avancer leur cause. Tout au long des années 2000, les militants des droits del’homme siègent au Conseil près le Président pour le développement des institu-tions de la société civile et pour les droits de l’homme ainsi que dans les conseilssociaux auprès des ministères. Ils tentent d’exploiter les dispositifs gouvernemen-taux pour promouvoir leurs idées.

15Introduction

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Cette coopération entre les associations et l’État laisse toutefois de côté laquestion du volet politique de ces relations. Au-delà de leur participation auxinstances gouvernementales, comment faire valoir une parole alternative dans uncontexte où le pluralisme est limité ? Les associations de défense des droits del’homme soulignent les limites des dispositifs de concertation instaurés par l’État.Leur avis consultatif n’y est jamais impératif. Elles tentent donc d’inventer denouvelle forme d’action, en marge des dispositifs institutionnels, pour faire valoirleurs droits. Elles soutiennent ainsi, dès le début des années 2000, des actions decontestation dans la rue contre les dérives autocratiques du pouvoir. Ces actionsculminent avec leur participation aux mouvements protestataires qui se dévelop-pent en Russie à l’hiver 2011-2012 pour dénoncer la falsification des élections.Face au trucage du scrutin et au mépris pour l’esprit des institutions, les militantsdes droits de l’homme critiquent vigoureusement les représentants du pouvoirrusse et leurs compromissions. Ils s’associent à la dénonciation « des voyous etdes voleurs » qui gouvernent le pays, pour reprendre le slogan du militant AlekseiNavalny. Ils jouent cependant un rôle spécifique dans ce mouvement contestataire.Profitant de leur expérience accumulée depuis le début des années 2000, entrecritique du pouvoir et coopérations ciblées avec l’administration, ils tentent dejouer un rôle de médiateur pour redonner à la société civile une voix citoyenne touten évitant des dérives trop radicales ou trop révolutionnaires du mouvement.

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PREMIÈRE PARTIE

Décadence et grandeur de la sociétécivile, de l’URSS à la Russie

Les évolutions observées dans la Russie des années 2000 prennent racine à lafois dans l’héritage soviétique de l’autoritarisme et de la dissidence, dans lesexpérimentations de la perestroïka et dans les projets démocratiques des années1990. Il ne s’agit pas ici de considérer que la Russie est engagée dans unedépendance à un sentier historique qu’elle ne pourrait quitter. L’analyse de lapolitique poutinienne à l’égard de la société civile et des associations montreraau contraire sa grande capacité d’innovation. Cependant, l’histoire récente restedans les mémoires de nombreux acteurs de la vie politique et associative russecontemporaine, elle mérite donc l’attention à ce titre. Cette histoire a longtemps étéréduite à un affrontement implacable entre l’État et sa société. Dans les faits,pourtant, cette vision totalitaire du passé soviétique a montré ses limites. Aprèsla mort de Staline, dans les dernières décennies de l’URSS, des formes complexesd’autonomisation et d’émancipation de la société à l’égard de l’État sont déjà àl’œuvre.

Jusqu’en 1990, l’étude des relations entre l’État et la société est cependantconditionnée par des institutions spécifiques à l’URSS. D’un côté, le pouvoirsoviétique s’appuie sur les organisations sociales, vastes unions citoyennes inféo-dées au Parti, qui servent de courroie de transmission associative à sa politique. Del’autre, l’émergence de la dissidence et de diverses formes de protestation et desédition montre la vivacité des transformations sociales dans le pays et la possi-bilité d’alternatives civiques à la politique de l’État. Si les observateurs les plusoptimistes voient l’émergence d’une société civile dans ces pratiques informelles etclandestines de mobilisations, elles restent cependant bien spécifiques au contextesoviétique. La normalisation institutionnelle n’intervient qu’en 1990, à la fin de laperestroïka, avec l’adoption d’une loi sur les unions sociales qui autorise laconstitution d’associations indépendantes du pouvoir. Dès lors, ces associations

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légalement constituées incarnent la société civile russe. Cette incarnation est à lafois évidente et partielle. Les associations ne représentent pas la totalité de lasociété civile, qui est faite aussi de l’ensemble des initiatives sociales autonomes etinformelles, ponctuelles et locales qui animent la vie de la communauté nationale.L’étude des associations ne représente donc qu’une partie des phénomènes habi-tuellement regroupés sous le nom de société civile. Cependant, dans le cadre despolitiques publiques de l’État russe ou des politiques de développement desorganisations internationales, la société civile est généralement réduite de fait ausecteur des ONG.

Dans le cas russe, l’héritage du passé récent marque de son empreinte lalangue de la vie associative. L’usage du terme « association » est lui-même délicat.Si ce mot existe bien en russe (associacia), le vocabulaire officiel et courant luipréfère généralement le terme d’organisation sociale (obščestvennaâ organizaciâ)hérité de la période soviétique. À l’époque, il désignait les associations créées parl’État sous le contrôle du parti afin d’encadrer l’engagement des citoyens dans desactivités collectives. Aujourd’hui, il est utilisé comme synonyme du terme « asso-ciation ». Il désigne « les unions de citoyens organisés sur une base volontaire pourdéfendre leurs intérêts communs ». Il est d’un usage plus fréquent que le termed’ONG, réservé aux associations les plus intégrées dans les dispositifs de coopé-ration internationaux. Par son sens même, le terme d’« organisation sociale » laisseplaner un doute sur la nature des relations de ces entités avec l’État (il n’est pas ditqu’elles sont non-gouvernementales) et avec l’économie (il n’est pas dit non plusqu’elles sont non lucratives). Il laisse présager des difficultés à séparer formelle-ment la politique étatique, d’un côté, et la vie associative, de l’autre.

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Chapitre I

La servitude de la société civile en URSS

Pour comprendre les débats sur la société civile et les associations dans laRussie contemporaine, un bref retour sur la période soviétique est nécessaire. Cettepériode a en effet été propice à l’élaboration de nombreux stéréotypes politiquesqui peuvent aujourd’hui encore faire référence. Le premier de ces clichés a trait à ladisparition pure et simple de toute forme de société civile en Union soviétique. Ceconstat semble confirmé par l’expérience stalinienne. Le totalitarisme a été consi-déré comme le produit de la suppression de toutes les initiatives sociales autonomeset de la domination totale du parti-État sur la société. Durant le stalinisme, laviolence de la dictature, depuis la collectivisation jusqu’aux grandes purges enpassant par la terreur, a exclu toute possibilité d’émergence d’initiatives collectivesindépendantes susceptibles de constituer une société civile. Seules des organisa-tions sociales étroitement contrôlées par le parti communiste et l’État ont pu jouerle rôle de courroies de transmission entre le pouvoir et la société. Cependant, aprèsla mort de Staline, de nouvelles formes de solidarités sociales se développent dansle pays. D’un côté, le rôle des organisations sociales contrôlées par le particommuniste est rénové par l’État soviétique dirigé par Nikita Khrouchtchev, quileur donne une relative autonomie dans la gestion des questions culturelles etsociales. De l’autre, des initiatives collectives indépendantes, ténues et limitées,apparaissent dans la société à l’occasion du dégel. Elles s’incarnent dans lemouvement dissident qui se constitue à cette période. En dépit des répressionsdu pouvoir, ces initiatives sociales indépendantes perdurent, clandestinement,durant la période brejnévienne. Cette double réalité, marquée par l’existence desorganisations sociales officielles, d’un côté, et la clandestinité dissidente, del’autre, constitue le socle sur lequel se fonde la perestroïka et même, dans certainsde ses aspects, la situation des associations après la chute de l’URSS. S’intéresseraux relations entre l’État et les associations dans la Russie contemporaine justifiede réfléchir à ce double héritage soviétique.

LE PRÉLUDE IMPÉRIAL

Avant d’observer le remplacement des associations par des organisationssociales liées au parti communiste à la période soviétique, un regard sur la périodepré-révolutionnaire s’impose. Pour juger de la disparition des groupements sociaux

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autonomes du pouvoir après 1917, il convient d’abord d’en constater l’existenceantérieure. Dans la Russie impériale du début du XXe siècle, il existait une « sphèreintermédiaire » active « qui contredit l’idée d’un exceptionnalisme russe et offre auxdémocrates contemporains un précédent culturel » note l'historienne Laura Engel-stein 1. Après la chute de l’URSS, l’étude de la période impériale a d’ailleurs suscitéun regain d’intérêt. Intellectuels et responsables politiques y ont vu une référencepour la Russie contemporaine, à la recherche d’un modèle de développementdémocratique et libéral. Le bref exemple des associations russes du début duXXe siècle a constitué, aux yeux des réformateurs post-soviétiques, un exemple àsuivre.

Les historiens contemporains rappellent volontiers le développement d’ins-titutions sociales intermédiaires dans la Russie d’avant 1917. Ils soulignent le rôledes zemstva dans le développement d’organes de l’administration locale après leurcréation en 1864 par Alexandre II 2. Ils s’intéressent aussi aux associations pro-prement dites créées au début du XXe siècle. Un oukase impérial de mars 1906accorde en effet la liberté d’association, ce qui se traduit, par une effervescenceassociative dans les capitales, Moscou et Saint-Pétersbourg, comme dans les villesde province 3. Des sociétés savantes, des fondations charitables, des associationssportives, des clubs de réflexion s’organisent à travers le pays. Le « tiers secteur »,entre l’État et l’économie, s’institutionnalise. Des historiens comme I. Mersianovaet L. Jakobson, impliqués aussi dans la conception des réformes contemporaines,rappellent que les organisations de cette société civile naissante « étaient constituéesà l’initiative de personnes privées, le nombre de leurs membres n’était pas limité,chacun d’entre eux devant payer une cotisation ou assurer un travail bénévole pourl’organisation. (...) L’organe dirigeant était l’assemblée générale des membres del’organisation, parmi laquelle étaient élus une direction et une commission derévision 4 ». Ces associations pré-révolutionnaires s’apparentent donc aux organi-sations que la Russie souhaite faire renaître après l’expérience soviétique.

Peut-on, à l’époque impériale, rassembler ces initiatives associatives sousl’appellation de société civile ? Ce terme semble anachronique car il n’était pasemployé dans la Russie de Nicolas II. On parlait alors simplement de « société »

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1. Engelstein, Laura, « The Dream of Civil Society in Tsarist Russia : Law, State and Reli-gion », in : Nancy Gina Bermeo, Philip G. Nord (eds), Civil Society before Democracy :Lessons from Nineteenth-Century Europe, Rowman & Littlefield, 2000, p. 24.2. Volodin, A.G. (ed.), Graždanskoe obščestvo : Mirovoj opyt i Problemy Rossii, Moscou,Editorial URSS, 1998, p. 45.3. Wladimir Berelowitch, Le grand siècle russe. D’Alexandre 1er à Nicolas II, Paris, Galli-mard, 2005, p. 110.4. Ils affirment que 11 040 organisations charitables existaient en Russie en 1902. I. Mersiâ-nova, L. Âkobson, Institucionalizaciâ graždanskogo obščestva i tretij sektor (« L’institution-nalisation de la société civile et du tiers secteur »), in : Graždanskoe obščestvo v sovremennojRossii. Sociologičeskie zarisovki s natury (La société civile dans la Russie contemporaine.Croquis sociologiques d’après nature), Moscou, FOM, 2008, p. 22.

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(Obščestvo) pour désigner la petite fraction de la société où se développait la vieintellectuelle, où se formait l’opinion publique, qui était capable de s’organiser defaçon autonome en marge des institutions politiques. Cependant, aux yeux deshistoriens actuels, les organisations citoyennes répondent à la définition modernede la société civile, comme ensemble des initiatives sociales autonomes de l’État 5.L’historienne russe A. Toumanova 6 décrit le développement – à la fin du XIXe siècle –de la concurrence entre la bureaucratie impériale et les divers groupements d’origineprivée qui ne pouvaient légalement exister sans son autorisation. Elle étudie lesgroupements créés dans un but non commercial par des particuliers qui s’associentpour promouvoir uneœuvre d’intérêt général ou collectif – qu’il s’agisse d’éducation,de science, d’art et de culture, de santé, de loisirs, de formation professionnelle, debienfaisance ou d’entraide mutuelle, voire de représentation syndicale des intérêtsprofessionnels. Elle considère que « la période pré-révolutionnaire de l’histoire russene peut être comprise sans l’étude du phénomène des organisations sociales non-politiques qui se développent à cette période. (...) Les associations volontairesconstituent la base institutionnelle de la société civile qui se développe dans la Russiepré-révolutionnaire 7 ». L’historien américain DavidWartenweiler estime, quant à lui,que la révolution de 1905 permet l’établissement de règles de droit qui favorisent ledéveloppement d’une forme moderne de société civile 8.

Même si une société civile est en création à la fin de la période impériale, soninfluence sur la transformation du régime reste limitée. La faiblesse de la classemoyenne russe, le retard de la vie politique et les tendances paternalistes de l’Étatgênent son renforcement. L’historien Peter Holquist souligne l’obstacle étatique

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5. J. Bradley. «Voluntary Associations, Civic Culture, and Obšc˘estvennost’in Moscow», inE. Clowes, S. Kasow, and J. West (eds.), Between Tsar and People, Princeton, PrincetonUniversity Press, 1991, J. Bradley, « Subjects into citizens : Societies, Civil Society andAutocracy in Tsarist Russia », American Historical review, vol. 107, no 4, octobre 2002 ;J. Bradley, Voluntary associations in Tsarist Russia : Science, Patriotism and Civil Society,Cambridge, Mass., London : Harvard University Press, 2009. L. Heffner, « Civil society,Burgertum i “mestnoe soobščestvo” », Ab Imperio, no 3, 2002 ; E. Kimbell, « Russkoe graž-danskoe obščestvo i političeskij krizis v epohu velikih reform 1859-1863 » (« La société civilerusse et la crise politique de l’époque des grandes réformes »), in : Velikie reformy v Rossii1856-1874 (« Les grandes réformes en Russie 1856-1874 »). Moscou, 1992 ; A.N. Medu-ševskij, « Formirovanie graždanskogo obščestva : reformy i kontrreformy v Rossi » (« Laformation de la société civile : réformes et contre-réformes en Russie »), in : Reformy i refor-matory v istorii Rossii («Réformes et réformateurs dans l’histoire de la Russie »), Moscou, IRIRAN, 1996.6. A.S. Tumanova. Obščestvennye organizacii i russkaâ publika v načale XX veka («Lesorganisations sociales et le public russe au début du XXe siècle »), Moscou, Novyj hronograf,2008, p. 20 ; Anastasija Tumanova. Samoderžavie i obščestvennye organizacii v Rossii, 1905-1917 gody. Monografija (« L’autocratie et les “associations” en Russie, 1905-1917 » Mono-graphie), Tambov, Izd-vo TGU im. G.R. Deržavina, 2002, 488 p.7. Ibid., p. 290.8. David Wartenweiler, Civil Society and Academic Debate in Russia : 1905-1914, Oxford,Clarendon Press, 1999.

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dans la modernisation : «Alors qu’une culture dynamique d’associations decitoyens avait pris son essor dans les villes russes, le système autocratique russeempêcha l’émergence d’une véritable sphère publique, institutionnalisée par la loiet des structures politiques concrètes 9. » Ce n’est qu’après la révolution de février1917, durant le court épisode libéral incarné par le gouvernement provisoire, qu’estformulé un projet de démocratisation et de reconnaissance du rôle des associations.Le 12 avril 1917, un arrêté sur « les réunions et les unions » est adopté, dontl’article 4 reconnaît que « tous les citoyens russes (rossijskie) sans exclusion ont ledroit, sans autorisation spéciale, de créer des sociétés et des unions à des fins necontredisant pas les lois pénales 10 ». Le gouvernement provisoire semble ainsidonner toute sa place à la société civile et contribuer à la transformation « des sujetsplongés dans les ténèbres en citoyens rationnels et responsables 11 ». Les difficultéséconomiques et sociales ne lui permettent cependant pas de mener à bien sesprojets d’éducation civique de la population. L’espoir d’une démocratisationfondée sur la société civile s’éteint à l’automne 1917. La Révolution d’Octobremet fin au processus de constitution de contrepoids sociaux face au pouvoir del’État autocratique. « Il semblait qu’un système d’institutions et d’organisationsciviles de type européen était en train de se former en Russie. Ce processus futinterrompu par la révolution de 1917, qui ne se contenta pas de renouveler la toute-puissance du pouvoir central et son ingérence dans toutes les sphères de la viesociale, mais la renforça considérablement » estime Michal Reiman12. La tentatived’émancipation pré-révolutionnaire fondée sur la société civile semble donc dis-paraître avec la Révolution.

L’EFFACEMENT DE LA SOCIÉTÉ CIVILE

La période qui suit la prise du pouvoir par les bolcheviks est troublée etincertaine. En matière associative, la guerre civile qui dure jusqu’en 1920 puis lapériode de la Nouvelle Politique Economique (NEP : 1921-1928) est marquée parla répression des associations les plus liées au tsarisme mais aussi par la survie defait de nombreuses associations encore indépendantes et œuvrant plus ou moins

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9. Peter Holquist, « La société contre l’État, la société conduisant l’État : la société cultivée et lepouvoir d’État en Russie, 1914-1921 », Le mouvement social, no 3, 2001, pp. 21-40. CitantL. Engelstein. The Keys to Happiness : Sex and the Search for Modernity in Fin-de-SiècleRussia, Ithaca, Cornell University Press, 1992, p. 6-8.10. Cité par I. Mersiânova, L. Âkobson, Institucionalizaciâ graždanskogo obščestva..., op. cit.,p. 24.11. Peter Holquist, « La société contre l’État... », art. cit.12. Michal Reiman, « La société civile et le système politico-social de l’URSS (Quelquesremarques sur un grand problème) », in : Communisme, démocratie, société civile, Commu-nisme, no 8, 1982, p. 55.

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sous le contrôle de l’État. Le jeune régime bolchevique lutte contre l’intelligentsia,réunie au sein de cercles et d’associations, qui se sont engagées dans la lutte contrele nouveau pouvoir. C’est le cas des unions de médecins, d’ingénieurs ou d’en-seignants qui se mettent en grève. La société médicale Pirogov condamne vio-lemment le coup de force bolchevique. Les professeurs de l’enseignementsupérieur refusent de reconnaître le nouveau régime. L’Union pan-russe des ingé-nieurs entre dans la résistance 13. En réponse, les actes réglementaires des com-missaires du peuple, adoptés au début des années 1920, « limitent singulièrementles possibilités de création et d’action des unions sociales 14 ». Le décret de 1922« sur les sociétés et les unions » et l’arrêté du 9 mai 1924 sur « Les modalités deconfirmation des statuts et d’enregistrement des sociétés et des unions n’ayant pasde but lucratif et ayant une activité sur l’ensemble du territoire de l’URSS et sur lecontrôle exercé sur elles 15 » organisent le contrôle d’État sur les associations. Enmai 1924, le XIIIe congrès du parti communiste adopte une résolution consacrée aurôle des organisations sociales et le XIVe congrès insiste sur le renforcement desinitiatives sociales et la promotion des sociétés volontaires et des groupementsd’action (kružki) parmi les paysans et les ouvriers 16. Le régime crée et soutient denouvelles organisations sociales qui lui sont désormais soumises.

La NEP est une période mixte durant laquelle coexistent encore des asso-ciations pré-révolutionnaires et des organisations spécifiquement soviétiques.Celles qui existaient avant la révolution poursuivent leur activité tant qu’ellesne portent pas atteinte aux principes bolcheviques. Ces associations, œuvrantsouvent dans le domaine culturel ou scientifique, sont invitées par le régime às’engager progressivement dans le domaine social. Dans le même temps, desorganisations strictement soviétiques sont créées. Il s’agit, par exemple, de lasociété militaro-scientifique (voenno-naučnoe obščestvo – VNO), la Société desamis de la radio, la Société du tourisme prolétarien et des excursions.... Lesplus connues de ces organisations sont probablement «A bas l’analphabétisme »(Doloj negramotnost’), « La ligue des sans-Dieu » (Soûz vojnstvuûščih bezbož-nikov) et l’Union des espérantistes. Les plus hauts dirigeants du parti prennent latête de ces organisations sociales (M. Kalinine, N. Kroupskaia, F. Dzerjinski,K. Vorochilov, E.Stasova...). Ces « sociétés volontaires et associations étaientconsidérées comme intermédiaires dans le sens où elles étaient largement auto-constituées, permettaient une initiative sociale organisée par le bas et se trou-vaient hors des structures formelles de l’État » rappelle le chercheur Stephen

23La servitude de la société civile en URSS

13. Michel Heller, Aleksandr Nekrich, L’utopie au pouvoir. Histoire de l’URSS de 1917 à nosjours, Paris, Calmann-Lévy, 1982, p. 45.14. I. Mersiânova, L. Âkobson. Institucionalizaciâ graždanskogo obščestva..., op. cit., p. 24.15. Ibid., p. 24.16. Koržina, T.P., Istoriâ dobrovol’nyh obščestv i soûzov SSSR v sovetskoj istoriografii(« L’histoire des sociétés et des unions volontaires en URSS dans l’historiographie sovié-tique »), Voprosy istorii, no 3, 1981, p. 115.

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Fish 17. Dès la fin de la NEP, cependant, l’autonomie des organisations socialesse réduit. En février 1928, le pouvoir adopte une disposition sur les sociétéset les unions à but non lucratif qui indique que les organes d’État peuventrefuser d’enregistrer une association si ses missions ou ses méthodes contredisentla construction du socialisme. Une opération de ré-enregistrement des associa-tions est engagée 18. En conséquence, à la fin des années 1920, seules lesassociations placées sous le contrôle direct de l’État et du Parti peuvent continuerà fonctionner.

Si, en 1929, dans la première année du premier plan quinquennal, il resteencore, dans les associations, des adeptes des opinions de gauche, des partisans deTrotski ou des tenants de la « droite » 19, ce pluralisme limité est supprimé au débutdes années 1930. Trois textes sont successivement adoptés qui placent les orga-nisations sociales sous le contrôle étroit du parti et de l’État. Le 23 avril 1932, unarrêté du Comité central du parti « sur la réorganisation des organisations littéraireset artistiques » conduit à la suppression des différents groupes artistiques et à lacréation d’une organisation unique pour chaque corporation (Union des écrivains,des compositeurs...). Le 10 juillet 1932, un arrêté du Conseil des commissaires dupeuple « Sur la confirmation de la disposition sur les organisations volontaires » 20

met en place le système stalinien de régulation idéologique de l’activité civile etétablit une hiérarchie pyramidale de contrôle sur les organisations sociales. Cetexte reste en vigueur jusqu’à la fin des années 1980. Enfin, le 7 septembre 1932, unnouvel arrêté « sur l’activité des sociétés et des unions étrangères et internationalesen URSS21 » précise que ces organisations ne peuvent agir en URSS qu’après lacréation d’une section dans le pays. Ces textes conduisent à une réorganisationgénérale des unions sociales. L’un des objectifs prioritaires du stalinisme étaitd’empêcher l’émergence de toute activité collective indépendante susceptible decritiquer le gouvernement. Pour Michael Bernhard, le stalinisme « a détruit toutesles formes autonomes d’organisations intermédiaires et les a remplacées par descourroies de transmission dont l’objectif était de contrôler la société, de la mobi-liser derrière le programme du leader et de transmettre les ordres de haut en bas 22 ».

24 Une paradoxale oppression

17. Steven Fish, Democracy from Scratch. Opposition and Regime in the New RussianRevolution, Princeton NJ, Princeton UP, 1995, p. 31.18. E.Û. Kopotilova, N.B. Levina, Dobrovol’nye obščestva Leningrada 1920-h godov (« Lessociétés volontaires à Leningrad dans les années 1920 »), Voprosy istorii, no 3, 1988, p. 184.19. Michel Heller, Aleksandr Nekrich, L’utopie au pouvoir..., op. cit., p. 221.20. Ob utverždenii Položeniâ o dobrovol’nyh obščestvah (Sur la confirmation du statut dessociétés volontaires)21. «O porâdke deât’elnosti v predelah Soûza SSR inostrannyh i meždunarodnyh obščestv isoûzov » (Sur les modalités d’activité des sociétés et unions étrangères et internationales dans lesfrontières de l’URSS). Cité par : Koržina, T.P. Istoriâ dobrovol’nyh obščestv..., art. cit., p. 115.22. Michael Bernhard, « Civil Society after the First Transition : Dilemmas of Post-communistDemocratization in Poland and Beyond », Communist and Post-communist studies, no 29,1996, p. 314.

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Aucune organisation n’est en mesure d’être indépendante face à l’État et au parti.En conséquence, à cette période, « Le parti et l’État avaient entièrement colonisé ouréduit les différentes institutions sociales (...). La disparition de la « société civile »était désormais un fait accompli » écrit Marc Ferro 23. Les historiens sont unanimespour souligner la disparition de toute forme de société civile. Comme le note MarcFerro, « établissant la liste des facteurs qui caractérisent un régime totalitaire – partiunique, terreur, culte du chef, mystique du pouvoir et, pour le nazisme, racisme –[les études américaines sur le totalitarisme soviétique] ont mis en valeur pourl’URSS un autre phénomène : la destruction de la société civile 24 ». Ce dernier traita finalement supplanté la terreur comme élément central du totalitarisme sovié-tique, et cette oppression de la société civile en URSS fut définie comme la capacitédu régime soviétique à limiter toute action indépendante, et cela dans toutes lessphères d’activités.

Dans le cas soviétique, la destruction des collectifs sociaux favorise l’« ato-misation » de la société soviétique souligne Hannah Arendt, dans Les origines dutotalitarisme 25. Analysant les grandes purges staliniennes, elle indique que « l’ato-misation de masse de la société soviétique fut réalisée par l’usage habile de purgesrépétées qui précédaient invariablement la liquidation effective des groupes. Pourdétruire tous les liens sociaux et familiaux, les purges sont conduites de manière àmenacer du même sort l’accusé et toutes ses relations habituelles, des simplesconnaissances aux amis et aux parents les plus proches. (...) C’est en poussant cettetechnique jusqu’à ses limites les plus extrêmes et les plus fantastiques que lesdirigeants bolcheviques ont réussi à créer une société atomisée et individualiséecomme on n’en avait jamais vu auparavant ». L’atomisation sociale, pensée commel’antithèse de la société civile, est au coeur de l’analyse totalitaire du régimesoviétique. Cette matrice permet de définir, en contrepoint, la société civilecomme condition d’existence de la démocratie.

LES LIMITES DE LA SERVITUDE

Après la mort de Staline, avec l’arrivée au pouvoir de Nikita Khrouchtchevsuivie du XXe congrès de 1956 qui autorise la critique du stalinisme, des initiativescollectives se développent dans la société soviétique. D’un côté, l’État lui-mêmerevalorise le rôle des organisations sociales qui doivent permettre la mobilisationdes citoyens au service du pays. De l’autre, la modernisation économique, l’urba-

25La servitude de la société civile en URSS

23. Marc Ferro, Les origines de la perestroïka, Paris, Ramsay, 1990, p. 75.24. Marc Ferro (ed.), Nazisme et communisme, Deux régimes dans le siècle, Hachette, Paris,1999.25. HannahArendt, Les Origines du totalitarisme, vol. 3, Le Système totalitaire, Le Seuil, 1972(1e éd.en anglais : 1951).

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nisation et le développement d’une classe moyenne conduisent de fait à l’émer-gence de nouvelles solidarités dans la société. Du dégel khrouchtchévien jusqu’àl’arrivée au pouvoir de M. Gorbatchev, en 1985, deux modèles d’engagementcollectif coexistent, l’un officiel (les organisations sociales), l’autre informel (ladissidence). Le rapport de force entre les deux est très fortement déséquilibré. Lesorganisations sociales comptent des centaines de milliers de membres, la dissi-dence quelques dizaines. Cependant, les deux expériences sont importantes carelles constituent des références pour les militants de l’après-soviétisme.

Les organisations sociales

Dès son arrivée au pouvoir au milieu des années 1950, Nikita Khrouchtchevrenforce le rôle des organisations sociales soviétiques, considérées comme desrelais du pouvoir auprès de la société. Cette expérience des organisations socialesmérite d’être soulignée au regard de la politique de l’État russe contemporain àl’égard des associations. En effet, la conception des associations dans la Russie deVladimir Poutine est souvent comparée, à tort ou à raison, aux organisationssociales de Nikita Khrouchtchev. La résolution du XXIe congrès du parti en 1959,puis son programme de 1961 soulignent que le développement de la démocratiesocialiste dépend de celui des organisations sociales de masse. Le parti s’appuieainsi explicitement sur les syndicats, le komsomol (Union des jeunesses com-munistes), les coopératives, les sociétés volontaires, tous considérés comme desorganisations sociales 26. Cette politique est officiellement poursuivie par LeonidBrejnev à partir de 1964. La résolution du XXIVe congrès du PCUS de 1971insiste sur le rôle des organisations sociales dans le fonctionnement du régime.Dans son discours au XXVIe Congrès en 1981, L. Brejnev rappelle que laConstitution de 1977 « a considérablement renforcé le rôle des organisationssociales dans le développement de notre démocratie 27 ». Le parti agit non seule-ment par voie directe mais aussi par l’intermédiaire de ses organisationssociales 28.

Ces dernières jouissent d’une certaine autonomie (elles disposent de leurhiérarchie propre) mais sont soumises au contrôle du parti qui définit leur ligned’action, sélectionne leurs cadres et exerce un contrôle permanent sur leur activité.Officiellement, en 1988, « il y a en URSS des centaines de sociétés bénévoles (...).Les organisations sociales sont diverses : syndicats, associations de jeunes, defemmes, sportives (...) Les statuts des sociétés fixent les cotisations d’entrée oud’adhésion, les cotisations mensuelles ou annuelles (...) Les cotisations d’entrée et

26 Une paradoxale oppression

26. Koržina, T.P., « Istoriâ dobrovol’nyh obščestv i soûzov SSSR... », art. cit., p. 116.27. Koržina, T.P., « Istoriâ dobrovol’nyh obščestv i soûzov SSSR... », art. cit., p. 114.28. T. Lowitt, « Le parti polymorphe en Europe de l’Est »,Revue française de science politique,août-octobre 1979, vol. 29, no 4-5.

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annuelles des sociétés sportives se réduisent à 30 kopecks : c’est environ le prixd’une bouteille d’eau minérale 29 ». Aux organisations sociales s’ajoutent lesorganes de l’auto-administration sociale qui regroupent les comités ruraux, dequartiers, d’immeubles, les comités de parents, de femmes ou les conseils prèsdes établissements médicaux et culturels, les mouvements volontaires de maintiende l’ordre social (družiny)... L’activité de ces groupes présente un caractère local etlimité mais représente néanmoins des formes originales d’auto-organisationsociale, sous le contrôle du parti 30.

Le développement des organisations sociales suscite à l’époque des débatsentre les observateurs de l’Union soviétique. Pour les détracteurs du régime, cesorganisations ne sont que des façades sans contenu. Leurs nombreux membrespaient des cotisations symboliques pour sauvegarder leur respectabilité commu-niste aux yeux de l’administration mais sans s’engager réellement dans ces mou-vements. À la sortie de la période soviétique, les critiques contre les associationsofficielles s’expriment ouvertement : « les organisations sociales étaient des ins-titutions décoratives dont la fonction consistait essentiellement à collecter les« cotisations » de leurs membres pour assurer leur fonctionnement et donner dutravail à des fonctionnaires soviétiques vieillissant ou tombés en disgrâce 31 ».Seuls quelques historiens et sociologues de la fin des années 1970 manifestentun intérêt pour ces organisations. Marc Ferro estime qu’au fil du temps lesorganisations sociales constituent des micro-espaces d’autonomie :

ces institutions sociales commencent, dès avant la seconde guerre mondiale, etd’abord de façon très modeste, à soustraire à l’État une infime partie de sa compé-tence. Par exemple, (...) créée en 1947 à l’initiative d’écrivains, Znamia est bientôtinvestie de responsabilités éditoriales ou autres, naguère dépendantes du ministère dela Culture. Cette micro-autonomie de gestion ne met pas en cause les principes durégime, mais elle se développe à grande allure avec la multiplication des associationsautorisées dans le domaine sportif, musical, culturel... La multiplication de ces airesd’autonomie n’exclut pas la subordination bureaucratique au Parti : ces aires n’enexistent pas moins qui sécrètent une capacité d’agir effective même si elle estdélimitée. Elle finit par se manifester dans le domaine de la culture et des idées.Le système devient poreux32.

Les historiens notent donc l’existence d’espaces de délibération autonome ausein même des institutions officielles. Ils soulignent cependant les limites de cetteautonomie qui ne peut porter des formes d’opposition à l’État.

27La servitude de la société civile en URSS

29. « Les organisations publiques », in : URSS’88. Annuaire, Agence de presse Novosti, 1988,p. 147.30. I. Mersiânova, L. Âkobson, Institucionalizaciâ graždanskogo obščestva..., op. cit., p. 27.31. Boris Žukov, Social’no-ekologičeskij Soûz. (« L’Union socio-écologique »), 2004.32. Ferro, Marc, Les origines de la perestroïka..., op. cit., p. 77.

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La dissidence

La deuxième expérience importante de la période khrouchtchévienne est laconstitution de réseaux dissidents dans la société soviétique. La mémoire de cetteexpérience est très vivante dans la Russie post-soviétique, de nombreux dissidentsétant désormais à la tête d’associations importantes de défenseurs des droits del’homme. Dans l’URSS des années 1960, l’abandon de la terreur d’État permet laconstitution de petits groupes de citoyens soucieux de lutter légalement et pacifi-quement contre le régime. Leur engagement n’est pas nécessairement politique, ilrepose plutôt sur un refus du conformisme et la volonté d’affirmer leur indépen-dance personnelle, professionnelle et civique. Malgré les répressions du pouvoirqui les oblige à la clandestinité, les dissidents élargissent leur influence grâce à ladiffusion de publications en samizdat et à l’écoute des radios occidentales. À partirdes années 1960, les dissidents sont souvent considérés comme les précurseurs dela société civile. Pour Cécile Vaissié, « En faisant renaître l’intelligentsia russe, ladissidence la met définitivement à mort pour donner naissance à une société civile.(...) Face au pouvoir, chaque dissident affirme sa responsabilité personnelle dansles affaires de l’État 33. » Sergei Kovalev, militant des droits de l’homme issu de cemouvement, lui-même emprisonné à la période soviétique, affirme que « L’idée dela société civile, des institutions de la société civile existait chez les dissidents bienavant la perestroïka »34. La dissidence semble incarner une possible société civileen Union soviétique répondant à la fois à une exigence d’émancipation à l’égard del’État, à une volonté de normalisation légale de l’action protestataire par le recoursau droit et à une revendication civique au-delà des intérêts particuliers. Cependant,dans un contexte marqué par la domination du parti-État et l’absence d’État dedroit, le civisme n’est le fait que d’un groupe limité de citoyens qui peinent àincarner un mouvement massif. Pour Moshe Lewin, « la dissidence n’est pas unphénomène de masse, elle est le fait d’individus qui n’ont pas de programme dechangement à offrir à la société 35 ». Considérer la dissidence comme le fondementd’une société civile soviétique est probablement abusif. Comme le note AlexisBerelowitch, « il serait trop facile, bien que tentant, de voir, comme l’on faitcertains, dans ces groupes d’amis, dans ces discussions dans les couloirs desinstituts et les cuisines des appartements une sorte de société civile embryon-naire 36 ». La notion de société civile suppose l’existence d’une masse active de

28 Une paradoxale oppression

33. Cécile Vaissié, Pour votre liberté et pour la nôtre. Le combat des dissidents de Russie,Paris, Laffont, 1999, pp. 348-349.34. S.A. Kovalev, O vremenni i lûdâh. O dissidentah šesidecâtyh-vos’midecâtyh godov (« Surl’époque et les gens. Les dissidents des années 1970 et 1980 »). http://www.hro.org/editions/kovalev/kov5_2.htm35. Interview de Moshe Lewin dans L’Humanité à l’occasion de la sortie du « Siècle sovié-tique ». http://www.humanite.fr/journal/2003-03-20/2003-03-20-31916436. Alexis Berelowitch, « Le soviétisme ordinaire », in : Gilles Favarel-Garrigues, KathyRousselet (dir.), La Russie contemporaine, Paris, Fayard, 2010, p. 84.

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citoyens dégagés de leurs liens de familiarité et engagés dans la recherche du biencommun. Or, l’étude de la dissidence montre la diversité des références morales etpratiques que ces militants convoquent, relativisant leur engagement proprementcivique 37. La partie la plus active de la dissidence (et notamment les éditeurs de laChronique des événements en cours – Hronika tekuščih sobytij) n’ont pas d’idéeprécise de l’étendue du mouvement d’opposition au régime qui existe en URSS. Laquantité de groupes d’opposition enregistrés par le samizdat, c’est-à-dire connuedes dissidents-éditeurs, est largement inférieure à la quantité de groupes anti-soviétiques enregistrés à la même période par les organes du KGB38. En dépitde ces limites numériques, le mouvement dissident est important pour comprendreles évolutions politiques de la période post-soviétique. Ses membres sont très actifsdans les débats de la perestroïka. Leur action est fondée à la fois sur la lutte contrel’État autoritaire (pour la démocratie) et contre le communisme (pour le marché).Les dissidents élaborent en Russie un positionnement politique qui relève ainsid’une vision libérale des relations économiques et sociales et se retrouve dans lesprises de position de la majorité des défenseurs des droits de l’homme dans laRussie post-soviétique.

La majorité silencieuse

Au-delà du cercle étroit des dissidents, certains observateurs évoquent l’exis-tence d’une vaste «majorité silencieuse » qui les soutiendrait implicitement. Enaoût 1974, l’écrivain A. Galitch, qui vient d’émigrer d’URSS, propose d’utiliser leterme de « résistance » et même celui de « résistance silencieuse » pour qualifier lesdizaines et les centaines de milliers de personnes qui constituent la base sur laquellea pu se développer l’action des dissidents actifs. Sans cet arrière-fond, les dissi-dents n’auraient pas pu exister 39. L’idée sous-jacente est que les dissidents neconstituent qu’un petit groupe visible au sommet d’un mécontentement sociallargement partagé mais invisible. La dissidence n’est que la partie émergée del’iceberg du mécontentement social face au régime. L’historien V.A. Kozlov pro-pose l’utilisation du terme de « sédition » (kramola) pour désigner l’ensemble des

29La servitude de la société civile en URSS

37. Tchouikina S., «Anti-Soviet Biographies : The Dissident Milieu and its NeighbouringMilieux », in R. Humphrey, R. Miller, E. Zdravomyslova (ed.), Biographical Research inEastern Europe. Altered Lives and Broken Biographies, Aldershot : Ashgate, 2003, pp. 129-139.38. Savel’ev A.V. Političeskoe svoeobrazie dissidentskogo dviženiâ v SSSR 1950-1970 godov(« L’originalité politique du mouvement dissident en URSS 1950-1970 »), Voprosy istorii, no 4,1998, p. 111.39. Galitch A. Â vybiraû svobodu (« Je choisis la liberté »), Glagol, no 3, 1991. Cité parV. A. Kozlov. Rossijskaâ Civilizaciâ. Kramola : inakomyslie v SSSR vo vremena N. Hruščeva iL. Brežneva (Po materialam Verhovnogo suda i Prokuratury SSSR) (« La civilisation russe. Lasédition : la pensée alternative dans l’URSS de Khrouchtchev et Brejnev »), Obščestvennyenauki i sovremennost’, no 3, 2002, p. 75.

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personnes engagées à des titres divers dans la lutte contre le régime. Il désigne ainsil’ensemble des mouvements de protestation qui se développent dans le pays aprèsla mort de Staline : l’agitation anti-russe des Tchétchènes, les mouvements anti-sémites et chauvinistes russes, les courants communistes révisionnistes et lesréseaux fascistes, les partisans de la monarchie et les adeptes du capitalisme.« S’exprimant sans l’autorisation du Comité central du PCUS, ces personness’exprimaient contre le pouvoir en tant que tel et contre son monopole politique.C’est pourquoi il convenait de les disperser, de les supprimer ou de les « remettre enordre 40. » V.A. Kozlov associe implicitement les dissidents et toutes les protesta-tions qui se développent contre le régime, qu’elles soient humanistes ou xéno-phobes, universelles ou particulières.

Selon Nicolas Werth, « après 1964, le pouvoir gère le quotidien, et tente demaintenir le statu quo dans un monde et une société qui changent. Il ne voit pasl’émergence d’une société civile pleinement constituée 41 ». Moshe Lewin définit lasociété civile

comme l’agrégat de réseaux et d’institutions qui soit existent et agissent indépen-damment de l’État, soit émanent de l’État tout en élaborant de manière autonome leurpoint de vue sur des questions d’intérêt local ou national, puis tentent de convaincreleurs membres, les petits groupes et, en fin de compte, les autorités. Ces complexessociaux ne s’opposent pas nécessairement à l’État mais existent en tant que contre-parties directes des organisations d’État et jouissent d’un certain degré d’autonomie.(...) Le concept d’une société civile fonctionnant au cœur même du bastion del’étatisme – parmi de larges couches de fonctionnaires, de « leaders d’opinion »,politique et jusque dans l’appareil du Parti – lance un défi certain aux idées reçues surl’État soviétique. Mais c’est un concept nouveau pour une situation nouvelle 42.

Pour les sociologues, le développement des initiatives collectives est laconséquence de la modernisation sociale (urbanisation, augmentation du niveaud’éducation et de vie) et le signe d’une convergence avec les sociétés ouest-européennes. L’urbanisation crée une société plus complexe dans laquelle lescitoyens éduqués cherchent à représenter leurs intérêts 43. Elle produit des citoyensqui sont plus indépendants et critiques. L’augmentation du niveau d’éducationrenforce le sens de l’autonomie personnelle et de la capacité d’initiative indivi-duelle 44. L’URSS passe d’une société agraire à une société industrialisée eturbanisée avec une structure sociale plus différenciée et une classe moyenne en

30 Une paradoxale oppression

40. Ibid., p. 77.41. Nicolas Werth, «Histoire de l’URSS. Enjeux historiographiques et débats récents »,Conférence pour l’APHG Caen, 15 octobre 1998. http://aphgcaen.free.fr/werth.htm42. Cité par Nicolas Werth, Histoire de l’Union soviétique, Paris, PUF, 2004, p. 505.43. Moshe Lewin, The Gorbachev Phenomenon : A Historical interpretation, Berkeley, Uni-versity of California Press, 1991.44. S. Frederick Starr « The Soviet Union : A Civil Society », Foreign Policy, no 70, printemps1988, pp. 28-31.

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développement 45. Constatant ces évolutions sociales, le chercheur américain Fre-derick Starr estime, en 1990, que l’URSS va prochainement parvenir à « unesociété civile... et à un système démocratique ouvert, fondé sur la loi et non surla force et pleinement compatible avec ceux prévalant de l’Océan Atlantique àl’Anatolie et de Lapland à la Sicile 46 ». À la fin des années 1980, un grandoptimisme règne quant au développement de la société civile en URSS.

CONCLUSION

Plus que l’héritage stalinien lui-même, souvent considéré comme une paren-thèse totalitaire dans l’histoire du soviétisme, la période qui va de 1953 à la mort deBrejnev en 1981 constitue une référence historique importante pour comprendrela société civile dans la Russie contemporaine. Les années 1960 et 1970 voientémerger des formes diverses de solidarités et d’engagements dans la sociétésoviétique. Deux modèles principaux s’opposent, avec, d’un côté, les organisationssociales officielles (que l’on pourrait aujourd’hui qualifier, de façon un peu ana-chronique, de GONGOs : Organisations non-gouvernementales organisées par legouvernement) et de l’autre, les mouvements dissidents, précurseurs des associa-tions indépendantes de défense des droits de l’homme. Au-delà de leur antago-nisme à la période soviétique, ces deux modèles de l’organisation sociale et de ladissidence constituent, pour la période post-soviétique, des points de repères pourcomprendre la société civile en Russie. S’y ajoute une multitude de formesd’engagement ou de résistance sociale informelle ou implicite. Lorsque MikhailGorbatchev prend le pouvoir en 1985, il dispose de cet héritage contrasté etcontradictoire pour tenter de construire une politique de réforme cohérente desrelations entre l’État et la société.

31La servitude de la société civile en URSS

45. Gail W. Lapidus, « State and Society : Toward the Emergence of a Civil Society in theSoviet Union », in : Seweryn Bialer (ed.), Politics, Society and Nationality inside Gorbachev’sRussia, Boulder, Westview, 1989.46. Cité par : Steven Fish, Democracy from Scratch... op. cit., p. 18.

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Chapitre II

La société civile entre deux États

À partir de 1985, les équilibres sociaux et politiques qui caractérisaientl’URSS sont remis en question. La politique de Mikhail Gorbatchev, nommépremier secrétaire du Parti, ouvre une période d’expérimentation riche et complexedans la société. Des pratiques à la conjonction de l’autoritarisme et de la démo-cratie, du communisme et du marché se développent. Elles favorisent l’émergencede mobilisations sociales originales et inventives, souvent trop rapidement réuniesderrière l’expression « réveil de la société civile ». Pour Sergei Kovalev, dissidentet défenseur des droits de l’homme, « Les années 1987-1989 ont vu le développe-ment de l’activisme social de masse. (...) La glasnost octroyée par en haut s’esttransformée dans la société en liberté de pensée. Les organisations sociales infor-melles (neformal’nye) sont apparues et se sont multipliées, donnant naissance à lasociété civile » 1. M. Gorbatchev est ainsi entré dans l’histoire comme le père(probablement involontaire) de la société civile russe. Comme l’explique l’histo-rienneMarie-Pierre Rey, «À l’origine soucieux de réformer le pays pour en enrayerle déclin économique, le Secrétaire Général du PCUS se lance peu à peu dans unerévolution politique et sociale autant que culturelle. Glasnost et perestroïka sont àl’ordre du jour ; le pouvoir s’engage dans une remise en cause du fonctionnementsocialiste de l’économie, s’oriente vers l’abolition du rôle dirigeant du Particommuniste et accorde à une société civile avide de changements des libertésinédites » 2. Dans les faits, les pratiques collectives qui se développent durant laperestroïka sont difficilement réductibles aux modèles caractéristiques des sociétésciviles occidentales. L’engagement citoyen a lieu dans des lieux et sous des formessouvent improbables. Dans un premier temps, les organisations sociales soviéti-ques servent d’incubateurs aux mouvements civiques indépendants (de 1986 à1989). Dans un second temps (de 1989 à 1991), les groupes de citoyens setransforment en mouvements sociopolitiques, à mi-chemin entre les associationset les partis politiques. Enfin, ces nouveaux mouvements, à la recherche definancements, mènent des expériences économiques qui les rapprochent parfoisde l’entrepreneuriat. Entre société, politique et économie, les mouvements collec-

1. S.A. Kovalev, Puti Rossii, Dva lika Ânusa. Vystuplenie na meždunarodnoj konferenciiposvâščennoj 10-letiû načala perestrojki v SSSR (« Les voies de la Russie. Les deux faces deJanus »), Gênes, mars 1995. http://hro.org/editions/kovalev/kov2_5.htm2. Marie-Pierre Rey (dir.), Les Russes. De Gorbatchev à Poutine, Paris, Armand Colin, 2005.

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tifs russes élaborent un mode original de fonctionnement au sein de l’État sovié-tique en réforme.

LA MODERNISATION DES ORGANISATIONS SOCIALES

Le projet gorbatchévien, au départ, n’est pas un projet de développement dela société civile. L’enthousiasme occidental pour cet aspect des réformes est fondésur un malentendu. Si le premier secrétaire cherche à réformer le pouvoir sovié-tique, il n’emploie lui-même jamais le terme de « société civile ». Il tente plutôt dedynamiser les organisations sociales soviétiques et de susciter de nouvelles coo-pérations entre le parti communiste et les acteurs sociaux qui émergent. Lesmouvements collectifs qui se développent durant la perestroïka sont tolérés parle pouvoir qui contrôle leur action. Ce contrôle est d’autant plus aisé que, àl’exception des organisations sociales, les initiatives informelles ne disposentd’aucun statut officiel. De 1987 à 1990, dans un contexte où la législation surles associations est encore lacunaire et où les expérimentations économiques etpolitiques sont imposées par l’État, le jeu associatif reste dominé par les organi-sations officielles.

Des initiatives sociales au service du parti et de l’État

Dès 1985, M. Gorbatchev et les réformateurs qui l’entourent réfléchissent àla nécessité de redonner des libertés à la population. Lors du plénum du Comitécentral d’avril 1985, le premier Secrétaire annonce la « nécessité de nouveauxchangements, d’un nouvel état qualitatif de la société, et ceci dans la plus largeacception du terme (...). Il s’agit de dynamiser l’ensemble des institutions politi-ques et sociales, d’approfondir la démocratie socialiste et l’autogestion popu-laire 3 ». La liberté de parole dans la société est encouragée dans le cadre de laglasnost 4 (transparence) afin de lutter contre les pesanteurs au sein du parti et del’administration 5. Lors du XXVIIe Congrès du PCUS de 1986 et du plénum dejanvier 1987 du Comité Central, la décision de lancer la glasnost et de réformer leparti est adoptée officiellement. Dans cette perspective, M. Gorbatchev s’appuie

34 Une paradoxale oppression

3. Mikhaïl Gorbatchev, Mémoires, Paris, Éditions du Rocher, 1995, p. 229.4. Ce terme était présent dans le vocabulaire politique russe depuis les réformes d’Alexandre IIdans la seconde moitié du XIXe siècle. Sous Alexandre II, le terme de glasnost signifie lapublicité de la prise de décision de certains organes du pouvoir et notamment des tribunaux,dans le cadre de la réforme de la justice.5. En russe, cependant, le terme de glasnost se différencie du terme « liberté de parole »(svoboda slova) en ce qu’il suppose une autorisation préalable du pouvoir à s’exprimer.http://shkola.lv/index.php?mode=lsntheme&themeid=166&subid=72

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sur les organisations sociales soviétiques : « Toutes les organisations sociales, tousles collectifs de production et les unions artistiques ainsi que les nouvelles formesd’action des citoyens et la résurgence de formes oubliées doivent fonctionner àplein rendement pour nous permettre de réussir » 6. Avec l’autorisation du Parti, desgroupes divers sont créés dans les villes et régions de l’URSS, généralement sur labase des organisations sociales existantes. Les nouveaux groupes qui se créentainsi affirment leur soutien à la politique de réforme du Premier secrétaire. En1987, 47 associations non officielles représentées par 600 délégués tiennent àMoscou une rencontre-dialogue appelée « Initiatives de la société dans la peres-troïka ». Cette réunion a lieu avec l’assentiment du Comité moscovite du PCUSprésidé par Boris Eltsine. La rencontre s’achève par la rédaction d’une résolutionoù les participants s’engagent à respecter les idéaux du socialisme et de la démo-cratie : « Nous, représentants des organisations d’initiative sociale, réunis pour lapremière rencontre-dialogue d’information, déclarons soutenir le processus derestructuration engagé par le PCUS dans tous les domaines et être prêts à y prendreune part active 7.... »

Les mouvements émergent avec le soutien des cercles réformateurs duparti, des institutions académiques, des organisations sociales ou des journauxliés au parti. Même une association comme Memorial, dédiée à la mémoire desvictimes du stalinisme, généralement considérée comme un symbole de l’émer-gence d’une société civile en URSS, naît en 1987 de la création, au sein du clubde discussion « Perestroïka démocratique », d’une section historique grâce ausoutien d’organisations sociales comme l’Union des cinéastes, l’Union desarchitectes et l’Union des artistes 8. Cette section se sépare rapidement du clubet se nomme «Groupe Memorial ». À partir de ce moment et dans les mois quisuivent, beaucoup de membres actifs de la dissidence entrent dans ce club :Serguei Kovalev, Larissa Bogoraz, Arseni Roginski, Aleksandr Daniel 9... À lasuite de la XIXe conférence du parti, à l’été 1988, plusieurs hommes politiquesréformateurs, et notamment B. Eltsine, entrent dans le conseil de direction dumouvement. Créé initialement dans le cadre officiel des organisations sociales, legroupe Memorial acquiert progressivement son autonomie à l’égard de l’Étatmais attire aussi des hommes politiques réformateurs. En province, les initiativessociales sont généralement liées à la réforme du parti. Pour ne prendre quequelques exemples, à l’Université d’État de Tomsk, en Sibérie, une Union desoutien à la perestroïka révolutionnaire est créée en juillet 1988. Elle veut

35La société civile entre deux États

6. Mikhaïl Gorbatchev, op. cit., p. 229.7. Cité par Roberte Berton-Hogge, « La jeunesse soviétique et la perestroïka », Problèmespolitiques et sociaux, no 586, 24 juin 1988, p. 44.8. Institut massovyh političeskih dviženij, Rossiâ. Partii. Associacii. Soûzy. Kluby. Spravočnik,tome 1,Moscou, 1991, p. 62. Cet annuaire est publié par V. Berezovski et N. Krotov et édité parl’Institut des mouvements politiques de masse de l’Université russo-américaine.9. Pravozaščitnoe dviženie v Rossii. Kollektivnij portret (« Le mouvement des défenseurs desdroits de l’homme en Russie. Un portrait collectif »), OGI, Moscou, 2004, p. 173.

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encourager les forces qui, au sein du PCUS, luttent pour la réforme du systèmebureaucratico-administratif. À Barnaul, dans l’Altaï, la Société des partisansactifs de la perestroïka 10 est créée au début de l’année 1989 à l’initiative d’unenseignant de la chaire d’histoire universelle de l’Université. À ses débuts, cetteassociation compte une cinquantaine de membres, essentiellement issus desétablissements d’enseignement ou du journalisme. Elle voit ensuite ses effectifsaugmenter, ouvre des filiales à Biïsk, Gorno-Altaïsk et dans d’autres villes de larégion, atteignant les 500 membres. L’association se donne pour but de déve-lopper la démocratie socialiste 11. En 1991, un annuaire des partis, clubs etassociations en URSS recense 457 organisations 12 mais rappelle que « les cercleset les clubs informels politisés, nés des initiatives de soutien à la perestroïkavenues d’en bas, ont été des partenaires de la direction politique centrale dans lalutte contre la bureaucratie opposée aux réformes » 13.

Le contrôle des initiatives indépendantes

Durant les premières années de la perestroïka, le pouvoir gorbatchévienconserve des instruments de contrôle sur les organisations sociales et les mouve-ments informels qui se développent dans le pays. Pour ne prendre que quelquesexemples, dans une note du 4 décembre 1987, quatre membres du Politburo (dontEdouard Chevardnadzé) s’inquiètent de la tenue à Moscou d’un séminaire desorganisations sociales indépendantes consacré au processus d’Helsinki. Ils esti-ment qu’il s’agit d’une provocation qui doit profiter aux organisateurs et à leurspartenaires étrangers. Ils refusent en conséquence la mise à disposition d’un localpour l’organisation de ce séminaire et l’octroi de visa pour les partenaires étrangerssouhaitant y participer 14. Autre exemple, en 1988, Sergei Grigoriants, rédacteur enchef du journal Glasnost, est détenu pendant plusieurs jours. Mikhaïl Gorbatchevexplique : «Notre peuple sait que l’organisation de Grigoriants est liée à l’Occidentnon seulement au plan organisationnel mais également au plan financier (...) C’estpourquoi on la considère chez nous comme un corps étranger qui profite des

36 Une paradoxale oppression

10. Obščestvo aktivnyh storonnikov perestroïki – OASP.11. M. Bogdanova, Samizdat i političeskie organizacii Sibiri i Dal’nego Vostoka (« Lesamizdat et les organizations politiques de Sibérie et d’Extrême Orient »), Moscou, 1991.Cité par Velicko, S.A., « Perestroïka v SSSR (1985-1991) i intelligenciâ Sibiri » (« La peres-troïka en URSS et l’intelligentsia de Sibérie »). Intelligenciâ i mir, no 1, 2007.12. Parmi ces groupements, se trouvent : 2 associations internationales, 85 organisationsfédérales, 47 républicaines, 13 interrégionales, 45 régionales et 265 locales.13. Institut massovyh političeskih dviženij, Rossiâ. Partii. Associacii. Soûzy. Kluby, Spra-vočnik, tome 1, Moscou, 1991, p. 5.14. Ekspertnoe zaklûcenie k zasedaniû konstitucionnogo suda RF («Conclusion des expertspour la réunion de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie »), 26 mai 1992. http://www.memo.ru/HISTORY/exp-kpss/Chapter7.htm

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processus démocratiques de la réorganisation »15. Enfin, en juillet 1989, une notedu président du KGB est envoyée au Comité central à propos « du projet deséléments anti-sociaux d’organiser à Moscou un séminaire international sur « LeKGB et la perestroïka ». Le président du KGB y voit la main des dissidentssoviétiues mais aussi des défenseurs des droits de l’homme étrangers et desnationalistes juifs qui voudraient, « sous couvert de glasnost et de démocratisa-tion », discréditer le KGB. Ayant pris connaissance de cette note, M. Gorbatchevdécide : « Il faut simplement empêcher cette rencontre 16. » À travers ces quelquesexemples, le contrôle du parti sur les initiatives civiles en Union soviétique apparaîtclairement. Jusqu’en 1989, aucun acteur autre que le parti-État n’est présent faceaux associations. Les partis politiques indépendants, les entrepreneurs privés ou lesONG internationales ne sont pas encore des interlocuteurs autorisés face auxorganisations sociales.

Cependant, au fil des mois, le pouvoir doit reconnaître les libertés croissantesacquises par les initiatives sociales dans le pays. De nombreux groupes de reven-dication se développent en effet en dehors des cadres officiels. Jusqu’en 1990, cesmouvements ne disposent pas de statut officiel car aucune loi sur les associationsn’existe. Les mouvements sont précisément dits « informels » car ils ne disposentpas de cadre juridique clair pour se constituer en associations. Pour C. Sigman, « lepouvoir trouve avantage à l’existence de ce flou : n’ayant pas de statut juridique, lesorganisations informelles ne peuvent pas réclamer de droits (créer des journaux...).Elles restent dépendantes des ressources administratives et soumises auxcontraintes imposées par les organisations sociales qui les abritent 17 ». Si leparti renonce à la répression directe et violente de ces initiatives sociales, iltente cependant de conserver le contrôle sur les nouvelles initiatives des citoyens.

LA POLITISATION DES NOUVELLES ASSOCIATIONS

À partir de 1989, la transformation du jeu politique par l’organisation d’élec-tions semi-libres marginalise les organisations sociales soviétiques alors que lesmouvements sociopolitiques, indépendants du parti et de l’État, se développent. Enmatière associative, l’année 1990 constitue une rupture importante. À partir de cettedate, les citoyens peuvent constituer des associations indépendantes du parti com-muniste. Un espace associatif se développe, dans un contexte marqué par l’affaiblis-sement de l’État soviétique et le renforcement du pouvoir de Boris Eltsine en Russie.

37La société civile entre deux États

15. Propos rapportés par Basile Kerblay, La Russie de Gorbatchev, Paris, La Manufacture,1989, p. 175.16. Ekspertnoe zaklûčenie k zasedaniû konstitucionnogo suda RF, 26 mai 1992. http://www.memo.ru/HISTORY/exp-kpss/Chapter7.htm17. Carole Sigman, Clubs politiques et perestroïka en Russie. Subversion sans dissidence,Paris, Karthala, 2009, p. 217.

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L’émancipation des associations

Dans l’évolution du régime soviétique, la rupture politique importante a lieuen 1989 lorsque les autorités acceptent la modification de la loi électorale etintroduisent des éléments de pluralisme politique. Bien que cette transformationne soit que partielle, elle conduit à une réorganisation des équilibres politiques dansle pays. Le parti communiste renonce à son contrôle total sur la sélection descandidats aux élections législatives de 1989 et reconnaît la pluralité possible descandidatures. En 1989, selon la loi, 1500 députés sont élus au suffrage universeldirect et 750 par les organisations sociales, dont 100 par le PCUS (le parti estconsidéré comme une organisation sociale). Comme le souligne la juriste AnneGazier, « cette élection des 750 députés par les organisations sociales, destinéenotamment à rassurer les cadres du Parti, est indéniablement l’aspect le moinsdémocratique de la réforme. Toutefois, il ne faut pas oublier que c’est grâce à cesystème qu’Andreï Sakharov a été élu député : il fut, en effet, l’un des représentantsde l’Académie des sciences 18 ». Le physicien et dissident, membre du groupeMemorial, entre ainsi dans les instances politiques officielles. À l’inverse, lors duscrutin semi-libre de mars 1989, de nombreux représentants du parti sont battustandis qu’environ 400 « démocrates » sont élus. Ces élections sont généralementconsidérées comme un tournant dans la transformation du régime soviétique.

La libéralisation du système électoral contribue au discrédit du parti et desorganisations sociales qu’il contrôlait. Les tensions se développent au sein duPCUS, où s’affirment clairement différentes tendances idéologiques et politiques :aile réformiste, aile démocrate représentée par la « Plateforme démocratique duPCUS » et aile communiste orthodoxe 19. À partir de 1990, le parti perd un grandnombre d’adhérents. Des personnalités politiques importantes comme Boris Elt-sine, Gavriil Popov et Anatoli Sobtchak le quittent. La révision constitutionnelledu 14 mars 1990 amende l’article 6 de la Constitution soviétique et met fin au rôledirigeant du parti 20. La loi « Sur les unions sociales » («Ob obščestvennyhob’edineniâh ») du 9 octobre 1990 21, adoptée à l’initiative des députés soviéti-

38 Une paradoxale oppression

18. Anne Gazier, « Le bouleversement des institutions et de la vie politique », in : DominiqueColas, L’Europe post-communiste, Paris, PUF, 2002, p. 138.19. Političeskie partii. Začem oni nužny ? (« Les partis politiques. Pourquoi sont-ils néces-saires » ?), Politprosvet, no 10, octobre 2005. http://sr.fondedin.ru/new/fullnews_arch_to.php?subaction=showfull&id=1130135934&archive=1130138106&start_from=&ucat=14&(consulté le 24 avril 2012).20. L’art. 6 de la Constitution est désormais rédigé comme suit : « Le Parti communiste del’Union soviétique, les autres partis politiques ainsi que les organisations syndicales, lesorganisations de jeunes, les organisations sociales et les mouvements de masse, par l’intermé-diaire de leurs représentants élus dans les soviets des députés du peuple et sous d’autres formesparticipent à l’élaboration de la politique de l’État soviétique, à la direction des affaires de l’Étatet des affaires de la société », Anne Gazier, « Le bouleversement des institutions et de la viepolitique », in : D. Colas (dir.), L’Europe post-communiste..., op. cit., p. 144.21. Le texte de cette loi a été publié dans : Vedomosti SND i VS SSSR, 17 octobre 1990, no 42.

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ques réformateurs, autorise l’enregistrement officiel des mouvements informelssous forme d’associations. Cette loi définit les unions sociales comme « desformations volontaires, naissant de la libre initiative des citoyens, réunit sur labase de leur intérêt commun » pour réaliser et défendre leurs droits civils, poli-tiques, économiques, sociaux et culturels et participer à la gestion des affairespubliques et sociales. Créées par un groupe d’au moins dix citoyens de l’URSS(des citoyens étrangers peuvent aussi en être membres) à la suite d’un congrèsconstitutif ou d’une assemblée générale, ces nouvelles associations disposent destatuts internes et forment des organes de direction. Leur enregistrement est assurépar le ministère de la Justice de l’URSS dans un délai de deux mois après le dépôtdes documents réglementaires. Il ne peut être refusé que si l’organisation nerespecte pas les termes de la loi ou si une organisation est déjà enregistrée sousle même nom. L’ingérence des organes d’État et des fonctionnaires dans l’activitédes unions sociales tout comme l’ingérence des unions sociales dans l’activité desorganes d’État et des fonctionnaires est interdite. Les associations peuvent pra-tiquer une activité économique si les bénéfices de cette activité ne sont pas répartisentre les membres de l’association mais utilisés à des fins communes. Ellespeuvent aussi posséder des biens mobiliers et immobiliers, recevoir des dons,entretenir des relations avec des organisations internationales et conclure desaccords avec elles.

Cette loi permet la légalisation des mouvements informels, sous forme departis politiques ou d’associations 22. Relèvent en effet de la loi les partis politiques,les unions professionnelles (syndicats), les organisations sociales (de femmes,d’invalides, de vétérans, d’enfants...), les organisations scientifiques, sportives,culturelles ou les groupements régionalistes (zemlâcestva). Ce texte reprend enpartie les règles soviétiques qui faisaient du parti communiste comme du Kom-somol des organisations sociales mais élargit l’acception de ce dernier terme etpermet l’apparition de groupements et de partis indépendants du PCUS. La loi del’URSS « Sur les unions sociales » entre en vigueur au 1er janvier 1991. Elle estdécisive pour le devenir des groupements informels apparus avec la perestroïka.Comme l’écrit V. Sperling, à partir d’octobre 1990, « il devient légal de créerune organisation « informelle » et de l’enregistrer auprès du gouvernement sovié-

39La société civile entre deux États

22. En France, jusqu’en 1958, les partis politiques n’ont fait l’objet d’aucune reconnaissanceofficielle. Ils sont de simples associations loi 1901 au même titre que les clubs de pétanque oude philatélie. La Constitution de 1958 reconnaît les partis politiques mais ne leur donne pas destatut. (Article 4 de la Constitution : « Les partis et groupements politiques concourent àl’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecterles principes de la souveraineté nationale et de la démocratie. »). Il y a donc un principe deliberté complète entourant la formation et le développement des partis politiques. Il n’y a pas decontrôle (à la différence de l’Allemagne par exemple). Ce sont les scandales liés au financementdes partis politiques dans les années 1980 qui ont conduit le législateur à adopter un statut despartis politiques en 1988. Néanmoins, la définition d’un parti politique demeure vague (Pour leConseil d’État : « Constitue un parti politique l’association qui se soumet à la législation sur lefinancement des partis politiques »).

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tique 23 ». Dans le domaine de la défense des droits de l’homme, les grandesorganisations qui sont aujourd’hui encore actives (et que nous étudions dans latroisième partie de cet ouvrage) ont été créées en vertu de cette loi. Memorial tientsa conférence constitutive en 1990. Le Comité des mères de soldats de Russie estenregistré auprès du ministère de la Justice en 1991. À Saint-Pétersbourg, l’asso-ciation de défense des droits de l’homme «Contrôle civique » est enregistrée en1992. Le Groupe Helsinki de Moscou, en vertu de ses statuts adoptés en 1993, estenregistré comme organisation sociale. Cette liste, qui pourrait être longuementcomplétée, témoigne de l’importance de la loi de 1990 dans la structuration dupaysage associatif en URSS / Russie.

La nouvelle loi s’applique aussi aux anciennes organisations sociales sovié-tiques, qui sont désormais placées sur un pied d’égalité juridique avec les nouvellesassociations indépendantes. Les organisations soviétiques doivent être ré-enregis-trées auprès du ministère de la Justice et disposer de statuts officiels, ce quinécessite la publication de leurs documents fondateurs 24. De nombreuses organi-sations sont ainsi obligées de s’adresser au Comité central du PCUS pour obtenirdes documents classifiés. Par exemple, en mai 1991, le président de l’Union dessociétés scientifiques et d’ingénieurs de l’URSS obtient du Comité central unecopie certifiée conforme de l’arrêté du Politburo de janvier 1988 créant cetteorganisation. Le Comité soviétique pour la solidarité avec les pays d’Asie etd’Afrique se trouve dans une situation similaire et obtient son texte de créationde 195625. À l’issue de ce processus d’enregistrement, la loi de 1990 reconnaîtl’égalité de toutes les associations en droit. L’enregistrement leur permet d’ouvrirdes comptes en banque, de louer des bureaux et de publier des informations en leurnom. Certes, beaucoup d’autres groupes continuent à exister de façon non offi-cielle 26 mais les avantages juridiques donnés par le statut de « personne morale »incitent les militants à déclarer leurs organisations.

La politisation des associations

Dans le contexte politique des années 1990 et 1991, si la loi clarifie le statutdes associations, une confusion croissante se développe entre les engagementssociaux, civiques et politiques. Cette confusion n’est pas propre à la Russie :« L’une des caractéristiques des régimes communistes en Europe de l’Est étaitl’interdiction des partis politiques. C’est pourquoi la différence entre les nouveaux

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23. Valerie Sperling, Organizing Women in Contemporary Russia. Engendering transition,Cambridge University Press, 1999, p. 19.24. Voir le décret d’application de la loi : http://pravo.levonevsky.org/baza/soviet/sssr0701.htm25. Ekspertnoe zaklûčenie k zasedaniû konstitucionnogo suda RF («Conclusion d’expertisepour la réunion de la cour constitutionnelle de la Fédération de Russie »), 26 mai 1992. http://www.memo.ru/HISTORY/exp-kpss/Chapter7.htm26. Valerie Sperling, Organizing Women in Contemporary Russia..., op. cit., p. 19.

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partis politiques, les organisations de la société civile et l’État a souvent été flouedans les phases initiales de la démocratisation 27 » note le politologue Cas Mudde.Cette indifférenciation est manifeste dans la dénomination des mouvements infor-mels qui se transforment progressivement en mouvements « sociopolitiques »autonomes. À partir de 1989, la massification de l’engagement politique et socialse développe. Hors des frontières du pays, les révolutions de velours en Europecentrale et orientale donnent une impulsion déterminante aux opposants au régimesoviétique. En URSS, les grèves de mineurs montrent la possibilité d’existence deprotestations massives. : « Les ouvriers, ont montré, durant les grèves de mineursde l’été 1989, leur capacité à agir de façon organisée, massive et assez efficace. Ilest devenu clair que les groupes qui ne voulaient pas rester à la traîne devaientabandonner les cercles et les clubs comme forme d’organisation et penser à lanécessité de formaliser leurs organisations, en d’autres termes, de sortir de leur« informalo-centrisme » notent des réformateurs russes de l’époque 28. À l’exempledes mineurs, les protestataires descendent dans la rue dans toutes les grandes villesdu pays, illustrant par leurs manifestations, l’ampleur de la mobilisation civile.Face à cette massification de l’engagement, les groupes militants des débuts de laperestroika craignent une perte de leur identité. Comme l’explique B. Kagarlitskidès l’automne 1988, « nous faisons face à une crise des anciens mouvements,quand les clubs de discussions, les milieux festifs (tusovka), les rencontres infor-melles, les discussions spontanées constituaient la seule forme d’activisme social.La liberté de parole était la seule proposition politique concrète. Après laXIXe conférence du parti (...) les micro-organisations ont eu peur de perdre leurâme dans le travail de masse, les leaders ont eu peur de perdre leur situation 29 ».

La légalisation des associationss leur offre des possibilités nouvelles departicipation à la vie publique et politique. La loi de 1990 précise en effet queles unions sociales peuvent participer à la formation des organes de l’État, dispo-sent du droit d’initiative législative et participent à la prise de décision des organesdu pouvoir. Les anciens mouvements informels s’institutionnalisent, se structurentet s’engagent dans l’action politique. À l’époque, par exemple, l’associationMemorial, qui se définit comme « une organisation sociopolitique de défensedes droits de l’homme », se donne pour objectif de « participer activement auxréformes démocratiques, de développer la conscience civile et juridique face auxméthodes terroristes d’action politique 30 ». Memorial participe activement à lacampagne électorale pour l’élection des députés du peuple de l’URSS en 1989.Plusieurs de ses membres sont élus : A. Sakharov, B. Eltsine, Iou. Afanassiev... À

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27. Cas Mudde, «Civil Society in post-communist Europe. Lessons from the “dark side” », in :Petr Kopecky, Cas Mudde (ed.), Uncivil society ? Contentious politics in post-communistEurope. Routledge, Londres, 2003, p. 160.28. Institut massovyh političeskih dviženij. Rossiâ. Partii. Associacii..., op. cit., p. 5.29. Ibid., p. 5.30. Institut massovyh političeskih dviženij. Rossiâ. Partii. Associacii..., op. cit., p. 61.

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partir de 1990, les mouvements sociopolitiques s’engagent derrière B. Eltsine quidomine le dernier épisode de la perestroïka et devient le leader du mouvementdémocrate 31. En mars 1990, les élections au Congrès des députés du peuple de laRSFSR permettent aux « démocrates » de Russie démocratique de remporter prèsde 20% des sièges. Le bloc électoral Russie démocratique « regroupe des partis,des clubs d’électeurs, des mouvements de masse, des organisations et des fractionsdémocratiques des soviets de tous les niveaux32 ». C’est lui qui porte B. Eltsine aupouvoir en juin 1991.

La confusion entre l’action associative et politique suscite cependant destensions qui peuvent aller jusqu’à la confrontation. À la fin de l’année 1989, ungroupe de victimes des répressions staliniennes choisit de quitter Memorial aumotif que « la société est plus engagée dans les affaires politiques que dans ladéfense de la vie et de la santé des anciens détenus politiques et des membres deleur famille 33 ». De manière générale, de nombreux militants informels et lesanciens dissidents éprouvent de la méfiance à l’égard de l’engagement politique.Alors que le contexte réglementaire a changé et que des élections partiellement puiscomplètement libres sont organisées, ils hésitent à s’engager au sein de formationspartisanes. En juin 1990, le militant Aleksandr Verkhovski écrit : «On aaujourd’hui beaucoup d’exigences envers notre mouvement démocratique, plusque le mouvement n’est capable d’en satisfaire. Parmi ces exigences objectivementirréalisables, il y a celle du “devenir politique”, ce qui veut dire en clair, latransformation du monde hétérogène des “dissidents” et des “informels” en forcespolitiques ayant des contours précis à l’européenne 34. » Pour tenter de réduire lestensions liées à l’engagement politique, les militants associatifs tentent d’inventerde nouvelles formes de participation politique, indépendantes mais basées sur desrelations constructives avec l’État.

Des aspirations réformatrices et constructives

Les tensions entre l’engagement associatif et politique sont illustrées parl’expérience des premiers militants indépendants qui accèdent au pouvoir grâce àl’élection à la députation et tentent de concilier leur engagement civique avec l’actionpolitique. Les anciens dissidents et défenseurs des droits de l’homme acceptent des’engager en politique mais au nom de leur engagement associatif et contre lescontraintes des partis. Au parlement soviétique, Andrei Sakharov milite pour une

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31. Sigman, Carole, Les mutations de l’espace politique en Russie pendant la perestroïka(1986-1991). Les clubs politiques informels de Moscou et leurs dirigeants, Thèse de doctoratde science politique, 2007, p. 338.32. http://www.igrunov.ru/vin/vchk-vin-n_histor/encicloped/vchk-vin-n_histor-DemRos.html33. Ibid., p. 62.34. A. Verkhovskij, 1990, p. 83.

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nouvelle façon de faire de la politique. Dans une interview accordée en septembre1989, quelquesmois avant samort, il présente sa vision de la politique au travers de laconstitution de son groupe parlementaire appelé «Groupe interrégional ». Ce groupeest coprésidé par lui-même avec Gavriil Popov, Viktor Palm, Iouri Afanassiev etBoris Eltsine : « Le groupe ne voulait pas avoir un seul président. Je suis d’accordavec cela, àmon avis, c’est juste. Ce n’est pas un parti : il n’y a pas de structure, pas destatut, pas de programme. Ce n’est pas obligatoire et ce n’est pas nécessaire. Lesmembres du groupe partagent le même point de vue sur quelques questions essen-tielles mais pas sur toutes 35. » Dans ses propos, les contraintes du parti politique sontévitées et l’action politique reste adossée à des pratiques de type associatif. Lesdissidents élus s’impliquent en effet dans les débats sur les droits de l’hommemais neprétendent pas devenir des hommes politiques professionnels.AuSoviet SuprêmedeRussie, S. Kovalev, autre dissident célèbre et proche d’A. Sakharov, préside leComité parlementaire pour les droits de l’homme. Comme il l’explique, « il estimportant que les partis politiques démocratiques soient les instruments de la sociétécivile et non l’inverse 36 ». Il ne se considère pas, et n’est pas considéré, comme unhomme politique au sens partisan du terme. L’une de ses proches, LioudmilaAlekseeva, présidente du Groupe Helsinki de Moscou, souligne : «Voilà, SergeiKovalev est entré en politique. Et je n’ai pas de critique à lui faire. Comme on dit,c’est notre homme en politique. Il est resté un défenseur des droits de l’homme. Il adéfendu les intérêts civils par des moyens politiques »37. L’engagement des défen-seurs des droits de l’homme se veut étranger au jeu des rapports de force, desconfrontations idéologiques ou des logiques partisanes.

Dans cette perspective, les militants indépendants sont prêts à collaboreravec l’État pour œuvrer au bien commun. Plusieurs exemples montrent les coo-pérations qui se développent entre l’administration gorbatchévienne et les asso-ciations. Par exemple, dans le domaine militaire, les associations de mères desoldats connaissent leur influence maximale sous M. Gorbatchev. En 1990, leursreprésentants rencontrent le premier secrétaire du PCUS. Le 15 novembre 1990,celui-ci signe un décret « Sur les mesures de réalisation des propositions du Comitédes mères de soldats ». Il met en place une commission d’enquête sur les causes dedécès dans l’armée et demande au Soviet suprême de l’URSS de prendre en compteles recommandations du Comité lors de l’élaboration de la réforme militaire 38.Après la chute de l’URSS, les mères de soldats se souviennent avec nostalgie decette période. Dans d’autres domaines, comme l’environnement ou la défense du

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35. Interview d’Andrei Sakharov par Jacques Amalric et Michel Tatu, publiée dans Le Monde,28 septembre 1989. Texte en russe disponible sur le site http://www.sakharov-archive.ru/36. Compte-rendu d’une table ronde intitulée Pravozaščitnoe dviženie segodnâ : problemy iperspektivy (Le mouvement des droits de l’homme aujourd’hui : problèmes et perspectives),Demos, Moscou, 2005, p. 180.37. Ibid., p. 188.38. Daucé, Françoise, « Les mouvements de mères de soldats à la recherche d’une place dans lasociété russe », RECEO, no 2, 1997, p. 138.

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patrimoine, les militants trouvent le soutien du gouvernement. Les groupementsécologistes coopèrent avec le pouvoir. Le parti des Verts, en gestation depuis 1988,est créé à Moscou en mars 1990. Les écologistes mènent un dialogue avec lesautorités soviétiques 39. L’historien Basile Kerblay souligne que les manifestationsen faveur de la défense du patrimoine national et de la préservation des richessesnaturelles trouvent un large écho auprès du pouvoir. Il écrit : «On peut même parlerà cet égard d’une émergence de la société civile puisque ces mouvements ont étéassez puissants pour aboutir dans certains cas à modifier les décisions des auto-rités » 40. Les mouvements indépendants, dans l’économie, la culture, la politiqueou la religion souhaitent participer à la transformation de l’État. M. Gorbatchev lui-même s’inspire des idées émanant de la société civile. On assiste ainsi à une« cooptation de la culture oppositionnelle 41 ». La perestroïka est donc probable-ment la période où les liens sont les plus forts entre les mouvements civils etl’administration. Selon Basile Kerblay en 1989, « l’apparition des mouvementsinformels est sans doute l’un des aspects les plus prometteurs de la perestroïka,parce qu’elle a permis d’établir un dialogue entre deux fractions de la société quis’ignoraient et de redonner à l’intelligentsia un rôle déterminant dans la formationde l’opinion 42 ». Il reste cependant prudent : « Il faudra sans doute beaucoup detemps pour que cet embryon de société civile trouve son expression sur le terrainpolitique car les pouvoirs publics redoutent la « spontanéité » des mouvements« inorganisés » (c’est-à-dire en marge du parti) 43. » Les militants ont toutefois àl’époque le sentiment de pouvoir influencer le régime et participer de sa transfor-mation. Leur collaboration avec l’administration est même considérée a posterioricomme une période faste pour les relations entre l’État et les associations, posant laquestion du caractère non gouvernemental de leur action.

LES EXPÉRIMENTATIONS ÉCONOMIQUES DES ASSOCIATIONS

Si, durant la perestroïka, les relations entre le parti (puis les partis) et lesmouvements informels puis sociopolitiques sont intenses, leurs relations avec lemonde économique le sont aussi. La recherche de fonds devient une préoccupationdes associations qui développent des stratégies originales pour assurer leur fonc-tionnement et trouver des ressources économiques. Elles ont recours, comme lamajorité des acteurs de l’époque, à des réseaux interpersonnels pour accéder aux

44 Une paradoxale oppression

39. Oleg Ianitski, Ekologičeskoe dviženie v Rossii (« Le mouvement écologique en Russie »),Moscou, 1996.40. Basile Kerblay, La Russie de Gorbatchev. Paris : La Manufacture, 1989, p. 154.41. Stéphane Lefebvre, « Les changements dans les États communistes : l’importance de lasociété civile », Revue française de science politique, vol. 40, no 4, 1990, p. 618.42. Basile Kerblay, La Russie de Gorbatchev, op. cit., p. 223.43. Ibid., p. 155.

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biens qui leur sont nécessaires. Dans les dernières années de l’Union soviétique,elles s’essaient à la recherche de financements privés dans le cadre de la créationdes coopératives. Les frontières sont ainsi poreuses entre activité lucrative et non-lucrative, à un moment où l’initiative économique individuelle est reconnue etcherche des cadres pour s’exercer. La notion d’organisation à but non lucratif,centrale dans les conceptions occidentales de la société civile, n’est alors guèreopérante dans le contexte de la fin du soviétisme.

Le business des organisations sociales soviétiques

Le développement de la logique marchande au sein du monde associatifsurgit dès les débuts de la perestroïka. Il accompagne l’émergence d’activitéspartiellement libres dans le cadre des coopératives. En novembre 1986, une loisur l’activité économique individuelle est adoptée 44. Elle légalise certaines acti-vités qui avaient proliféré dans le secteur de l’économie parallèle 45. Le premiertexte officiel sur les coopératives date de février 1987. Un second texte est adoptéen mai 1988. Les coopératives jouent dès lors un rôle pionnier dans le développe-ment de l’économie privée, en transformant la définition de la propriété des moyensde production, de l’emploi de la main-d’œuvre et de la fixation des rémunérations.« Elles ont constitué une première source légale d’enrichissement personnel etfavorisé l’émergence des premiers entrepreneurs » rappelle G. Favarel-Garri-gues 46. Le gouvernement substitue les méthodes administratives de commande-ment par une régulation économique et une gestion plus démocratique desentreprises 47. Certaines firmes sont autorisées à entrer directement en relationavec les marchés étrangers 48. Cependant, le développement des libertés économi-ques se fait sous le contrôle du parti-État. Le discours gorbatchévien n’envisage pasl’émancipation des acteurs économiques mais leur coopération avec l’État pourréformer le régime. Comme l’explique à l’époque l’économiste Abel Aganbe-guian, la réforme est une œuvre de longue haleine dont le succès dépend nonseulement des ressources disponibles mais encore des capacités de changement desgroupes sociaux qui sont impliqués dans le processus de production 49. Les mou-vements civils sont concernés par la réflexion sur le lien entre la réforme écono-mique et les pratiques sociales. Pour Nodari Simonia, «malgré toutes les limites

45La société civile entre deux États

44. Individual’naâ trudovaâ deâtel’nost’ (L’activité économique individuelle), Moscou, Ûri-diceskaâ deâtel’enost’, 1989, p. 10.45. Basile Kerblay, La Russie de Gorbatchev..., op. cit., p. 67.46. Gilles Favarel-Garrigues, La police des moeurs économiques. De l’URSS à la Russie(1965-1995), Paris, CNRS Editions, 2007, p. 116.47. Basile Kerblay, La Russie de Gorbatchev..., op. cit., p. 61.48. Ibid., p. 63.49. Ibid., p. 69.

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des résultats des réformes économiques, les bases socio-économiques nécessaires àla formation d’une société civile ont été posées. Les premières sociétés par action,les coopératives, les banques commerciales, les petites et moyennes entreprises, lesfermiers sont apparus 50 ». Ainsi, la structuration de la société civile en Russie estpensée en combinaison avec la libéralisation économique.

Dans ce contexte, le gouvernement soviétique accorde d’abord des droitséconomiques aux organisations sociales officielles. Soucieux de maîtriser le déve-loppement de l’initiative économique dans le pays et d’en orienter les bénéficesvers des structures politiques loyales au pouvoir, il favorise leurs activités lucra-tives. Les organisations sociales proches de l’administration soviétique ont laconfiance du parti et sont les premières à bénéficier de la nouvelle législationsur les coopératives. Cette proximité permet à leurs militants les plus actifs des’enrichir personnellement ou collectivement dès la fin des années 1980. Cettesituation spécifique des organisations sociales face au marché en création a été biendocumentée concernant le Komsomol 51. L’Union des jeunesses communistesbénéficie de la bienveillance de l’administration lors des premières tentatives depassage au marché. Comme l’explique Ioulia Shukan à partir de l’exemple duKomsomol en Biélorussie et en Ukraine soviétique, les mesures prises pour faireface à la grave crise affectant cette organisation depuis le milieu des années 1980ont posé les fondements de la reconversion économique de ses fonctionnaires etleur ont permis d’occuper une place centrale dans la nouvelle économie de marchédu début des années 199052. En Russie, ses militants les plus célèbres, commeBoris Berezovski ou Mikhail Khodorkovski, connaissent les débuts de leur ascen-sion financière à cette période. D’autres organisations sociales sont aussi incitées àrecourir au marché pour compléter leurs revenus. À titre d’exemple, le Conseil desministres de l’URSS adopte, en octobre 1987, un arrêté sur la Fondation soviétiquepour les enfants (Sovetskij detskij fond im. V.I. Lenina) qui précise que les «moyensbudgétaires de la Fondation soviétique pour les enfants sont constitués par lescotisations volontaires, les dons des organisations sociales, des associations decréateurs, des collectifs de travailleurs des entreprises, des simples citoyens, par lesbénéfices des entreprises et des organisations économiques créées par la Fondationet les aides des fondations et des personnes étrangères, par les actions de bien-faisance organisées au profit de la Fondation comme les expos-ventes, les enchères,les loteries, les services payants, les activités d’éditions et toutes les autres activitésde la Fondation destinées au bien des enfants ». Outre cette reconnaissance del’activité entrepreneuriale comme source de revenus, le Conseil des ministres de

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50. Nodari A. Simoniâ, «Graždanskoe obščestvo i gosudarstvo », Acta Slavica Iaponica,no 15, 1997. http://src-h.slav.hokudai.ac.jp/publictn/acta/15/simonia/simonia.html51. Voir par exemple le livre de Solnic, Steven L., Stealing the State : Control and Collapse inSoviet Institutions, Harvard University Press, 1998. Il analyse en détail le cas du Komsomol.52. Shukan, Ioulia, « Les recettes d’une reconversion réussie. Etude de cas des Komsomolsukrainien et biélorussien à la fin des années 1980 », Revue d’études comparatives Est-Ouest,2003, vol. 34, no 2, pp. 109-144.

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l’URSS exonère la Fondation et les organisations et entreprises qui en dépendentdu paiement des impôts, des taxes douanières et des autres taxes entrant dans lebudget d’État de l’URSS53. La Fondation aurait ainsi réussi à lever 350 millions deroubles de donations pour venir en aide aux enfants en difficulté.

L’exemple de la stratégie du Comité soviétique pour la défense de la paix(Sovetskij komitet zaščity mira) est aussi éclairant. Ce Comité est directementcontrôlé par le Comité Central et, en dépit, de son appellation, a soutenu l’entréedes forces soviétiques en Afghanistan en 1978. Ce qui fait dire à un journaliste en1990 que l’organisation s’est retrouvée dans une impasse et est très impopulaire 54.Pour sortir de cette impasse, le Comité met en place une stratégie de reconversionfondée sur des changements de personnel, le développement de coopérationsnouvelles avec des partenaires étrangers, mais aussi sur son engagement dans lebusiness. Comme l’indique son président, « C’est formidable car maintenant, ce nesont pas seulement des hommes politiques mais aussi des gens travaillant dans lebusiness qui nous contactent pour collaborer. L’organisation a ainsi un projet dejoint venture avec une grosse société canadienne pour produire des vêtementsd’hiver fourrés ». Il tente de justifier ces pratiques en affirmant : «Nous partons duprincipe que les liens économiques sont les garants les plus efficaces de la paix et dela coopération 55. » Les principes marchands sont utilisés au premier degré par lesmilitants associatifs de la perestroïka, introduisant des confusions entre actionsociale et recherche du profit économique. Ces confusions aboutissent parfois àdes scandales et à des accusations de corruption contre les organisations socialess’essayant au business 56. En 1990, la Fondation soviétique pour les enfants estaccusée de détournement de fonds 57.

47La société civile entre deux États

53. Sovet ministrov SSSR. Postonavlenie ot 26 oktâbrâ 1987 g. no 1200 «Voprosy sovetskogodetskogo fonda imeni V.I. Lenina. http://www.niv.ru/library/006/062.htm54. Ot lozungov k delam («Des slogans aux affaires »), Argumenty i Fakty, no 35, 1-7, sept.1990.55. Ibid.56. John W. Slocum «Philanthropic Foundations in Russia. Western Projection and LocalLegimacy », in : David C., Hammack, Steven Heydemann (eds), Globalization, Philanthropyand Civil Society. Projecting Institutional Logics Abroad, Bloomington and Indianapolis,Indiana University Press, 2009, p. 140.57. Olga Alekseeva, Istoriia doveriia v nedoveritel’nye vremena. Sovremennaâ rossijskaâblagotvoritel’nost’. («Histoire de la confiance en des temps de méfiance. La philanthropierusse actuelle »), Moscou, Eksmo, 2006. Cité par JohnW. Slocum «Philanthropic Foundationsin Russia. Western Projection and Local Legimacy », in : David C., Hammack, Steven Hey-demann, (eds), Globalization, Philanthropy and Civil Society. Projecting Institutional LogicsAbroad, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 2009, p. 140.

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L’activité lucrative des associations indépendantes

Au-delà des libertés économiques nouvelles accordées par l’État aux orga-nisations sociales officielles, le lien entre réforme économique et libertés civiless’élargit progressivement à des groupements de plus en plus autonomes. S’agissantdes associations indépendantes créées dans le sillage de la perestroïka, le lien avecla sphère économique est considéré comme normal. Dans leur ouvrage sur LesRusses d’en bas, A. Berelowitch et M. Wieviorka étudient ainsi la contestationsocio-culturelle à partir de l’étude des mouvements écologistes. Ils constatentl’apparition de formules originales d’associations, à la fois militantes et commer-ciales 58. Ils s’intéressent à l’entrée des entrepreneurs, au sens propre, dans lesmouvements écologistes et écrivent : « [En 1991], le mouvement dans sonensemble et à l’échelle de la Russie s’est considérablement diversifié. Il disposed’une presse, ses activités sont légalisées, des milliers de groupes (...) sont consti-tués sur toutes sortes de bases, politiques ou non (...). Des entrepreneurs se sontlancés dans l’« écobusiness », les liens internationaux se sont démultipliés et lesactivités du mouvement dessinent un spectre extrêmement large59. » L’apparitiondes entrepreneurs au sein du mouvement écologiste à la fin de la période soviétiqueest analysée comme un facteur de force. Parmi les partenaires que les deuxsociologues ont choisi d’étudier, il faut noter la présence du « responsable d’uneorganisation, Dront, qui est une formule originale, à la fois militante et commer-ciale, et capable d’exercer une action de pression institutionnelle en faveur del’écologie 60 ». Le lien entre le développement du mouvement associatif et lestransformations économiques libérales dans le pays est ici souligné.

De manière générale, les militants informels s’exercent aux principes dumarché. Sarah Henderson souligne que l’action collective a pu permettre l’obten-tion de ressources précieuses, notamment économiques, dans un contexte depénurie 61. C’est ce qu’illustre aussi, à titre d’exemple, l’évolution des pratiquesmilitantes au sein de la dissidence et parmi les informels. Comme le souligne BorisBelenkine, à l’époque soviétique, « le samizdat était distribué gratuitement. Le“nouveau samizdat”, quand à lui, a rapidement été commercialisé 62 ». La simplerecherche du profit ne suffit pas à expliquer l’investissement économique au seindes associations. Le recours aux mécanismes du marché y est plutôt vu comme un

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58. Alexis Bérélowitch, Michel Wieviorka, Les Russes d’en bas. Enquête sur la Russie post-communiste, Paris, Seuil, p. 300.59. Ibid., p. 298.60. Ibid., p. 300.61. Sarah L. Henderson, « Selling Civil Society : Western Aid and the NGO Sector in Russia »,Comparative Political Studies, Mars 2002, p. 154.62. Boris Belenkin, « Rol’ neformal’nyh obščestvennyh organizacij i ih pressy v processedemokratizacii v Rossii. 1987-1990 » (« Le rôle des organisations sociales informelles et deleur presse dans le processus de démocratisation de la Russie »), Prague, oct. 1999. http://www.bulletin.memo.ru/b14/19.htm

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moyen permettant de garantir l’indépendance des associations à l’égard de l’État.Ces évolutions semblent concerner l’ensemble des mouvements associatifs, qu’ilssoient politiques, culturels, nationaux, écologistes ou même sportifs. De nombreuxtémoignages illustrent les nouvelles pratiques économiques qui se développentparmi les militants et la fluidité des frontières entre le monde associatif et com-mercial. Comme l’explique Carole Sigman à propos des clubs politiques informels,« certains membres du KSI (Club d’initiatives sociales) cherchent à utiliser lescompétences acquises dans le mouvement pour se rapprocher d’un autre secteurnaissant, celui des premières entreprises privées (appelées “coopératives”). Ilscréent deux coopératives, Perspektiva et Fakt, dont l’une se spécialise dans lafourniture d’informations aux coopératives (...). En novembre 1987, Fakt donnenaissance à l’agence d’information PostFaktum, à partir de laquelle se formera lejournal Kommersant en 1989 63 ». L’exemple de Viktor Zolotarev, né en 1960 etfondateur de l’agence Fakt, permet d’affiner l’illustration. Comme il l’explique,« de 1983 à 1987, j’ai été président d’une fédération sportive informelle maisformalisée à l’intérieur (avec ses statuts, ses règles d’entrée des membres) (...). Ellea fonctionné de 1983-84 à 1987 quand toute l’activité de cette organisationreprésentée par son idéologue et son activiste principal (c’est-à-dire moi-même)est passée de la vie sportivo-informelle à la politique informelle 64 ». À partir de1987, V. Zolotarev crée la coopérative Fakt et devient le leader d’un groupesociopolitique baptisé «Dignité civique65 » (Graždanskoe dostoinstvo) quifonde ensuite le Parti des démocrates constitutionnels. Dans ce parcours, toutesles phases du militantisme informel de la perestroïka sont réunies, alliant activismesportif, activité économique et engagement politique. À l’inverse, l’absence deliens avec les entrepreneurs est considérée comme une faiblesse. Aleksandr Podra-binek, à l’époque rédacteur en chef du bulletin d’information indépendant Eks-press-Khronika, répond, à la question de savoir s’il est aidé par le business privé :«Non, malheureusement, nos entreprises privées n’ont pas encore compris quepour avoir des entreprises libres, il faut un système politique libre. Nous vivonsgrâce à notre propre activité économique et au soutien de sponsors individuels et dequelques fondations et organisations 66. » Ces remarques témoignent de la com-plexité des liens politiques, économiques et sociaux qui se tissent autour desmilitants associatifs à la fin de la perestroïka. Les imbrications entre les différentessphères d’activités sont manifestes et laissent présager de la difficulté à engager desprogrammes de formalisation et de clarification de ces relations.

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63. Carole Sigman, Clubs politiques et perestroïka en Russie..., op. cit., p. 229.64. Viktor Zolotarev, Pervye neformaly i politiki Sovetskogo Soûza (« Les premiers informelset la politique de l’Union soviétique »), Mars-avril 2005. http://www.igrunov.ru/vin/vchk-vin-n_histor/remen/1113117752.html65. Auquel participe aussi Aleksandr Verkhovskij.66. http://web.archive.org/web/20060618214650/hro.org/editions/karta/nr3/podrab.htm(consulté le 16 décembre 2009).

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CONCLUSION

À l’issue de la perestroïka, le développement de la société civile est considérécomme un acquis de la politique gorbatchévienne. Pour Nodari Simonia, « Laperestroïka a posé les bases du processus de formation de la société civile (cequ’on a souvent oublié dans le tumulte des batailles politiques post-gorbatché-viennes). La glasnost, le pluralisme, la possibilité de critiquer publiquement lepouvoir, y compris le Président, l’ouverture sur le monde extérieur, l’allégementdes déplacements à l’étranger ont contribué à une atmosphère générale de libérationet à l’élargissement de l’horizon des gens » 67. Si ce constat global est juste, les formesdemobilisation qui se développent enUnion soviétique sont assez spécifiques. D’unepart, en URSS, les liens et les coopérations sont substantiels entre l’administrationsoviétique et les militants civils. Il n’y a pas de césure profonde entre les activistes etles représentants de l’État soviétique. Au contraire même, les militants voient dansleurs liens avec l’administration une reconnaissance et une valorisation de leuraction. D’autre part, à partir de 1989, il n’y a pas de frontières claires entre lesengagements associatifs et la participation politique. Il est difficile à cette période,d’identifier, d’un côté, des mouvements strictement civils susceptibles de donnernaissance à des organisations non-gouvernementales et, de l’autre, des partis poli-tiques en formation. Les deux sphères d’action sont intimement liées et puisent danscette fusion la force qui permet le changement de régime. Enfin, dans l’étude despratiques militantes au quotidien, l’importance du civisme est clairement contreba-lancée par des considérations marchandes. L’engagement dans les mouvementscollectifs est certes porté par un souci d’œuvrer au bien commun mais c’est aussil’occasion de s’essayer au marché, de trouver des ressources nouvelles, d’entrer enconcurrence pour l’attribution de biens. Ainsi, à l’issue de la perestroïka, le terme desociété civile, unanimement utilisé par les chercheurs étrangers pour qualifier lestransformations en URSS, recouvre des pratiques complexes et contradictoires. Cesspécificités n’entament pas l’enthousiasme des démocrates et des libéraux qui seréjouissent du développement de la société civile. Comme le confie un diplomatenew-yorkais à l’époque, « Le démantèlement de l’URSS a été le témoin de la fin dugouffre idéologique qui a marqué le XXe siècle. Il existe maintenant un consensusquasi universel sur l’importance d’un système de « bonne gouvernance », qui seconstruit autour d’une démocratie pluraliste, d’une société civile forte et d’un sys-tème économique qui combine l’efficacité et la croissance avec l’équité et la sécu-rité 68 ». L’espoir de l’universalisation des pratiques démocratiques écrase la prise encompte des spécificités de l’organisation sociale et politique de la fin du soviétisme.

50 Une paradoxale oppression

67. Nodari A. Simoniâ, «Graždanskoe obščestvo i gosudarstvo » (« La société civile etl’État »), Acta Slavica Iaponica, no 15, 1997. http://src-h.slav.hokudai.ac.jp/publictn/acta/15/simonia/simonia.html68. Cité par Jean-François Baré, Paroles d’experts : études sur la pensée institutionnelle dudéveloppement. Karthala, 2006, p. 282.

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