205
LOUIS LAVELLE [1883-1951] Membre de l’Institut Professeur au Collège de France (1967) CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ Un document produit en version numérique par Jean Alphonse, retraité, bénévole, fondateur du site Métascience. Page web de l’auteur dans Les Classiques des sciences sociales. Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Psychologie Et Spiritualite

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Louis Lavelle (1883-1951)

Citation preview

Page 1: Psychologie Et Spiritualite

LOUIS LAVELLE[1883-1951]

Membre de l’InstitutProfesseur au Collège de France

(1967)

CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES

PSYCHOLOGIEET SPIRITUALITÉ

Un document produit en version numérique par Jean Alphonse, retraité, bénévole,fondateur du site Métascience.

Page web de l’auteur dans Les Classiques des sciences sociales.

Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de ChicoutimiSite web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la BibliothèquePaul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Page 2: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 2

Politique d'utilisationde la bibliothèque des Classiques

Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite,même avec la mention de leur provenance, sans l’autorisation for-melle, écrite, du fondateur des Classiques des sciences sociales,Jean-Marie Tremblay, sociologue.

Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuventsans autorisation formelle :

- être hébergés (en fichier ou page web, en totalité ou en partie)sur un serveur autre que celui des Classiques.

- servir de base de travail à un autre fichier modifié ensuite partout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support,etc...),

Les fichiers (.html, .doc, .pdf, .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le siteLes Classiques des sciences sociales sont la propriété des Clas-siques des sciences sociales, un organisme à but non lucratifcomposé exclusivement de bénévoles.

Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et person-nelle et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation à des finscommerciales des fichiers sur ce site est strictement interdite ettoute rediffusion est également strictement interdite.

L'accès à notre travail est libre et gratuit à tous les utilisa-teurs. C'est notre mission.

Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Président-directeur général,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

Page 3: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Jean ALPHONSE, retraité, bénévole,responsable du site web Métascience.

à partir du livre de :

Louis Lavelle

CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES.PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ.

Paris : Les Éditions Albin Michel, 1967, 268 pp.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les citations : Times New Roman, 12 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 17 mai 2015 à Chicoutimi, Villede Saguenay, Québec.

Page 4: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 4

DU MÊME AUTEUR

ŒUVRES PHILOSOPHIQUES

LA DIALECTIQUE DU MONDE SENSIBLE (Presses Universitaires de France)

LA PERCEPTION VISUELLE DE LA PROFONDEUR (Belles-Lettres)

La dialectique de l'éternel présent

DE L'ÊTRE (Éditions Montaigne)

DE L'ACTE (Éditions Montaigne)

DU TEMPS ET DE L'ÉTERNITÉ (Éditions Montaigne)

DE L'ÂME HUMAINE (Éditions Montaigne)

LA PRÉSENCE TOTALE (Éditions Montaigne)

INTRODUCTION À L'ONTOLOGIE (Presses Universitaires de France)

DE L'INTIMITÉ SPIRITUELLE (Éditions Montaigne)

MANUEL DE MÉTHODOLOGIE DIALECTIQUE (Presses Universitaires de France)

TRAITÉ DES VALEURS : Tome I : Théorie générale de la valeur

Tome II : Le système des différentes valeurs (Presses Universitaires de France)

ŒUVRES MORALES

LA CONSCIENCE DE SOI (Grasset)

L'ERREUR DE NARCISSE (Grasset)

LE MAL ET LA SOUFFRANCE (Plon)

LA PAROLE ET L'ÉCRITURE (L'Artisan du Livre)

LES PUISSANCES DU MOI (Flammarion)

QUATRE SAINTS (Albin Michel)

CONDUITE À L'ÉGARD D'AUTRUI (Albin Michel)

Page 5: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 5

CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES

LE MOI ET SON DESTIN (Éditions Montaigne)

LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE ENTRE LES DEUX GUERRES (Éditions Montaigne)

MORALE ET RELIGION (Éditions Montaigne)

PANORAMA DES DOCTRINES PHILOSOPHIQUES (Albin Michel)

Page 6: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 6

Louis Lavelle

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

Paris : Les Éditions Albin Michel, 1967, 268 pp.

Page 7: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 7

REMARQUE

Ce livre est du domaine public au Canada parce qu’une œuvrepasse au domaine public 50 ans après la mort de l’auteur(e).

Cette œuvre n’est pas dans le domaine public dans les pays où ilfaut attendre 70 ans après la mort de l’auteur(e).

Respectez la loi des droits d’auteur de votre pays.

Page 8: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 8

[267]

Table des matières

Quatrième de couvertureTable chronologique [263]Note de l’éditeur [7]

PREMIÈRE PARTIE [9]

Philosophie et spiritualité [11]

L'actualité de Platon [20]

L'idée de valeur [30]

L'existence personnelle [39]

La psychologie de la conversion [49]

La métaphysique de Paul Decoster [59]

DEUXIÈME PARTIE [69]

Les habitudes et la vie de l'esprit [71]

Les aptitudes mentales [81]

Psychologie et conscience [91]

Les tendances et la vie de la conscience [101]

TROISIÈME PARTIE [111]

Psychologie et sociologie [113]

L'homme et le caractère [123]

La formation du monde sensible [133]

Le langage et la pensée [143]

Page 9: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 9

QUATRIÈME PARTIE [153]

« Avoir une âme » [155]

Le sens de la souffrance [164]

L'angoisse originelle [174]

La crainte du surnaturel [184]

Le mystère de l'émotion [194]

L'origine du plaisir [204]

De l'ennui [213]

Le divertissement [222]

CINQUIÈME PARTIE [233]

La sagesse de Montesquieu [235]

De la sincérité avec soi-même [244]

L'intellectualisme de Paul Valéry [252]

Table chronologique [263]

Page 10: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 10

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

Quatrième de couverture

Retour à la table des matières

Dans le nouveau recueil de Chroniques philosophiques que groupePsychologie et Spiritualité, Louis Lavelle poursuit ses entretiens avecles lecteurs du « Temps » sur les thèmes de l'existence personnelle etdes grandes puissances du moi. Empruntant tour à tour les différentesvoies d'accès à la conscience que lui propose le philosophe ou le psy-chologue dont il présente l'ouvrage, Louis Lavelle met en lumièrecette dialectique cachée de nos puissances qui nous en livre la signifi-cation métaphysique et spirituelle. Ainsi se réalise « cette liaison in-dissoluble de la psychologie et de la métaphysique qui, chez Descarteset chez Malebranche, comme chez Maine de Biran, s'est toujoursmontrée la marque distinctive du génie français ».

ÉDITIONS ALBIN MICHEL

Page 11: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 11

[7]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

NOTE DE L’ÉDITEUR

Retour à la table des matières

Cet ouvrage fait suite au PANORAMA DES DOCTRINES PHILOSO-

PHIQUES et continue la publication des « Chroniques Philosophiques »que Louis Lavelle avait fait paraître dans « le Temps » de 1930 à1942. Pour la répartition des articles dans les différents volumes, ons'est inspiré de quelques indications laissées par l'auteur. Ce livre se-ra lui-même suivi par un dernier volume qui achèvera la publicationdes « Chroniques ».

Note de l'éditeur.

Note pour la version numérique : la pagination correspondant àl'édition d'origine est indiquée entre crochets dans le texte.

Page 12: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 12

[9]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

PREMIÈREPARTIE

Retour à la table des matières

[10]

Page 13: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 13

[11]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

PREMIÈRE PARTIE

1

Philosophie et spiritualité

Retour à la table des matières

M. Jacques Chevalier est un des rares philosophes qui trouvent deslecteurs dans le grand public. Il n'use pas de ce vocabulaire abstrait ettechnique que redoutent tous ceux qui n'ont point été en apprentissage.Sa langue est remarquable d'aisance et de fluidité. Il lui arrive mêmede marquer de la défiance à l'égard d'une orchestration dialectique quirisque de nous en imposer et de nous faire perdre le contact immédiatavec le réel. À l'étranger, il est un conférencier écouté. Et la philoso-phie, telle qu'il l'entend, n'est pas un domaine fermé : la beauté de lanature, l'action efficace, les mouvements sociaux ou religieux ne ces-sent de solliciter sa curiosité et de nourrir sa méditation. II ne cherchepas à construire un système, bien qu'on puisse en trouver les élémentsdans plusieurs de ses ouvrages, et même le dessin dans son livre del'Habitude. Plus qu'aucun autre penseur, il a contribué à propager ladoctrine de M. Bergson : ce n'est pas le trahir que de dire qu'il est lui-même bergsonien si, pour lui, comme pour M. Bergson, l'essentiel estd'atteindre « une réalité en train de se faire et à laquelle notre espritconcourt ». Mais c'est un bergsonien catholique, et qui s'accorde avecM. Blondel pour penser que la philosophie, au lieu [12] de rendre larévélation inutile, en prépare les voies. Il s'est intéressé aux « réveils

Page 14: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 14

religieux » qui se sont produits dans le Pays de Galles, depuis les ori-gines jusqu'à la fin du vie siècle, et à la vie mystique telle qu'on latrouve chez sainte Thérèse. Et l'on peut dire que ce qu'il met au-dessusde toutes les spéculations, c'est une expérience spirituelle qui doit être« une expérience du salut », et qui lui fait toujours chercher, selon lemot de M. Bergson à propos de James, « une émotion consolante aucœur de la réalité ». On le voit prêt à sympathiser avec les formes depensée les plus différentes de la sienne, à une condition toutefois, c'estqu'elles ne mettent point en doute l'immortalité de l'âme, qui est pourlui le critère de tout spiritualisme véritable.

Le nouveau livre qu'il vient de publier, et qui est intitulé Cadences(Plon), est un recueil d'études séparées, dont l'unité réside seulementdans l'esprit qui les anime. Les trois parties qui le composent sontgroupées sous les rubriques : « Chocs d'idées », « Disciplines d'ac-tion », « Aspects de la vie morale ». La première est consacrée àl'examen de certaines formes de pensée, échelonnées entre la Réformeet cette renaissance catholique qui semble se produire aujourd'hui, etqu'elles ont contribué à préparer. M. Jacques Chevalier essaie d'abordde caractériser les traits essentiels du luthéranisme par opposition àceux du calvinisme. Il nous montre dans le premier une manifestationdu génie allemand, qui est plus politique que religieux : ce que Luthercherche avant tout, c'est la séparation d'avec Rome, c'est le triomphedu particularisme sur l'universalisme. Or, le los von Rom, ce sera toutela politique religieuse de Bismarck. Mais Luther, c'est encore l'affir-mation de la concupiscence invincible et la négation du libre arbitre ;c'est la justification par la foi seule, [13] indépendamment desœuvres : Dieu agit en nous sans nous. Et, par une singulière consé-quence, comme il n'y a plus d'intermédiaire entre l'âme et Dieu, onassiste à un affranchissement de l'individu, qui produit nécessairementun désordre dont l'État seul est le remède. Ainsi devait se produire enAllemagne la subordination de l'ordre Religieux à l'ordre politique. Iln'en est point ainsi avec le calvinisme, qui a su sauvegarder la distinc-tion du spirituel et du temporel, et dont on peut dire que son échec enFrance l'a servi, en faisant de lui le parti de l'indépendance religieuse.La doctrine de la prédestination chez Calvin s'est accordée avec unprimat de la volonté, en donnant à l'individu le sentiment, au moinsdans l'aristocratie des élus, qu'il coopère à l'œuvre de Dieu. Dès lorson comprend que Calvin ait pu fonder une théocratie où il soumettait

Page 15: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 15

l'État à l'Église, comme Luther soumettait l'Église à l'État. Mais letriomphe du calvinisme devait produire en Angleterre des effets oppo-sés ; il a favorisé en effet l'avènement de la liberté politique chez cepeuple éminemment religieux où la spiritualité est toujours agissante,où la volonté trouve dans la conscience sa propre discipline, où l'indi-vidu a le sentiment de fonder lui-même cette société dont le rôle estd'assurer sa propre liberté. Cette description semblera peut-être un peuschématique, et M. Chevalier ne contestera pas qu'elle ne puisse êtrenuancée davantage. Mais elle a peut-être le mérite de nous montrerque la religion modifie moins le génie des différents peuples qu'ellen'en porte elle-même l'empreinte.

Nous trouvons ensuite une série d'études particulières à travers les-quelles on voit se former peu à peu toutes les exigences spirituelles dela conscience moderne ; sur Descartes d'abord, qui cherche en Dieu àla fois la liberté souveraine et l'ordre immuable, [14] mais qui entre-prend moins de dominer le monde par la spéculation ou par la méca-nique, comme on l'a soutenu, que de dominer son âme, en fondant lasagesse sur l'amour de Dieu et la connaissance de l'immortalité ; surPascal ensuite, aussi avide de vérité que Descartes l'était de certitude,qui tente de réaliser dans notre conscience cette union des deux con-traires : de la force et de la justice, de l'autorité et de la liberté, de lanature et de la grâce, de l'immanence et de la transcendance, qui estelle-même l'image de l'union dans le Christ des deux natures, la divineet l'humaine ; sur Ampère, qui cherche la Vérité derrière les vérités, etqui oppose à la science, attachée à un monde qui passe, l'esprit d'orai-son par lequel nous découvrons une réalité qui demeure éternelle-ment ; sur Bergson et sur James, enfin, qui annoncent un nouveau« printemps spirituel », très voisins l'un de l'autre et pourtant indépen-dants, tous les deux défiants à l'égard de l'intellectualisme, et cher-chant une participation à une source d'énergie qui les dépasse, l'unsous une forme plus métaphysique et l'autre sous une forme plus reli-gieuse, l'un à travers la conception plus profonde de la durée, l'autredans l'épanchement plus indéterminé du « flux de conscience ».

Mais c'est vers une philosophie alliée de la religion et qui en est laméditation et la prise de conscience que M. Chevalier nous conduitpeu à peu. Il nous donne comme exemple de la sérénité dans une âmecroyante le P. Pouget, religieux appartenant à la congrégation de laMission, dont M. Jean Guillon nous avait déjà donné un portrait dans

Page 16: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 16

les Cahiers du Van, qui a exercé sur lui la plus grande influence spiri-tuelle et qui fut, nous dit-il, le maître auquel il eut recours dans toutesles difficultés. Enfin, il observe avec faveur le retour de la pensée mo-derne [15] vers le réalisme thomiste et le recul de l'idéalisme considé-ré comme « un système clos qui enferme l'univers au sein de la penséehumaine », bien que ce recul puisse être contesté et que beaucoupd'idéalistes refusent d'acquiescer à une telle définition. Mais M. Che-valier sait bien que saint Thomas reste un homme de son temps etcette formule « Aquinas redivivus » ne le séduit que par l'exigencequ'elle exprime de renouer une tradition que la critique kantienne avaitinterrompue et de réconcilier l'immanence avec la transcendance, dumoins s'il faut que Dieu soit à la fois en nous et hors de nous, et que saprésence dans l'âme ne fasse qu'un avec l'appel de l'âme vers lui.

** *

La deuxième partie du livre est intitulée « Disciplines d'action ». Etces disciplines, M. Chevalier les montre à l'œuvre tour à tour chez lechartreux, chez le soldat, chez le paysan et chez l'artiste. On sent ici àquel point sa réflexion et sa vie sont intimement mêlées. La Char-treuse est près de Grenoble où il habite : il a observé avec admirationcette fusion de la vie anachorétique et de la vie cénobitique, de la con-templation individuelle et de l'action collective telle qu'elle a été vou-lue par saint Bruno. Il a connu ces solitaires qui unissent leurs soli-tudes, qui ne font qu'un seul vœu, le vœu d'obéissance, et qui le réali-sent dans le plus parfait silence, extérieur et intérieur. Et il est assuréde nous surprendre en nous apprenant comment cette vie, en appa-rence si éloignée de la matière, nous donne pourtant sur elle une sortede prise directe, comment, par exemple, les chartreux, en forgeant lefer à l'usage des templiers et des croisés, ont été les précurseurs de lamétallurgie moderne de la fonte et de l'acier. Mais les disciplines [16]du chartreux ne sont pas sans rapport avec celles du soldat. M. Cheva-lier a dédié Cadences à son père, qui était général : le livre du gradéd'infanterie est pour lui plein d'enseignements ; il y reconnaît toutesles marques de la servitude et de la grandeur militaires. Il semble qu'ily ait une opposition absolue entre le philosophe, qui ne fait appel qu'àla raison et à la liberté, et le soldat, qui ne vit que d'obéissance et desoumission ; mais elle est plus apparente que réelle. Pour le philo-

Page 17: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 17

sophe lui-même, la vertu de l'intelligence consiste dans la soumissionà la vérité, et la vertu de la volonté dans l'obéissance à l'ordre. Et lepire mal que l'on pourra dire de la discipline militaire sera toujoursdépassé par le « il faut s'abêtir » de Pascal, qui est pourtant le chemindes plus hautes conquêtes spirituelles. Considérons le paysan mainte-nant. M. Chevalier, qui vit une partie de l'année près des paysans deCérilly, dans la forêt de Tronçais, retrouve en lui l'homme primitif, quiest l'homme essentiel, fidèle aux traditions, en contact immédiat avecla nature, la terre et le ciel, et dont l'action, toujours subordonnée auxlois de la croissance et à l'incertitude des saisons, demeure enserréedans le double réseau des nécessités et des contingences, d'où naissentses deux vertus maîtresses qui sont la résignation et le courage. Enfinle mystère même de l'œuvre d'art nous montre comment la création etla contrainte sont toujours inséparables. M. Chevalier, reprenant unthème que l'on trouvait déjà exprimé par M. Focillon dans la Vie desformes, distingue de la figure, qui est un arrêt du mouvement dansl'espace, la forme vraie qui s'ordonne dans la durée, lieu des esprits,qui façonne la figure comme l'âme façonne le corps, et qui fait du con-tour la limite et l'épanouissement de l'être intérieur. Et il faut dire enmême temps que la contrainte exercée [17] par la matière est pourl'esprit le moyen même de son affranchissement et que, comme entémoignait déjà M. Bergson dans le Rire : « Le réalisme est dansl'œuvre quand l'idéalisme est dans l'âme : et c'est à force d'idéalité quel'on reprend contact avec la réalité. »

Dans la troisième partie de l'ouvrage, nous trouvons une suite dechapitres assez courts dans lesquels M. Chevalier nous montre com-ment, en humant des vapeurs de soufre à Cauterets, il apprenait à re-trouver le repos total, la parfaite concentration sur soi et la vertu de laméditation pure. Ces chapitres sont groupés eux-mêmes autour detrois titres essentiels : le fondement qui est l'ordre, le moteur qui estl'amour et l'obstacle qui est l'apparence. Dans les réflexions qui por-tent sur l'ordre, la pensée essentielle de M. Chevalier c'est que l'ordreest la loi intérieure du réel, mais que ce réel lui-même est l'ouvrage del'esprit, qui est seul capable de le discerner et de le maintenir. Oncomprend alors comment il peut dire à la fois que l'homme vit d'habi-tudes montées et régies par l'esprit, et que la liberté est le pouvoir quenous avons de nous soumettre à l'ordre, bien qu'il soit fâcheux qu'ellene puisse prouver sa réalité qu'au moment où elle s'y soustrait. C'est

Page 18: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 18

que, pour M. Chevalier, il y a identité entre l'être et la valeur. Ce quel'on voit bien quand on l'entend affirmer que « ce qui est, c'est ce quidoit être, ce qui mérite d'être, et que tout le reste qui ne mérite pasd'être n'est qu'une apparence ». Et nous ne pouvons qu'applaudir àcette subordination de la morale à l'ontologie, qui lui permet de parlerde l'est fondamental, qui est la pure essence de la morale.

Dans les réflexions consacrées à l'amour, M. Chevalier se montred'accord avec M. Blondel pour soutenir que ce qui fait la perfectiond'un être, c'est le [18] sentiment même de ce qui lui manque, mais quil'assure qu'il ne peut être fait que pour cela même qui lui manque. Ilfaut donc qu'il y ait en lui une capacité de recevoir, mais qui est tou-jours proportionnelle à sa capacité de donner. Là est le secret del'amour, où la suprême activité demande à se résoudre en une suprêmepassivité. On ne peut pas dire qu'il réside dans la satisfaction, car il estfait de désir et il espère toujours : son essence même est de vivre et derespirer dans l'avenir. Et pourtant, il n'y a que lui qui puisse nous don-ner la paix et la sécurité. Aussi peut-on comprendre qu'il nous comble,et qu'en même temps il soit le ressort de tous nos sacrifices. Il y a undédoublement du moi qui oppose le passé à l'avenir et la mémoire à lavolonté : mais l'amour rétablit son unité. Et il y a un autre dédouble-ment par lequel le moi, pour s'aimer lui-même, devient à la fois l'êtrequi aime et l'être qui est aimé. Mais cet amour est impuissant : carl'être qui aime ne peut se restituer à lui-même ce qui lui manque, etqu'il cherche dans l'amour. Il ne peut donc aimer qu'un autre que lui.Et il n'y a que Dieu qui puisse remplir son attente et lui donner tout cequ'il désire. Aussi peut-on nous dire que « pâtir Dieu, c'est la perfec-tion de l'amour », et qu'« on n'aime jamais que Dieu ou que soi ».

Considérons maintenant l'obstacle à la vie spirituelle qui résidedans l'apparence, ou plutôt dans cette sorte d'inversion par laquellenous donnons à l'apparence le nom de réalité. Car la réalité, c'est l'es-prit qui est la source même de l'activité et de la vie. Et l'apparence, cesont les images qui s'y substituent dès que l'esprit commence à se re-lâcher. Ainsi l'oisiveté engendre tous les fantômes. Ils se dissipent parle travail où l'esprit retrouve le contact des choses. Or chacun de nousa sans cesse à choisir entre l'esprit [19] et l'image, c'est-à-dire entrel'amour de Dieu ou l'attachement, aux idoles. Et nous trouvons icicette double affirmation qui fait l'unité du livre, et à laquelle la médi-tation sur le sommet du Balaïtous donne une sorte de finale lyrique :

Page 19: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 19

la première, à laquelle nous ne marchandons pas notre approbation,c'est que « la vérité n'a son plein sens que dans le domaine moral », etla seconde, qui aurait besoin d'être interprétée pour qu'on pût l'accep-ter sans condition : c'est que le présent n'est qu'une apparence, tandisque le réel c'est l'avenir. Mais nul ne peut contester que cet avenir necompte que par la présence même qui lui appartiendra un jour. C'estqu'il semble difficile de dissocier en effet le réel du présent ; et que lepassé ainsi que l'avenir sont trop souvent les lieux mêmes où flottel'imagination. Seulement ce présent ne peut pas être confondu avecl'instant qui passe ; c'est ce présent permanent et profond que chaqueêtre porte au fond de lui-même, et que le rôle du temps est, il est vrai,de nous permettre de retrouver sans cesse. Mais n'est-ce pas aussi lesentiment de M. Jacques Chevalier lorsqu'il évoque ces grandes âmesqui n'ont pas besoin de parler de la vie éternelle « où elles entrent deplain-pied, où elles sont entrées déjà » ?

Page 20: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 20

[20]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

PREMIÈRE PARTIE

2

L’actualité de Platon

Retour à la table des matières

Si l'on se demande quelle est la préoccupation fondamentale de laphilosophie contemporaine, on la trouve singulièrement accordée avecle problème qu'impose à notre réflexion l'anxiété même où nous vi-vons. Dans les époques tranquilles et quand l'esprit est de loisir, ils'interroge sur la nature du réel : il tente d'en percer le mystère ; sacuriosité est avant tout une curiosité théorique. De nos jours la penséephilosophique subordonne la considération du réel à celle de la va-leur : il n'y a pas de mot qui ait acquis dans ces dernières années plusde prestige que celui-là. Et l'on comprend sans peine qu'au moment oùtoute existence est menacée, où la civilisation est en péril, où la vies'engage et se sacrifie pour ce qui a plus de prix que la vie, l'idéemême de la valeur de cet univers où s'accomplit notre destinée, de lasignification qu'il a, ou que notre action peut lui donner, occupe toutela capacité de notre âme, ébranle toutes les puissances de notre sensi-bilité, et devienne l'unique objet auquel puisse s'appliquer notre médi-tation.

Mais en fait, cette relation de l'Être et de la Valeur a toujours for-mé l'essence de toute philosophie véritable : car la valeur est « la rai-son d'être » de tout ce [21] qui est, la justification du monde, tel qu'il

Page 21: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 21

nous est donné, par ce que notre raison et notre volonté se montrentcapables d'en faire. Or c'est là en particulier le centre du platonisme :et c'est ce que n'ont cessé de ressentir ces innombrables lecteurs quePlaton a trouvés dans chaque siècle, qui, à travers tant de subtilitésdialectiques et de mythes anachroniques, ne se laissaient séduire parun charme poétique insaisissable et partout répandu dans son œuvreque parce qu'ils y reconnaissaient l'écho de ces valeurs spirituelles quetoute conscience porte au fond d'elle-même et dont nul n'a réussi ànous livrer la présence avec tant de force ni de pureté. Déjà M. Robin,en présence du succès obtenu aujourd'hui par l'expression « philoso-phie des valeurs », nous avait montré récemment à quel point elleconvenait bien au platonisme. Et M. Joseph Moreau confirme cettethèse dans le savant ouvrage où il vient d'étudier, avec beaucoupd'érudition, de probité et de pénétration, la Construction de l'idéalismeplatonicien (Boivin).

Ce livre nous montre admirablement qu'il y a déjà dans Platon uneréponse à ce problème majeur qui aujourd'hui donne à la consciencetant de trouble et d'insécurité : comment en est-on arrivé à ce pointque l'esprit humain, dont la fonction propre est de connaître le mondeet de faire la science, voie la science à la fin le décevoir au lieu de lecombler, et tourner contre ses aspirations les plus essentielles la puis-sance même qu'elle lui a donnée ? Car on trouve chez Platon une con-ception très moderne de la science, dont il emprunte, comme les sa-vants contemporains, le modèle et l'instrument aux mathématiques. Etpourtant Platon nous montre que cette science est incapable de se suf-fire : non pas qu'il faille lui imposer des bornes, qu'elle ne doit pasfranchir, comme le proposait Auguste Comte, ou [22] chercher à ladéconsidérer et à l'humilier, comme ceux qui parlaient de « la faillitede la science ». Mais il ne faut point arrêter en elle ce mouvement del'esprit dont elle procède et qui ne peut trouver sa signification et sondénouement que si la science devient pour lui une condition et unmoyen, c'est-à-dire une simple étape de cette ascension indéfinie parlaquelle l'esprit entreprend de soumettre le réel et à un ordre qui doitd'abord être pensé comme vrai afin de pouvoir ensuite être voulucomme bon.

L'ordre que l'esprit découvre dans les choses doit délivrer l'esprit etnon point l'enchaîner : mais il faut pour cela qu'au lieu d'être mis auservice de l'égoïsme, dont la science pourtant nous enseignait déjà à

Page 22: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 22

rompre les limites, il se prolonge par un ordre dont nous sommesnous-mêmes les artisans, qui nous commande d'avoir égard, dans cha-cune de nos actions, non pas seulement à notre propre intérêt, mais àcelui de l'univers tout entier. Tel est le sens de l'idéalisme platonicien,qui se présente d'abord comme un idéalisme de la connaissance,puisque l'esprit, en nous rendant la réalité transparente, nous montrequ'il n'y a pas d'autre réalité que celle de l'idée, mais qui se convertitaussitôt en un idéalisme moral, où l'idée devient un idéal qui n'est passeulement le modèle de l'action, mais qui en est aussi le moteur : ceque l'on comprend assez bien si l'on n'oublie pas que l'idée suprême,le faîte de la hiérarchie des idées, est l'idée du Bien, dont toutes lesidées particulières tirent à la fois leur signification intérieure et lapuissance même par laquelle elles se réalisent.

La grandeur de Platon, c'est d'avoir tenté d'établir la soudure entrele monde de la réalité et le monde de la valeur, entre ce monde quenous avons sous les yeux et qui, s'il était tel qu'il nous apparaît, méri-terait [23] peut-être que nous nous détournions de lui pour le maudire,et ce monde que nous portons en nous, qui répond aux vœux les plussecrets de notre conscience, mais qui serait pour nous un rêve sansconsistance si nous ne parvenions pas par la pensée et par le vouloir àmontrer qu'il est la substance du monde réel ; car celui-ci peut l'ex-primer ou le trahir, mais il faut qu'il trouve en lui le fondement qui lesupporte et qui le justifie. Or y a t-il jamais eu un autre problème pourle philosophe, et même pour l'homme le plus simple dès qu'il com-mence à réfléchir ? Aussi M. Joseph Moreau appelle-t-il justementPlaton « le fondateur de la philosophie ». Aussi peut-on penser quenul ne philosophe s'il ne platonise.

** *

Toute la doctrine de Platon dépend, semble-t-il, de cette double af-firmation que la réalité véritable réside non pas dans l'objet, mais dansl'idée, c'est-à-dire dans un acte de la pensée, et que, de toutes les idées,la seule qui puisse donner à l'esprit une satisfaction absolue, être pourlui indivisiblement la source de son activité et le lieu de son repos,c'est l'idée du Bien. Ces deux thèses nous montrent avec assez de clar-té que l'être appartient à l'esprit et non pas aux choses, qu'il n'est pos-sible de l'atteindre et de s'y établir que par une opération de l'esprit,

Page 23: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 23

que partout ou cette opération s'accomplit l'apparence se dissipe, quepartout où elle fléchit l'apparence recommence à se former et à nousassujettir. On s'explique par là la conception que Platon s'est faite à lafois de la connaissance et de la conduite, de l'opposition qui les sépareet de la relation qui les unit. Car la perfection de la connaissance ne setrouve réalisée que là où l'esprit construit lui-même l'objet de la repré-sentation [24] selon une règle, ce qui n'arrive qu'en mathématiques, etla perfection de la conduite là où il détermine l'action de la volontéconformément à un idéal, ce qui est l'objet propre de la morale. C'estdonc dans les mathématiques et dans la morale que l'esprit trouve sessatisfactions les plus hautes : là comme ici la vérité et le bien dépen-dent de son exercice pur. De part et d'autre il dicte au réel un ordredans lequel il se reconnaît. Et l'on peut dire que si le propre de la ma-thématique, c'est d'introduire dans le monde la mesure, le propre de lamorale est d'introduire dans notre âme la juste mesure.

Mais comment se réalise maintenant le passage entre les mathéma-tiques et la morale ? On ne peut pas se contenter évidemment de dire,comme on le pense parfois, que l'idée mathématique et l'idéal moralsont des modèles auxquels nous cherchons à conformer le réel soit parla pensée, soit par le vouloir. Il y a entre ces deux extrêmes un inter-médiaire, qui est la technique. Or le plus grave danger auquel la cons-cience humaine et la civilisation tout entière ont toujours été exposées,à l'époque de Platon comme à la nôtre, c'est que la technique deviennel'unique but de la science pure et que, suffisant à tout, elle tende à ab-sorber la moralité elle-même. Tel était déjà le parti adopté dans l'Anti-quité par les sophistes, dont le rôle est si souvent travesti, et contrelesquels le socratisme n'a cessé de combattre : mais c'est aujourd'huiseulement que le développement prodigieux de la science et de sesapplications, en captant toutes les forces de l'intelligence, nous exposeà le voir triompher. On comprend sans peine pourquoi, car l'usage dela technique donne un succès visible qui frappe tous les regards, tandisque la valeur de cet usage est une chose plus secrète et [25] qu'aucunetechnique ne peut découvrir. C'est pour cela aussi que la techniquepeut toujours être mise au service de l'égoïsme ou de la violence,comme au temps des sophistes, et que la conscience ne doit jamaisperdre de vue ni la science pure, dont le rôle est de la fonder, ni la mo-rale, dont le rôle est de la régler.

Page 24: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 24

Entendons bien qu'il ne s'agit pas ici de méconnaître, encore moinsde rabaisser la valeur des techniques, dont on peut dire non seulementqu'elles nous permettent de devenir maîtres du réel en le subordonnantà nos fins, mais encore qu'elles introduisent en lui un ordre qui l'hu-manise en le mettant en rapport avec notre activité rationnelle et vo-lontaire. Mais si l'origine première de la technique est dans une con-naissance désintéressée et contemplative, il ne faut pas que l'espritaccepte qu'elle tourne en une défaite sa propre victoire, comme il ar-rive à la fois quand on subordonne la science pure à l'utilité, ce qui ladégrade, et quand, oubliant qu'elle nous avait elle-même délivrés del'égoïsme, on ne pense plus ensuite qu'à l'y asservir, afin de multipliersa puissance. On connaît le mot célèbre : « Science sans consciencen'est que ruine de l'âme. » Combien est-il plus vrai de la technique quede la science véritable ! Plaise à Dieu qu'une telle ruine de l'âme nesoit pas en même temps la ruine de tout l'univers.

Ce qui nous frappe encore dans l'emploi des techniques, c'est leurmultiplicité, qui est telle que chacune d'elles nous permet d'atteindreun but particulier sans que nous ayons besoin de nous soucier d'aucunautre. Ainsi nous voyons se former ces activités spécialisées dont cha-cune possède une valeur à son rang, mais qui, si elle cesse de le res-pecter, et si elle envahit toute la place, devient un principe de [26] dé-sordre qui menace de tout subvertir. Or il n'y a pas de technique parti-culière qui ait le droit de considérer la fin qu'elle nous permet d'at-teindre comme une fin absolue, capable de se suffire. Elle n'est elle-même qu'un moyen en vue d'une fin plus haute qui lui donne sa justi-fication, qui lui imprime sa juste mesure. Mais cette idée de la justemesure nous élève déjà de la technique vers la moralité. On peut dired'une part qu'elle nous oblige à la considération du Tout, alors qu'au-cune technique particulière n'a jamais en vue qu'un seul de ses as-pects, et que la considération du Tout est seule capable de réaliserl'unité des différentes techniques et de limiter les abus de chacuned'elles. Elle n'y réussit d'autre part qu'en établissant entre ces tech-niques une hiérarchie fondée sur l'inégale valeur de leurs différentesfins et en les subordonnant toutes à une fin suprême qui est l'idée duBien.

Aucune technique ne nous fournit jamais rien de plus qu'une puis-sance sur les choses, dont nous ne pouvons pas toujours modérer lesexcès, et dont l'emploi est toujours ambigu : cette puissance qu'elle

Page 25: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 25

donne sert également à édifier et à détruire, comme on le voit parexemple dans l'art des remèdes, qui est le même que celui des poisons,ou dans l'art de la parole, qui persuade indifféremment la vérité et l'er-reur. Aussi toute action technique doit elle être accomplie en vued'une autre chose qui porte en soi sa propre valeur. Or c'est le Bien quiest cette chose, la seule que la volonté puisse vouloir d'un vouloir ab-solu et qui est telle que toutes les démarches que nous pouvons faires'v réfèrent et trouvent en elle leur justification, alors qu'elle ne se ré-fère elle-même à rien d'extérieur, et qu'elle est à elle-même sa proprejustification.

** *

[27]

Par là éclate aussi un contraste essentiel entre l'idée mathématiqueet l'idée du Bien. L'une et l'autre peuvent bien nous fournir le modèleéternel de la réalité et de l'action. Mais l'idée du Bien possède par rap-port à l'idée mathématique un singulier privilège. Devançant en effetles conceptions les plus modernes, Platon aperçoit avec une extraordi-naire lucidité que, si loin que l'on remonte dans l'analyse mathéma-tique, on ne s'élève jamais qu'à une hypothèse dont la significationdépend pour nous de la fécondité des déductions que l'on on pourratirer. Au contraire, le Bien nous fait sortir du domaine de l'hypothèse :car il est ce que je veux de toutes mes forces et ce que je ne puis pasne pas vouloir, au moins si ma volonté, délivrée de l'instinct et du dé-sir, est devenue l'acte propre de mon esprit. Aussi est-ce en lui seule-ment que je saisis l'existence plénière, en lui seulement que l'appa-rence se dissipe, en lui seulement que l'intervalle s'abolit entre ce quiest et ce que je veux qui soit. On a donc bien le droit de dire que noussommes ici en présence d'un idéalisme, et d'emblée en présence de laforme la plus pure de l'idéalisme. Car en mathématiques rien ne peutporter atteinte à l'idée de l'égalité, même si elle n'est jamais réaliséeparfaitement entre des objets égaux. En morale, dût-il ne jamais s'ac-complir d'action juste, l'idée du juste ne serait en rien diminuée dansson essence ni dans sa signification. Mais l'égalité mathématique n'estjamais l'objet que d'une affirmation hypothétique, au lieu que le Bienest l'objet d'une affirmation catégorique : nul homme ne peut le refu-ser ; et ce n'est que par lui que nous [28] entrons véritablement dans

Page 26: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 26

l'existence. C'est donc à lui qu'il faudra subordonner les différentestechniques, qui sont les moyens de notre activité et transforment enoutils tous les objets qui sont dans le monde : et elles supposent à lafois la mesure, que les mathématiques suffisent à leur fournir, et lajuste mesure dont il est lui-même l'arbitre. Il unifie simultanément —comme on le voit dans la République — toutes les fonctions de la vieintérieure et toutes les fonctions de la vie sociale. Ainsi, le véritablerôle de la science est de devenir l'instrument de l'action morale : maissi la technique devient souveraine, c'est l'esprit qui s'abolit dans sonpropre ouvrage, au lieu de le dominer.

Le réel est là où s'exerce la pure activité de l'esprit : il réside doncdans les idées qui elles-mêmes procèdent du Bien que Platon compareau soleil et qui illumine l'intelligence, comme il anime la volonté. Il nese révèle à nous que dans une méditation de l'âme sur elle-même. Carl'âme ne se connaît que sous la forme du Bien ; et pour se connaître ilfaut qu'elle accepte de se réaliser, ce qui n'est possible que par la vo-lonté, qui la rend conforme à son idée. Celui-là seul se connaît qui,sachant ce qu'il veut être, le devient. Ceux qui demandent que l'on dé-finisse le Bien le confondent avec un objet. C'est ce que veut dire Pla-ton dans ce texte célèbre où il affirme que « le Bien l'emporte sur laréalité en majesté et en efficacité » : car il est pour toutes choses leprincipe qui fonde la connaissance que nous avons, en même tempsque leur croissance et que leur être même. Aussi déclare-t-il encorequ'« il ne faut pas s'imaginer trouver jamais en dehors de lui un Atlasplus vigoureux et plus immortel pour soutenir l'univers », et qu'entoute exactitude il n'y a que le Bien, avec l'amour que nous [29]éprouvons pour lui et l'obligation à laquelle il nous assujettit, qui for-ment le lien et le support de tout ce qui est. Sans lui la science perd salumière, et la technique son humanité ; et toute puissance s'écroule quine l'a plus pour fondement.

Page 27: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 27

[30]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

PREMIÈRE PARTIE

3

L’idée de valeur

Retour à la table des matières

Il n'y a point d'idée qui connaisse plus de succès chez les philo-sophes d'aujourd'hui que l'idée de valeur. Il n'y en a pas non plus quirencontre plus de sceptiques, ni peut-être plus d'adversaires. Et laconscience commune hésite sur ce mot qu'elle croyait comprendre, quia acquis tout d'un coup un prestige singulier, et dont elle se demandes'il ne cache pas une sorte de mystère que jusque-là elle n'avait passoupçonné. Pourtant, nous savons bien que c'est leur valeur que nousrecherchons dans les choses : nous disons qu'une chose vaut mieuxqu'une autre, et quand elle ne vaut rien, c'est pour nous comme si ellen'était rien. Il y a dans toutes les choses utiles et qui sont susceptiblesd'être échangées une valeur commune qui permet de les comparer etque nous appelons leur prix. Mais celles qui ont le plus de valeur sontprécisément celles qui sont incomparables, celles qui n'ont pas de prix.Nous parlons d'un homme qui a de la valeur en montrant l'estime oùnous le tenons ; et il nous arrive d'employer cette expression un peuétrange qu'il est lui-même « une valeur » comme si nous voulions té-moigner par là qu'une valeur réelle est toujours vivante et incarnée.Mais nous nous demandons encore si la vie « vaut » [31] la peined'être vécue ; et si nous pensons qu'elle est par elle-même indifférente,

Page 28: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 28

c'est pour mieux exprimer qu'il est possible d'en faire un bon ou unmauvais usage, c'est-à-dire précisément de lui conférer celle valeurque toute seule elle n'avait pas. En réalité, la valeur est présente par-tout où nous sommes capables de désirer ou de vouloir, d'admirer oud'aimer.

Telle est bien aussi la raison pour laquelle l'idée de valeur offreprise au soupçon. Car elle est, semble-t-il, incurablement subjective ;elle exprime les préférences de l'individu ; elle varie selon le temps etle lieu ; elle échappe à tout critère ; elle est une sorte de projection denotre sensibilité dans les choses. Or, à travers la sensibilité, c'est, tou-jours le corps qui risque de se faire entendre. Et le propre de la penséephilosophique n'est-il pas de s'orienter dans un sens tout opposé ? Ellesurmonte en nous la subjectivité. Elle délivre l'individu de cette ca-verne de l'opinion où la considération de la valeur semble l'enfermer.Elle est la visée de l'universel. Elle repousse tout assujettissement dela pensée au temps, au lieu, à l'affection et au corps. Elle est la viepropre de l'esprit qui cherche la vérité et non point la valeur. Telle estdu moins la conception que l'on se fait souvent de la philosophie, quel'on confond alors avec une certaine forme d'intellectualisme. Et si onallègue que, dans ce cas, la vérité devient la suprême valeur, on répli-quera que c'est là un jeu de mots, car la vérité resterait, ce qu'elle est,même si elle était horrible et désolante, même si on ne pouvait rienfaire de plus que la haïr. Dans la guerre où nous sommes engagés etoù il semble que le péril donne une acuité extraordinaire à tous lessentiments dont nous vivons en temps de paix sans leur prêter atten-tion, le problème de la [32] valeur devient pour toute conscience leproblème premier. C'est pour des valeurs que l'on se bat. Ne poussonspas l'aveuglement jusqu'à penser que cela n'est vrai que de nous. Nosennemis ont pour idéal « la terre et le sang ». Ce sont aussi des valeursqu'il ne faut pas nier, mais mettre à leur rang : et ce qui le prouve, c'estque pour elles on se montre prêt à sacrifier d'autres valeurs, parexemple l'intérêt individuel qui est encore au-dessous. Mais l'on n'en-tend parler aujourd'hui, même par ceux qui ne sont pas familiers avecla réflexion philosophique, que de valeurs spirituelles, qu'ils veulentdéfendre parce qu'elles sont infiniment au-dessus. Elles résident danscette libre disposition de la pensée et du vouloir qui fait de tout êtrehumain une personne, que nous demandons aussi bien pour les autresque pour nous, qui suppose cette conscience de soi, ce commun désir

Page 29: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 29

de justice et de coopération mutuelle où chacun se sent responsable àla fois de sa propre destinée et de la destinée de tous. Les corps luttententre eux pour la prééminence : ils ne l'obtiennent que par l'abaisse-ment ou la destruction de l'adversaire. L'esprit apporte la paix au-dedans et au-dehors : les succès d'un autre esprit sont aussi les siens.Mais sa jointure avec le corps est si étroite qu'il ne peut échapper àcette dure épreuve de faire appel au corps pour défendre les conditionsélémentaires qui lui permettent de vivre et de subsister.

L'intérêt que présente pour tous nos contemporains le problème dela valeur se marque par la publication des travaux très nombreux quilui sont consacrés. Nous avons cité déjà le livre de M. Parodi sur saConduite humaine et les valeurs idéales dont l'inspiration reste fidèleau rationalisme. M. Dupréel a fait paraître récemment un ouvrage im-portant qui se présente comme une Esquisse d'une philosophie [33]des valeurs où on trouve une analyse d'une extrême probité des condi-tions dans lesquelles la valeur se révèle à nous, de l'effort par lequelnous cherchons toujours à la promouvoir en ne cessant pourtant detrembler pour elle. Il y joint une critique souvent ironique ou acerbede la métaphysique traditionnelle dont il soutient que, sous les nomsvénérables de vérité, de beauté ou de bien, elle se donne la valeurcomme toute faite, qu'elle immobilise et pétrifie une fois pour toutesles aspirations de l'esprit, au lieu de chercher à les satisfaire : ce quinous paraît une condamnation bien injuste à l'égard des philosophesles plus grands, c'est-à-dire de ceux qui ont toujours su allier la sincé-rité avec la profondeur, et les exigences les plus hautes de la cons-cience avec le sentiment le plus aigu de la présence du réel et de soninépuisable complexité. Une jeune revue, mais qui a déjà conquis del'autorité, la Revue internationale de philosophie, publie un numéroparticulier daté du 15 juillet 1939, et qui porte tout entier sur la philo-sophie des valeurs. Il contient une série d'articles dus à des penseursde différents pays, MM. Dupréel et Leroux, Ewing, Perry, Parker etAlfred Stern : pour eux tous, le problème des valeurs paraît bien êtrele problème central de la philosophie.

M. Stern fait remarquer justement que le mot de valeur dans sonusage actuel a été accrédité par Nietzsche. Mais, au lieu de redouter lecaractère de subjectivité que l'on pourrait attribuer à la valeur, on peutdire que Nietzsche le revendique et qu'il va au-devant de toutes lescritiques que l'orthodoxie rationaliste prétendrait en tirer contre elle.

Page 30: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 30

Non seulement il brise à coups de marteau cette ancienne table desvaleurs héritée du christianisme, dont la portée était universelle et quispiritualisait la force en obligeant le fort à fortifier le faible au lieu del'anéantir ; [34] non seulement il distingue déjà deux races d'hommesdont l'une est faite pour la domination et l'autre pour l'assujettisse-ment, mais encore il met en balance la valeur et la vérité, et situe lavaleur au-dessus. Car nous pouvons nous demander quelle est la va-leur de la vérité, et lui préférer l'erreur si elle est plus tonique et plusefficace. On voit bien le parti que l'égoïsme individuel ou politiquepeut tirer de semblables maximes. Mais en restant sur le terrain philo-sophique, on peut dire que ce relativisme de la valeur rappelle le rela-tivisme de la vérité tel qu'il avait été enseigné dans l'Antiquité par lessophistes, en particulier par Protagoras : « L'homme est la mesure detoutes choses », disait-il, et il faut entendre par là sans doute que c'estchaque homme qui est la mesure de toutes les affirmations qu'il peutporter sur les choses. Il y a cependant une grande différence entre Pro-tagoras et Nietzsche. Car il semble bien que le relativisme de Protago-ras soit destiné seulement à déceler en quelque sorte les limites etl'impuissance de la conscience lorsqu'elle cherche à atteindre l'univer-sel : ce qui justifie le scepticisme, mais aussi une bienveillance mu-tuelle dans les rapports de tous les hommes entre eux. Le relativismede Nietzsche est tout opposé. Il prétend élever la subjectivité jusqu'àl'absolu. La valeur n'est pas suspecte, ni diminuée parce qu'elle estindividuelle. C'est du tréfonds de l'individu qu'elle tire au contraire sapuissance, son prestige et son être même. Elle est tout entière posée etcréée par un acte de volonté sans lequel elle n'aurait pu ni apparaîtreni subsister. Aussi, son essence est-elle la guerre et non point la paix.

Laissons de côté la question de savoir s'il n'y a pas une contradic-tion à affirmer la vérité ou la valeur sans qu'elles prétendent l'une etl'autre à l'universalité ; [35] laissons même de côté cette objectionclassique que celui qui énonce qu'il n'y a que des vérités ou que desvaleurs individuelles énonce par là une proposition dont la validité estuniverselle. Il est remarquable pourtant que tout l'effort de la pensée,c'est de soustraire la vérité du moins à la décision du sens propre :c'est un résultat auquel la science est parvenue. Mais la valeur est res-tée en arrière : c'est qu'elle nous émeut bien davantage et qu'elle estpour nous un objet d'amour. Pourtant, elle ne se réduit ni à l'émotionni à l'amour : elle est ce qui les justifie, ce qui les rend dignes d'être

Page 31: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 31

éprouvés. Par là on serait conduit à se demander non plus s'il existeune valeur de la vérité, mais plutôt s'il existe une vérité de la valeur.Telle était déjà dans l'Antiquité la pensée de Platon qui, au lieu d'op-poser la valeur à l'être, considère l'idée du Bien comme le faite de lahiérarchie des idées, qui sont pour lui indivisiblement les réalités véri-tables et les fins idéales de l'activité. Dans le même sens, la philoso-phie allemande contemporaine, à l'inverse de Nietzsche, prétend ob-jectiver les valeurs, bien que ce ne soit pas toujours dans une intentionparfaitement pure et qu'il s'agisse peut-être de relever encore les va-leurs auxquelles la politique donne le premier rang. Retenons cepen-dant ce problème qui constitue sans doute le centre de la théorie desvaleurs : c'est que si la valeur est une réalité, elle est le critère du dé-sir. Or peut-on définir le désirable autrement que comme l'image dudésir ? Ne nous hâtons pas de conclure au cercle vicieux ; car cetteapparence de cercle témoigne peut-être, comme dans le platonisme,que la valeur constitue précisément le secret du monde spirituel au-quel la conscience tend toujours à s'égaler, mais sans jamais y parve-nir.

Telle est aussi la raison pour laquelle la valeur ne [36] peut pas êtredéfinie : autrement, on en ferait une chose. Elle ne peut être que sug-gérée. Nous aspirons vers elle, mais sans jamais la posséder, mêmepar la connaissance. Aussi ne peut-on manquer de s'intéresser à tousles efforts par lesquels les philosophes tentent de l'approcher. M. Le-roux s'attache à déterminer les composantes de la valeur : il note par-mi elles la richesse, qui est le signe de la vitalité intérieure ; l'harmo-nie, qui ordonne cette richesse ; la lumière qui la pénètre, qui luidonne son rayonnement et qui maintient l'équilibre de la richesse et del'harmonie ; l'élan enfin, qui est sa source dynamique, et sans lequelelle ne porterait aucun fruit.

M. Dupréel, de son côté, a bien marqué le caractère hiérarchiquedu monde des valeurs qui fait qu'aucune ne peut être posée par nousautrement que par rapport à une autre que nous devons dépasser et parconséquent renoncer. Ainsi la vie est une valeur si on la compare àl'existence inanimée ; mais il y a des valeurs spirituelles plus hautes aunom desquelles nous sommes prêts à la sacrifier. Les valeurs sontdonc nécessairement multiples et relatives. Elles ont pourtant destraits communs que M. Dupréel analyse avec beaucoup de finesse etd'originalité : c'est leur « consistance » et leur « précarité » ; leur con-

Page 32: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 32

sistance d'abord, qui donne aux choses une sorte d'unité et de suffi-sance que l'on voit croître à mesure que l'on s'élève vers des valeursplus hautes. Ainsi, la matière est très peu consistante : elle est livréeau flux de toutes les actions qui s'exercent sur elle sans être capable deleur résister ni de les capter. Mais voyez la vie : toutes ses fonctions,la chaleur animale, le mouvement, l'assimilation, la reproduction, ontpour objet de la soustraire au milieu environnant et d'assurer son indé-pendance. Au-dessus d'elle, l'esprit domine la variabilité des désirs etdes [37] besoins. Il consolide ce qui, livré à lui-même, finirait pars'éparpiller et par se dissoudre. Seul, il est désintéressé, par cette sortede maîtrise souveraine qu'il exerce toujours sur les choses et sur soi.Seulement, la connaissance de la valeur n'est jamais assurée. Etmême, son honneur, c'est d'être toujours en péril, d'être toujours me-nacée. Elle demande qu'on la maintienne. Elle est fragile, elle est pré-caire ; elle se perd dès que l'attention ou la bonne volonté viennent àfléchir. C'est une tendre chose que la vie, si on la compare à l'inertiedu monde matériel. Et l'esprit est bien plus exposé encore : il n'y a rienen lui qui soit acquis pour jamais : il ne trouve sur son chemin que desobstacles et des ennemis, et le premier de tous qui est la paresse inté-rieure. Il faut qu'il ressuscite sans cesse. Ce qui suppose sans douteune intention profonde de notre conscience, dont on peut toujourscraindre qu'elle ne soit ni assez persévérante ni assez pure.

On peut se demander si ce n'est pas là retrouver cette unité de lavaleur dont M. Dupréel ne veut à aucun prix. Mais rien de pluslouable que le motif qui le porte à affirmer une pluralité des valeurs, àcondition cependant qu'elles soient convergentes et non point concur-rentes. C'est pourrait-on dire le respect de la vocation originale dechaque être humain qui lui fait haïr toute altitude unilatérale et exclu-sive : car celle-ci engendre la violence, dans laquelle il voit toujoursles signes non pas seulement de la passion, mais de la vulgarité, de lafacilité et d'une sorte de panique du consentement. La contemplationdu monde des valeurs doit produire au contraire cette force tranquillequi réside dans la modération et qui nous persuade non seulementqu'un philosophe a toujours à apprendre d'un autre philosophe, maisencore un homme d'un autre homme et l'on ne [38] marchandera passon approbation à des formules comme celles-ci que « tout ce qui sepose comme exprimable ou comme réel n'est jamais que valeur », que

Page 33: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 33

la philosophie doit donc être définie comme une méditation sur lesvaleurs, et que cette méditation doit être poursuivie avec ténacité sil'on veut parvenir à « comprendre mieux » et « avoir à nier moins ».

Page 34: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 34

[39]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

PREMIÈRE PARTIE

4

L’existence personnelle

Retour à la table des matières

Les deux premiers volumes des Œuvres de Laberthonnière pu-bliées par les soins de M. Louis Canet étaient consacrés à des Étudessur Descartes. Le troisième volume qui vient de paraître contient, denouvelles Études sur la philosophie cartésienne et les Premiers écritsphilosophiques. Les pièces qui s'y trouvent réunies sont de valeur trèsinégale : un grand nombre d'entre elles ont pour objet le problème dela connaissance, qui tourmente l'auteur sans qu'il parvienne à décou-vrir une solution qui le satisfasse. Mais toutes sont intéressantes pourle philosophe et pour l'historien de notre temps par la lumière qu'ellesnous apportent sur cette inspiration spirituelle qui a rempli sa penséeet sa vie, sur le divorce qu'il établissait entre la méthode scolastique etla méthode cartésienne, sur la signification enfin de cette philosophiede la personne qu'il avait entrepris de fonder, pour laquelle il s'est ex-posé à tant d'incompréhension ou d'hostilité, et que l'on cherche au-jourd'hui à retrouver, sans reconnaître toujours ce qu'elle lui doit, niles combats et les souffrances qu'il a affrontés pour elle.

Le premier de tous les problèmes est le problème de notre desti-née : c'est le seul qui réussisse à nous [40] émouvoir profondément etqui puisse remplir toute la capacité de notre conscience ; nous refu-

Page 35: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 35

sons de l'examiner par une sorte de crainte qui nous oblige à détournerde lui le regard et à chercher ailleurs des pensées qui nous divertis-sent, mais il ne nous quitte plus dès que nous l'avons considéré unefois avec une suffisante gravité ; et nous en retrouvons alors la pré-sence dans la moindre de nos démarches, à laquelle il donne encore sasignification et son poids. Nul n'a mieux senti que le P. Laberthon-nière comment le problème de notre être propre, c'est le problème del'être total, dont nous faisons partie, mais qui nous dépasse, qui nousadresse des appels auxquels nous ne répondons pas toujours, dans le-quel nous ne cessons de puiser la puissance même de nous créer, quinous dispense de tous les dons, mais qui nous en laisse l'usage, et àl'égard duquel nous assumons une responsabilité que nous sommesincapables de récuser. « Il n'y a qu'un problème, dit-il, le problème denous-même, dont tous les autres dérivent. Par la conscience de nous-même, nous nous posons d'abord non pas comme étant, mais commeaspiration à être et exigence d'être. C'est qu'un infini nous pénètre etnous déborde, nous sollicitant à participer à son être. En même tempsque nous nous voyons infirmes et caducs par cela seul que nous exis-tons sans l'avoir ni su ni voulu, nous sommes emportés au-delà denous-mêmes non seulement par l'aspiration à posséder tout l'être ettoute la vie, mais par l'obligation de nous égaler à tout l'être et à toutela vie. Car nous ne souffrons pas seulement d'être refoulés par ce quin'est pas nous : nous nous sentons responsables d'en demeurer sépa-rés. » M. Louis Canet, qui est l'éditeur le plus attentif et le plus dé-voué, et qui épouse toutes les querelles [41] de son auteur avec uneardeur incomparable, définit les tendances essentielles du P. Laber-thonnière par « l'horreur du ghetto scolastique, la foi dans l'effort per-sonnel au sein de la société spirituelle et la double référence à saintAugustin et à Pascal », traits qui caractérisent assez bien le climat deson œuvre tout entière. Il n'aimait pas la scolastique, où il trouvait unasservissement de l'esprit à la lettre, une aggravation d'un naturalismeet d'un formalisme hérités d'Aristote, d'où la vie s'était échappée et oùl'âme chrétienne opprimée ne parvenait plus à respirer. « Quand j'au-rais appris tout ce qu'ont dit Aristote, saint Thomas et les autres, jesaurais ce qu'ont dit Aristote, saint Thomas et les autres, mais pas da-vantage. Si je ne vois pas par moi-même la vérité, indépendammentde leur autorité, je n'ai point de science. » On croit entendre Male-branche repousser presque dans les mêmes termes l'autorité des An-ciens pour invoquer la lumière qui éclaire tous les esprits.

Page 36: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 36

Aussi ne s'étonnera-t-on pas que, malgré la parenté profonde quil'unissait à Pascal et à saint Augustin, ce soit à Descartes qu'il attribuele mérite d'avoir ouvert à la philosophie sa voie véritable, d'en avoirfait une réflexion du moi sur lui-même, une prise de possession duréel dans l'acte tout intérieur par lequel la personne se constitue. Àvingt-quatre ans, le P. Laberthonnière se déclare pour Descartescontre la scolastique. C'est que Descartes est pour lui le libérateur del'esprit. Il nous apprend à chercher l'être véritable en nous et non pointhors de nous. Il nous oblige à nous engager tout entier dans la plushumble de nos affirmations. Il exige qu'au lieu de subordonner laconscience à l'objet nous subordonnions l'objet à la conscience quitrouve en lui un double instrument pour penser et pour agir. C'est quel'homme ne fait son entrée dans le monde qu'en [42] disant : « Jepense, donc je suis », c'est-à-dire en mettant son esprit au-dessus deschoses : et même il n'y a pour lui qu'un esprit, auquel tous les hommesparticipent par une démarche qui leur est propre et grâce à laquelle ilscommunient. Nul n'est dispensé de cette démarche qui fait de lui unepersonne : nul n'aura accès dans la vérité que par elle. « Chercher lavérité en elle-même et par sa raison personnelle, voilà ce que j'appellephilosopher ; et, dans cette recherche, après avoir observé, n'affirmerque ce qu'on voit clairement, voilà la méthode cartésienne. Ainsi lecartésianisme est-il quelque chose de beaucoup mieux qu'un systèmeopposé à la scolastique. C'est l'esprit philosophique qui prend cons-cience de lui-même. » Car il ne peut pas être question d'autorité enphilosophie. Et il n'y a pas d'orthodoxie en philosophie parce que laphilosophie c'est la vie de la pensée, et que l'homme ne peut trouver lavérité qu'à condition d'entrer en lui-même pour l'y chercher.

Mais une attitude si sincère, si généreuse et si hardie est-elle com-patible avec la foi chrétienne et ne risque-t-elle pas de la rendre inu-tile ? L'ardeur et la sécurité de sa foi permettent au P. Laberthonnièrede répondre à cette question avec un tranquille courage. Il se défendcontre l'idée de tout péril que la raison pourrait faire courir à la foi.« Prétendez-vous, dit-il, que ce soit dangereux ? Oh ! je souhaite pourla vérité qu'un tel procédé devienne contagieux et descende réellementdans la pratique des philosophes. Parce que l'usage de notre liberténous soumet sans cesse au danger de prévariquer, nous ne devons paset, du reste, nous ne pouvons pas abdiquer devant elle. » Car nous de-vons savoir que l'acte de foi ne peut être rien de plus que l'exercice le

Page 37: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 37

plus parfait de la raison. Les luttes entre la foi et la raison [43] sontdes luttes imaginaires : il n'y a de luttes qu'entre l'erreur cl la vérité.C'est que « ma raison, c'est moi », ce qui veut dire qu'elle est en moiune adhésion personnelle, que je ne puis refuser au Verbe même quim'éclaire.

C'est là ce qui permet sans doute au P. Laberthonnière d'aller jus-qu'à dire que la philosophie et le christianisme sont identiques. « Des-cartes a fait ce que le christianisme ordonne sans cesse à chaquehomme de faire au milieu des vanités et des bruits du monde. Il estrentré en lui-même, il a réfléchi, il a cherché la vérité dans son âme. »Non pas que l'on puisse en déduire que la grâce est devenue inutile.Seulement « Dieu ne donne point la grâce pour remplacer la nature,mais pour l'aider. Si la grâce fait la force de l'homme, cette grâce,l'homme l'aura dans sa réflexion philosophique comme dans ses autresactions ». Et si la grâce est. une augmentation de force de nos facultés,« ce sont toujours nos facultés qui agissent : elle soutient notre volontéet éclaire notre raison, mais c'est notre volonté qui agit, c'est notre rai-son qui comprend ». Aussi ne faut-il pas s'étonner si le siècle où toutesles intelligences furent vraiment chrétiennes, c'est le siècle de Des-cartes, le propre de tous les génies du XVIIe siècle, c'est précisémentd'avoir rompu avec la scolastique : et la même science de l'hommeintérieur faisait alors les grands philosophes, les grands chrétiens etles grands écrivains.

Pourtant il ne s'agit pas tant d'aimer les grands hommes que de lesimiter. Et le P. Laberthonnière qui admire tant chez Descartes la liber-té de l'esprit l'imite en pratiquant à son égard cette même vertu queDescartes lui a enseignée. « Je suis cartésien, dit-il, mais je ne le suispas comme on est thomiste. Il y a en lui quelque chose de stoïque quime [44] répugne ; je n'aime pas sa froideur ; il se retire dans la soli-tude, et je ne vois pas qu'il souffre de la souffrance des autreshommes. » Il ne trouve pas en lui comme dans Pascal ce double sen-timent de tendresse et de détresse qui est la marque d'une constanteblessure au cœur de notre humanité. Mais il est comme Pascal qui dit :« Nous n'aimons pas Descartes » et qui est pourtant cartésien.

Peu importe qu'il ait méconnu Descartes, qu'il n'ait pas reconnuderrière sa réserve un peu fière cette générosité toujours offerte, où laraison devenait un austère amour et où, dans sa solitude même, il por-tait sans cesse avec lui le souci du destin de l'humanité tout entière.

Page 38: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 38

Car il faut que chaque être garde la vocation qui lui est propre, etcherche dans le monde des êtres assez proches de lui pour que sa sen-sibilité et la leur éprouvent les mêmes résonances. Mais le reproche leplus grave que le P. Laberthonnière fait à Descartes, c'est de n'avoirpas su tirer des prémisses mêmes de sa doctrine les conséquences lesplus décisives. Ce que Descartes a perçu avec plus de clarté et de vi-gueur que personne au monde, c'est que la réalité est spirituelle, quenous l'appréhendons là où notre conscience s'affirme par un acte inté-rieur qui fait de nous un être personnel, que l'objet n'a pas d'existenceindépendante, et qu'il n'est par rapport à nous qu'un spectacle ou uneapparence. Sur de tels principes il fallait fonder une science des per-sonnes et des relations interpersonnelles qui aurait eu infiniment plusde profondeur et de valeur ontologique que la science des choses etdes lois qui les unissent. Et les choses auraient été réduites à leur véri-table rang, qui est de fournir aux personnes des moyens d'expressionet de communication. Mais la réflexion cartésienne s'est infléchie dansun autre sens. Après avoir affranchi l'esprit [45] humain, Descartes acessé de se préoccuper de sa destinée propre : il s'est contenté de re-tourner son opération vers la terre afin qu'il nous permette de la domi-ner. Dès lors on a vu apparaître une opposition entre la physique desAnciens, qui est une physique de la contemplation et qui cherche dansle monde des choses belles à voir, et la physique cartésienne, qui est« une physique de l'exploitation », et qui cherche dans le monde deschoses bonnes à posséder. Mais ni l'une ni l'autre ne peut donner satis-faction aux aspirations essentielles de notre conscience ; seulementelles peuvent contribuer à la servir, à condition, il est vrai, que la pre-mière nous montre partout autour de nous les symboles sensibles de lavie spirituelle, et que la seconde prépare son avènement après nousavoir permis de triompher peu à peu de toutes les entraves de la ma-tière et du corps.

** *

La pensée fondamentale du P. Laberthonnière réside peut-être danssa distinction radicale entre les êtres et les choses. Les êtres, ce sontles personnes qui disposent d'une initiative propre, qui veulent, quipensent et qui aiment. Mais les choses ne sont que les moyens dont lespersonnes disposent pour s'exprimer et pour se réaliser. Or il y a deux

Page 39: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 39

philosophies : l'une qui considère la réalité comme constituée par leschoses, et qui cherche son modèle dans la science dont elle devientpeu à peu la servante : l'autre qui la considère comme constituée parles esprits et par la société que forment entre eux tous les esprits : ellea pour méthode la réflexion sur soi, et pour moyen d'action la charité.Au lieu de mépriser la science, elle la relève en la mettant à son ser-vice et lui donne une signification qu'elle n'avait pas tant [46] qu'elledemeurait isolée. Alors la liberté et la vie morale cessent d'être desillusions ; c'est par elles que nous atteignons cette intimité secrète quiest l'essence même du réel, et dont les objets ne sont jamais que lesmanifestations ou les véhicules. Car chacun reconnaît sans doute quele réel est là où est son intérêt le plus profond. Et il n'y a pas d'hommequi dans ses moments les plus purs de sincérité ne soit prêt à souscrireà ce mot naïf, si simple et si beau : « Le réel, ce n'est pas ce qu'ontouche, mais ce qui touche. »

Être savant, c'est considérer le réel comme un objet immense quele regard peut contempler, la pensée reconstruire, la technique utiliser.Être philosophe, c'est considérer le réel dans cette activité intérieure àlaquelle nous participons, qui fait de nous une personne et qui donne àchacune de nos démarches une signification morale. Ce n'est pas s'en-fermer dans la solitude de sa propre conscience ; mais c'est savoirqu'elle ne peut pas être rompue par notre rapport avec les choses, etqu'elle ne peut l'être que par notre rapport avec d'autres consciences.Car nous ne pouvons pas dépasser les frontières de notre moi par lareprésentation qui, si abstraite qu'elle soit, demeure toujours intérieureà nous-même, mais seulement par cette action réelle et personnelle quiest seule capable d'atteindre d'autres êtres hors de nous, ayant la mêmeindépendance que nous et la même dignité spirituelle. De là cette af-firmation que la vérité est toujours morale ; ce qui veut dire d'abordsans doute qu'elle n'est pas « ce qui nous apparaît naturellement, maisce qui nous apparaît après l'effort que nous avons fait pour nous déga-ger de notre point de vue individuel et nous placer à un point de vueuniversel » ; mais ce qui veut dire surtout que l'effort qui nous dé-couvre l'universel est le même [47] que celui qui triomphe en nous del'égoïsme, et qui nous permet de former une société véritable avectous les autres êtres. Là où cette société commence à se former, c'estDieu même qui nous devient présent. Et la pensée de Dieu ne faitqu'un avec ce parfait désintéressement qui nous empêche de nous re-

Page 40: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 40

garder nous-même comme un absolu, auquel nous voudrions tout ré-duire ou tout subordonner.

Nous atteignons ici le sommet de la vie de la conscience. Aprèsavoir reconnu que l'être c'est le subjectif et que l'objectif est l'appa-rence, il a fallu, à l'intérieur même du subjectif, discerner l'activitéégoïste qui nous enferme dans les limites du moi, et l'activité moralequi nous oblige à les dépasser, mais parce qu'elle est le témoignaged'une présence spirituelle qui ne cesse de nous inspirer, bien que nouslui soyons souvent infidèles. Elle s'exprime déjà dans la justice, quioblige l'être à sortir de soi, ce qui n'est possible que par un acte de vo-lonté qui est déjà un acte d'amour. Mais elle ne se réalise vraiment quepar la charité qui, « comme le tranchant du glaive, pénètre jusqu'à laracine de l'être », qui est « angoisse de mort et tressaillement de vie »,qui produit la lumière, éclaire et adoucit le mystère de l'existence et deses épreuves, et nous fait sentir que Dieu est là. Telle est la conclusionde l'ouvrage, qui suffit à nous montrer pourquoi, tandis que nous neconnaissons le monde qu'en nous opposant à lui, nous ne connaissonsDieu qu'en nous rendant identique à lui. De telle sorte que ce qu'onappelle le salut, c'est de devenir Dieu dans la mesure de ses forces etde vivre soi-même de la vie divine.

On comprendra facilement maintenant combien il est vrai d'appli-quer à la pensée du P. Laberthonnière ce qu'il disait lui-même de toutsystème philosophique, que c'est toujours une certaine altitude de [48]l'âme. Et il invoquait dans le même sens le témoignage de Boutroux :« Les systèmes philosophiques sont des pensées vivantes. C'est encherchant dans les livres le moyen de ressusciter cette pensée en soiqu'on peut espérer de les entendre. » Y a t-il un plus bel éloge que l'onpuisse faire d'un auteur, y a t-il pour lui un gage plus sûr d'immortalitéque de pouvoir le retrouver tout entier dans son œuvre, une fois qu'il adisparu, avec la même flamme qui le brûlait, mais qui s'est changéemaintenant pour nous en une clarté apaisée, avec les tribulations qu'ila vécues, mais qui se sont effacées et ne laissent subsister derrièreelles que le pur monument d'une liberté invincible et pourtant en re-pos ?

Page 41: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 41

[49]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

PREMIÈRE PARTIE

5

La psychologie dela conversion

Retour à la table des matières

Il n'y a point de problème qui éveille dans la conscience plus desusceptibilité que le problème religieux. Celui qui a la foi engage pro-fondément son être personnel et sa destinée propre dans une relationintime et secrète avec un être invisible : de cette relation dépendent lavaleur de chacune de ses actions et la signification de sa vie elle-même. Celui qui n'a pas la foi n'a de confiance que dans l'objet et dansla raison ; toute affirmation qui va au-delà dissimule à ses yeux uneillusion intérieure, une défaite de l'esprit qui cède au prestige d'uneautorité ou à la séduction d'un sentiment. On comprend donc bienqu'ils ne puissent se regarder sans une muette interrogation qui res-semble à un soupçon et produit en chacun d'eux une blessure : car quepeut être le plus souvent l'incroyant pour le croyant, sinon un aveugleou un coupable, et le croyant pour l'incroyant, sinon un être abusé etasservi ? Ainsi le domaine religieux forme une terre réservée sur la-quelle on ne s'aventure qu'à bon escient et quand on se sent déjà d'ac-cord : autrement, on redoute d'être indiscret ou meurtri. Le respect quenous gardons pour les autres hommes, le souci, affiné par l'éducation,

Page 42: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 42

de ne point empiéter sur leur vie personnelle, de ne s'entretenir [50]avec eux que de l'objet de nos préoccupations communes, ont jeté unesorte d'interdit sur des questions qui sont pour nous trop émouvanteset où chacun occupe souvent une fois pour toutes une position qu'il nediscute pas.

Ainsi le monde de la raison et le monde de la foi sont devenus peuà peu deux mondes différents entre lesquels toute communication adisparu. Il arrive même que le croyant les dissocie à l'intérieur de sapropre conscience sans chercher à s'enquérir du chemin qui les unit.Cette séparation était déjà pour Descartes le moyen le plus propre àréaliser la paix morale en nous et peut-être entre nous. Mais cette so-lution n'est-elle pas chimérique ? L'unité de la conscience ne se laissepas rompre : il n'y a pas de foi véritable qui ne pense pouvoir se justi-fier par de bonnes raisons ; et l'autorité de la raison à son tour seraitnulle si elle devait limiter ses prétentions au point de reconnaître sonincompétence partout précisément où notre destinée est en jeu. Car lesoppositions apparentes qui dressent ici les individus les uns contre lesautres sont plus superficielles qu'on ne croit : il y a en effet une cons-cience humaine à laquelle chacun d'eux participe selon sa vocation etselon ses forces, mais dont il retrouve en lui tous les aspects lorsqu'ils'approfondit assez. Ainsi le sentiment religieux est un élément, nonpas de certaines consciences, mais de la conscience tout court.

On comprend donc que la psychologie ne puisse manquer de lesoumettre à son examen, bien qu'on ait contesté son droit à le faire.C'est ce droit que cherche à défendre M. Penido au début d'un ouvragequ'il vient de faire paraître sur la Conscience religieuse dans la collec-tion de Cours et documents de philosophie publiée sous la direction deM. Yves Simon (Téqui). Il reproche en particulier à Max [51] Schelerd'avoir considéré la psychologie religieuse comme une sorte de con-tradiction : dans son livre sur l'Éternel dans l'homme, Scheler montreen effet que la psychologie ne peut qu'ignorer l'essence du phénomènereligieux, puisque le propre de ce phénomène c'est, au lieu de laisserla conscience enfermée dans ses propres limites, de l'obliger à sortird'elle-même, de lui donner une orientation transcendante et qui la dé-passe. À quoi M. Penido objecte que tout acte religieux se manifestepourtant à l'intérieur de la conscience, et qu'il y revêt certaines formessubjectives dont on ne peut douter qu'elles ne soient un objet pour lepsychologue. Pourtant, il ne croit point qu'ici la psychologie puisse

Page 43: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 43

suffire : car une étude purement empirique du sentiment religieux ris-querait de méconnaître ou d'abolir son originalité en le détachant pré-cisément de ces affirmations sur l'être et sur la valeur sans lesquelles ilserait incapable de se soutenir ; elle ne peut parvenir à le comprendreque si elle fait appel à l'ontologie et si elle accepte de s'y subordonnerde quelque manière. Or cette conclusion ne nous paraît pas aussi éloi-gnée qu'il le pense de celle de Scheler, qui, comme tous les phénomé-nologues, au lieu de faire de la conscience le siège de nos états, la dé-finit comme une activité intentionnelle, tout entière dirigée vers cer-tains objets ou certaines fins qui lui donnent à la fois son élan et sasubsistance. Dès lors, de même qu'il serait vain d'étudier la consciencesensible en dehors de son rapport avec la couleur et le son, sans les-quels elle ne pourrait pas s'exercer, de même on ne saurait isoler laconscience religieuse de son rapport avec l'absolu sans abolir en ellele caractère qui la fait être. Ce qui suffit pour montrer que la psycho-logie ne peut jamais être une science séparée, et que l'étude desmoindres manifestations de notre vie subjective [52] évoque le pro-blème de notre propre situation dans l'univers et de la communion quis'établit entre le réel et nous.

** *

De là l'intérêt privilégié que possède le problème de la conversion,qui forme la partie la plus importante du livre de M. Penido et quinous montre le changement radical qui se produit dans la consciencelorsqu'elle découvre en elle une valeur absolue à laquelle elle doitconformer sa vie et qui seule peut lui donner sa véritable signification.Le mot de conversion peut être pris dans des sens très différents : nouspouvons l'employer pour désigner toute réforme de notre pensée ou denotre conduite à condition qu'elle ait quelque continuité, et rien nenous empêche de dire, si nous nous repentons de notre désintéresse-ment ou d'une générosité qui nous paraît aujourd'hui mal récompen-sée, que nous nous convertissons à l'égoïsme ou au matérialisme.Pourtant, l'expression ici ne manque pas de nous choquer. Carl'égoïsme et le matérialisme sont pour nous une pente à laquelle ilnous suffit de céder. Or, se convertir, c'est toujours faire effort pour serenouveler. Le mot conversion ne reçoit son sens le plus plein et leplus fort que lorsqu'il désigne un retour intérieur vers une activité dont

Page 44: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 44

nous assumons la responsabilité et qui possède pour nous une suprêmevaleur. S'il y a conversion, c'est que nous avons retrouvé un principequi fonde notre être et donne à notre vie sa signification : aussisommes-nous prêts à la sacrifier pour qu'il triomphe. Jusque-là notreexistence nous avait paru obscure, fortuite et monotone. Elle reçoittout à coup une lumière et un relief extraordinaires. Les moindresévénements acquièrent une surprenante plénitude. Toute conversionest strictement [53] une renaissance. Et puisque, malgré tout, la natureet l'habitude menacent toujours de nous entraîner, peut-être faut-il direque la conversion qui paraît toujours se produire d'un seul coup n'estpourtant jamais acquise : notre vie spirituelle doit résider, si l'on peutdire, dans une conversion continue.

Ceux qui cherchent à expliquer la conversion du dehors sansl'avoir éprouvée trouvent toujours une immense disproportion entreles motifs qui la provoquent et la transformation qu'elle produit dansnoire âme. Ils cherchent toujours à en diminuer la réalité ou la portée.Un mot prononcé et cent fois entendu, une lecture qui jusque-là nousavait laissé indifférent, une prédication dépourvue de tout éclat, tour-nent inopinément notre pensée et notre volonté vers une vérité quenous avions toujours portée au fond de nous-même et qui se découvretout à coup à nous comme le vœu secret de tout notre être. Commentcelui qui demeure étranger à une telle vocation intérieure pourrait-ilrendre compte par le simple jeu des causes et des effets d'un change-ment si soudain et qui ressemble à la cristallisation de tous les élé-ments épars de notre vie intime et personnelle ? On observe le mêmeéchec dès que l'on lente d'expliquer les sentiments de celui qui aimepar les raisons de celui qui n'aime pas.

M. Penido pourtant distingue des conversions exogènes et des con-versions endogènes : les premières semblent dépendre d'une causeextérieure qui peut n'être qu'une occasion. Ainsi M. Delacroix nous ditque « c'est souvent à une personne que l'on se convertit, autant qu'àune Église ». Et l'on sait l'importance attribuée par M. Bergson à l'ap-pel du héros et du saint. Mais de telles remarques prouvent surtout queles hommes sont les uns pour les autres des médiateurs : or le rôle d'unmédiateur, c'est de [54] produire en nous cette révélation de nous-même qui est l'effet d'une totalisation et d'une unification soudaine-ment obtenues de toutes les aspirations qui sommeillaient en nouspresque à notre insu. Dans ce groupe de conversions, les plus singu-

Page 45: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 45

lières sont les conversions collectives, qui expriment sans doutel'aspect grégaire de la vie humaine et montrent pourtant que l'acte leplus personnel de chaque conscience peut devenir, dans certaines cir-constances données, le même pour toutes. Il y a des crises collectivesde la vie religieuse qui paraissent coïncider avec certains cataclysmes,comme si ces derniers obligeaient toutes les âmes à se replier enmême temps sur la pensée de leur origine et de leur destinée : ce quisuffit à expliquer pourquoi on observe alors partout à la fois la mêmesoif de réveil, le même sentiment du péché, la même réceptivité àl'égard de l'appel pathétique du plus humble réformateur.

Mais toutes les conversions sont endogènes de quelque manière.Elles sont toujours méditées et préparées jusqu'à un certain point.Quand elles semblent se produire brusquement, elles supposent ce-pendant une longue assimilation. On surestime presque toujours lerôle joué en elles par l'inconscient : car c'est la conscience qui forge,éprouve, rejette et récupère tour à tour cette multiplicité de compo-santes que la conversion finit par intégrer. Le cardinal Newman disaitque, dans sa propre évolution, il n'avait jamais éprouvé le sentimentd'une coupure. Il arrive parfois que la conversion n'est rien de plus quela renaissance d'une foi d'enfance. Mais la plus douloureuse et la plusdramatique, c'est celle qui n'est elle-même que le dénouement d'unlong débat intérieur dans lequel la conscience, incapable de resterdans l'indifférence et se portant d'emblée jusqu'à l'extrémité de l'an-goisse, est partagée entre l'amour et la haine [55] jusqu'au moment oùle persécuteur finit par se changer en martyr.

Si on laisse de côté certaines conversions sociales où la famille,l'intérêt, la situation jouent un rôle, et qui sont souvent plus apparentesque réelles, il faut reconnaître que la conversion véritable est toujoursune conversion de la volonté et du cœur, qui change le sens même denotre intention et l'inflexion de tous nos actes. On dit alors justementque le moi éprouve l'impression d'une nouvelle naissance, soit parcequ'il devient autre qu'il n'était, soit parce qu'il retrouve enfin l'être qu'ilétait, mais qu'il avait quitté. II n'y a pas de conversion qui ne doiveatteindre le fond même de l'être, au point où il réalise sa propre unité,où il engage sa vie dans l'absolu. C'est, pour cela que la conversionébranle toutes les puissances de l'âme qui lui permettent à la fois de sejustifier et de s'épanouir. Elle comporte tout à la fois des motifs intel-lectuels et des motifs affectifs. Elle est à la fois dogmatique, c'est-à-

Page 46: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 46

dire qu'elle change nos croyances, et morale, c'est-à-dire qu'ellechange notre conduite. Contrairement à ce que l'on croit, si elle estvivante, elle est toujours en acte et n'est jamais terminée. Les conver-sions qui nous frappent le plus vivement sont celles où l'on passe del'infidélité à la foi, mais celles qui nous instruisent le mieux sont cellesqui se produisent à l'intérieur même de la foi, qui souvent n'est décou-verte que lorsqu'elle était depuis longtemps pratiquée, et qui peut ac-quérir chaque jour plus de pureté, de lumière et de ferveur.

** *

S'il n'y a de conversion que spirituelle, on pense parfois qu'elle ré-side toujours dans la recherche [56] d'une compensation à l'égard decertains biens matériels qui nous manquent ou qui viennent à nousêtre retirés. Mais cette conception d'une conversion destinée à fournirsur un autre plan une sorte de suppléance à des désirs frustrés scanda-lise également les ennemis de la vie spirituelle et ses véritablesadeptes. En réalité, les consolations que l'on demande à la religionsont toujours une défaite de la religion ; et. il arrive que l'amour sacrébrûle encore des feux de l'amour profane. C'est là pourtant la thèseque la psychanalyse a reprise de nos jours en faisant de la vie spiri-tuelle la sublimation de la vie des sens. Mais le mot même de sublima-tion, malgré son prestige, ne doit pas nous induire en erreur ; c'est lavie des sens qui est considérée ici comme la vie véritable ; quand laprivation l'oblige à se sublimer par l'imagination, nous n'avons plusentre les mains qu'une illusion vide de substance ; et il est difficiled'admettre, quand nous avons découvert son origine, qu'elle ne se dis-sipe pas et n'engendre pas en nous le désespoir. Non point que nouspuissions jamais rompre toutes les attaches entre la vie sensible et lavie spirituelle : celle-ci a souvent d'autant plus d'élan que l'autre avaitelle-même plus d'ardeur. Mais la question est de savoir où est pournous la véritable réalité : est-elle dans les sens qui demandent à l'espritde transférer une jouissance impossible dans de vains simulacres ?Est-elle dans l'esprit pour lequel les sens doivent servir d'instrumentsqui se changent trop souvent en obstacles ? Il n'y a point de rappro-chement, si subtil qu'on l'imagine, entre nos deux vies, qui puisse nousdispenser d'opter entre les deux thèses. Là est l'unique critère de lavraie conversion. Quand le désir est sublimé il cherche à oublier la

Page 47: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 47

satisfaction qui lui est refusée : peut-il y penser sans souffrir encored'en être privé ? Au contraire, quand [57] le désir est vraiment spiri-tualisé, il ne pense aux satisfactions dont il est délivré que pour souf-frir d'y avoir cédé. Il ne suffit pas de dire que l'objet de la passion s'estpurifié : c'est l'âme tout entière qui s'est purifiée de la passion. Ainsil'amour sensible et l'amour mystique, au lieu d'être dans le prolonge-ment l'un de l'autre, sont de sens contraire : et si l'amour courtois s'ex-prime souvent dans les termes de l'amour mystique, on oublie, selonM. Bergson, que c'est l'amour qui a commencé par emprunter à lamystique sa ferveur, ses élans, ses extases : « en utilisant le langaged'une passion qu'elle avait transfigurée, la mystique n'a fait que re-prendre son bien. » La psychologie de la conversion montre assezclairement que nous ne pouvons pas dissocier l'exercice de nos fonc-tions psychologiques de nos conceptions métaphysiques, c'est-à-direde notre relation avec l'absolu. Inversement, il n'y a pas d'illuminationqui puisse se produire en nous ni de grâce surnaturelle qui puisse nousêtre infusée autrement qu'en utilisant les voies psychologiques. Sansdoute faut-il dire de la conversion à la fois qu'elle met en jeu toutes lesressources de la conscience et qu'elle les transcende : la psychologiescientifique met souvent sur le compte du subconscient les effets quele croyant attribue à la grâce ; mais le subconscient peut encore êtrepour lui le véhicule de la grâce. Retenons sur ce point le texte remar-quable du P. de Condren : « Plus la vertu de Dieu est pure dans lesâmes et moins elles la sentent ; car Dieu, et tout ce qui est vraimentdivin, est insensible et incompréhensible ; et nous ne saisissons que cequi est nôtre ou conforme à nous et à nos puissances sensuelles ouintellectuelles. » Mais dans tous les cas l'essence de la conversion re-ligieuse c'est de transformer l'anthropomorphisme de la conscience enthéocentrisme. M. Penido fait remarquer [58] que le propre de l'an-thropocentrisme, c'est de produire une exaltation du moi (eritis sicutdii), une exigence de totale autonomie (non serviam), un refus de re-connaître la misère et l'insuffisance de la créature, un transfert de lanotion d'absolu de Dieu à l'homme. Au contraire la conversion reli-gieuse suppose toujours « la conscience fruste ou délicate d'une indi-gence ou d'une dépendance ». D'une manière plus générale, peut-êtrefaut-il dire que le caractère commun de toutes les conversions, c'est denous obliger à penser que la vérité implique toujours un acte de su-bordination. Toute satisfaction que le moi pourra éprouver cesse d'êtrele but de sa recherche, pour devenir l'effet de cette subordination. Non

Page 48: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 48

point que la liberté alors soit abolie, mais nous sentons, comme levoulait Newman, qu'il ne peut y avoir d'autre liberté pour nous quecelle qui nous rend captif de la vérité.

Page 49: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 49

[59]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

PREMIÈRE PARTIE

6

La métaphysique dePaul Decoster

Retour à la table des matières

Paul Decoster vient de mourir, tout jeune encore, très peu de tempsaprès avoir abandonné sa chaire de l'université de Bruxelles, en nouslaissant quatre petits ouvrages seulement : la Réforme de la cons-cience, le Règne de la pensée, Acte et Synthèse, De l'unité métaphy-sique, dont le dernier porte en sous-titre « Épilogue philosophique »,et qui sont les témoignages les plus émouvants d'une existence consa-crée à la méditation la plus pure et la plus austère, soutenue par unefoi incomparable dans la puissance de l'esprit et dans la valeur su-prême de cet acte de penser dont dépendent à la fois la significationdu réel et la gravité de la vie.

La réflexion philosophique se réduisait pour lui à 1'« action spiri-tuelle prise dans toute son intégrité ». Il y a en chacun de nous desmarques de la nature individuelle, des états qui relèvent de la sensibi-lité, et qui traduisent notre limitation plutôt que notre puissance : maisnotre dignité consiste seulement dans l'exercice de la pensée, qui est,par rapport à notre nature, une faculté de redressement dont l'usage est

Page 50: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 50

toujours entre nos mains. Or la philosophie, c'est l'analyse de la pen-sée, analyse qui met à nu la synthèse même par laquelle cette pensée[60] s'élabore. Il n'y a de positif en nous que l'acte par lequel nouspensons : l'affectivité n'est rien de plus que la pensée proprement diteau moment où elle se sent momentanément dépassée et fascinée parl'excès de sa richesse, ce qui explique l'illusion par laquelle nous laconsidérons comme plus riche que la pensée elle-même, alors qu'elleest seulement la promesse d'une pensée qui ne s'est point encore ac-complie. Cette pensée est omniprésente. Son origine est partout etnulle part. Elle se multiplie par elle-même à l'infini. Elle est à l'égardd'elle-même le principe de son propre dépassement, une source de di-versité et d'unité à la fois, qui, par sa seule opération, engendre la joiede la conscience. Cette activité spirituelle est proprement « poétique »au sens le plus fort et le plus beau que l'on puisse donner à ce mot, etla métaphysique est une sorte de poésie sans images où l'auteur et sonœuvre s'identifient. Cette activité se conquiert et se possède à propor-tion de l'intensité même de son effort. La joie qu'elle nous donne estinséparable de l'inquiétude dont elle sort, mais dont elle nous délivre,et qui n'est que la pensée elle-même privée de stabilité, et se cherchantavant de s'être trouvée. Mais cette pensée qui se réalise par une purifi-cation indéfiniment poursuivie à l'égard de tous les objets de l'opinionest seule capable, grâce à la perfection de cette ascèse, de nous décou-vrir l'unité métaphysique suprême à laquelle tout le réel est suspendu.

Par opposition à la critique philosophique, qui, comme on le voitchez Kant, part d'une connaissance déjà faite pour la soumettre àl'examen, la métaphysique est la génération même du vrai. Elle ne naîtpas d'un problème déjà posé et qu'elle cherche à résoudre : elle seplace d'emblée sur un plan où la notion même de problème s'évanouit.Elle est l'esprit [61] dressant sa propre généalogie, l'intelligence seproduisant elle-même en même temps qu'elle produit la totalité del'intelligible. Toute métaphysique authentique doit exprimer une pro-cession de tous les aspects du réel à partir d'un principe initial dont ilsémanent ou auquel ils participent. Les deux métaphysiciens les pluspurs sont sans doute Spinoza et Plotin. Mais il n'y a proprement méta-physique que dans la découverte de cette source suprême d'où jaillit,tout ce qui est. C'est elle que Plotin appelle l'Un, et Spinoza la Subs-tance ; c'est elle que Fichte et déjà Aristote ont désignée par le motd'Acte, le plus beau et le plus pur de la langue philosophique. La mé-

Page 51: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 51

taphysique passe infiniment en rigueur la poésie et la mystique, maiselle suit les mêmes chemins. elle est comme elles unitive et créatrice ;et, comme elles, elle introduit notre vie dans l'absolu par cette sorted'abolition de toute dualité entre le dehors et le dedans, entre l'indivi-duel et l'universel, dont elle nous donne une expérience qui recom-mence toujours. Elle ne cesse de renaître quand on croit qu'elle a suc-combé : et les critiques de la science ne valent pas plus contre elle quecontre la poésie ou la mystique. Mais il est inévitable qu'elle apporteaux uns la présence même du réel, et qu'elle ne soit pour les autresqu'un rêve sans consistance. Car il y a peut-être, selon Paul Decoster,une cécité métaphysique analogue à la surdité musicale et invinciblecomme elle. Mais faut-il s'en plaindre, ou reconnaître qu'il existe unemétaphysique sans technique, et que tout homme est métaphysiciensans le vouloir dès que la vie devient pour lui sérieuse, c'est-à-direqu'il s'engage lui-même d'une manière absolue au moment de penserou d'agir ?

Loin de nous transporter au-delà de toute expérience, le propre dela métaphysique c'est de nous [62] établir d'abord dans une expériencesuprême, à la fois primitive et permanente, et dont toutes les autresdépendent. Cette expérience doit être pleinement intérieure à elle-même. Elle n'est donc pas celle d'un être, qui serait toujours extérieurà l'opération qui le saisit. Elle ne peut être que celle d'un acte s'ac-complissant et se réduisant à son exercice pur. Mais il faut que cetacte soit un acte de l'intelligence, faute de quoi il n'aurait pas d'intério-rité véritable : il serait semblable à une force de la nature, il n'auraitd'acte que le nom. Nous voici donc ramené, semble-t-il, au « Jepense » de Descartes ; mais il faut, ici, redoubler d'attention, car dansce « Je pense » P. Decoster refuse de subordonner la pensée au « je »pensant. C'est le contraire même qu'il prétend faire. Car il y a une pré-éminence de la cogitatio sur le cogito ; loin de dire que c'est la réalitédu sujet qui fonde la possibilité de la pensée, nous dirons que c'est laréalité de la pensée qui fonde la possibilité du sujet. On trouve ici uneopposition décisive à l'égard de toute espèce de subjectivisme. Le moiest dépassé. L'émotion que j'éprouve en découvrant dans ma penséeune existence qui est la mienne, et qui est la racine de cette angoisseoù nos contemporains croient découvrir la véritable révélation méta-physique, se trouve reléguée sur un plan exclusivement psycholo-gique. De même nous sommes affranchis de la dualité de l'objet et du

Page 52: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 52

sujet. Enfin, la pensée, qui pour la plupart des hommes est un fruit dela vie, se met elle-même au-dessus de la vie et se l'assujettit.

** *

P. Decoster ne faisait aucune concession à l'indolence naturelle dulecteur ; il professait que le propre [63] d'une pensée rigoureuse estd'être d'un accès difficile. La doctrine qu'il nous apporte ne saurait êtrecomprise sans cette sorte de parfaite attention dont elle espérait four-nir le juste loyer. Il serait indigne de lui de tenter de la rendre popu-laire en consentant à la rabaisser et à la défigurer. Ce qu'il entreprendde nous faire saisir, c'est un acte qui n'est qu'acte, qui se donne à lui-même sa propre présence, qui est d'une parfaite transparence, d'uneparfaite pureté, qui n'est souillé ni obscurci par aucun sujet dont il dé-pend, par aucun objet auquel il s'applique, par aucun temps dans le-quel il se déploie, qui est au-dessus de toutes les oppositions et detoutes les alternatives. Mais un tel acte, loin de nous apparaîtrecomme inerte et stérile, loin de suspendre nos mouvements ou de lesrendre inutiles dans l'unité sublime de son opération, doit être regardécomme une origine aussi bien que comme une fin, comme un point dedépart aussi bien que comme un point d'arrivée. L'expérience quenous en avons est une expérience « prégnante ». Il porte en lui unefécondité indéfinie, une procession qui lui est identique, une commu-nication incessante avec soi qui est son être même, une synthèse quil'exprime au lieu de l'enrichir, et, comme le dit P. Decoster, une « mé-diation » qui lui est immédiate et qui s'incorpore à la perfection de sonexercice au lieu de la dégrader ou de la corrompre. Il n'y a point dedegrés de l'acte ; car il n'y a nulle part dans le monde de puissance, nide vertu occulte. Mais la médiation est elle-même toujours en acte. Ladialectique en est l'approfondissement ; elle n'est ni une déduction niune construction. Car les choses sont toutes au même niveau : et laprocession est tout entière simultanée. Mais chacun de ses momentsouvre à ma pensée une perspective sur l'acte même qui la pose. Ce quipermet de comprendre en quoi [64] consiste cette synthèse concrèteoù l'acte et le moment viennent s'unir : elle est le lieu géométriquedont chaque moment est la projection.

Ce moment, cette perspective introduisent un monde d'opinion etd'imagination, où l'on voit une intériorité diffuse commencer à se for-

Page 53: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 53

mer autour d'un centre qui est la conscience. Mais alors cette philoso-phie si abstraite prend un caractère vivant et presque dramatique ; cardès que la conscience subit l'ascendant de l'opinion elle aspire à s'enlibérer. Elle entreprend aussitôt un mouvement de conversion afin deretrouver cette unité intrinsèque, vers laquelle il est impossible qu'ellese tourne sans considérer comme une chute l'état où l'opinion la ré-duit. Elle cherche la voie du salut précisément parce qu'elle sent lepoids de cette opinion où elle retombe sans cesse. C'est le dialogue del'opinion et de la conversion qui est la vie même de la conscience :celle-ci oscille sans cesse de l'une à l'autre dans un rythme où chacunemarque tour à tour le temps fort.

P. Decoster se plaisait à montrer comment toute perspective se réa-lise par l'intermédiaire d'une évocation, qui, sans abolir la simultanéitéfoncière du réel, nous permet de comprendre la signification profondedu mythe platonicien de la Réminiscence. La distinction même de laperception et de la mémoire était pour lui un effet de la perspective,comme on le voit, disait-il, dans l'exemple de « mon ami qui fut tué àla bataille de la Marne, et dont je n'appris la mort qu'à l'armistice. Ilfut présent à mon esprit la guerre durant comme l'interlocuteur desentretiens futurs dont j'espérais fermement relier le fil à nos entretienspassés ». De même il y a en moi une mémoire expresse qui prête à lamémoire latente le reflet de sa propre présence, et je n'ai le droit dedire de telle ombre qu'elle fut que par un acte créateur [65] de monimagination. Bien plus, cette conversation que je noue avec vous esttout entière en vous, ou en moi, bien que chacun de nous à tout instantsemble s'effacer devant l'autre pour attendre sa réponse. Et la commu-nication la plus profonde qui s'établit entre mon esprit et un autre es-prit n'est que l'incarnation en lui d'un sentiment que j'éprouve, d'unsouvenir tenace, d'un espoir ou d'une attente passionnée.

Mais l'inquiétude est l'effet de cette ascèse intellectuelle qui va dece qui est donné à ce qui ne saurait l'être. Et elle est la promesse d'uneclarté intérieure qui doit illuminer l'expérience tout entière : il fautqu'elle se convertisse en une joie qui ne se déploie qu'en pénétrant unedonnée dont le propre de l'inquiétude était précisément de chercher ànous affranchir. Mais « la joie est une présence intime et familière dechaque chose à toutes les autres, et de toutes à chacune ». C'est ellequi engendre toute la poésie du monde ; et la poésie est l'expression laplus immédiate, la plus nuancée, la plus singulière de ce qu'il y a dans

Page 54: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 54

le réel de plus universel et de plus profond. Elle réside dans le senti-ment d'une universelle intimité. Tandis que la science reste encore auniveau de l'opinion et cherche seulement à la neutraliser et à la décolo-rer, afin de faire l'économie d'une conversion, il y a au contraire entrela poésie et la métaphysique une parenté que tout le monde ressent.Une même conversion vers la transcendance se retrouve dans toutesles formes de l'art, où elle triomphe de l'imagination en empruntant lesvoies de l'imagination elle-même. Et P. Decoster parlait admirable-ment de la musique, en particulier de celle de Bach dont le secret rési-dait pour lui dans la réalisation sonore de cette idée qui était au cœurde sa propre conception métaphysique : à savoir dans « une [66] mys-térieuse réversibilité des rapports de succession et de simultanéité ».

Mais ne faut-il pas dire dès lors que c'est dans la mystique que laconversion trouve son expression la plus pure et la plus parfaite, là où,comme chez saint Jean de la Croix, la nuit se change en lumière, lasécheresse en plénitude, et le renoncement en charité ? Or il est incon-testable que Paul Decoster mettait la métaphysique au-delà de la mys-tique. Et même la dialectique était pour lui la ruine de l'extase. Lemystique fait appel à une expérience déterminée dont le métaphysi-cien ne peut pas se contenter ; celui-là se repose dans une union quecelui-ci dépasse toujours. Il ne cesse d'interroger une absence qu'au-cun don venu du dehors ne peut jamais remplir. Il ne subordonne lapureté de l'acte intellectuel à aucun objet qui viendrait le terminer.Tout absolu qu'il pourrait posséder le ferait retomber dans le mondede l'opinion. La purification qu'il cherche à obtenir n'est possible quepar une négation sans cesse recommencée. Il est l'apôtre de l'ascèseinfinie. Par contre, la mystique n'est plus alors qu'une joie poétiqueélevée à une puissance plus haute, et, comme elle, une sorte de naturetransfigurée.

Telle est cette doctrine, dont on voit l'austérité et l'intransigeance,qui, pour mieux assurer le règne de la pensée, tourne le dos à la vie,sacrifie toujours la pensée pensée à la pensée pensante, cherche à re-monter jusqu'à la source première de toute spiritualité, et ne s'enéloigne que pour devenir sensible aux souillures qui la menacent plu-tôt qu'à l'abondance intarissable de ses créations. En nous transportanttoujours au-dessus de la dualité de l'objet et du sujet, on peut se de-mander si l'acte de pensée ne risque pas de s'abolir dans cette exces-sive pureté, si dans sa forme la plus pleine et la plus parfaite il [67]

Page 55: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 55

consiste à dépasser l'objet ou au contraire, comme le montrent tantd'analyses si fines, à le pénétrer et à l'illuminer, si enfin il exclut lapersonne ou si au contraire il la fonde, ainsi que Paul Decoster lui-même paraît le suggérer en disant que c'est l'individu qui appartient aumonde de l'opinion, tandis que la conversion est le privilège de la per-sonne. Et peut-être pourrait-on dire, en utilisant son propre langage,que la personne c'est la conversion s'accomplissant, et qu'elle ne dis-paraîtrait que dans la conversion accomplie : ce qui serait alors un re-tour à cette même idolâtrie qu'il s'agissait pour lui de bannir.

[68]

Page 56: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 56

[69]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

DEUXIÈMEPARTIE

Retour à la table des matières

[70]

Page 57: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 57

[71]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

DEUXIÈME PARTIE

1

Les habitudeset la vie de l’esprit

Retour à la table des matières

Il n'y a point de problème qui intéresse plus directement l'idée quenous devons nous faire de nous-même et de notre propre développe-ment que celui de la naissance des habitudes, de l'esclavage où ellesnous tiennent et de la puissance qu'elles nous procurent. Tantôt leshabitudes s'insinuent en nous à notre insu et pour ainsi dire malgrénous : quand nous découvrons leur présence, nous sommes humiliéd'être devenu le jouet d'un mécanisme que nous ne contrôlons plus ;tantôt, au contraire, notre volonté elle-même prend en main leur for-mation, surveille leur croissance, cherche à vaincre les résistances quela nature leur oppose et, grâce à elles, essaye de faire de notre vie toutentière un apprentissage ininterrompu. Tantôt, nous repoussons toutesolidarité avec l'habitude et, en nous excusant d'y avoir cédé, nousvoulons suggérer que notre moi s'est laissé surprendre, mais qu'il nes'est point engagé lui-même avec sa faculté de décider et. de choisir ;tantôt il nous semble que notre véritable nature se traduit par nos dé-marches les plus habituelles, tandis que les actes isolés qui dépendentétroitement de notre attention comportent plus d'apprêt [72] et plus

Page 58: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 58

d'artifice. Tantôt l'habitude endort et éteint par degrés la conscience ;tantôt elle 1'aiguise et l'exalte, en nous apprenant à voir ce qui sanselle n'aurait point retenu le regard. Tantôt elle est « l'étrangère » dontnous ne reconnaissons ni la voix ni les pas ; tantôt nous abritons enelle avec infiniment de douceur et de complaisance notre vie la plusintime et la plus personnelle. Aussi l'habitude semble-t-elle impossibleà saisir. On l'a comparée à Protée. Dès qu'elle nous a montré un de sesvisages, elle nous le dérobe aussitôt pour nous révéler un autre visagetout opposé.

Et pourtant, si l'homme peut exercer une action sur sa propre na-ture, ce ne peut être que par l'acquisition d'habitudes nouvelles. Maisla valeur de l'habitude dépend de la valeur de l'acte volontaire qui lui adonné naissance : or la volonté est toujours capable de se reprendre etde se réformer ; on a même pu prétendre qu'elle ne progresse qu'àcondition d'être en état perpétuel de reniement à l'égard d'elle-même.Dans l'habitude, elle se stabilise ; et s'il faut qu'elle consolide chacunede ses démarches afin de pouvoir les dépasser, il arrive qu'en croyantforger des instruments à son service elle élève des obstacles qui la re-tiennent et la paralysent. Dans la plupart de nos besognes, l'habitudereste notre soutien. Mais on en peut faire le meilleur usage ou le pire,selon qu'elle devient le moyen de notre perfectionnement ou une dé-faite qui dispense notre volonté de s'employer.

Mieux qu'aucun autre phénomène, l'habitude semble capable deprojeter quelque lumière sur la signification de ce monde changeantdans lequel notre vie se trouve engagée. Nous la voyons en effet seformer sous nos yeux et produire sous nos yeux une modification de lanature. Or toute modification [73] est une création partielle. L'habi-tude ne va-t-elle point, nous révéler, comme Pascal l'avait pressenti, laloi selon laquelle la nature se crée elle-même éternellement ? On peutdire en un sens que tous les efforts de la doctrine de l'évolution aucours du XIX

e siècle ont eu pour objet de justifier cette idée. On seheurte alors, il est vrai, au problème du temps : il faut montrer com-ment le temps peut permettre à une action momentanée, à un pur« événement », au lieu de se dissiper après avoir été de s'inscrire dansla durée et de faire naître en nous une aptitude qui peut rester cachée,mais qui est capable désormais de s'exercer spontanément. Le pro-blème des rapports entre la nécessité et la liberté à son tour se renou-velle ; car si au lieu de considérer la nécessité comme la loi primitive

Page 59: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 59

à laquelle les choses obéissent, avec laquelle la volonté doit composeret dont elle s'affranchit par degrés, on se représente la régularité quirègne dans l'univers sur le modèle des habitudes qui se forment peu àpeu dans notre corps, le principe même d'où dépend tout notre universne peut être alors qu'une activité spontanée semblable à notre volonté,et la nécessité naturelle n'exprime rien de plus que l'ordre stratifié deses différentes opérations.

On ne s'étonnera donc pas que le problème de l'habitude ait sollici-té la réflexion de tant de penseurs qui ont vu en elle le point d'attacheentre la liberté et le destin, entre notre propre initiative et un méca-nisme matériel dont elle se détache sans cesse et où sans cesse elleretombe. On se rappelle le mémoire consacré par Maine de Biran àl'Influence de l'habitude sur la faculté de penser (Alcan), dans lequel,avec autant de gaucherie que de pénétration, il réalisait la distinctionaujourd'hui classique entre les habitudes passives et les habitudes ac-tives. Habitudes [74] passives, celles de la sensibilité, qui émoussentpeu à peu sa délicatesse, la rendent de plus en plus indifférente auxexcitations qui d'abord l'avaient ébranlée, mais font apparaître en elleun besoin croissant de ces mêmes excitations, qui ne peuvent plus lasatisfaire. Habitudes actives, celles qui dérivent de l'exercice de nosopérations, qui affinent et fortifient nos facultés, qui diminuent notreeffort et rendent toutes nos démarches plus souples, plus précises etplus parfaites. À vingt-cinq ans, dans une thèse de doctorat illustre parsa brièveté et par l'éclat de ses formules, et qu'il avait intitulée Del'Habitude (Alcan), Ravaisson reprenait la thèse biranienne afin demontrer comment l'habitude nous découvre, entre la nécessité et laliberté, la continuité d'un même développement, une sorte de « spiraledont le principe réside dans la profondeur de la nature et qui achèvede s'épanouir dans la conscience ». Enfin, dans un livre récent, M.Jacques Chevalier n'a pas craint de s'attaquer de nouveau à l'Habitude(Boivin) afin de la confronter avec les résultats de la science contem-poraine, avec la loi de l'inertie, avec la loi de l'usure, avec la loi biolo-gique de l'adaptation, avec la valeur juridique de la coutume, afind'opposer aux habitudes corporelles par lesquelles nous triomphonsdes résistances de la matière, les habitudes spirituelles par lesquellesnotre conscience devient capable à sa manière « d'imiter l'éternité del'acte pur ».

Page 60: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 60

** *

C'est cette opposition entre les habitudes du corps et les habitudesde l'esprit que nous voudrions surtout approfondir. Appelons du nomde matière tout ce qui, au lieu d'être un principe d'action, est l'objet[75] d'une action, tout ce qui nous résiste et peut subir notre em-preinte.

Le caractère essentiel de la matière, c'est la passivité. Pourtant, de-vant une activité toute-puissante, la matière s'évanouirait dans une in-finie malléabilité : l'acte et le produit de l'acte se confondraient ; il n'vaurait plus d'intervalle entre le dessein et le succès. Au contraire, notreactivité limitée ne peut acquérir son indépendance que parce qu'ununivers lui est opposé sur lequel elle assure son règne par degrés. Lamatière est donc une donnée qui n'est pas notre œuvre. Et elle doit êtreengagée dans le temps afin que nous puissions l'appréhender, lui im-poser notre marque et nous éprouver nous-même en la conquérant,sans jamais pourtant réussir à l'annihiler, puisqu'elle est la conditionmême de notre existence individuelle. Il y a donc ambiguïté à dire,comme on le fait trop souvent, que le temps est le lieu de l'espritcomme l'espace est le lieu de la matière : outre que le temps et l'es-pace sont plus inséparables qu'on ne croit, le temps caractérise la ma-tière mieux encore que l'espace, qui du moins nous donne une imagesensible de l'éternité. Le temps, au contraire, ne peut appartenir à unêtre que dans la mesure où celui-ci est essentiellement insuffisant, oùil n'apparaît que pour se dissiper aussitôt. Il est donc par excellence lapropriété de la matière : notre existence est temporelle dans la mesureoù elle est finie et matérielle, et le propre de la pensée est précisémentde résister à son écoulement indéfini. Elle y réussit de trois manières :d'abord en reconstituant sous une forme spirituelle le souvenir dutemps aboli, ensuite en nous donnant dans la prévision une possessionanticipée du futur, enfin en nous établissant dans la jouissance de cer-tains biens qui, étant inséparables de notre propre [76] essence, se re-nouvellent sans s'altérer à travers tous les changements des événe-ments.

Quant à l'habitude, elle est un phénomène mixte dans lequel lecorps est à la fois dominateur et dominé. C'est la faiblesse de notrevolonté temporelle de ne pouvoir accomplir que des actions momen-

Page 61: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 61

tanées et qui s'effacent aussitôt accomplies. Mais il n'y a de périssableen elles que la forme corporelle dont elles ont été revêtues. Elles sub-sistent toutes à la fois dans l'indivisibilité du vouloir qui leur a donnénaissance : c'est seulement si ce vouloir venait à se renoncer lui-mêmeque notre vie se disperserait en une succession d'événements indépen-dants. Entre ces deux extrêmes l'habitude introduit ses opérations spé-cialisées : elle hausse en un sens la matière jusqu'à l'esprit qui la modi-fie et qui assure à la modification qu'il lui imprime une sorte de per-manence. C'est en s'incorporant à la matière que l'esprit lui commu-nique cette puissance dégradée par laquelle elle tend à conserver lamodification qu'elle a reçue, en résistant, il est vrai, aux nouvellesmodifications qu'elle pourrait recevoir. Ainsi, s'il faut voir dans l'iner-tie de la matière un effet de la tendance de l'être à persévérer dans sonêtre, cette tendance ne peut pas être elle-même une propriété de la ma-tière. C'est la propriété d'une activité qui, en pénétrant la matière, lasauve elle-même d'un perpétuel anéantissement.

Intermédiaire entre un acte et un état, l'habitude est une pure puis-sance, issue de l'acte, et qui, en le répétant, semble vouloir le trans-former en état. Intermédiaire entre l'instant où tout acte particuliers'accomplit et l'essence éternelle où cet acte puise son efficacité, elledure, comme si elle voulait à la fois retenir ce qui passe et esquivertous les dangers d'une aventure nouvelle.

[77]

Ainsi, ce n'est pas dans la matière qu'il faut chercher le principe del'habitude, mais plutôt dans une activité initiale qu'elle brise en méca-nismes séparés. Seulement la matière est son véhicule. Sans la ma-tière, elle ne pourrait acquérir aucun de ses caractères : ni sa formeparticulière et spécialisée, puisqu'une activité sans résistance est indé-terminée et inépuisable, ni sa faculté de répétition, puisque la vie del'esprit est une invention perpétuelle, ni sa potentialité tantôt retenue ettantôt manifestée, puisque la conscience ne peut avoir de réalité qu'aumoment même où elle s'exerce. Ravaisson dit admirablement que« c'est dans le courant ininterrompu de la spontanéité involontairecoulant sans bruit au fond de l'âme que la volonté arrête des limites etdétermine des formes ». Ce sont ces formes limitées qui constituentnos corps. Mais un corps n'est qu'un mouvement habituel qui s'est enquelque sorte immobilisé. Les gestes les plus variés qu'il semble ca-pable d'accomplir ne sont que des variations sur le même thème fon-

Page 62: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 62

damental : on trouve en eux tantôt une sécheresse et une raideur quimontrent que la vie s'en est presque retirée, tantôt une grâce onduleusepar laquelle la vie témoigne encore de sa présence, qui les anime, lesillumine et rend insensibles toutes les chaînes de la matière.

Mais si c'est l'habitude qui modèle la matière de manière à y im-primer la forme des corps, n'est-il pas contradictoire de parler des ha-bitudes de l'esprit ? Si l'esprit élève la matière jusqu'à lui, en lui impo-sant une configuration qui est la trace de ses propres opérations, enl'obligeant à imiter elle-même le mouvement dont il l'a d'abord ébran-lée, il se rabaisserait à son niveau s'il se laissait emprisonner par lesmécanismes qu'il a laissés en elle. Comme le créateur ne reçoit pas desa création la loi même [78] qu'il lui a donnée, il faut que l'esprit serefuse à l'habitude pour ne point trouver la mort dans le succès mêmequ'il vient d'obtenir. Sans doute il est vrai de dire que l'esprit ne peutpas se délivrer du corps, qui est l'instrument même de son activité, nis'arracher à l'univers matériel qui fournit à cette activité l'objet auquelelle s'applique et l'épreuve qui la juge. Aussi ses différentes facultéss'exercent-elles par l'apprentissage. Mais que l'on ne s'y trompe pas :ce n'est pas l'esprit lui-même qui reçoit la marque de l'habitude ; c'estl'organisme qui se plie à certains mouvements délicats, pour faciliter àl'esprit l'accomplissement de telles besognes particulières, pour rendrela matière perméable à certaines influences qu'il veut exercer sur elle.Cet apprentissage même est dangereux : il n'y a pas de mathématicien,d'artiste, de philosophe qui ne doive se défendre contre ses effets etqui ne risque de confondre, dans certains moments de défaillance, lesressources de l'habileté avec les touches plus subtiles qui préludent àl'invention.

Faudra-t-il donc opposer l'habitude à l'invention ? Et se bornera-t-on à découvrir dans l'univers une double pente selon laquelle l'activitétantôt retourne à l'automatisme, tantôt l'utilise, mais pour le dépasseret pour s'en délivrer ? Notons que ce besoin perpétuel d'inventer est lamarque d'une inquiétude qui ne pourra jamais s'apaiser, d'une ambi-tion qui ne pourra jamais se satisfaire. La condition humaine nousoblige-t-elle donc à opter entre une sécurité où notre conscience doitfinir par se dissoudre et une instabilité qui empêche l'esprit de rienposséder, puisqu'il renonce à ses conquêtes dès qu'il les consolide etqu'il ne peut avancer qu'en trouvant devant lui le même manque qu'illui faut toujours essayer de combler ? C'est ici que nous voyons appa-

Page 63: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 63

raître [79] une forme nouvelle d'habitude qui explique le charme decet étal, l'impression qu'il nous donne de nous établir et de cesser d'er-rer. C'est un état de familiarité avec nous-même et avec le monde danslequel, si nous ne nous laissons point envahir par les mécanismes,nous ne mettons pas non plus toute notre industrie à les multiplierpour les utiliser. C'est un état, éveillé de la conscience, allègre et ac-cueillant, plein de simplicité et de confiance, toujours prêt à recevoiret à donner. On découvre en lui tous les avantages de l'habitude : lacontinuité, la disponibilité, la paix tranquille de la possession ; iltrouve la matière d'autant plus ductile qu'il cherche moins à la forcer.Il tient toutes les promesses de l'invention : il n'est avide ni de pitto-resque, ni de nouveauté, ni même d'accroissement, persuadé qu'il y aautour de nous dans les choses les plus humbles une présence infiniequi ne cesse de nous être donnée. Car c'est avec leur essence qu'ilcommunique : il n'y a que les apparences qui se fanent et qui vieillis-sent.

Ces habitudes supposent donc une présence constante de l'esprit àlui-même et par conséquent à tout ce qui est : elles résident dans uneactivité pleine de désintéressement, qui ne cherche ni à capter les suc-cès ni à les étendre, qui est assurée de toujours trouver autour d'elleassez d'occasions pour s'exercer, toutes à sa mesure, à conditionqu'elle veuille y répondre, sans cesse nouvelles, bien que sa disposi-tion intérieure n'en soit pas altérée. Une telle activité n'a point d'autresecret que d'utiliser dans ses démarches les plus communes la totalitéde nos ressources spirituelles, au lieu de les diviser selon les artificesdu désir et de la technique. Et c'est parce qu'elle forge à mesure l'ins-trument dont elle a besoin qu'elle paraît se passer de tout instrument.

Ainsi, il y a une attention habituelle qui ne choisit [80] point sonobjet, mais qui consent à toutes les sollicitations que le spectacle dumonde ou notre propre vie intérieure ne cessent de lui offrir ; elle voitchaque chose selon la perspective qui lui convient et avec le relief quelui donne sa relation avec nous ; elle ne sacrifie jamais l'immédiat et leprochain à quelque objet curieux ou éloigné ; elle est plus soucieusede ne rien laisser perdre de la lumière naturelle qui éclaire nos actesquotidiens que de projeter une lumière d'emprunt sur des mystères quiséduisent l'imagination. Il y a un amour habituel que le temps n'usepoint, qui n'a pas besoin de changer d'aspect, de s'enrichir, ni de s'ai-guiser, qui jouit de sa permanence et de sa sécurité, qui ne cesse à la

Page 64: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 64

fois d'attendre et d'admirer que tous les événements viennent le con-firmer et qui ne demande rien de plus que le bonheur de demeurer cequ'il est ; tout progrès lui paraît impossible et ne pourrait faire autrechose que le troubler ; tout fait inespéré qui lui servirait de témoi-gnage détournerait un regard qui n'éprouve d'intérêt que pour le sen-timent pur. Il y a une vertu habituelle qui est également éloignée de labienfaisance mécanique et de la tension ou de l'effort ou de l'hé-roïsme : elle détruit, selon Ravaisson, dans le cœur de celui qui fait lebien, les émotions passives comme la pitié, mais pour y développerl'activité secourable et les joies intérieures de la charité. La religionelle-même reconnaît l'existence d'une grâce habituelle dans laquellel'union de l'être avec Dieu ne se trouve pas réalisée par des actes sépa-rés et indépendants ; elle a à peine besoin d'être sentie ; elle doit assu-rer la tranquillité de l'âme, au lieu de la briser par une crise ; elle libèreen nous une nature spirituelle à laquelle notre nature corporelle de-vient docile, au lieu d'être rebelle.

Page 65: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 65

[81]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

DEUXIÈME PARTIE

2

Les aptitudes mentales

Retour à la table des matières

Il n'y a pas sans doute de problème plus mystérieux, ni qui susciteen nous plus de curiosité, que celui des aptitudes mentales. Elles diffè-rent d'un individu à l'autre. Chez le même individu il est difficile à lafois de les reconnaître et de les distinguer les unes des autres. Parfoiselles paraissent absolument indépendantes ; parfois elles s'accordent etse soutiennent d'une manière si étroite que l'originalité de chacuned'elles semble s'abolir. On ne peut en juger que par leurs effets : maisces effets ne se manifestent, pas toujours. Elles constituent le secret dechaque être, mais un secret qui lui échappe, aussi bien qu'aux autres,aussi longtemps que certaines circonstances ne l'obligent pas à se tra-hir. Ces aptitudes, pourtant, nous aurions le plus grand intérêt à lesdiscerner afin d'en régler l'emploi. Il arrive à chacun de nous, dans latache qui lui est imposée, de dépenser beaucoup d'efforts pour pro-duire un résultat médiocre et d'obtenir à côté, et comme en se jouant,d'extraordinaires réussites dont il lire peu de fruit. Il n'y a pas de plusgrande tristesse que celle que fait naître le sentiment d'une vocationmanquée. Dans cette société humaine qui ressemble à un seul hommeastreint à mille besognes [82] différentes, chaque individu n'est-il pascomme un organe capable d'assumer une fonction privilégiée et qui, si

Page 66: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 66

on l'applique à quelque autre, se force, s'use et finit par dépérir ? Pla-ton déjà, longtemps avant Fourier, avait pensé que, puisque la cité estfondée sur la division du travail et qu'on observe une grande diversitéd'aptitudes parmi les êtres qui la forment, la sagesse politique estd'établir une correspondance aussi rigoureuse que possible entre lestaches a remplir et les individus qui en sont chargés. Non point quel'idéal soit que chacun de nous devienne à la fin un rouage impeccabledans une machine parfaite. La société n'est point un assemblage depièces spécialisées, mais une coopération de personnes. Les aptitudesne sont que des puissances dont l'usage dépend de nous : il nous ap-partient de les promouvoir ou de les laisser flétrir. Bien plus, il y atoujours une relation réciproque entre ce que l'on peut et ce que l'onveut. Nos aptitudes les plus profondes sont les plus cachées : ce sont,celles qui se révèlent le plus tard, au moment où nous avons l'expé-rience de la vie et où nous assumons la responsabilité de ce que noussommes. Malgré ces réserves pourtant, on ne saurait mettre en doutequ'il n'y ait entre les aptitudes des individus des différences de degréou de valeur que les éducateurs, les chefs d'entreprise et tous les ad-ministrateurs de la cité doivent apprendre à reconnaître afin d'en tirerle meilleur parti en vue du bien de chacun et du bien de tous. C'est làune appréciation difficile qui exige le tact psychologique le plus déli-cat, une pénétration intellectuelle et affective fort rare, un sentimentvif de l'unité de chaque individu, mais en même temps de ces nuancesvariables, de ces indices légers et significatifs qui nous révèlent sesdons véritables, une sorte de pari enfin, qui peut [83] être plus oumoins éclairé et plus ou moins sûr, sur l'usage qu'il en saura faire.Mais celle « finesse » comme parle Pascal, que rien ne saurait sup-pléer, ne peut se passer de toute « géométrie » et doit même trouverdans la géométrie une justification et un appui. Tout le monde connaîtles travaux remarquables par lesquels Binet et les savants de son écoleessayaient de déterminer les aptitudes de l'enfant et la relation de sonâge réel avec son âge mental. Les méthodes proposées par eux ont étéadoptées, pratiquées, modifiées, améliorées par les psychologues detous les pays du monde. Il subsiste beaucoup de divergences et deconfusion dans les jugements que l'on porte sur la valeur et sur l'inter-prétation des résultats obtenus. C'est le mérite de M. C. Spearman,professeur de philosophie de l'esprit à l'université de Londres, nonseulement d'avoir introduit de l'ordre dans ce chaos, mais encored'avoir découvert une corrélation entre les aptitudes et de l'avoir sou-

Page 67: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 67

mise au calcul. Son ouvrage fondamental sur les Aptitudes del'homme, leur nature et leur mesure, a été traduit par M. Brachet et ila pris place parmi les publications du Travail humain du Conserva-toire des arts et métiers. M. Georges Darmois, dans l'avant-propos dulivre, loue la grande élégance de l'analyse mathématique et se réjouitde penser qu'une « théorie qui pourrait se contenter d'être belle est enmême temps si féconde ».

** *

On peut croire M. Spearman quand il nous dit que cette œuvre estle fruit de nombreux travaux et d'une longue patience. Au cours devingt ans de recherches beaucoup de collaborateurs ont apporté leurpierre à ce vaste édifice. M. Spearman nous montre d'abord [84] avecbeaucoup d'humour que l'on peut ramener à trois les principales doc-trines sur la nature de l'intelligence : la première est une doctrine mo-narchique, qui considère l'intelligence comme une fonction unique, uncomportement individuel mesurable par une seule valeur ; mais ilsemble impossible de ne pas distinguer en elle plusieurs fonctions dif-férentes qui doivent être évaluées séparément. La seconde est unedoctrine que l'on peut appeler oligarchique, et qui substitue à ce pou-voir unique et souverain que la doctrine précédente cherchait à définirune pluralité de pouvoirs différents, quelques grandes facultés commel'attention, la mémoire, le jugement ou l'invention. Cette théorie estconstamment mise en pratique, par exemple dans les tests employésdans les services des chemins de fer. Et l'on s'effraye d'entendre M.Spearman dire qu'elle dispose du destin de milliers d'êtres, bien qu'ellesoit, quand on l'examine de près, dénuée de tout fondement. Elle com-porte d'ailleurs une variante qui, au lieu de distinguer des facultés dif-férentes, distingue des types mentaux caractéristiques et qui, aussibien chez Heymans que chez Jung, oppose les êtres tournés vers lededans, dont l'activité est plus étroite et plus profonde, à ceux dontl'activité, tournée vers le dehors, est plus superficielle et plus large.Mais ces types comme ces facultés sont formés de fonctions trèsnombreuses et très différentes ; il faudrait montrer quelles sont lescorrélations qui unissent ces fonctions entre elles pour qu'on pût êtreassuré de leur valeur scientifique. Enfin, il existe une troisième doc-trine que l'on peut considérer comme anarchique et qui divise préci-

Page 68: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 68

sément les facultés et les types en opérations mentales indépendantesles unes des autres. Elle espère tirer d'une collection de tests choisis aupetit bonheur la détermination [85] d'un niveau général, d'unemoyenne, ou d'un simple échantillon des aptitudes caractéristiquesd'un individu. Mais elle est absolument dépourvue de rigueur parcequ'elle manque de toute base théorique.

M. Spearman n'oppose pas à ces trois théories une théorie nou-velle. Il propose un critère selon lequel il est possible de les juger. Ilcommence par observer qu'il existe une corrélation entre les aptitudesdifférentes, telles qu'elles sont mesurées par les tests ; et de la formulemathématique qui exprime cette corrélation il dégage deux facteurs :un facteur général représenté par la lettre g, qui est le même pourchaque individu et que l'on retrouve dans toutes ses aptitudes, et unfacteur spécifique représenté par la lettre s, qui diffère non pas seule-ment d'un individu â l'autre, mais d'une aptitude à l'autre chez unmême individu. Il est naturel, quand on considère des opérations trèsvoisines, que les facteurs spécifiques puissent se recouvrir et formerdes ensembles qui occupent un champ assez large : on a affaire alors àdes facteurs de groupe. Or le critère qui nous est ainsi proposé récon-cilie les doctrines précédentes, s'il est vrai que l'existence du facteurgénéral justifie la théorie monarchique, bien que le monarque ici nesoit que constitutionnel, que l'autonomie du facteur spécifique justifiela théorie anarchique en nous obligeant à laisser encore quelque liber-té aux citoyens, et que la présence du facteur de groupe justifie en unsens la théorie oligarchique en nous montrant comment de grandesfacultés et des types mentaux différents peuvent réussir à se consti-tuer.

Mais la tâche la plus importante du psychologue sera d'appliquer lecritère dans tout le domaine de l'activité mentale. Pour réaliser cetteapplication, M. Spearman se fonde sur une doctrine qu'il nomme [86]la noégénésis et qu'il expose dans son livre The nature of intelligence.Il dresse dans ce livre une carte de l'aptitude, qui permet de la sou-mettre à une investigation systématique. Il distingue ainsi trois loisfondamentales : la première, c'est que chacun est capable d'acquérirune connaissance de sa propre expérience ; la seconde, que s'il a plu-sieurs idées il est capable de percevoir les relations qui les unissent ;la troisième, que s'il connaît une relation, il peut, d'une idée qu'il adans l'esprit, tirer une idée nouvelle en vertu de cette relation. Il étudie

Page 69: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 69

ensuite les différentes classes de relations, les termes qu'elles lient, lacomplexité de leurs assemblages. Il montre avec la plus grande exacti-tude et la plus grande minutie comment le critère qu'il a découvert sevérifie dans toutes les opérations où notre intellect tire une consé-quence de ce qui lui est donné, et qu'il appelle pour cette raison« éductives ». Puis, après avoir considéré ces trois grandes lois quali-tatives, il cherche comment se comportent à l'égard du critère les cinqlois quantitatives qu'il nous propose d'y joindre et qui sont celles del'envergure mentale, de la rétention, de la fatigue, de l'effort et despuissances primordiales (celles qui sont soumises à l'influence del'âge, du sexe, de l'hérédité et de la santé).

De ce plan de travail nous pouvons tirer un tableau de l'activitémentale telle que M. Spearman nous la représente. Il nous dit lui-même que le premier et le plus important des résultats qu'il a obtenus,c'est, la découverte même de ce facteur g qui entre dans toutes les me-sures que l'on peut faire de l'aptitude et qui est constant pour le mêmeindividu : il ne craint pas de dire qu'il s'agit là, en psychologie, d'unevéritable révolution copernicienne. L'intérêt de toutes ces mesures,c'est que ce facteur auquel on donnait autrefois le nom indéterminéd'« intelligence » [87] apparaît avec une valeur numérique dans la cor-rélation que nous établissons entre les tests les plus différents. On peutbien imaginer pour le qualifier un terme concret comme celui de pou-voir d'abstraction ou d'adaptation, comme celui d'attention ou de vo-lonté. M. Spearman leur préfère le terme d'énergie mentale. Il rappellecomment Malebranche déjà soutenait que nous disposons d'une cer-taine puissance de pensée, toujours la même, ce qui suffit à montrerpourquoi le volume de l'esprit est facilement rempli, de telle sorte qu'ils'établit une compétition entre nos états et que l'un chasse l'autre : ain-si s'explique, par exemple, que « plus j'essaie de localiser une piqûremoins j'y réussis ». Il est naturel que cette énergie mentale puisse tou-jours être mise en lumière chaque fois que nous accomplissons desopérations de nature « éductive », quels que soient les relations quientrent en jeu et les éléments qui les fondent. On ne s'étonnera pas nonplus qu'une telle constante apparaisse dans toutes les mesures par les-quelles nous essayons de déterminer les dimensions générales de l'ap-titude, qui sont la justesse et la rapidité, ni qu'on la retrouve encoredans l'envergure mentale, qui est notre espace intellectuel et où l'on

Page 70: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 70

peut distinguer aussi deux dimensions caractéristiques, qui sontl'ampleur et l'intensité.

Par contre, il est remarquable qu'il n'en soit pas de même pour larétention, ce qui montre que, malgré le préjugé courant, l'intelligencene peut pas être définie par la capacité d'apprendre. C'est le signe que,si l'intelligence réside dans une énergie originale, la faculté de retenirn'appartient qu'aux organes : aussi n'y a t-il que les tests d'« éduction »qui peuvent servir à la définir, mais non point les tests de reproduc-tion. La faculté de retenir ne possède [88] aucune unité fonctionnelle,et un individu chez qui se forment rapidement des dispositions pourcertaines opérations intellectuelles ne montre, en général, aucune su-périorité pour des opérations différentes. Mais il en est tout autrementd'un caractère tout voisin de celui-là et qui, selon l'expression de M.Spearman, semble ne s'en distinguer que par une simple « refente decheveux », et qui est l'inertie mentale, c'est-à-dire le simple retard denotre activité, cette persévération des idées, des sentiments ou des im-pulsions qui ne saurait être confondue avec une persévérance dans lesdispositions. C'est la constance de ce caractère qui a permis à Hey-mans et à Jung de distinguer le type profond et tourné vers le dedansdu type superficiel et tourné vers le dehors. L'inertie étant une sorte decontrepartie de l'énergie mentale, on comprend qu'elle ait avec elleune certaine affinité de nature : elle est le second facteur universel denos aptitudes.

Si la fatigue, à l'inverse de la faculté de garder ou de conserver,produit en nous, quand une certaine opération a été réalisée, une ten-dance de sens contraire qui s'oppose à sa réalisation ultérieure, on peutcomprendre pourquoi elle est liée, comme les dispositions elles-mêmes, aux formes spécialisées de notre activité et ne peut pas êtremise sur le même rang que l'énergie ou l'inertie mentales : par contre,il y a une oscillation dans le rendement des opérations de la connais-sance ou dans son efficience qui n'est pas sans rapport avec la fatigue,qui exprime la faculté de récupérer l'énergie mentale après toute dé-pense qu'on en a faite et qui est le troisième facteur universel del'intelligence. Il faut introduire enfin dans l'appréciation que nous fai-sons de celle-ci un quatrième et dernier facteur qui est l'effort ; il ap-partient plutôt au caractère et à la personnalité [89] qu'à la connais-sance, il se manifeste par la tension, la maîtrise de soi, la constancedans la fin proposée, et permet peut-être de distinguer entre les indivi-

Page 71: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 71

dus ceux à qui le sens commun suffit de ceux qui cherchent l'exacti-tude et la profondeur.

Mais en face du facteur g qui entre dans la mesure de toutes les ap-titudes d'un individu, il y a aussi en lui des facteurs spécifiques s dontla racine plonge plus profondément dans les différentes régions de sonêtre physiologique et qui varient avec l'âge, la santé, le sexe et l'héré-dité. M. Spearman, qui accepte que l'on donne au facteur g le nomd'énergie mentale, sait toutes les objections que l'on peut faire à l'em-ploi de ce mot ; car, au sens strict, nous ne pouvons jamais parler qued'une énergie matérielle, par exemple de l'énergie nerveuse. Et ilsemble qu'il incline à se représenter l'intelligence comme une cons-tante définie par cette énergie elle-même, à laquelle il faudrait joindrela mesure de son inertie et de son oscillation. Cependant, cette éner-gie, pour entrer en jeu suppose des machines qui nous sont fourniespar le système physiologique où les fonctions particulières se locali-sent. Mais cette machine, cette énergie, ne requièrent-elles pas un mé-canicien ? M. Spearman ne repousse pas l'hypothèse que le mécani-cien, nous ne le rencontrions précisément dans l'effort, c'est-à-diredans la personne qui dispose de cette énergie et qui ébranle tous cesmécanismes.

M. Spearman a fait un nombre considérable de tests qu'il a appli-qués à un nombre considérable d'individus. Nous n'avons pu donnerqu'une esquisse approximative et insuffisante de ses recherches sicomplètes, si laborieuses et si savantes. Nous avons dû négliger à lafois les analyses particulières sur lesquelles il s'appuie et l'appareilmathématique qui leur donne leur rigueur. Ce serait une erreur de les[90] considérer comme sans rapport avec la philosophie, bien quel'auteur paraisse parfois plein de méfiance pour elle. La dernière com-paraison que nous avons rapportée montre assez qu'il est préoccupé dumode d'insertion de notre activité spirituelle dans le monde matériel :il y a sans doute dans cette activité une intensité, une inertie, une os-cillation qui constituent sa nature originale et qui ne dépendent pas denous ; mais ce qui dépend de nous, c'est l'effort que nous lui appli-quons et par conséquent l'usage que nous en faisons. De tels travauxnous montrent parfois une concordance remarquable entre l'introspec-tion et les observations objectives, une divergence aussi souvent, quipermet d'aiguiser la première et de la rectifier. Grâce à eux, nous de-venons capables de préciser la sphère et les limites d'une faculté aussi

Page 72: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 72

générale que l'attention, d'introduire une distinction précieuse entrel'intelligence et la faculté de retenir que l'on considère parfois commevariant dans le même sens et qui se révèlent ici comme relativementindépendantes. Ils nous apprennent à trouver dans les effets de notreactivité mentale la trace visible et mesurable de ses opérations, le gra-phique de ses différentes fonctions et des relations qui les unissent.

Page 73: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 73

[91]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

DEUXIÈME PARTIE

3

Psychologie et conscience

Retour à la table des matières

Tout homme est semblable à Narcisse qui poursuit dans le miroirdes eaux une image fugitive de lui-même et qui, au moment où ilpense l'étreindre, ne trouve que des reflets que sa main dissipe aussi-tôt. II ne cesse de chercher en lui, autour de lui, des surfaces réfléchis-santes qui lui renvoient son propre visage ; mais ni dans le souvenirdes actions qu'il a faites, ni dans les désirs naissants qui le sollicitentsans l'obliger, ni dans le regard attentif d'un ami, ni dans cette comé-die humaine qui reproduit et multiplie à l'infini tous ses gestes, il neconsent à réaliser l'idée parfaite de lui-même. Et l'oracle qui lui com-mande de se connaître devrait bien aussi lui en enseigner les moyens.

Peut-il les demander à la psychologie ? C'est parce qu'elle prometune connaissance scientifique du moi, à laquelle nul ne demeure indif-férent, qu'elle occupe, parmi toutes les autres recherches, une situationunique et privilégiée. Beaucoup d'hommes se désintéressent, une foisleurs études terminées, des mathématiques ou de la physique : ils lesabandonnent à des savants spécialisés ; ils profitent des résultats deleurs découvertes et ne sentent pas le besoin de collaborer avec eux.La psychologie les touche de plus [92] près. Chacun y cherche un pro-longement et un enrichissement de cette conscience spontanée qu'il a

Page 74: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 74

de lui-même et qui ne se distingue guère d'abord du simple sentimentde l'existence. Il espère y recevoir une sorte de révélation de sa véri-table nature, y saisir les ressorts secrets auxquels ses démarches obéis-sent et apprendre, grâce à elle, à manier ces ressorts avec plus de pru-dence et de subtilité. Il compte sur elle pour s'affermir dans la posses-sion de son être propre, pour découvrir et pour cultiver ses différentespuissances, pour réussir à mieux comprendre les autres hommes et àaccorder sa conduite vis-à-vis d'eux avec les motifs qui les dirigent etqui trop souvent lui échappent. Il est donc impossible d'enfermer lapsychologie dans un domaine clos afin de la soustraire aux regardspopulaires : elle ne veut point connaître de profanes. Puisque toutevérité qu'elle apporte agrandit et rectifie l'expérience intérieure qui estcontinuellement présente en chacun de nous, c'est cette expériencemême qui l'éprouve et qui la juge.

Aussi peut-on prédire au Nouveau traité de psychologie de M.Georges Dumas (Alcan), dont le premier volume vient de paraître, ungrand nombre de lecteurs. Car ce livre se présente comme une syn-thèse des connaissances psychologiques de notre temps. Les auteursles plus différents y ont collaboré. Il ne faudra pas lui reprocher demanquer d'une unité qu'on n'a point cherché à lui donner. Les ten-dances qui s'y croisent, mais qui ne divergent point avec trop d'excès,ne peuvent que lui assurer une variété et une richesse capables toutjustement de renouveler la curiosité et de l'empêcher de se lasser. Il neformera point un système, mais plutôt une sorte d'encyclopédie [93] etde dictionnaire où tous les chercheurs iront puiser, sur tous les pro-blèmes de la psychologie, une documentation abondante et minu-tieuse.

Le premier volume comprend à la fois des notions préliminaires,une introduction et un chapitre sur les méthodes. Les notions prélimi-naires sont fort instructives. Elles peuvent provoquer quelque décep-tion chez le lecteur qui s'attend dès les premières pages à pénétrerdans le secret de la vie subjective la plus délicate. Car elles ont pourobjet de replacer l'homme à l'intérieur de la nature. Elles nous appor-tent sur les conditions biologiques de la conscience les renseigne-ments les plus utiles : elles nous permettent de comprendre comment

Page 75: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 75

la conscience trouve son point d'insertion dans un univers matériel quifournit à sa sensibilité et à son activité tous les instruments dont ellesont besoin. Il n'y a point de lecture plus suggestive pour le philosopheque celle de ces chapitres qui semblent déborder son propre domaine,où la préoccupation demeure exclusivement scientifique et où on re-trouve pourtant une dialectique invisible, que la description des faitsne cesse d'illustrer et de soutenir.

On regrettera pourtant de ne trouver au chapitre II qu'une sècheénumération des différentes races et des différentes langues : l'atten-tion, étourdie par l'abondance et la bizarrerie des noms, ne parvient àreconnaître aucun des caractères distinctifs sur lesquels pourrait sefonder la détermination de plusieurs types psychologiques.

Par contre, le chapitre IV, consacré par M. Louis Lapicque à la« Physiologie générale du système nerveux », nous paraît mettre envaleur une idée capitale qui est capable d'engendrer les conséquencesles plus belles. Les éléments nerveux forment un système de « com-mandes par relais ». Chacun compte le temps [94] avec une unité quilui est propre : il peut être comparé à un récepteur qui, parmi toutesles ondes qui se croisent à l'intérieur de son champ, recueille cellesdont la période est accordée avec son propre dispositif. Ce caractèrede l'élément se nomme sa « chronaxie » : elle est sa marque originale,bien qu'elle puisse être modifiée par la liaison de cet élément avecd'autres, en particulier avec un centre. C'est par elle qu'on parvient àexpliquer les principales modalités de l'influx, les phénomènes deconnexion et d'inhibition. Elle introduit dans une science jusque-làpurement « spatiale et topographique », et qui étudie les instrumentsmêmes de la conscience et de la vie, l'idée de ce rythme temporel quiest comme le « ton » fondamental de chaque existence, qui doit expli-quer à la fois son degré d'isolement et son degré de résonance, et élu-cider par là les lois de communication de toutes les existences entreelles.

Mais l'attention sera retenue surtout par les chapitresd'« Introduction » et de « Méthodologie » dans lesquels MM. GeorgesDumas et André Lalande essayent de fixer l'objet et la situation ac-tuelle de la psychologie. Tous les collaborateurs du Traité, dit M.Dumas, sont d'accord pour « considérer la psychologie comme uni-quement fondée sur des faits et exclure par là même de son domainetoutes les spéculations ontologiques ». Ils se rallient à l'idée d'une

Page 76: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 76

psychologie expérimentale et ils entendent mettre à contributiontoutes les sciences, comme la physiologie, la pathologie et la sociolo-gie, qui peuvent nous éclairer sur l'origine, les éléments et les varia-tions des faits psychologiques dans l'espèce humaine ou dans la sérieanimale.

On peut même craindre que certains d'entre eux ne montrent unedéfiance particulière à l'égard de l'introspection [95] et ne prétendentréduire l'étude du moi à celle des conditions physiques dont il dépendet des manifestations physiques qui l'expriment. Mais, s'il est impos-sible à la psychologie de renoncer à l'introspection, qui est seule ca-pable de nous révéler cet aspect subjectif de notre propre vie sans le-quel les noms mêmes de sensation, de souvenir ou de douleur n'au-raient plus de sens, il faut reconnaître que l'introspection toute seuleest hors d'état, de donner à son objet cette forme précise et numériquequi doit lui prêter accès dans la science. On comprend donc bienqu'une investigation plus rigoureuse puisse s'en détourner et chercherailleurs, dans d'autres faits toujours associés aux faits de conscience etqui en forment soit la substance, soit la trace, l'objet d'une connais-sance plus positive. La méthode introspective ne serait pour le savantqu'une méthode préliminaire et pour ainsi dire accessoire, qui se bor-nerait, à lui révéler la présence de certains états dont il devrait cher-cher aussitôt une représentation plus objective.

Nul ne peut mettre en doute la largeur d'esprit, ni le libéralismeavec lesquels M. Georges Dumas lui-même, en définissant les grandscourants de la psychologie française contemporaine, M. Lalande en-suite, en établissant une classification des différentes méthodes, ontessayé d'accueillir toutes les contributions que les chercheurs, venusdes horizons les plus différents, ont apportées à la connaissance de lanature humaine. Pour mieux éviter le reproche de partialité, ces deuxauteurs se sont même abstenus d'exprimer des préférences indivi-duelles. Ils ont eu l'élégance de nous dire que les concepts tradition-nels de la « psychologie rationnelle » pourraient peut-être reprendreun sens et une valeur si on les transposait sur un autre plan.

Puisque la conscience humaine soutient, des relations [96] avectoutes les parties de cet immense univers qui n'a de réalité que pourelle, il y a aussi mille manières d'aborder son étude. M. Lalande les adécrites avec beaucoup de minutie. De la comparaison que l'on peutfaire entre elles se dégage cette idée que la psychologie contempo-

Page 77: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 77

raine répugne également à reconstituer le contenu de la conscience àl'aide d'états isolés, comme l'associationnisme classique, et à chercherdans chacun d'eux la simple traduction d'un mouvement particulier quise produirait dans une région déterminée du cerveau, comme les parti-sans du parallélisme psycho-physique. Les adversaires mêmes de M.Bergson ne sont plus éloignés d'admettre avec lui l'existence d'unecertaine continuité psychologique, « d'une appréhension primitive del'ensemble qui est nécessaire à l'intelligence des parties ». On retrouvepeut-être un écho lointain de certaines de ses idées à la fois dans « lathéorie de la forme », qui s'est développée principalement en Alle-magne et qui s'attache à montrer par des procédés rigoureusement ex-périmentaux que les impressions sont toujours perçues à l'intérieur decertaines structures, au lieu que celles-ci soient postérieures et sura-joutées, et dans « la psychologie concrète », qui, loin de voir dansl'individu une somme d'états ou de réactions fragmentaires, le prendd'abord comme un tout qui imprime son caractère à tous les épisodesde sa vie : une démarche de l'intelligence, une crise passionnelle, unesimple rêverie sont autant de scènes qui n'ont point de signification enelles-mêmes, mais seulement par le personnage qui les joue.

** *

On peut discerner pourtant, à travers toutes les tendances si diffé-rentes qui divisent la psychologie, [97] deux directions opposées qui,à condition qu'on ait la hardiesse de les suivre jusqu'au bout, condui-sent peut-être au même point. La première est celle dans laquelle s'en-gage naturellement tout esprit scientifique. Les états de consciencesont considérés d'abord comme des objets parmi d'autres objets : ilfaut donc chercher les lois auxquelles ils obéissent. On va voir quel'entreprise doit échouer ou aboutir à l'élimination de la conscienceelle-même.

L'histoire des idées nous montre en effet les étapes successives àtravers lesquelles cette élimination s'est consommée. Dans une pre-mière étape, on cherche à constituer la psychologie comme une his-toire naturelle de l'âme, c'est-à-dire comme une science indépendanteà la fois de la physiologie et de la métaphysique, qui utilise l'observa-tion interne et découvre entre nos états d'âme des relations originalescomparables aux lois de la physique. Mais cette position ne peut pas

Page 78: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 78

être maintenue. Le fait de conscience fuit devant l'attention : il n'estqu'une attitude intérieure en présence des objets, que l'on ne peut ja-mais réussir à convertir elle-même en un objet véritable. Seulement,comme il est toujours inséparable d'un état organique susceptible lui-même d'être observé exactement et de s'inscrire dans le déterminismedes phénomènes physiques, on peut, en l'accouplant à celui-ci, faire dela psychologie une sorte de science mixte et introduire dans notre vieintérieure un ordre dérivé qui est un reflet de l'ordre naturel. C'est laseconde étape. On ne peut s'y arrêter longtemps : elle marque un com-promis appelé à disparaître. Car, puisque l'état intérieur ne possède parlui-même aucune efficacité, on est amené à diminuer par degrés saréalité. Dans une troisième étape, on n'en fait plus qu'un épiphéno-mène, un luxe qui cesse d'intéresser le savant, luxe qui pourtant nousfait [98] être. Mais on ne lui accorde cette existence affaiblie que parune dernière concession à la méthode subjective, qui finalement doitêtre retirée. La psychologie n'étudiera plus désormais que les réactionsobservables des différents êtres en présence de certaines circonstancesdonnées. Elle établira une sorte de proportion entre les influences re-çues et les mouvements accomplis, qui servira à caractériser l'origina-lité de chaque espèce animale, de chaque groupe humain, de chaqueindividu pris séparément. C'est la quatrième étape : elle nous a permisd'arriver au port.

Nous parvenons alors à nous connaître nous-même non plus dansle miroir trompeur de la conscience, c'est-à-dire dans l'idée que nousnous faisons de notre nature, mais dans la réalité de notre nature.Celle-ci s'exprime par notre manière de nous conduire, qui ne peutêtre observée que du dehors et qui, lorsqu'elle nous est révélée, necesse de nous surprendre. Ici le témoignage de la conscience est doncfrappé de suspicion. Elle n'est qu'« un mythe, une interprétation erro-née des faits psychologiques ». Qu'est-ce à dire, sinon que la cons-cience doit se résorber dans la science, que l'on ne peut pas la considé-rer comme un être séparé et qu'elle est indiscernable des choses elles-mêmes dont elle exprime la présence pure ?

Une telle conclusion, que l'on trouve par exemple chez Watson, estdestinée à effaroucher tous les partisans attardés d'une séparation radi-cale entre l'âme et le corps, qui méditent encore sur le problème de lacommunication des substances. Elle réjouira tous ceux qui, croyant àl'unité de l'être, mais adoptant une position inverse de celle de Wat-

Page 79: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 79

son, montrent que l'être ne peut se révéler à nous que sous les espècesde la conscience, que nul n'a jamais pu franchir ses limites, mais quela science est son œuvre et qu'en se mirant à son tour dans cette œuvrele moi [99] doit naturellement oublier l'activité même qui l'a produite.

Le tort le plus grave du spiritualisme traditionnel a été de laissercroire que l'on pouvait atteindre, dans le vase clos de la conscience,une réalité mystérieuse formée d'objets délicats et vaporeux que laprésence du monde physique ne pouvait qu'obscurcir et que froisser.La disparition de ces limbes ne sera pas regrettée. La conscience necontient aucun objet qui lui soit propre. Elle est tout entière activité, àla fois tendance et opération. Elle est indiscernable du système desrelations, qui tantôt fléchissent et tantôt se resserrent, par lesquelleselle communique avec tout l'univers. Le corps est le siège de toutes lessensations secrètes par lesquelles elle s'individualise, de tous les plai-sirs et de toutes les douleurs qui donnent à ses démarches le retentis-sement intime qui les juge. En lui-même il est comme la pétrificationde toutes les démarches qu'elle a accomplies et la condition de toutescelles qu'elle pourra accomplir encore. Aussi n'est-il pas étonnantqu'elle paraisse le subir. Autour de lui se déploie un monde d'objetspurement représentés, qui ne peuvent nous affecter que par son inter-médiaire, mais qui fournissent à la faculté de comprendre et à la facul-té de vouloir la matière d'un exercice indéfini. Tous ces objets appa-raissent, changent d'aspect et s'évanouissent selon les variations del'attention et du désir.

Mais la conscience n'est point satisfaite encore. Elle veut surmon-ter sa propre limitation. Elle cherche à affranchir la représentation descirconstances particulières dans lesquelles elle s'actualise. Elle s'ef-force de lui imposer une législation. Alors la science se constitue, nonpas, comme on le croit, par une sorte d'effacement de la pensée devantson objet, mais au contraire par une subordination de [100] cet objet àune pure exigence de la pensée. Mais s'il est vraiment impossible à laconscience de rien atteindre en dehors d'elle-même, tous les rapportsque l'on cherche à établir entre le moi et l'univers vont désormais seréduire aux rapports de notre conscience sensible et de notre cons-cience intellectuelle.

Cependant, on conçoit toujours que l'on puisse considérer un mé-canisme indépendamment de l'activité qui le monte, une représenta-tion indépendamment de l'activité qui l'appréhende, une loi indépen-

Page 80: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 80

damment de l'intelligence qui la prescrit. On aboutit alors à une lec-ture de l'univers qui satisfait l'imagination : car celle-ci ne peut saisirque des choses. On a éliminé en même temps le mythe de l'esprit.Seulement, l'esprit est subtil : il s'est borné à dissimuler sa présencedans la perfection de son propre ouvrage.

Page 81: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 81

[101]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

DEUXIÈME PARTIE

4

Les tendances et la viede la conscience

Retour à la table des matières

Les Principes d'une psychologie des tendances, de M.A. Burloud(Alcan), sont un ouvrage dont le titre risque de nous faire illusion. Caron n'y trouve pas seulement une analyse de tous ces mouvements inté-rieurs par lesquels nous nous sentons naturellement inclinés vers cer-tains objets ou vers certaines fins, mais une conception d'ensemble dela vie de l'esprit, dont la tendance exprime à la fois la source la plusprofonde et l'essence véritable. M. Burloud, en effet, ne se contentepas, comme la plupart des psychologues, de nous montrer dans la ten-dance une sorte d'exigence affective et comme un appel de la cons-cience vers une possession capable de la satisfaire. C'est que la ten-dance n'appartient pas exclusivement à la sensibilité. Elle est à l'ori-gine de toutes les opérations de la pensée : la raison ne peut pas sepasser d'elle et donne seulement une forme logique à l'élan quil'anime. Elle imprime leur direction à toutes les démarches de la con-duite ; et la volonté, au lieu de la contredire, la pénètre, nous en rendmaître et nous en donne la disposition.

Page 82: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 82

On ne reprochera pas à M. Burloud de céder à la séduction de cer-taines théories métaphysiques vers [102] lesquelles se portent aujour-d'hui la plupart des esprits, et qui risqueraient d'infléchir son regard oude fausser son analyse. Il n'y a pas de psychologue plus consciencieuxni plus prudent, plus attentif aux faits, plus soucieux de rester fidèle àl'expérience et même à ces méthodes objectives et numériques parlesquelles nous essayons d'analyser les fonctions de l'esprit à traversles signes qui les manifestent (comme le montre par exemple la fin duchapitre V). Mais il ne renonce pas à l'introspection, dont ont tant mé-dit les partisans de la psychologie scientifique : il pense que la vie del'esprit réside dans l'exercice d'une activité subjective que l'on ne peutsaisir que par le dedans, bien que nous soyons obligés de remontersouvent des traces qu'elle a laissées jusqu'à son impulsion la plus se-crète ; car même lorsque la tendance émerge dans la conscience, elleplonge bien au-delà. Ce livre est pour nous une sorte de témoin quinous permet de mesurer l'intervalle qui sépare la psychologie d'hier decelle d'aujourd'hui et la puissance de ce mouvement qui envahit tousles domaines de la pensée, et qui nous oblige à considérer chacun desmoments de notre conscience non pas comme un objet que l'on peutdécrire, mais comme un acte qui se réalise.

La psychologie a suivi depuis le début du XIXe siècle une courbe

bien curieuse. Elle était étymologiquement la science de l'âme, c'est-à-dire d'un être invisible qui était le support métaphysique de notre vieintérieure et que l'on ne pouvait définir que par des prédicats logiques.Mais elle n'a pu prétendre au nom de science qu'au moment où, re-nonçant à atteindre cette substance abstraite et hypothétique, elle acherché à saisir la nature même de nos « états d'âme » et des lois aux-quelles ils obéissent. Elle a connu alors successivement trois périodes.Dans la [103] première, qui est celle de l'introspection pure, on soute-nait que la réalité psychologique ne se découvre qu'à ce regard dirigévers nous-même qui nous fait pénétrer dans un monde subjectif, hété-rogène au monde physique et qui n'a de sens que pour nous seul. Maisl'introspection est-elle une méthode scientifique ? Elle ne nous permetni de circonscrire l'objet auquel elle s'applique ni de le mesurer : elleest elle-même une démarche psychologique qui ne cesse de l'altérer, àla fois par ce qu'elle lui ajoute et par ce qu'elle lui relire. Renoncera-t-on donc à faire de la psychologie une science comparable auxsciences de la nature ? Non, sans doute, car les faits intérieurs sont liés

Page 83: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 83

eux-mêmes à des faits extérieurs qui tombent sous leur empire. Alorss'ouvre une seconde période, où l'on cherche une connaissance indi-recte, et non plus directe, des phénomènes subjectifs. Car ils dépen-dent tous de certaines conditions physiologiques, sensorielles et céré-brales, sans lesquelles ils ne se produiraient pas ; ils supposent un cer-tain ébranlement physique auquel ils fournissent une sorte de ré-ponse ; enfin ils s'expriment à leur tour par certains mouvements denotre corps et par certains changements dans le monde visible qui ensont les effets et les manifestations. Or tous ces phénomènes auxquelssont liés nos états de conscience sont eux-mêmes objets de science :une telle liaison fait bénéficier le dedans, par un reflet qu'il en reçoit,de la rigueur même qui appartient à la connaissance du dehors. C'estl'époque du parallélisme et de toutes les sciences mixtes qui ont undouble nom, comme la psychophysique et la psychophysiologie. Maisil est facile de voir que, dans cette correspondance entre l'interne etl'externe, l'externe seul est un objet de science véritable ; l'internegarde tous les caractères que l'introspection lui attribuait ; il [104] esttoujours subjectif et réfractaire à la mesure : il ne reste plus qu'à levider de toute réalité en l'appelant un épiphénomène. Mais ce n'est pasassez encore, et, dans une troisième période, on élimine ce témoi-gnage gênant de la conscience que la science ne parvient ni à assimi-ler, ni à introduire sans le troubler dans le jeu purement mécaniquedes influences que nous recevons et des réactions qui leur correspon-dent. C'est le rapport privilégié entre ces influences et ces réactionsqui permettra de définir la nature originale de l'être humain, celled'une espèce animale, celle de chaque individu dans les traits perma-nents de son caractère ou dans les étapes de son histoire. Telle est laconception de la psychologie du comportement, qui est proprementune psychologie sans conscience.

L'évolution que nous venons de décrire était une évolution néces-saire à partir du moment où la psychologie cherchait à se constituerelle-même comme science ; elle était condamnée, pour y réussir, àanéantir l'intimité du moi dans l'objectivité de l'expérience qui le tra-duit. Il est évident que les trois périodes que nous avons distinguées,bien qu'elles dessinent jusqu'à un certain point un ordre historique,expriment trois aspects de la méthode qui s'associent toujours plus oumoins dans toutes les recherches des psychologues : il n'en est pas quirenonce à l'introspection, ni qui pense qu'elle puisse lui suffire ; il n'en

Page 84: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 84

est pas qui n'utilise le parallélisme comme procédé de recherche, niqui puisse douter que les deux aspects de notre nature n'aient leursource dans une unité plus profonde ; il n'en est pas qui refuse d'avoirrecours au comportement pour éclairer une introspection défaillante,ni qui puisse s'en contenter sans chercher à interpréter les renseigne-ments qu'il nous apporte.

[105]

La psychologie contemporaine se meut donc tout entière entre cesdeux extrêmes représentés par l'introspection et le comportement.Mais on peut dire que son caractère original, c'est de les accorder. Orla tendance pourrait bien être précisément le pont qui les unit. Et sielle est l'essence de la vie intérieure, elle nous permettrait de donner àl'introspection et au comportement leur signification véritable en leslibérant des reproches dont les deux écoles rivales les accablent tour àtour. L'introspection, en effet, évoque un spectacle intérieur compa-rable au spectacle que nous donne le monde extérieur : or un tel spec-tacle n'existe pas ; il n'y a pas en nous d'objets subjectifs, si subtils etsi vaporeux qu'on les suppose, ni même d'états d'âme dont on pourraitse détacher pour les contempler à loisir ; il n'y a pas non plus d'imagesinvisibles qui seraient comme la reproduction des objets visibles dansune mystérieuse chambre noire où nous serions seul à pénétrer. L'ob-servation de nous-même ne nous révèle rien de plus que des altitudesde conscience, des tendances que nous cherchons à réaliser, des actesque nous commençons à accomplir. La conscience ne trouve en nousqu'un être qui se fait, et elle ne peut le saisir qu'en épousant la dé-marche même par laquelle il se fait. Dès lors, elle ne peut pas négligerle comportement, c'est-à-dire les mouvements mêmes par lesquelscette démarche s'exprime, mais qui à leur tour ne peuvent pas se suf-fire, ni constituer un monde fermé, indépendant de cette force inté-rieure qui les appelle à l'existence et qui leur donne à la fois leur va-leur et leur sens. La tendance peut donc être considérée comme l'es-sence de cet être mixte que nous sommes : elle est au point de jonctionde l'esprit et du corps. elle montre à la fois que l'esprit est incapable desubsister seul, qu'en lui-même il n'est [106] qu'une pure virtualité,qu'il ne peut se passer d'une action où il s'incarne et se réalise, et quele corps, de son côté, n'est pas seulement une chose ou un phénomène,qui n'a d'existence que pour celui qui le regarde, niais qu'il y a en lui

Page 85: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 85

une puissance intérieure qui l'anime et dont il est à la fois l'expressionet le véhicule.

Le privilège de la tendance dans la constitution de notre être psy-chologique se retrouve également sous des formes différentes dansl'école de Binet, qui se préoccupe d'atteindre dans la conscience nonplus des images déjà formées, mais de pures directions de la pensée ;dans les recherches expérimentales de l'école de Wurzbourg, dontl'inspiration est analogue, et dont M. Burloud a étudié lui-même autre-fois les principaux représentants, Watt, Bühler et Messer ; dans laphénoménologie de Husserl, qui, en dépit de sa répugnance à l'égardde tout psychologisme, fait de l'intentionnalité le caractère essentiel dela pensée ; dans l'œuvre de M. Pierre Janet, qui entend substituer àl'étude des états d'âme celle des conduites ; dans celle de Freud, quimontre comment ce sont nos tendances les plus profondes qui se con-vertissent en un drame intérieur grâce au jeu des images ; et jusquedans la « théorie de la Forme », qui, bien qu'elle paraisse favoriser uneconception statique de la représentation, peuple le monde de tensionset d'efforts qui trouvent dans la forme une sorte d'équilibre. Et M.Burloud voit bien qu'au-delà de l'intellectualisme et de l'empirisme,qui réduisent la conscience à des idées ou à des faits que l'on doit con-sidérer du dehors, la psychologie des tendances doit nous apprendre àla saisir du dedans, comme l'avait fait Maine de Biran, c'est-à-diredans la force secrète qui la soutient et qui la dirige.

[107]

Seulement, au lieu de cette force unique, par laquelle se définitl'activité du moi dans le biranisme, M. Burloud introduit dans le moiune pluralité de tendances qui échappent souvent à la conscience, dontles unes sont innées et les autres acquises, dont les unes sont en rap-port avec des dispositions affectives et les autres avec des habitudes,et qui permettent de substituer au monarchisme de la volonté une sortede dynamisme pluraliste. Il faudra chercher ensuite comment ces ten-dances s'assemblent elles-mêmes en systèmes, comment elles dessi-nent des schémas où certains mouvements se trouvent d'avance pré-formés. Ainsi, sans que nous croyions poursuivre aucun dessein, nospensées, nos actes, nos paroles s'organisent pourtant toujours seloncertains plans et se calquent toujours sur certaines fins. — On renon-cera donc d'abord à cette explication mécanique que l'association-nisme avait mise en crédit et selon laquelle les éléments de la pensée

Page 86: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 86

se souderaient au hasard selon leurs rapports de voisinage : car c'est latendance, c'est-à-dire une intention qui demeure encore obscure pournous, qui dissocie ces éléments des ensembles dans lesquels ils setrouvaient engagés et les intègre dans des structures nouvelles où ilsreçoivent une signification différente. — De même, dans la théorie del'évolution, c'est la causalité des tendances qui réalisera chaque typed'existence par une organisation déterminée des matériaux empruntésau milieu. La difficulté insurmontable à laquelle s'était heurtée la doc-trine de Lamarck, c'était l'hérédité des caractères acquis : on comprendmal que des caractères puissent se transmettre, car on ne saurait as-treindre des choses à demeurer identiques à travers la suite des géné-rations ; au contraire, il est naturel que des tendances se conservent,précisément parce que, sous la double [108] forme de l'habitude et dela mémoire, elles portent le poids de tout notre passé. — Enfin M.Burloud nous propose une théorie très ingénieuse de la perception :car si la sensation est corporelle et spirituelle à la fois, et si elle esttoute répandue à la surface de notre corps, de la peau, de la rétine oude l'organe auditif, elle ne se transforme en perception que par l'inter-médiaire de la tendance, au moment où celle-ci nous oblige à imaginerdes objets qui constituent, pour tous les mouvements que nous com-mençons à esquisser, un point d'application en quelque sorte idéal.

L'aspect le plus important de toute cette conception, et qui nouséloigne singulièrement de ce déterminisme rigide où l'on a vu souventune exigence implacable de la science, c'est l'affirmation du caractèreplastique et pour ainsi dire plurivalent de la tendance. Toute tendanceen effet cherche à s'inscrire dans une image ou dans un mouvement :mais il peut y avoir beaucoup de différence entre ces images ou cesmouvements. Car il y a dans la tendance une pluralité de formes dy-namiques que l'on utilise tour à tour selon les besoins de la situation,comme le montre l'apprentissage des habitudes chez le pianiste oul'automobiliste, et qui leur donne la disposition d'une activité sponta-née susceptible de s'adapter et de se transformer indéfiniment. Lestendances affectives, elles aussi, nous inclinent, non pas vers certaineschoses, mais vers certaines catégories de choses qui, en droit, ont pournous une valeur égale : ainsi, comme le montre l'exemple de l'amour,elles nous obligent à chercher un être qui incarne notre idéal, maiselles nous permettent aussi d'idéaliser l'être que nous avons rencontré.

Page 87: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 87

Cependant, bien qu'il y ait en nous une multiplicité de tendancesdont l'origine plonge très profondément [109] dans notre passé, bienqu'elles se groupent dans des systèmes différents, bien que chacune deces tendances ou chacun de ces groupes de tendances puisse s'expri-mer par les actions les plus variées, rien de tout cela ne porte atteinte àl'unité de notre moi. Ce n'est là pour ainsi dire qu'une matière qui estfournie à son activité la plus profonde ; mais celle-ci la dépasse et ladomine. Il en est des tendances comme des souvenirs : on a penséquelquefois que le moi pouvait être confondu avec la totalité de sonpassé ; mais, comme le faisait remarquer Charles Blondel, nous avonsle sentiment qu'avec d'autres souvenirs, un autre passé, nous serionsencore ce que nous sommes ; ces souvenirs, ce passé peuvent nousdevenir indifférents ou étrangers sans que l'identité du moi se trouveentamée. On pourrait faire les mêmes observations en ce qui concerneles tendances : elles sont des forces, mais qui n'agissent que par unconsentement qu'il faut leur donner. C'est ce consentement ou ce refusqui constitue en nous l'acte propre de la volonté. Et c'est ce vouloir quiest notre moi véritable : il est, si l'on peut dire, l'intention même parlaquelle le moi se réalise, cette intention primordiale et essentielledont les tendances ne sont elles-mêmes que les fragments. C'est quandelles sont le plus dociles et le mieux accordées que nous avons l'im-pression d'être le plus libres. Alors seulement il nous semble que ladestinée qui nous est proposée est aussi celle que nous avons choisie.Nous nous éloignons de cette surface de nous-même où se jouentpresque toutes les actions de notre vie : en nous rapprochant toujoursdavantage du fonds de nous-même, il nous semble que nous nous dé-passions toujours. Et en procédant toujours ab exterioribus ad interio-ra et ab interioribus ad superiora nous justifions cette liaison indisso-luble de la [110] psychologie et de la métaphysique qui, chez Des-cartes et chez Malebranche, comme chez Maine de Biran, s'est tou-jours montrée la marque distinctive du génie français.

Page 88: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 88

[111]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

TROISIÈMEPARTIE

Retour à la table des matières

[112]

Page 89: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 89

[113]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

TROISIÈME PARTIE

1

Psychologie et sociologie

Retour à la table des matières

Il n'y a pour l'homme qu'un véritable objet de réflexion, qui est lui-même : le mot de réflexion marque un retour sur soi qui déjà semblenous en avertir. Rien ne possède dans le monde un sens et une valeurautrement que par rapport à nous. Même quand nous disons que lemonde existe, nous voulons dire que nous en faisons partie, bien qu'ilnous dépasse, que nous pouvons le connaître, bien que cette connais-sance soit toujours bornée, et agir sur lui, bien que cette action soittoujours entravée. Si l'on peut parler d'une science universelle, cettescience doit avoir elle-même pour centre une anthropologie, autour delaquelle rayonnent toutes les recherches particulières : à la fois cellesqui portent sur le monde matériel, où notre vie se déploie, et cellesqui, portant sur le monde moral, entreprennent de donner une règle ànotre conduite et un sens à notre destinée.

La philosophie tient donc tout entière dans la pratique du vieuxprécepte qui nous commande de nous connaître ; car on ne peut l'ap-pliquer sans chercher à tout connaître. Cependant, si l'homme, pourchacun de nous, c'est son propre moi tel que la conscience le lui ré-vèle, lié à un corps dont il ne peut pas se [114] séparer et dont il subit

Page 90: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 90

la loi, on comprend sans peine que la psychologie jouisse, parmitoutes les autres connaissances, d'une sorte de privilège et qu'ellepuisse paraître le cœur même de toute anthropologie véritable. Où ré-side en effet ce qu'on appelle « l'homme », sinon dans ce lieu intime etsecret où naissent ses pensées et ses désirs, dans cette présence sentied'un corps qui n'appartient qu'à lui, qui l'enferme dans la solitude de lasouffrance, qui est l'instrument de son action, qui porte témoignagepour lui aux yeux d'autrui et qui ne cesse jamais à la fois de l'exprimeret de le trahir ?

Seulement cet être que sa conscience isole et individualise n'est pasl'homme tout entier. Mais la même conscience qui le replie sur lui-même l'ouvre en même temps sur le monde qui l'entoure. Et dans cemonde il trouve d'autres êtres semblables à lui, qui deviennent aussitôtpour lui une source exceptionnelle d'intérêt et d'émotion. Il sent quel'homme ne se réalise en lui que par les relations qu'il entretient aveceux. Les événements les plus graves de sa vie, les seuls qui peuventl'arracher à la servitude du corps, donner à sa conduite une valeur spi-rituelle et qui le dépasse, sont ceux qui engagent sa responsabilité àl'égard d'autrui. Il ne peut éviter de former une société avec les autreshommes, et l'on peut dire en un sens que les rapports qu'il a avec euxsont plus profonds et plus essentiels que ceux qu'il a avec lui-même :ceux-ci ne sont le plus souvent que l'effet de ceux-là. C'est donc dansla société, et non point dans l'individu séparé, que l'homme nous dé-couvre sa vraie nature : dès que l'individu cesse d'être seul, la sociétécommence ; elle est déjà présente dans l'amitié, et c'est en la considé-rant sous la forme de la cité organisée qu'Aristote a défini l'hommecomme un animal politique.

[115]

Ainsi on ne s'étonnera pas que la sociologie prétende achever cetteconnaissance de l'homme que la psychologie n'avait fait qu'esquisser.Comme la psychologie, elle cherche à devenir une science. De cettescience Auguste Comte est regardé en général en France comme l'ini-tiateur, parce qu'il a affirmé avec une particulière netteté qu'il existeune nature sociale et qu'elle obéit à des lois comparables à celles de lanature physique. On sait qu'Émile Durkheim est demeuré fidèle à lamême inspiration : c'est lui qui, par la vigueur de son esprit et l'intran-sigeance de sa méthode, par la fondation de Y Année sociologique etpar les nombreux disciples qu'il a formés, a exercé l'influence la plus

Page 91: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 91

profonde et la plus durable sur les recherches sociologiques dans notrepays. On le voit bien quand on essaye aujourd'hui de les embrasserdans un tableau d'ensemble, comme vient de le faire M. Bouglé dansson Bilan de la sociologie française contemporaine (Alcan). 1 On serafrappé alors non seulement du caractère vivant que peut garder encorela pensée de Durkheim, même dans les domaines où elle est évidem-ment dépassée, mais encore des conquêtes qu'elle n'a cessé de faireparmi des savants qui avaient montré d'abord à son égard la plusgrande méfiance, comme les historiens et les juristes.

Il y a chez Durkheim d'une part un savant qui veut traiter tous lesphénomènes humains comme des choses et examiner selon une mé-thode purement objective les rapports entre la société et l'individu,d'autre part un philosophe qui ne veut abandonner aucun des conceptsde la philosophie traditionnelle et [116] qui cherche au contraire avecune sorte d'enthousiasme à en donner une justification positive. Ainsinul n'a senti plus vivement que lui la dualité qui divise notre cons-cience, ce que Pascal appelait notre misère et notre grandeur, et cetteoscillation perpétuelle entre l'égoïsme qui nous assujettit au corps etun appel venu de plus haut qui tout à coup nous fortifie et nous sou-lève comme si Dieu même se portait à notre secours et substituait sapuissance à notre faiblesse. Cette puissance, c'est celle de la société,qui est Dieu présent et visible. Or il est arrivé que beaucoup de dis-ciples de Durkheim se sont montrés prêts à retenir et à pratiquer saméthode, mais en abandonnant sa philosophie comme aventureuse etinutile. Au contraire, ses adversaires lui reprochent tantôt cette mé-thode même, qui, en considérant tous les phénomènes du dehors,semble ne laisser aucune place à la personne et à la liberté, tantôt saphilosophie, qui rapporte à la société un élan spirituel qu'elle est, seloneux, incapable de nous donner ; car, comme la nature, à laquelle uncertain romantisme faisait jouer le même rôle, elle nous insère dans undéterminisme qui lui est propre, et par là nous asservit plutôt qu'ellene nous libère. Il est vrai que la plupart des sociologues dont nous en-tretient M. Bouglé poursuivent leurs recherches positives en conser-vant à l'égard de ces différentes thèses une certaine indépendance :

1 On pourra se référer encore à un recueil d'articles publié par M. Davy sous letitre : Sociologues d'hier et d'aujourd'hui, et à un volume d'extraits et de no-tices consacrés aux Philosophes et savants français du vingtième siècle (V. laSociologie), par M. Daniel Essertier.

Page 92: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 92

lui-même n'appartient point à la « stricte observance », et s'il se tournevers les problèmes sociaux c'est pour satisfaire son goût pour la réalitéconcrète, pour les relations directes avec les autres hommes, pour unidéalisme démocratique et généreux. On ne peut que souscrire à l'es-prit de la protestation qu'il élève ailleurs avec une pointe d'éloquencecontre toute idolâtrie sociologique : « Inviter l'homme à respecter lasociété, ce n'est pas lui [117] demander de se prosterner devant unesorte d'animal énorme, mais devant une grande flamme qui montevers le ciel et qui entretient les âmes rapprochées. »

Mais cette déclaration nous montre bien que le nœud du problèmeréside dans les relations de la conscience individuelle avec la société,qui ne cesse de la solliciter et à laquelle elle ne cesse de répondre. Etd'abord qu'est-ce que cette conscience elle-même ? Les hommes pen-sent souvent qu'elle est un asile personnel et inviolable et qu'ils doi-vent, pour découvrir l'essence la plus profonde de leur être, tourner ledos à la société qui les divertit et s'enfermer dans le recueillement et lasolitude où la considération de leur intimité propre leur ouvrira l'accèsdu monde universel. Mais c'est là, selon les sociologues, l'illusion laplus grave, non pas seulement, comme chacun peut le voir, parce quedans cette solitude nous emportons tous nos souvenirs et tous nos dé-sirs, mais encore parce que la substance même de la conscience estformée de deux couches superposées : une couche inférieure et pro-prement individuelle, où nous ne trouvons rien de plus que les réso-nances complexes et variables de notre vie corporelle ; une couchesupérieure, où nous découvrons nos sentiments les plus nobles, desobligations, une discipline, un idéal, toutes les exigences de la raison,et qui ne peuvent s'expliquer que par l'ascendant que la société necesse d'exercer sur nous.

Bien plus, Durkheim ne se contente pas de montrer dans la cons-cience de chacun de nous la rencontre de l'individuel et du social,comme on montrait en elle autrefois une rencontre du corps et de l'es-prit. Il n'a pas craint d'opposer à la conscience individuelle une cons-cience collective à laquelle la première doit être subordonnée et quilui impose [118] ses jugements. En utilisant des comparaisons em-pruntées à la synthèse chimique, il a montré que les individus produi-sent, par leur seul assemblage, cette réalité nouvelle dont les proprié-tés sont hétérogènes à celles de ses éléments. Ainsi se forme uneconscience supérieure en puissance, en dignité, en valeur, à celle qui

Page 93: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 93

nous appartient en propre, mais qui ne cesse de promouvoir celle-ciafin de l'élever jusqu'à elle.

C'est contre cette idée de la conscience collective que se sont con-centrées les principales critiques que la doctrine a fait naître. Et beau-coup de disciples semblent disposés soit à l'abandonner, soit à en don-ner une interprétation qui l'exténue. C'est elle aussi qui, par réaction,accrédite encore auprès de beaucoup d'esprits une méthode semblableà celle de Tarde, si mobile, si simple, si vivante, si proche de l'obser-vation et de la vie, qui ne connaît que les individus, mais qui nousmontre entre eux des contacts sans cesse frémissants, des sentimentsqui se propagent, un jeu d'imitations et d'oppositions qui rebondissentcomme dans une conversation de salon. Durkheim a senti que le pro-blème des rapports entre l'individuel et l'universel était plus profond,que l'universel n'est point de l'individuel qui se multiplie, qu'il fautqu'il surpasse l'individuel pour que celui-ci trouve en lui un soutien etun aliment, et qu'il ne peut échapper à la conscience si c'est lui au con-traire qui l'éclaire et qui l'oblige sans cesse à se dépasser. Pour jugerde son entreprise, il faut donc chercher si le social et l'universel s'iden-tifient.

Mais d'abord, quand on nous parle de la société, certaines distinc-tions doivent être faites. S'agit-il de ces « sociétés closes », selon lelangage de M. Bergson, qui imposent à tous leurs membres les parti-cularités et l'exclusivisme de leurs coutumes, ou de ces [119] « socié-tés ouvertes » dont l'idée de l'humanité chez Auguste Comte se mon-trait plus proche, et qui aspirent à recevoir en elles tous les hommesdans une sorte de fraternité ? S'agit-il de cette société de fait qui faitpeser sur nous à chaque instant le poids de ses préjugés et de ses con-traintes, ou de cette société idéale qui naît avec la sympathie dans uncercle d'abord très étroit, mais dont nous voudrions qu'elle pût enve-lopper peu à peu tous les êtres qui peuplent avec nous le monde ? Lasociété de chair et d'os dont nous sommes les membres agit sur nouscomme une force naturelle, et il est aussi vain de vouloir lui prêter uneconscience qu'à la nature elle-même. Elle est plus puissante, il est vrai,que l'individu ; elle peut l'opprimer, faire naître en lui la sécurité et. lacrainte, ou l'entraîner dans une sorte d'ivresse, comme le fait aussi lanature. Mais il n'y a conscience que là où il y a liberté et exacte dispo-sition de soi-même : et l'on ne saurait attribuer ces qualités ni à aucunecollectivité réelle ni à l'individu lorsqu'il est courbé par elle.

Page 94: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 94

Mais en est-il de même lorsqu'il s'agit de la société idéale ? Celle-ci n'a point encore de corps, et il s'agit précisément de lui en donnerun : elle n'est qu'une idée qui se forme dans les consciences les meil-leures et les plus lucides. Elle est même solidaire de l'apparition detoute conscience, qui n'est conscience de soi que parce qu'elle nouspermet de nous penser nous-même comme individu, et par conséquentde penser les autres individus dans une lumière commune à tous. C'estcette lumière que l'on appelle proprement l'esprit, qui nous obliged'une part à prendre possession de nos sentiments particuliers et à re-connaître leurs limites, et d'autre part à communiquer avec les autresêtres, non point par une sorte de fusion et de neutralisation des diffé-rences qui [120] nous séparent d'eux, mais par un appel à une activitéprésente chez tous et qu'il suffit d'exercer pour que, au-delà du réel quiles divise, elle leur permette de progresser vers un idéal qui les unit.

Il est donc impossible de donner à aucune société réelle un rôlequ'elle est hors d'état d'assumer, et, bien que l'esprit soit toujours au-dessus de la conscience individuelle, de le regarder comme déjà in-carné dans une conscience collective. L'esprit n'est jamais donné.L'idéal ne naît point de la simple disproportion entre deux faits : le faitindividuel et le fait social. Il est au cœur même de la personne, dèsque, cessant de s'abandonner d'une manière passive à ces forcesaveugles qui viennent de la nature ou de la société, elle cherche à dé-couvrir l'intelligibilité du monde tel qu'il est, afin d'agir sur lui et d'enfaire l'instrument de certaines fins qu'elle puisse vouloir et aimer.L'esprit dépasse donc tout à la fois l'individuel et le social, bien quel'individu en soit toujours l'interprète et que dès que deux ou trois in-dividus se rencontrent il commence à se manifester entre eux unesorte de communauté.

On sait que Durkheim, comme si, dans son ardeur dialectique, ilavait pensé pouvoir réduire le réel tout entier aux seules relations del'individuel et du social, cherchait à montrer que l'espace, le temps, lescatégories de la raison elle-même nous sont imposés par la société.Car notre représentation de l'espace exprime l'orientation et la réparti-tion des différents groupements à l'intérieur de la collectivité primi-tive ; notre représentation du temps exprime le rythme de la vie pu-blique, la succession des travaux et des fêtes ; notre représentation dela causalité exprime cette force sociale toujours présente et efficacequi est celle dont les hommes subissent l'influence la plus immédiate

Page 95: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 95

et la plus sensible. Mais qui [121] pourrait accepter une telle explica-tion comme suffisante et définitive ? Il est vrai sans doute que toutesnos représentations prennent la forme de notre conscience individuelleet des exigences de la vie en commun : mais c'est parce que l'une etl'autre sont des pièces d'un ordre universel avec lequel il faut qu'ellesaient elles-mêmes une certaine conformité. Elles participent à une réa-lité qu'elles n'épuisent point : aussi ne cessent-elles de se transformer.M. Brunschvicg a donc raison de s'étonner que nos catégories intellec-tuelles, si elles sont exclusivement d'origine sociale, puissent encorecoïncider avec la nature. Et M. Bouglé lui-même, avec beaucoup deprudence, reconnaît que les puissances qui entrent en jeu dans la so-ciété ne créent point toute notre représentation du monde, et qu'ilexiste deux éléments qu'aucun enthousiasme collectif ne réussira ja-mais à produire : la nature des choses et la nature de l'esprit,. Nous nedemandons pas davantage.

Les mêmes remarques enferment dans de justes limites les tenta-tives psychosociologiques, d'ailleurs si intéressantes, de M. CharlesBlondel et de M. Maurice Halbwachs : celle de M. Blondel qui réduitla volonté à une sorte d'incidence des impératifs sociaux et. de l'ins-tinct organique, qui décrit avec beaucoup d'ingéniosité les conditionsdans lesquelles elle s'exerce, mais néglige de la définir en tant qu'elleest une libération à l'égard de toutes les contraintes, quelle que soitleur origine, un pouvoir spirituel par lequel nous cherchons à nousposséder et à nous conquérir ; celle de M. Halbwachs qui montred'une manière très pénétrante l'appui que trouve notre mémoire danscertains cadres sociaux, dans les divisions du calendrier, dans les sou-venirs mêmes que le groupe enregistre, mais sans approfondir l'originemême de ce pouvoir mystérieux par lequel l'esprit [122] fonde sonidentité, résiste au devenir et trouve dans ce devenir même le principede son accroissement.

La sociologie ne surpasse pas la psychologie, comme elle le pré-tend parfois : elle nous y ramène. La société n'est qu'une force brutale,comme les forces de la nature, si elle ne devient pas l'idée de la socié-té à l'intérieur d'une conscience qui est elle- même l'arbitre de toutesles valeurs, non point parce que l'individu est au-dessus de toutes lesrègles, mais parce qu'il n'y a de valeur que là où une raison nouséclaire et où une volonté nous engage. L'individu ne s'affranchit quepeu à peu de toutes les forces où plonge son existence, mais qui com-

Page 96: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 96

mencent par le submerger. C'était la nature d'abord, et l'homme ne sedistinguait guère de l'animal. C'est la société ensuite, qui n'est qu'unenature engendrée par les conditions de la vie commune et que l'animalmême n'ignore pas. Seulement, l'homme spiritualise tout ce qu'iltouche, aussi bien la nature que la société, mais à partir du momentprécisément où, en se repliant sur lui-même, il acquiert la consciencede lui-même et du monde : et cette conscience, qui tout à l'heuren'était rien et qui à chaque instant risque d'être asservie, devient le lieude toutes nos puissances, l'origine de toutes nos pensées et de tous nosdésirs, la source secrète de toutes nos créations. Elle retrouve et pé-nètre peu à peu à la fois la nature qu'elle domine par la science et aveclaquelle elle sympathise par l'art, et la société à laquelle elle donneune forme rationnelle par la justice et une valeur spirituelle par l'ami-tié.

Page 97: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 97

[123]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

TROISIÈME PARTIE

2

L’homme et le caractère 2

Retour à la table des matières

Sous le nom un peu pédant de caractérologie, on a vu se multiplierdans tous les pays, depuis une vingtaine d'années, les recherches sur lanature individuelle de l'homme ; mais de telles recherches ne se con-tentent plus comme autrefois d'apporter à la psychologie générale desdocuments ou des applications ; elles prétendent opérer une réformeradicale de cette science traditionnelle. En Allemagne, en Hollande,on a déjà consacré d'importants travaux à l'étude du caractère. LaFrance montre jusqu'ici plus de défiance. Car ce qui domine la penséefrançaise, non pas seulement la pensée philosophique façonnée parDescartes, mais la pensée spontanée de chacun de nous, c'est qu'il y aun homme universel qui, sans doute, se trouve toujours lié à un corpsparticulier, à un caractère original, mais qui, au lieu de les subircomme une sorte de fatalité, les utilise comme une matière dans la-quelle il appartient à la raison de modeler notre personne réelle. Lecaractère n'est donc pas pour nous l'essentiel de l'être humain : il n'estque le moi naturel tel qu'il apparaît avant que nous ayons pris la res-ponsabilité de [124] nos actes, ou tel qu'il reparaît dès que nous la ré-

2 L. Klages : Les principes de la caractérologie. (Trad. W. Réal [Alcan].)

Page 98: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 98

signons. Et nous n'alléguons notre caractère pour expliquer notre con-duite qu'en manière d'excuse et pour dire précisément qu'elle n'est pastout entière entre nos mains, qu'elle n'est pas tout à fait nôtre.

Les moralistes français eux-mêmes font peu de cas, malgré les ap-parences, de l'homme individuel : eux aussi essayent de dégager lestraits universels de la nature humaine et de montrer qu'à travers toutesles différences de tempérament ou de situation, les sentiments les plusprofonds et les plus familiers créent entre tous les êtres une sorte decommunauté. Il n'y a guère que La Bruyère, mais non point Mon-taigne, ni La Rochefoucauld, ni Pascal, ni Vauvenargues qui ait écritdes Caractères, mais de tous ces écrivains il est peut-être le moinsprofond et le moins proche de la vie. Il a constitué une sorte de galeriepittoresque de quelques types humains déformés par le monde, par lemétier, par l'habitude et par la manie : nous cherchons en eux les gri-maces de l'humanité plutôt que son visage éternel. C'est au moment oùla conscience perd sa souplesse, son initiative, sa puissance de renou-vellement et d'invention, c'est-à-dire au moment où l'homme cessed'être véritablement homme, qu'il acquiert ces démarches mécaniques,ces réactions précises et spécialisées qui en font pour nous un objet detristesse et de dérision. Et si le caractère n'était que cela, il ne pourraitpas y avoir d'autre idéal pour nous que de nous libérer du caractère.

** *

Mais le mot caractère a un sens plus profond et plus vrai. On nel'emploie qu'avec éloge dans l'expression « avoir du caractère », quiveut dire : [125] être soi-même. Et être soi-même, ce n'est pas négligerles traits de sa nature individuelle, c'est au contraire leur donner touteleur portée, c'est en faire les éléments de sa vocation et même de sadestinée. C'est là sans doute la pensée fondamentale de nos modernes« caractérologues ». C'est celle, en particulier de L. Klages, qui reven-dique avec une certaine hauteur d'avoir été en cette matière le véri-table initiateur des nouvelles recherches. Son livre essentiel, dont ildemande qu'on l'étudie et non pas qu'on le lise, a été publié en 1910,sous le titre de Prinzipien der Charakterologie ; il a connu très rapi-dement trois éditions ; la quatrième a été très profondément remaniée ;c'est sur la cinquième et la sixième qu'il a été récemment traduit enfrançais, non sans une certaine maladresse.

Page 99: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 99

Toutes les parties du livre n'ont pas une égale originalité. Noustrouvons dans les chapitres consacrés à la mémoire, à la perception, àla classification des mobiles, beaucoup d'observations justes, mais quinous sont depuis longtemps familières, bien qu'elles nous soient pré-sentées comme nouvelles, et qui ne sont pas toujours distribuées avecassez de méthode ni analysées avec assez de délicatesse pour notregoût français.

Il importe, selon Klages, de distinguer d'abord la matière de la per-sonnalité, qui est formée par des aptitudes, des capacités ou des ta-lents, comme la mémoire ou le sens musical : c'est là une sorte de ca-pital naturel qui comporte entre les êtres des différences de degrés. Àcôté de cette matière il existe une nature de la personnalité qui estformée d'impulsions et de tendances. Ce sont elles qui nous détermi-nent à mettre en œuvre le capital primitif ; celui-ci ne rapporte pastoujours : il arrive qu'il soit gaspillé. Il nous faut des mobiles commel'esprit d'industrie [126] ou le sentiment du devoir pour ébranler nosdons naturels et nous permettre de les exercer : d'un être à l'autre ilsdiffèrent en qualité et non pas seulement, en degrés ; et on comprendfacilement que les êtres qui ont les mêmes aptitudes n'aient pas tousles mêmes mobiles. Ainsi la nature du caractère peut être comparée àune mélodie que chacun de nous fait entendre sur un instrument quilui sert de matière. Mais cette mélodie elle-même obéit toujours à unecertaine mesure qui exprime la structure de la personnalité : celle-cin'est ni une aptitude « à l'action ni une direction qui lui est donnée :elle est le mode selon lequel elle s'exerce. Elle évoque surtout, commele tempérament, l'idée d'une opposition entre la rapidité et la lenteurde nos mouvements et elle s'exprime toujours par un quotient. Ainsion reconnaît dans la structure du caractère une excitabilité plus oumoins grande des sentiments, qui est. un quotient entre la vivacité parlaquelle elle est accrue et la profondeur par laquelle elle est diminuée ;une excitabilité plus ou moins grande de la volonté, qui est un quo-tient entre la force d'impulsion par laquelle elle est ébranlée, qui larend prompte mais superficielle, et la résistance aux obstacles par la-quelle elle est refrénée, qui lui donne plus de continuité et de sérieux ;une disposition à s'extérioriser, qui est un quotient entre l'excitationspontanée qui anime l'être, mais le trahit, et cette résistance tout inté-rieure par laquelle l'animal lui-même cherche déjà à dissimuler cequ'il sent et ce qu'il désire. On jugera par ces exemples du tour général

Page 100: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 100

de cette œuvre qui traduit assez souvent une expérience un peu tropschématisée, et qui nous propose des formules un peu décevantes dontles facteurs ne peuvent être ni définis avec précision ni évalués avecune exactitude numérique.

[127]

Mais si le livre de Klages ne tient pas toutes ses promesses, on ytrouve cependant certaines conceptions très vigoureuses, en particuliercelles qui concernent la méthode qu'il faut suivre dans la connaissancedes êtres et celles qui sont groupées dans le chapitre IX, sous le titre :Métaphysique des différences personnelles. Klages a un sentimentextrêmement vif de la réalité de l'être particulier. Ce qu'il essaye desaisir, c'est le moi un et indivisible tel qu'il s'exprime dans les actionschargées d'affectivité et où l'on sent cette présence de la chair qui en-gage l'être tout entier jusqu'à sa racine. Il est, avec Nietzsche, qu'ilconsidère comme le maître de la connaissance de l'homme, un adver-saire de l'esprit pur. Les représentations intellectuelles sont pour luiexsangues et décolorées. Ce qu'il admire le plus chez Goethe, c'est unesorte de subordination de l'esprit à la vie, même dans cet instant oùson regard observateur, selon un mot de Schiller, « se pose sur leschoses avec tant de calme et de pureté ». Et le souci qu'il a de gardertoujours le contact avec ce qu'il voit et ce qu'il touche se retrouve en-core dans cette estime où il tient un penseur un peu oublié de l'époquepost-romantique, Carus, qui était médecin, et qui a écrit sur la Symbo-lique de la figure humaine un livre plein d'intuitions très pénétrantes.

C'est que, pour Klages, le monde tout entier est un langage symbo-lique qu'il s'agit de déchiffrer. Nous contemplons pour ainsi dire levisage des choses ; mais il faut savoir discerner l'âme qui y transparaîtet reconnaître dans chaque être « son pouls vital et son instinct se-cret ». L'être individuel est un comme il est unique : il est indécompo-sable en éléments. Rien ne peut être plus faux par conséquent que deprétendre constituer d'abord une psychologie humaine pour y joindreensuite, en étudiant le caractère, [128] une psychologie différentielle :Klages n'a point assez d'ironie pour une pareille entreprise. Le carac-tère est le tout de l'homme et il faut l'embrasser comme une totalité.Cependant, s'il importe de saisir l'âme derrière le corps, c'est le corpsmême qui nous la livre. Il n'y a que lui dont nous puissions avoirl'intuition. Il est symbolique et physionomique. Par là la méthode deKlages est en un certain sens l'inverse de celle des physiologistes : car

Page 101: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 101

connaître le corps ce n'est pas l'étudier dans ses profondeurs mysté-rieuses, dans le cerveau et dans les nerfs, dont on ne sait rien, mais aucontraire dans sa surface qui, seule, est expressive, dans le modelé duvisage, dans la forme extérieure et visible des membres, dans leursliaisons mutuelles et dans cet accueil qu'il semble faire aux choses etqui déjà le porte vers elles. Et il cite le mot de Novalis qui mérited'être médité et serait capable de dissiper bien des rêveries : « Le siègede l'âme est là où le monde extérieur et le monde intérieur se tou-chent. »

Il importe donc de donner son sens le plus fort à cette vieille affir-mation que le corps est l'apparence de l'âme. Comme l'étymologienous le suggère, la personne est d'abord un masque significatif. Etnous ne pouvons la connaître que grâce à une affinité qui existe entrece que nous sentons et ce qu'elle nous montre. Sans notre ressem-blance avec un autre être nous ne saurions jamais rien de lui. Nousavons eu tort de laisser perdre peu à peu cette subtile faculté instinc-tive qui nous permettait autrefois de communiquer avec la nature en-tière et que les progrès de notre technique ne parviendront jamais « àsuppléer. Le sauvage a encore des relations réelles avec les animaux etmême avec les pierres parce qu'il en est demeuré tout près. Et il y a enchacun de nous des dispositions infiniment nombreuses, les unes à[129] l'état naissant et les autres déjà en acte, qui nous rendent ca-pables de comprendre les êtres les plus différents, même ceux qui, aupremier abord, nous ressemblent le moins. Toutefois l'être qui paraît leplus contraire à nous-même ne l'est qu'en apparence : dans chaque êtreles contraires sont toujours réunis.

Il arrive même que nous réussissions à percevoir en autrui des qua-lités qui nous manquent par la seule envie que nous éprouvons àl'égard de celui qui les possède. C'est là une forme de connaissanceque Nietzsche décrivait sous le nom de « ressentiment » et qui,comme dans la fable « le Renard et les raisins », n'est que la cons-cience amère et brûlante d'un vide intérieur et de notre impuissance àle remplir.

Mais la méthode de Klages ne repose pas seulement sur cette sortede sympathie expressive qui unit la conscience et le corps. Ellecherche dans le langage lui-même un prolongement de la mimique descorps. Il y a dans chaque mot un geste ramassé, esquissé ou suspendu.Le langage contient en lui l'expérience accumulée de toutes les géné-

Page 102: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 102

rations qui nous ont précédés. Bien loin de penser que le mot n'estqu'un signe abstrait, et anonyme, toujours moins riche et. moins nuan-cé que la pensée qu'il traduit, Klages montre justement qu'il y a en luiune infinité de résonances. Il possède lui aussi une physionomie qu'ilnous appartient de comprendre. L'étymologie peut nous y aider ; maismême quand nous l'ignorons, même quand elle est fausse, le motgarde encore une sonorité significative. Les virtualités qui sont en lui,et que le poète seul est capable de mettre en jeu, dépassent toujours lecontenu de la conscience claire. Les mots les plus beaux sont les plusévocateurs ; ils éveillent nos puissances cachées ; au lieu de limiter lapensée, ils la dilatent. Ils creusent les [130] régions profondes et obs-cures de l'âme ; au lieu de former un écran entre le réel et nous, ilsconstituent le corps même de la pensée humaine qui est pour le psy-chologue, avec le corps de l'individu, le plus admirable instrumentd'observation, d'analyse et de découverte.

** *

Si maintenant on voulait connaître non plus la méthode de Klages,mais sa théorie de la conscience, on trouverait d'abord chez lui uneopposition radicale à l'égard de l'intellectualisme. Or la psychologieclassique n'est pour lui qu'une psychologie de l'intelligence : maisl'intelligence est une simple acquisition ; elle tend à effacer les diffé-rences individuelles ; elle rapproche les êtres dans une représentationde la vérité qui est à la fois abstraite et commune à tous. Elle est parrapport à l'individu une sorte de dehors absolu. Au contraire, le fondde nous-même est formé par des aptitudes naturelles antérieures àtoute acquisition, par des instincts et par des sentiments. Là est. notreâme véritable, notre unique dedans. Et Klages oppose à l'âme, qui estparente de l'obscurité et de la nuit et qui forme en nous une sorte deconscience nocturne, l'esprit qui est seulement notre conscience diurneet dont le vice irrémédiable est d'être une clarté sans crépuscule.

Mais le centre de la doctrine de Klages réside dans sa conceptionde la volonté. La volonté est toujours pour lui une révolte contre l'ins-tinct ; elle est la démarche par laquelle le moi se sépare de l'universpour substituer à l'impulsion qui le traverse et qui l'anime des desseinsparticuliers et arbitraires. Je subis le sentiment : en m'abandonnant auxmobiles qui m'entraînent, je me sens accordé avec le tout. Mais le

Page 103: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 103

propre de la volonté c'est de chercher à [131] commander aux mo-biles. C'est pour cela qu'il y a en elle un caractère offensif. Elle estl'affirmation non seulement de mon indépendance, mais encore demon projet de dominer le monde. Les sentiments bienveillants mar-quent tous une sorte de détente de l'individu dans le milieu qui l'en-toure ; au contraire, la volonté emprunte à la haine et à la colère leurénergie et leur puissance de séparation ; et il subsiste toujours une cer-taine parenté entre l'homme d'action et l'homme méchant. C'est que lavolonté est toujours négative et destructive comme le ciseau du sculp-teur. On peut sans doute n'en faire qu'un moyen et la mettre au servicede l'amour : mais là encore elle ne change rien à son action, qui esttoujours de détruire les obstacles qui lui sont opposés. Aussi Klagespeut-il parler du pouvoir funeste de la volonté. Elle nous fait rompreavec la nature ; elle a attiré sur Adam la malédiction de Dieu. Elle luia fait perdre la vie éternelle. C'est pour cela que son œuvre est tou-jours périssable : tout ce qu'elle fait doit retourner tôt ou tard à la terre.

Telle est cette philosophie dualiste qui oppose l'Esprit à la Vie etfait du caractère une sorte de proportion entre les contraintes que l'Es-prit nous impose et les libérations que la Vie ne cesse de nous propo-ser. Klages montre une égale défiance à l'égard de l'intelligence et àl'égard de la volonté, qui sont considérées presque toujours comme lesvaleurs humaines les plus hautes ; si le propre de la Vie est de nousunir à tout ce qui est, l'intelligence rompt l'unité du monde par l'ana-lyse et la volonté la disloque par l'action. L'abstraction intellectuelle etl'action volontaire ne sont que l'aspect théorique et l'aspect pratiqued'une même opération. Il nous appartient de la surmonter par un retourà la Vie, qui produit un renoncement au moi, et à ses démarches [132]séparées. La Vie n'obéit qu'à des mobiles désintéressés, tandis quel'Esprit est la faculté qui calcule.

Mais c'est là précisément le paradoxe de la doctrine ; il est vraisans doute qu'il y a une spontanéité de l'amour par laquelle l'être indi-viduel pénètre dans l'intimité même de l'univers. Mais faut-il la con-fondre avec la spontanéité de l'instinct ? Elle en est le contraire si lepropre de l'instinct c'est d'obliger l'individu à défendre et à accroître savie particulière à travers toutes les misères de la lutte pour l'existence.L'amour n'a de valeur, il ne peut subsister que s'il est soutenu par leconsentement de la volonté et éclairé par la lumière de l'Esprit. C'estpour cette raison aussi qu'on n'a pas le droit de confondre l'essence du

Page 104: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 104

moi avec le caractère. Le moi n'est pas comme lui une partie de la Na-ture, il est une puissance pure toujours en suspens qui, parce qu'elleest une puissance limitée, est toujours associée à une certaine nature,mais qui est libre d'en faire l'usage qui lui plaît, le meilleur ou le pire.Il n'est pas une fatalité, mais l'activité même qui nous délivre de toutefatalité. Et c'est pour cela qu'il se réalise par un don volontaire de lui-même, c'est-à-dire précisément par un don de sa nature. À mesure quela conscience s'approfondit et s'unifie, il devient de plus en plus diffi-cile d'expliquer la conduite d'un homme par son caractère ; celui-cin'est pas aboli, mais transfiguré. Il n'est plus que la vocation reconnueet ratifiée. Il devient le serviteur de l'esprit dont il était d'abord l'adver-saire. Il nous rend capable, mais seulement par la médiation de la Pen-sée, d'obtenir entre l'individuel et l'universel une fusion rigoureuse ;alors, en effet, nous prenons conscience que l'action qui exprime lemieux les exigences de notre être propre est aussi celle qui réaliseentre le monde et nous l'harmonie la plus parfaite.

Page 105: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 105

[133]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

TROISIÈME PARTIE

3

La formationdu monde sensible

Retour à la table des matières

Quand nous disons « le monde », nous évoquons un vaste en-semble d'êtres et de choses dont nous faisons nous-même partie, maisqui pourrait exister sans nous, qui précédait notre naissance et subsis-tera après notre mort. Nous ne sommes dans ce monde qu'une pous-sière fugitive. Et pourtant ce monde ne serait rien si nous ne pouvionspas le percevoir. Il est ma représentation, disait Schopenhauer. Il estun spectacle déployé devant moi, dont j'occupe le centre, que je créeen ouvrant les yeux, que j'abolis en les fermant et que je bouleversedès que je fais un pas. Il entre dans une perspective qui n'existe quepour moi seul ; il m'offre une variété innombrable de qualités sen-sibles, de contacts, de couleurs et de sons, d'odeurs ou de saveurs quime permettent de discerner les objets les uns des autres, de choisirentre eux pour régler mon action et de reconnaître en eux ce doublecaractère d'utilité ou de beauté qui leur donne avec moi une secrèteaffinité. Or quel rapport y a t-il entre le monde réel, où je vis et qui mecontient, et ce monde sensible que je vois et que je touche, mais que jene connais que parce que ma conscience l'enveloppe ? C'est là l'un des

Page 106: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 106

problèmes essentiels de la recherche philosophique, [134] celui préci-sément auquel on donne le nom de problème de la connaissance et quimet aux prises le réalisme et l'idéalisme.

On ne peut espérer le résoudre que si l'on se place au cœur mêmede l'expérience et si l'on essaie de décrire avec la plus exacte fidélité lamanière dont se forment à la fois notre représentation du monde et lasignification que nous lui donnons. Mais pour cela il ne faut pas leregarder comme un spectacle tout fait dont nous explorerions tour àtour les différents aspects avec un étonnement émerveillé ; car cemonde dépend de certains actes que nous accomplissons, des in-flexions de notre désir, des mouvements de notre corps qui leur ré-pondent et qui suffisent à en changer la face. Le monde que nousvoyons est toujours en corrélation avec l'activité que nous exerçons : ilen est pour ainsi dire l'image. Or cette activité, nous en disposons, etle propre de la conscience c'est de nous permettre d'en surprendre lesecret. Nous pouvons donc nous demander, non seulement ce qu'elleest et ce qu'elle cherche, mais encore ce qui, dans la représentation quisurgit devant elle, porte, pour ainsi dire, l'empreinte de son opération.Telle est précisément la tache entreprise par M. Jean Nogué dans deuxthèses de doctorat, l'une consacrée à l'Activité primitive du moi (Al-can), l'autre à la Signification du sensible (Aubier), dont on peut direqu'elles forment un unique ouvrage. La pensée de M. Nogué s'intro-duit admirablement dans la tradition de la philosophie française parcette préoccupation constante qui l'anime, et que l'on trouve déjà chezDescartes et chez Maine de Biran, de saisir le « fait primitif » de laconscience dans la mise en jeu d'un acte qu'il dépend de nous d'ac-complir ; et elle a pourtant une résonance tout à fait nouvelle, commeil arrive toujours [135] quand on retrouve le contact direct de l'expé-rience avec assez de personnalité et de fraîcheur. On ne saurait troplouer l'élégance avec laquelle il nous décrit le mouvement dialectiquepar lequel le monde se constitue peu à peu devant notre regard, ni larichesse, la finesse et l'ingéniosité des analyses par lesquelles il nousmontre quels sont les caractères originaux du sujet, de l'objet, de l'es-pace, du temps et des différentes sensations, c'est-à-dire de tous leséléments qui, par leur opposition et leur relation mutuelles, nous per-mettent précisément de donner au monde la figure que nous luivoyons.

Page 107: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 107

** *

M. Nogué renouvelle d'abord la distinction classique du sujet et del'objet. Le sujet est, si l'on peut dire, une intimité invisible et secrètequi s'exprime par le pouvoir de dire je. Tous les sujets disent je, maisle je d'un autre n'est rien pour moi. Et quand j'essaie de saisir ce je quiest le mien, il ne possède par lui-même aucune détermination ; il estcette pure présence vide qui appelle ce qui lui manque et qui lui estnécessaire pour le soutenir. Réduit à lui-même, le sujet ne diffère pasdu besoin : un besoin qui, en effet, n'a de réalité que pour celui quil'éprouve. C'est le besoin qui crée mon intimité véritable. Ainsi s'ex-plique que le je soit un rien qui m'échappe toujours, une instabilitétoujours actuelle, un appel tourné vers le dehors et qui sollicite tou-jours une réponse. D'un mot, le sujet, c'est d'abord l'être qui a faim.Non point que cette privation par laquelle on le définit produise né-cessairement en lui une douleur, comme le pensent certains pessi-mistes : car elle peut être agréable, comme on le voit dans l'appétit oudans certains désirs dont on retarde la satisfaction. [136] Si la cons-cience se confond avec le besoin, ce serait donc une grande erreur deconsidérer l'objet comme étant pour elle donné ou présent, puisquel'objet c'est au contraire ce qui lui manque et vers quoi elle aspire. Onle voit bien dans l'amour, quand il cherche encore ce qu'il doit aimer.La conscience se définit d'abord par son rapport avec un objet absent.Elle est la présence subjective de cet objet absent : l'objet flotte lui-même au sein de l'absence. Il n'a donc encore aucune qualité sensible,aucune détermination spatiale ou temporelle. Il n'est que l'ombre queporte sur le monde le besoin que nous éprouvons, ce besoin qui des-sine en nous le creux que l'objet devra remplir. Aussi l'objet du désirqui s'éveille n'a t-il d'abord aucune place : car on peut dire qu'il nousmanque partout ; pourtant nous ne nous lassons pas de le chercher, carl'espérance lui suppose un lieu, que le propre du désir naissant est jus-tement d'ignorer.

Mais le mouvement naît du besoin afin de le satisfaire. Et dans lemouvement la conscience se révèle comme une absence agissante.Jusqu'ici, remarquons-le, le monde n'est pas encore né : nous n'avonsaffaire qu'à de pures puissances, au besoin, qui n'est qu'un vide senti,

Page 108: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 108

au mouvement, qui n'a de sens que comme une transition vers ce quinous manque. Il s'agit maintenant de montrer comment les différentsaspects du monde vont surgir tour à tour. L'originalité de M. Noguéest justement de nous faire voir comment le mouvement nous portevers l'objet absent à travers l'espace et le temps, où se développent lesqualités sensibles, qui apparaissent précisément là où nous ne sommespas.

Considérons le mouvement de plus près. M. Nogué distingue en luila dualité de l'appui et de l'élan qu'il oppose à cette dualité biraniennede l'effort et [137] de la résistance, à laquelle il reproche de poser,dans l'effort, une activité dont on voit mal l'origine, puisqu'elle estsans rapport avec le besoin et, dans la résistance, une sorte de muraillequi risque de bloquer notre activité au lieu de la délivrer. Mais si lemouvement est un élan vers un objet absent, il n'est possible que parune division de l'être avec lui-même. Car le corps n'est pas tout entierélan. Il ne se déplace pas tout entier. Il faut qu'il trouve soit en lui-même, soit dans un objet, un terme sur lequel il s'appuie pour pouvoirs'élancer. Cet appui n'est pas une simple limite comme la résistance :il n'a de sens que par l'acte qui le choisit, qui le pose, qui l'immobiliseet lui donne, pour ainsi dire, assez de solidité pour porter l'élan qui ledépasse. Ainsi nous allons toujours vers les choses, au lieu que leschoses viennent vers nous. M. Nogué se complaît à décrire le mouve-ment de la marche, où il voit sans doute le modèle privilégié de tousles autres mouvements, et où l'un de nos pieds se fixe sur la dureté dusol pour obliger l'autre à le quitter en risquant dans le vide cette ex-traordinaire aventure qui lui permet de nous promouvoir. Nous appré-hendons 1à dans une image saisissante le drame même de notre vie,où il faut, que notre moi adhère étroitement, à ce qu'il est afin de créerce qu'il doit être, et s'établisse étroitement, à l'intérieur même de sanature afin de devenir capable de la transcender.

Il est facile maintenant de comprendre comment le temps et l'es-pace peuvent se former à partir du mouvement. Au-delà de l'actemême que nous accomplissons et qui détermine pour nous l'actualité,s'étend le champ de tous les objets absents, que nous pouvons nousreprésenter par des images dès que nous en avons eu quelque expé-rience. Mais si le propre des images c'est d'être inactuelles, elles [138]n'appartiennent par elles-mêmes ni au passé ni à l'avenir. Il faut pourdistinguer le passé de l'avenir avoir recours à une analyse du présent

Page 109: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 109

qui fonde leur opposition : alors on retrouve l'appui qui est tourné versun passé arrêté, et l'élan qui est tourné vers un avenir indéterminé.Quant à la durée, elle marque l'intervalle qui sépare notre action de lafin vers laquelle elle tend : sans la durée, la distinction de la présenceet de l'absence s'abolirait dans une omniprésence. Enfin, la continuitédu mouvement est elle-même susceptible de se rompre, ce qui permetd'introduire ici la notion d'ordre, qui se définit par la nécessité où noussommes de reprendre appui au cours du mouvement que nous accom-plissons. Tout élan est suivi d'un repos qui est en réalité un change-ment d'appui. C'est ce que l'on observe dans la marche, dont le rythmeest fixé par l'extension du pas. Et tout mouvement est lui-même unearchitecture de rythmes. Dès lors, l'accélération et le ralentissement dela vitesse pourront être obtenus soit en précipitant et en espaçant lesappuis, soit en raccourcissant ou en diminuant les élans. De telle sorteque cette description psychologique du temps prépare à son tour uneconclusion qui nous permet de pénétrer profondément dans le jeumême de la liberté : « La disposition de la durée, dit M. Nogué, estune des formes de la maîtrise ; et il est une certaine étendue de l'espritqui se mesure à l'écart de ses retards à sa promptitude, comme il estune perfection de l'animal et de la machine animée qui s'estime à lamarge entre ses lenteurs et ses détentes. »

L'espace est considéré trop souvent comme un milieu extérieur ànous, déterminé par les relations entre les objets de la vue et du tou-cher. Mais l'espace est d'abord le vide dans lequel s'engagent nosmouvements. [139] « Il n'y a d'espace que pour un être capable de res-sentir le vide des objets absents et de goûter les bienfaits de leur pré-sence retrouvée. Avant d'être un objet de contemplation, l'espace est lechamp d'une existence tour à tour privée et apaisée. » Il a deux sens,comme le temps, selon que le mouvement est destiné à nous portervers les choses ou à les porter en nous : c'est 1'extus et l'intus. Ainsil'espace se distingue du temps parce qu'il nous permet de renverser lesens du mouvement afin de donner satisfaction au besoin. Et l'on peutdire d'une manière générale qu'il y a une création dynamique del'étendue à laquelle la danse, par exemple, nous permet d'assister ;« elle nous donne l'idée de mouvements plus purs et plus parfaits queles nôtres, parce que, plus rigoureusement analysés, ils s'enchaînent endes démarches toujours lisibles, où la netteté des appuis le dispute à

Page 110: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 110

l'aisance des détentes et des envols. La danse nous offre un miroir denos propres puissances promues à une liberté supérieure. »

En quoi consistent maintenant les qualités sensibles ? On ne peutpas se contenter de les regarder comme une simple bigarrure décorantle monde que nous avons sous les yeux, comme « un don éblouissantet gratuit » qui, en réjouissant notre regard, nous permettrait d'admirerl'étonnante profusion des œuvres de la nature. Les qualités sensiblesont une signification qu'il est possible de leur assigner dès que l'onretourne vers l'activité qui, en s'exerçant, les fait naître pour ainsi diresur son chemin. On ne peut pas les séparer de l'espace et du temps.Elles apparaissent sur la trame dessinée par nos mouvements. Ainsi,c'est l'étendue dynamique qui est le support de l'étendue sensible etnon point inversement. Si on se rappelle que l'objet n'est point donné,qu'il est au contraire ce qui doit être recherché, on [140] dira que lesqualités ne peuvent apparaître qu'au cours de cette recherche etqu'elles sont destinées à l'éclairer.

Quel est donc le degré de réalité qui appartient à la couleur et auson ? Ce ne sont point là, comme on le croit trop souvent, des proprié-tés qui appartiennent à l'objet et qui nous livreraient sa présence dansune intuition irréfutable, ni de fragiles apparences qui dès que l'objetest rencontré se formeraient dans notre conscience en vertu d'on nesait quelle chimie mystérieuse. Ce sont des signes « qui soutiennentavec les objets un rapport analogue aux fictions intellectuelles de lascience ou de l'art avec la réalité qu'elles représentent ». Le propre dudésir c'est de chercher l'union avec l'objet lui-même, au lieu que lesreprésentations sensibles laissent subsister un intervalle entre lui etnous. Ainsi c'est parce que ces données ne se suffisent pas à elles-mêmes que, comme leur nom en témoigne, elles ont un sens. Dans lacouleur, dans le son, l'objet échappe à l'absence, il nous paraît subsis-ter en lui-même, non point, il est vrai, dans l'activité qui l'appréhende,mais dans la représentation de certains chemins qui s'ouvrent devantelle, de certaines possibilités qui lui sont offertes. La différence desqualités sensibles correspond à la différence entre les types d'actionque nous pouvons entreprendre : chacune d'elles figure une pluralitéd'actions éventuelles. Ainsi le rôle du sensible, c'est de nous montrercomment l'objet et le sujet se joignent autrement que par hasard. II estune médiation entre l'objet et nous. Il nous rend présente la virtualitéqui est elle-même un trait d'union entre le besoin et sa satisfaction.

Page 111: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 111

Mais le besoin, et même les actes qui en découlent, n'appartiennentqu'à nous ; ils relèvent de l'intimité ; au contraire, le sensible est unspectacle qui est [141] offert à tous, il n'est pas seulement une média-tion entre le réel et notre conscience, mais une médiation entre toutesles consciences.

** *

L'entreprise de M. Nogué présente deux caractères opposés ; c'estune description aussi fidèle, aussi exacte, aussi minutieuse que pos-sible du monde tel qu'il se donne à nous dans l'expérience de tous lesjours ; et à ce titre elle a un intérêt éminemment psychologique. Maisc'est en même temps une genèse du monde, qui, à ce titre, présenteune portée métaphysique. Comment pourrait-il en être autrement, si lamétaphysique ne réside pas, comme on le croit trop souvent, dans unehypothèse sur l'inconnaissable, mais dans la recherche en nous desopérations fondamentales par lesquelles le réel est engendré ? Or l'af-firmation essentielle de M. Nogué, c'est en effet que notre activitéproduit le spectacle que nous avons sous les yeux. Maintenant, quefaut-il entendre par cette activité ? Elle se réduit à une activité biolo-gique et motrice tout entière suscitée et gouvernée par le besoin. Cha-cun de nous constate aisément qu'il est un être besogneux qui porte enlui une sorte de creux et qui appelle réel ce qui le remplit. Nul ne meten doute non plus l'industrie, la fécondité, la puissance d'invention dubesoin. Mais épuise-t-il notre activité ? Lorsqu'il est satisfait elle de-vrait cesser. N'est-ce pas alors qu'elle est la plus désintéressée et laplus pure ?

Il y a chez M. Nogué un réalisme vigoureux dont on peut dire qu'ilpose un objet inconnu, mais tel pourtant qu'il est la seule réalité véri-table, la seule qui soit capable d'assurer notre existence en apaisantnotre faim. Le rôle qu'il attribue à l'activité est donc [142] bien diffé-rent de celui que lui prête l'idéalisme, puisqu'elle quête l'objet au lieude le créer ; il faut qu'il s'offre à elle du dehors, elle n'a pas à le cons-truire ; c'est elle qui l'appelle, mais c'est lui qui lui répond. Il appar-tient ainsi au monde de l'existence et non pas au monde de la connais-sance. Disons qu'il est transcendant à la connaissance. Mais la con-naissance le met en rapport avec notre corps qui se meut pour l'at-teindre, et, sur le chemin qui l'en sépare, épanouit une immense co-

Page 112: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 112

rolle sensible dont chaque nuance est pour lui le signe d'une actionpossible, la promesse d'une possession. On regrette seulement que M.Nogué ait limité jusqu'ici son analyse à la relation du sensible avec lebesoin : l'apaisement du besoin est-il la mort du sensible ? Dira-t-onqu'il perd alors son relief et la puissance qu'il avait de nous émou-voir ? Ou n'est-ce point alors que nous commençons à saisir son es-sence véritable, comme on le voit dans l'œuvre du peintre ou du musi-cien où la qualité, sans répudier son origine qui se confond avec cellemême de la vie, acquiert une intensité et une pureté qu'elle n'avait pasaussi longtemps qu'elle n'était que le signe d'un objet utile ? Le proprede l'art, c'est de l'en séparer ; elle nous découvre alors une autre signi-fication, qui est proprement spirituelle, et dont M. Nogué saura mieuxque personne, avec sa délicatesse et sa pénétration habituelles, nousmontrer un jour comment elle prolonge l'autre et l'achève.

Page 113: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 113

[143]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

TROISIÈME PARTIE

4

Le langage et la pensée

Retour à la table des matières

Le tome I de l'Encyclopédie française a pour titre l'Outillage men-tal. Il se présente comme une introduction générale à l'ouvrage toutentier. Il contient trois parties : la première consacrée à l'évolution dela pensée, la seconde au langage, la troisième à la mathématique. Cha-cune d'elles a été respectivement élaborée ou dirigée par M. Abel Rey,M. Antoine Meillet et M. Paul Montel. Le livre ne manque donc nid'information ni de science, c'est-à-dire des qualités mêmes qu'on esten droit d'attendre d'une encyclopédie où l'on va chercher des rensei-gnements sur tous les objets possibles de l'activité humaine ; d'autrepart, malgré la substitution de l'ordre systématique à l'ordre étymolo-gique, il ne prétend pas à une unité qui n'est compatible ni avec la di-versité de la matière, ni avec celle des auteurs qui se la sont partagée.

L'expression même d'outillage mental que l'on emploie mérite deretenir l'attention. Et le rapprochement que l'on fait entre la logique, lalinguistique et les mathématiques montre assez que l'on ne se préoc-cupe point ici de la nature du réel, mais seulement des instruments quinous permettent de le saisir [144] et de le figurer. Ainsi on pourraitdire que l'on ne traite, dans ce volume, que de l'appareil du discours, sil'on entend par discours, comme l'usage le permet, à la fois cette suite

Page 114: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 114

de mots qui traduit la suite de nos pensées et l'opération intellectuellepar laquelle cette suite de pensées s'engendre et s'organise. Les philo-sophes ont opposé, depuis longtemps, la pensée intuitive et la penséediscursive : mais la première est proprement « ineffable » ; la secondeau contraire prend possession d'elle-même en s'exprimant. C'est parl'intermédiaire du langage qu'elle se réalise, qu'elle prend corps etqu'elle se communique. Je ne puis construire la plus humble penséesans construire une phrase ; et c'est dans cette phrase que ma pensées'analyse, se contemple, s'éprouve et se rectifie. De là, une interactionentre la pensée et le langage, qui fait que le même mot logos a pu dé-signer à la fois la raison et la parole. Ce qui a donné lieu à bien dessuperstitions. Car le langage est l'organe de la tradition dont il porteavec lui le fardeau, à la fois la richesse et les erreurs. Et la pensée quine peut pas s'en passer est toujours en lutte avec lui, soit qu'ellecherche à retrouver en lui une signification que l'habitude dissimule,soit qu'elle réforme les préjugés auxquels il a donné une sorte de con-sécration. Il semble parfois que le langage nous apporte une révélationde la vérité qu'il suffirait à l'esprit de déchiffrer, alors que cette révéla-tion, c'est l'esprit qui se la donne à lui-même à travers des modes d'ex-pression qui risquent toujours, en l'immobilisant, de l'anéantir.

La pensée a pris conscience peu à peu, au cours de l'histoire, de sesexigences fondamentales en se libérant progressivement de la servi-tude des sens et des séductions de l'imagination. Et la logique s'estconstituée [145] par degrés dès que l'homme a commencé de substi-tuer à toutes les contraintes imposées par son milieu, à toutes les solli-citations de sa vie affective, des opérations intérieures qu'il pouvaitaccomplir selon une règle et que tous les autres hommes étaient ca-pables d'accomplir comme lui. Une nécessité spirituelle fondée surune initiative de la raison prenait ainsi la place des impulsions natu-relles. Seulement le langage de la logique, c'était encore le langagecommun, qui portait en lui les marques de l'instinct et de l'émotion, etoù la pensée vivante toujours en éveil, toujours en progrès et cher-chant toujours une rigueur plus grande, trouvait non pas tant un mouledestiné à la recevoir qu'un obstacle qu'elle devait sans cesse briser etdépasser. Or le seul langage qui donne pleine satisfaction à la raisonest celui qui est composé de signes attachés à des opérations définiesqu'ils nous permettent, à chaque instant, d'évoquer et de refaire. Telest, en effet, ce langage fourni par les sciences mathématiques, dont le

Page 115: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 115

rôle n'est point encore de nous faire connaître le réel, mais seulementde mettre à notre disposition un instrument symbolique qui nous per-met de le représenter avec une exacte précision ; et d'introduire en luides lois de combinaison par lesquelles nous parvenons à le dominerpar la pensée et par l'action. Non point que le langage mathématiquesoit l'idéal suprême du langage, ni qu'il épuise toute sa fonction. Car ily a à l'autre extrémité le langage poétique qui, derrière les mots lesplus communs et dont un long usage a peu à peu effacé le relief, re-trouve une résonance secrète, une puissance d'évocation infinie où ilscessent, tout à coup, d'être les signes des choses pour nous les rendreelles-mêmes présentes et nous faire communier avec elles.

** *

[146]

M. Abel Rey, dans la première partie du livre, oppose la penséeprimitive « à la pensée logique. Il montre, justement, comment la pen-sée primitive est une pensée synthétique qui a toujours le Tout pourobjet, au lieu que la pensée moderne est une pensée analytique pourlaquelle le Tout recule et s'abolit, et qui s'attache à la considérationdes objets particuliers afin de les coordonner et de les maîtriser. Aussivoit-on le primitif chercher toujours une communication affectiveavec ce Tout où il espère pouvoir puiser une force qui l'anime, le sou-tienne et le fortifie, tandis que le moderne n'a confiance que dans laconnaissance qu'il a acquise des rapports entre les choses et dans l'ha-bileté qui lui permettra de s'en servir. On comprend ainsi facilementque pour le primitif la véritable réalité soit intérieure et invisible etque la nature n'en soit que le visage ou la forme manifestée, au lieuque cette nature est pour l'homme moderne la réalité elle-même à la-quelle l'intelligence et le vouloir doivent s'appliquer pour la pénétreret pour la réduire. De plus, le primitif est intégré dans un groupe so-cial qui ne cesse de lui imposer ses manières de penser et d'agir, etdont il ne cherche pas à s'affranchir puisque la force même dont il dis-pose c'est le groupe qui la lui infuse, comme s'il était le dépositaire etle médiateur de cette force indéterminée qui règne dans tout l'univers.Rien pour le primitif n'a d'existence que dans le sentiment et, si l'onpeut dire, dans sa valeur par rapport au moi. Tout pour l'homme mo-derne tend à devenir un objet indifférent qui ne prend un sens pour le

Page 116: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 116

moi que par le parti qu'il en tire et par l'usage qu'il en fait. Ainsi, lapensée primitive qui essaie toujours de [147] mettre en jeu une puis-sance qui la dépasse n'a pas besoin de cette précision et de cette ri-gueur, qui sont au contraire les caractères essentiels de la pensée mo-derne, puisque celle-ci ne peut avoir de prise sur le réel que par lesinstruments qu'elle s'est donnés à elle-même pour le conquérir.

Mais ces deux formes de pensée ne se sont pas succédé dans letemps en s'évinçant l'une l'autre. La pensée primitive subsiste encoreau fond de chaque conscience ; c'est elle que l'on voit en œuvre dansla religion, dans l'art et dans la poésie. C'est elle que l'on retrouve dansle plus humble mouvement de sympathie, et qui nous permet parfoisde pénétrer dans le secret des choses ou dans celui des autres êtresavec une profondeur et une lucidité qu'aucune connaissance objectivene nous donnera jamais. Pourtant c'est celle-ci qui est la plus sûre,bien que, seule, l'autre aille jusqu'au cœur du réel. L'une n'atteint quela surface, tandis que l'autre a l'intimité pour unique domaine. Et peut-être peut-on espérer que ces deux sortes de pensée, au lieu de se con-tredire et de s'exclure, finiront un jour par se rejoindre et par s'accor-der : car il y a entre elles une zone commune qui est celle de l'expres-sion. L'expression par elle-même appartient à ce monde de l'objet dontnous cherchons à faire la science ; mais à mesure que celle sciencedevient plus subtile et plus parfaite elle nous découvre la significationqu'elle nous masquait d'abord ; elle nous en rend possesseur et maître,en nous montrant les moyens de la traduire qui sont aussi les moyensde la produire. Les plus grands parmi les hommes ont cherché ce pointde rencontre miraculeux où le dedans et le dehors, cessant de s'oppo-ser, viennent coïncider, où l'essence spirituelle du réel se livre à nousdans son apparence même, où l'entendement réussit à emprisonnerdans un réseau [148] de plus en plus fin de relations l'âme même deschoses, où l'art et la science enfin convergent et cherchent à s'identi-fier : ce qui fut proprement l'ambition magnifique de Léonard de Vin-ci.

Cette identification ne peut être pour nous qu'un idéal. Il ne fautdonc pas s'étonner qu'il subsiste toujours l'intérieur de la consciencehumaine des besoins affectifs qui demandent à l'imagination une satis-faction trop facile, et des exigences logiques qui sacrifient à la rigueurscientifique toutes les autres aspirations de la conscience. M. AbelRey nous a décrit avec beaucoup de fidélité ce progrès de la pensée

Page 117: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 117

logique qui, en limitant peu à peu l'invasion de l'univers par notre viesubjective, invite celle-ci non point sans doute à abdiquer, mais à sepurifier et à s'approfondir toujours davantage. Il nous montre que latriple source de la connaissance réside dans l'intuition, dans la logiqueet dans l'expérience. La pensée orientale a plus de goût pour l'intui-tion, et la pensée occidentale plus de confiance dans la logique, aurisque de mettre l'abstraction au-dessus de la communion vivante avecle réel, ce qui ne va pas toujours sans péril. Mais la logique n'a pu ap-paraître que lorsque l'activité de l'esprit a pris conscience de son indé-pendance en se libérant peu à peu soit du mythe, soit de la techniqueoù elle est demeurée enveloppée pendant très longtemps. Cette libéra-tion a trouvé son expression classique dans la logique d'Aristote quiintroduit dans le monde un système de relations qualitatives, distribuetoutes les formes d'existence en genres et en espèces, et fait entrer tousles objets de la pensée possible dans les cadres du syllogisme.

Mais, de même que la pensée grecque s'était affranchie du mythe,la pensée moderne, en rompant avec l'aristotélisme, s'affranchit à sontour de cette [149] méthode qualitative, qui tire le général du particu-lier pour en faire une chose nouvelle à laquelle l'esprit doit encores'assujettir. Elle découvre dans la quantité le moyen de réduire la con-naissance à un jeu d'opérations, où l'esprit ne cesse d'éprouver sa puis-sance et sa valeur ; elle procède désormais à une marche synthétiquequi peut lui donner l'illusion, à partir du moment par exemple où l'ana-lyse a réussi à rejoindre les deux notions de nombre et d'espace, deposséder un instrument grâce auquel elle deviendra capable de recons-truire tout le réel. De là une sorte de dogmatisme rationnel dont lesrécents bouleversements de la mathématique et de la physique nousont obligés de restreindre la portée et de changer le sens. Notre lo-gique et nos mathématiques elles-mêmes, si elles ne sont rien de plusque des instruments, demeurent toujours au service de l'esprit qui lesdomine et qui les modifie selon ses besoins, pour leur permettre dereprésenter avec de plus en plus d'exactitude et de souplesse les rela-tions de plus en plus ténues que nous découvrons entre les choses.Elles sont toujours provisoires, et traduisent le progrès vivant de notrepensée, qui se délivre par degrés de toutes les lisières que le corps, lemilieu ou la tradition ne manquent jamais de lui imposer, et qui briseles instruments mêmes qu'elle a forgés, à partir du moment où ilscommencent à l'opprimer et où ils cessent de la servir.

Page 118: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 118

** *

La pensée virtuelle n'entre dans l'existence qu'à partir du momentoù elle commence à s'exprimer. Le langage commun et le langage ma-thématique sont des outils dont elle ne peut pas se passer : sans euxelle serait dépourvue de corps ; mais leur rôle [150] doit être de multi-plier son action et non de la gêner, ni à plus forte raison de la rempla-cer. L'état actuel des recherches linguistiques ou mathématiques nousapporte sur le jeu même de notre pensée et sur sa relation avec le réelde nouvelles lumières. Et l'on ne sait ce que l'on doit admirer le plusde la fertilité et de la variété infinie des ressources que l'esprit est ca-pable de mettre en œuvre pour représenter tous les mouvements de laconscience, toutes les relations entre les objets, comme on le voit dansla multiplicité des types de langues, de vocabulaires ou de syntaxes,d'alphabets, d'écritures et de méthodes de calcul, ou de cette extraor-dinaire liberté de mouvement avec laquelle il ne craint point d'aban-donner les formules dont il s'est longtemps servi, dès qu'il pense enavoir trouvé de meilleures qui lui donnent plus de puissance d'inven-tion ou plus d'espérance.

Pour nous en tenir à l'examen du langage, qui constitue la deu-xième partie du tome I de l'Encyclopédie française, c'est le grand lin-guiste Antoine Meillet qui en avait assumé la charge ; et c'est dans leplan qu'il avait tracé avant de mourir que prennent place les chapitresconsacrés par M. Lejeune aux conditions générales des changementslinguistiques, par M. Sauvageot aux types de langues non indo-européennes, par M. J. Février à l'alphabet, par M. Brondäl aux rap-ports du langage et de la logique. Nous ne voulons retenir de tantd'analyses techniques si riches et si instructives que deux idées quinous permettront peut-être de retrouver dans le langage les caractèresles plus essentiels de la pensée : la première, c'est que le langage estune médiation, et même une double médiation, puisque le mot estd'abord un substitut de la chose, un intermédiaire entre nous et elle,qui nous permet d'en disposer et de la manier à travers le signe sonorequi la représente [151] et que nous ayons le pouvoir de produire, et

Page 119: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 119

puisque le même mot est destiné encore à créer une communicationentre notre conscience et la conscience d'un autre qui est capable à lafois de l'entendre et de le proférer. Or le langage se modèle ainsi surl'acte même de la pensée qui est d'abord une opération personnelle dumoi, mais qui porte en lui un caractère d'universalité tel que tout autremoi doit être capable de le comprendre et de le refaire.

La seconde idée fait apparaître entre le langage et la pensée une pa-renté plus profonde encore si l'on songe que les langues sont avanttout, comme le veut Meillet, « des systèmes complexes de possibili-tés » ; ces possibilités, nous les réalisons suivant nos besoins dans nosrapports avec les autres hommes. Car la langue n'est pas fixée, commel'écriture le laisse croire. C'est dans la parole qu'il faut la saisir,comme une possibilité commune à tous ceux qui la parlent, qui la rendcapable de varier avec chacun d'eux et par conséquent de les sépareraussi bien que de les unir. Or elle suit en cela l'exemple de la penséequi, à l'égard du réel, est une virtualité infinie, universelle en droitseulement, et qui crée entre les hommes les pires conflits dès qu'ilscherchent à la capter et à la mettre au service de leur existence sépa-rée, c'est-à-dire de leur corps et de leurs passions.

[152]

Page 120: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 120

[153]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

QUATRIÈMEPARTIE

Retour à la table des matières

[154]

Page 121: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 121

[155]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

QUATRIÈME PARTIE

1

« Avoir une âme »

Retour à la table des matières

Avoir une âme, tel est le titre que M. Etienne Souriau vient dedonner à un ouvrage fort curieux et fort suggestif dans lequel il s'inter-roge avec beaucoup de pénétration et de subtilité sur le mode de réali-té que nous accordons à l'âme, et dans lequel il cherche à approcher età circonscrire son essence mystérieuse par toutes les ressources del'analyse intérieure, par le témoignage d'autrui à la fois sur lui-mêmeet sur nous, par certains thèmes artistiques enfin, où il semble quel'âme vienne s'incarner et trouver une sorte d'image d'elle-même. Dansce livre dépouillé de toute technique savante, qui garde l'allure la plusvivante et la plus libre, où le document et le récit illustrent la réflexionet la soutiennent, notre pensée trouve une ample matière à s'exercer,un aiguillon qui excite, renouvelle et multiplie son propre mouvementdès qu'elle commence à scruter le problème de son existence spiri-tuelle et de son rapport avec l'existence des choses. Engageons-nous ànotre tour dans le chemin qu'il propose à notre méditation.

Il n'y a pas de mot qui ait une résonance plus profonde que le motâme, ni qui évoque mieux l'idée de notre intimité la plus personnelle,d'une vie qui [156] est en nous et qui n'appartient qu'à nous seul, feu etlumière à la fois, et dont le corps est l'écran qui la dissimule, mais aus-

Page 122: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 122

si le signe qui la manifeste. Elle participe de l'esprit, qui est commun àtous, au lieu que l'âme est propre à chacun ; si c'est l'esprit qui nousdonne la présence de la vérité, l'âme s'unit à elle par le vouloir et parl'amour, et de cette union avec son éternité elle attend elle-mêmel'immortalité. Mais le mot âme éveille en même temps beaucoup desuspicion ; il n'y a pas de mot plus indéterminé, ni qui dissimulemieux toutes ces aspirations confuses du corps auxquelles elle donneune sorte de noblesse, toutes ces prétentions de l'égoïsme individuelauxquelles elle promet une survivance indéfinie : non seulement l'âmeéchappe à nos prises, mais elle noie la clarté de la pensée dans le halodiffus de l'émotion ; elle substitue à l'expérience que nous avons denotre propre moi la simple croyance en un autre moi, inconnu de nous,mais purifié, épanoui et incorruptible.

Pourtant le mot âme n'a pas seulement un emploi métaphysique etreligieux. Il appartient aussi à la langue commune qui l'emploie pourdésigner non pas proprement cette réalité invisible que nous portonsen nous-même et dont les autres ne connaissent que les témoignages,mais son unité vivante, son élan intérieur, et la puissance d'où elleprocède, qui ne cesse de nous engager et de nous affecter. Si la penséetend à transformer en choses tout ce qu'elle touche, il ne faut pass'étonner que les hommes aient pu considérer l'âme d'abord comme unsouffle impalpable qui anime notre corps et qui le quitte à la mort.Dans le même sens, et en renonçant à toute image matérielle, la spécu-lation fait de l'âme une substance qui échappe à toute observation etdont nous ne saisissons jamais que les modes. Mais cette idée d'une[157] substance si lointaine nous laisse froid et insensible : ce quinous intéresse, ce sont ses modes, qui forment la trame même de notrevie. Et notre âme, c'est cette activité qui est toujours présente au mi-lieu d'eux, qui les produit et qui les subit tour à tour : l'âme est insépa-rable des « étals d'âme », et ce que nous voulons savoir, c'est le degréde réalité qui leur appartient, c'est la manière dont nous pouvons endisposer, c'est leur signification par rapport au monde qui nous en-toure, et qui tantôt les rejette hors de lui comme de pures illusions ettantôt reçoit d'eux cette lumière et cette adhésion sans lesquelles ils'évanouirait, lui-même comme un rêve sans consistance.

On remarquera d'abord cette sorte d'incertitude et d'ambiguïté à la-quelle se heurte la réflexion dès qu'elle pose à propos de l'âme le pro-blème de son existence. Car nous savons bien que l'âme n'existe pas

Page 123: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 123

de la même manière que le corps, sur lequel peut s'arrêter le regard ouque la main peut saisir. Et si ce corps que l'on voit et que l'on toucheest pour nous le modèle de l'existence, on comprend que l'on dise légi-timement de l'âme qu'elle n'a aucune existence. Mais si l'âme échappeà l'existence ou que son existence puisse être contestée, ce n'est passeulement, comme on le croit, parce qu'elle est invisible et intangible,ni même parce qu'elle est une chose changeante et toujours fuyante,c'est parce qu'elle n'est en aucune manière une chose, même la plusfluide de toutes, mais qu'elle réside précisément dans une certaine ini-tiative et disposition intérieure qui n'est jamais donnée et qu'il nousappartient toujours de créer et de ressusciter. La moindre défaillanceintérieure nous réduit par contre à n'être plus qu'une chose parmi leschoses, un être qui n'obéit plus qu'aux impulsions de l'instinct, et quin'a point [158] encore commencé de les dépasser et de les spirituali-ser, ce qui explique suffisamment, pourquoi il nous arrive de dire dequelqu'un qu'il n'a pas d'âme, et d'un autre qu'il est « tout âme ».

Peut-être faudrait-il dire que l'âme est moins une existence que laconquête d'une existence. Il n'y a rien de plus en elle que des virtuali-tés et une miraculeuse opération par laquelle nous ne cessons à la foisde les chercher et de les mettre en œuvre. C'est de là d'ailleurs que dé-rive cette sorte d'impuissance où nous nous trouvons chaque fois quenous voulons, soit en nous, soit en autrui, décrire cette réalité qui n'estjamais fixée, mais toujours en suspens et toujours en train de se for-mer. Aussi ne savons-nous comment répondre quand on nous de-mande si elle réside dans la partie consciente ou dans la partie incons-ciente de nous-même, car elle tire sans cesse au jour toutes les obs-cures richesses que nous portons en nous ; ou quelle est la placequ'elle occupe dans l'univers, car elle n'en est pas une partie, bienqu'elle ne cesse jamais de le remettre en question et de lui donner uneconfiguration et un sens. De là vient aussi la difficulté de notre sincé-rité, qui n'est jamais assurée, et qui forme toujours un problème donton peut dire qu'il est le même pour nous que le problème de l'exis-tence de notre âme. Car l'âme réside au point où précisément elles'interroge sur elle-même : or, en ce point, elle ne rencontre rien deplus qu'une possibilité dont elle ne pourra jamais être certaine ni del'avoir tout à fait comprise, ni de l'avoir pleinement assumée. Ainsinous nous faisons toujours des illusions sur nous-même. Et en un cer-tain sens les autres nous connaissent mieux que nous : l'idée qu'il se

Page 124: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 124

font de nous est plus claire et plus dessinée que la nôtre. Il arrivemême que cette idée qu'ils ont de nous soit comme une suggestion[159] qu'ils nous adressent et que nous entreprenons de réaliser. Jepuis être aimé par quelqu'un pour des raisons dont je doute moi-même. Je puis aussi lui faire l'aveu de mes faiblesses, de mon indigni-té, tout en attendant de lui des paroles qui me rassurent. Je puis mesentir incapable d'incarner l'âme qu'il m'attribue. Mais si je n'ai ainsiqu'une demi-existence de désir et de possibilité, il dépend de son aideet de mes efforts de l'accomplir.

M. Étienne Souriau montre avec beaucoup de délicatesse que ladissimulation et le mensonge sont souvent comme une défense demoi-même, de mon intimité, qui est une genèse, et qu'aucune appa-rence ne doit livrer, de cette infinité dans laquelle je puise toujours etque rien de fini ne peut figurer. L'âme n'a point une existence substan-tielle, mais une existence de besoin et d'appétition qu'il s'agit pour moide conduire jusqu'à son terme. Mon essence n'est pas une réalité im-mobile dont mes états intérieurs ne seraient que les expressions suc-cessives : elle est ce vers quoi je tends, ce qu'il y a en moi de meilleur,ce sommet de ma vie que je puis méconnaître ou que la paresse peutm'empêcher de gravir. Cette possibilité la plus haute qui est en moi estcomme un appel que l'univers me fait entendre et auquel je ne répondspas toujours. Car chaque âme a dans l'univers une vocation qui lui estpropre : et l'on peut dire qu'en ce lieu de l'espace et du temps où noussommes l'univers a besoin de nous pour s'accomplir. Cependant, par-mi ces richesses problématiques dont notre âme est pleine, il y en a devraies et de fausses ; il en est qui sont réalisables par nous et d'autresqui ne le sont pas : le grand point est d'être capable de les discerner ;et si je me trompe sur elles, c'est mon existence même que je manque.

Mais ce qui importe le plus, c'est de montrer que [160] ces possibi-lités ne sont point des possibilités abstraites qui ne pourraient se réali-ser qu'à l'intérieur d'une matière où elles viendraient pour ainsi direprendre corps. Si elles ne s'actualisent pas dans le monde visible, ellesobtiennent parfois un accomplissement intérieur qui contribue à for-mer ma propre grandeur spirituelle. Sans doute on peut dire que tousles événements qui me sont arrivés étaient nécessaires pour mettre enjeu ces possibilités et contribuer ainsi à modeler mon âme. Mais cespossibilités, c'est précisément quand elles ne trouvent dans le mondeaucun événement qui les exprime ou qui les supporte qu'elles reçoi-

Page 125: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 125

vent dans l'âme leur épanouissement le plus pur. Il ne faut pas leurôter alors toute réalité, mais seulement leur attribuer une réalité qui estautre que celle que nous cherchons dans l'expérience la plus com-mune. Ce n'est plus là une réalité purement subjective, dont il semblequ'elle est toujours illusoire, ni la réalité d'un objet pur, comme uneidée platonicienne et dont on ne sait pas comment elle pourrait êtrenôtre en dehors de l'acte même qui en prend possession. Il faudraitdire plutôt que c'est une intention dans laquelle chaque être cherche às'atteindre lui-même dans son essence la plus pure, qui est aussi saperfection la plus haute. C'est que l'âme habite dans cette région pro-fonde qui est intermédiaire entre l'existence et le néant, où on netrouve rien de plus qu'une possibilité qui se découvre en s'accomplis-sant, où, au-delà de ce que l'on voit et de ce qui est fait, on atteint ceque l'on ne voit pas et qui n'est pas encore fait, c'est-à-dire ce cœurmême de l'existence où chaque homme peut dire : « Là est ma crainte,là est ma foi, là est mon désir. » Dira-t-on maintenant que, derrièretoutes ces possibilités qui ne sont rien et qui sont pourtant le tout demon âme, « il y a seulement le travail menu et [161] adroit des cel-lules du corps, toute une petite usine chimique » ? Oui, sans doute,mais ces possibilités vont infiniment au-delà ; elles sont l'œuvre de lapensée qui crée tous les instruments dont elle a besoin elle-même pourse former. Et cette pensée à laquelle on refuse l'être le donne pourtantà tous les objets qui lui deviennent présents. M. Souriau évoque ici lesbeaux vers du poète Jules Supervielle :

Et l'étoile me dit : Je tremble au bout d'un fil ;

Si nul ne pense à moi, je cesse d'exister.

Et « que de choses, dit-il, n'existent que parce que je les pense ».Mais nous sentons bien que pour lui la pensée la plus réelle, c'est aussicelle qui fait apparaître dans ces choses elles-mêmes une beauté quinous en apporte la secrète révélation. Or la sincérité joue le même rôleen ce qui concerne notre âme : elle ôte le masque ordinaire de la vie ;elle nous découvre le mystère de l'intimité ; elle nous montre combienle monde visible a peu de poids en comparaison. Dès lors, dans cetterecherche de la suprême possibilité que nous portons en nous, il s'agitd'une sorte de prise sur le néant, de l'irruption d'une entité qui n'a au-

Page 126: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 126

cune existence nulle part. C'est, à l'esprit seul qu'il appartient d'en as-sumer la réalité, après en avoir mesuré le secret et la valeur, même sile monde extérieur ne lui apporte aucune confirmation, même s'ilsemble la démentir : et il arrive que ce soit ce démenti qui la justifie.

Ce que M. Souriau s'attache « à retrouver, ce sont ces moments deparfaite lucidité intérieure où il semble que l'âme devient vraimentprésente à elle-même dans l'aspiration la plus profonde qui la fait être.« Les pensées lucides, dit-il, sont les bonnes actions de l'esprit, pur. »Cette présence à soi est [162] aussi une présence en soi et par soi. Cesmoments les plus hauts que ma vie intérieure est capable de connaîtreont une sorte d'existence sublime et on peut dire « qu'ils conditionnentmon âme au lieu d'être conditionnés par elle ». Ainsi on peut observerqu'il y a dans chacune de nos pensées une note personnelle qui dessinele moi auquel elle peut être intégrée, et que là où cette note est absentele moi lui-même est absent. Ne perdons donc pas de vue que l'âme entant que telle garde une existence purement virtuelle, et que cette vir-tualité ne pourrait trouver une expression dans un autre domaine, parexemple dans celui de l'action, qu'en cessant précisément d'être spiri-tuelle. Ce qui n'est nullement destiné à diminuer la valeur de l'action,ni sa relation avec l'âme qui trouve souvent en elle l'épreuve dont ellea besoin, mais à définir la réalité propre de l'âme, considérée dans sapureté, antérieurement à tous les témoignages qui la manifestent, maisqui la dissimulent. On peut dire par conséquent de l'âme qu'elle ne faitqu'un avec son désir le plus essentiel : mais ce désir n'est pas le désird'une chose cachée quelque part et qu'il s'agirait pour nous de trouver ;c'est le désir d'une chose qu'il faut instaurer et faire émerger en nouspar un accomplissement. Quant à ces moments d'accomplissementdont chacun d'eux nous pose plutôt que nous ne le posons, il nous ap-partient de les relier par un réseau sur lequel se déroule toute notre vietemporelle.

M. Souriau cite le mot de Plotin que « l'âme ayant en soi lesformes des êtres, et étant forme elle-même, possède toutes choses ».Mais ce qui l'intéresse pardessus tout, c'est la manière dont elle met enœuvre cette richesse potentielle qui est en elle. Or elle y parvient pré-cisément dans certains moments essentiels au cours desquels elle seconstitue. Mais sa grandeur [163] dépend de l'harmonie intérieurequ'elle est capable d'établir entre eux. Ainsi, son identité n'est pasl'identité d'une chose ; elle résulte de la convergence de tous ses mou-

Page 127: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 127

vements vers un même être virtuel. Et l'on comprend sans peine queM. Souriau puisse dire que les mêmes éléments combinés par nous dedifférentes manières et avec plus ou moins d'art nous ouvrent ou nenous ouvrent pas les royaumes intérieurs. Il soutiendra donc avec lesAnciens que l'âme est une harmonie, mais c'est une harmonie qu'ildépend de nous de créer. Or le propre d'une harmonie, c'est de suppo-ser des termes opposés et de les unir. Plus l'intervalle qui les sépare alui-même d'ampleur et plus l'âme qui le remplit a de nombre, de sono-rité, de richesse et de grandeur.

Page 128: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 128

[164]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

QUATRIÈME PARTIE

2

Le sens de la souffrance

Retour à la table des matières

De tous mes états intérieurs, il n'y en a point qui s'impose à moid'une manière aussi irréfutable que la douleur. Dès qu'elle apparaît,elle capte toute mon attention, elle occupe toute ma conscience, elledétourne mon regard de tous les objets et de tous les êtres qui m'en-tourent. Elle me rend sensible avec une extraordinaire acuité le mys-tère de mon existence séparée, de cette intimité secrète où je suismaintenant seul au monde avec elle, blessé, déchiré, méconnu de touset livrant au fond de moi-même contre cet ennemi invisible un combatdésespéré. Partout où la douleur peut m'atteindre, il faut, bon gré malgré, que je réponde présent. Il y a en elle une certitude qui l'emporteinfiniment sur celle des choses, dont je puis toujours me demander sielles ne sont pas des figures de rêve, et sur celle même de la pensée,qui est toujours pâle en comparaison. J'ai besoin d'un acte de réflexionpour saisir l'évidence du « je pense, donc je suis » ; mais l'évidence du« je souffre, donc je suis » est si profonde et si commune qu'elle de-vance toute philosophie et qu'elle la surpasse. On ne gagnerait rien àdire que, quand je souffre, c'est que je pense que je souffre. Car, pen-ser que l'on souffre, ce n'est pas souffrir ; c'est devenir [165] le specta-teur de sa douleur, c'est la regarder comme une étrangère. Cependant

Page 129: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 129

l'homme a une telle aversion pour la douleur qu'il l'oublie dès qu'ellel'a quitté ; il n'aime point rappeler la servitude où elle le réduisait, ni larencontrer chez un autre, comme s'il y voyait une menace ou bien unreproche. Il ne parvient pas à l'imaginer quand il ne l'éprouve plus.

Il soupçonne alors qu'elle cache soit une illusion où on se complaît,soit une faiblesse dont on n'a pas su triompher. Il faut qu'il en sente denouveau la pointe pour que tout son scepticisme s'écroule et pour quele monde, cessant d'être un tableau, acquière une profondeur subjec-tive dans laquelle sa destinée personnelle lui paraît tout à coup en jeu.

La souffrance est-elle donc seulement un mal dont nous devonschercher à nous délivrer, un scandale sur lequel nous devons fermerles yeux ? Comment un état si intense, qui laboure tout notre être inté-rieur, qui descend jusqu'à la racine même de la vie et qui semble appa-renté à la mort, qui est toujours prêt à surgir dès qu'un intérêt suprêmecommence à ébranler notre âme, qui éteint le rire et la frivolité etdonne une telle gravité à tout ce qu'il touche, n'aurait-il pas quelqueprofonde signification métaphysique que l'on s'interdit de reconnaîtrelorsqu'on songe seulement à le fuir ? Telle est la question que s'estposée Max Scheler dans un essai intitulé le Sens de la souffrance etque l'on vient de traduire (Aubier). Laissons de côté cette attitudepourtant si commune à l'égard de la douleur et qui ne trouve pour yrépondre que le gémissement ou la révolte : nous savons bien que cesont là seulement les signes de notre impuissance à son égard. La civi-lisation a toujours cherché à disposer de toutes les causes qui peuventproduire en nous le plaisir et la douleur afin d'accroître l'un indéfini-ment et d'atténuer l'autre jusqu'à [166] l'anéantir. Mais c'est là un es-poir chimérique. Il y a entre ces deux états une solidarité si étroitequ'en devenant indifférent à la douleur nous deviendrions aussi indif-férent au plaisir. D'autre part, la sensibilité à la douleur augmente plusvite que la sensibilité au plaisir : celle-ci devient toujours plus exi-geante et celle-là toujours plus délicate. Enfin, nous savons bien quenous ne pouvons agir que sur les plaisirs et les douleurs qui demeurentpour ainsi dire à la surface de notre moi, mais que nous n'avons entreles mains aucun moyen pour provoquer ces joies, pour abolir ces souf-frances qui naissent au cœur même de notre âme, qui engagent sonactivité la plus profonde et semblent exprimer en elle le retentissementd'un ordre qui la dépasse.

Page 130: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 130

On peut prétendre que le sens de la douleur c'est de nous avertirdes dangers auxquels notre existence est exposée. Elle nous oblige àcourir au rempart. Elle est pour la conscience le « tambour d'alarme ».Mais cette thèse peut-elle nous contenter ? Il est vrai sans doute qu'àceux qui allégueraient qu'aucune comparaison n'est possible entrel'intensité de la douleur et la grandeur du danger qu'elle nous signale,qu'une lésion cérébrale peut être insensible et mortelle, qu'une dent ouun ongle arrachés semblent nous arracher la vie elle-même, on pour-rait répondre que, dans le premier cas l'organe atteint, protégé par uneboîte osseuse, est soustrait à notre activité et que, dans le second, on aaffaire à une réaction partielle et momentanée, fort vive sans doute,mais qui n'intéresse point le corps tout entier. Ce sont là des explica-tions, mais qui ne nous persuadent pas tout à fait. De plus, les souf-frances morales ne supposent pas un péril imminent contre lequelnous aurions à lutter. Elles dépendent d'une attitude purement inté-rieure que nous adoptons en présence de certains événements [167]qui restent inaperçus de la plupart des hommes. Ici la souffrance estnotre œuvre ; et s'il y a un péril, c'est nous qui le créons. On ne peutdonc pas la considérer comme un simple signal. S'il n'y avait jamaisrien de plus en elle, elle demeurerait un mystère impénétrable : car,pourquoi, demande Scheler avec anxiété, faut-il que le signal « fassemal » ? et il ajoute : « L'existence d'une sensation douloureuse, d'uneseule, ne fût-elle que faible, la sensation d'un ver par exemple, me suf-firait entièrement pour refuser au créateur essentiellement bon del'univers la moindre approbation. »

Loin de consentir à justifier la douleur par l'utilité, Scheler montrequ'elle implique au contraire le sacrifice et que c'est de lui qu'elle re-çoit sa signification véritable. Entendons bien que le sacrifice dont ils'agit n'est nullement ce calcul qui nous fait préférer une joie plusgrande à une joie plus petite, mais l'acceptation d'un mal qui doit res-ter sans compensation. La souffrance est l'expérience du sacrifice dela partie pour le Tout. Car on se sacrifie toujours pour quelque chose ;et c'est toujours pour que le Tout dont on fait partie soit sauvé et ac-cru. De là l'étroite liaison qui unit la souffrance à l'amour et à la mort.L'amour est la force de cohésion qui unit les parties à l'intérieur duTout : il crée les conditions mêmes de la douleur et du sacrifice, quin'existeraient pas sans lui ; et c'est pour cela aussi qu'il n'y a pointd'autre amour que l'amour-sacrifice. L'amour va en sens contraire de

Page 131: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 131

toute passion égoïste, comme la faim ou la soif. Dans la générationelle- même, il est un sacrifice de l'individu à l'espèce. Il n'y a point denaissance ni de croissance qui ne se produise dans la douleur ; et dansla douleur il y a toujours un prélude de la mort et une exhortation àmourir. Mais qui voudrait renoncer à la douleur et [168] à la mort s'ildevait pour cela renoncer à l'amour ? Le plaisir et la douleur ne s'op-posent qu'aux étages inférieurs de la conscience. Mais l'amour-sacrifice est une synthèse de la joie et de la douleur : la joie et la dou-leur sont ses enfants ; en lui, « perdre et gagner sont identiques ».

** *

La souffrance est, semble-t-il, l'origine et le symbole de tous lesmaux. Et le propre du méchant, c'est de chercher à la produire. Pour-tant la valeur d'un être se mesure à la qualité et à la profondeur dessouffrances qu'il est capable de ressentir. C'est la souffrance qui met àl'épreuve notre lucidité et notre courage. Elle nous oblige à faire de lavie l'expérience la plus aiguë. Elle montre si nous sommes prêts à enaccepter la pleine conscience et la totale responsabilité ou si nous pré-férons nous évader dans l'insensibilité et l'indifférence. C'est la ma-nière même dont nous l'accueillons qui nous juge.

Aussi ne faut-il pas s'étonner si toutes les religions, toutes lesécoles de philosophie et de morale se distinguent par la manière mêmedont elles interprètent la souffrance et par l'usage qu'elles nous propo-sent d'en faire. Les unes nous recommandent de la changer en un objetde contemplation dont nous parvenons ainsi à nous détacher, lesautres de l'affronter avec héroïsme ; celles-ci de la fuir, celles-là denous y résigner ; tantôt on cherche à la refouler et à la nier, tantôt à larecevoir comme une expiation, tantôt enfin à découvrir en elle unepurification à l'égard de la nature et le chemin de nos joies les pluspures et les plus hautes. Mais il y a beaucoup d'orgueil soit chez celuiqui recherche la souffrance pour la gloire de la dompter, soit chez ce-lui qui la [169] nie et déclare qu'elle n'est qu'un mot ; il y a beaucoupde déboires chez celui qui met toute sa confiance dans la prudenceavec laquelle il entreprend de l'éviter ; il y a beaucoup de faiblesse etde fausse sincérité chez celui qui s'y résigne par force ; beaucoup dedésespoir et de révolte chez celui à qui on veut persuader qu'ellel'oblige à expier, comme on le voit par l'exemple de Job. Il n'y a donc

Page 132: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 132

que deux voies qui nous restent ouvertes : celle de la sagesse orientalequi va transformer la douleur en objet, pourvu que l'individu s'en dé-solidarise et le rejette hors de lui, c'est-à-dire pourvu qu'il abolisse enlui cette faculté de désirer ou de préférer sans laquelle elle cesse denous appartenir ; celle de la sagesse chrétienne, qui exige au contraireque le moi non seulement accepte de la porter, mais encore qu'ill'assimile et qu'il l'incorpore comme le moyen de sa propre créationspirituelle.

Aucun homme sans doute n'a jamais médité plus profondémentque le Bouddha sur le problème de la douleur : non pas que l'on puissedire, comme le fait remarquer Scheler, qu'il a été conduit vers cetteméditation par des souffrances qu'il aurait lui-même subies ; car c'estvolontairement au contraire qu'il a quitté les richesses, la puissance, leluxe et le bonheur pour aller parmi les hommes qui souffrent et entre-prendre de les guérir. La douleur a donc été pour lui un spectacle dontil a cherché à reconnaître la cause. Et il l'a trouvée dans la convoitise,qui est inséparable de notre nature individuelle. C'est, notre attache-ment à nous-même qui, en nous obligeant à faire de nous un individu,nous oblige à la revendiquer comme nôtre et par conséquent à la subir.Mais celui qui a su découvrir dans sa conscience le « soi supra-individuel » ne peut plus être affecté par l'extérieur. La douleur n'aplus de force sur lui. Il l'a [170] transformée en une image. Elle n'estplus qu'une douleur conçue qui cesse de le faire souffrir. L'origine dumal est dans le désir, dans cette soif de l'existence individuelle quicrée toutes nos affections. L'attachement à l'existence et la douleur nefont qu'un. Aussi le bouddhisme tend à éliminer le plaisir aussi bienque la douleur elle-même ; car c'est lui qui entretient et qui nourrit ledésir. Le désir est la source commune de toutes mes affections : c'estcette source qu'il s'agit de tarir. C'est ma soif de l'être qui réalise pourmoi un monde sur lequel elle projette le mal comme son ombre. Leplaisir est une tentation par laquelle j'accorde une existence indépen-dante à des choses dont a l'être-là, le non-être-là » dépendent unique-ment d'un acte de mon esprit. Dès que la souffrance est vue ou con-çue, « elle fait rentrer l'être et le non-être de l'univers sous la dépen-dance de notre activité spirituelle à laquelle notre convoitise l'avaitinconsciemment soustraite ». Les choses qui disent : nous sommes làtraduisent le mensonge de cette convoitise. Leur existence dépendd'un acte que nous avons accompli. Mais « tout ce qui repose sur un

Page 133: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 133

acte peut être supprimé par un acte ». Il faut, donc que je devienneindifférent à « l'être-là et au non-être-là », que je ne résiste pas à lasouffrance sous peine de l'avouer comme mienne, que je puisse dire àchaque chose : « Cela n'est pas moi, cela n'est pas mon bien. » Ainsi ilsuffit d'un acte de mon esprit pour me délivrer de la chaîne de la cau-salité à laquelle le désir et la souffrance m'asservissaient.

On ne doute pas que cet acte ne soit difficile. Pour réussir à fairede la souffrance un objet, pour la contempler comme une idée, il fautque le moi individuel disparaisse dans la conscience transcendantale.Cette méthode, liée à une conception pessimiste de la vie dans lebouddhisme, s'accommode, il est vrai, [171] d'un optimisme de l'Êtrechez Spinoza et chez Goethe. Elle consiste alors à considérer les sen-timents comme des pensées confuses : le propre de la sagesse est deles résoudre. Mais on se demande si elle y parvient : on peut dired'abord qu'il est une « profondeur de souffrance où la penséeéchoue », ensuite, que la résolution de nos sentiments en idées leurlaisserait peut-être une force répandue plus subtile et plus profondequi envahirait la conscience tout entière ; enfin que le problème resteouvert de savoir s'il n'y a pas dans la souffrance elle-même une signi-fication positive que nous ne pouvons découvrir qu'en consentant àl'assumer.

** *

Le propre de la sagesse chrétienne c'est, d'une part, de réintégrer lavaleur de la vie affective et de montrer qu'elle n'est pas dans l'âme unesimple servitude dont il faut s'affranchir, d'autre part, de garder à lasouffrance son caractère original et privilégié, de telle sorte qu'au lieude se convertir en idée, elle devienne le principe d'une joie que nousne pouvons connaître que par elle. Loin de contredire l'activité de l'es-prit, c'est elle qui l'éveille et qui l'arrache à la terre. Mais on ne peutpas se fonder sur la parole selon laquelle quiconque aura agi par leglaive périra par le glaive pour considérer la non-résistance au malcomme en fournissant le remède, Les mots ici ont une tout autre réso-nance que dans le bouddhisme : la douleur, au lieu d'être rejetée, estéprouvée et subie. Non point que l'on trouve ici une complaisance ma-ladive en elle, une sorte d'algophilie, dont on ne trouverait de tracesque dans la chrétienté orientale où elle s'accommode avec le besoin de

Page 134: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 134

souffrir de l'âme slave. Dans les Psaumes, [172] dans le Livre de Job,la douleur suscite une plainte dont l'âme demande toujours à être déli-vrée. Et le Christ lui-même prie pour que « ce calice soit écarté ». Ildemande à son père avec angoisse : « Pourquoi m'avez-vous abandon-né ? » La souffrance est donc acceptée, avouée. C'est que son rôle estde nous retrancher des biens inférieurs et de nous élever vers les bienssupérieurs. Elle nous apprend à sacrifier tous les objets de notre atta-chement lorsque l'amour l'exige. La noblesse de la douleur vient nonpoint de la passivité qu'elle nous impose, mais de l'acte même qui s'yjoint. Dès qu'elle est fondée sur l'amour, au lieu de nous isoler dans laconscience de notre misère, elle nous oblige à éprouver notre commu-nauté avec tous les êtres. Alors elle devient pour nous une amie, elleproduit son propre adoucissement. Celui qui recherche seulement leplaisir extérieur et superficiel cache mal le désespoir qu'il éprouve aufond de lui- même : au contraire, dans la souffrance, et par sa média-tion, l'âme découvre en elle cette joie essentielle qui n'appartient qu'àl'esprit pur.

Est-ce la même inspiration qui produit aujourd'hui une sorte de re-naissance du culte de la douleur ? Talleyrand disait que ceux quiétaient nés après 1789 n'avaient pas connu les joies de la vie. Schelerdemande s'il faudra en dire autant de ceux qui sont nés après 1914.Mais la douleur est de tous les temps et il n'y a pas d'état qui soit im-posé à la conscience humaine qu'elle ne doive changer en valeur spiri-tuelle. On le voit bien par ce petit « Manifeste du dolorisme » qui aparu récemment et dans lequel M. Julien Teppe considère avec tant deforce et de sincérité la situation de tous ceux qui, au lieu de penserseulement la douleur ou d'en détourner le regard, l'éprouvent eux-mêmes « intus et in ente » : ils constituent une sorte de fraternité de lasouffrance. [173] Il n'y a plus qu'eux aujourd'hui qui pratiquent la soli-tude. Ils vérifient le mot célèbre de Webster : « Un homme est commede la casse ; pour qu'il dégage son odeur, il faut le broyer. » Ce quimontre sans doute que la douleur vaut non pas par elle- même, maispar l'opération spirituelle qui s'y applique et qui la transforme : alorsseulement elle est capable de nous replier sur la partie la plus pro-fonde de nous-même, de nous dépouiller de tout ce qui subsiste ennous d'extérieur et de frivole, de nous découvrir en chaque chose legrave et l'essentiel, d'abolir l'utilité au profit de la vérité, de transfigu-

Page 135: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 135

rer le désir et le regret, d'éveiller en nous une activité plus parfaite oùl'imagination et la sympathie s'exercent avec une sorte de pureté, et delier si étroitement la mort à la vie que souffrir ne soit plus « mourir unpeu, mais vivre deux fois ».

Page 136: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 136

[174]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

QUATRIÈME PARTIE

3

L’angoisse originelle

Retour à la table des matières

Le monde moderne est un monde d'où la sécurité s'est retirée. Laconscience recommence à rêver de ces îles de silence où les hommesdu Moyen Age, en fondant les monastères, cherchaient un abri pour laméditation ; mais, aujourd'hui, l'île la plus lointaine reçoit tous lesbruits du dehors : les clôtures les plus étroites sont toutes traversées.Celui qui ne songerait, comme le sage antique, qu'à sauvegarder, aumilieu de l'ébranlement de la cité, son équilibre intérieur et la libredisposition de lui-même, risquerait, s'il pouvait y réussir, d'être vili-pendé au lieu d'être admiré. Il concentrerait sur lui tous les coups. Onlui reprocherait son égoïsme, qui l'isole des souffrances de l'humanité,son manque de courage, qui l'empêche de prendre parti, d'oser etd'agir, et peut-être aussi un manque de profondeur, qui, s'il accordeplus de crédit aux idées qu'aux choses, lui ôte l'accès de cette puis-sance créatrice par laquelle le monde ne cesse de poursuivre en nouset par nous sa tragique et merveilleuse aventure. Que nous le voulionsou non, nous sommes pris dans le jeu. Celui qui cherche à se mettre àl'écart ou à assurer son salut tout seul commet à l'égard de la vie unesorte d'infidélité : il ne pense qu'à l'éluder, il n'en supporte pas l'acuité

Page 137: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 137

et il n'en connaît plus qu'une image décolorée. Il [175] n'en pénètrepas le fond parce qu'il n'en accepte pas la charge.

Est-ce dire pourtant que notre époque est défavorable à la spécula-tion, qu'elle nous prive du loisir nécessaire à la pensée désintéressée,qu'elle nous oblige à défendre notre vie avant de réfléchir sur elle, etqu'elle serre nos cœurs dans une sorte d'angoisse sur notre destin, quisuffit à suspendre en nous tous les mouvements de l'intelligencepure ? Un philosophe peut-il encore construire en paix son édifice dia-lectique et assister à cette grande crise de l'humanité sans que sa tran-quillité intérieure s'en trouve troublée ? Mais, par une sorte de para-doxe, il s'est trouvé que les événements qui ont rempli le inonde de-puis le commencement de la grande guerre ont donné au contraire auxproblèmes philosophiques un intérêt, un relief, une présence et mêmeune urgence qu'ils n'avaient jamais connus. Toutes les consciences,même celles qui montraient autrefois le plus de résistance, se pen-chent sur eux, comme si de la solution même qu'on en peut donnerdépendaient, dans l'état de détresse où nous vivons, notre unique lu-mière et notre unique secours. Peut-être observe-t-on, sans oser pour-tant l'affirmer, une certaine régression d'une philosophie exclusive-ment formelle, ou de cette scolastique nouvelle dont le développementdes sciences pures nous faisait sentir la menace. La philosophie estdevenue ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être, une méditation surla signification de cette vie dont chacun porte en soi à la fois la res-ponsabilité et le mystère : là est pour tous les hommes la préoccupa-tion essentielle devant laquelle toutes les autres pâlissent.

Or il suffit que le sentiment du péril ne nous abandonne plus, quela vie et la mort nous apparaissent non seulement comme voisines,mais comme mêlées [176] l'une à l'autre, que les plus grands biens,ceux dont la possession nous semblait la plus assurée, puissent àchaque instant être anéantis, pour que notre regard se tourne naturel-lement vers le cœur même de notre existence, considérée en elle-même, indépendamment de tous les objets particuliers et momentanéssur lesquels se reposait jusque-là le désir. Ainsi, ce qui, chez les uns,n'engendre que la terreur, produit chez les autres un salutaire dépouil-lement. L'opinion, le préjugé, se dissipent. Les habitudes tout à coups'effondrent et cessent de nous soutenir. Il faut recommencer chaquematin à vivre comme au premier jour du monde, dans la même anxiétéet dans le même miracle toujours renaissant. Mais cet état, malgré

Page 138: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 138

toutes les apparences contraires, évoque l'altitude la plus profonde quele philosophe cherche à maintenir par un effort constant de l'attention,celle que Descartes, dans le doute, avait essayé de réaliser à l'égard dela pensée pure, mais qui, si on associe la pensée à toutes les puis-sances de la conscience, au sentiment et au vouloir, vient coïncideravec cet acte quotidien par lequel nous contribuons sans cesse à pro-duire notre destinée en même temps que la destinée du monde.

On dira peut-être que c'est là un propos chimérique, que la penséedoit nous séparer du monde pour nous permettre de le comprendre, etque les troubles qui le remplissent ne font que la divertir et l'assujettir.Mais en chaque chose nous trouvons toujours à côté l'un de l'autre lemeilleur et le pire. Et nous mesurons ici la force propre de chaque es-prit : ce qui décourage les uns et les paralyse ranime les autres et lesdélivre. Ce qui livre les uns à tous les maux de l'aveuglement et de lapassion donne aux autres plus de calme et de lucidité. Peut-être per-çoit-on aujourd'hui d'une manière plus saisissante [177] un aspect dela réflexion philosophique qui a été souvent contesté : c'est qu'elle nepeut pas rester spectaculaire et contemplative, c'est qu'elle ne peutnous donner de l'être une pleine conscience et une authentique posses-sion qu'à condition qu'elle nous engage dans le monde au lieu de nousen dégager, et qu'elle nous oblige à assumer une responsabilité per-sonnelle à l'égard de ce qui s'y passe, au lieu de nous inviter à trouverdans l'indépendance de la pensée solitaire une sorte de refuge. La phi-losophie n'est pas un refuge ; et aujourd'hui tous les refuges sont abo-lis.

** *

La philosophie, en obligeant le moi à se retrouver en face de lui-même, c'est-à-dire en face d'une liberté dont l'exercice lui appartientau centre d'un univers dont le secret demeure pour lui impénétrable etdans lequel se poursuit toute sa destinée, cherche à atteindre la cons-cience originelle de son existence toute nue, dépouillée de tous lesartifices qui lui ont permis d'obtenir peu à peu une relative sécurité.Cette conscience, les modernes ont pensé qu'elle était inséparable del'angoisse qu'ils ont cru reconnaître comme l'état essentiel de l'âmeprimitive, de l'âme de l'enfant, et même de tout homme dès que, ou-blieux de tous les événements, il pénètre jusqu'à la racine de cette vie

Page 139: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 139

qui lui a été donnée et qui n'est qu'une possibilité dont il dépend de luide faire une réalité. La pensée de Kierkegaard, celle de Heidegger,nous ont accoutumés à considérer l'angoisse comme un sentiment pri-vilégié, dont la profondeur métaphysique dépasserait celle du « Jepense », et qui nous permettrait d'atteindre, par une sorte de percée au-delà de tous les modes particuliers qui le dissimulent, cet acte d'irrup-tion du moi dans le monde qui lui [178] découvre sa solitude, sa res-ponsabilité dans la moindre démarche qu'il accomplit, l'ambiguïté et lepéril du choix qu'à chaque instant il est tenu de faire, et une triple me-nace qui lui vient de lui-même, du monde qui l'entoure et d'un futurtoujours imminent : l'angoisse, c'est notre être même, émergeant sanscesse du néant et ne cessant d'osciller entre le néant et l'être.

M. René Lacroze, dans les ingénieuses analyses qu'il consacre auxrapports entre l'Angoisse et l'émotion (Boivin), sans répudier la signi-fication métaphysique de l'angoisse, reprend l'examen de ce sentimentselon les méthodes de notre psychologie traditionnelle, et aboutit ainsià cette conception intéressante que l'angoisse est le fond primitif danslequel toutes les émotions particulières se développent tour à tour. Ilconstruit ainsi une sorte de philosophie affective dans laquelle il necraint pas de définir l'angoisse comme un a priori de la consciencehumaine. Il fallait pour cela critiquer les théories classiques de l'émo-tion : l'important était d'abord de montrer que l'émotion est toujoursune crise de ma vie personnelle et un ébranlement du moi tout entier.Il ne suffit donc pas d'en rendre compte, comme on l'a fait, par dessensations organiques, que je me contente de subir, mais qui n'expli-quent pas comment elle peut intéresser mon activité la plus profonde ;ni par les mouvements extérieurs dans lesquels elle se dissipe et quinous dissimulent le drame subjectif qui la constitue ; ni par le chocextérieur qui la déclenche, car il suppose une disposition émotionnellepréalable sans laquelle il serait impuissant ; ni enfin par une simplereprésentation de l'intelligence, qui sert à la justifier, mais qui ne l'en-gendre pas, et qui contribue toujours à l'apaiser plutôt qu'à la fortifier.

[179]

On nous montre ensuite comment toute émotion prend racine dansune angoisse indéterminée, liée à l'essence même de notre être, qui nedépend pas des circonstances où nous sommes placé et qui reparaîttoujours identique à elle-même chaque fois que nous retrouvons laconscience aiguë de notre humanité. Elle nous envahit dès que nous

Page 140: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 140

dépassons la sphère étroite des intérêts et des soucis quotidiens, dèsque, cessant un seul moment d'agir, nous essayons d'atteindre notremoi à sa source même, dès que, comme Amiel, nous remontons ennous de l'être au possible et du réel au virtuel. L'angoisse est donc lapeur du dedans plus encore que du dehors : elle est la perte de la con-fiance en soi, le sentiment du péril spirituel. Elle peut se matérialiserautour de certains objets, comme on le voit chez le primitif et danstoutes les phobies : mais ces objets ne sont que les termes destinés à lasoutenir et sur lesquels elle vient pour ainsi dire se poser.

M. Lacroze analyse avec délicatesse les différents aspects de l'an-xiété, qui n'est que l'angoisse elle-même, au moment où elle appliqueà des notions abstraites cette sorte de terreur que l'être a d'abord delui-même. Il décrit l'anxiété que nous font éprouver la solitude et lesténèbres. Dans la solitude l'individu se retrouve tête à tête avec lui-même ; il cesse de se sentir porté par la société des autres hommes oupar le spectacle de la nature. Il n'y a pas de plus grande détresse quecelle d'un enfant perdu. Toute solitude est douloureuse qui n'est pasremplie par la réflexion, par le travail ou par la prière. De même, lapeur de la nuit est la plus profonde sans doute que l'humanité ait con-nue, parce qu'elle est la plus indéterminée. Pendant le jour le regardtrouve devant lui un objet permanent sur lequel l'âme tout entière necesse de s'appuyer : la nuit il ne subsiste que des [180] sons interrom-pus et qui sont presque toujours des signes insolites de quelque périlimminent. L'imagination se donne libre carrière pour suppléer à cetteradicale absence de formes. Le repos de la nuit est une conquête de lacivilisation : avant elle, la nuit est le moment où l'homme veille, où ilvit dans une perpétuelle attente, dans une perpétuelle crainte. Elle estpour lui un mystère où tout est possible, où tout est permis. Elle est leséjour même du mal.

On trouve des caractères analogues dans le vertige et dans l'ennui.Le vertige est toujours lié à la présence du vide, à l'absence de toutpoint d'appui. Voici l'homme seul et sans défense au-dessus de la réa-lité où il a l'habitude de se mouvoir : l'immensité l'en sépare. Que l'onsonge au mot de Pascal : « Le plus grand philosophe du monde, surune planche plus large qu'il ne faut, s'il y a dessous un précipice... »Le vertige est une émotion métaphysique : cet homme qui veut qu'onle retienne, et même qu'on l'attache, est attiré par ce vide qui le terrifieet dans lequel la vie et la mort, l'être et le néant viennent pour ainsi

Page 141: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 141

dire s'embrasser. Quant à l'ennui, il porte sur cette monotonie del'existence qui produit l'indifférence à l'égard de tous les événementsdont aucun ne parvient à nous toucher : il nous détache de toutes lesvaleurs. L'ennui, « fruit de la morne incuriosité » selon Baudelaire,fait de l'existence même une sorte de vide pour le désir. Aussi M. La-croze peut-il le définir, non pas comme un appauvrissement, maiscomme « une plénitude de forces vacantes qui cherchent à s'em-ployer ».

** *

L'angoisse est donc toujours subjective : nous la retrouvons dèsque nous nous retrouvons en face de [181] nous-même. C'est la peurde soi et du mystère que chacun porte en soi. Mais il faut voir à pré-sent comment ce mystère se forme. Il y a en effet dans tout individuun effort pour maintenir son existence et pour la fixer : il cherche àconserver sans cesse le fragile équilibre qui est son être même ; il s'at-tache à son passé comme à sa sauvegarde, toute situation nouvellecommence à l'inquiéter, tout changement commence à le détruire. Etpourtant la vie l'arrache sans cesse, non seulement à ce qu'il possède,mais à ce qu'il est, pour l'engager dans un avenir qui est toujours pourlui une aventure pleine de périls. Il y a donc en lui deux tendancescontradictoires, la tendance à être et la tendance à vivre. Ce qui estl'antique conflit du Même et de l'Autre. L'angoisse est la conscienceque nous avons de cette division intérieure. Elle est la conscience elle-même. Mais devenir autre, c'est déjà s'anéantir. Ainsi, « nul ne peut seconnaître comme existant sans s'émouvoir du principe de corruptionqu'il porte en soi ». L'angoisse est une protestation de l'individu contrele mouvement de la vie. Le caractère de la civilisation a été de réaliserune sorte de compromis entre l'être et la vie en donnant à la vie elle-même la sécurité et la stabilité qui lui manquent, en la défendant parl'invention du feu, du vêtement, de la maison, de la police ou de lamédecine, contre les changements naturels qui la menacent toujours.

On voit donc que le propre de l'angoisse, selon M. Lacroze, c'estd'enfermer l'être en lui-même ; tandis que le propre de l'activité, c'estde l'obliger à s'oublier lui-même en se consacrant à des tâches exté-rieures. Pourtant, la source d'émotion qui se trouve dans l'angoisse netarit jamais : elle peut seulement être dérivée. D'une part, quand l'ac-

Page 142: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 142

tion ne s'accomplit pas, l'imagination intervient, qui, par son caractère[182] ductile, par sa puissance d'expansion, par la suppression del'obstacle, engendre la joie. Celle-ci ne doit pas être définie comme lecontraire de l'angoisse, qui subsiste toujours en elle et lui donne à lafois sa pointe et son excès. D'autre part, le propre de l'action elle-même, c'est d'incorporer l'angoisse aux objets et aux événements quiremplissent notre existence, de l'obliger à épouser le rythme de notreexpérience et de se diviser en émotions particulières : celles-ci tradui-sent. la proportion même qui s'établit à chaque instant entre l'identitéde notre être et la nouveauté de ce qui lui arrive.

Cette sorte de dilution de l'angoisse à travers la variété des émo-tions de la vie quotidienne ne nous éloigne qu'en apparence de sasource métaphysique. Celle-ci reste toujours présente dans chacuned'elles avec la conscience de notre existence subjective, unique, soli-taire et menacée. M. Wallon pourtant n'accepte pas que le propre del'émotion ce soit de nous rejeter ainsi vers nous-même ; mais elle estpour lui une communication qui commence, une sorte de vibrationintérieure qui nous met à l'unisson de ce qui nous entoure : dès lors,l'angoisse et l'émotion, au lieu de se prolonger l'une l'autre, sont desens contraire. Cependant ces deux conceptions ne s'opposent queparce qu'elles dissocient l'une de l'autre les deux faces de l'affectivité.Celle-ci se définit précisément par son ambiguïté ou par son ambiva-lence. Ce qui fait que l'émotion est un trouble si profond, c'est qu'ellerenferme en elle-même deux possibilités dont nous ne savons pas cellequi se réalisera : elle peut à la fois nous ouvrir vers le monde et nousfermer sur nous-même. L'enfant, qui est ému est. également prêt aurire et aux larmes. Et l'angoisse n'est que l'une des faces de ce senti-ment primitif que nous prenons de notre existence et que [193] nousretrouvons toujours en nous dès que nous cessons d'être divertis parles événements : mais l'autre est celle qui nous découvre l'élan mêmede la vie, un mouvement de confiance et d'espoir que l'angoisse sus-pend tout à coup. Ici comme partout, la négation est seconde par rap-port à l'affirmation qu'elle enveloppe encore au moment où elle l'ar-rête. Mais l'activité extérieure, qui nous fait oublier l'angoisse en por-tant notre regard vers le dehors, n'est contre elle qu'une médiocre res-source. C'est par le dedans que nous devons la surmonter, en décou-vrant en nous une puissance spirituelle capable de rompre la solitude

Page 143: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 143

où la chair nous enferme, et qui, joignant la promesse à la détresse,nous donne assez de courage pour assumer le miracle de la vie aumoment même où sa seule pensée nous faisait défaillir.

Page 144: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 144

[184]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

QUATRIÈME PARTIE

4

La crainte du surnaturel

Retour à la table des matières

Le mot de Nature est plein de beauté et de mystère. Il ne désignepas seulement le spectacle admirable et changeant qui se déploie tousles jours devant notre regard, mais aussi cette puissance obscure quianime tous les vivants et qui leur impose de naître, de croître et demourir. La Nature est une sorte de grand jeu dont nous essayons desaisir la cadence, mais dont le secret nous échappe. Notre esprit peutavoir plus ou moins de pénétration ou d'ampleur ; elle ne cesse de lesurprendre et de le dépasser. Et cependant, il y a entre la Nature etnous une sorte de familiarité, elle est un corps dont nous sommes lesmembres ; c'est en elle que notre vie s'enracine ; ce serait cesser d'êtreque de vouloir échapper à sa loi. Et cette loi est une loi commune, quipeut être cruelle, mais qui nous donne une sorte de sécurité parcequ'elle ne fait d'exception pour personne.

Mais c'est pour cela aussi qu'elle n'a jamais suffi aux aspirations del'individu. On a beau enrichir l'idée de la Nature, pressentir en elle uneprofondeur qui demeure toujours inaccessible, et, pour tout dire, enfaire non point un simple mécanisme, mais une puissance créatriced'une fécondité infinie, elle est incapable de donner à notre vie unesignification qui [185] puisse nous satisfaire. C'est qu'elle est aveugle

Page 145: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 145

et indifférente à l'égard de notre destinée propre : nous qui la connais-sons, elle ne nous connaît pas ; elle se désintéresse des désirs qu'elleallume et ne compatit pas aux maux qu'elle produit. Elle n'a point deregard pour cette conscience si tendre, si pleine d'anxiété et d'amour,qu'elle a jetée à un certain moment dans le monde et qu'elle laisses'éteindre à la mort comme une lueur fortuite et sans lendemain. Or laconscience saisit au fond d'elle-même une réalité qui a tant de profon-deur et d'intimité, les sentiments qu'elle éprouve, la douleur et la joie,l'espérance et la crainte, ont pour elle un caractère si aigu et si émou-vant qu'elle est inclinée à juger de tout ce qui l'entoure par la manièremême dont elle en est affectée : la vue ne lui donnait que la surfacedes choses, mais l'émotion lui révèle leur âme cachée.

Dès lors la Nature cesse d'avoir un visage impassible : elle ne peutêtre que bienveillante ou hostile. Derrière elle nous cherchons unepuissance invisible et surnaturelle qui s'intéresse à notre sort, qui a desintentions à notre égard, qui empêche la conscience de se sentir dé-laissée au milieu d'un univers muet, et qui entretient sans cesse avecelle un commerce personnel dont dépend son salut ou sa ruine. L'idéedu surnaturel donne à notre représentation du monde et de la vie unarrière-plan chargé de signification spirituelle ; elle attribue, si l'onpeut dire, à la nature une troisième dimension qui jusque-là lui man-quait. Si l'individu ne réussit pas à se passer de l'idée du surnaturel, cen'est pas, comme on le croit trop souvent, parce qu'il cherche à s'éva-der d'un monde qui le déçoit, ni parce qu'il cherche à prolonger au-delà de la mort une vie d'imagination : c'est parce que, dès aujour-d'hui, le réel se révèle à lui avec beaucoup plus d'intensité par le bon-heur ou le malheur qui lui [186] arrivent que par la simple perceptiondes objets qui l'entourent : de ce bonheur et de ce malheur l'universentier doit être complice ; il faut qu'il y ait en lui une puissance invi-sible qui a sur nous certaines visées, qui ne cesse de nous adresser desappels ou des réponses, et qu'il dépend de nous de nous concilier sinous avons assez de foi et de vigilance.

L'enfant, le primitif, vivent spontanément dans un monde surnatu-rel. Tout est pour eux miraculeux. Les choses n'ont point à leurs yeuxd'existence inerte et séparée : ils n'en jugent que par le pouvoirqu'elles ont de leur apporter de la douleur ou de la joie ; la véritableréalité d'un être ou d'un objet réside dans certaines dispositions qu'ilsmontrent à leur égard. Tout ce qui les réjouit dérive d'une puissance

Page 146: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 146

pleine de bonté et qui leur veut du bien ; tout ce qui les blesse, d'unepuissance pleine de malice qui les traite en victimes. Nous avons be-soin d'un long apprentissage pour apprendre à regarder le réel autre-ment, pour reconnaître en lui un ordre inflexible qui ne fait point étatde nos désirs et de nos plaintes, pour réduire l'univers à un faisceau delois que notre ingéniosité parvient à découvrir et à utiliser. Mais cetapprentissage n'est jamais terminé. en présence des événements lesplus graves ou les plus incertains, mais quelquefois aussi en présencedes rencontres les plus frivoles, nous imaginons dans les choses unesorte d'intention de nous servir ou de nous nuire. Avons-nous tout àfait tort ? L'enfant, le sauvage, n'ont-ils point avec le réel une commu-nication sympathique très profonde et très délicate et que notre con-fiance dans la raison et dans la science a peu à peu laissé perdre ?Faut-il la proscrire comme une superstition de la sensibilité et del'imagination ? Ou peut-on lui donner un sens nouveau qui s'infléchi-rait selon le cours de la réflexion et donnerait à [187] la réflexion elle-même une sorte de prolongement, au lieu de la contredire et de larendre inutile ?

** *

Ce sera la gloire de M. Lévy-Bruhl d'avoir consacré la secondepartie d'une carrière philosophique très remplie à déterminer, parl'étude attentive des peuples encore étrangers à notre civilisation, lescaractères de cette mentalité qu'il appelle « prélogique » et que lesprogrès de la science éliminent peu à peu. Dans ses beaux ouvragessur les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, la Mentalitéprimitive, l'Âme primitive, dans le dernier, intitulé : le Surnaturel et lanature dans la mentalité primitive, il n'a cessé d'accumuler, avec unepatience et un zèle dignes de la plus grande admiration, tout un en-semble de documents sur les mœurs sociales et religieuses de ces« sauvages » que le XVIII

e siècle considérait déjà avec tant de curiositéet dont la connaissance s'est presque entièrement renouvelée de nosjours. Nous nous promenons avec lui dans tous les pays de la terre oùnotre culture n'a point encore pénétré, mais qui nous deviennent peu àpeu familiers à travers les récits des voyageurs et des missionnaires :nous apprenons à sentir et à croire comme le Papou de la Nouvelle-Guinée, comme le Bantou de l'Afrique du sud, comme l'Eskimo des

Page 147: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 147

régions boréales. Et nous éprouvons en présence de toutes ces cou-tumes étranges, parfois gracieuses et souvent horribles, une impres-sion analogue à celle que nous donnent ces expositions de l'art nègreoù tant de statues, d'ornements et de masques barbares laissent dansnotre esprit un trouble ambigu : comme si nous sentions prête à se ré-veiller en nous devant l'univers et la vie une sorte de terreur paniqueque [188] nous n'aurions jamais réussi à conjurer tout à fait.

Dans un tel voyage nous ne pouvons pas désirer un guide plus lu-cide, plus prudent, plus impartial que M. Lévy-Bruhl. Le XVIII

e sièclevoyait dans le sauvage tantôt un être stupide et cruel dont la comparai-son avec nous tendait à la glorification des progrès de l'humanité, tan-tôt un être innocent et bon dont les vertus devaient humilier l'orgueildu civilisé. Plus récemment, les sociologues de l'école de Durkheimcherchaient à justifier par l'étude des primitifs une certaine conceptiondu fait social ; les mœurs et les croyances n'étaient pour eux qu'uneexpression de la structure des groupes collectifs, de la famille, du clanou de la tribu. M. Lévy-Bruhl ne manque pas de faire une place à cesinfluences : mais il est préoccupé de décrire plutôt que d'expliquer ; iln'est attentif qu'à l'exactitude des faits ; il cède rarement à ce goûtqu'ont tous les hommes pour apprécier leur valeur ou pour les inter-préter par des hypothèses. Il pousse le scrupule si loin que son uniquepeur c'est que nous n'établissions un rapprochement entre le primitif etnous, entre nos sentiments et les siens, entre ses actes et certaines denos pratiques. Il creuse entre lui et nous un infranchissable fossé. Lemétaphysicien cherche par-dessus tout à éviter le reproche d'anthro-pomorphisme et l'historien le reproche d'anachronisme : M. Lévy-Bruhl cherche à éviter les deux reproches à la fois, car pour lui le pri-mitif ne ressemble nullement à L'homo sapiens que nous connaissons,et la distance entre les mœurs est souvent plus grande que la distanceentre les siècles. Mais ce n'est pas sa faute si, à travers des coutumes siéloignées des nôtres et qui nous paraissent si bizarres, nous nous sen-tons souvent avec le primitif une âme fraternelle et si nous retrouvonsau fond de nous-même le germe de toutes les émotions [189] qu'il tra-duit aussitôt en actes avec une naïveté si touchante et si brutale.

Le primitif ne pose le problème de la causalité qu'à l'égard de sessuccès et de ses échecs, et toute causalité est pour lui intentionnelle. Iln'y a point de hasard dans le monde, parce qu'il n'y a rien qui soit im-personnel ou neutre. Mais, livré à lui-même, le primitif a surtout cons-

Page 148: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 148

cience de la faiblesse de son être solitaire : il éprouve une angoisseinexprimable devant toutes ces forces qui l'environnent et qui sem-blent toujours prêtes à l'assaillir et à le submerger. Et il identifie lesurnaturel avec l'objet de ses craintes. Rien de plus significatif à cetégard que la confidence que faisait à Knud Rasmussen le shaman es-kimo Aua : « Nous ne croyons pas, disait-il, nous avons peur. Nouscraignons la maladie, la souffrance, les esprits malins de la vie, del'air, de la mer, de la terre, les âmes des morts. Nous ne savons lecomment ni le pourquoi de rien. Mais nous observons certaines règlesafin de vivre à l'abri du malheur. Tout ce qui est insolite nous faitpeur. Nous craignons tout ce que nous voyons autour de nous, maisaussi toutes les choses invisibles qui nous entourent, tout ce dont nousavons entendu parler dans les histoires et les mythes de nos ancêtres. »À Tahiti autrefois, nous dit-on, « il n'était jamais entré dans l'esprit duplus zélé serviteur d'une divinité que l'objet de ses hommages et deson obéissance le regardât avec affection et bonté ». Et cet état d'âmes'exprime avec une désarmante simplicité dans cette formule saisis-sante : « Dieu qui ne fait pas peur, on ne l'adore pas ! »

Ainsi M. Lévy-Bruhl a t-il raison de considérer le surnaturelcomme une « catégorie affective ». Mais la forme la plus aiguë de l'af-fectivité réside dans l'expérience de la douleur et dans le sentiment dela [190] misère humaine. Le primitif en rapporte l'origine à des puis-sances invisibles qu'il s'agit d'apaiser. Non pas qu'il soit animiste,comme le prétend l'école anthropologique anglaise. Car il ne place pasderrière les phénomènes des volontés comparables à la sienne, maisplutôt une sorte d'« intentionnalité » anonyme dont le contour est in-décis, dont la présence ne cesse de l'oppresser, et qui se manifeste àtravers les choses ou les êtres par de multiples périls devant lesquels ilest toujours sur ses gardes. Les rites ont pour objet de la neutraliser ;les charmes, les philtres, la sorcellerie permettent jusqu'à un certainpoint de la canaliser. Le propre du civilisé c'est de considérer les êtrescomme exactement délimités par les frontières de leurs corps ; lesconsciences individuelles sont pour lui autant de mondes parfaitementclos. M. Lévy-Bruhl décrit sous le nom de « loi de participation » laconception du primitif, qui lui paraît tout opposée : car il y a pour leprimitif un fluide spirituel qui court à travers tous les êtres particu-liers, qui permet à chacun d'eux d'entrer en communication avec unautre et même de devenir un autre. Et l'on aurait tort sans doute de

Page 149: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 149

chercher l'origine d'une telle loi dans un acte de l'intelligence, puisquele propre de l'intelligence c'est de distinguer et de définir ; mais elleexprime l'essence profonde de l'affectivité par laquelle les âmes, inca-pables de demeurer enfermées dans leurs propres limites, ne cessentde se porter les unes vers les autres afin de se pénétrer, de se blesser,de se consoler ou de s'unir.

Mais ce sentiment d'insécurité et d'effroi que le primitif éprouvedevant le surnaturel n'est point dépouillé de toute valeur morale ; laconscience de sa misère s'accompagne le plus souvent de la cons-cience de son indignité. Il se sent toujours dans un état de [191] mal-heur imminent. Et pour le détourner il ne pense qu'à se purifier de sessouillures. On a beau dire que la purification est l'effet de certainespratiques matérielles et qu'elle a pour effet non pas d'améliorer la vo-lonté, mais d'écarter une menace, on est obligé de reconnaître qu'elleretentit sur la conduite de l'individu et lui donne souvent une admi-rable douceur. S'il craint les dispositions hostiles que les êtres ou leschoses peuvent avoir à son égard, il est naturel qu'il essaye, pour lesapaiser, de créer en lui-même des dispositions bienveillantes. La bien-veillance est la vertu du primitif. Il cherche à éviter les querelles quifont échouer toutes les entreprises. La colère est pour lui le pire desmaux : elle paralyse tous les desseins. À Samoa, quand le chef est encolère ou qu'une femme de pêcheur est en train de bouder, on ne prendpoint de poisson ; à Lébak le voisinage d'un homme en colère agit surle vin de palme et le corrompt ; à Célèbes, c'est l'argile qui n'acquiertplus la dureté nécessaire à l'ouvrage du potier. On sent qu'il suffit dedonner une forme à peine différente à de telles interprétations pourqu'elles cessent de paraître singulières. On ne s'étonnera pas mainte-nant de voir le primitif pratiquer la plus extrême politesse, éviter derépondre à une demande par un refus ou de contredire une opinionexprimée devant lui, et chercher à exaucer tous les désirs qu'il entendformuler pour ne pas faire naître en autrui une disposition défavo-rable. Ainsi, il semble vivre dans un monde purement spirituel auquella matière sert seulement de témoin ; il ne croit point à d'autres forcesqu'à ces dispositions mutuelles que montrent les êtres les uns enversles autres et qu'il s'agit seulement d'apaiser, de susciter ou de diriger.À cet égard il n'y a point d'histoire plus charmante ni plus touchanteque celle de l'ermite de Tahiti qui, ayant donné à [192] son hôte, pourle protéger du froid, le manteau d'un lépreux, se défendait ensuite

Page 150: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 150

contre la terreur de l'hôte en lui disant : « Vous ne comprenez pas lesprincipes de la contagion. Vous n'attraperez pas la lèpre, car ce lé-preux n'avait que de bons et affectueux sentiments à mon égard quandil m'a donné ce manteau, comme étaient les miens à l'égard de vous-même quand je vous l'ai prêté. C'est seulement s'il avait eu quelquedésir de vengeance, ou quelque ressentiment d'être méprisé ou aban-donné, que la contagion serait possible. »

** *

Ainsi les primitifs sont des métaphysiciens de l'affectivité pure ;mais pour eux elle se trouve fondue avec la matière de telle sorte quecelle-ci perd tous ses caractères distinctifs. Le propre de la sciencemoderne c'est d'avoir isolé la matière, d'avoir reconnu en elle des mé-canismes que nous pouvons démonter et tourner dans le sens de nosbesoins. Par la découverte des lois auxquelles elle obéit, notre puis-sance et notre liberté se fortifient. Mais la nature est infiniment plusriche et plus subtile que la représentation abstraite que la science nousen donne : celle-ci n'en laisse subsister que le squelette ; elle lui retirela couleur et la vie. Or la nature ne nourrit pas seulement notre intelli-gence, elle nourrit aussi notre puissance de sentir et d'aimer. La cons-cience tout entière trouve en elle une résonance. Il existe entre leschoses, entre les esprits et les choses et entre les esprits eux-mêmes unjeu de correspondances, de répulsions et d'accords qui contribuent àl'harmonie du monde et donnent à tous les éléments qui le forment unesignification réciproque. La sensibilité les discerne parfois grâce à unetouche infiniment [193] délicate : l'intelligence essaye de saisir le mé-canisme qui les supporte, et qui peut-être réussirait à les expliquer sinous parvenions à en épuiser l'infini détail.

Alors la peur trouverait un remède non seulement parce que l'igno-rance cesserait, mais encore parce qu'on ne peut acquérir plus de lu-mière sans acquérir plus de confiance et plus d'amour. Il arrive auprimitif aussi bien qu'à l'enfant de sourire au monde qui l'entoure et dese porter au-devant des choses avec une sympathie pleine d'espéranceet de joie. La peur naît en lui avec le sentiment de l'impuissance et dela douleur ; elle est fortifiée par la tradition où s'accumulent les sou-venirs des échecs et des malheurs des ancêtres. Mais à mesure que lanature devient plus transparente elle fait naître plus d'admiration ; elle

Page 151: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 151

se pénètre davantage de spiritualité ; elle éveille dans l'âme des puis-sances inconnues que la crainte paralysait ou refoulait. Le propre de lavraie connaissance c'est de convertir la matière en pensée, et le proprede la vraie religion c'est de convertir la crainte en amour. Mais pourcela il ne faut point abolir cette mentalité primitive qui fait du mondeque nous voyons un miroir du monde surnaturel : il faut au contraireveiller sur elle et ne jamais cesser de l'aiguiser, de l'affiner et del'éclairer pour que la science, à son tour, ne devienne pas un objetd'idolâtrie. Retenons de M. Lévy-Bruhl lui-même cet aveu si instruc-tif : « Avec la mentalité primitive disparaîtraient peut-être la poésie,l'art, la métaphysique, l'invention dans les sciences, bref tout ce quifait la grandeur et la beauté de la vie humaine. »

Page 152: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 152

[194]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

QUATRIÈME PARTIE

5

Le mystère de l’émotion

Retour à la table des matières

L'être dispose de lui-même par l'attention et par la volonté. Mais iln'en dispose pas souverainement. L'attention imprime une direction àsa pensée et à son regard ; seulement, elle s'applique à des objets ou àdes idées qu'elle ne modifie pas à son gré et dont il faut qu'elle suiveles contours avec une exacte fidélité : elle témoigne ainsi à la fois sapuissance, puisque nous ne pourrions rien connaître sans elle, et sonimpuissance, puisqu'elle nous enseigne seulement à découvrir le réelet, pour ainsi dire, à le subir. De même, la volonté, qui, dans son sensle plus profond, ne cherche à diriger notre conduite que pour changernotre âme, fait sans cesse la preuve de son efficience, puisque sanselle nous n'aurions pas de vie personnelle, et de sa misère, puisqu'ellene peut ni abolir la passivité de nos états, ni obtenir qu'ils répondentjamais à nos vœux. Cette misère, nous la ressentons particulièrementdans l'émotion, qui non seulement trouble nos desseins et en paralysel'exécution, mais nous oblige à nous humilier devant la présence ducorps dont nous ne dominons plus le tumulte.

Pourtant, il n'est pas vrai de dire que l'émotion soit seulement,comme on le croit, une faiblesse dont [195] nous ne pouvons que rou-gir, un trouble que nous ne songeons qu'à réprimer, une servitude dont

Page 153: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 153

nous cherchons toujours à nous délivrer. Au contraire, c'est l'aptitudemême à nous laisser émouvoir par tout ce que nous voyons et par toutce qui nous arrive qui est la marque de notre sensibilité, de notre déli-catesse, de notre participation à l'être et à la vie. C'est par l'émotionqu'elles nous donnent que les choses ont en nous une résonance,qu'elles montrent leur affinité avec nous, la signification secrète quiles associe à notre destinée, qu'elles acquièrent un brusque relief quiles fait émerger tout à coup de cette mer d'indifférence où la totalitédu réel demeurait plongée avant qu'elle parût. Nous aimons l'émotiontout en la redoutant : nous la cherchons et nous la fuyons à la fois.L'intelligence et la volonté demeurent inertes si elle ne les ébranle pas.Le monde est insipide à celui que l'émotion ne visite plus. Il n'y a pasde situation plus grave pour la conscience, ni plus proche du déses-poir, que celle qui nous rend incapable d'être ému, quelque soit l'évé-nement qui puisse s'offrir : c'est seulement quand l'émotion renaît quese produit le retour à la vie.

Il y a donc un mystère de l'émotion, non pas seulement parcequ'elle est de tous nos états le plus obscur, et que la lumière le dissipedès qu'elle cherche à le pénétrer, mais encore parce qu'elle présentedes aspects opposés qu'il est très difficile d'accorder. Elle est à la li-sière de l'âme et du corps, au point où l'âme, en s'incarnant, s'indivi-dualise, où le corps, en accédant à la conscience, commence à se spiri-tualiser. Elle rompt la continuité de notre vie intérieure par des chocsviolents, momentanés et vite effacés ; mais, en même temps, elle metà nu cette angoisse qui accompagne toujours la vie elle-même dèsqu'elle nous apparaît comme notre vie, et que les circonstances [196]contribuent à rendre sensible, mais sont incapables de produire. Elleatteint en nous le cœur même de l'intimité ; et pourtant elle est uneétrangère qui pénètre en nous malgré nous et nous résiste quand nousvoulons la chasser. Elle est secrète, unique et incommunicable, aupoint de nous échapper à nous-même si nous essayons de la fixer et dela définir ; mais elle enregistre de la manière la plus subtile tous leschangements qui ont lieu autour de nous, et elle offre sans cesse à au-trui le témoignage visible de notre état invisible. Elle nous rejette versnous-même et elle nous subordonne aux êtres et aux choses. Elle nousexalte et nous paralyse. Elle est à l'origine de tous nos élans et detoutes nos défaites. Et si elle nous donne tant d'ébranlement, c'est sansdoute parce qu'elle nous replace toujours en un point où notre vie

Page 154: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 154

chancelle entre une menace d'anéantissement et un espoir qui la trans-porte au-dessus d'elle-même.

** *

De tout temps l'émotion a retenu d'une manière privilégiée l'atten-tion des psychologues et des physiologistes, à la fois parce que c'estun phénomène très primitif, comme on le voit par le rôle qu'elle jouedans la vie de l'enfant, de telle sorte qu'on peut lui demander de nousinstruire sur les origines mêmes de la conscience, et parce que lesphénomènes organiques qui l'accompagnent nous permettent de l'ob-server aisément du dehors et de surprendre en elle certains points d'at-tache de l'âme et du corps. Celui qui voudra se tenir au courant desrecherches récentes que le problème de l'émotion a suscitées pourralire avec fruit le livre que Mlle Renée Dejean a intitulé l'Émotion (Al-can), dans lequel elle cherche quelles [197] sont les raisons qui fontd'elle une déroute mentale, une rupture de notre adaptation au réel, etcelui que M. Henri Wallon a consacré aux Origines du caractère chezl'enfant (Boivin), mais dont l'intérêt essentiel et peut-être l'unité réellerésident dans l'esquisse d'une théorie générale de l'émotion.

On n'avait le choix autrefois qu'entre deux thèses extrêmes. L'une,qui est la thèse populaire et à laquelle l'intellectualisme donne uneforme systématique, regarde l'émotion comme l'effet d'une représenta-tion ; ainsi, dans la peur, la pensée du danger suffit à nous faire trem-bler. L'autre, qui prend le contre-pied de celle-là et que William Jamesa rendue célèbre, soutient que la peur ne peut pas naître avant que letremblement ait commencé ; elle est la conscience même que nous enprenons, et elle croît comme lui. Mais la première thèse se heurte àcette objection : c'est qu'on ne voit pas comment une simple idée estcapable de nous toucher ni d'imprimer à notre corps une telle agita-tion ; et la seconde, qui, pour réparer cette difficulté, fait de l'ébranle-ment organique la substance même de l'émotion, a contre elle à la foisle témoignage de la conscience, qui n'accepte pas qu'un état où le mois'engage si profondément soit un simple épiphénomène, et les résultatsde plusieurs expériences, comme celles de Sherrington, qui montrentqu'en sectionnant la moelle épinière l'émotion ne disparaît pas etqu'elle reste encore sous la dépendance du cerveau après la rupture desa communication avec les organes.

Page 155: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 155

Quelle est donc l'origine de l'émotion ? A-t-elle dans le corps descentres qui lui sont propres ? Et les mouvements qui l'accompagnentont-ils une signification particulière, ou ne sont-ils rien de plus quel'effet exercé sur notre activité de relation par une excitation très in-tense ? Mais alors l'énergie qui la [198] met en branle provient-elledes sécrétions internes, comme le veut Cannon, qui l'explique par unedécharge d'adrénaline dans les glandes surrénales, destinée, en se pro-pageant jusqu'aux centres moteurs, à multiplier nos moyens d'agir ? Etcomment ne pas s'étonner alors que ce mécanisme si ingénieux désor-ganise notre action, au lieu de rendre son adaptation plus exacte etplus sûre ? Faut-il admettre, en sens inverse, avec M. Lapicque, quecette énergie se produit dans les centres moteurs ? On sait que pour M.Lapicque les conducteurs nerveux sont semblables à des récepteursqui ne peuvent recueillir d'autres ondes que celles dont la période estaccordée avec leur propre nature : il faut donc, pour que l'excitationpuisse cheminer de l'un à l'autre, qu'ils aient un rythme temporel iden-tique, ou, comme il le dit, la même chronaxie ; mais lorsque cette ex-citation devient trop intense elle rompt tous les aiguillages, et, au lieude se diriger exclusivement vers les appareils qui commandent lemouvement, elle envahit aussi tous ceux qui engendrent les réactionsorganiques et viscérales, et dont la chronaxie est pourtant beaucoupplus lente. On ne saurait accorder trop de prix à ces belles analyses,dont l'originalité est de définir l'individualité des éléments nerveux pardes caractères empruntés au temps, et non pas seulement à l'espace, detelle sorte que nous trouvons ici à sa source même une justification decette solidarité entre les deux notions de temps et d'espace, qui estsans doute un des objets fondamentaux de la réflexion contemporainedans tous les domaines.

Cependant, quel que soit l'intérêt que présente cette doctrine pournous faire comprendre le mécanisme des émotions, elle ne retient riende plus de l'émotion que le désordre qu'elle introduit dans notre activi-té de relation ; et il reste encore è se demander [199] vers les sourcesmêmes de la vie, l'émotion ne nous oblige-t-elle pas à dépasser à lafois l'attitude spectaculaire et l'attitude utilitaire entre lesquelles nousne cessons d'hésiter en présence du monde ? N'est-ce point par elleque notre vie intime se fonde, s'exprime, et réalise avec l'intimitémême des êtres et des choses une participation qui est en même tempsune communion ?

Page 156: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 156

Darwin regardait l'expression des émotions comme un ensembleorganisé de mouvements : c'était pour lui, comme on le voit dans lapeur, dans la colère et même dans les émotions les plus fines, le sou-venir et déjà l'esquisse de certaines réactions de défense et d'attaqueque l'adoucissement des mœurs a peu à peu atténuées et retenues.Mais cette explication, qui a paru longtemps séduisante, demeure arti-ficielle. Elle ne peut rendre compte de tous les faits. Elle met l'accentsur les manifestations extérieures de l'émotion ; mais elle les interprètearbitrairement, car dans toute réaction troublée on peut retrouver lesvestiges d'une réaction organisée ; de plus, elle néglige les modifica-tions organiques les plus profondes, celles qui nous étreignent au-dedans, mais dont il est absurde de penser qu'elles pourraient s'ache-ver un jour en un mouvement utile. Or le propre de M. Wallon, c'estprécisément de soutenir, comme Darwin, que l'émotion n'est point uneagitation incoordonnée ; seulement, au lieu de la considérer dans seseffets sur la vie de relation, il la rattache à des centres situés dans larégion opto-striée dont dépendent la tonicité des muscles, l'état desviscères, l'activité des glandes : la question est donc de savoir si toutesces réactions peuvent former un système, c'est-à-dire avoir pour nousune signification.

[200]

Car il se trouve précisément qu'ici le moi semble livré au corps. Ilne cherche plus à répondre à une sollicitation qui vient du dehors parune réaction automatique ni par une disposition de sa volonté. La con-naissance aussi recule. Nous ne sommes plus sensibles qu'à la pré-sence même du corps, à ses changements internes, à ses différencesd'attitude ou de posture. Seulement, du même coup, nous devenonsattentifs à toutes les variations du taux de l'énergie invisible qui che-mine en nous par des voies souterraines et qui, par le simple jeu de sarépartition, va modeler l'aspect de ce corps qui est notre corps. L'émo-tion est donc la manifestation de nous-même avant d'être une actionmanquée. Elle possède une fonction plastique, comme on le voit dansla joie et dans la tristesse. Le corps tantôt se contracte et tantôt se dé-tend : il passe du spasme à l'abandon. L'émotion est un drame intérieurdont nous sommes le personnage. Et ce drame que nous jouons, nousen sommes aussi le spectateur. Ainsi, on voit bien que la source del'émotion n'est point, à proprement parler, dans l'état du corps, maisdans la conscience que nous en prenons, et qui établit une sorte de dia-

Page 157: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 157

logue entre le corps et nous. C'est pour cela qu'elle augmente, commedans la timidité, dès que notre attention porte sur elle. C'est pour celaqu'elle craint le regard d'autrui, qui la prolonge et la multiplie. Noussommes d'autant plus ébranlé que nous sommes plus observé. Le re-foulement apparent donne à l'émotion une intensité plus secrète : dansla solitude, elle se nourrit encore des rapports qu'elle imagine avec lesêtres que nous avons quittés. Mais bientôt le drame s'étend et se pro-page. Le simple spectacle de l'émotion d'un autre nous émeut : il nouscontraint à la partager. L'émotion nous rend véritablement membresles uns des autres. Et [201] M. Wallon montre très justement qu'il y aen elle une participation affective, dont il étudie les effets à la foisdans les rites, où la communauté des gestes accompagne la commu-nauté des émotions, et dans ces mouvements intérieurs, en apparencede sens contraire, comme la jalousie et la sympathie, qui obligent unêtre à se mettre à la place d'un autre, la jalousie parce qu'il se croit dé-possédé de ce que cet autre possède, et la sympathie parce qu'iléprouve en lui le même sentiment, sans qu'il y ait rien pourtant dans sapropre situation qui suffise à le justifier.

** *

On voit par là que l'émotion ne peut pas se réduire à la conscienced'une désadaptation de nos mouvements, mais que ce trouble mêmeest surtout la contrepartie d'une certaine attitude du corps qui est lamarque à la fois de l'impulsion qui nous ébranle et de notre puissancede communication avec les êtres qui nous entourent. On s'expliqueraitainsi pourquoi l'émotion est de tous nos états le plus caché et le plusintime, et celui pourtant qui nous met en rapport avec ce qui est horsde nous par les liens les plus réels et les plus sensibles. Comment enserait-il autrement si c'est par le dedans que les êtres s'unissent ? Toutce que l'on voit de l'émotion est en même temps un témoignage et unemédiation.

Mlle Renée Dejean nous en donne la raison. En ce qui concernel'explication des phénomènes organiques qui caractérisent l'émotion,elle demeure fidèle à la thèse de M. Lapicque, avec qui elle a collabo-ré : peut-être insiste-t-elle trop sur le trouble qui est inséparable del'émotion, sur la « déroute » qu'elle produit dans nos pensées et surnos mouvements, et trop peu sur cette organisation des attitudes, [202]

Page 158: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 158

à laquelle il arrive que la volonté s'associe, et qui distingue les émo-tions les unes des autres. Mais elle a vu avec une parfaite clarté que lavéritable origine de l'émotion n'est point dans le corps, mais au-delàde lui. Elle est dans l'affirmation de certaines valeurs dont le sujet faitdépendre sa vie et sa destinée. La plupart des théories de l'émotionconsidèrent qu'il suffit pour être ému de prendre possession d'une si-tuation de fait, par exemple de la réalité du danger ou de l'état de dé-sarroi de notre corps. Mais s'il arrive que l'on contemple ces situationsen pur spectateur, comme on le fait dans certaines attitudes exception-nelles de la conscience, l'émotion est anéantie.

C'est que l'émotion est le contraire de l'indifférence : or celui quin'est pas indifférent préfère, aime, s'attache à des valeurs qui devien-nent solidaires de son être même. L'émotion témoigne de l'intérêt quenous prenons au réel : elle dessine à notre insu, et avant que la ré-flexion et la volonté aient eu le loisir d'intervenir, notre table des va-leurs. C'est pour cela qu'elle donne aux choses un relief et une densitéqui leur manquaient tant qu'elles n'étaient pour nous qu'un spectacle.Elle suspend toute réplique pour nous absorber dans l'événement.Nous sentons en elle le fléau du destin qui oscille et notre vie qui sedécide. C'est pour cela que toutes les émotions participent de l'an-goisse, qui est peut-être leur source commune, et où la conscience estsuspendue entre l'être et le néant, le vivre et le mourir, comme elle lesera ensuite entre la douleur et la joie : l'émotion est donc toujoursmystérieuse et ambivalente.

C'est parce que la valeur met en contact notre existence finie avecl'absolu que l'émotion traverse et submerge notre corps qui témoignede nos limites, et fait de nous un individu. De là aussi ce caractère[203] qu'elle est toujours actuelle, et même qu'elle donne à tout ce quinous arrive la présence véritable, bien que pourtant il y ait en elle uneinsécurité qui fait que l'attente ne cesse de l'accroître et suffit peut-êtreà la produire. L'émotion est inséparable de la conscience du temps, oùle moi n'est jamais qu'imminence, où ce qui va surgir semble toujourslui apporter le salut ou la ruine. Mais c'est pour cela aussi que l'émo-tion n'est point purement passive et anarchique. Elle mobilise toutel'énergie de la vie. Elle trouble sans doute toutes ces réactions parfai-tement adaptées qui nous permettaient jusqu'ici de répondre avec sûre-té à l'appel des circonstances. Mais c'est parce qu'elle met en questionla valeur même de toutes les réponses : aussi peut-il arriver qu'elle

Page 159: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 159

nous désarme en nous repliant tout entier sur une conscience trop in-tense de nous-même qu'une activité trop bien réglée nous avait faitperdre. C'est qu'elle est un retour à la source, c'est-à-dire, si on le veut,à l'enfance, mais à une enfance où nous retrouvons un élan que la ré-flexion risque toujours de briser, une interrogation que l'habitudeapaise trop vite, l'appel à une communion que les échecs menacentindéfiniment de refouler. Il semble que l'émotion ne paralyse et nedésorganise notre conduite que pour nous obliger à la reprendre enmain et à la refondre : et c'est pour cela qu'elle devient le principeunique de toutes nos créations esthétiques, morales et même scienti-fiques, à condition que notre volonté l'accueille en elle au lieu de lacombattre, reçoive d'elle, avec le sentiment de la valeur, l'élan qui laporte au-dessus d'elle-même, mais lui donne en retour cette discipline,cette unité et cette efficacité faute desquelles elle se dissipe en unevaine et importune agitation.

Page 160: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 160

[204]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

QUATRIÈME PARTIE

6

L’origine du plaisir 3

Retour à la table des matières

Les moralistes ont été durs pour le plaisir : ils nous en ont mar-chandé la jouissance, qui est pourtant si rare et si incertaine. Ils ontréservé leur faveur à la douleur, qui, à leurs yeux, approfondit la cons-cience de soi tandis que le plaisir la disperse, et qui oblige la volonté àse tendre tandis que le plaisir la fait succomber.

Toute notre nature nous incline vers le plaisir. Notre activité nes'ébranle que pour l'obtenir. L'homme le plus désintéressé et le plusgénéreux ne cesse de vouloir donner aux autres le plaisir qu'il se re-fuse lui-même : et de cet apparent sacrifice il retire à son tour un plai-sir plus subtil. Pourtant le plaisir n'est pas seulement un état fugitif etpeut-être illusoire. Il est obscur et incompréhensible. Quand nousl'éprouvons, nous sentons en lui toutes les puissances de la vie quidans le même instant s'exaltent et s'annihilent : un accord sembles'établir entre le réel et [205] nous, tantôt avec plus de vivacité, tantôt

3 Maurice Pradines, Philosophie de la sensation, II, la Sensibilité élémentaire(les sens primaires), les Sens du besoin (Belles-Lettres). — Dumas, NouveauTraité de psychologie, tome II, livre III, chapitre 2 (Alcan). — Bourdon, laSensation de plaisir, Revue philosophique, 1893. — Mantegazza, la Psycho-logie du plaisir (Alcan). — Platon, Phédon, 60 b. ; Philèbe, 51-52.

Page 161: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 161

avec plus de douceur ; et dans ce progrès intérieur on voit la cons-cience tout à la fois se complaire et se fondre. Ainsi, le plaisir ne seréalise qu'en se détruisant. Il est une contradiction vivante. Mais deplus il fait couple avec la douleur : or la douleur nous donne le senti-ment le plus aigu de notre existence séparée, blessée et misérable ;elle nous atteint d'une touche plus personnelle et plus profonde que leplaisir le plus intense ; et si le désir, qui est l'absence de ce que nousaimons, est toujours accompagné d'une pointe de douleur, celle-cisubsiste au sein du plaisir même, auquel elle donne son ardeur et sonimpatience. Au moment où cesse la brûlure du désir, le plaisir s'anéan-tit en se consommant.

On a toujours remarqué combien la littérature du plaisir étaitpauvre à côté de celle de la douleur. Il semble qu'une vie humaine nepuisse devenir pour nous une source d'intérêt et d'émotion que par lesmalheurs qui la remplissent. Le malheur qui pourrait nous frappernous-même ne nous suggère que des sentiments de crainte ou d'effroi,et nous croyons pourtant que celui qui le subit possède une expériencede la destinée humaine plus profonde que celle de l'homme heureux.De plus, l'homme heureux n'a pas besoin de nous : il se suffit à lui-même ; nous nous détournons de lui en l'enviant, mais en suspectant lebonheur même dont il se contente. La poésie, si elle n'est point un jeu,se nourrit de la douleur : il semble que tout gémissement soit un chantqui commence, et même que tout chant de joie ne soit qu'un chantd'espoir ou de délivrance.

Les philosophes eux-mêmes sont demeurés presque silencieux de-vant le plaisir. Ils n'ont pas su faire autrement que de le lier par unechaîne à la douleur. Platon dans le Phédon nous montre Socrate danssa [206] prison, à qui l'on vient de retirer ses liens et qui se frotte lajambe avec satisfaction en disant : « Le plaisir et la douleur sont atta-chés ensemble ; la divinité, pour mettre fin à leur lutte, a fait que l'unne peut jamais se présenter sans l'autre. » Mais il a peut-être tort dedire qu'ils ne peuvent exister en même temps ; il arrive souvent qu'ilscheminent en nous côte à côte. En lisant le Philèbe, on se demande s'ilest possible de donner un sens, comme le croit Platon, à l'idée d'unplaisir pur dans lequel ne subsisteraient ni l'amertume de la douleur nila piqûre du désir, car le plaisir est toujours considéré par Platon lui-même comme une génération et jamais comme une possession. Épi-cure surprend, bien qu'il représente peut-être l'opinion la plus com-

Page 162: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 162

mune, quand on le voit qui déteste la douleur plus encore qu'il n'aimele plaisir : même si on allègue, comme Brochard, que la simple ab-sence de douleur ne suffit pas à le contenter et qu'il cherche à atteindreun plaisir positif dans la jouissance de la santé et de l'équilibre de lavie, on ne contestera pas pourtant que ce plaisir ne soit plus difficile àisoler que la douleur qu'il exclut ; il est réfractaire à l'analyse et fuit lamain qui s'avance pour le saisir ; on peut même penser qu'il faut unecertaine application de l'attention pour le distinguer de la pure indiffé-rence. Toutefois, c'est Schopenhauer qui a donné sa forme décisive àcette sorte de suspicion que chacun de nous éprouve à l'égard du plai-sir et qui, au moment même où nous en jouissons, nous fait douter desa valeur et peut-être de sa réalité. La vie, pour Schopenhauer, n'estqu'un désir douloureux et le plaisir qui l'apaise est un répit provisoire,un retour momentané à l'équilibre, c'est-à-dire au néant, mais qui nousdonne une apparence de soulagement dont notre conscience s'empareavec avidité comme s'il s'agissait d'un bien véritable. Seulement, ils'interrompt [207] presque aussitôt ; et dès que la vie recommence,nous ressentons de nouveau tous les tourments d'une activité qui nes'exerce que dans la privation et dans la détresse.

** *

Cependant, il semble que la psychologie du plaisir et de la douleurtraverse depuis une quarantaine d'années une sorte de crise. Jusque-là,nous pensions que le plaisir et la douleur dérivaient toujours d'unemême cause : celle-ci, en variant d'intensité, engendrait tantôt l'un,tantôt l'autre. Par exemple, si cette cause était le désir, la douleur ex-primait son état de tension et le plaisir son état de détente. Si le plaisirétait, comme pour Aristote, l'exercice même de l'activité, il suffisaitque celle-ci fût entravée ou surmenée pour que la douleur apparût. Sienfin on voyait, comme la plupart des modernes, dans une excitationd'origine externe la source de toutes nos affections, on était amené àdire, avec Jean Muller, Spencer, Wundt ou Richet, que toute excita-tion moyenne produisait du plaisir et toute excitation violente de ladouleur. Or il ne semble plus possible aujourd'hui de soutenir que,pour que la douleur apparaisse, l'action accomplie ou subie par nousdoit toujours dépasser une certaine mesure. La douleur nous paraîtêtre plutôt une sensation particulière différente de toutes les autres et

Page 163: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 163

pourvue de certains organes propres. C'est von Frey qui, dès 1894, aaccrédité le premier par des recherches expérimentales l'idée qu'ilexistait un sens de la douleur comparable aux autres sens et qui possé-derait comme eux un siège original. Il a mis en lumière l'existence decertains points de sensibilité douloureuse, distincts des points de sen-sibilité tactile ou thermique. Depuis lors, d'autres [208] physiologistesont cherché à montrer qu'il y a des nerfs spéciaux qui méritent le nomde « dolorifères », parce qu'il faut qu'ils soient atteints pour que ladouleur puisse naître, et qu'il y a même dans le cerveau un centre de ladouleur formé par les « couches optiques » et qui entre en actionchaque fois que nous souffrons. Bien que ces découvertes ne puissentpas encore être considérées comme acquises, il est remarquable quetoutes les recherches correspondantes par lesquelles on a tenté d'isolersoit des points de plaisir, soit des nerfs du plaisir, soit des centres duplaisir, ont abouti à un échec certain.

Dès lors on a pu se demander s'il n'y avait point à cet échec unecause profonde. On a remarqué quo la douleur a tous les caractèresd'une sensation : elle est en général assez facile à localiser ; elle estune blessure qui nous est faite ; il est naturel qu'elle soit associée à unorgane d'avertissement qui nous permette de préparer notre défense, etqu'elle rende le corps sensible dans la mesure où elle le rend vulné-rable. Mais il en est tout autrement du plaisir : le plaisir le plushumble se diffuse dans tout l'organisme ; il cherche même à le quitterpour le dépasser ; au lieu d'inviter l'être, comme on le dit parfois, à sereplier sur soi pour se complaire dans sa jouissance, il l'oblige à sortirde soi, à pénétrer dans le réel où ne réside pas à proprement parler lacause qui le produit, mais l'objet vers lequel il tend et auquel il doits'unir dans une sorte d'hymen. Ce sont ces vues que l'on trouve expri-mées avec beaucoup de science, d'ingéniosité et de subtilité, dans unlivre récent de M. Pradines qui est le second volume d'une œuvre plusvaste consacrée à la Philosophie de la sensation : l'auteur, en com-mençant aujourd'hui l'étude des sensations élémentaires, cherche àmontrer que le plaisir a sa source dans une [209] activité intérieure quine peut s'accomplir et s'achever que par le moyen d'une participation àce qui la dépasse, au lieu que la douleur a son origine hors de nousdans un choc que nous recevons et qui nous oblige à nous défendre.

Page 164: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 164

** *

Dans la douleur nous ne sommes que patients. Mais nous sommesles agents de nos plaisirs. M. Pradines rattache plus fortement quepersonne le plaisir au désir ; mais il n'accepte point pour cela de su-bordonner le plaisir à la douleur, ni de définir le plaisir comme unedouleur qui cesse ; il prétend au contraire en déduire son indépen-dance totale à l'égard de la douleur. Et d'abord le désir n'est pas parlui-même douloureux. Il n'y a pas en lui cette attaque et, pour ainsidire, cette morsure d'une réalité hostile qui est le signe que la douleurest là. Il est déjà un certain épanouissement de notre être, l'anticipationd'un certain bien dont il nous donne la présence imaginée. Nous nouscomplaisons toujours à désirer avant de posséder. Et le désir est unepossession qui commence.

Quand le désir n'est point satisfait, nous éprouvons une déception,il est vrai, mais qui n'est point une douleur véritable : nous ne sentonspoint alors notre corps envahi comme dans la douleur par un ennemiqui nous blesse. Et M. Pradines analyse avec beaucoup de finesse lesdifférentes formes de déception, selon que le désir se heurte à un objetqui le contredit et le transforme en un sentiment répulsif, ou qu'il netrouve aucun objet capable de le satisfaire et se réduit lui-même à unétat purement privatif, ou qu'il est interrompu au cours de sa satisfac-tion et subit tout à coup un arrêt suspensif. Dans [210] aucune d'elles ilne trouve les caractères distinctifs de la douleur. Bien plus, personnen'a jamais confondu le plaisir véritable avec le pur soulagement d'unedouleur. Nous ne cherchons pas à chasser le désir comme nous cher-chons à chasser la douleur : nous cherchons à l'assouvir, c'est-à-dire àle réaliser et non pas à le détruire. Il se prolonge dans la possessionqui en marque l'extrême pointe. M. Pradines reconnaît sans doute que« toute délectation est morose, c'est-à-dire retardée », que « là où elleculmine, elle s'effondre ». Mais il ne nous contredira pas si nous di-sons qu'au moment où le désir est satisfait et où le plaisir lui-même acessé, nous ne sommes point ramené à l'étal où nous étions avant quele désir fût né ; le plaisir n'a été que le signe de l'accroissement denotre être et d'une communion plus parfaite qui s'est réalisée entrel'univers et nous.

Page 165: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 165

Le propre du désir, c'est d'être un élan, un appel de l'être vers la ré-alité qui l'entoure et dont il cherche à sentir la parenté avec lui-même.C'est un effort pour rompre notre isolement. Le désir se présente sousles formes les plus diverses. Il arrive que l'on ne voie en lui qu'unevolonté d'appropriation et de conquête. Mais en réalité, dans le désir leplus humble, chaque être se cherche lui-même à l'intérieur du monde ;il poursuit « une part de lui-même qui est détachée au milieu deschoses et qu'il veut restituer à sa vie profonde ». En la retrouvant, iltend à réaliser son propre achèvement. Déjà, « le bec de l'oiseaucherche le grain qu'il n'a jamais perçu et la bouche du nouveau-néhappe le sein qu'il ne sait pas voir ». Pourtant, le désir ne reçoit uncontentement véritable que lorsque commencent à s'établir entre ledehors et nous ces douces communications dans lesquelles il noussemble qu'au lieu de prendre nous ne cessons de recevoir et de donner.Le plaisir [211] éprouvé ne suppose pas seulement une affinité entrenous et l'être ou l'objet qui nous le donne : sous sa forme la plus haute,il tend toujours à produire une réciprocité. « Le plaisir donne à chacunde nous une sorte de vision ou d'intuition de lui-même à travers unobjet ou un être qui demeure toujours autre que lui » ; mais en mêmetemps cet être ne cesse de lui répondre et de lui faire paraître le réelsignificatif et bienfaisant. Le plaisir transforme le visage du monde : ilsuffit à donner aux apparences les plus communes un aspect lumineuxet surnaturel. Il est magicien. Car, comme le dit M. Pradines, « si lapsychologie de la douleur est celle des obstacles et des contraintes,celle du plaisir est celle de l'amour où les obstacles s'effacent ».

La différence entre le plaisir et la douleur, c'est que celle-ci pro-vient de certaines causes que nous subissons, tandis que le plaisir dé-pend au contraire d'une attitude intérieure de l'âme qui désire et pro-voque certaines fins. Nous imaginons toujours qu'il est égalementpossible d'engendrer le plaisir et la douleur grâce à l'emploi de cer-tains moyens matériels dont nous cherchons naturellement à disposer :mais ils ont moins de puissance à l'égard du plaisir qu'à l'égard de ladouleur, ce qui semble confirmer que la douleur seule est une sensa-tion. L'histoire cruelle de l'humanité montre l'art raffiné dont elle a faitpreuve dans l'invention des tortures et des supplices ; aujourd'huil'adoucissement des mœurs la rend ingénieuse à découvrir des analgé-siques. On sait par contre combien il est difficile de produire le plaisirpar une action mécanique : l'influence des excitants est toujours ambi-

Page 166: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 166

guë et précaire. Encore faut-il reconnaître qu'ils sont toujours impuis-sants à produire le plaisir directement ; leur rôle est seulement d'éveil-ler le besoin ou le désir qui se portent au-devant de [212] l'objet et ré-ussissent à faire naître le plaisir au moment où la rencontre entre l'ob-jet et nous devient une sorte de complicité. Le plaisir ne pénètre ja-mais dans une conscience indifférente. Les moyens les plus subtils neréussissent à le créer qu'en engendrant d'abord en nous un appétit arti-ficiel, mais qui ressemble déjà à l'amour.

« L'âme n'est qu'amour », dit M. Pradines. L'amour seul a assez depuissance pour faire apparaître en elle un plaisir véritable ; c'est pourcela que le plaisir est toujours désintéressé. Au lieu de nous replier surnous-même comme la douleur, il nous dilate au-delà de nos propresfrontières et nous unit au réel dans un embrassement. Il est le signeque l'être a atteint hors de soi ce qui est encore en soi, mais qui pro-longe et surpasse pourtant son être propre. Il y a plus : bien que ce soitle désir qui produise le plaisir et qui le gouverne, il n'est pas vrai dedire que c'est le plaisir que nous aimons : car nous n'aimons jamaisqu'un objet ou un être ; et le plaisir est seulement l'effet de la solituderompue, d'une union réalisée entre le moi et ce qui l'entoure. Notrecapacité d'éprouver du plaisir est donc proportionnelle à notre puis-sance d'aimer ; et le plaisir même que nous éprouvons n'est pas,comme on le croit, un avantage égoïste que nous retirons de l'amour,c'est une grâce que nous rendons à la nature entière, mais surtout auxêtres qui nous aiment et dont le regard tourné vers nous ne cesse denous demander la récompense de leur amour.

Page 167: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 167

[213]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

QUATRIÈME PARTIE

7

De l’ennui

Retour à la table des matières

L'ennui est le mal des âmes les plus frivoles qui, incapables de rientirer de leur propre fonds, cherchent toujours quelque objet nouveaupour faire renaître en elles un intérêt toujours défaillant. Mais il estaussi le mal de certaines âmes, en apparence trop vastes, qui, quelleque soit la grandeur des événements auxquels leur destinée s'associe,sentent toujours en elles un vide intérieur qu'aucun d'eux ne parvient àcombler. Il menace sourdement chacun d'entre nous comme un enne-mi dont, nous ne reconnaissons la présence que lorsqu'il occupe déjàla place. Nous ne pensons alors qu'à le chasser. Et l'on a dit parfoisque toutes les fins de notre activité n'étaient que des divertissementsdestinés à l'empêcher de nous envahir : comme si l'homme, incapablede supporter le tête-à-tête avec lui-même, ne songeait jamais qu'à sefuir, comme s'il avait besoin de sortir de soi pour accepter de vivre etcomme s'il ne pouvait se consoler de l'existence qu'avec l'apparence.

On peut donc essayer de dépasser la psychologie de l'ennui et sedemander s'il ne porte pas en lui une signification métaphysique. Telest le problème que s'est posé M. Vladimir Jankélévitch dans le troi-sième chapitre d'un livre qu'il vient de publier sous [214] ce titre : l'Al-ternative (Alcan). On y trouve un sens singulièrement aigu de la vie

Page 168: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 168

concrète et dramatique de la conscience, lorsqu'elle consent à mettreau-dessus de toutes ses illusions, même les plus belles, une sincéritécruelle dans l'aveu de sa faiblesse et de sa misère, et à reconnaître enelle une aspiration vers un bonheur qui lui échappe toujours, puisquela possession même l'altère et le convertit en son contraire. On ytrouve une description vive, prompte, animée, pleine de retours et deruptures, aride et chatoyante, dialectique et poétique, de tous cesmouvements divergents et convergents que nous dirigeons et que noussubissons, qui forment la vie instable de notre âme, et à travers les-quels se constitue à la fois par nous et malgré nous notre propre desti-née spirituelle. M. Jankélévitch sait bien qu'il n'y a point pour nous deconnaissance plus profonde que celle par laquelle notre consciences'éprouve elle-même dans le contact nouveau et toujours miraculeuxqu'elle ne cesse d'avoir avec le réel. Il sait bien que si les doctrines ontune valeur, ce n'est pas par l'ingéniosité de leurs artifices dialectiques,mais par la densité qu'elles donnent à l'expérience totale de la vie. Salecture est très étendue. Son livre est nourri de citations comme celuide Montaigne. Et ce n'est pas tant aux philosophes de métier qu'il faitses principaux emprunts qu'aux moralistes comme Sénèque, auxmaîtres de la vie spirituelle comme Pascal ou Fénelon, aux poètescomme Baudelaire ou Laforgue. Il n'y aura pas pour nous de meilleurguide, ni qui nous apporte plus d'observations et de suggestions inté-ressantes pour nous apprendre à reconnaître la véritable nature del'ennui, même si nos interprétations ne coïncident pas toujours avecles siennes.

Notons tout d'abord que l'intérêt de son analyse et la surprise mêmequ'elle nous donne parfois [215] semblent provenir d'une expériencede l'ennui qui n'est point, du moins poussée jusqu'à ce degré, familièreà la conscience latine. Celle-ci, variée et équilibrée comme nos pay-sages, ne se représente jamais l'être comme un désert continué, maiscomme une harmonie entre des termes dont chacun appelle tous lesautres pour se réaliser. M. Jankélévitch invoque le témoignage desécrivains russes qui décrivent le mal de l'ennui avec une lucidité etune pénétration qui nous donnent une sorte de vertige. Car c'est unmal, nous dit-il, en rapport avec le rythme si lent de la vie russe, avecces journées sans horaire, avec ces conversations indéfinies qui neparviennent pas à les remplir, avec ces horizons sans limite où nul ob-jet ne permet au regard de se poser. « Le temps russe est comme la

Page 169: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 169

steppe elle-même où Dieu n'a presque rien mis pour que la consciencepuisse la meubler avec ses rêves. » Et l'on comprend qu'il se produiseainsi dans l'âme une sorte de dépression continue dont elle cherchetoujours à s'arracher par des crises violentes d'enthousiasme ou de fu-reur.

Mais n'est-ce point une entreprise impossible que de prétendre dé-finir l'ennui ? Nous le sentons lorsqu'il est là, mais il se dérobe à nousdès que nous cherchons à le saisir. Il est sans matière : c'est, enquelque manière, la positivité du rien. On ne peut pas dire qu'onpuisse jamais lui assigner une cause. « C'est même l'absence de toutecause qui est la vraie cause de l'ennui. » Toutes les différences dont senourrissait la vie de la conscience perdent en lui le relief et peu à peus'abolissent. On dit par une sorte de paradoxe « avoir des ennuis »,alors que l'ennui véritable ne comporte pas de pluriel. « Les ennuisempêchent l'ennui. » L'ennui est un mal sans forme, dit Alain. C'est lemal de l'indétermination. Et l'on [216] comprend très bien que ce malaccompagne habituellement l'isolement qui ne nous laisse de rapportsqu'avec nous-même, l'inaction qui empêche notre initiative de trouverdans le monde des objets nouveaux, la monotonie qui nous met tou-jours en présence du même spectacle, la fatigue qui nous retire laforce de prendre intérêt à rien.

M. Jankélévitch essaie d'interpréter les effets de l'ennui par unedialectique du « trop ». Il montre que la conscience est toujours à mi-chemin entre le désir et la possession. Ce qu'elle cherche, c'est un étatde juste mesure, aigu comme le tranchant du rasoir sur lequel il estimpossible de se tenir, entre un désir qui ne cesse de nous faire souf-frir tant qu'il n'est que le sentiment d'une privation, et une possessionqui perd toute saveur dès que le désir s'en est retiré. Or l'ennui est pré-cisément le mal de la possession. C'est la souffrance des consciencescomblées, la maladie spécifique du luxe. Il exprime la satiété du désir.L'ennui est le bonheur du malheur, un bonheur qui n'est plus rien dèsque le sel du danger n'en relève pas le goût. Et M. Jankélévitch in-voque l'ennui de l'accord parfait, et l'ennui des dimanches.

Mais cet ennui des dimanches demande lui-même à être examinéde plus près. Car c'est sans doute l'ennui d'un loisir qui a dégénéré enoisiveté ; il naît non pas d'un bonheur présent et offert, mais d'unepossibilité de bonheur dont on n'a rien su faire, d'une impuissance àremplacer une activité matérielle et obligatoire par une activité désin-

Page 170: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 170

téressée et gratuite. Ainsi l'ennui nous paraît résulter de ce sentimentque nous avons de disposer d'un certain pouvoir d'être heureux, dontnous croyons qu'il devrait nous donner le bonheur, alors qu'il n'y réus-sira pourtant que si nous savons l'exercer et le mettre en œuvre. Maisalors l'ennui qui accompagne la possession [217] doit recevoir lui aus-si la même explication. Ce n'est pas celui qui possède trop qui s'en-nuie, mais celui qui confond avoir avec posséder et imagine que le faitd'avoir dispense d'accomplir l'acte de posséder. Celui qui accumuledes biens croit accumuler des jouissances ; mais il accumule aussi destourments, et parmi eux le plus irrémédiable qui est l'ennui, où laconscience à qui tout est donné ne peut plus rien se donner à elle-même.

Dira-t-on que c'est parce que le désir s'est retiré d'elle ? Oui, sansdoute, et il est vrai, en effet, que c'est la privation du désir qui en-gendre l'ennui. Mais j'applique toujours le désir à la recherche de l'ob-jet, et crois qu'il suffit d'avoir obtenu l'objet pour avoir obtenu dumême coup la possession de l'objet. Or la seule présence de l'objetn'est rien sans l'acte qui seul peut le rendre mien, comme on le voitquand il s'agit de biens familiers qui sont toujours sous mes yeux, etpar-dessus tout des biens qui s'imposent à moi presque malgré moi,comme l'être ou la vie ; j'oublie toujours qu'ils n'ont de sens et de va-leur que par le consentement que je leur donne et par l'usage que j'enfais. Ainsi l'ennui met en question mes raisons mêmes de vivre. Il esten effet l'absence de désir, mais dont la satiété n'est qu'une forme. Ilest, comme le dit ingénieusement M. Jankélévitch, « la convoitisesans matière d'une âme qui n'a même pas de vœux à former, la façonqu'a le repos d'être inquiet » ; il est « le désir qui se désire lui-même ».Aussi ne l'observe-t-on pas seulement chez ceux qui ont trop de bon-heur, mais aussi chez ceux qui n'en ont point et ne pensent pas qu'il yen ait, chez ceux qui restent assujettis aux besognes les plus ternes oules plus rebutantes, sans espérer jamais pouvoir en être délivrés, et,d'une manière plus générale encore et plus profonde, chez tous ceuxqui existent et qui vivent, [218] mais qui ne font point d'acte d'adhé-sion à l'existence et à la vie.

Ainsi l'ennui résulte toujours de l'attitude que prend la conscience àl'égard de l'existence. Il est inséparable du sentiment de notre isole-ment, de notre caractère insulaire en face d'un monde qui nous appa-raît comme un spectacle étranger, indifférent, et à peine réel puisque

Page 171: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 171

nous n'avons avec lui aucune communication directe et vivante. Maisl'ennui n'habite pas la solitude, qui est un refuge où chaque être re-trouve la source même de son existence et le libre jeu de ses puis-sances. Aussi voit-on souvent que dans la société des hommes oùnotre solitude se rompt, l'isolement reparaît. Et par contre cet isole-ment au milieu du monde produit un ennui que la solitude dissipe.

Dans l'ennui, le réel recule ; il perd son authenticité et sa valeur ;son relief s'efface. Les différences en lui s'abolissent ou, si elles sub-sistent, nous sommes devenus à leur égard « indifférents ». La cons-cience a perdu tout lien avec les êtres et avec les choses, elle est dis-traite, dépaysée, présente et absente à la fois. L'univers semble vide detoute substance : c'est de ce vide que l'ennui est le plein. II est l'êtremême du Rien. En lui l'être et le non-être ne font plus qu'un. On peutdire sans doute que l'ennui naît de la conscience que nous prenons del'existence toute pure, coupée de tout lien avec les formes particulièresqui la déterminent, et qui alors se détachent d'elle comme autant defantômes sans consistance. Dès lors le remède de l'ennui n'est-il pasdans le divertissement qui nous attache à ces fantômes et nous fait ou-blier l'existence ? Mais nous sentons bien que nous n'avons pas à faireun choix entre l'ennui et le divertissement, qui au contraire sont soli-daires et s'engendrent l'un l'autre dans un [219] cercle qui n'a pas defin. Il faut les surmonter tous les deux, ce qui n'est possible sans douteque si nous nous apercevons que notre existence n'est rien sinon parl'acte intérieur qui s'en empare, et qui en assume la responsabilité,mais qui ne peut s'accomplir sans s'exprimer, sans s'incarner, qui parsuite, au lieu de nous détourner de tous les événements variables quiforment la trame habituelle de notre vie, nous oblige au contraire à lespénétrer de manière à donner au plus humble une valeur unique et in-comparable.

Aussi M. Jankélévitch a t-il fort bien marqué la relation privilégiéede l'ennui et du temps. C'est qu'il n'y a que le temps qui puisse réaliserla liaison entre l'existence nue, qui n'est qu'une virtualité universelle,et les événements dans lesquels il faut que cette virtualité s'actualise.Ce qui ne peut se produire qu'à condition que nous sachions employerle temps. Mais cela n'arrive pas toujours. L'ennui est donc par excel-lence le mal du temps. Il est la conscience du temps, qui est fait pourêtre inconscient, et dont on peut dire qu'il cesse de l'être quand nouscessons d'en faire usage. Pour cela, il faut que nous puissions remplir

Page 172: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 172

le temps ou, selon le langage de M. Bergson, convertir le temps endurée ; alors seulement une relation s'établit entre notre existence etles événements ; et nous ne nous bornons plus à exister sans vivre.Observons encore que le rythme de notre conscience est infinimentplus rapide que le rythme des choses, ce qui l'invite à se replier surelle-même et à devenir une conscience rêveuse. Or il faut que cesdeux rythmes soient accordés, ce qui n'est possible sans doute que sinotre conscience s'engage, c'est-à-dire consent à agir. C'est que touteaction est une organisation du temps. Elle s'exerce dans le présent, oùelle unit notre passé à notre avenir. Mais dans l'ennui la distinction etla liaison entre les moments [220] du temps cessent de se faire. L'en-nui n'a pas de maintenant. Il est submergé par le passé. Il ne cesse des'exprimer par des formules comme « Tout est dit » et « J'ai lu tous leslivres ». Et c'est le sentiment d'une imitation, d'une répétition indéfiniedes choses par elles-mêmes qui ne cesse de le nourrir. Il cède toujoursà la langueur des souvenirs. Ainsi, pour l'ennui il n'y a pas d'avenir. Etpourtant l'ennui est une sorte d'attente. « Il n'attend rien, et s'attendvaguement à tout. » Il demande toujours : « et après ? » pour montrerà la fois que cet après reste encore le point de visée et qu'on est assuréqu'il ne nous apportera rien. On peut dire à volonté que l'ennui est lavacuité du temps ou son ralentissement infini. C'est, parce que letemps est incapable de se changer en une durée réelle qu'il se produitdans la conscience une inappétence à l'égard du réel. Toute sensationest émoussée. Toute valeur est tarie. Tout nous demeure égal et de-vient pour nous d'un gris couleur de cendre.

Quant aux remèdes contre l'ennui, ils sont de deux sortes, soit quel'on prétende l'exténuer en exténuant la conscience, en retournant verscette innocence ou cette naïveté qui précédaient sa naissance, soit quel'on prétende trouver dans la société, dans la nouveauté ou dans l'ac-tion un intérêt extérieur et momentané qui nous le fasse oublier. Maissi ce sont là pour nous, comme on l'a montré, de purs divertissements,ce sont aussi de faux remèdes. Car il s'agit pour nous de « passer letemps et non point de le tromper ». Et M. Jankélévitch, utilisant lesidées de M. Bergson, montre que la durée véritable n'a pas de redites,qu'en elle tout s'améliore et se capitalise, que « le temps travaille pournous comme un ami laborieux, toujours vigilant, même quand nousdormons, et toujours taciturne ». Il [221] importe donc que nous nelaissions en friche aucun instant de notre durée. Sans doute nous ne

Page 173: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 173

serions pas d'accord avec l'auteur sur tous les thèmes de sa subtileméditation. Faut-il dire par exemple que dans l'ennui c'est l'infini quirapetisse toutes les valeurs finies ? Nous pensons au contraire quec'est l'infini qui les relève et qu'elles ne sont proprement des valeursque par leur liaison avec lui. Par contre nous ne marchanderions pasnotre assentiment à une formule comme celle-ci : c'est que la plussaine méthode pour guérir l'ennui est aussi la plus affirmative, qu'ilfaut, comme le recommande Fénelon, savoir garder à la conscience unétat de « patiente et féconde tranquillité », faire confiance à l'immobi-lité du loisir qui nous rend à nous-même, nous permet la découverte etla réalisation de tous les possibles qui sont en nous, et disposer cha-cune de nos journées comme si elle était la dernière. M. Jankélévitchadmire que le temps soit si lent à passer et pourtant si vite passé. Maisc'est que son rôle est en effet de passer. Nous oscillons sans cesse dutemps de l'ennui au temps du regret, dont l'un est trop long et l'autretrop court. Il faut vivre, dit-il, dans un « pendant » toujours opportun.Oui, sans doute, et nous ne pensons pas autrement, mais à conditionque ce « pendant » où le temps ne cesse de s'accumuler soit aussi lelieu où le fini et l'infini, au lieu de s'exclure, se réconcilient, oùl'exacte réponse à l'occasion qui nous est offerte, le fidèle accomplis-sement de la tâche la plus petite, au lieu de nous faire perdre l'infini,deviennent le moyen même qui nous permet d'y participer et, en uncertain sens, nous en ouvre l'accès.

Page 174: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 174

[222]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

QUATRIÈME PARTIE

8

Le divertissement

Retour à la table des matières

Il est impossible de relire dans les Pensées de Pascal les textes sisimples et si beaux qui portent sur le divertissement sans que la vienous apparaisse tout à coup débarrassée de tous ses voiles, avec la va-nité des besognes qui la remplissent et le tragique de la destinéequ'elles ont pour mission de nous faire oublier. Nul n'a senti avec plusd'acuité que Pascal « le malheur naturel de notre condition faible etmortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous ypensons de près ». Le désir et l'ambition nous détournent de nous-même ; mais, si on les suppose comblés, ils redoublent encore en nousle besoin de nous fuir. « La royauté est le plus beau poste du monde.Mais le roi est environné de gens qui ne pensent qu'à divertir le roi etl'empêcher de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu'il est, s'ily pense. » Les occupations et les plaisirs jouent le même rôle, qui est,non point de nous plaire, mais de nous arracher à la conscience denous-même. Aussi donne-t-on aux hommes « des charges et des af-faires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Et après leur avoirtant préparé d'affaires, s'ils ont quelque temps de relâche, on leur con-seille de l'employer à se divertir. »

Page 175: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 175

[223]

L'homme est donc incapable de supporter la vue de son état véri-table. Il cherche toujours une occupation qui l'agite et qui l'empêchede rester face à face avec soi. Et pourtant le divertissement ne lui ap-porte aucun soulagement : il multiplie au contraire ses tribulations.« Tout le malheur des hommes, dit encore Pascal, est de ne savoir pasdemeurer en repos dans une chambre. » Or l'espace et le temps ou-vrent une carrière infinie à ce désir de nous évader de nous-même quine cesse de nous tourmenter. Nous fuyons sans cesse vers un autrelieu ; et c'est le goût de partir qui engendre tous les voyages. Nousfuyons sans cesse vers un autre temps ; et l'impossibilité de nous con-tenter du présent nous renvoie tantôt vers un passé où nous ne parve-nons plus à nous établir et qui aiguise nos regrets, tantôt vers un ave-nir qui devance le cours naturel des événements et nous déçoit commele font tous les rêves. Mais dans tous les lieux et dans tous les temps,c'est nous-même que nous retrouvons ; et nous avons beau changer deposition à tout instant comme un dormeur qui cherche vainement lesommeil, nous ne pouvons point éviter cette conscience de notre pré-sence dans le monde qui nous oblige à nous interroger sans cesse surnotre propre destin.

Mais pour Pascal la vie de l'esprit, qui se confond avec la vie chré-tienne, est aussi l'exclusion du divertissement. Avec une admirablepitié pour l'infirmité de la chair, il excuse les hommes d'avoir besoindu divertissement, car aussi longtemps qu'ils ne considèrent en euxque leur être naturel ils se sentent voués à l'ignorance, à la douleur et àla mort. Mais ils ne cherchent jamais à quitter que leur misère : et encédant aux multiples désirs qui les attirent vers les fins les plus fri-voles, ils poursuivent encore une image des biens véritables. Seule-ment ces biens sont [224]en nous et non point hors de nous : ainsi lapensée nous élève au-dessus de l'univers, même quand l'univers nousaccable ; et l'amour de charité, même dans le plus humble de ses mou-vements, nous élève infiniment au-dessus de toutes les pensées et detous les corps.

** *

Page 176: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 176

M. Louis Vialle n'a pas craint de nous apporter une nouvelle Con-tribution à la psychologie du divertissement. Mais, en donnant pourtitre à son ouvrage le Désir du néant (Alcan), il a voulu montrer queson inspiration n'était pas celle de Pascal. Il y a pour lui un malheurqui est inséparable de l'essence de la vie, et dont il ne veut pas êtredélivré. Son livre est même une critique de tous les moyens de déli-vrance auxquels les hommes ont eu recours, et dont il ne cesse demontrer l'inefficacité. Toutes les sources de joie auxquelles la cons-cience a puisé tarissent tour à tour. Il est difficile d'imaginer une la-mentation plus continue sur le destin de l'humanité. À cette lamenta-tion même l'auteur s'abandonne avec une complaisance lyrique.

Et, pour qu'aucun espoir ne puisse nous être laissé, le sens mêmeoù Pascal prenait le mot divertissement est retourné : le divertissementselon Pascal était l'accompagnement naturel de notre misère ; il étaitmême pour lui « la plus grande de nos misères » : un tel divertisse-ment doit donc faire corps ici avec la réalité même de la vie. Et, parune sorte de paradoxe, le vrai divertissement, selon M. Vialle, va de-venir non plus l'état d'une conscience dispersée, mais l'état d'uneconscience qui cherche son centre intérieur et qui entreprend de s'uni-fier. Il y a en effet dans toute conscience une vocation de l'absolu ; etnul plus que M. Vialle n'éprouve l'insuffisance [225] de tous les biensparticuliers et périssables. Mais dans le mépris où il les tient se trouveprécisément la source de son pessimisme. Car l'absolu ne pourrait êtreatteint que si la conscience surmontait la distinction de l'objet et dusujet, si elle cessait de désirer et de vivre dans le temps, c'est-à-dire siles conditions mêmes qui font d'elle une conscience venaient à dispa-raître. La conscience est donc vouée à une détresse sans remède, puis-qu'elle est enfermée dans cette contradiction de ne pouvoir trouverd'apaisement que dans un état de perfection qui doit la consumer etl'abolir. Il ne peut pas y avoir pour l'être fini d'autre ambition que dese « diviniser » ; mais pour lui, devenir Dieu, c'est cesser d'être. AinsiM. Vialle a pu identifier ce désir de l'absolu avec le désir du néant,mais il refuse lui-même de s'y abandonner ; et s'il préfère garder laconscience avec le malheur qui lui est attaché, c'est qu'il découvredans la jouissance même de ce malheur un bien qu'il ne veut pasperdre.

Page 177: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 177

Il y a donc un point que M. Vialle nous accordera sans doute,puisque autrement sa critique de l'absolu n'aurait plus de portée : c'estque la conscience ne peut pas se renoncer elle-même ; c'est qu'elle nepeut pas mettre au-dessus d'elle l'inconscience, c'est-à-dire les té-nèbres et le néant ; c'est qu'elle est nécessairement la valeur suprêmeet le principe de toutes les valeurs. Mais alors il faut qu'elle ait le cou-rage de ratifier toutes les conditions sans lesquelles elle ne serait pas.La conscience pense l'absolu et elle vit dans le relatif ; c'est donc quel'absolu doit être non pas le but qu'elle cherche à atteindre, mais leprincipe qui soutient sa marche et qui la règle. La conscience en-gendre tous les maux dont nous souffrons ; mais il faut qu'elle les ac-cepte, puisque sans eux les biens que nous leur opposons ne [226]pourraient pas être sentis. Seulement, dira-t-on, les maux seuls sontréels : ils nous font désirer des biens dont nous n'avons jamais quel'idée. Or quels sont les maux dont on nous parle ? Dans chacun d'euxn'y a t-il pas déjà la présence de l'être et de la vie, un bien enveloppéet que nous jugeons insuffisant, mais qu'il faudrait d'abord, au lieu des'en divertir, essayer de pénétrer et de posséder ?

Mais la vie est pour nous intolérable parce qu'elle nous rive à la so-litude, au temps, à la douleur et à la mort. Seulement ces quatre pen-sées, selon l'usage qu'on en fait, peuvent nous accabler ou nous exal-ter. Voyez la solitude. Les uns en effet la redoutent et la fuient parcequ'ils ne trouvent en elle qu'un abîme de désespoir ; et ce sont ceuxqui ont toujours besoin de quelque divertissement. Mais les autres ladésirent comme un port et comme un refuge : s'ils se plaignent, c'estqu'elle n'est jamais pour eux assez parfaite, c'est qu'il leur est presqueimpossible de la garder sans qu'elle soit troublée. Dès qu'ils la trou-vent, leur âme s'emplit de lumière et de joie. Et même on pourrait direque c'est, au milieu de la société des hommes qu'ils se sentent isolés,tandis que dans la solitude ils forment société avec eux-mêmes et avectout l'univers. Mais, dira-t-on, cette satisfaction qu'ils éprouvent estillusoire, bien qu'ils en soient juges et non pas nous. Et l'on veut quechaque conscience reste irrémédiablement close, comme un puits quin'aurait point d'ouverture. Seulement cette conception, qui se réclameparfois de Leibniz, est-elle vraie ? La conscience a besoin de toutl'univers pour la soutenir. Peut-elle être distinguée de cette multiplicitéde relations qui l'unissent à tout ce qui l'entoure ? Y a t-il rien de plus

Page 178: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 178

en elle que ce qu'elle reçoit et ce qu'elle donne, ou que l'acte même derecevoir et de donner ?

[227]

Cependant on invoque l'amour pour nous inviter à mesurer la pro-fondeur et la misère de notre solitude : car il est l'espoir et le désir dela vaincre en ne faisant qu'un avec l'objet aimé. Or cette unité, l'amourest incapable de la réaliser, et il ne fait qu'accroître notre tourment ennous proposant un mirage qui ne cesse de nous décevoir. Mais on ré-pondra que l'amour cherche l'union de deux êtres et non point leurunité ; et dans cette union, dit admirablement Descartes, « on imagineun tout duquel on pense seulement, être une partie et que la chose ai-mée en est une autre ». C'est un amour qui manque encore de luciditéet de pureté que celui qui cherche à atteindre on ne sait quelle étrangefusion entre les deux êtres qui s'aiment : l'amour a besoin de la distinc-tion du « toi » et du « moi » pour que le moi et le toi puissent se révé-ler l'un à l'autre dans une sorte de miracle ininterrompu où chacunignore ce qu'il donne, et reçoit de l'autre un bien qui ne cesse à la foisde le combler et de surpasser son attente.

Cependant l'homme vit dans le temps et il est avide de l'éternitédans laquelle il ne pourrait pas s'établir sans être détruit. Or, le tempsest le père de tous les supplices. Il nous propose sans cesse un nou-veau but qu'il nous interdit d'atteindre ou qu'il abolit dès que nousavons cru le toucher. Les anciens le savaient bien, qui avaient inventéles mythes de Sisyphe et des Danaïdes pour nous montrer la monoto-nie et la vanité de toutes nos œuvres temporelles. Le temps fait, denotre existence tout entière une vaste oscillation entre le désir et leregret, et il nous interdit de jamais rien posséder.

Mais la pensée du temps est aussi pleine de beauté et de consola-tion. Hors du temps notre vie serait fixée dans une inertie pire quecelle des choses ; elle n'est si mobile et si tendre que parce qu'elle necesse [228] jamais de craindre et d'espérer. Mais le temps doit être liéà l'éternité et non point en être séparé. Au lieu de dire toujours que leprésent ne cesse de nous fuir, il faut voir clairement, au moins unefois, que nul n'en est jamais sorti : car le passé et l'avenir sont encorepour nous des pensées présentes. Et il faut qu'elles s'opposent afin depermettre à notre initiative de s'exercer et à chacune de nos actionsd'inscrire dans le monde une trace qui ne s'effacera plus. Le temps est

Page 179: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 179

l'instrument de notre divertissement s'il nous détourne du présent aulieu de nous y établir ; mais pour cela il faut accepter qu'il y aitd'autres présences que la présence sensible. Et n'est-ce pas agrandirindéfiniment la conscience, au lieu de la diminuer, que de reconnaîtreen elle une présence voulue au-delà de toute présence donnée, et uneprésence que l'esprit peut encore contempler quand le regard l'a déjàperdue ?

Mais l'homme ne peut échapper à la lassitude et à la douleur. Il nerêve que d'une activité toujours joyeuse et régénérée. Ses occupationslui paraissent misérables et ne cessent pourtant de l'accabler. Le con-tact de l'univers le meurtrit. Plus il a de délicatesse, plus il reçoit deblessures. Aussi les principales formes du divertissement ont-ellespour objet de nous faire oublier nos souffrances. Pourtant il ne noussuffit pas de les anéantir ; car ce n'est pas l'indifférence que nous cher-chons, c'est le plaisir. Et comme la douleur nous paraît inséparable del'essence même de la vie, le mot de divertissement et celui de plaisirsont souvent pris l'un pour l'autre. Mais la perfection du divertisse-ment, ce serait, pour M. Vialle, l'attente de cette joie parfaite que nousproposent les mystiques et les saints, et dans laquelle la douleur seraitabolie et la conscience surpassée. Seulement est-il encore possibled'appeler divertissement un [229] état où l'âme, au lieu de se fuir, seretire au plus profond d'elle-même pour laisser agir, sans lui opposerd'obstacle, le principe qui la fait être ? De plus, la perfection de la joien'exige pas, comme on le croit, une impossible abolition de la douleur.On a raison de dire que ces deux termes ne peuvent aller l'un sansl'autre. La joie la plus haute n'exclut pas la douleur, mais elle l'accepteet la purifie. Elle ne récuse aucun des aspects de la vie. Il y a en elleune gravité et une tension qui sont proportionnelles à la somme dedouleurs qu'elle enveloppe et qu'elle pénètre. Aussi est-elle bien lesommet de la conscience, et non point son anéantissement. Elle illu-mine tout ce qu'elle touche, de telle sorte qu'il n'y a aucune partie del'univers qui puisse recevoir un sens autrement que par la joie qu'ellerecèle et qu'elle est capable de nous donner.

Toutefois il y a la mort, dont la crainte ne cesse de nous poursuivreen corrompant tous nos plaisirs. La mort fait échouer toutes nos entre-prises et les rend inutiles. L'habitude que nous avons de celle desautres ne suffit pas à nous permettre de regarder en face notre propremort. Aussi le désir d'éviter la pensée de la mort est-il le principe su-

Page 180: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 180

prême de tous les divertissements ; et la foi dans l'immortalité seral'illusion privilégiée qui nous adoucira cette horrible vision. Mais sinous ne voulons pas mourir, c'est le signe d'un grand attachement àcette vie qui nous paraissait tout à l'heure si désolante. Le malheureuxgémit sur la nécessité de vivre et non point sur la nécessité de mourir.Le bouddhiste ne fait point d'autre vœu que d'être délivré de cettesuite infinie de naissances nouvelles qui l'attendent après cette vie : ildésire échapper à l'immortalité comme nous désirons échapper à lamort. Mais si l'immortalité n'était qu'un pur divertissement, si elle sebornait à [230] nous faire oublier la mort pour prolonger indéfinimentdevant notre imagination une vie où nous n'avons rien su mettre, à quipourrait-elle paraître désirable ? Il faut d'abord avoir le cœur assezhaut pour donner le même consentement et le même amour à la vie età la mort qui n'en peut être séparée. Alors l'immortalité reçoit de lamort elle-même sa lumière : car la mort, en empêchant qu'un seul denos actes puisse subir désormais aucune retouche, lui donne une gra-vité incomparable et, pour ainsi dire, une place dans l'absolu. Elle estpar rapport à la vie non pas une destruction, mais une réalisation et unaccomplissement.

La vie n'est pas un mal dont le divertissement chercherait vaine-ment à nous libérer. Mais le divertissement est un mal parce qu'il nouséloigne de la vie et qu'il nous empêche d'en prendre possession, d'enaccepter les responsabilités et d'en remplir les devoirs. Or, pour enêtre capable, il faut que la vie cesse de nous paraître frivole ; mais ilfaut aussi qu'au lieu de se sentir découragée par un idéal impossible àatteindre, et qui s'il se réalisait lui ôterait la conscience d'elle-même,elle trouve en elle assez de force et de courage pour accomplir à sonheure, et avec la plus parfaite humilité, la tâche qui lui est demandée.On veut qu'il y ait dans l'être fini une affirmation illimitée de lui-même et qu'il aspire à s'identifier avec l'être total. Mais on peut douterqu'il y ait chez aucun individu une semblable ambition. Il a besoin desentir autour de lui d'autres individus avec lesquels il cherche à entre-tenir les communications les plus subtiles et les plus douces. Il ne de-mande pas à faire rayonner sa puissance sur la totalité de l'espace etdu temps : car il sait que l'infini est capable de tenir dans l'événementle plus simple, à condition qu'on en ait pénétré le sens. Seulement[231] il trouve plus facile de désirer ce qu'il n'a pas que de posséder cequ'il a, c'est-à-dire de se divertir que de vivre. Mais si notre vie ne doit

Page 181: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 181

pas se séparer de la pensée de l'absolu, c'est parce que celle-ci, au lieud'être pour nous un divertissement, nous guérit de tous les divertisse-ments : elle relève la valeur du présent, elle nous oblige à l'accepter aulieu de le fuir, à découvrir en lui une richesse que nous n'épuiseronsjamais, à mettre au-dessus de tous les buts que nous proposent lespuissances du rêve cette activité quotidienne qui ne nous paraît inca-pable de nous suffire que parce que nous refusons d'en reconnaître laprofondeur et d'en mesurer la beauté.

[232]

Page 182: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 182

[233]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

CINQUIÈMEPARTIE

Retour à la table des matières

[234]

Page 183: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 183

[235]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

CINQUIÈME PARTIE

1

La sagesse de Montesquieu

Retour à la table des matières

Les Cahiers de Montesquieu qui viennent d'être recueillis et pré-sentés au public par M. Bernard Grasset sont plus précieux par la con-naissance qu'ils nous apportent de l'homme que par ce qu'ils ajoutent àl'œuvre de l'écrivain. Ils suscitent en nous mainte réflexion tant sur lastructure secrète de notre esprit que sur l'art de diriger nos proprespensées afin d'obtenir l'équilibre et le bonheur. Une telle lecture àl'époque où nous sommes est à la fois instructive et irritante : elle nouslivre une sagesse qui est à notre portée et dont il semble même qu'ellene nous dépasse pas assez, qui est pourtant très difficile à acquérir,mais qui ne l'est que par une sorte d'indifférence aux événements, desécurité à l'égard des ébranlements trop violents de la sensibilité, oùnous voyons moins un signe de force, qu'un certain défaut d'humanité.

Ce sont les deux premières parties du livre : sur lui-même et surl'homme, qui retiendront surtout notre regard. Montesquieu notait sespensées au jour le jour pour revenir sur elles plus tard. C'était là unesorte de premier jet dont il ne répondait pas encore, et qu'il ne faisaitpas tout à fait sien. Et l'éditeur nous dit qu'il faut y voir « moins unécrit que la [236] source de tous ses écrits ». Un tel procédé de com-

Page 184: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 184

position, où la spontanéité s'allie à la réflexion, le don de l'instant àune lente maturation, nous révèle peut-être une loi profonde de notrepensée, ouverte d'emblée à toutes les suggestions qui peuvent se pré-senter à elle et les éprouvant sans cesse après coup au creuset de laméditation. L'important, c'est la conscience que l'auteur a toujours delui-même. Peut-être est-ce cette conscience qui fait de lui un auteur :l'écriture seule nous permet de l'analyser et de la garder. De là cettetendance de tant d'écrivains à nous raconter l'histoire de leur esprit :cette histoire, c'est l'histoire de leur vie réelle. Ils la créent pour ainsidire à mesure qu'ils l'écrivent. Pourtant c'est bien la vie qui préoccupeMontesquieu, plutôt que son œuvre, et il n'entend point sacrifier celle-là à celle-ci, comme il arrive si souvent : il note les idées comme elleslui viennent, il ne pense pas au public ; il sait s'arrêter dans l'écrituredès qu'elle lui est à charge ; elle est un moyen dont il entend se servirpour le gouvernement de sa conduite, non point une fin à laquelle ill'assujettit.

Si l'on cherche entre les grands écrivains de notre pays quelque af-finité fondée sur le sol qui les a nourris, on peut noter la même préoc-cupation de se connaître, la même attention constante à eux-mêmeschez des hommes comme Montaigne ou Montesquieu, Fénelon ouMaine de Biran, qui appartiennent tous à la même province, à laGuyenne et au Périgord, et qui, tous, dans des cahiers, des essais, deslettres spirituelles, un journal intime, s'efforcent de retrouver l'hommetout entier à travers les démarches quotidiennes de leur propre vie,toujours plus soucieux de décrire que de construire, et de diriger leurvie intérieure avec lucidité que de pénétrer ou de dominer le mondematériel. Les deux premiers tournés vers [237] l'Océan, dans une terreplus riante et plus fertile, montrent une sagesse plus modérée et pluségale, à laquelle il suffit de régler la nature ; les deux autres dans unecontrée un peu plus retirée et solitaire, sont plus inquiets et plus tour-mentés : l'un ne rencontre partout que des résistances, et l'autre gémitde sa stérilité ; ils trouvent le repos à la fin dans l'abandon à une forcequi les dépasse et par laquelle ils aspirent à se laisser porter. Chez tousles quatre nous trouvons le même goût de l'introspection, le mêmesouci de conduire leur existence selon une lumière qui est en eux, lamême recherche, parfois douloureuse, d'une certaine facilité, qui n'estqu'une conformité consentie à un ordre naturel ou surnaturel.

Page 185: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 185

Faut-il dire que parmi eux c'est Montesquieu qui se situe le moinshaut ? Il est vrai qu'il est resté toujours attaché à la terre, cultivant etadministrant ses désirs avec un peu trop de prudence et d'habileté.Mais l'intelligence chez lui est souveraine : elle ne ferme pas ses yeuxdevant les parties les moins nobles de son être, et le laissent s'v aban-donner avec une ironique complaisance. « Je me connais, dit-il, assezbien. » Et il jouit de cette connaissance. Il cherche à s'établir dans cequ'il est plutôt qu'à se hausser au-dessus. Il voudrait établir une sorted'égalité entre sa propre essence et la conscience qu'il en a, entre sesfacultés et l'emploi qu'il en fait. Cette lucidité intérieure lui suffit pourle détourner de tous les troubles et de tous les malheurs qui résultentsoit de l'ignorance, soit des passions. Et la volonté, loin d'intervenirpour redresser la nature, l'aide seulement à retrouver son chemin. Onne saurait dire pourtant qu'il cède jamais à aucune préoccupationégoïste : l'intelligence chez lui ne se réduit point au calcul ; elle nes'épuise pas non plus dans son propre jeu. [238] Elle produit des effetscomparables à ceux de la sympathie en enveloppant l'univers entierdans un unique regard. Car « l'avidité à tout comprendre est aussi unpenchant à tout partager ».

Il arrive souvent que l'introspection ou la connaissance trop avertiede soi-même engendre dans la conscience de l'inquiétude et de la tris-tesse, ou même une perpétuelle blessure comme celle que produiraiten nous une lame trop affilée. Il n'en était pas ainsi avec Montesquieu.Il était heureux : il savait qu'il l'était. À l'inverse des modernes quisuivent Hegel et pensent que la conscience est malheureuse par es-sence, qu'elle est la conscience du malheur même attaché à l'existenceet que cesser d'être malheureuse c'est pour elle cesser d'être, Montes-quieu pense que le seul sentiment de l'existence suffit à produire ennous le bonheur, et que le propre de la réflexion, c'est de l'analyser etde l'approfondir. À une époque comme la nôtre où tant de maux as-saillent en chacun de nous l'homme et l'individu, nous éprouvons unétonnement presque scandalisé à l'entendre parler du bonheur que lavie lui a donné : « Je n'ai presque jamais eu de chagrin, et encoremoins d'ennui. » Il faut craindre qu'il pèse un peu sur lui de cette ré-probation dont l'optimiste est toujours l'objet, comme le montrel'exemple de Leibnitz : car il semble que nous en voulions à l'opti-miste de posséder ce que nous désirons et qui nous manque, de nousfaire sentir qu'il est capable de se suffire, et que nous nous vengions

Page 186: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 186

en lui reprochant non seulement sa dureté de cœur et son aveuglementà l'égard de toutes les misères qui remplissent le monde, mais encoreun défaut de profondeur qui lui permet de se contenter de peu et l'em-pêche de pénétrer jusqu'à la racine métaphysique du désir.

Mais considérons de plus près ce bonheur dont il [239] semblequ'il est à notre portée, et cherchons de quoi il est fait. Il est d'abordune suite du tempérament. « Ma machine est si heureusement cons-truite que je suis frappé par tous les objets assez vivement pour qu'ilspuissent me donner du plaisir, pas assez pour me donner de la peine. »Nous trouvons là sans doute l'effet d'une modération naturelle, maisaussi d'une discipline de l'attention curieuse de discerner dans tous lesobjets auxquels elle s'applique cet élément positif qui s'accorde avecchaque sensibilité et contribue pour ainsi dire à l'harmonie du monde.Écoutons-le nous dire d'une manière charmante et presque naïve : « Jem'éveille le matin avec une joie secrète, je vois la lumière avec unesorte de ravissement. Tout le reste du jour je suis content. » Commentun tel homme ne chercherait-il pas dans tout ce qui lui est offert desmotifs de contentement ?

On s'étonnera qu'il soit timide : il l'est pourtant, mais de cette timi-dité qui n'est qu'une forme de la délicatesse de conscience et la crainteperpétuelle d'une disproportion entre ce qu'il est et ce qu'il montre.Elle suppose le sentiment de sa valeur, au lieu de l'exclure : aussi dé-clarait-il qu'il en souffrait moins devant des gens d'esprit que devantdes sots : « C'est que j'espérais qu'ils m'entendaient : cela me donnaitconfiance. » Il n'y a pas de mal qui lui paraisse pire que l'envie : il pra-tique à l'égard des hommes la bienveillance. « Quand je vois unhomme de mérite, je ne le décompose jamais ; un homme médiocre,qui a quelques bonnes qualités, je le décompose toujours. » Le motmême de contentement est un de ceux qui lui agréent le plus : la sa-gesse est de confondre les deux sens qu'on lui donne, à savoir de sesuffire et de tirer son plaisir de ce que l'on a. « J'ai toujours été contentde l'état [240]où je suis ; j'ai toujours approuvé ma fortune et n'ai ja-mais rougi d'elle, ni envié celle des autres. »

On le sent qui cherche à découvrir et à pratiquer une certaine tech-nique du bonheur. Mais cette technique consiste dans une certaine al-liance et complicité avec la nature. « Il y a deux sortes de gens mal-heureux. Les uns ont une sorte de défaillance d'âme qui fait que rienne les remue. » Les autres sont cc ceux qui désirent impatiemment ce

Page 187: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 187

qu'ils ne peuvent pas avoir, et qui sèchent sur l'espérance d'un bien quirecule toujours ». C'est à l'intérieur de ce qui nous est donné et de ceque nous possédons qu'il faut chercher la source de nos plaisirs, et ja-mais dans quelque objet absent que l'imagination nous représente pournous torturer : on ose à peine citer ce mot de crainte qu'on n'en fassequelque application trop directe : « Je vous défie de faire jeûner unanachorète sans donner en même temps un nouveau goût à ses lé-gumes. »

Ne croyons pas qu'il s'agit ici d'un bonheur facile et qui se main-tient à la surface de la conscience. Il est lié à l'essence même de la vieet au sentiment même que nous en avons : car l'homme malheureuxn'a de regard que pour l'accident ; mais si on accepte de lier l'accidentà l'essence, il n'y a pas jusqu'à nos peines elles-mêmes qui n'entrent dequelque manière dans l'économie de notre bonheur. « Les vraies af-flictions ont leurs délices. » Elles n'ennuient jamais, parce qu'elles oc-cupent toute l'âme. Et Montesquieu ajoute admirablement : « On nepeut distraire personne de sa douleur sans lui causer une douleur plusvive. » Et encore : « L'âme ne reste pas assez sur des inquiétudes pourles ressentir, ni sur la jouissance pour s'en dégoûter. » Ainsi de nosmaux eux-mêmes il est possible de faire des biens. Les plus vives denos peines seules parviennent à nous blesser. [241] Mais les peinesmodérées sont très près des plaisirs, « et au moins elles ne nous ôtentpas celui d'exister ». Le bonheur de l'existence est une félicité habi-tuelle « qui n'avertit de rien parce qu'elle est habituelle ». On cherchetoujours, il est vrai, des états exceptionnels : mais il ne faut pas direque « le bonheur est ce moment que nous ne voudrions pas changerpour un autre ; disons autrement : le bonheur est ce moment que nousne voudrions pas changer pour le non-être ». Il est dans une certainedisposition constante de notre vie plutôt que dans le plus grandnombre possible d'états agréables. Mais il y a une mesure de l'hommequ'il faut apprendre à connaître sans rêver de la franchir : « Ce qui faitque nous ne sommes pas heureux c'est que nous voudrions êtrecomme des dieux ; mais il nous suffit bien d'être heureux comme deshommes. »

Il y a un certain art de s'accommoder à la vie au lieu de vouloir quela vie s'accommode à nous, comme Descartes le pensait déjà à la suitedes stoïciens. « Il ne faut être jamais ni trop vide ni trop plein. » Etdans la plupart des malheurs il n'y a qu'à savoir se retourner. Montes-

Page 188: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 188

quieu n'élève jamais la voix ; il ne force pas sa volonté ; il chercheplutôt à la détendre. II aspire à faire sentir aux autres ce qu'il sent lui-même, et à porter dans l'âme des autres la paix de son âme. Car « il nefaut point beaucoup de philosophie pour être heureux. Une minuted'attention suffit par jour, pour se recueillir. » Seulement ici encorec'est l'envie qui nous tue. Est miser nemo nisi comparatus. Nous nevoulons pas seulement être heureux, nous voulons être plus heureuxque les autres, ce qui est presque impossible, parce que nous lescroyons eux-mêmes plus heureux qu'ils ne sont. Mais nous sommesnous-mêmes plus heureux que nous ne le pensons : « Il faudrait con-vaincre les [242] hommes du bonheur qu'ils ignorent lors même qu'ilsen jouissent. »

Telle est cette sagesse proprement humaine dont on peut dire,comme de la sagesse antique, qu'elle met toute sa confiance dans lanature et qu'elle nous invite à distribuer nos différentes puissances se-lon les lois de la juste mesure : « Je n'ai pour régime que de faire diètequand je fais des excès et de dormir quand j'ai veillé, et de ne prendred'ennui ni par les chagrins, ni par les plaisirs, ni par le travail, ni parl'oisiveté. » C'est une acceptation de l'existence dans ses conditions lesplus communes ; on ne s'intéresse qu'à ce train habituel de la vie oùtous les hommes se ressemblent ; car « il y a ordinairement si peu dedifférence d'homme à homme qu'il n'y a guère sujet d'avoir de la vani-té ». Mais ce que l'on nous propose, c'est, si l'on peut dire, une facilitédifficile, où la conscience de soi ne fléchit jamais, où le désir n'est sa-tisfait que parce qu'il est retenu, qui ne laisse place à aucun gémisse-ment, qui nous oblige à reconnaître en toute chose un bien qu'ellenous apporte, en tout être une qualité qu'il faut mettre à l'épreuve.C'est un bonheur plus exigeant qu'on ne croit, en rapport avec la na-ture, mais avec une nature que l'esprit ne cesse d'envelopper et deconduire. Le plaisir lui-même est pensé et senti à la fois ; il résultemoins d'un ébranlement que nous subissons que d'un usage discret denos facultés. Nous dirions dans un langage moderne que ce qu'il nousdécouvre c'est, au sein même de l'existence, la présence de la valeur.

Cependant il n'est pas sûr que cette sagesse ne donne à beaucoupun peu d'humeur, tant parce qu'à l'époque où nous vivons il noussemble qu'elle n'a aucun égard aux événements qui pèsent sur nous, etdont il serait vain pourtant de chercher à nous désintéresser puisquenous continuons à penser qu'il [243] dépend de nous de les modifier,

Page 189: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 189

que parce qu'elle est dépourvue de ces prolongements spirituels quiseuls nous permettent, de donner un sens à notre destinée. Elle joint lamorale d'un honnête homme à celle d'un épicurien de loisir. Il ne s'agitpoint de la nier, mais de la dépasser ; et ce qu'elle contient déjà, il fautle porter jusqu'au dernier point. Elle nous conduit aussi loin que peutaller la lumière naturelle, mais sans chercher si celle-ci ne procède pasd'une source plus haute. Elle ne réalise son véritable dessein que sielle nous oblige à trouver dans chacune de nos actions un objet quipuisse remplir toute la capacité de notre âme, qui rende la vie digned'être vécue, qui soit digne lui-même qu'on la lui sacrifie. La situationoù nous sommes placé empêche qu'elle nous suffise : elle la met àl'épreuve. C'est seulement dans cette sorte d'extrémité où l'on aime lavie non pas seulement d'un amour de complaisance, mais d'un amourde charité, qu'elle prend pour nous une signification absolue, qu'ellenous engage tout entier, qu'au lieu d'apporter à l'intellect une jouis-sance toujours nouvelle elle devient une création spirituelle de soi-même et d'autrui dans un circuit qui n'a pas de fin.

Page 190: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 190

[244]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

CINQUIÈME PARTIE

2

De la sincérité avec soi-même

Retour à la table des matières

En retrouvant sur les quais cette toute petite plaquette de JacquesRivière, De la sincérité avec soi-même, datée de 1912 et parue dansles Cahiers de Paris en 1925, je ne pouvais m'empêcher de songer à ladestinée de cet esprit délicat et tourmenté, qui devait être si prématu-rément interrompue ; je pensais à ces quelques notes de jeunesse quitémoignaient de tant d'exigences intérieures dont il devait fairel'épreuve au cours de la Grande Guerre dans les loisirs arides de lacaptivité. Je méditais sur cette solitude qui fut imposée déjà à tantd'hommes de notre génération, où, toutes les attaches étant rompuesavec nos affections et avec nos besognes, nous restions tout le jour entête à tête avec nous-même, solitaires perdus au milieu d'autres soli-taires, et unis à eux par le sentiment d'une commune séparation. Etmon esprit allait vers tous ceux qui subissent aujourd'hui le mêmesort, plus proches de nous dans l'absence que dans la présence, quiportent dans leur cœur tout l'avenir de notre pays et dont j'imaginaisqu'ils ne cessent aussi de s'interroger sur eux-mêmes afin qu'au mo-ment où ils seront de retour parmi nous ils puissent vivre désormaisselon la vérité, et non plus selon l'opinion.

Page 191: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 191

[245]

Dans la vie quotidienne, l'homme se détourne de soi parce qu'il esttoujours happé par le divertissement : et il faut entendre par là moinsencore le plaisir qu'il convoite que les tâches qui le sollicitent. Mais ilarrive que le malheur, en lui retirant tout ce qui le retenait jusque-là, lerende enfin à lui-même. Ainsi, la captivité réalise pour lui une sorte dedépouillement où il apprécie mieux toutes ses puissances, maintenantqu'il n'en a plus l'emploi. Telle est la raison pour laquelle les individuscomme les peuples ignorent ce qu'ils sont aussi longtemps qu'ils de-meurent prospères, mais reçoivent souvent, dans la misère même àlaquelle ils se trouvent réduits, la révélation de la vocation à laquelleils sont appelés. Mais cela ne va point sans difficulté. Car, ce qu'ils'agit d'obtenir, c'est cette parfaite sincérité intérieure qui, en leur dé-couvrant leur génie propre, leur montre la voie qu'ils ont peut-êtremanquée et que désormais ils doivent suivre. Mais on ne peut at-teindre une telle sincérité qu'avec beaucoup d'effort.

C'est là ce que Jacques Rivière avait reconnu et qu'il tachait d'ex-pliquer avec une sorte de timidité pleine d'embarras et de pudeur. Il nese souciait pas de la sincérité à l'égard d'autrui et paraissait même lamépriser. Il en parle avec une ironie un peu superficielle lorsqu'il ditqu'un homme « manque de sincérité envers nous lorsque les penséesqu'il nous montre ne sont pas celles que nous aurions à sa place ». Carla sincérité à l'égard d'autrui est sans doute plus subtile et plus pro-fonde : elle ne diffère pas de cette recherche douloureuse de soi quiappelle le regard d'un autre, au lieu de le repousser, mais parce qu'ellea besoin, pour la soutenir, de sa collaboration et de son amitié. Il fautdonc que ce soit une même chose de se montrer à ses propres yeux ouaux [246] yeux d'autrui. Et on ne peut se montrer sans s'obliger à dé-couvrir toutes les possibilités qui sont en soi : or, les découvrir, c'estcommencer à les exercer. De telle sorte que, se montrer, c'est déjà sefaire.

Tel est en effet le caractère de la sincérité véritable dont JacquesRivière dit si justement qu'elle est « un perpétuel effort, pour créer sonâme telle qu'elle est ». Aussi combat-il vigoureusement cette concep-tion banale qui tend à faire de ma propre sincérité « l'abandon à moi-même, l'obéissance au cours naturel de mes émotions, une pente aisée,l'accès complaisant à ma facilité intérieure ». Car les sentiments spon-tanés sont aussi les plus communs : « Ce sont mes secondes pensées

Page 192: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 192

qui sont les vraies. » Et Jacques Rivière ajoute admirablement qu'il y a« au plus profond de soi une basse et continuelle méditation, et dont jene sais jamais rien si je ne fais effort pour la connaître : c'est monâme. Elle est faible et comme idéale. Elle existe à peine ; je la senscomme un monde possible et lointain ». Mais le propre de la vie spiri-tuelle, c'est précisément de la produire à la lumière : je n'y parviensjamais tout à fait, je ne réussis jamais à être tout à fait moi-même.« Chacun comprend qu'il pourrait être plus authentique qu'il n'est. »Car cette âme n'est point en moi comme une chose toute faite. Latrouver, c'est aussi la créer en composant entre elles toutes mes pen-sées selon une juste proportion et une nécessité mystérieuse. Je necoïncide avec moi-même que lorsque le spectacle que je me donne nefait plus qu'un avec l'acte que j'accomplis. Alors aussi je puis dire querien n'est, plus imprévu que ce que je suis.

Il faut donc reconnaître que l'homme sincère n'est pas celui quel'on voit « toujours élancé, toujours prêt à répondre, toujours intimeavec son cœur et avide de le livrer. Il n'est pas pressé, car il sait [247]qu'il a beaucoup de besogne ». Ainsi, il en est de la sincérité commede l'âme elle-même. Pas plus que de l'âme il n'est possible de dire dela sincérité qu'elle est un bien qui ne peut jamais nous manquer. Elle abesoin comme elle d'être constamment surveillée. On ne peut la lais-ser un moment à elle-même sans qu'aussitôt elle bronche. Le secret dela sincérité, c'est de nous découvrir qu'il y a identité entre se connaîtreet se faire. Quel intérêt de vaine curiosité pourrions-nous éprouver àchercher à savoir ce que nous sommes si, en l'obligeant à se manifes-ter, nous ne lui donnions du même coup l'existence ? Ce n'étaitjusque-là qu'un monde de virtualités mais qu'il dépend de nous d'ac-tualiser pour réaliser cette œuvre qui est nous-même.

On ne saurait méconnaître le péril qui est inséparable de la parfaitesincérité. Car « être sincère, c'est avoir toutes les pensées », c'est avoirconscience qu'il n'y a rien d'impossible en soi, rien à quoi je n'aie son-gé au moins une fois. Or ce souci de l'intégrité de soi est, semble-t-il,en conflit avec la moralité. Le propre de l'honnête homme n'est-il pas,en effet, de n'avoir que de bonnes pensées et de ne plus sentir tout lemal dont il est capable ? Aussi la moralité a-t-elle été longtemps sus-pecte à tous ceux qui, sous prétexte d'une exacte sincérité, s'atta-chaient à ne rien perdre de tous les mouvements qu'ils observaient eneux-mêmes : les plus fugitifs retenaient toute leur attention par une

Page 193: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 193

sorte de privilège, puisque autrement on risquait de les laisser échap-per ; les plus pervers avaient toutes leurs complaisances, puisqu'ondevait se défendre contre le désir de les refouler — comme si ce désirn'était pas constitutif du moi véritable autant que l'impulsion mêmequ'il essayait de combattre.

Ce vœu de sincérité à tout prix explique une [248] grande partie denotre littérature. Le spectacle de soi est préféré à cette formation desoi sans laquelle le spectacle est stérile et semblable à celui qu'unétranger nous donne de lui-même. Cependant, se regarder de tropprès, c'est aussi se falsifier. Je consolide ce qui en moi n'était qu'ins-tantané. Je change son essence « qui est de passer en un clin d'œil ».Et, dans la satisfaction que j'éprouve à dire : Je suis ainsi, il y a unedéfaite par laquelle je me renonce moi-même au moment où je penseme découvrir.

Il n'y a point d'homme sans doute qui ait suscité depuis un demi-siècle plus d'admiration que Stendhal. C'est qu'il est le parfait modèlede cette sincérité qui ne veut rien abandonner de ce qui m'appartient.On trouve chez Stendhal « une audacieuse patience à s'épuiser sanscesse complètement. Jamais il n'esquive rien de lui-même ». Mais ilest beau que Jacques Rivière ait pu introduire quelque réserve dans ceculte passionné dont Stendhal était entouré à l'époque où il écrivait. Ilavoue qu'il ne peut pas l'aimer sans gêne : « Quelque chose en lui re-tient mon élan ; il m'apparaît déformé par l'exercice même de cellesincérité que j'admire en lui. » Et il découvre la raison de cette gêneavec une incomparable pénétration : « Peu à peu, il perd communica-tion avec les événements ; il est si préoccupé de ne rien omettre de cequ'ils lui font ressentir qu'il omet d'y participer ; il ne prend d'eux quele psychologique. » Et plus loin : « Il ne connaît pas cette aise pro-fonde de s'employer. Sa vie est stérile, son âme est exclue de partout.Elle est frappée du grand malheur d'être inutile. Stendhal s'est attachécomme un confident à sa propre personne ». Et l'on peut craindre quele confident ait supplanté en lui la personne. Car celui qui ne songeplus qu'à se connaître, [249] « en vient à ne plus souhaiter d'être diffé-rent ». Or c'est cette volonté d'être différent, ou de se transformer, oude se créer, qui est le moi lui-même.

Il y a sans doute une préoccupation pharisaïque de la moralité quine cesse de nous aveugler sur ce que nous sommes ; il y a aussi, dansla crise que nous traversons, et où les valeurs à restaurer nous intéres-

Page 194: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 194

sent plus directement que les subtilités de l'analyse, un besoin de seconfier à des élans où le moi s'oublie et se laisse pour ainsi dire porterpar des forces qui le dépassent et qu'il ne contrôle plus : mais ce n'estpas là un moindre danger pour la vie de l'esprit. Celle-ci, loin d'abolirla conscience de soi, cherche en elle cette lumière et cette ardeur quidoivent nous permettre, en nous réformant nous-même, de réformeraussi le monde. Je ne veux rien ignorer de ce que je porte en moi ;mais je ne me connais pas comme une chose. L'attention que je dirigevers le dedans de moi est une attention active qui juge et change cequ'elle voit. Elle est un choix de chaque instant qui s'applique non pasà mes états, mais à mes puissances dont certaines, que je consens àassumer, croissent et fructifient, tandis que d'autres sont abandonnéeset dépérissent. La véritable sincérité est une discipline de l'attentionqui, loin de mettre sur le même plan tout ce qu'elle trouve dans laconscience, reconnaît en elle la présence d'une hiérarchie de valeurs àlaquelle elle entend demeurer fidèle. Je ne nais véritablement à l'exis-tence qu'en naissant, à la vérité de moi-même, et cette vérité de moi-même est une exigence d'approfondissement, qui est l'exigence d'uneconversion ininterrompue.

Mais ce n'est pas tout : il paraît tout à fait faux de penser que ceteffort de sincérité avec soi me sépare du monde, car c'est par lui aucontraire que je réussirai à apercevoir le monde tel qu'il est, et non[250] plus à travers les voiles que les préoccupations de l'amour-propre ont tissés entre lui et moi. Alors aussi j'apercevrai la place queje puis y tenir. C'est qu'il n'y a de vérité hors de moi que s'il y a de lasincérité en moi. Au lieu de me désintéresser des événements, j'ap-prendrai donc à découvrir en eux l'origine de toutes mes obligations etle point d'application de toutes mes facultés. C'est déjà dans cette ma-nière d'accueillir ce qui m'est donné et de lui répondre que JacquesRivière mettait l'essence de la sincérité : c'est elle qui m'enseigne àcomposer avec justesse le rapport de mes actes et des événements :« L'honnête homme, disait-il, rejette sans regret tous les sentimentsque les circonstances ne font pas opportuns et trouve le moyen d'en-gager dans l'affaire tout de même le meilleur de son âme. » Et c'estpeut-être au moment où l'âme a l'expérience du malheur et semblemenacée des pires détresses que la sincérité nous découvre son secretle plus profond. Elle ne se laisse gagner ni par la lamentation ni par ledésespoir. Elle reste tout entière lucidité, mesure et maîtrise de soi.

Page 195: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 195

« Elle forme scrupuleusement sa souffrance à l'image de son malheurde telle façon qu'elle ne le déborde ni ne lui manque. » La sincérité laplus facile mais aussi la plus fausse, est celle qui nous incline à nousattarder indéfiniment sur nos propres sentiments ; mais elle n'est pureet virile que là où les sentiments « méditent toujours des actes ». Lasincérité, c'est l'honnêteté elle-même, comme le langage populairenous engage à le penser : et « l'honnête homme demeure tout occupé àvivre, en échange perpétuel et dans une conversation liée avec lesévénements. On a besoin de lui et il ne fera pas défaut ». Telle est l'ex-trémité de cette sincérité intérieure qui n'est d'abord qu'un dialogueavec soi-même, mais qui devient bientôt un dialogue [251] avec lemonde, dans laquelle je donne autant que je reçois, qui ne s'exerce quedans la solitude, non point, il est vrai, pour s'y enfermer et s'y com-plaire, mais pour y découvrir la source commune de cette vie à la-quelle je participe, qui m'oblige, en présence du moindre objet que jerencontre sur mon chemin, de remplir une certaine tache à laquelle jesuis appelé, et qui est nécessaire aussi bien à la marche de l'universqu'.à l'accomplissement de ma destinée.

Page 196: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 196

[252]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

CINQUIÈME PARTIE

3

L’intellectualismede Paul Valéry

Retour à la table des matières

Il y a toujours eu entre les poètes et les philosophes une sorte d'at-trait mutuel, qui a produit beaucoup de querelles de jalousie. Le philo-sophe cherche un monde mieux ordonné que celui qu'il a sous lesyeux : il nous oblige à le penser parce qu'il ne peut pas nous le mon-trer. Et le monde que le poète nous montre contraste tellement aveccelui qui nous est donné qu'il ressemble à une illusion. Cependant lepoète peut mettre l'illusion au-dessus de la réalité, comme le philo-sophe met l'idée au-dessus de la chose. Platon à qui l'on reprochaitd'être lui-même poète traitait le poète de menteur et voulait le chasserde la République. Et le poète le plus incliné vers la réflexion, qui est laphilosophie elle-même, déprécie la philosophie, où il ne voit que desartifices du langage. Ainsi, M. Paul Valéry parle cruellement de laphilosophie : « Il n'y a pas de philosophie, dit-il, mais des variationsintérieures sur le sens des mots. » Les systèmes philosophiques sontde « simples écritures ». Mais Condillac disait déjà de la connaissancetout entière qu'elle est une langue bien faite. Et la poésie à son tour,dont M. Valéry laisse entendre qu'elle est la chose la plus vaine du

Page 197: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 197

monde, bien qu'elle soit aussi la plus précieuse, est-elle rien de [253]plus que la gloire même du langage ? Les philosophes auraient le tortplutôt de ne pas s'en être souciés. Mais, s'il est vrai que l'esprit neprend conscience de lui-même et pour ainsi dire ne s'exerce que parles opérations du langage, quelle différence y a t-il entre un philo-sophe qui cherche à connaître le fonctionnement de son esprit et unpoète qui s'interroge sur la création poétique ? On ne s'étonnera pasqu'il leur arrive de se rencontrer, bien que le philosophe prétende em-brasser, dans le domaine de la pensée, un cercle plus étendu, et lepoète atteindre un centre plus sensible et plus exquis.

S'il était possible de nommer une doctrine philosophique à laquellela réflexion de M. Valéry pût s'apparenter, ce serait l'intellectualisme.Car il n'y a point de qualités qu'il place aussi haut que la maîtrise dujeu de son esprit, la lucidité dans l'essai de tous ses pouvoirs. Il opposevolontiers le mot esprit au mot âme : il se plaît dans cette sorte d'atten-tion à soi-même qui ne connaît pas d'abandon, qui introduit dans cha-cun de nos mouvements intérieurs la précision et la rigueur, qui re-pousse toutes les faiblesses de l'âme, toujours trop proche du corps ettentée de confondre l'émotion avec la profondeur. Et il avoue non sansironie qu'il s'est préoccupé pendant longtemps du salut de son espritcomme d'autres de celui de leur âme.

Dans toutes les démarches de sa pensée et, pourrait-on dire, de savie, il essaie de faire pénétrer le plus de conscience possible, ce qui estpeut-être l'unique ambition du philosophe. Mais cela n'est pas facile :car nous sommes la proie de la nature, c'est-à-dire du désordre, qui estfait lui-même d'événements très petits que nous sommes obligés desubir, alors que trop souvent nous croyons les conduire. Toutefois,dans ce désordre, nous pouvons, avec beaucoup [254] d'efforts et parle moyen de certaines contraintes que nous nous imposons, introduireune disposition formelle qui nous contente et que nous ne pouvonscontempler sans une sorte d'enchantement. Tel est le mystère de lacréation poétique ; et l'on peut penser que toutes les créations del'homme sont comme elle une victoire remportée sur le chaos. L'espritlui est d'abord livré, car il est lui-même à la merci du corps, en tête àtête avec tous ces événements obscurs dont il est le siège et qui ris-quent toujours de le surprendre. Mais il éprouve une invincible hor-reur à sentir qu'il y peut céder. Il parie toujours contre la nature.

Page 198: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 198

M. Valéry se complaît à décrire « cette frange phosphorescente quisépare la veille du sommeil » et dans laquelle il sent qu'il recommenceà vivre, c'est-à-dire à « redevenir un tel » : ici la conscience le fait as-sister tous les jours à sa propre naissance. Mais ce qui l'intéresse, cene sont point, comme on pourrait le croire, tous ces objets différentsqui émergent peu à peu de l'indistinction primitive. Comme si leurdiversité ne lui offrait rien de plus que les débris d'une unité perdue, ilne découvre point en eux un monde qui se compose, mais un monde« qui se décompose ». Car ce qu'il cherche à atteindre, ce n'est pas laréalité telle qu'elle peut lui être donnée, c'est sa propre puissance créa-trice à laquelle il pense pouvoir se réduire dans ses moments les plusheureux et les plus purs.

La conscience alors est devenue toute attente, une attente quel'événement menace de rompre à tout moment. C'est contre l'événe-ment, contre cette rupture qu'il produit en lui, que le moi ne cesse dese défendre. L'événement appartient à la prose de la vie. « Dans uneépoque furieuse comme la nôtre où les événements sont démesurés »,la force de l'esprit se [255] reconnaît au pouvoir qu'il a de ne points'en laisser accabler, de sauver son libre jeu et la disposition continuede ses mouvements les plus essentiels. Cela requiert beaucoup d'ef-fort. Il arrive que l'esprit ne soit qu'une échappée entre deux soucis quilui viennent des choses, c'est-à-dire du corps. Alors que tant de mora-listes reprochent aujourd'hui à la conscience de ne pas avoir le cou-rage de s'engager, M. Valéry lui reproche plutôt de ne pas savoir bri-ser ses engagements et de n'avoir pas le courage de se détacher. Ce quiexiste ne lui suffit pas ou lui impose une chaîne qui l'humilie : il pré-fère le possible à l'être. Et le cœur même de sa pensée, il nous le dé-couvre quand il nous dit : « Rendre purement possible ce qui existe,telle est l'œuvre profonde. » C'est dans cette conversion de l'existenceen possibilité que réside l'acte même par lequel le moi se constitue ; ilest dans le refus ou le regret de ce qui est », bien qu'il ne puisse jamaiss'en séparer tout à fait ; « il tient dans un seuil entre le possible et lerévolu ». Loin de se confondre jamais avec ce qu'il possède, il est dansce qui lui manque plutôt que dans ce qu'il saisit, dans ce qu'il espèreplutôt que dans ce qu'il obtient. Non point pourtant que cette possibili-té puisse lui suffire : c'est la tentation de l'esprit de se complaire dansles actes virtuels. Tel est en effet le domaine de la fiction, qui ne peutme contenter parce que le pouvoir qu'il me donne ne connaît plus de

Page 199: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 199

bornes : il n'y a rien ici qui me résiste, rien que je ne puisse altérer. Lafacilité est pour moi trop grande : il m'ennuie de la dépenser. Et lepoète ne craint pas de nous dire : « Je ne puis m'intéresser qu'à ce queje ne puis inventer. »

Quelle ressource lui reste-t-il donc ? Il n'a plus de contact avecl'événement, qui ne réussissait qu'à le détourner de lui-même et àl'asservir ; et l'on connaît [256] l'opinion qu'il a de l'histoire. Touteexistence s'est changée pour lui en possibilité. Mais il observe quecette possibilité porte en elle une instabilité qu'il dépend de lui defixer, une multiplicité qu'il est capable de lier, un désordre qu'il peutdominer. C'est à condition, il est vrai, qu'au lieu de s'abandonner à cejeu des possibles, qui vient envahir sa conscience dès que son atten-tion commence à fléchir, comme le faisait tout à l'heure le jeu desévénements, il l'assujettisse à une discipline qui provient tout entièrede son unique vouloir. Il faut qu'il se prescrive à lui-même des règles,qu'il édicte des conventions qui sont comme autant d'obstacles qu'ilplace sur son chemin, de contraintes auxquelles il se soumet pours'obliger à employer tout son pouvoir en paraissant le limiter. Alorsdans les informes propositions du hasard il fera éclater un ordre quisera à la fois son propre ouvrage et une sorte de miroir de lui-même.

On sait que nul n'a plus de défiance que M. Paul Valéry à l'égardde l'inspiration : elle nous apporte une matière où il y a sans doute lemeilleur et le pire, mais qui ne méritent l'un et l'autre ce nom quequand nous les avons discernés. Elle vient du corps, comme la transede la Pythie, mais nous n'en savons rien, et, comme son origine nouséchappe, nous pensons qu'elle vient de plus haut, qu'elle est un don del'esprit pur. Elle s'impose à nous malgré nous : elle nous humiliequand nous pensons qu'elle nous relève. « Il y a des jours à idées » : etcette observation ne va pas sans mélancolie. Ces idées ne laisseraienten nous aucune trace si l'esprit ne pressentait en elles un développe-ment qu'il pourra diriger. Il y a entre elles une sorte d'équivalence etd'indifférence avant que je m'en sois emparé et que j'aie commencé àles mettre en œuvre. Et même on [257] peut aller jusqu'à dire de l'es-prit lui-même, si on l'abandonne à son mouvement le plus spontané,qu'il « vole de sottise en sottise comme l'oiseau de branche enbranche. Il ne peut faire autrement. L'essentiel est de ne se sentirferme sur aucune ». Car, au lieu de devenir esclave de ces suggestionsqui le sollicitent, il faut qu'il se mette au-dessus d'elles pour les rendre

Page 200: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 200

dociles à sa loi ; « l'esprit, comme la mer, ramasse, reprend ses in-nombrables dés et les rejette ».

On pourrait être tenté d'établir une sorte de comparaison entre lamanière dont se réalise la création poétique et la manière dont on dé-couvre les lois en physique. Car de part et d'autre l'esprit n'a affairequ'au hasard, « c'est-à-dire à une complication infernale d'éléments etd'événements élémentaires ». Et de part et d'autre l'esprit en tire unordre qui est capable de le satisfaire. Il y a pourtant bien de la diffé-rence entre les deux domaines. Car les lois de la science sont des loispurement statistiques et qui traduisent la probabilité la plus grande, aulieu que la perfection de l'œuvre d'art est toujours l'effet d'une optionheureuse ou d'un laborieux effort., c'est-à-dire de la plus grande im-probabilité.

Rien n'est plus intéressant maintenant que de saisir les démarchespropres de l'esprit dans la création de l'œuvre poétique. Elle a elle-même pour point de départ ce bruissement d'actions à peine sensiblesqui résonnent en nous dans une sorte de confusion indéfinie. Inventerdoit ressembler beaucoup à reconnaître un air de musique dans lachute monotone des gouttes d'eau. Mais le poète est attentif à tous cesaccidents. Le propre de son intelligence, c'est d'être sensibilisée àl'égard de certains rapports qu'il perçoit tout à coup entre eux et quideviennent les points d'application des opérations de son esprit. Maisde telles rencontres sont rares, elles surprennent son [258] assenti-ment, et ne réussissent point à le contenter parce qu'elles n'ont pointde lien entre elles, qu'il ne sait pas les faire naître, et qu'elles brisentl'unité de son esprit au lieu de l'affermir. Telle est la raison pour la-quelle le poète est incliné à refuser les beaux vers isolés. Il y a en euxune sorte de prélude auquel l'essentiel est de donner une suite. La poé-sie devrait être une sorte de musicalité continue, un enchantementconstant, où l'esprit demande à faire son unique séjour, et qui menacetoujours d'être rompu. C/est au moment où il se défend contre ces rup-tures que l'esprit mesure la force qui lui est propre : l'art véritable ré-side dans les transitions. Là il n'a plus affaire qu'à lui-même : au lieud'être vaincu par le hasard, c'est le hasard même qu'il entreprend devaincre. Là tout est lucidité, calcul, maîtrise de soi. Là est aussi la me-sure du véritable talent. « Le talent sans génie est peu de chose. Legénie sans talent, n'est rien. »

Page 201: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 201

La marque distinctive de l'esprit, c'est peut-être ce désintéresse-ment absolu qui fait paraître ses ouvrages inutiles et aptes seulement àlui donner une volupté pure. De là surgissent, il est vrai, de nouvellesexigences, car il faut atteindre la perfection, et non pas seulement ytendre : « en toute chose inutile, il faut être divin ou ne pas s'en mê-ler. » Mais qu'est-ce qu'atteindre la perfection, qu'est-ce qu'être divin,sinon permettre à l'esprit de retrouver ses propres lois dans une formesensible, sans que l'objet produise aucune ombre entre lui-même etson propre ouvrage ? L'art ne réside pas dans l'imitation d'une réalitéextérieure, il ne cherche pas la ressemblance : il veut donner à 1'espritle spectacle de lui-même et lui permettre de contempler dans toutesses entreprises le jeu réglé de ses opérations les plus secrètes. Aussi nes'étonnera-t-on pas que ce soit la forme qui détermine le contenu. Carla forme n'est pas, comme [259] on pourrait le croire, une simple ap-parence extérieure derrière laquelle il y aurait une idée qu'elle seraitchargée de traduire. La forme, étant cette proportion même qui estl'acte de l'esprit, est plus essentielle et plus intérieure à la chose queson contenu, un peu comme on a pu dire que l'Âme est non pas au-dedans, mais à la périphérie du corps, là seulement où elle s'offre àtous les regards dans une sorte de don qu'elle fait d'elle-même. Aussiles plus belles œuvres sont-elles filles de la forme, et l'on ne craindrapas d'ajouter d'une manière plus paradoxale qu'il faut abandonner uneidée quand une autre se présente avec une forme plus parfaite. Ce quiéveille mille réflexions chez le philosophe s'il consent à ne pas oublierla parenté que la philosophie traditionnelle avait établie entre les idéeset les formes.

Tel est cet art éminemment intellectuel, qui considère comme hon-teux tout ce qui se fait en dehors de la conscience de soi, qui répugneà la facilité, qui cherche à retrouver par des règles dont il reste maîtrece qui nous est donné dans nos moments les plus heureux, qui consi-dère comme le meilleur poète, le meilleur critique de son propre es-prit, qui se méfie de la nouveauté et cherche à atteindre et à exprimer,à travers les suggestions les plus fortuites de l'événement, les con-nexions les plus délicates et les plus subtiles entre toutes les virtualitésde pensée. Ni cet art ni cette philosophie ne risquent de devenir jamaispopulaires. On leur reprochera vainement d'être stériles, si l'esprit entire un délice qui lui suffit, de nous incliner vers le détachement, bienque, là où nous paraissons le plus engagés, ce soit le détachement en-

Page 202: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 202

core qui permette à l'esprit de demeurer fidèle à lui-même et de prati-quer la vertu qui lui est propre, qui est le désintéressement.

Mais on ne saurait méconnaître qu'il y a dans cette [260] concep-tion de l'esprit un singulier pessimisme. Non point un pessimisme durenoncement, puisque l'esprit peut se plaire, au moins pendant cer-taines heures du jour, à cette activité épurée qui participe à la fois del'ascèse et du jeu. Mais le pessimisme, c'est de croire que la réalité estailleurs, dans cette suite d'événements livrés au pur hasard et dont illui arrive de tirer par une extraordinaire fortune certains objets despectacle où il se trouve tout è coup comblé. Car tous ces événementsdiscontinus par lesquels les choses nous sont offertes et qui viennentsans cesse nous heurter et nous arracher à nous-même ont-ils plusd'existence que les actes mêmes de notre esprit, qui les assujettit etleur donne une signification qu'en eux-mêmes ils n'avaient point ? Orce qui est vrai de la création poétique est vrai de toutes les créationsde l'esprit. Faut-il donc que le monde soit réduit à une pluie d'atomescomme pour Épicure, et qu'il ne réussisse à s'organiser que par le ha-sard de certaines rencontres imprévisibles ? La plus imprévisible detoutes serait celle qui permettrait à l'esprit de naître, et de discerner etde choisir certaines formes dans ce chaos. Mais s'il y a un débat quipuisse s'ouvrir, c'est pour savoir quelle application nous devons faireici du mot réalité. Dirons-nous que c'est l'esprit qui est irréel et que leréel c'est tout ce qui lui est donné, mais qui lui résiste et qui le défie ?Ou bien est-ce dans l'activité de l'esprit que nous placerons cette réali-té au cœur de laquelle nous cherchons à nous établir, qui est toujoursen péril, mais qui exige que le monde puisse être réduit à une pous-sière d'éléments pour en faire les moyens mêmes de toutes ses créa-tions ? Parmi elles la création poétique est sans doute la plus exquise,et les autres l'imitent à leur manière. Seulement l'activité de l'esprit nedemeure pas toujours au même niveau, il [261] suffit, qu'elle fléchissepour que le désordre l'emporte et qu'il ne subsiste du monde qu'unediscontinuité d'événements dépourvus de sens. Mais l'esprit, c'est cettepuissance mystérieuse qui empêche cette dislocation de se produire,qui maintient dans le réel la liaison, la forme et le sens, dont l'opéra-tion laborieuse et presque douloureuse a été décrite par M. Valéryavec une admirable lucidité, et qui dans quelques-uns de ses poèmesnous laisse voir tant d'extraordinaires réussites.

[262]

Page 203: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 203

[263]

Chroniques philosophiquesPSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

TABLE CHRONOLOGIQUE

Retour à la table des matières

ANNÉE 1930

Les habitudes et la vie de l'esprit. 31 août

Psychologie et conscience. 26 octobre

ANNÉE 1932

La crainte du surnaturel. 14 août

L'homme et le caractère. 11 septembre

ANNÉE 1933

L'origine du plaisir. 29 janvier

Le divertissement. 26 mars

ANNÉE 1935

Psychologie et sociologie. 27 juillet

Le mystère de l'émotion. 27 octobre

ANNÉE 1937

Le sens de la souffrance. 9 mars

La psychologie de la conversion. 4 avril

Les aptitudes mentales. 30 mai

La formation du monde sensible. 7 juillet

Page 204: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 204

[264]

ANNÉE 1938

De l'ennui. 4 mai

L'existence personnelle. 5 juin

Le langage et la pensée. 3 juillet

L'angoisse originelle. 6 novembre

ANNÉE 1939

Les tendances et la vie de la conscience. 9 avril

Avoir une âme. 10 mai

La métaphysique de Paul Decoster. 2 juillet

Philosophie et spiritualité. 4 août

L'idée de valeur. 25 novembre

ANNÉE 1940

L'actualité de Platon. 20 avril

année 1941

De la sincérité avec soi-même. 27 février

La sagesse de Montesquieu. 30 mai

ANNÉE 1942

L'intellectualisme de Paul Valéry. 27 févier

Page 205: Psychologie Et Spiritualite

Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 205

[269]

ACHEVÉ D'IMPRIMÉ EN AVRIL 1907 PAREMMANUEL GREVIN et FILS À LAGNY-SUR-MARNE

Dépôt léga1 : 2e trimestre 1967.N° d'Édition : 3988. — N° d'impression : 8831.

Fin