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Le jeu vidéo comme médiateur thérapeutique. Texte présenté au colloque "Le jeu vidéo, au croisement du social, de l'art et de la culture" Limoges, 11 juin 2009. Publié dans Mots clés : médiation, psychanalyse, jeu vidéo, psychothérapie Résumé : La colonisation du quotidien par les matières numériques se fait sentir jusque dans le cabinet du psychothérapeute. Les jeux vidéo sont utilisés comme médiations ou comme médiateurs de la relation psychothérapeutique. Après un bref historique, le texte aborde différentes dimensions du jeu vidéo sur lesquels une médiation psychothérapeutique peut êtere bâtie. Il donne ensuite un exemple de dispositif dans lequel le jeu vidéo est utilisé comme médiateur de relation en s’appuyant sur un moment clinique. Summary : The colonization of everyday life by the digital material is being felt even in the office of the psychotherapist. Video games are now used as mediation or as mediators of the psychotherapeutic relationship. After a brief history, the text discusses various dimensions of the video games in which a psychotherapeutic mediation can be built. It then gives an example of a apparatus in which the game is used as a mediator of relationship based on a clinical moment. Keyword : mediation, psychoanalysis,video games,pschotherapy Le principal rôle du psychothérapeute est de permettre à ses patients de jouer. Jouer avec les mots, les idées ou les fantasmes permet de réduire les clivages, d'exprimer ce qui était réprimé, de faire apparaitre ce qui était en-deçà de

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Le jeu vidéo comme médiateur thérapeutique.

Texte présenté au colloque "Le jeu vidéo, au croisement du social, de l'art et de la culture" Limoges, 11 juin 2009. Publié dans

Mots clés : médiation, psychanalyse, jeu vidéo, psychothérapie

Résumé : La colonisation du quotidien par les matières numériques se fait sentir jusque dans le cabinet du psychothérapeute. Les jeux vidéo sont utilisés comme médiations ou comme médiateurs de la relation psychothérapeutique. Après un bref historique, le texte aborde différentes dimensions du jeu vidéo sur lesquels une médiation psychothérapeutique peut êtere bâtie. Il donne ensuite un exemple de dispositif dans lequel le jeu vidéo est utilisé comme médiateur de relation en s’appuyant sur un moment clinique.

Summary : The colonization of everyday life by the digital material is being felt even in the office of the psychotherapist. Video games are now used as mediation or as mediators of the psychotherapeutic relationship. After a brief history, the text discusses various dimensions of the video games in which a psychotherapeutic mediation can be built. It then gives an example of a apparatus in which the game is used as a mediator of relationship based on a clinical moment.

Keyword : mediation, psychoanalysis,video games,pschotherapy

Le principal rôle du psychothérapeute est de permettre à ses patients de jouer. Jouer avec les mots, les idées ou les fantasmes permet de réduire les clivages, d'exprimer ce qui était réprimé, de faire apparaitre ce qui était en-deçà de l'activité consciente. Et lorsque le jeu n’est pas possible, la première urgence est d’aider le patient à jouer.

Premières médiations

Du fait du déploiement ubiquitaire du numérique, MSN, le mail, les jeux vidéos se sont retrouvés dans le cabinet du psychothérapeute. Les laboratoires de recherche Microsoft en association avec des psychologues américains ont mis au point KidTalk, un bavardoir dont le design est pensé pour les enfants autistes (2002). A Québec, des environnements virtuels ont été utilisés par le laboratoire de cyberpsychologie pour traiter des troubles allant de la phobie des transports aériens aux troubles alimentaires. Depuis les années 1990, des psychologues américains ont commencé à utiliser les outils de communication de l’internet pour des

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psychothérapies. Il se regroupent au sein de l’ISMHO et formalisent cette forme de traitement en préconisant une série de bonnes pratiques (2000)

En France, quelques psychologues ont également eu l’idée d’utiliser les jeux vidéo.

Bernard Guillot1 a une pratique de la médiation par ordinateur dès 1998. Il propose à des enfants inscrits en Institut Médico Educatif Educatifs toute une série de jeux vidéo différents (Tomb raider 2, Rallye Championship 2000, Carmageddon …). Il note les effets anti-dépresseurs, cohésifs, et de reconnaissance de l’altérité que cette médiation peut apporter.

Dans un hôpital de jour, François Lespinasse et Jose Perez2 ont proposé à des enfants de jouer avec des jeux vidéos dans un but thérapeutique (1996). Ils partent de l’enthousiasme des enfants qui racontent leurs exploits vidéo ludiques et créent un « atelier Nintendo ». Trois à quatre enfants de 8 à 11 ans jouent successivement à Super Mario 2 puis Super Mario 3. François Lespinasse observe les conduites fusionnelles banales des états psychotiques, mais aussi des différenciations et des adresses « quasi-transférentielles »

Sylvain Missonnier a vu quelques « dancing babies » animer son mail et se retrouver au centre du traitement psychothérapeutique qu’il mène auprès d'une femme en mal d'enfants (Missonnier, S. 2000)

Michael Stora travaille dans une Consultation Médico Psychologique lorsqu’il a l’idée de proposer à des enfants de jouer à des jeux vidéos3. Plusieurs jeux ont été utilisés : Ico, les Sims Vivre sa vie et Halo de 2002 à 2005. Les enfants étaient reçus pendant une demi heure en psychothérapie de groupe et jouaient chacun 15 minutes à tour de rôle. Le groupe comportant 4 enfants, la séquence de jeux vidéos durait une heure. C’est la métapsychologie freudienne que Michael Stora fait référence : ce qui se passe à l’écran, ce que l’enfant met en scène est compris en référence au monde inconscient de l’enfant. Sauter répétitivement dans le vide signale du désespoir, la désorganisation du jeu signale l’émergence de l’angoisse, le chanteau d’Ico ou la maison des Sims sont des représentations du corps maternel… (Stora, M., de Dinechin, B. 2005)

Le jeu vidéo comme catharsis

C’est là une fonction du jeu vidéo qui est avancée par les joueurs eux-mêmes qui ne manquent pas de noter a quel point le jeu vidéo peut avoir une fonction de défouloir. Il permet de se « détresser », de faire assaut d’agressivité ou de mettre en scène des scénarios érotiques sans se soucier des conséquences.

Ce défouloir recouvre en fait toute une série de conduites toutes allant de la décharge pulsionnelle aux conduites auto-calmantes. Les premières visent à la satisfaction d’un désir conscient ou inconscient, désir qui peut d’ailleurs être plus ou moins sublimé et être agressif,

1 Guillot, B. (pas de date). [Jouer en Institut Médico Educatif]. Retrouvé Mai 16, 2009, de http://www.omnsh.org/spip.php?article16.

2 Lespinasse, F. (pas de date). Atelier Jeu Video/ F. Lespinasse J. Perez. Retrouvé Mai 16, 2009, de http://pagesperso-orange.fr/fr.lespinasse/ateljvid.html.

3 Stora, M., & Dinechin, B. D. (2005). Guérir par le virtuel : Une nouvelle approche thérapeutique. Presses de la Renaissance.

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érotique ou narcissique. Les secondes visent non pas à satisfaire un désir mais à aboutir à un état de calme. Enfin, il faut ajouter à ces éléments économiques un point de vue topique. Le jeu vidéo peut aussi fonctionner comme un espace dans lequel sont déposés des désirs ou des représentations. Ce dépôt peut ouvrir aussi bien sur des symbolisations que des enfermements (Tisseron, Comment l’esprit vient aux objets).

La catharsis est selon le sens qu’en a donné Aristote, la purification produite chez les spectateurs par une représentation dramatique. Cette purification, selon Aristote, avait pour but d’éliminer des émotions comme la pitié et la crainte. De ce point de vue, on les effets cathartiques d’un jeu vidéo ne seraient pas toujours bienvenus.

Le jeu vidéo comme horizon d’attente

Cependant, malgré les difficultés que soulève le terme de catharsis lorsqu’on l’applique au jeu vidéo, il est un sens qui ouvre des perspectives de recherche.

La catharsis est un des aspects de la poétique d’Aristote. C’est, avec l’aisthesis, l’effet produit sur le spectateur de la poeisis, celle-ci étant l’expérience esthétique produite par l’auteur. Partant de cette distinction, Hans Robert Jauss a donné une théorie de la littérature dont certains aspects peuvent nous intéresser. Il fait remarquer que l’écriture s’oppose presque point par point à la lecture. La première est fixe, durable, transmissible, tandis que la seconde est éphémère, fragmentée, difficilement partageable. De l’une à l’autre, il faut l’actualisation du sens par le lecteur.

Il en va de même avec le jeu vidéo. Il n’est au départ qu’un ensemble de lignes de codes qui demandent à être effectuées par le joueur de jeu vidéo. Cette actualisation suscite en retour des expériences esthétiques en fonction des réussites et des échecs du joueur. Partie après partie, le joueur se fait une culture vidéo ludique. Il apprend les codes et la grammaire des jeux, il constitue, pour reprendre les termes de Hans Robert Jauss, un « horizon d’attente ». Le plaisir esthétique sera d’autant plus important que l’écart entre l’horizon d’attente et le jeu joué est grand. Si cet écart est faible, alors le joueur joue à un classique : la prise en main d’un FPS est toujours la même depuis Doom qui a mis en place le FPS comme classique. Avant lui, l’horizon d’attente des joueurs était constitué par les jeux de tir (« shoot them all/up »)

Or, cet écart entre ce qui est perçu et ce qui est représenté, entre les mots et les choses est précisément le lieu de travail du psychothérapeute

Le jeu vidéo comme actualisation des liens transféro contre-tranférentiels

Jouer à un jeu vidéo, c’est donc actualiser un texte écrit, ou plus exactement un code. Cette actualisation est bornée par ce que les règles du jeu permettent. Certains mouvements ou actes sont interdits dans le jeu puis deviennent possibles. C’est par exemple le cas lorsque le joueur acquiert de nouvelles fonctions en ramassant des bonus ou en changeant de niveau. D’autres sont tout simplement impossibles : le moteur ou les règles du jeu ne le permettent pas.

Ce que le joueur actualise dans le jeu est en lien avec des éléments de sa vie psychique dont certains sont eux aussi interdits ou impossibles hors jeu : le jeu vidéo permet de voler, tuer, séduire, faire et défaire des scénarios fantasmatiques… Le fragment de texte sur lequel le

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joueur s’attarde, celui qu’il retient comme « épique » renseigne sur des éléments de la vie psychique du joueur : ses identifications, ses relations objectales, ses projections.

Thomas Gaon a montré (Gaon, Th. 2009) à quel point le jeu vidéo est riche en propositions qui font écho à des angoisses inconscientes. Toutes les angoisses, des plus primitives aux plus élaborées (angoisses morales) en passant par les angoisses paranoïdes, dépressives ou de castration, peuvent être présentées au joueur.

Dans le dispositif thérapeutique, ces situations font l’objet d’accrochages ou d’évitements électifs qui se traduisent dans l’ici et maintenant : accrochage à la manette ou à une séquence, choc esthétique, exploration d’un espace, évitement d’un objet ou de son usage. Parfois, le jeu perd de son pouvoir attracteur et c’est l’éparpillement et la diffraction. L’espace de jeu peut être vécu comme ne dispensant pas suffisamment de richesses et cette avarice peut provoquer des vécus dépressifs – tout le bon a été consommé – ou paranoïaques – le bon reste caché par pure malveillance.

Le jeu vidéo comme médiateur

Melanie Klein a été la première psychanalyste à disposer des objets pour ses petits patients : du papier, des crayons, des personnages sexués et de tailles différentes… voilà le matériel qu’elle disposait pour ses patients. Le jeu réalisé pendant la séance était considéré par elle comme l’équivalent des associations libres de l’adulte et elle en cherchait les soubassements fantasmatiques.

Depuis le geste princeps de Melanie Klein, les psychanalystes ont exploré différents types de médiations et de médiateurs. Certaines s’appuient sur les qualités sensorielles du médiateur (la peinture, l’argile), d’autres sur la distinction aniné non-animées (équithérapie, « dog therapies »), d’autres empruntent à des éléments culturels (conte). Le jeu vidéo participe de plusieurs dimensions. Il propose des histoires dont certaines sont construites comme des contes et est un donné à voir, à entendre et à faire. Par là, différentes modalités sensorielles – le visuel, le sonore et le toucher dans sa double composante kinesthésique et tactile – sont sollicitées.

Dans le cadre thérapeutique, l’objet médiateur est un prétexte à la symbolisation. Il la précède, il est offre et matière à symbolisation. Celle-ci se fait à partir de lui et dans un aller-retour constant entre ce qui est manipulé, perçu, et verbalisé. En d’autres termes, « l’objet n’est médiateur que dans un processus de médiation » (Kaës, 2002). Jouer avec un jeu vidéo ne suffit pas pour avoir un effet thérapeutique : il faut que s’y adjoigne la présence d’un psychothérapeute qui mette en œuvre le cadre de la psychothérapie.

Le jeu vidéo comme attracteur

Didier Houzel (1987) a appelé objet attracteur un objet qui attire la vie pulsionnelle et émotionnelle du bébé. Le modèle en est donné par le sein et la situation type est celle de la tétée. Maintenu dans les bras d’une mère attentive, le bébé fait une expérience esthétique au cours de laquelle il se vit comme maintenu. L’objet attracteur crée les conditions de la

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consensualité et s’oppose au démantèlement qui est une expérience dans laquelle chaque modalité sensorielle va vers l’objet qui lui est le plus attracteur.

Les qualités du jeu vidéo font de lui un bon attracteur pour au moins deux raisons. La première est que la matière première des jeux vidéo est constituée d’images. Or, on sait la valeur d’appel, d’appuis et de transformation de celles-ci. Les images sont en effet pour la psyché un écran, un moyen de transport des émotions, et un lieu de ressource important en termes de sensorialité, de mémoire, d’accomplissement de désir, d’action et de sens (Tisseron, 1997).

La seconde raison réside dans l’interactivité. Elle permet à chacun de rejouer le type d’interaction fantasmatique qui a été celui de sa toute première enfance. Le joueur établit avec le jeu vidéo une « dyade numérique » au sein de laquelle il pourra rejouer les enjeux de ses toutes premières relations : établir un lien sécurisé, se rendre maitre des excitations, expérimenter un accordage affectif satisfaisant ou incarner l’idéal (Tisseron, 2008)

Psychothérapie et jeux vidéo.

Il y a au moins deux façons pour un psychothérapeute de travailler avec des jeux vidéo. La première est de l’utiliser comme médiation. La seconde est de l’utiliser comme médiateur d’une relation 4. Lorsque le jeu vidéo est utilisé comme médiation, le patient rapporte en parole ses expériences en rapport avec le jeu vidéo. Le travail se fait alors sur le récit que fait le patient de ses activités numériques. Le choix d'un pseudo, d'une classe de personnage dans un jeu vidéo, la fréquentation d'un forum sont des éléments qui peuvent apporter beaucoup d'informations sur son fonctionnement inconscient.

Sylvain Missonnier n’a pas eu directement affaire avec les jeux vidéos, mais l’apparition de dancing babies dans sa boite mail en marge de la psychothérapie d’une jeune femme et l’usage transférentiel qu’il a su en faire correspond tout à fait à ce type d’utilisation. Plus près de nous, Anne Brun, dans « Images fictives violentes et thérapies d’enfants : obstacle ou support pour la symbolisation » en a donné plusieurs exemples de l’utilisation du jeu vidéo comme médiation5.

Le jeu vidéo comme objet de relation

La notion d’objet de relation développée par Marcel Thaon et reprise par Guy Gimenez 6 est transversale à cette distinction. Un objet de relation est un objet qui est utilisé simultanément par les deux protagonistes de la psychothérapie. Il peut être un objet concret – un collier, un sac, un stylo – ou subtil – une chanson populaire, un tableau de peinture. Sa forme achevée est le langage qui ouvre des espaces de partage, d’échange et mais aussi d’incompréhension.

4 Je remercie Serge Tisseron de m’avoir donné cette distinction médiateur – médiation d’une relation (communication personnelle, Mai 2009)

5 BRUN A. (2009), « Images fictives violentes et thérapies d’enfants : entre traumatisme et symbolisation », in F. Houssier et coll., L’impact des images violentes : entre traumatisme et figuration, Paris, In Press, p 73-95.

6 Gimenez, G. (2002). Les objets de relation. In B.Chouvier (Ed.). Les processus psychiques de la médiation (pp.81-102). Paris : Dunod

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L’objet de relation est co-constuit et co-créé. Il apparait par surprise dans l’espace thérapeutique comme un « entre-deux appareils psychiques ». Il appartient à l’un et à l’autre, mais pas de la même manière. Il articule, sépare, transforme ou illusionne mais peut se gâter en un objet contra-dépressif, en fétiche ou en objet autistique7. Patient et psychothérapeute s’y reconnaissent suffisamment pour qu’il soit respecté et qu’il permette a chacun, avec la manière et la matière qui est la sienne, de traiter la matière psychique. Le médiateur est lui pensé en amont par le psychothérapeute et donné au patient.

Le jeu vidéo comme médiateur d’une relation. Exemple d’un dispositif psychothérapeutique

Lorsque le jeu vidéo est médiateur d’une relation, le patient joue avec un jeu vidéo en présence du psychothérapeute.

Au CMPP de Périgueux, le groupe psychothérapeutique jeu vidéo, appelé communément « groupe jeu vidéo » est un groupe dans lequel le jeu vidéo est utilisé comme médiateur de la relation. Il a été pensé avant sa mise en place et l’expérience clinique a apporté de nouveaux éléments de réflexion8.

Le groupe se réunit une fois par semaine dans une salle où se font habituellement les thérapies de groupe. Nous sortons le matériel d’une armoire protégée par trois serrures 9 et nous installons le matériel. Il y a autant de cartes mémoire que de participants. Le manuel de jeu est disposé sur la table. C’est au manuel que je me réfère lorsqu’une question m’est posée sur le jeu : le manuel dit comment on sauvegarde, comment on se déplace, quels objets sont manipulables. Il donne aussi des éléments sur l’histoire du jeu. Le groupe joue avec Ico 10, un jeu dont la trame narrative propose beaucoup d’éléments à penser : Ico, est un jeune garçon exclu de son village. Il est enfermé dans une vasque qui finit par se casser et se retrouve dans un immense château. En l’explorant, il rencontre Yorda, une jeune fille enfermée dans une cage. Il la libère, découvre qu’elle est assaillie par des esprits maléfiques, et qu’elle ne parle pas la même langue que lui. Yorda a le pouvoir d’ouvrir des portes mais ne peut se défendre

7 Ce sont ces destins qui sont derrière ce que certains appellent malencontreusement “l’addiction aux jeux vidéos”. En effet, les jeux vidéos peuvent être utilisés comme anti-dépresseurs : il y a toujours un autre avec qui jouer; ils sont utilisés comme fétiches lorsqu’ils aident à ne pas penser l’absence et la séparation; enfin, ils sont utilisés comme objets autistiques lorsque la recherche de sensations est sur-investie.

8 Par exemple, le jeu vidéo comme horizon d’attente est un rejeton des discussions sur ce groupe avec Jean-Jacques Lignier, collègue et ami.

9 Ces trois serrures sont une bonne image des précautions qu’entoure l’institution de ce nouvel objet : il est à protéger de l’envie des autres enfants. Mais il faut aussi s’en protéger. L’armoire est tout à la fois un coffre-fort qui protège son contenant et un contener qui protège l’environnement institutionnel de tout contact avec cet objet toxique.

10 ICO™ ¤ PlayStation.Com. (pas de date). . Retrouvé Mai 17, 2009, de http://www.icothegame.com/fr/index.htm.

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contre les ombres. Ensemble, Ico et Yorda vont chercher la sortie du château. Une observatrice prend des notes pendant les séances.11

Le groupe est prévu pour trois enfants et dure une heure : trois quart d’heure pendant lesquelles il est possible de jouer et un quart d’heure pendant lequel on éteint ou met en pause la console. Au départ, j’annonçais les temps de jeu. Je ne le fais plus et je laisse le groupe régler ces questions : qui joue, pendant combien de temps et dans quel ordre.

Pendant le jeu, je peux être amené à commenter ce qui se passe à l’écran : je prête alors des pensées ou des émotions à Ico, ou je décris l’environnement. Je dis la solitude, les précipices sans fin, la joie ou surprise d’une rencontre, ou encore ce que celles-ci peuvent avoir d’heureux ou de malheureux…

A l’issue du temps de jeu, le jeu est mis en pause ou arrêté. Le groupe discute alors de ce qui s’est produit dans le jeu. La parole associative est alors encouragée. On parle des autres expériences de jeu, et des autres expériences tout court.

Le groupe est proposé a des enfants dont la consultation a laissé prévoir qu’une psychothérapie individuelle serait trop difficile parce qu’elle se heurterait d’emblée à des mécanismes d’inhibition grave. Il est articulé par une double enveloppe : celle donnée par la médiation, et celle donnée par la mise en groupe.

Un moment clinique

Le jeu vidéo comme médiateur est proposée à un jeune adolescent, Denis. Il est plus âgé que les enfants du groupe jeu vidéo et présente des difficultés psychologiques qui me laissent penser que son insertion dans le groupe existant sera trop difficile. Aussi est il décidé de construire un groupe autour de lui et de proposer également une psychothérapie psychanalytique classique. Denis s’empare de l’objet jeu vidéo avec avidité. Ses questions sont incessantes, et servent surtout à persécuter et maitriser l’interlocuteur. Il n’en attend aucune réponse. Le premier jour, il est seul. Il est déconcerté par les éléments épars du matériel: « Mon père ne m’a pas appris à brancher la console » me dit-il. Puis, il annonce qu’il ne veut pas apprendre à le faire. Nous arrivons tout de même à installer le jeu. Il commence par se demander « C’est moi ça ? », s’en convainc en faisant courir Yorda. Il cherche, dit-il, des ennemis. Puis il s’étonne : « Y a pas de couteau, dans mes jeux ya des couteaux ! ». Il tourne un peu en rond, ne sait pas quoi faire. Il parle sans arrêt, commence à critiquer le jeu, et le thérapeute : « c’est nul ce jeu, il est nul votre jeu, c’est vraiment un jeu de merde ». Il trouve enfin comment sortir de la première salle, et se retrouve devant un second problème. Les critiques sont de plus en plus appuyées. Il est certain qu’il faut passer par une fenêtre et s’agace de tomber sans arrêt : pourquoi n’a-t-on pas mis de rebord pour qu’il puisse aller jusqu'à cette fenêtre ? Comment fait-on pour aller jusqu'à cette fenêtre ? Et pourquoi est ce que je ne lui dis pas ? Mais peut être est ce que je n’y ai jamais joué ? Ca doit être ça ! Il arrive finalement à critiquer son idée initiale et trouve la sortie. Dans la troisième salle, il commence a avoir ses habitudes et se trouve moins perdu. Il monte une échelle, puis un énorme escalier en colimaçon. Une séquence animée se déclenche lorsqu’il rencontre Yorda et il décide deux choses : c’est un garçon, il faut le libérer. Il trouve sans peine le mécanisme pour faire descendre la cage, la rejoint en bas. La cage ne touche pas le sol, et il se dit qu’il faut sauter sur la chaine pour la faire descendre. Lorsqu’il saute sur la cage, celle-ci

11 Il s’agit de Sandra Solhinac, étudiante en Master 1 de psychologie clinique et de psychopathologieColloque "Le jeu vidéo, au croisement du social, de l'art et de la culture" Limoges, 11 juin 2009

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tombe par terre et Yorda est libérée. Le temps de jeu est terminé. Il accepte sans difficulté d’arrêter de jouer. De ce qui a été joué, Denis ne dira pas grand-chose. Il reprendra son roulement de questions incessantes pour demander comment la séance suivante va se dérouler, si le jeu sera le même, affirmera qu’il lui sera facile d’en acheter un pour lui et qu’il y jouera à la maison, dira une nouvelle fois que « le jeu est trop nul ». Nous convenons d’un nouveau rendez-vous.

Les séances inaugurales sont toujours importantes dans une psychothérapie, et même s’il faut le temps du travail psychothérapeutique pour comprendre ce qui a été déposé, on peut repérer quelques éléments.

Le jeu permet d’abord un autre investissement de l’autre qui n’est plus, pour un moment, encerclé par des questions aussi pressantes qu’incessantes. Cela vaut d’ailleurs aussi bien pour Denis que pour moi-même : le médiateur instaure entre nous une zone tierce qui va pouvoir permettre l’établissement d’une relation moins saturée par la relation d’emprise et permettre à l’un comme à l’autre de penser plus librement

Des modalités de fonctionnement qui n’avaient pas été perçues pendant les entretiens préliminaires apparaissent dans le jeu. La première est que les relations logiques lui apparaissent facilement, et il est capable de les utiliser. La seconde est que ce fonctionnement cognitif est largement englué dans un fonctionnement projectif. Par exemple, lorsqu’il décide cette fenêtre est la sortie, il refuse de prendre en compte tous les autres éléments qui lui laissent penser le contraire. Il va même plus loin puisqu’il soupçonne le jeu d’être mal fait  : « il manque un rebord », dit-il. Des fantasmes de toute puissance percent un moment : il va, lui, passer là ou le passage n’est pas possible. C’est également son activité fantasmatique qui ne lui permet pas de prendre en compte le sexe de Yorda : malgré la robe qui vole au vent, les traits fins, la gracilité de la silhouette, pour lui, d’évidence, c’est un garçon. C’est régler rapidement les questions qui tournent autour de la différence des sexes.

Ce qu’il expérimente dans ces chutes répétées et ce rebord qui manque à le soutenir reste difficile à percevoir au-delà de cette lecture littérale : quelque chose manque à être suffisamment maintenue pour passer d’un bord à l’autre, d’une fenêtre à l’autre

Pour un joueur de jeu vidéo, une des sources du plaisir de jouer vient de pouvoir utiliser dans le bon rythme ce que lui donne l’environnement. Le joueur mêle ainsi ses fantasmes à ceux proposés par le jeu et crée ce que j’ai appelé un ludopaysage12. Pour Denis, l’environnement de jeu est fantasmé dès le départ comme menaçant. Il faut pouvoir s’en défendre parce qu’on est attaqué. Son premier mouvement est donc de chercher un arme. La prise en main du personnage et l’exploration de l’espace lui procurent peu de plaisir. Dans le jeu comme dans le situation transférentielle, ce qui est vécu de façon massive c’est le manque de soutien. On voit par là percer les défaillances narcissiques graves de ce jeune adolescent : les dépréciations systématiques qu’il fait d’Ico, de la situation de jeu et de la situation psychothérapeutique sont à l’image de la façon dont il se perçoit inconsciemment.

Conclusion.

Comme tous les jeux, le jeu vidéo a des fonctions intégratives : il permet d'accroître son expérience, de mieux intégrer les motions pulsionnelles agressives ou érotiques.

12 Leroux Y., Le jeu vidéo, un ludopaysage, Enfances & PSY 2008/1, N° 38, p. 129- 136.Colloque "Le jeu vidéo, au croisement du social, de l'art et de la culture" Limoges, 11 juin 2009

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Il est possible de construire avec des jeux vidéo des dispositifs psychothérapeutiques. Le jeu vidéo peut être médiateur d’une relation. Il ouvre alors un espace de rencontre entre le thérapeute et le patient, espace dans lequel représentations et affects sont échangés et transformés.

Il s’agit là d’un dispositif psychothérapeutique parce qu’il est construit pour symboliser la symbolisation (Roussillon, 1995 b). Il est un appel à la production et à leur verbalisation et au dégagement des enjeux conscients et inconscient de ce qui a été produit en prenant en compte ce qui se joue avec l’objet médiateur et ce qui se joue avec l’objet-groupe. Dans un tel dispositif, l’impact de l’objet jeu vidéo sur chaque participant et sur le groupe et ses effets sur la symbolisation est pris en compte. La façon dont il agit comme attracteur, ses fonctions d’intégration, mais aussi les réactivations d’éléments personnels qu’il ne manque pas de susciter

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Colloque "Le jeu vidéo, au croisement du social, de l'art et de la culture" Limoges, 11 juin 2009