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Maladie mentale et psychologie (1962) Titre Maladie mentale et psychologie 1963 |PAGE 1 INTRODUCTION Deux questions se posent: sous quelles conditions peut-on parler de maladie dans le domaine psychologique ? Quels rapports peut-on définir entre les faits de la pathologie mentale et ceux de la pathologie organique? Toutes les psychopathologies se sont ordonnées à ces deux problèmes: il y a les psychologies de l'hétérogénéité qui se refusent, comme l'a fait Blondel, à lire en termes de psychologie normale les structures de la conscience morbide; et, au contraire, les psychologies, analytiques ou phénoménologiques, qui cherchent à ressaisir l'intelligibilité de toute conduite, même démente, dans des significations antérieures à la distinction du normal et du pathologique. Un partage analogue se fait également dans le grand débat de la psycho-genèse et de l'organo-genèse : recherche de l'étiologie organique, depuis la découverte de la paralysie générale, avec son étiologie syphilitique; ou analyse de la causalité psychologique, à partir des troubles sans fondement organique, définis à la fin du XIXe siècle comme syndrome hystérique. Tant de fois repris, ces problèmes, aujourd'hui, rebutent, et il serait sans profit de résumer les débats qu'ils ont fait naître. Mais on peut se demander si l'embarras ne vient pas de ce qu'on donne le même sens aux notions de maladie, de symptômes, d'étiologie en pathologie

Maladie Mentale Et Psychologie

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Maladie mentale et psychologie (1962)

Titre

Maladie mentale et psychologie

1963

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INTRODUCTION

Deux questions se posent: sous quelles conditions peut-on parler de maladie dans le domaine psychologique ? Quels rapports peut-on dfinir entre les faits de la pathologie mentale et ceux de la pathologie organique? Toutes les psychopathologies se sont ordonnes ces deux problmes: il y a les psychologies de l'htrognit qui se refusent, comme l'a fait Blondel, lire en termes de psychologie normale les structures de la conscience morbide; et, au contraire, les psychologies, analytiques ou phnomnologiques, qui cherchent ressaisir l'intelligibilit de toute conduite, mme dmente, dans des significations antrieures la distinction du normal et du pathologique. Un partage analogue se fait galement dans le grand dbat de la psycho-gense et de l'organo-gense : recherche de l'tiologie organique, depuis la dcouverte de la paralysie gnrale, avec son tiologie syphilitique; ou analyse de la causalit psychologique, partir des troubles sans fondement organique, dfinis la fin du XIXe sicle comme syndrome hystrique.

Tant de fois repris, ces problmes, aujourd'hui, rebutent, et il serait sans profit de rsumer les dbats qu'ils ont fait natre. Mais on peut se demander si l'embarras ne vient pas de ce qu'on donne le mme sens aux notions de maladie, de symptmes, d'tiologie en pathologie

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mentale et en pathologie organique. S'il apparat tellement malais de dfinir la maladie et la sant psychologiques, n'est-ce pas parce qu'on s'efforce en vain de leur appliquer massivement des concepts destins galement la mdecine somatique? La difficult retrouver l'unit des perturbations organiques et des altrations de la personnalit, ne vient-elle pas de ce qu'on leur suppose une structure de mme type ? Par del la pathologie mentale et la pathologie organique, il y a une pathologie gnrale et abstraite qui les domine l'une et l'autre, leur imposant, comme autant de prjugs, les mmes concepts, et leur indiquant les mmes mthodes comme autant de postulats. Nous voudrions montrer que la racine de la pathologie mentale ne doit pas tre cherche dans une quelconque mtapathologie, mais dans un certain rapport, historiquement situ, de l'homme l'homme fou et l'homme vrai.

Cependant un bilan rapide est ncessaire, la fois pour rappeler comment se sont constitues les psychopathologies traditionnelles ou rcentes, et pour montrer de quels pralables la mdecine mentale doit tre consciente pour trouver une rigueur nouvelle.

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CHAPITRE PREMIER

MDECINE MENTALE ET MDECINE ORGANIQUE

Cette pathologie gnrale dont nous venons de parler s'est dveloppe en deux tapes principales.

Comme la mdecine organique, la mdecine mentale a tent, d'abord, de dchiffrer l'essence de la maladie dans le groupement cohrent des signes qui l'indiquent. Elle a constitu une symptomatologie o sont releves les corrlations constantes, ou seulement frquentes, entre tel type de maladie et telle manifestation morbide: l'hallucination auditive, symptme de telle structure dlirante ; la confusion mentale, signe de telle forme dmentielle. Elle a constitu, d'autre part, une nosographie o sont analyses les formes elles-mmes de la maladie, dcrites les phases de son volution, et restitues les variantes qu'elle peut prsenter: on aura les maladies aigus et les maladies chroniques; on dcrira les manifestations pisodiques, les alternances de symptmes, et leur volution au cours de la maladie.

Il peut tre utile de schmatiser ces descriptions classiques, non seulement titre d'exemple, mais aussi pour fixer le sens originaire de termes classiquement utiliss.

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Nous emprunterons aux vieux ouvrages du dbut de ce sicle des descriptions dont l'archasme ne doit pas faire oublier qu'elles ont t aboutissement et point de dpart.

Dupr dfinissait ainsi l'hystrie: tat dans lequel la puissance de l'imagination et de la suggestibilit, unie cette synergie particulire du corps et de l'esprit que j'ai dnomme psychoplasticit, aboutit la simulation plus ou moins volontaire de syndromes pathologiques, l'organisation mythoplastique de troubles fonctionnels, impossibles distinguer de ceux des simulateurs (1). Cette dfinition classique dsigne donc comme symptmes majeurs de l'hystrie, la suggestibilit, et l'apparition de troubles comme la paralysie, l'anesthsie, l'anorexie, qui n'ont pas, en l'occurrence, de fondement organique, mais une origine exclusivement psychologique.

La psychasthnie, depuis les travaux de Janet, est caractrise par l'puisement nerveux avec des stigmates organiques (asthnie musculaire, troubles gastro-intestinaux, cphales); une asthnie mentale (fatigabilit, impuissance devant l'effort, dsarroi en face de l'obstacle; insertion difficile dans le rel et le prsent: ce que Janet appelait la perte de la fonction du rel); enfin des troubles de l'motivit (tristesse, inquitude, anxit paroxystique).

Les obsessions: apparition sur un tat mental habituel d'indcision, de doute et d'inquitude, et sous la forme d'accs paroxystiques intermittents, d'obsessions-impulsions diverses (2). On distingue de la phobie, caractrise par des crises d'angoisse paroxystique devant des objets dtermins (agoraphobie devant les espaces vides),

(1) Dupr, La constitution motive (1911).

(2) Delmas, La pratique psychiatrique (1929).

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la nvrose obsessionnelle, o sont surtout marques les dfenses que le malade rige contre son angoisse (prcautions rituelles, gestes propitiatoires).

Manie et dpression: Magnan a dnomm folie intermittente cette forme pathologique, dans laquelle on voit alterner, des intervalles plus ou moins longs, deux syndromes pourtant opposs: le syndrome maniaque, et le syndrome dpressif. Le premier comporte l'agitation motrice, une humeur euphorique ou colreuse, une exaltation psychique caractrise par la verbigration, la rapidit des associations et la fuite des ides. La dpression, l'inverse, se prsente comme une inertie motrice sur fond d'humeur triste, accompagne de ralentissement psychique. Parfois isoles, la manie et la dpression sont lies le plus souvent par un systme d'alternance rgulier ou irrgulier, dont Gilbert-Ballet a dessin les diffrents profils (1).

La paranoa: sur un arrire-plan d'exaltation passionnelle (orgueil, jalousie), et d'hyperactivit psychologique, on voit se dvelopper un dlire systmatis, cohrent, sans hallucination, cristallisant dans une unit pseudo-logique des thmes de grandeur, de perscution et de revendication.

La psychose hallucinatoire chronique est elle aussi une psychose dlirante; mais le dlire est mal systmatis, souvent incohrent; les thmes de grandeur finissent par absorber tous les autres dans une exaltation purile du personnage; enfin et surtout il est soutenu par des hallucinations.

L' hbphrnie, psychose de l'adolescence est classiquement

(1) G. BALLET, La psychose priodique, Journal de Psychologie, 1909-1910.

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dfinie par une excitation intellectuelle et motrice (bavardage, nologismes, calembours; manirisme et impulsions), par des hallucinations et un dlire dsordonn, dont le polymorphisme s'appauvrit peu peu.

La catatonie se reconnat au ngativisme du sujet (mutisme, refus d'aliment, phnomnes appels par Kraepelin barrages de volont), sa suggestibilit (passivit musculaire, conservation des attitudes imposes, rponses en cho), enfin aux ractions strotypes et aux paroxysmes impulsifs (dcharges motrices brutales qui semblent dborder tous les barrages instaurs par la maladie).

Observant que ces trois dernires formes pathologiques, qui interviennent assez tt dans le dveloppement, tendent vers la dmence, c'est--dire vers la dsorganisation totale de la vie psychologique (le dlire s'effrite, les hallucinations tendent faire place un onirisme dcousu, la personnalit sombre dans l'incohrence), Kraepelin les a groups sous la dnomination commune de Dmence prcoce (1). C'est cette mme entit nosographique qu'a reprise Bleuler, en l'largissant vers certaines formes de la paranoa (2); et il a donn l'ensemble le nom de schizophrnie, caractrise, d'une manire gnrale, par un trouble dans la cohrence normale des associations -comme un morcellement (Spaltung) du flux de la pense -et d'un autre ct, par une rupture du contact affectif avec le milieu ambiant, par une impossibilit entrer en communication spontane avec la vie affective d'autrui (autisme).

(1) KRAEPELIN, Lehrbuch der Psychiatrie (1889).

(2) E. BLEULER, Dementia praecox oder Gruppe der Schizophrenien (1911).

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Ces analyses ont la mme structure conceptuelle que celles de la pathologie organique: ici et l, mmes mthodes pour rpartir les symptmes dans les groupes pathologiques, et pour dfinir les grandes entits morbides. Or, ce qu'on retrouve derrire cette mthode unique, ce sont deux postulats qui concernent, l'un et l'autre, la nature de la maladie.

On postule, d'abord, que la maladie est une essence, une entit spcifique reprable par les symptmes qui la manifestent, mais antrieure eux, et, dans une certaine mesure indpendante d'eux; on dcrira un fond schizophrnique cach sous des symptmes obsessionnels; on parlera de dlires camoufls; on supposera l'entit d'une folie maniaco-dpressive derrire une crise maniaque ou un pisode dpressif.

A ct de ce prjug d'essence, et comme pour compenser l'abstraction qu'il implique, il y a un postulat naturaliste, qui rige la maladie en espce botanique; l'unit que l'on suppose chaque groupe nosographique derrire le polymorphisme des symptmes serait comme l'unit d'une espce dfinie par ses caractres permanents, et diversifie dans ses sous-groupes: ainsi la Dmence Prcoce est comme une espce caractrise par les formes ultimes de son volution naturelle, et qui peut prsenter les variantes hbphrniques, catatoniques ou paranodes.

Si on dfinit la maladie mentale avec les mmes mthodes conceptuelles que la maladie organique, si on isole et si on assemble les symptmes psychologiques comme les symptmes physiologiques, c'est avant tout parce qu'on considre la maladie, mentale ou organique, comme une essence naturelle manifeste par des symptmes spcifiques. Entre ces deux formes de pathologie, il n'y a donc

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pas d'unit relle, mais seulement, et par l'intermdiaire de ces deux postulats, un paralllisme abstrait. Or le problme de l'unit humaine et de la totalit psychosomatique demeure entirement ouvert.

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C'est le poids de ce problme qui a fait driver la pathologie vers de nouvelles mthodes et de nouveaux concepts. La notion d'une totalit organique et psychologique fait table rase des postulats qui rigent la maladie en entit spcifique. La maladie comme ralit indpendante tend s'effacer, et on a renonc lui faire jouer le rle d'une espce naturelle l'gard des symptmes, et, l'gard de l'organisme, celui d'un corps tranger. On privilgie, au contraire, les ractions globales de l'individu; entre le processus morbide et le fonctionnement gnral de l'organisme, la maladie ne s'interpose plus comme une ralit autonome; on ne la conoit plus que comme une coupe abstraite sur le devenir de l'individu malade.

Dans le domaine de la pathologie organique, rappelons pour mmoire le rle jou actuellement par les rgulations hormonales et leurs perturbations, l'importance reconnue aux centres vgtatifs, comme la rgion du troisime ventricule qui commande ces rgulations. On sait combien Leriche a insist sur le caractre global des processus pathologiques, et sur la ncessit de substituer une pathologie cellulaire, une pathologie tissulaire. Sely, de son ct, en dcrivant les maladies de l'adaptation, a montr que l'essence du phnomne pathologique devait tre cherche dans l'ensemble des ractions nerveuses et vgtatives qui sont comme la rponse globale de l'organisme

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l'attaque, au stress, venu du monde extrieur.

En pathologie mentale, on accorde le mme privilge la notion de totalit psychologique; la maladie serait altration intrinsque de la personnalit, dsorganisation interne de ses structures, dviation progressive de son devenir; elle n'aurait de ralit et de sens qu' l'intrieur d'une personnalit structure. Dans cette direction on s'est efforc de dfinir les maladies mentales, d'aprs l'ampleur des perturbations de la personnalit, et qu'on en est venu distribuer les troubles psychiques en deux grandes catgories: les nvroses et les psychoses.

1) Les psychoses, perturbations de la personnalit globale, comportent: un trouble de la pense (pense maniaque qui fuit, qui s'coule, glisse sur des associations de sons ou des jeux de mots; pense schizophrnique, qui saute, bondit par-dessus les intermdiaires et procde par -coups ou par contrastes); une altration gnrale de la vie affective et de l'humeur (rupture du contact affectif dans la schizophrnie; colorations motionnelles massives dans la manie ou la dpression); une perturbation du contrle de la conscience, de la mise en perspective des divers points de vue, formes altres du sens critique (croyance dlirante dans la paranoa, o le systme d'interprtation anticipe sur les preuves de son exactitude, et demeure impermable toute discussion; indiffrence du paranode la singularit de son exprience hallucinatoire qui a pour lui valeur d'vidence);

2) Dans les nvroses, au contraire, c'est un secteur seulement de la personnalit qui est atteint: ritualisme des obsds l'gard de tel ou tel objet, angoisses provoques par telle situation dans la nvrose phobique. Mais le cours de la pense demeure intact dans sa structure, mme s'il est plus lent chez les psychasthniques;

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le contact affectif subsiste, quitte tre exagr jusqu' la susceptibilit chez les hystriques; enfin, le nvros, quand bien mme il prsente des oblitrations de conscience comme l'hystrique, ou des impulsions incoercibles comme l'obsd, conserve la lucidit critique l'gard de ses phnomnes morbides.

On classe, en gnral, parmi les psychoses, la paranoa et tout le groupe schizophrnique, avec ses syndromes paranodes, hbphrniques et catatoniques; parmi les nvroses, la psychasthnie, l'hystrie, l'obsession, la nvrose d'angoisse et la nvrose phobique.

La personnalit devient ainsi l'lment dans lequel se dveloppe la maladie, et le critre qui permet de la juger; elle est la fois la ralit et la mesure de la maladie.

On a vu dans cette prsance de la notion de totalit un retour la pathologie concrte, et la possibilit de dterminer comme un domaine unique le champ de la pathologie mentale et celui de la pathologie organique. N'est-ce pas, en effet, au mme individu humain dans sa ralit que l'une et l'autre s'adressent par des voies diffrentes? Par cette mise en place de la notion de totalit ne convergent-elles pas la fois par l'identit de leurs mthodes et l'unit de leur objet?

L 'oeuvre de Goldstein pourrait en tmoigner. tudiant aux frontires de la mdecine mentale et de la mdecine organique, un syndrome neurologique comme l'aphasie, il rcuse aussi bien les explications organiques par une lsion locale, que les interprtations psychologiques par un dficit global de l'intelligence. Il montre qu'une lsion corticale post-traumatique peut modifier le style des rponses de l'individu son milieu; une atteinte fonctionnelle rtrcit les possibilits d'adaptation de l'organisme et raye du comportement l'ventualit de certaines

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attitudes. Quand un aphasique ne peut nommer un objet qu'on lui montre, alors qu'il peut le rclamer s'il en a besoin, ce n'est pas en raison d'un dficit (suppression organique ou psychologique), que l'on pourrait dcrire comme une ralit en soi; c'est qu'il n'est plus capable d'une certaine attitude en face du monde, d'une perspective de dnomination qui, au lieu de s'approcher de l'objet pour le saisir (greifen), se met distance pour le montrer et l'indiquer (zeigen) (1).

Que ses dsignations premires soient psychologiques ou organiques, la maladie concernerait en tout cas la situation globale de l'individu dans le monde; au lieu d'tre une essence physiologique ou psychologique, elle est une raction gnrale de l'individu pris dans sa totalit psychologique et physiologique. Dans toutes ces formes rcentes d'analyse mdicale, on peut donc faire la lecture d'une signification unique: plus on envisage comme un tout l'unit de l'tre humain, plus se dissipe la ralit d'une maladie qui serait unit spcifique; et plus aussi s'impose, pour remplacer l'analyse des formes naturelles de la maladie, la description de l'individu ragissant sa situation sur le mode pathologique.

Par l'unit qu'elle assure et par les problmes qu'elle supprime, cette notion de totalit est bien faite pour apporter la pathologie un climat d'euphorie conceptuelle. C'est de ce climat qu'ont voulu profiter ceux qui, de prs ou de loin, se sont inspirs de Goldstein. Mais le malheur a voulu que l'euphorie ne soit pas du mme ct que la rigueur.

(1) GOLDSTEIN, Journal de Psychologie, 1933.

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Nous voudrions montrer au contraire que la pathologie mentale exige des mthodes d'analyse diffrentes de la pathologie organique, et que c'est seulement par un artifice de langage qu'on peut prter le mme sens aux maladies du corps et aux maladies de l'esprit. Une pathologie unitaire qui utiliserait les mmes mthodes et les mmes concepts dans le domaine psychologique et dans le domaine physiologique est actuellement de l'ordre du mythe, mme si l'unit du corps et de l'esprit est de l'ordre de la ralit.

1) L'abstraction. -Dans la pathologie organique, le thme d'un retour au malade par-del la maladie n'exclut pas la mise en perspective rigoureuse qui permet d'isoler, dans les phnomnes pathologiques les conditions et les effets, les processus massifs et les ractions singulires. L'anatomie et la physiologie proposent justement la mdecine une analyse qui autorise des abstractions valables sur le fond de la totalit organique. Certes, la pathologie de Sely insiste, plus que toute autre, sur la solidarit de chaque phnomne segmentaire avec le tout de l'organisme; mais ce n'est pas pour les faire disparatre dans leur individualit, ni pour dnoncer en eux une abstraction arbitraire. C'est pour permettre, au contraire, de mettre en ordre les phnomnes singuliers dans une cohrence globale, c'est pour montrer, par exemple, comment des lsions intestinales analogues celles de la typhode prennent place dans un ensemble de perturbations hormonales, dont un lment essentiel est un trouble du fonctionnement cortico-surrnal. L'importance donne en pathologie organique la notion

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de totalit n'exclut ni l'abstraction d'lments isols, ni l'analyse causale; elle permet au contraire une abstraction plus valable et la dtermination d'une causalit plus relle.

Or, la psychologie n'a jamais pu offrir la psychiatrie ce que la physiologie a donn la mdecine: l'instrument d'analyse qui, en dlimitant le trouble, permettrait d'envisager le rapport fonctionnel de cette atteinte l'ensemble de la personnalit. La cohrence d'une vie psychologique semble, en effet, assure d'une autre manire que la cohsion d'un organisme; l'intgration des segments y tend vers une unit qui rend chacun d'eux possible, mais se rsume et se recueille en chacun: c'est ce que les psychologues appellent dans leur vocabulaire emprunt la phnomnologie l'unit significative des conduites, qui enferme en chaque lment -rve, crime, geste gratuit, association libre -l'allure gnrale, le style, toute l'antriorit historique et les implications ventuelles d'une existence. L'abstraction ne peut donc pas se faire de la mme manire en psychologie et en physiologie; et la dlimitation d'un trouble pathologique exige d'autres mthodes en pathologie organique qu'en pathologie mentale.

2) Le normal et le pathologique. -La mdecine a vu progressivement s'estomper la ligne de sparation entre les faits pathologiques et les faits normaux; ou plutt elle a saisi plus clairement que les tableaux cliniques n'taient pas une collection des fait anormaux, de monstres physiologiques, mais qu'ils taient en partie constitus par les mcanismes normaux et les ractions adaptatives d'un organisme fonctionnant selon sa norme. L'hypercalciurie, qui suit une fracture du fmur, est une rponse organique situe, comme le dit

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Leriche, dans la ligne des possibilits tissulaires (1) : c'est l'organisme ragissant d'une manire ordonne l'atteinte pathologique, et comme pour la rparer. Mais, ne l'oublions pas : ces considrations reposent sur une planification cohrente des possibilits physiologiques de l'organisme; et l'analyse des mcanismes normaux de la maladie permet, en fait, de mieux discerner l'impact de l'atteinte morbide, et, avec les virtualits normales de l'organisme, son aptitude la gurison: tout comme la maladie est inscrite l'intrieur des virtualits physiologiques normales, la possibilit de la gurison est crite l'intrieur des processus de la maladie.

En psychiatrie, au contraire, la notion de personnalit rend singulirement difficile la distinction du normal et du pathologique. Bleuler, par exemple, avait oppos comme deux ples de la pathologie mentale, le groupe des schizophrnies, avec la rupture du contact avec la ralit, et le groupe des folies maniaco-dpressives, ou psychoses cycliques, avec l'exagration des ractions affectives. Or, cette analyse a paru dfinir aussi bien les personnalits normales que les personnalits morbides; et Kretschmer a pu constituer dans cet esprit, une caractrologie bipolaire, comportant la schizothymie et la cyclothymie, dont l'accentuation pathologique se prsenterait comme schizophrnie et comme cyclophrnie. Mais, du coup, le passage des ractions normales aux formes morbides ne relve pas d'une analyse prcise des processus; il permet seulement une apprciation qualitative qui autorise toutes les confusions.

Alors que l'ide de solidarit organique permet de distinguer et d'unir atteinte morbide et rponse adapte,

(1) LERICHE, Philosophie de la Chirurgie.

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l'examen de la personnalit prvient, en pathologie mentale, de pareilles analyses.

3) Le malade et le milieu. -Enfin, une troisime diffrence empche qu'on traite avec les mmes mthodes et qu'on analyse avec les mmes concepts la totalit organique et la personnalit psychologique. Aucune maladie, sans doute, ne peut tre spare des mthodes de diagnostic, des procds d'isolement, des instruments thrapeutiques dont l'entoure la pratique mdicale. Mais la notion de totalit organique fait ressortir, indpendamment de ces pratiques, l'individualit du sujet malade; elle permet de l'isoler dans son originalit morbide, et de dterminer le caractre propre de ses ractions pathologiques.

Du ct de la pathologie mentale, la ralit du malade ne permet pas une pareille abstraction et chaque individualit morbide doit tre comprise travers les pratiques du milieu son gard. La situation d'internement et de tutelle impose l'alin depuis la fin du XVIIIe sicle, se dpendance totale l'gard de la dcision mdicale ont sans doute contribu fixer, la fin du XIXe sicle, le personnage de l'hystrique. Dpossd de ses droits par le tuteur et le conseil de famille, retomb pratiquement dans l'tat de minorit juridique et morale, priv de sa libert par la toute-puissance du mdecin, le malade devenait le noeud de toutes les suggestions sociales: et au point de convergence de ces pratiques, s'offrait la suggestibilit, comme syndrome majeur de l'hystrie. Babinski, imposant du dehors sa malade l'emprise de la suggestion, la conduisait ce point d'alination o, effondre, sans voix et sans mouvement, elle tait prte accueillir l'efficace de la parole miraculeuse: Lve-toi et marche. Et le mdecin trouvait le signe de la simulation dans la russite

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de sa paraphrase vanglique, puisque la malade, suivant l'injonction ironiquement prophtique, se levait rellement et rellement marchait. Or, dans ce que le mdecin dnonait comme illusion, il se heurtait, en fait la ralit de sa pratique mdicale: dans cette suggestibilit, il trouvait le rsultat de toutes les suggestions,' de toutes les dpendances auxquelles tait soumis le malade. Que les observations ne prsentent plus gure aujourd'hui de pareils miracles, n'infirme pas la ralit des russites de Babinski, mais prouve seulement que le visage de l'hystrique tend s'effacer, mesure que s'attnuent les pratiques de la suggestion qui constituaient autrefois le milieu du malade.

La dialectique des rapports de l'individu son milieu ne se fait donc pas dans le mme style en physiologie pathologique et en psychologie pathologique.

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On ne peut donc admettre d'emble ni un paralllisme abstrait, ni une unit massive entre les phnomnes de la pathologie mentale et ceux de la pathologie organique; il est impossible de transposer de l'une l'autre les schmas d'abstractions, les critres de normalit, ou la dfinition de l'individu malade. La pathologie mentale doit s'affranchir de tous les postulats d'une mtapathologie : l'unit assure par celle-ci entre les diverses formes de maladie n'est jamais que factice; c'est--dire qu'elle relve d'un fait historique, auquel dj nous chappons.

Il faut donc, en faisant crdit l'homme lui-mme, et non pas aux abstractions sur la maladie, analyser la spcificit de la maladie mentale, rechercher les formes

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concrtes que la psychologie a pu lui assigner; puis dterminer les conditions qui ont rendu possible cet trange statut de la folie, maladie mentale irrductible toute maladie.

A ces questions cherchent rpondre les deux parties de cet ouvrage:

1) Les dimensions psychologiques de la maladie mentale;

2) La psychopathologie comme fait de civilisation.

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PREMIRE PARTIE

LES DIMENSIONS PSYCHOLOGIQUES DE LA MALADIE

CHAPITRE II

LA MALADIE ET L'VOLUTION

En prsence d'un malade profondment atteint, on a l'impression premire d'un dficit global et massif, sans aucune compensation: l'incapacit d'un sujet confus se reprer dans le temps et dans l'espace, les ruptures de continuit qui se produisent sans cesse dans sa conduite, l'impossibilit de dpasser l'instant o il est mur pour accder l'univers d'autrui ou pour se tourner vers le pass et l'avenir, tous ces phnomnes invitent dcrire sa maladie en termes de fonctions abolies: la conscience du malade est dsoriente, obscurcie, rtrcie, fragmente. Mais ce vide fonctionnel est en mme temps rempli par un tourbillon de ractions lmentaires qui semblent exagres et comme rendues plus violentes par la disparition des autres conduites: tous les automatismes de rptition sont accentus (le malade rpond en cho aux questions qu'on lui pose, un geste dclench s'enraye et se ritre indfiniment), le langage intrieur envahit tout le domaine d'expression du sujet qui poursuit mi-voix un monologue

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dcousu sans s'adresser jamais personne; enfin par instants surgissent des ractions motionnelles intenses.

Il ne faut donc pas lire la pathologie mentale dans le texte trop simple des fonctions abolies: la maladie n'est pas seulement perte de la conscience, mise en sommeil de telle fonction, obnubilation de telle facult. Dans son dcoupage abstrait, la psychologie du XIXe sicle invitait cette description purement ngative de la maladie; et la smiologie de chacune tait bien facile, qui se bornait dcrire les aptitudes disparues, numrer, dans les amnsies, les souvenirs oublis, dtailler dans les ddoublements de personnalits les synthses devenues impossibles. En fait, la maladie efface, mais elle souligne; elle abolit d'un ct, mais c'est pour exalter de l'autre; l'essence de la maladie n'est pas seulement dans le vide qu'elle creuse, mais aussi dans la plnitude positive des activits de remplacement qui viennent le combler.

Quelle dialectique va rendre compte la fois de ces faits positifs et des phnomnes ngatifs de disparition?

D'entre de jeu, on peut noter que fonctions disparues et fonctions exaltes ne sont pas de mme niveau: ce qui a disparu, ce sont les coordinations complexes, c'est la conscience avec ses ouvertures intentionnelles, son jeu d'orientation dans le temps et l'espace, c'est la tension volontaire qui reprend et ordonne les automatismes. Les conduites conserves et accentues sont, l'inverse, segmentaires et simples; il s'agit d'lments dissocis qui se librent dans un style d'incohrence absolue. A la synthse complexe du dialogue s'est substitu le monologue fragmentaire; la syntaxe travers laquelle se constitue un sens est brise, et il ne subsiste plus que des lments verbaux d'o s'chappent des sens ambigus, polymorphes et labiles; la cohrence

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spatio-temporelle qui s'ordonne l'ici et au maintenant s'est effondre, et il ne subsiste plus qu'un chaos d'ici successifs et d'instants insulaires. Les phnomnes positifs de la maladie s'opposent aux ngatifs, comme le simple au complexe.

Mais aussi comme le stable l'instable. Les synthses spatio-temporelles, les conduites intersubjectives, l'intentionnalit volontaire sont sans cesse compromises par des phnomnes aussi frquents que le sommeil, aussi diffus que la suggestion, aussi coutumiers que le rve. Les conduites accentues par la maladie ont une solidit psychologique que n'ont pas les structures abolies. Le processus pathologique exagre les phnomnes les plus stables et ne supprime que les plus labiles.

Enfin les fonctions pathologiquement accentues sont les plus involontaires: le malade a perdu toute initiative, au point que la rponse mme induite par une question ne lui est plus possible: il ne peut que rpter les derniers mots de son interlocuteur; ou quand il parvient faire un geste, l'initiative est aussitt dborde par un automatisme de rptition qui l'arrte et l'touffe. Disons donc, en rsum, que la maladie supprime les fonctions complexes, instables et volontaires, en exaltant les fonctions simples, stables et automatiques.

Or, cette diffrence dans le niveau structural est double d'une diffrence dans le niveau volutif. La prminence des ractions automatiques, la succession sans cesse rompue et dsordonne des conduites, la forme explosive des ractions motionnelles sont caractristiques d'un niveau archaque dans l'volution de l'individu. Ce sont ces conduites qui donnent leur style aux ractions de l'enfant: absence des conduites de dialogue, ampleur des monologues sans interlocuteurs,

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rptitions en cho par incomprhension de la dialectique question-rponse; pluralit des coordonnes spatio-temporelles, ce qui permet des conduites en lots, o les espaces sont fragments et les moments indpendants, tous ces phnomnes qui sont communs aux structures pathologiques et aux stades archaques de l'volution dsignent dans la maladie un processus rgressif.

Si donc, dans un seul mouvement, la maladie fait surgir des signes positifs et des signes ngatifs, si elle supprime et exalte la fois, c'est dans la mesure o, revenant des phases antrieures de l'volution, elle fait disparatre les acquisitions rcentes, et redcouvre les formes de conduites normalement dpasses. La maladie est le processus au long duquel se dfait la trame de l'volution, supprimant d'abord, et dans ses formes les plus bnignes, les structures les plus rcentes, atteignant ensuite, son achvement et son point suprme de gravit, les niveaux les plus archaques. La maladie n'est donc pas un dficit qui frappe aveuglment telle facult ou telle autre; il y a dans l'absurdit du morbide une logique qu'il faut savoir lire; c'est la logique mme de l'volution normale. La maladie n'est pas une essence contre nature, elle est la nature elle-mme, mais dans un processus invers; l'histoire naturelle de la maladie n'a qu' remonter le courant de l'histoire naturelle de l'organisme sain. Mais dans cette logique unique, chaque maladie conservera son profil singulier; chaque entit nosographique trouvera sa place, et son contenu sera dfini par le point o s'arrte le travail de la dissociation; aux diffrences d'essence entre les maladies, il faut prfrer l'analyse selon le degr de profondeur de la dtrioration, et le sens d'une maladie pourra tre dfini par l'tiage o se stabilise le processus de rgression.

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Dans toute folie, disait Jackson, il existe une atteinte morbide d'un nombre plus ou moins grand de centres crbraux suprieurs, ou, ce qui est synonyme, d'un niveau d'volution le plus lev de l'infrastructure crbrale, ou, ce qui est encore synonyme, du substratum anatomique de la base physique de la conscience... En toute folie, une grande part des centres crbraux suprieurs est mise hors de fonctionnement d'une manire temporaire ou permanente, par quelque processus pathologique (1). Toute l'oeuvre de Jackson avait tendu donner droit de cit l'volutionnisme en neuro et en psycho-pathologie. Depuis les Croonian Lectures (1874), il n'est plus possible d'omettre les aspects rgressifs de la maladie; l'volution est dsormais une des dimensions par lesquelles on a accs au fait pathologique.

Tout un ct de l'oeuvre de Freud est le commentaire des formes volutives de la nvrose. L'histoire de la libido, de son dveloppement, de ses fixations successives est comme le recueil des virtualits pathologiques de l'individu: chaque type de nvrose est retour un stade d'volution libidinale. Et la psychanalyse a cru pouvoir crire une psychologie de l'enfant, en faisant une pathologie de l'adulte.

1) Les premiers objets recherchs par l'enfant sont les aliments, et le premier instrument de plaisir, la bouche: phase d'rotisme buccal pendant laquelle les frustrations alimentaires peuvent nouer les complexes de sevrage; phase aussi de liaison quasi biologique avec la mre, o tout abandon peut provoquer les dficits physiologiques

(1) Facteurs de la folie, Selected Papers, II, p. 411

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analyss par Spitz (1), ou les nvroses dcrites par Mme Guex comme tant spcifiquement des nvroses d'abandon (2). Mme Sechehaye est mme parvenue analyser une jeune schizophrne chez qui une fixation ces stades trs archaques de dveloppement avait amen, au moment de l'adolescence, un tat de stupeur hbphrnique o le sujet vivait, effondr, dans la conscience anxieusement diffuse de son corps affam.

2) Avec la dentition et le dveloppement de la musculature, l'enfant organise tout un systme de dfense agressive qui marque les premiers moments de son indpendance. Mais c'est aussi le moment o les disciplines -et, d'une faon majeure, la discipline sphinctriennes'imposent l'enfant, lui rendant prsente l'instance parentale sous sa forme rpressive. L'ambivalence s'installe, comme dimension naturelle de l'affectivit: ambivalence de l'aliment qui ne satisfait que dans la mesure o on le dtruit sur le mode agressif de la morsure; ambivalence du plaisir qui est aussi bien d'excrtion que d'introjection; ambivalence des satisfactions tantt permises et valorises, tantt interdites et punies. C'est au coeur de cette phase que se fait la mise en place de ce que Mme Melanie Klein appelle les bons et les mauvais objets); mais l'ambigut latente des uns et des autres n'est pas encore domine, et la fixation cette priode dcrite par Freud comme stade sadico-anal cristallise les syndromes obsessionnels: syndrome contradictoire de doute, d'interrogation, d'attirance impulsive sans cesse compense par la rigueur de l'interdiction, de prcautions contre soi-mme, toujours tourne, mais toujours

(1) SPITZ, L'hospitalisme.

(2) G. GUEX, Les nvroses d'abandon.

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recommence, dialectique de la rigueur et de la complaisance, de la complicit et du refus, o peut se lire l'ambivalence radicale de l'objet dsir.

3) Lie aux premires activits rotiques, l'affinement des ractions d'quilibre, et la reconnaissance de soi dans le miroir, se constitue une exprience du corps propre. L'affectivit dveloppe alors comme thme majeur l'affirmation ou la revendication de l'intgrit corporelle; le narcissisme devient une structure de la sexualit, et le corps propre un objet sexuel privilgi. Toute rupture, dans ce circuit narcissique, perturbe un quilibre dj difficile, comme en tmoigne l'angoisse des enfants devant les fantaisies castratrices des menaces parentales. C'est dans ce dsordre anxieux des expriences corporelles que se prcipite le syndrome hystrique : ddoublement du corps, et constitution d'un alter ego o le sujet lit en miroir ses penses, ses dsirs et ses gestes dont ce double dmoniaque le dpossde par avance; morcellement hystrique qui soustrait l'exprience globale du corps des lments anesthsis ou paralyss; angoisse phobique devant des objets dont les menaces fantasmatiques visent pour le malade l'intgrit de son corps (Freud a ainsi analys la phobie d'un garon de 4 ans chez qui la peur des chevaux recouvrait la hantise de la castration) (1),

4) Enfin se fait le choix objectal, au terme de cette premire enfance: choix qui doit impliquer, avec une fixation htrosexuelle, une identification au parent de mme sexe. Mais cette diffrenciation, et l'assomption d'une sexualit normale s'opposent l'attitude des parents et l'ambivalence de l'affectivit infantile: elle est en effet,

(1) FREUD, Cinq psychanalyses (p. 111).

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cette poque encore, fixe sur le mode d'une jalousie toute mle d'rotisme et d'agressivit, une mre dsire qui se refuse ou du moins se partage; et elle se dcompose en anxit devant un pre dont la rivalit triomphante suscite, avec la haine, le dsir amoureux d'identification. C'est le fameux complexe d'Oedipe, o Freud croyait lire l'nigme de l'homme et la clef de son destin; o il faut sans doute trouver l'analyse la plus comprhensive des conflits vcus par l'enfant dans ses rapports avec ses parents, et le point de fixation de beaucoup de nvroses.

En bref tout stade libidinal est une structure pathologique virtuelle. La nvrose est une archologie spontane de la libido.

Janet reprend lui aussi le thme jacksonien, mais dans un horizon sociologique. La chute d'nergie psychologique qui caractrise la maladie rendrait impossibles les conduites complexes acquises au cours de l'volution sociale, et dcouvrirait, comme une mare qui se retire, des comportements sociaux primitifs, ou mme des ractions prsociales.

Un psychasthnique ne parvient pas croire la ralit de ce qui l'entoure; c'est une conduite, pour lui, trop difficile. Qu'est-ce qu'une conduite difficile? Essentiellement une conduite dans laquelle une analyse verticale montre la superposition de plusieurs conduites simultanes. Tuer un gibier la chasse est une conduite; raconter, aprs coup, qu'on a tu un gibier, est une autre conduite. Mais au moment o l'on guette, o l'on tue, se raconter soi-mme que l'on tue, que l'on poursuit, que l'on guette, pour pouvoir en faire aux autres, par la suite, l'pope; avoir simultanment la conduite relle de la chasse et la conduite virtuelle du rcit, c'est l une opration double, beaucoup plus complique que chacune

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des deux autres, et qui n'est qu'en apparence la plus simple: c'est la conduite du prsent, germe de toutes les conduites temporelles, o se superposent et s'imbriquent le geste actuel et la conscience que ce geste aura un avenir, c'est--dire que plus tard on pourra le raconter comme un vnement pass. On peut donc mesurer la difficult d'une action au nombre de conduites lmentaires qu'implique l'unit de son droulement.

Prenons son tour cette conduite du rcit aux autres, dont la virtualit fait partie des conduites du prsent. Raconter, ou plus simplement parler, ou d'une faon plus lmentaire encore, jeter un ordre n'est pas non plus quelque chose de simple; c'est d'abord se rfrer un vnement ou un ordre de choses, ou un monde auquel je n'ai pas accs moi-mme, mais auquel autrui peut avoir accs ma place; il me faut donc reconnatre le point de vue d'autrui, et l'intgrer au mien; il me faut donc doubler ma propre action (l'ordre lanc) d'une conduite virtuelle, celle d'autrui qui doit l'excuter. Plus encore: lancer un ordre suppose toujours l'oreille qui le percevra, l'intelligence qui le comprendra, le corps qui l'excutera; dans l'action de commander est implique la virtualit d'tre obi. C'est dire que ces conduites apparemment si simples que sont l'attention au prsent, le rcit, la parole impliquent toutes une certaine dualit, qui est au fond la dualit de toutes les conduites sociales. Si donc le psychasthnique trouve si ardue l'attention au prsent, c'est par les implications sociales qu'obscurment elle enferme; sont devenues difficiles pour lui toutes ces actions qui ont un envers (regarder-tre regard, dans la prsence; parler-tre parl, dans le langage; croire-tre cru, dans le rcit) parce que ce sont des conduites qui se dploient dans un horizon social. Il a fallu toute

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une volution sociale pour que le dialogue devienne un mode de rapport interhumain; il n'a t rendu possible que par le passage d'une socit immobile dans sa hirarchie du moment, qui n'autorise que le mot d'ordre, une socit o l'galit des rapports permet et garantit l'change virtuel, la fidlit au pass, l'engagement de l'avenir, la rciprocit des points de vue. C'est toute cette volution sociale que remonte le malade incapable de dialogue.

Chaque maladie, selon sa gravit, abolit telle ou telle de ces conduites que la socit dans son volution avait rendues possibles, et elle lui substitue des formes archaques de comportement:

1) Au dialogue, comme forme suprme de l'volution du langage, fait place une sorte de monologue o le sujet se raconte lui-mme ce qu'il fait, ou bien dans lequel il mne, avec un interlocuteur imaginaire, un dialogue qu'il serait incapable de mener avec un partenaire rel, comme ce professeur psychasthnique qui ne pouvait faire sa confrence que devant sa glace. Il devient pour le malade trop difficile d'agir sous le regard d'autrui : c'est pourquoi tant de sujets, obsds ou psychasthniques, prsentent, quand ils se sentent observs, des phnomnes de libration motionnelle, comme les tics, les mimiques, les myoclonies de toutes sortes;

2) En perdant cette virtualit ambigu du dialogue, et en ne saisissant plus la parole que par cette face schmatique qu'elle prsente au sujet parlant, le malade perd la matrise de son univers symbolique; et l'ensemble des mots, des signes, des rites, bref tout ce qu'il y a d'allusif et de rfrentiel dans le monde humain, cesse de s'intgrer dans un systme d'quivalences significatives; les paroles et les gestes ne sont plus ce domaine commun o se

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rencontrent les intentions de soi et des autres, mais des significations existant d'elles-mmes, d'une existence massive et inquitante; le sourire n'est plus la rponse banale un salut quotidien; il est un vnement nigmatique que ne peut rduire aucune des quivalences symboliques de la politesse; sur l'horizon du malade il se dtache alors comme le symbole d'on ne sait quel mystre, comme l'expression d'une ironie qui se tait et menace. L'univers de la perscution sourd de toutes parts;

3) Ce monde qui va du dlire l'hallucination semble relever tout entier d'une pathologie de la croyance, comme conduite interhumaine : le critre social de la vrit (croire ce que les autres croient) n'a plus de valeur pour le malade; et dans ce monde que l'absence d'autrui a priv de solidit objective, il fait entrer tout un univers de symboles, de fantasmes, de hantises; ce monde o s'est teint le regard de l'autre devient poreux aux hallucinations et aux dlires. Ainsi, dans ces phnomnes pathologiques, le malade est renvoy des formes archaques de croyance, quand l'homme primitif ne trouvait pas, dans sa solidarit avec autrui, le critre de la vrit, quand il projetait ses dsirs et ses craintes en fantasmagories qui tissaient avec le rel les cheveaux indissociables du rve, de l'apparition, et du mythe.

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A l'horizon de toutes ces analyses, il y a, sans doute, des thmes explicatifs qui se situent d'eux-mmes aux frontires du mythe: le mythe, d'abord, d'une certaine substance psychologique (libido, chez Freud, force psychique, chez Janet), qui serait comme le matriau

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brut de l'volution, et qui, progressant au cours du dveloppement individuel et social, subirait comme une rechute, et retomberait, par le fait de la maladie, son tat antrieur; le mythe aussi d'une identit entre le malade, le primitif et l'enfant, mythe par lequel se rassure la conscience scandalise devant la maladie mentale, et s'affermit la conscience enferme dans ses prjugs culturels. De ces deux mythes, le premier, parce qu'il est scientifique, a vite abandonn (de Janet, on retient l'analyse des conduites, et non l'interprtation par la force psychologique; les psychanalystes rpugnent de plus en plus la notion bio-psychologique de libido); l'autre, au contraire, parce qu'il est thique, parce qu'il justifie plus qu'il explique, demeure encore vivant.

Pourtant, il n'y a gure de sens restituer une identit entre la personnalit morbide du malade et celle, normale, de l'enfant ou du primitif. De deux choses l'une, en effet:

-Ou l'on admet la rigueur l'interprtation de Jackson: J'imaginerai que les centres crbraux sont en quatre couches, A, B, C, D ; la premire forme de la folie, la plus bnigne, sera -A + B + C + D; la totalit de la personnalit est en fait + B + C + D ; le terme -A est donn seulement pour montrer en quoi la nouvelle personnalit diffre de la personnalit antrieure (1); la rgression pathologique n'est alors qu'une opration soustractive; mais ce qui est soustrait dans cette arithmtique, c'est justement le terme ultime, qui promeut et achve la personnalit; c'est--dire que le reste ne sera pas une personnalit antrieure, mais une personnalit abolie. Comment, de ce fait, identifier

(1) c. JACKSON, Facteurs de la folie, trad. fran., p. 30.

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le sujet malade aux personnalits antrieures du primitif ou de l'enfant?

-Ou bien on largit le Jacksonisme en admettant une rorganisation de la personnalit; la rgression ne se contente pas de supprimer et de librer, elle ordonne et met en place; comme le disaient Monakow et Mourgue propos de la dissolution neurologique: La dsintgration n'est pas l'inversion exacte de l'intgration... Il serait absurde de dire que l'hmiplgie est un retour au stade primitif de l'apprentissage de la locomotion... L'autorgulation joue ici, de sorte que la notion de dsintgration pure n'existe pas. Ce processus idal est masqu par la tendance cratrice de l'organisme sans cesse en action, rtablir l'quilibre troubl (1). Il ne peut donc plus s'agir de personnalits archaques; il faut admettre la spcificit de la personnalit morbide; la structure pathologique du psychisme n'est pas originaire; elle est rigoureusement originale.

Il n'est pas question d'invalider les analyses de la rgression pathologique, quand il faut seulement les affranchir des mythes dont Janet ni Freud n'ont su les dcanter. Il serait vain, sans doute, de dire, dans une perspective explicative, que l'homme, devenant malade, redevient un enfant; mais d'un point de vue descriptif, il est exact de dire que le malade manifeste, dans sa personnalit morbide, des conduites segmentaires, analogues celles d'un ge antrieur ou d'une autre culture; la maladie dcouvre et privilgie des conduites normalement intgres. La rgression ne doit donc tre prise que comme un des aspects descriptifs de la maladie.

(1) MONAKOW et MOURGUE, Introduction biologique la neurologie (p. 178).

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Une description structurale de la maladie devrait donc, pour chaque syndrome, analyser les signes positifs et les signes ngatifs, c'est--dire dtailler les structures abolies et les structures dgages. Ce ne serait pas expliquer les formes pathologiques, mais seulement les mettre dans une perspective qui rendrait cohrents et comprhensibles les faits de rgression individuelle ou sociale relevs par Freud et par Janet. On peut ainsi rsumer les grandes lignes d'une pareille description:

1) Le dsquilibre et les nvroses ne sont que le premier degr de dissolution des fonctions psychiques; l'atteinte ne porte que sur l'quilibre gnral de la personnalit psychologique, et cette rupture souvent momentane ne libre que les complexes affectifs, les schmes motionnels inconscients, constitus au cours de l'volution individuelle;

2) Dans la paranoa, le trouble gnral de l'humeur libre une structure passionnelle qui n'est que l'exagration des comportements coutumiers de la personnalit; mais ni la lucidit, ni l'ordre, ni la cohsion du fond mental ne sont encore atteints;

3) Mais avec les tats onirodes, nous atteignons un niveau o les structures de la conscience sont dj dissocies ; le contrle perceptif et la cohrence du raisonnement ont disparu; et dans cet miettement de la sphre consciente, on voit s'infiltrer les structures du rve, qui ne sont d'ordinaire libres que dans le sommeil. Illusions, hallucinations, fausses reconnaissances manifestent l'tat vigile la ds inhibition des formes de la conscience onirique;

4) La dissociation accde, dans les tats maniaques et mlancoliques, la sphre instinctivo-affective ; la purilit motionnelle du maniaque, la perte, chez le mlancolique,

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de la conscience du corps et des conduites de conservation, reprsentent le ct ngatif. Quant aux formes positives de la maladie, elles apparaissent dans ces paroxysmes d'agitation motrice ou d'explosions motionnelles o le mlancolique affirme son dsespoir, le maniaque son agitation euphorique;

5) Enfin, dans les tats confusionnels et schizophrniques, la dtrioration prend l'allure d'un dficit capacitaire; dans un horizon o les repres spatiaux et temporels sont devenus trop imprcis pour permettre l'orientation, la pense, en charpie, procde par fragments isols, scande un monde vide et noir de syncopes psychiques, ou s'enferme dans le silence d'un corps dont la motricit elle-mme est verrouille par la catatonie. Seuls, persisteront merger, comme signes positifs, les strotypies, les hallucinations, des schmes verbaux cristalliss en syllabes incohrentes, et de brusques irruptions affectives traversant en mtores l'inertie dmentielle;

6) Et c'est sur la dmence que se ferme le cycle de cette dissolution pathologique, la dmence o foisonnent tous les signes ngatifs des dficits, et o la dissolution est devenue si profonde qu'elle n'a plus aucune instance dsinhiber; il n'y a plus de personnalit, mais seulement un tre vivant.

Mais une analyse de ce type ne saurait puiser l'ensemble du fait pathologique. Elle est insuffisante, et un double titre:

a) Elle nglige l'organisation des personnalits morbides dans lesquelles sont mises jour les structures rgressives; aussi profonde que soit la dissolution (le seul cas de la dmence mis part), la personnalit ne peut jamais disparatre compltement; ce que retrouve la rgression de la personnalit, ce ne sont pas des

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lments disperss -car ils ne l'ont jamais t -ni des personnalits plus archaques -car il n'y a pas de chemin de retour dans le dveloppement de la personnalit, mais seulement dans la succession des conduites. Pour infrieures et simples qu'elles soient, il ne faut pas omettre les organisations par lesquelles un schizophrne structure son univers: le monde morcel qu'il dcrit est la mesure de sa conscience disperse, le temps sans avenir ni pass dans lequel il vit est le reflet de son incapacit se projeter dans un futur, et se reconnatre dans un pass; mais ce chaos trouve son point de cohrence dans la structure personnelle du malade qui assure l'unit vcue de sa conscience et de son horizon. Aussi malade que peut tre un malade, ce point de cohrence ne peut manquer d'exister. La science de la pathologie mentale ne peut tre que la science de la personnalit malade.

b) L'analyse rgressive dcrit l'orientation de la maladie, sans en mettre jour le point d'origine. Si elle n'tait que rgression, la maladie serait comme une virtualit dpose, en chaque individu, par le mouvement mme de son volution; la folie ne serait qu'une ventualit, la ranon toujours exigible du dveloppement humain. Mais que telle personne soit malade, et soit malade, ce moment-ci, de cette maladie-ci, que ses obsessions aient tel thme, que son dlire comporte telles revendications, ou que ses hallucinations s'extasient dans l'univers de telles formes visuelles, la notion abstraite de rgression ne peut en rendre compte. Dans la perspective volutionniste, la maladie n'a d'autre statut que celui de la virtualit gnrale. La causalit qui la rend ncessaire n'est pas encore dgage, non plus que celle qui donne chaque tableau clinique sa coloration singulire. Cette ncessit, et ses formes individuelles, ce n'est pas une

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volution toujours spcifique qu'il faut la demander; c'est l'histoire personnelle du malade.

Il faut donc pousser l'analyse plus loin; et complter cette dimension volutive, virtuelle et structurale de la maladie, par l'analyse de cette dimension qui la rend ncessaire, significative et historique.

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CHAPITRE III

LA MALADIE

ET L'HISTOIRE INDIVIDUELLE

L'volution psychologique intgre le pass au prsent dans une unit sans conflit, dans cette unit ordonne qu'on dfinit comme une hirarchie de structures, dans cette unit solide que seule une rgression pathologique peut compromettre; l'histoire psychologique, au contraire, ignore un pareil cumul de l'antrieur et de l'actuel; elle les situe l'un par rapport l'autre en mettant entre eux cette distance qui autorise normalement tension, conflit, et contradiction. Dans l'volution, c'est le pass qui promeut le prsent et le rend possible; dans l'histoire, c'est le prsent qui se dtache du pass, lui confre un sens et le rend intelligible. Le devenir psychologique est la fois volution et histoire; le temps du psychisme doit s'analyser la fois selon l'antrieur et l'actuel- c'est--dire en termes volutifs -mais aussi selon le pass et le prsent -c'est--dire en termes historiques. Lorsqu' la fin du XIXe sicle, aprs Darwin et Spencer, on se fut merveill de dcouvrir, dans son devenir d'tre vivant, la vrit de l'homme, on s'imagina qu'il tait possible d'crire l'histoire en termes d'volution, ou encore de confondre l'une et l'autre au profit de la

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seconde: on trouverait d'ailleurs le mme sophisme dans la sociologie de la mme poque. L'erreur originaire de la psychanalyse, et aprs elle de la plupart des psychologies gntiques, est sans doute de n'avoir pas saisi ces deux dimensions irrductibles de l'volution et de l'histoire dans l'unit du devenir psychologique (1). Mais le coup de gnie de Freud est d'avoir pu, assez tt, dpasser cet horizon volutionniste, dfini par la notion de libido, pour accder la dimension historique du psychisme humain.

En fait, dans la psychologie analytique, il est toujours possible de faire le partage de ce qui revient une psychologie de l'volution (comme les Trois essais sur la sexualit) et ce qui ressortit une psychologie de l'histoire individuelle (comme les Cinq psychanalyses et les textes qui s'y rattachent). Nous avons parl plus haut de l'volution des structures affectives telle qu'elle est dtaille par la tradition psychanalytique. Nous emprunterons maintenant l'autre versant de la psychanalyse de quoi dfinir ce que peut tre la maladie mentale quand on l'envisage dans la perspective de l'histoire individuelle (2).

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Voici une observation que Freud cite dans l'Introduction la psychanalyse (3) : une femme d'une cinquantaine d'annes souponne son mari de la tromper avec

(1) Dans Ma vie et la psychanalyse, FREUD cite l'influence de Darwin sur la premire orientation de sa pense.

(2) Nous ne parlerons que brivement de la thorie psychanalytique qui doit tre expose en son ensemble par Mme Boutonier dans un ouvrage de celte mme collection.

(3) Introduction la psychanalyse, p. 270.

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la jeune fille qu'il emploie comme secrtaire. Situation et sentiments d'une extrme banalit. Pourtant cette jalousie a des rsonances singulires: elle a t suscite par une lettre anonyme; on en connat l'auteur qui n'a agi que par vengeance; et qui n'a allgu que des faits inexacts; le sujet sait tout cela, reconnat volontiers l'injustice de ses reproches l'gard de son mari, parle spontanment de l'amour qu'il lui a toujours port. Et cependant sa jalousie ne parvient pas se dissiper; plus les faits proclament la fidlit de son mari, plus ses soupons se renforcent; sa jalousie s'est cristallise paradoxalement autour de la certitude de n'tre pas trompe. Alors que la jalousie morbide sous sa forme classique de paranoa est une conviction impntrable qui va chercher sa justification dans les formes les plus extrmes du raisonnement, on a, dans cette observation de Freud, l'exemple d'une jalousie impulsive qui se conteste sans cesse son bien-fond, qui tente, chaque instant, de se nier, et se vit sur le mode du remords; c'est l un cas trs curieux (et relativement rare) de jalousie obsessionnelle.

A l'analyse, il se rvle que cette femme est prise de son gendre; mais elle prouve de tels sentiments de culpabilit, qu'elle ne peut supporter ce dsir et qu'elle transfre sur son mari la faute d'aimer une personne beaucoup plus jeune que soi. Une investigation plus profonde montre d'ailleurs que cet attachement au gendre est lui-mme ambivalent, et qu'il cache une hostilit jalouse, o l'objet de la rivalit est la fille de la malade: au coeur du phnomne morbide se trouve donc une fixation homosexuelle la fille.

Mtamorphoses, symbolismes, transformation des sentiments en leur contraire, travestissements des personnages,

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transfert de culpabilit, retournement d'un remords en accusation, c'est l tout un ensemble de processus qui se dnoncent comme des traits de la fabulation enfantine. On pourrait aisment rapprocher cette projection jalouse de la projection dcrite par M. Wallon dans les angines du caractre (1) : il cite d'aprs Elsa Kahler l'exemple d'une fillette de 3 ans qui gifle sa petite camarade, et, fondant en larmes, court auprs de sa gouvernante se faire consoler d'avoir t battue. Chez cet enfant, comme chez l'obsde dont nous parlions, on retrouve les mmes structures de conduite: l'indiffrenciation de la conscience de soi empche la distinction de l'agir et du ptir (battre-tre battu; tromper-tre tromp); l'ambivalence des sentiments permet, d'autre part, une sorte de rversibilit entre l'agression et la culpabilit. Dans un cas comme dans l'autre, on retrouve les mmes traits d'archasme psychologique: fluidit des conduites affectives, labilit de la structure personnelle dans l'opposition moi-autrui. Mais il ne s'agit pas de confirmer une nouvelle fois l'aspect rgressif de la maladie.

L'important ici c'est que cette rgression a chez la malade de Freud un sens bien prcis: il s'agit pour elle d'chapper un sentiment de culpabilit; elle chappe son remords de trop aimer sa fille en se contraignant aimer son gendre; et elle chappe la culpabilit que fait natre ce nouvel attachement, en reportant sur son mari, par une sorte de projection en miroir, un amour parallle au sien. Les procds enfantins de mtamorphose du rel ont donc une utilit: ils constituent une fuite, une manire bon march d'agir sur le rel, un mode mythique de transformation de soi-mme et des

(1) Les origines du caractre chez l'enfant, p. 217.

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autres. La rgression n'est pas une chute naturelle dans le pass; elle est une fuite intentionnelle hors du prsent. Plutt un recours qu'un retour. Mais on ne peut chapper au prsent qu'en mettant autre chose sa place; et le pass qui affleure dans les conduites pathologiques n'est pas le sol originaire auquel on revient comme une patrie perdue, c'est le pass factice et imaginaire des substitutions.

-Tantt une substitution des formes de comportement : les conduites adultes, dveloppes et adaptes, s'effacent devant des conduites infantiles, simples et inadaptes. Comme chez la fameuse malade de Janet: l'ide que son pre peut tomber malade, elle manifeste les formes paroxystiques de l'motion enfantine (cris, explosion motrice, chute), parce qu'elle refuse la conduite adapte qui serait d'envisager de le soigner, de prvoir les moyens d'une lente gurison, d'organiser pour elle-mme une existence de garde-malade;

-Tantt une substitution des objets eux-mmes : aux formes vivantes de la ralit, le sujet substitue les thmes imaginaires de ses premiers fantasmes; et le monde semble s'ouvrir aux objets archaques, les personnages rels s'effacer devant les fantmes parentaux; comme chez ces phobiques qui se heurtent, au seuil de chaque conduite, aux mmes frayeurs menaantes; le personnage mutilateur du pre, ou la mre captative se profile sous l'image strotype de l'animal terrifiant, derrire le fond diffus d'angoisse qui submerge la conscience. Tout ce jeu de transformations et de rptitions mani

feste que, chez les malades, le pass n'est invoqu que pour se substituer la situation actuelle; et qu'il n'est ralis que dans la mesure o il s'agit d'irraliser le prsent.

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Mais quel profit peut-il y avoir rpter une crise d'angoisse? Quel sens y a-t-il retrouver les fantasmes terrifiants de la vie enfantine, substituer les troubles majeurs d'une affectivit encore mal rgle aux formes actuelle d'activit? Pourquoi fuir le prsent, si c'est pour retrouver des types de comportement inadapts?

Inertie pathologique des conduites? Manifestation d'un principe de rptition que Freud extrapole dans la ralit biologique d'un paradoxal instinct de mort, qui tend l'immobile, l'identique, au monotone, l'inorganique, comme l'instinct de vie tend la mobilit toujours nouvelles des hirarchies organiques? C'est l, sans doute, donner aux faits un nom qui, en les unissant, rcuse toute forme d'explication. Mais il y a dans le travail de Freud et de la psychanalyse de quoi expliquer cette irralisation du prsent autrement que par la rptition pure et simple du pass.

Freud lui-mme a eu l'occasion d'analyser un symptme en formation. Il s'agissait d'un petit garon de 4 ans, le petit Hans (1), qui avait une peur phobique des chevaux. Peur ambigu, puisqu'il cherchait toutes les occasions d'en voir et qu'il courait la fentre ds qu'il entendait une voiture; mais, terroris, il poussait des cris de frayeur ds qu'il apercevait le cheval qu'il tait venu voir. Peur paradoxale, en outre, puisqu'il craignait la fois que le cheval ne le morde, et que l'animal, en tombant, ne se tue. Dsirait-il, ou non voir des chevaux ?

(1) Cinq psychanalyses.

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Craignait-il pour lui, ou pour eux ? Tout la fois, sans doute. L'analyse montre l'enfant au point nodal de toutes les situations oedipiennes : son pre s'est volontairement attach prvenir, chez lui, une fixation trop forte la mre; mais l'attachement la mre n'en a t que plus violent, exaspr de plus par la naissance d'une soeur cadette; si bien que son pre a toujours t pour le petit Hans un obstacle entre sa mre et lui. C'est ce moment que se forme le syndrome. La symbolique la plus lmentaire du matriel onirique permet de deviner, dans l'image du cheval, un substitut de l' imago paternelle; et dans l'ambigut des frayeurs de l'enfant, il est facile de reconnatre le dsir de la mort du pre. Le symptme morbide est, d'une faon immdiate, satisfaction d'un dsir; cette mort qu'il n'a pas conscience de dsirer pour son pre, l'enfant la vit sur le mode imaginaire de la mort d'un cheval.

Mais ce symbolisme, et c'est l le point important, n'est pas seulement l'expression mythique et figure de la ralit; il joue un rle fonctionnel par rapport cette ralit. Sans doute, la peur d'tre mordu par le cheval est une expression de la crainte d'une castration: elle symbolise l'interdiction paternelle de toutes les activits sexuelles. Mais cette peur d'tre bless est double de la hantise que le cheval pourrait lui-mme tomber, se blesser et mourir: comme si l'enfant se dfendait de sa propre peur, par le dsir de voir son pre mourir, et tomber ainsi l'obstacle qui le spare de sa mre. Or ce dsir meurtrier n'apparat pas immdiatement comme tel dans le fantasme phobique: il n'y est prsent que sous la forme dguise d'une peur; l'enfant redoute autant la mort du cheval que sa propre blessure. Il se dfend contre son dsir de mort et il en repousse la

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culpabilit, en le vivant sur le mode d'une peur quivalente de la peur qu'il prouve pour lui-mme; il craint pour son pre ce qu'il craint pour soi; mais son pre n'a craindre que ce qu'il craint de dsirer contre lui. On voit donc que la valeur expressive du syndrome n'est pas immdiate, mais qu'elle se constitue travers une srie de mcanismes de dfense. Deux de ces mcanismes ont jou dans ce cas de phobie: le premier a transform la peur pour soi-mme en dsir meurtrier contre celui qui suscite la peur; le second a transform ce dsir en peur de le voir se raliser.

A partir de cet exemple, on peut donc dire que le profit trouv par le malade irraliser son prsent dans sa maladie a pour origine le besoin de se dfendre contre ce prsent. La maladie a pour contenu l'ensemble des ractions de fuite et de dfense par lesquelles le malade rpond la situation dans laquelle il se trouve; et c'est partir de ce prsent, de cette situation actuelle qu'il faut comprendre et donner sens aux rgressions volutives qui se font jour dans les conduites pathologiques; la rgression n'est pas seulement une virtualit de l'volution, elle est une consquence de l'histoire.

Cette notion de dfense psychologique est capitale. C'est autour d'elle qu'a pivot toute la psychanalyse. Investigation de l'inconscient, recherches des traumatismes infantiles, libration d'une libido suppose derrire tous les phnomnes de la vie affective, mises jour des pulsions mythiques comme l'instinct de mort, la psychanalyse n'a t que tout cela pendant longtemps; mais elle tend de plus en plus porter sa recherche vers les mcanismes de dfense, et admettre finalement que le sujet ne reproduit son histoire que parce qu'il rpond une situation prsente. Mme Anna Freud a fait un inventaire

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de ces mcanismes de dfense (1) : outre la sublimation, considre comme une conduite normale, elle trouve 9 procds par lesquels le malade se dfend, et qui dfinissent par leurs combinaisons les diffrents types de nvrose: le refoulement, la rgression, la formation ractionnelle, l'isolement, l'annulation rtroactive, la projection, l'introjection, le retournement contre soi, la transformation en son contraire.

-L'hystrique use surtout de refoulement; il soustrait au conscient toutes les reprsentations sexuelles; il rompt par mesure de protection la continuit psychologique, et dans ces syncopes psychiques apparaissent l'inconscience, l'oubli, l'indiffrence qui constituent l'apparente belle humeur de l'hystrique; il brise aussi l'unit du corps pour en effacer tous les symboles et tous les substituts de la sexualit: d'o les anesthsies et les paralysies pithiatiques;

-Au contraire l'obsessionnel se dfend surtout par l'isolement; il spare l'moi conflictuel de son contexte; il lui donne des symboles et des expressions sans rapport apparent avec son contenu rel; et les forces en conflit font surgir brusquement des conduites pulsionnelles, rigides et absurdes, au milieu d'un comportement adapt: tmoin cette malade de Freud (2), qui sans savoir pourquoi, sans qu'elle pt se justifier elle-mme par aucun sentiment de prcaution ou d'avarice, ne pouvait s'empcher de noter tous les numros des billets de banque qui lui passaient entre les mains. Mais cette conduite, absurde dans son isolement, avait un sens si on la replaait dans son contexte affectif: elle faisait cho au dsir

(1) Anna FREUD, Le moi et les mcanismes de dfense, p. 39.

(2) Introduction la psychanalyse, p. 286.

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que la malade avait prouv de s'assurer de l'amour d'un homme en lui confiant comme gage une pice de monnaie; mais toutes les pices de monnaie se ressemblent...; si, du moins, elle avait pu lui donner un billet que l'on pt reconnatre son numro... Et elle s'tait dfendu contre cet amour qu'elle jugeait coupable en isolant la conduite de ses justifications sentimentales;

-Dlirant, la fois perscut et perscuteur, dnonant dans le coeur des autres ses propres dsirs et ses propres haines, aimant ce qu'il veut dtruire, s'identifiant ce qu'il hait, le paranoaque se caractrise surtout par des mcanismes de projection, d'introjection et de retournement. C'est Freud, le premier (1), qui a montr dans la jalousie paranoaque l'ensemble de ces processus. Quand le paranoaque reproche son partenaire de le tromper, lorsqu'il systmatise autour de cette infidlit tout un ensemble d'interprtations, il ne fait pas autre chose que de reprocher l'autre ce qu'il se reproche lui-mme; s'il accuse sa matresse de le tromper avec un ami, c'est que lui-mme prouve prcisment ce dsir; et il se dfend contre ce dsir homosexuel en le transformant en rapport htrosexuel, et en le projetant sur l'autre, sous la forme d'un reproche d'infidlit. Mais par une projection symtrique, qui a, elle aussi, le sens d'une justification et d'une catharsis, il accusera de dsir homosexuel celui-l mme qu'il dsire, et par un retournement de l'affect, il se vantera d'une haine mythique que justifient ses yeux les assiduits de son rival. Ce n'est pas moi qui te trompe, c'est toi qui me trahis; ce n'est pas moi qui l'aime, c'est lui qui me dsire et me poursuit; de l'amour, je n'en ai pas pour lui, mais seulement de la

(1) Cinq psychanalyses: Le Prsident Schreber, p. 301.

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haine: tels sont les mcanismes par lesquels un paranoaque, se dfendant contre son homosexualit, constitue un dlire de jalousie.

L'itration pathologique du pass a donc maintenant un sens; ce n'est pas la pesanteur d'un instinct de mort qui l'impose; la rgression fait partie de ces mcanismes de dfense ou plutt elle est le recours aux ensembles de protection dj tablis. La forme itrative du pathologique n'est que seconde par rapport sa signification dfensive.

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Le problme nodal demeure: contre quoi se dfend le malade lorsque, enfant, il instaure des formes de protection qu'il remettra jour dans les rptitions nvrotiques de sa vie adulte. Quel est ce danger permanent qui, apparu l'aurore de sa vie psychologique, se profilera constamment sur son univers, menace aux mille visages d'un pril demeur identique?

L encore l'analyse d'un symptme peut nous servir de fil directeur. Une petite fille d'une dizaine d'annes commet un larcin (1) : elle s'empare d'un bton de chocolat sous les yeux de la vendeuse qui la rprimande et menace de raconter l'histoire la mre de la fillette. Vol que sa forme impulsive et inadapte dnonce aussitt comme nvrotique. L 'histoire du sujet montre clairement que ce symptme est au point de convergence de deux conduites: le dsir de reprendre une affection maternelle qui lui est refuse, et dont le symbole est, ici, comme bien souvent, l'objet alimentaire; et d'autre part, l'ensemble des ractions de culpabilit qui suivent l'effort

(1) A. FREUD, Le traitement psychanalytique des enfants.

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agressif pour capter cette affection. Entre ces deux conduites, le symptme va apparatre comme un compromis ; l'enfant donnera libre cours ses besoins d'affection en commettant le larcin, mais il librera ses tendances la culpabilit, en le commettant de telle manire qu'il soit surpris. Le comportement de vol maladroit se rvle comme une adresse de la conduite; sa grossiret est une ruse: compromis entre deux tendances contradictoires, il est une manire de dominer un conflit. Le mcanisme pathologique est donc protection contre un conflit, dfense en face de la contradiction qu'il suscite.

Mais tout conflit ne provoque pas une raction morbide et la tension qu'il fait natre n'est pas forcment pathologique ; elle est mme probablement la trame de toute vie psychologique. Le conflit que rvle le compromis nvrotique n'est pas simplement contradiction externe dans la situation objective; mais contradiction immanente, o les termes se mlent de telle manire que le compromis, loin d'tre une solution, est en dernier ressort un approfondissement du conflit. Quand un enfant vole pour rcuprer une affection perdue, et calme ses scrupules en se faisant surprendre, il est clair que le rsultat de son geste, en amenant la punition dsire, lui retirera, plus encore, l'affection qu'il regrette, augmentera chez lui les dsirs captatifs que son vol symbolise, et satisfait un instant, majorera par consquent les sentiments de culpabilit. Exprience de frustration et raction de culpabilit sont ainsi lies, non pas comme deux formes de conduite divergentes qui se partagent le comportement, mais comme l'unit contradictoire qui dfinit la double polarit d'une seule et mme conduite. La contradiction pathologique n'est pas le conflit normal: celui-ci dchire de l'extrieur la vie affective du sujet; il suscite chez lui

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des conduites opposes, il le fait osciller; il provoque des actions, puis fait natre le remords; il peut exalter la contradiction jusqu' l'incohrence. Mais l'incohrence normale est, en toute rigueur, diffrente de l'absurdit pathologique. Celle-ci est anime de l'intrieur par la contradiction; la cohrence du jaloux pour convaincre sa femme d'infidlit est parfaite; parfaite aussi la cohrence de l'obsd dans les prcautions qu'il prend. Mais cette cohrence est absurde parce qu'elle approfondit, en se dveloppant, la contradiction qu'elle tente de surmonter; quand une malade de Freud carte de sa chambre, dans un souci obsessionnel, toutes les pendules et toutes les montres dont le tic-tac pourrait troubler son sommeil, elle se dfend la fois contre ses dsirs sexuels et elle les satisfait mythiquement : elle carte d'elle tous les symboles de la sexualit, mais aussi de la rgularit physiologique que pourrait troubler la maternit qu'elle dsire: en mme temps qu'elle satisfait ses dsirs sur le mode magique, elle accrot rellement ses sentiments de culpabilit (1). L o l'individu normal fait l'exprience de la contradiction, le malade fait une exprience contradictoire ; l'exprience de l'un s'ouvre sur la contradiction, celle de l'autre se ferme sur elle. En d'autres termes : conflit normal, ou ambigut de la situation; conflit pathologique, ou ambivalence de l'exprience (2).

Tout comme la peur est raction au danger extrieur, l'angoisse est la dimension affective de cette contradiction interne. Dsorganisation totale de la vie affective, elle est l'expression majeure de l'ambivalence, la forme dans

(1) Introduction la psychanalyse, p. 287.

(2) C'est cette unit contradictoire de la conduite et de la vie affective que l'on appelle depuis Bleuler ambivalence.

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laquelle elle s'achve, puisqu'elle est l'exprience vertigineuse de la contradiction simultane, l'preuve d'un mme dsir de vie et de mort, d'amour et de haine, l'apothose sensible de la contradiction psychologique: angoisse de l'enfant qui dcouvre par la morsure que l'rotisme de l'absorption est charg d'agressivit destructrice, angoisse encore du mlancolique qui, pour arracher la mort l'ojbet aim, s'identifie lui, devient ce qu'il a t, mais finit par s'prouver lui-mme dans la mort de l'autre, et ne peut retenir l'autre dans sa propre vie qu'en le rejoignant dans la mort. Avec l'angoisse nous sommes au coeur des significations pathologiques. Sous tous les mcanismes de protection qui singularisent la maladie, se rvle l'angoisse et chaque type de maladie dfinit une manire spcifique d'y ragir: l'hystrique refoule son angoisse et l'oblitre en l'incarnant dans un symptme corporel; l'obsd ritualise, autour d'un symbole, des conduites qui lui permettent de satisfaire les deux cts de son ambivalence; quant au paranoaque, il se justifie mythiquement en attribuant aux autres par projection tous les sentiments qui portent en eux leur propre contradiction; il rpartit sur autrui les lments de son ambivalence, et masque son angoisse sous les formes de son agressivit. C'est l'angoisse aussi, comme preuve psychologique de la contradiction intrieure, qui sert de dnominateur commun et qui donne une signification unique au devenir psychologique d'un individu: elle a t prouve pour la premire fois dans les contradictions de la vie enfantine et dans l'ambivalence qu'elles suscitent; et sous sa pousse latente, les mcanismes de dfense se sont rigs, rptant tout au cours d'une vie leurs rites, leurs prcautions, leurs manoeuvres rigides ds que l'angoisse menace de rapparatre.

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On peut donc dire, en un sens, que c'est par l'angoisse que l'volution psychologique se transforme en histoire individuelle; c'est l'angoisse, en effet, qui en unissant le pass et le prsent les situe l'un par rapport l'autre et leur confre une communaut de sens; la conduite pathologique nous avait sembl avoir paradoxalement un contenu archaque et une insertion significative dans le prsent; c'est que le prsent, sur le point de susciter l'ambivalence et l'angoisse, provoque le jeu de la protection nvrotique; mais cette angoisse menaante, et les mcanismes qui l'cartent ont t depuis longtemps fixs dans l'histoire du sujet. La maladie se droule alors dans le style d'un cercle vicieux: le malade se protge par ses actuels mcanismes de dfense contre un pass dont la prsence secrte fait sourdre l'angoisse; mais d'un autre ct, contre l'ventualit d'une angoisse actuelle, le sujet se protge en faisant appel des protections jadis instaures au cours de situations analogues. Le malade se dfend-il avec son prsent contre son pass, ou se protge-t-il de son prsent avec l'aide d'une histoire rvolue? Il faut dire, sans doute, que c'est dans ce cercle que rside l'essence des conduites pathologiques; si le malade est malade, c'est dans la mesure o le lien du prsent au pass ne se fait pas dans le style d'une intgration progressive. Certes, tout individu a prouv de l'angoisse et rig des conduites de dfense; mais le malade vit son angoisse et ses mcanismes de dfense dans une circularit qui le fait se dfendre contre l'angoisse par les mcanismes qui lui sont lis historiquement, qui, de ce fait, l'exaltent le plus, et menacent sans cesse de la remettre jour. Par opposition l'histoire de l'individu normal, cette monotonie circulaire est le trait de l'histoire pathologique.

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La psychologie de l'volution, qui dcrit les symptmes comme des conduites archaques, doit donc tre complte par une psychologie de la gense qui dcrit, dans une histoire, le sens actuel de ces rgressions. Il faut trouver un style de cohrence psychologique qui autorise la comprhension des phnomnes morbides sans prendre pour modle de rfrence des stades dcrits la manire de phases biologiques. Il faut trouver le noeud des significations psychologiques partir duquel, historiquement, s'ordonnent les conduites morbides.

Or, ce point vers lequel convergent les significations, nous venons de le voir, c'est l'angoisse. L'histoire psychologique du malade se constitue comme un ensemble de conduites significatives, qui rigent des mcanismes de dfense contre l'ambivalence des contradictions affectives. Mais, dans l'histoire psychologique, le statut de l'angoisse est ambigu: c'est elle que l'on retrouve sous la trame de tous les pisodes pathologiques d'un sujet; elle les hante sans cesse; mais c'est parce qu'elle tait dj l que ces pisodes se sont succd, comme autant de tentatives pour lui chapper; si elle les accompagne, c'est qu'elle les a prcds. Pourquoi tel individu ne rencontre, dans une situation, qu'un conflit surmontable, et tel autre une contradiction dans laquelle il s'enferme sur le mode pathologique? Pourquoi la mme ambigut oedipienne sera-t-elle dpasse par l'un, alors qu'elle dclenchera, chez l'autre, la longue suite des mcanismes pathologiques? C'est l une forme de ncessit que l'histoire individuelle dvoile comme un problme, mais ne parvient pas justifier. Pour qu'une contradiction soit vcue sur le mode anxieux de l'ambivalence, pour qu'

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propos d'un conflit, un sujet s'enferme dans la circularit des mcanismes pathologiques de dfense, il a fallu que l'angoisse soit dj prsente, qui a transform l'ambigut d'une situation en ambivalence des ractions. Si l'angoisse remplit l'histoire d'un individu, c'est parce qu'elle est son principe et son fondement; d'entre de jeu, elle dfinit un certain style d'exprience qui marque les traumatismes, les mcanismes psychologiques qu'ils dclenchent, les formes de rptition qu'ils affectent au cours des pisodes pathologiques: elle est comme un a priori d'existence.

L'analyse de l'volution situait la maladie comme une virtualit; l'histoire individuelle permet de l'envisager comme un fait du devenir psychologique. Mais il faut maintenant la comprendre dans sa ncessit existentielle.

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CHAPITRE IV

LA MALADIE ET L'EXISTENCE

L'analyse des mcanismes de la maladie laisse en prsence d'une ralit qui les dpasse, et qui les constitue dans leur nature pathologique; aussi loin qu'elle est pousse, elle invite voir dans l'angoisse l'lment morbide ultime, et comme le coeur de la maladie. Mais pour la comprendre un nouveau style d'analyse s'impose: forme d'exprience qui dborde ses propres manifestations, l'angoisse ne peut jamais se laisser rduire par une analyse de type naturaliste; ancre au coeur de l'histoire individuelle, pour lui donner, sous ses pripties, une signification unique, elle ne peut, non plus, tre puise par une analyse de type historique; mais l'histoire et la nature de l'homme ne peuvent tre comprises que par rfrence elle.

Il faut maintenant se placer au centre de cette exprience; c'est seulement en la comprenant de l'intrieur qu'il sera possible de mettre en place dans l'univers morbide les structures naturelles constitues par l'volution, et les mcanismes individuels cristalliss par l'histoire psychologique. Mthode qui ne doit rien emprunter aux Naturwissenschaften, leurs analyses discursives,

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leur causalit mcaniste; mthode qui ne devra jamais tourner, non plus, l'histoire biographique, avec sa description des enchanements successifs et son dterminisme en sries. Mthode qui doit au contraire saisir les ensembles comme des totalits dont les lments ne peuvent pas tre dissocis, si disperss qu'ils soient dans l'histoire. Il ne suffit plus de dire que la peur de l'enfant est la cause des phobies chez l'adolescent, mais il faut retrouver, sous cette peur originaire et sous ces symptmes morbides, le mme style d'angoisse qui leur donne leur unit significative. La logique discursive n'a que faire ici: elle s'embrouille dans les cheveaux du dlire et s'puise suivre les raisonnements du paranoaque. L'intuition va plus vite et plus loin, quand elle parvient restituer l'exprience fondamentale qui domine tous les processus pathologiques (par exemple, dans le cas de la paranoa, la radicale altration du rapport vivant avec autrui). En mme temps qu'elle dploie sous un seul regard les totalits essentielles, l'intuition rduit, jusqu' l'extnuer, cette distance dont est faite toute connaissance objective: l'analyse naturaliste envisage le malade avec l'loignement d'un objet naturel; la rflexion historique le garde dans cette altrit qui permet d'expliquer, mais rarement de comprendre. L'intuition, bondissant l'intrieur de la conscience morbide, cherche voir le monde pathologique avec les yeux du malade lui-mme: la vrit qu'elle cherche n'est pas de l'ordre de l'objectivit, mais de l'intersubjectivit.

Dans la mesure o comprendre veut dire la fois rassembler, saisir d'emble, et pntrer, cette nouvelle rflexion sur la maladie est avant tout comprhension : c'est cette mthode que s'est exerce la psychologie phnomnologique.

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Mais est-il possible de tout comprendre? Le propre de la maladie mentale, par opposition au comportement normal, n'est-il pas justement de pouvoir tre explique, mais de rsister toute comprhension. La jalousie n'est-elle pas normale quand nous en comprenons mme les exagrations, et n'est-elle pas morbide lorsque nous ne comprenons plus ses ractions mme les plus lmentaires ? Il revient Jaspers (1) d'avoir montr que la comprhension peut s'tendre bien au-del des frontires du normal et que la comprhension intersubjective peut atteindre le monde pathologique dans son essence.

Sans doute, il est des formes morbides qui sont encore, et demeureront opaques la comprhension phnomnologique. Ce sont les drivs directs des processus dont le mouvement mme est inconnu la conscience normale, comme les irruptions dans la conscience d'images provoques par des intoxications, comme ces mtores psychiques qui ne peuvent s'expliquer que par une rupture du tempo de la conscience, par ce que Jaspers appelle une ataxie psychique ; enfin ce sont ces impressions qui semblent empruntes une matire sensible totalement trangre notre sphre: sentiment d'une influence qui pntre jusqu' l'intrieur de la pense, impression d'tre travers par des champs de forces la fois matrielles et mystrieusement invisibles, exprience d'une transformation aberrante du corps.

Mais en de de ces limites lointaines de la comprhension partir desquelles s'ouvre le monde tranger et mort, pour nous, de l'insens, l'univers morbide demeure pntrable. Et par cette comprhension, il s'agit de restituer

(1) K. JASPERS, Psychopathologie gnrale.

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la fois l'exprience que le malade a de sa maladie (la manire dont il se vit comme individu malade, ou anormal, ou souffrant), et l'univers morbide sur lequel s'ouvre cette conscience de maladie, le monde qu'elle vise et qu'en mme temps elle constitue. Comprhension de la conscience malade, et reconstitution de son univers pathologique, telles sont les deux tches d'une phnomnologie de la maladie mentale.

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La conscience que le malade a de sa maladie est rigoureusement originale. Rien n'est plus faux sans doute que le mythe de la folie, maladie qui s'ignore; l'loignement qui spare la conscience du mdecin de celle du malade n'est pas mesure par la distance qui spare le savoir de la maladie et son ignorance. Le mdecin n'est pas du ct de la sant qui dtient tout savoir sur la maladie; et le malade n'est pas du ct de la maladie qui ignore toute chose sur elle-mme, jusqu' sa propre existence. Le malade reconnat son anomalie et il lui donne, pour le moins, le sens d'une irrductible diffrence qui le spare de la conscience et de l'univers des autres. Mais, le malade aussi lucide qu'il soit, n'a pas sur son mal la perspective du mdecin; il ne prend jamais cette distance spculative qui lui permettrait de saisir la maladie comme un processus objectif se droulant en lui, sans lui ; la conscience de la maladie est prise l'intrieur de la maladie; elle est ancre en elle, et, au moment o elle la peroit, elle l'exprime. La manire dont un sujet accepte ou refuse sa maladie, la manire dont il l'interprte et dont il donne signification ses formes les plus absurdes, tout cela constitue une des dimensions essentielles de la maladie.

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Ni effondrement inconscient l'intrieur du processus morbide, ni conscience lucide, dsinsre et objective de ce processus, mais reconnaissance allusive, perception diffuse d'un dcor morbide sur le fond duquel se dtachent les thmes pathologiques, tel est ce mode de conscience ambigu, dont la rflexion phnomnologique doit analyser les variations (1).

1) La maladie peut tre perue avec un statut d'objectivit qui la place une distance maxima de la conscience malade. Dans son effort pour l'enrayer et ne pas se reconnatre en elle, le malade lui confre le sens d'un processus accidentel et organique. C'est aux limites de son corps que le malade maintient sa maladie: omettant ou niant toute altration de l'exprience psychologique, il ne donne d'importance et finalement il ne peroit et ne thmatise que les contenus organiques de son exprience. Loin de cacher sa maladie, il l'tale, mais seulement dans ses formes physiologiques; et dans l'objectivit que le malade confre ses symptmes, le mdecin a raison de voir la manifestation de troubles subjectifs. C'est cette prminence des processus organiques dans le champ de conscience du malade et dans la manire dont il apprhende sa maladie qui constitue la gamme des signes hystriques (paralysies ou anesthsies psychognes), des symptmes psycho-somatiques, ou enfin des soucis hypocondriaques que l'on rencontre si souvent dans la psychasthnie ou certaines formes de schizophrnie. Autant que des lments de la maladie, ces formes organiques ou pseudo-organiques sont, pour le sujet, des modes d'apprhension de sa maladie.

(1) C'est dans cette perspective que WYRSCH a tudi la schizophrnie (Die Person des Schizophrenen).

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2) Dans la majeure partie des troubles obsessionnels, dans beaucoup de paranoas et dans certaines schizophrnies, le malade reconnat que le processus morbide fait corps avec sa personnalit. Mais d'une manire paradoxale : il retrouve dans son histoire, dans ses conflits avec son entourage, dans les contradictions de sa situation actuelle, les prmisses de sa maladie; il en dcrit la gense; mais, en mme temps, il voit dans le dbut de sa maladie l'explosion d'une existence nouvelle qui altre profondment le sens de sa vie, au risque de la menacer. Tmoins ces jaloux qui justifient leur mfiance, leurs interprtations, leurs systmatisations dlirantes par une gense minutieu