Quand Chloe Neill n’écrit pas, elle faitdes gâteaux (beaucoup), regardevraiment trop la télévision et supporteson équipe de football américainpréférée. Elle passe également du tempsavec son compagnon et ses amis, et joueavec Baxter et Scout, ses chiens. Elle vitdans le Midwest, aux États-Unis.

même auteur, chez Milady, en poche

Les Vampires de Chicago :

1. Certaines mettent les dents

2. Petites morsures entre amis

3. Mordre n ’est pas jouer

4. Mordre vous va si bien

5. Morsures en eaux troubles

Chez Castelmore :

Dark Elite :

1. Magie de feu 2. Marque de l’ombre3. Coup du sort

www.milady.fr

Chloe Neill

Morsures en eaux troubles

Les Vampires de Chicago – 5 Traduit del’anglais (États-Unis) par Sophie

Barthélémy

Milady

Milady est un label des editionsBragelonne

Titre original : Drink Deep Copyright ©Chloe Neill, 2011

Tous droits réservés, ycompris le droit de reproduire tout oupartie de l’œuvre. Cet ouvrage estpublié avec l’accord de NAL Signet, unemaison d’édition de Penguin Group(U.S.A.) Inc.

© Bragelonne 2012, pour la présentetraduction

ISBN : 978-2-8112-0800-4

Bragelonne – Milady 60-62, rued’Hauteville – 75010 Paris

E-mail : info@milady.fr Site Internet :www.milady.fr

À Jeremy, tendrement. (Tu meprêtes 20 dollars maintenant ?)

remerciements

1

2

3

4

5

6

7

8

9

10

11

12

13

14

15

16

17

18

19

ÉPILOGUE

remerciementsJ’ai la chance d’avoir une équipemerveilleuse qui m’aide à écrire.Certains m’ont suggéré une phrase,d’autres m’ont empêchée de devenirfolle dans les moments difficiles.Jessica, mon éditrice, et Lucienne, monagent, m’ont donné des conseils d’unevaleur inestimable. Marcel et Laurence(et bien d’autres encore) ont traduit lesaventures de Merit outre-Atlantique.Sara s’est assurée de la cohérence del’univers de Merit d’un roman à l’autre.Kevin, Brent et Miah m’ont fourni desinformations sur la magie et la stratégiemilitaire. Krista et Lisa ont géré lesforums des Vampires de Chicago

(http ://forums.chloeneill.com) pour queje puisse continuer à écrire à un bonrythme. Comme toujours, merci à laTeam Eel et aux lecteurs dont les gentilsmessages et la générositém’encouragent. Continuez à lire lesaventures de Merit. Sans vous, ellen’existerait pas.

« Rien n’est plus dangereux qu’unedemi-science,

eaux de l’Hippocrène il faut boire àlongs traits…»

Alexander Pope

1DÉFI GRAVITATIONNEL

Fin novembre Chicago, Illinois

Un vent vif soufflait en cette fraîchenuit d’automne. Un croissant de lune seprélassait dans le ciel, si bas qu’on avaitl’impression de pouvoir le toucher.

Ou peut-être m’apparaissait-il ainsiparce que j’étais perchée au huitièmeétage de la bibliothèque Harold-Washington, sur l’étroite grillemétallique qui couronnait le bâtiment.Au-dessus de moi, l’une des chouettesen aluminium emblématiques de

l’édifice – l’un des plus beaux élémentsarchitecturaux de la ville ou l’un desplus laids, selon les avis – semblaitm’observer, suivant les mouvements del’intruse qui avait osé pénétrer sur sonterritoire.

Au cours des deux mois qui venaientde s’écouler, je m’étais rarementaventurée hors de ma Maison de HydePark si ce n’était pour manger – jevivais à Chicago, après tout – ou rendrevisite à ma meilleure amie Mallory.Lorsque je jetai un coup d’œil encontrebas, je commençai à regretter madécision de sortir ce soir-là. Labibliothèque ne valait certes pas ungratte-ciel, mais une chute de cette

hauteur-là serait sans conteste fatalepour un humain.

Ma gorge se serra et chacun desmuscles de mon corps m’intima de merouler en boule et de m’agripperfermement au bord de la grille.

— Ce n’est pas aussi haut que ça leparaît, Merit.

Je considérai le vampire qui se tenaità ma droite. Jonah, celui qui m’avaitconvaincue de venir, gloussa et écartaune mèche de cheveux auburn de sonvisage aux traits délicatement ciselés.

— C’est bien assez haut, répliquai-je.Et ce n’est pas tout à fait ce que je

m’étais imaginé quand tu m’as proposéde prendre l’air.

— Peut-être, mais tu dois reconnaîtreque le panorama vaut le coup d’œil.

Crispant les doigts sur les aspérités dumur derrière moi, je contemplai le décorqui s’étendait sous mes yeux. Jonahdisait vrai : la vue sur le centre-ville deChicago -ses bâtiments de verre, d’acieret de pierre taillée- était imprenable.

Mais tout de même…

— J’aurais très bien pu regarder parla fenêtre, lui fis-je remarquer.

— Et où est le défi là-dedans ? se

moqua-t-il avant d’adoucir la voix. Tues une vampire. La gravité ne t’affectepas de la même façon que les humains.

Il avait raison. Les lois de la gravitéétaient moins sévères avec nous, ce quinous permettait de combattre avec brio,et aussi, d’après ce que j’avais entendudire, de faire des chutes vertigineusessans en mourir. Mais je ne brûlais pasd’envie de tester cette théorie. L’idée deme briser les os ne m’enchantait pasparticulièrement.

— Je t’assure que si tu suis mesinstructions, tu ne te blesseras pas,affirma-t-il.

Facile à dire. Jonah avait des dizaines

d’années d’expérience vampirique deplus que moi ; il avait moins de raisonsd’être nerveux. Pour ma part,l’immortalité ne m’avait jamais paru sifragile.

Je repoussai les mèches brunes quivoletaient devant mes yeux et risquai unnouveau coup d’œil. State Streets’étendait loin en dessous de nous, quasidéserte à cette heure de la nuit. Aumoins, je n’écraserais personne si cetteaventure devait mal tourner.

— Tu dois apprendre à tomber,décréta Jonah.

— Je sais, répondis-je. J’ai appris lemaniement du katana avec Catcher. Il

insistait beaucoup là-dessus.

Catcher était mon ancien entraîneur etsortait avec ma meilleure amie Mallory,avec qui il habitait actuellement. Iltravaillait aussi pour mon grand-père.

— Alors tu sais que l’immortalitén’exclut pas la prudence, ajouta-t-il enme tendant la main.

Mon cœur bondit dans ma poitrine,cette fois davantage à cause du geste deJonah qu’en raison de l’altitude.

J’avais vécu repliée sur moi-même aucours des deux mois précédents,étouffant mes sentiments par la mêmeoccasion. Mon travail de Sentinelle de

Cadogan s’était limité à effectuer desrondes à l’intérieur de la propriété. Jedevais l’admettre : j’avais peur. Moncourage de jeune Novice s’était engrande partie évaporé depuis que monMaître, Ethan Sullivan – le vampire quim’avait transformée, nommée Sentinelleet été mon partenaire – avait eu le cœurtranspercé par un pieu lancé par monennemie jurée… à qui je m’étaisempressée de rendre la pareille.

En tant qu’ancienne doctorante enlittérature anglaise, j’étais capabled’apprécier la cruelle poésie de cesévénements.

Jonah, Capitaine de la Garde de laMaison Grey, était mon contact au sein

de la Garde Rouge. Cette organisationsecrète avait pour mission de surveillerles Maisons d’Amérique et le Présidiumde Greenwich, conseil régissant lesvampires situé en Europe.

On m’avait proposé d’intégrer la GR.Si j’avais accepté, Jonah aurait été monpartenaire. J’avais décliné l’offre, maisJonah avait eu la générosité de m’aider àaffronter des problèmes qu’Ethan avaitété incapable de gérer en raison desorientations politiques du Présidium.

Jonah s’était fait une joie deremplacer Ethan, tant sur le planprofessionnel que pour le reste. Lesmessages que nous avions échangés au

cours des semaines précédentes – ainsique la lueur d’espoir qui brillait dansses yeux ce soir-là – indiquaient qu’iln’était pas uniquement préoccupé par larésolution d’affaires surnaturelles.

Je ne pouvais nier le fait que jetrouvais Jonah très séduisant. Etcharmant. Et brillant, dans un étrangestyle excentrique. Franchement, il auraitpu jouer le jeune premier dans unecomédie romantique. Mais je ne mesentais pas prête à envisager unerelation sentimentale, et ne le serais sansdoute pas avant un certain temps. Moncœur n’était pas à prendre ; la mortd’Ethan l’avait brisé.

Jonah dut lire l’hésitation dans mon

regard, car il esquissa un sourire, retirasa main et désigna le rebord.

— Tu te souviens de ce que je t’aidit ? Sauter équivaut à faire un pas enavant.

Ça, il l’avait déjà dit. Deux ou troisfois. Pourtant, je n’y croyais pas uneseconde.

— Un très grand pas, alors.

— C’est vrai, concéda-t-il. Mais seulle premier pas est désagréable. Évoluerdans les airs constitue une expérienceinoubliable.

— C’est encore mieux qu’évoluer en

sécurité au sol ?

— Bien mieux. On a la sensation devoler. Sauf qu’au lieu d’aller vers lehaut on va vers le bas. Saisis ta chancede jouer au super héros.

— On m’appelle déjà « la Justicière àla queue-de-cheval », grommelai-je enrejetant ma couette en arrière.

L e Chicago Sun-Times m’avaitnommée ainsi quand j’avais portésecours à une métamorphe lors del’attaque d’un bar. Comme je nouaissouvent mes cheveux – à l’exception dema frange – pour éviter une coupemalencontreuse au katana, ce surnométait resté.

— On t’a déjà dit que tu te montresparticulièrement sarcastique quand tu aspeur ?

— Plusieurs fois, oui, admis-je.Désolée. C’est juste que… je suisterrorisée. Ni mon corps ni mon espritne semblent d’accord avec l’idée desauter du haut d’un immeuble.

— Tout ira bien. C’est justementparce que tu as peur que tu dois le faire.

Ou que je dois prendre mes jambes àmon cou et rentrer à Hyde Park,pensai-je.

— Fais-moi confiance, insista-t-il. Enplus, tu dois apprendre à maîtriser cette

technique. Malik et Kelley ont besoin detoi.

Kelley, ancienne garde Cadogan,occupait à présent le poste de Capitaine.Étant donné que les effectifs étaientdésormais réduits à trois gardes à pleintemps – y compris Kelley – et uneSentinelle, cette promotion n’avait riende phénoménal.

Malik, qui avait été Second d’Ethan,était devenu Maître au décès de notreseigneur et la Maison lui avait étéconfiée à la suite d’une cérémonied’investiture.

La mort d’Ethan avait provoqué uneimpressionnante partie de chaises

musicales chez les vampires.

Malik avait retrouvé son nom defamille et se faisait appeler MalikWashington, conformément à la règlestipulant que les Maîtres des douzeMaisons du pays étaient les seulsvampires autorisés à utiliser leurpatronyme. Malheureusement, en mêmetemps que ce privilège, Malik avaithérité des drames politiques liés àCadogan, et ceux-ci n’avaient faitqu’empirer depuis la disparitiond’Ethan. Malik avait beau travailler sansrelâche, il devait consacrer une grandepartie de son temps à l’homme qui nousempoisonnait à présent l’existence :Franklin Theodore Cabot, le curateur qui

avait été nommé pour s’occuper de laMaison Cadogan.

Quand Darius West, le chef duPrésidium de Greenwich, avait décrétéqu’il n’aimait pas la façon dont laMaison était administrée, il avait décidéd’envoyer « Frank » à Chicago afin demener une inspection. Les membres duPG avaient exprimé des doutes quant àl’efficacité d’Ethan à la tête deCadogan ; un pur mensonge. Ils n’avaientpas tardé à charger le curateur defouiller nos chambres, nos livres et nosdossiers. Je me demandais quel genred’informations Frank recherchait aujuste. Et pourquoi le PG s’intéressait-iltant à une Maison située de l’autre côté

de l’Atlantique ?

J’ignorais la réponse, mais j’étaissûre d’une chose : Frank n’avait rien del’invité modèle. Il se montrait odieux,despotique, et ne jurait que par lerespect de règles dont je ne connaissaismême pas l’existence. Bien sûr, jecommençais à me familiariser avec tousces préceptes : Frank avait tapissé unmur entier du rez-de-chaussée avec lesnouveaux règlements et les sanctionsencourues si ces derniers n’étaient pasrespectés. D’après lui, ces mesuress’imposaient, car la Maison avaitjusque-là cruellement manqué dediscipline.

Bizarrement, j’avais détesté Frank dès

le départ, et pas uniquement parce quec’était un bourgeois diplômé d’une écolede commerce élitiste qui adorait utiliserdes termes tels que « synergie » et« idées novatrices ». Ces mots avaientémaillé son discours d’arrivée, au coursduquel il nous avait laissé entendre demanière assez peu subtile que le PGgarderait la tutelle permanente de laMaison – ou que celle-ci disparaîtrait –si jamais l’évaluation ne lui apportaitpas satisfaction.

J’avais eu la chance de naître dans unmilieu social aisé, et d’autres vampiresCadogan étaient issus de famillesfortunées, mais ce qui m’irritait au plushaut point chez Frank, c’était son

arrogance. Ce type portait deschaussures bateau, bon sang. Non mais ilse croyait où, franchement ? Après tout,en dépit du rôle que lui avait attribué lePC, il n’était rien de plus qu’unNovice – riche, certes – venant d’uneMaison de la côte est. Même si cetteMaison avait été fondée par l’un de sesancêtres, elle avait depuis longtemps étéconfiée à un autre Maître.

Pire encore, Frank s’adressait à nouscomme s’il était l’un des nôtres, commesi sa fortune et ses relations constituaientun passeport lui donnant un statut parminous. Le fait qu’il joue au vampireCadogan paraissait d’autant plusridicule que son principal objectif

consistait à répertorier nos écarts deconduite par rapport à la ligne du parti.C’était un élément extérieur introduitdans nos rangs pour nous labelliser« non conformes » et conclure que nousne cadrions pas dans le décor.

Par souci de préserver la Maison etpar respect de la hiérarchie, Malik luiavait laissé les rênes. Supposant qu’ilétait inutile de livrer bataille contreFrank, il avait préféré réserver sonénergie pour d’autres conflits politiques.

Bref, Frank hantait à présent HydePark. Et moi, je me trouvais au Loopavec celui qui avait remplacé monpartenaire et était déterminé àm’apprendre comment sauter d’un

immeuble sans tuer personne… et sansremettre en question mon immortalité.

Je jetai un nouveau regard encontrebas, ce qui eut pour effet de menouer l’estomac. J’étais déchirée entrel’envie furieuse de me défiler et le désirde me précipiter dans le vide.

C’est alors que Jonah prononça lesmots qu’il fallait pour m’inciter àprendre une décision.

— L’aube va finir par arriver, Merit.

La légende concernant l’effet desrayons du soleil sur les vampires étaitfondée : si je me trouvais encore ausommet de cet immeuble quand le jour

se lèverait, je serais vite réduite à un tasde cendres.

— Tu as deux options, reprit Jonah.Soit tu me fais confiance et tu tentesl’expérience, soit tu retournes sur le toitet tu rentres à Cadogan sans savoir dequoi tu aurais été capable. (Il me tenditla main.) Fais-moi confiance. Et pense àgarder les genoux bien souples àl’atterrissage.

La certitude qu’exprimait son regardfinit par me convaincre. Il ne doutaitmanifestement pas de ma capacité àréussir. Par le passé, j’avais lu de lasuspicion dans ses yeux. Jonah nem’avait pas particulièrement appréciéela première fois que nous nous étions

rencontrés. Les circonstances nousavaient rapprochés et, en dépit desdoutes qu’il avait pu nourrir à monégard, il semblait à présent éprouver del’estime pour moi.

Le moment était venu de m’en montrerdigne.

Je tendis à mon tour la main etm’agrippai à ses doigts comme si ma vieen dépendait.

— Les genoux bien souples, répétai-je.

— Tout ce que tu as à faire, c’est unpas en avant, affirma-t-il.

Je tournai la tête vers lui, prête à luidire « OK », mais je n’eus même pas letemps d’ouvrir la bouche qu’ilm’adressait un clin d’œil et avançaitd’un pas, m’entraînant à sa suite. Sansque j’aie eu l’occasion d’émettre lamoindre protestation, nous étions dansles airs.

Les premiers instants furent toutbonnement terrifiants. J’eus l’impressionque le sol – et la sécurité qu’il meprocurait – se dérobait sous moi. Enmême temps, mon estomac sembla seretourner et un désagréable frisson meparcourut le corps. Mon cœur remontadans ma gorge, ce qui eut au moinsl’avantage de m’empêcher de hurler.

Ensuite, ça devint génial.

L’inconfortable sensation de chute –très inconfortable, j’insiste – ne durapas. J’avais à présent moinsl’impression de tomber que de dévalerun escalier aux marches plus espacéesque la normale. Cela ne devait pas faireplus de trois ou quatre secondes que jeme trouvais dans les airs, mais le tempssemblait avoir ralenti sa course. La villedéfilait à vitesse réduite sous mes yeux.Je pliai les genoux quand j’atteignis lesol, une main sur le trottoir. L’impact neme parut pas plus violent que si j’avaiseffectué un saut banal.

Ma transformation en vampire avaitété plutôt cahoteuse, et mes capacités

s’étaient révélées de manièreprogressive, de sorte que j’étais surprisechaque fois que je réussissais un exploitdu premier coup. L’expérience que jevenais de vivre m’aurait tuée un anauparavant, pourtant je me sentaisrevigorée. Sauter du huitième étage sansfracture ni hématome ? Voilà uneperformance à marquer dans lesannales !

— Tu es douée, me complimentaJonah.

Je le regardai à travers ma frange.

— C’était fantastique !

— Je te l’avais dit.

Je me redressai et rajustai ma veste encuir.

— C’est vrai. Mais la prochaine foisque tu me pousses du haut d’unimmeuble, tu me le paieras.

Il m’adressa un sourire taquin qui metroubla plus que je ne l’aurais voulu.

— Marché conclu.

— Comment ça, « marché conclu » ?Tu ne pourrais pas simplement accepterde ne plus me jeter dans le vide ?

— Ce ne serait pas drôle, se contenta-t-il de répliquer avant de tourner lestalons.

Je le laissai s’éloigner de quelquespas puis le suivis, gardant à l’esprit lecoup d’œil malicieux qu’il m’avaitréservé.

Et dire que sauter du toit m’avait paruéprouvant…

La Maison Cadogan se trouvait àHyde Parle, un quartier situé au sud ducentre de Chicago. Cette partie de laville abritait également l’université deChicago, où j’étudiais avant de devenirune vampire. Ethan avait commencé matransformation quelques secondes àpeine après qu’un Solitaire – un vampirenon affilié – envoyé par CélinaDesaulniers m’eut attaquée. Célina étaitla vampire narcissique qui avait tué

Ethan, et à qui j’avais planté un pieudans le cœur juste après. Elle avaitchargé le Solitaire de m’éliminer dans lebut de rendre mon père furax. Comme jel’avais récemment découvert, ce dernier,grand magnat de l’immobilier, avaitoffert de l’argent à Ethan pour faire demoi une vampire. Ethan avait refusé, etCélina avait été vexée que mon père nedaigne pas lui proposer le mêmemarché.

Cette femme était un sacré phénomène.

Enfin bref, Ethan m’avait nomméeSentinelle de Cadogan. Afin d’assurer laprotection de la Maison, et aussi pouréviter d’avoir à entendre les ébats de

minuit – et de midi, de 6 heures dumatin, de 18 heures… – de Mallory etCatcher, j’avais déménagé à Hyde Parle.

La Maison comportait toutes lescommodités essentielles : une cuisine,un gymnase, une salle des opérationsd’où les gardes surveillaient lapropriété, et des chambres d’internatpour environ quatre-vingt-dix des troiscents vampires Cadogan. Ma chambreétait située au premier étage. Elle n’étaitni immense ni particulièrement luxueuse,mais elle constituait un refuge oùm’abriter des histoires de vampires.Elle comprenait un lit, une bibliothèque,une penderie et une petite salle de bains.Détail appréciable, elle s’ouvrait sur un

couloir menant à une cuisine auxplacards garnis de bons petits trucs àgrignoter et de sang en sachet livré parnotre fournisseur, très originalementdénommé Sang pour sang.

Je garai ma Volvo à quelques rues deCadogan, puis gagnai la Maison à pied.La lueur émanant de l’imposante bâtissecontrastait avec l’obscurité de HydePark. L’éclairage provenait desnouveaux projecteurs, installés parmesure de sécurité lors des travaux derénovation qui avaient fait suite à uneattaque de métamorphes mal lunés. Lesvoisins avaient d’abord râlé contre cesspots, jusqu’au moment où ils s’étaientrendu compte quels services cette

lumière leur rendait : les ténèbresauraient en effet offert aux rôdeurssurnaturels une protection nonnégligeable.

La Maison paraissait plutôt calme, cesoir-là. Je ne rencontrai qu’un petitgroupe de manifestants blottis sous descouvertures, assis dans l’herbe entre letrottoir et la grille en fer forgé quientourait Cadogan. Leur nombre s’étaitfortement réduit depuis que le maire,Seth Tate, avait été démis de sesfonctions, traduit en justice etemprisonné dans un endroit tenu secret.Le changement de conseil municipalavait apaisé les citoyens de la ville.

Malheureusement, cela n’avait pas

calmé la classe politique. DianeKowalczyk, la femme qui avait remplacéTate, lorgnait la présidence des États-Unis et avait fait des surnaturels deChicago l’un de ses thèmes decampagne. Elle appuyait la propositionde loi sur le fichage des surnaturels, quiprévoyait que chacun de nous notifie sespouvoirs et porte des papiers d’identité.Nous serions également contraints designaler chacune de nos entrées etsorties de l’État.

La plupart des surnats haïssaient cetteidée. Ce projet de loi était contraire auxprincipes des États-Unis d’Amérique etpuait la discrimination. D’accord,certains d’entre nous représentaient un

danger, mais on pouvait en dire autantdes humains. Les autres habitants deChicago auraient-ils accepté une loi lesobligeant à décliner leur identité à toutepersonne qui leur en ferait la demande ?J’en doutais.

Les humains convaincus que nousn’étions pas dignes de confianceconsacraient leurs soirées à nous fairecomprendre à quel point ils nousdétestaient. C’est triste à dire, maiscertains manifestants me paraissaientdésormais familiers. C’était notammentle cas d’un jeune couple, un garçon etune fille qui ne devaient pas avoir plusde seize ans et qui avaient un jourscandé un chant haineux lorsque Ethan et

moi étions sortis.

Certes, j’avais des crocs. La lumièredu jour ou un pieu de tremble pouvaientme tuer. Me couper la tête me seraitégalement fatal. J’avais besoin de sang,mais le chocolat et le soda m’étaient toutaussi essentiels. Je n’étais pas une non-morte ; je n’étais plus humaine, voilàtout. J’avais décidé qu’en mecomportant normalement et en faisantpreuve de politesse je parviendrais peuà peu à fissurer les préjugés sur lesvampires.

De leur côté, les Maisons de Chicagotentaient d’améliorer leurcommunication de manière à contrer ladésinformation. On pouvait même voir à

Wrigleyville des affiches sur lesquellesfiguraient quatre vampires souriantsreprésentatifs de la diversité culturelle,sous le slogan « Venez nousrencontrer ! ». Il s’agissait d’uneinvitation à mieux connaître les Maisonsde la ville. Ce qui expliquait que, cesoir-là, des adolescents à la minerevêche agitent des panneaux de leurpropre fabrication portant l’inscription« Venez nous rencontrer… et mourez ! ».

Je leur adressai un sourire affablelorsque je passai à côté d’eux, puissoulevai les deux sacs en kraft quej’avais rapportés, qui contenaient deshamburgers et des frites.

— C’est l’heure du dîner ! annonçai-je d’une voix enjouée.

Je fus accueillie au portail par deuxdes fées mercenaires qui contrôlaientl’accès à la Maison. Elles me saluèrentd’un très léger hochement de tête lorsqueje les croisai, puis reportèrent aussitôtleur attention sur la rue. Il était denotoriété publique que les féesdétestaient les vampires, mais ellesaimaient encore moins les humains. Lespaiements en espèces que ces gardesrecevaient de Cadogan pour assurer lasécurité garantissaient le maintien d’uncertain équilibre.

Je franchis d’un bond l’escalier quimenait sous le porche et entrai dans la

maison, où je découvris un groupe devampires, les yeux rivés au mur surlequel Frank avait placardé sesdernières instructions.

— Bienvenue dans la jungle, lançaune voix derrière moi.

Je me tournai et aperçus Juliet, l’unedes gardes Cadogan, le visagerenfrogné. Mince, les cheveux roux, elledégageait un certain charme elfique.

— Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je.

— Encore de nouvelles règles,maugréa-t-elle en désignant les affiches.Trois ajouts au mur de la honte. Frank a

décidé que les vampires n’avaient pas ledroit de se réunir en groupes de plus dedix individus en dehors desrassemblements officiels.

— C’est un encouragement à serebeller contre le PG ? m’étonnai-je.

— On dirait. Apparemment, la libertéde réunion n’est pas l’un des droitspréférés du Présidium.

— Quelle attitude coloniale !marmonnai-je. Quelle est la deuxièmerègle ?

Juliet se rembrunit.

— Il rationne le sang.

Cette annonce me stupéfia à tel pointqu’il me fallut un moment pourrecouvrer mes esprits.

— Nous sommes des vampires. Nousavons besoin de sang pour survivre.

Juliet jeta un regard dédaigneux endirection du mur tapissé d’affiches.

— Oh, je sais. Mais Frank, qui estd’une infinie sagesse, trouve qu’Ethannous a bien trop gâtés en nous laissant àdisposition des poches de sang. Il réduitles livraisons de Sang pour sang.

D’habitude, nous consommions del’hémoglobine conditionnée en sachetplastique, même si Cadogan était l’une

des rares Maisons des États-Unis – et laseule à Chicago – qui autorisait sesmembres à boire directement le sang deshumains ou des vampires. Les autresMaisons avaient aboli cette pratiquedans le but de mieux s’intégrer auxhumains. Je n’avais pour ma part goûtéau sang que d’une seule personne –Ethan –, mais j’aimais avoir la libertéde choisir.

— Mieux vaut que ça nous arrive ànous plutôt qu’aux vampires Grey,avançai-je. Au moins, nous disposonsd’autres sources.

— Plus maintenant, répliqua Juliet. Ila également interdit de boire le sangd’autrui.

Cette idée était tout aussi grotesque,mais pour une raison différente.

— C’est Ethan qui avait établi cetterègle, protestai-je. Et Malik l’aréaffirmée. Frank n’a pas le pouvoirde…

Juliet m’interrompit d’un haussementd’épaules.

— Il a dit que ça faisait partie de sonévaluation, que ça lui permettrait detester notre résistance à la faim.

— Il nous conduit droit dans le mur,marmonnai-je en considérant le groupede vampires qui discutaient désormais

avec animation. Nous priver de sang estle meilleur moyen de nous pousser à lapanique, surtout que la Maison est soustutelle, que nous avons perdu notreMaître il y a à peine deux mois et quedes manifestants se pressent à la grille.(Je me tournai de nouveau vers Juliet.)Ça lui servira d’excuse pour s’emparerde la Maison ou pour la fermer unebonne fois pour toutes.

— C’est possible. Est-ce qu’il t’adéjà fixé un rendez-vous ?

Frank avait imposé à chaque vampireCadogan un entretien individuel, ce quine m’avait pas surprise outre mesure.D’après ce que j’avais entendu dire, cesentrevues étaient du genre « justifiez

votre existence ». Je faisais partie desrares personnes qu’il n’avait pas encorerencontrées en tête à tête. Je netrépignais pas d’impatience, certes, maischaque jour qui passait me rendait plussuspicieuse.

— Toujours rien, lui répondis-je.

— Peut-être que c’est une marque deconsidération ? un moyen de respecter lamémoire d’Ethan en ne t’interrogeantpas parmi les premiers ?

— Je doute que ma relation avecEthan change quoi que ce soit à laprocédure d’évaluation du PG. À monavis, ça fait partie de la stratégie deFrank : il retarde notre rendez-vous pour

me faire stresser. (Je lui montrai les sacsen kraft que j’avais à la main.) Aumoins, j’ai du réconfort.

— Vu les circonstances, tu as bien faitd’acheter ça.

— Pourquoi ?

— Troisième règle : Frank a banni lesen-cas des cuisines.

Il avait encore frappé fort.

— Et sous quel prétexte, cette fois ?

— Il trouve que c’est de la nourritureindustrielle, chère et mauvaise pour lasanté. Maintenant, les placards sont

remplis de pommes, de choux et decéréales.

En tant que vampire dotée d’un solideappétit, cette dernière mesure m’affectaitpresque plus que les autres.

Juliet consulta sa montre.

— Bon, il est temps que j’y aille. Tuvas manger dans ta chambre ?

— Luc et Malik voulaient discuter unpeu, et je leur ai promis d’apporter dequoi grignoter. Qu’est-ce que tu étais entrain de faire ?

Elle désigna l’escalier qui menait ausous-sol et à la salle des opérations.

— Je viens de finir une séance devantles écrans.

Elle faisait allusion au système devidéosurveillance qui permettait decontrôler les alentours de la Maison.

— Quoi de neuf ?

Elle leva les yeux au ciel.

— Les gens nous haïssent, patati etpatata, ils aimeraient qu’on aille toutdroit en enfer, ou alors au Wisconsin, vuque c’est plus près, et patati et patata.

— Toujours la même rengaine ?

— Toujours. Si Célina pensait que

révéler l’existence des vampires allaitmarquer le début d’un conte de fées, ellese trompait.

— Célina s’est trompée à de multiplesreprises, affirmai-je.

— C’est vrai, souffla-t-elle avec unepointe de pitié dans la voix.

Comme j’avais autant de mal àsupporter la pitié que la tristesse, jechangeai de sujet.

— Aucune trace de McKetrick ?

Je faisais référence au mystérieuxmilitaire – je ne connaissais pas sonprénom – qui avait décrété que les

vampires représentaient l’ennemi publicnuméro un. Il se promenait en uniformenoir, possédait des armes et étaitfermement résolu à nous chasser deChicago. Un soir, Ethan et moi avions eudroit à son sermon, et il avait fait lapromesse que nous le reverrions. Jel’avais entraperçu à plusieurs reprisesdepuis lors, et Catcher m’avait fourniquelques détails sur son passé au sein del’armée – utilisation de tactiquesdouteuses et problèmes de respect del’autorité –, mais s’il fomentait unvampiricide, il ne l’avait pas encoreclairement affirmé.

J’ignorais si je devais en êtresoulagée ou, au contraire, m’inquiéter.

— Aucune, répondit Juliet avantd’incliner la tête sur le côté. Tu reviensd’où ?

— Euh, j’étais sortie… pourm’entraîner, balbutiai-je.

Je n’avais pas confié aux gardes queje travaillais avec Jonah. Comme cen’était pas à moi d’éventer le secret deson appartenance à la Garde Rouge,j’évitais tout simplement de parler delui.

Et un mensonge de plus à mon actif.

— Il faut bien garder la forme, lançaJuliet.

Le clin d’œil qui accompagna saréplique suggérait que je ne m’étais pasmontrée aussi convaincante que je lepensais.

— La nuit a été longue, reprit-elle. Jeremonte.

— Juliet ! l’arrêtai-je avant qu’elles’éloigne. Est-ce que tu as déjà sauté ?

— Sauté ? répéta-t-elle en fronçant lessourcils. Sauté en l’air, tu veux dire ?

— Sauté d’un immeuble.

Un éclair de compréhension traversason regard.

— Ah ! Oui. Pourquoi est-ce que tume demandes ça, Sentinelle ? Tu as faitton premier vol ce soir ?

— Oui.

— Félicitations. Mais fais attention àne pas sauter de trop haut ou tomber tropvite.

Sages conseils.

Frank avait réquisitionné le bureau duMaître, celui qui appartenait auparavantà Ethan. Malik occupait la pièce depuisdeux semaines à peine lorsque Frankétait arrivé et avait annoncé qu’il avaitbesoin de cet endroit pour mener sonévaluation.

Malik, un vampire élancé au teintcaramel et aux yeux verts, faisait preuved’une grande circonspection. Il réservaitson énergie aux conflits qui en valaientla peine. Il avait donc cédé et regagnéson ancien bureau à l’autre bout ducouloir, un local dont l’espace exiguétait presque entièrement monopolisépar une table de travail et des étagèresgarnies de livres et de souvenirspersonnels. En dépit du manque deplace, c’était là que nous nousréunissions. Unis par le chagrin, nouspréférions passer notre temps libreserrés comme des sardines dans cettepièce plutôt que n’importe où ailleursdans la Maison.

Je trouvai Malik et Luc installés faceà face au bureau, au-dessus d’unéchiquier, tandis que Lindsey, assise parterre en tailleur, lisait un magazine.

La femme de Malik, Aaliyah – menue,sublime et très discrète –, se joignaitparfois à nous, mais ce soir-là elle étaitabsente. Aaliyah était écrivain et restaitsouvent dans son appartement. Jecomprenais tout à fait son besoin des’isoler des histoires de vampires.

Luc, ancien Capitaine de la Garde, àprésent Second, avait des cheveuxblonds en bataille et était du genredécontracté. Il était né et avait grandidans le Far West, et je supposais qu’ilavait été transformé en vampire le

pistolet à la main. Il était depuislongtemps amoureux de Lindsey, mameilleure amie à Cadogan, membre de laGarde, qui avait visiblement réussi às’éclipser de la salle des opérationspour quelques instants.

Ils se tournaient autour depuis unmoment, sans vraiment sortir ensemble.Lindsey craignait qu’une relationsérieuse avec Luc, en menant à unerupture, n’affecte leur amitié.

Malgré sa phobie initiale de toute formed’engagement, elle avait tellement eubesoin de réconfort après la mort denotre seigneur qu’elle avait consenti à serapprocher de Luc.

J’avais passé la semaine qui avaitsuivi la disparition d’Ethan à memorfondre dans ma chambre encompagnie de Mallory. Quand j’avaisenfin émergé du brouillard et queMallory était rentrée chez elle, Lindseyétait apparue sur le pas de ma porte,dans tous ses états. Accablée par lechagrin, elle s’était tournée vers Luc, etl’étreinte destinée à la consoler s’étaittransformée en un baiser passionné quil’avait totalement chamboulée. Dumoins, d’après ce qu’elle m’en avait dit.Ce baiser n’avait pas balayé ses doutes,mais elle avait essayé de surmonter sapeur et de laisser une chance à Luc.

Ce dernier, bien entendu, n’avait pas

hésité une seconde.

— Sentinelle, commença Luc, prêt àrefermer les doigts sur un cavalier noir,je sens une odeur de hamburgers, etj’espère que tu en as apporté assez pourtout le monde.

Ayant arrêté son choix, il s’empara ducavalier, le positionna d’un geste décidésur une nouvelle case, puis leva les brasen l’air en signe de triomphe.

— Ça, c’est du jeu ! s’exclama-t-ilavec un coup d’œil victorieux à sonadversaire. Quelle est ta réponse à cecoup de maître ?

— Attends un peu, répliqua Malik.

Il parcourut l’échiquier des yeux,calculant les probabilités et évaluant lesoptions qui se présentaient à lui. Cesparties d’échecs étaient devenues unrituel hebdomadaire. Je supposais quec’était le moyen que Luc et Malikavaient trouvé pour garder un semblantde contrôle sur leurs existences alorsque l’émissaire du PG, à l’autre bout ducouloir, décidait de leur destin.

Je posai les sachets sur le bureau, ensortis des hamburgers au bacon pourLindsey et moi, puis m’assis par terre àcôté d’elle.

— Alors comme ça, le sang estrationné, maintenant ? commençai-je endéballant mon sandwich.

Luc et Malik émirent un grognementsimultané. En général, Malik ne semêlait pas des décisions de Frank,certain qu’en intervenant il necontribuerait qu’à empirer les relationsavec le PG.

— Ce type est un parfait imbécile,assena Luc avant de prendre uneimpressionnante bouchée de son triplehamburger.

— Malheureusement, poursuivit Maliken déplaçant une pièce sur l’échiquieravant de s’adosser à sa chaise, ce parfaitimbécile a les pleins pouvoirs du PG.

— Ce qui signifie que nous devons

attendre qu’il foire royalement samission avant d’agir, ajouta Luc, denouveau penché sur le jeu d’échecs. Saufvotre respect, Sire, ce gars est un groscon.

— Je n’ai pas de position officielleconcernant sa connerie, rétorqua Malik.

Il sortit du sachet un cornet de fritesdans lequel il piocha après l’avoirarrosé d’une généreuse dose de ketchup.Au moins, contrairement à Ethan, Malikn’avait pas besoin d’être initié auxspécialités gastronomiques de Chicago.Il connaissait la différence entre un hot-dog et un italien au bœuf, avait unepizzeria préférée, et j’avais mêmeentendu dire qu’un soir il s’était rendu

jusqu’à la périphérie de Milwaukeeavec Aaliyah pour aller dîner dans lepetit restaurant routier réputé servir lemeilleur fromage en grains duWisconsin. Chapeau.

— Attendons qu’il se fasse prendre àson propre piège, reprit Malik. Entre-temps, veillons sur les nôtres. Nousinterviendrons quand il le faudra.

Malik parlait désormais avec un tonde Maître vampire. Il avait acquis del’assurance au cours des semainesprécédentes. Ayant saisi le sous-entendu, j’abandonnai le sujet et mordisdans mon hamburger tandis que Lucutilisait une frite pour désigner

différentes pièces entre lesquelles ilhésitait.

— Il est vraiment consciencieux, ondirait, murmurai-je à Lindsey.

Le sourire entendu qui s’étira sur seslèvres me mit mal à l'aise.

— Tu n’as pas idée. Il peut se montrertrès… minutieux. (Elle se pencha versmoi en mordillant un morceau de bacon.)Est-ce que je t’ai déjà chanté leslouanges de la vision de rêve qu’offre cevampire au torse viril quand il ne porterien d’autre que des bottes de cow-boy ?

Prête à mordre dans mon hamburger,je me figeai et fermai les yeux, mais

c’était trop tard : l’image de Luctotalement nu à l’exception d’une pairede bottes rouges sexy s’était déjàimprimée dans mon esprit.

— Tu es en train de parler de monancien patron, je te signale, chuchotai-je.Et là, j’essaie de manger.

— Tu l’imagines à poil, c’est ça ?

— Malheureusement, oui.

Elle me tapota le bras.

— Et dire que j’hésitais à sortir aveclui. Oh, tant que j’y pense… Il est pasmal avec des chaps… Mais je n’en dispas plus.

— Ce serait mieux, en effet.

Lindsey était en train de devenir laMallory de Cadogan, avec tous lesdétails intimes qui allaient avec. Génial.

— Dans ce cas, je laisse tonimagination faire le travail. Mais jerecommande vivement la fréquentationdes vampires au torse viril en thérapiecontre la dépression. Ça fait desmiracles.

— Je suis vraiment contente del’entendre, mais si tu ne te tais pas toutde suite, je te plante un cure-dents dansl’œil. (Je lui lançai quelques serviettesen papier à la figure.) Ferme-la et mangeton hamburger.

Parfois, il faut savoir faire preuved’autorité.

2

BITTERSWEET DREAMS1

Je me trouvais sur un haut plateau,vêtue de mon ensemble en cuir. Un ventfroid faisait voler mes cheveux ettourbillonner le brouillard, quis’enroulait autour de mes pieds.

Si mes habits étaient d’un stylemoderne, le décor évoquait une autreépoque. Le paysage, désertique, étaitsinistre, et une odeur de soufre etd’humidité flottait dans l’air.

La légère vibration du sol sous mespieds m’avertit que quelqu’un

approchait avant que j’aie entendu lemoindre son.

Puis il apparut.

Tel un guerrier de retour de bataille,Ethan émergea de la brume. Il portaitdes bottes montantes en cuir, unpantalon ample et une longue tuniqueen cuir nouée par une ceinture autourde la taille, un costume incongru pourle Chicago du XXIe siècle. Une plaierouge sombre lui barrait la poitrine.Ses cheveux blonds étaient longs etondulés, et ses yeux d’un vert éclatant.

Je m’avançai vers lui. La peurm’enserrait le cœur comme un étau et

m’oppressait les poumons, me coupantle souffle. J’étais heureuse de le voirvivant, mais je savais qu’il présageaitla mort.

Lorsque je le rejoignis, il posa lesmains sur mes bras et se pencha pourpresser ses lèvres sur mon front. Ungeste simple, mais d’une profondeintimité. Une précieuse marqued’affection qui provoqua en moi undouloureux afflux d’émotions. Jefermai les yeux pour mieux savourer cemoment tandis que le tonnerre grondaitau-dessus du plateau, faisant denouveau trembler le sol.

Soudain, Ethan leva la tête et scrutales alentours, l’air inquiet. Lorsqu’il

posa à nouveau le regard sur moi, il semit à parler dans une langue chantantequi semblait issue d’un autre temps,d’un autre lieu.

Je secouai la tête.

— Je ne comprends pas.

Ses traits se crispèrent, une rideapparut sur son front et son débits’accéléra. Mais je ne saisissaistoujours pas.

— Ethan, je ne comprends pas ce quetu essaies de me dire. Tu parles dansune langue étrangère.

Visiblement paniqué, il jeta un coup

d’œil par-dessus son épaule, puism’empoigna le bras et me montraquelque chose derrière lui. De grosnuages noirs menaçants roulaient dansnotre direction. Le vent forcissait, et jesentais la température chuter.

— Je vois la tempête qui arrive,criai-je par-dessus le sifflement desrafales, mais je ne peux pas l’arrêter.

Ethan hurla quelques mots qui sefondirent dans le mugissement du vent.Il se mit à marcher vers la tempête enme tirant par le bras pour m’inciter àle suivre.

Je résistai.

— N’y va pas. Il ne faut pas aller parlà !

Il insista, mais je refusai de céder.Certaine que le vent finirait par nousbalayer et nous emporter vers la mer sinous ne trouvions pas un abri, jecourus pour m’éloigner du mur denuages… laissant Ethan derrière moi.Je ne pus résister à l’envie de jeter undernier coup d’œil. Il était là, immobilesur le plateau, les cheveux fouettés parle vent.

Avant que j’aie pu tenter dem’approcher de lui, la tempête éclata.Une bourrasque me fit perdrel’équilibre et la pression expulsa l’aircontenu dans mes poumons. Au moment

où je m’effondrais à genoux, destrombes d’eau se mirent à tomber,transformant le paysage en une massede grisaille. Le vent hurlait dans mesoreilles. Ethan disparut dans latourmente, et je n’entendis plus quel’écho de son appel porté par lesouffle.

— Merit !

Je me réveillai en sursaut, haletante etcouverte de sueur, le son de sa voixrésonnant encore dans mes tympans.

Des larmes roulaient sur mes joues.J’écartai les mèches humides de monfront et me passai les mains sur levisage, tentant d’apaiser les battements

effrénés de mon cœur.

Je gardais un merveilleux souvenir dela première fois qu’Ethan m’était apparuen rêve. Nous nous étions prélassés sousle soleil, un privilège normalementinterdit aux vampires.

Mais ce cauchemar était le sixièmeque je faisais depuis sa mort. Chaquevision semblait plus réaliste que laprécédente, et, quand je me réveillais,j’avais le sentiment de sortir d’un tunnel,totalement paniquée, la poitrineoppressée. Dans chacun de ces rêves,nous vivions une sorte de crise quiaboutissait inéluctablement à la mêmefin : Ethan m’était arraché.

J’émergeais toujours de cescauchemars avec l’impression del’entendre hurler mon nom.

Je posai le front sur mes genoux,submergée par le chagrin, écrasée parl’impuissance. Non seulement parce quej’avais perdu Ethan, mais aussi parceque j’étais frustrée et épuisée par lesvisites de ce fantôme qui ne voulait paspartir. Je laissai libre cours à meslarmes, espérant que la brûlure du selestomperait la douleur.

Sa voix, son odeur, sa présence memanquaient.

C’était sans doute pour cela quej’étais condamnée à rêver de lui, à le

regarder mourir, encore et encore. Monchagrin était devenu un gouffre duquel jene parvenais pas à sortir.

Quand mon cœur eut cessé de battre lachamade, je me redressai et essuyai meslarmes du revers de la manche. Jem’emparai du téléphone posé sur latable de nuit et composai le numéro dela seule personne susceptible de meréconforter.

— Oh, fais chier, maugréa Mallory,une voix de basse masculine en fondsonore. Je fais une pause dans mesrévisions, là. Catcher est à poil et onécoute Barry White. Tu sais que ça nem’arrive pas souvent, de faire unepause ?

Mallory était une apprentie sorcièredont les talents avaient été découvertssur le tard. Elle venait de terminer saformation avec son tuteur, un type plutôtmignon dénommé Simon, et préparait sesexamens finaux depuis des semaines.

Je n’avais passé que cinq minutesdans la même pièce que Simon, mais ilm’avait fait assez bonne impression.Catcher, lui, ne pouvait pas le sentir.Son antipathie était sans doute liée aufait que Simon appartenait au CollègeUnifié des Lanceurs de sorts et desSorciers – l’acronyme indélicat de cetteappellation justifiait que l’on fasse pluscommunément référence à « l’Ordre » –,

organisation de laquelle Catcher s’étaitfait virer.

Mallory semblait tendue. Je savaisqu’elle devait être hyper stressée, maiscomme j’avais besoin d’elle, j’insistai :

— J’ai fait un autre rêve.

Elle garda le silence quelquesinstants, puis cria :

— Cinq minutes, Catch !

J’entendis des marmonnements, puis lecalme sembla s’installer.

— Ça fait combien ? demanda-t-elle.

— C’est le sixième. Et le deuxièmerien que cette semaine.

— De quoi tu te souviens ?

Mallory me soumettait à uninterrogatoire en règle après chaquecauchemar. La combinaison de sacuriosité morbide et de son amour del’occulte donnait lieu à une avalanche dequestions. Je lui fournis les détails :

— Surtout de la fin, commed’habitude. Ethan était habillé comme unguerrier d’une autre époque. Unetempête arrivait sur nous, et il essayaitde me prévenir, mais je crois qu’ilparlait suédois.

— Suédois ? Pourquoi diable aurait-ilparlé suédois ? Et comment tu sais àquoi ressemble cette langue ?

— Il venait de Suède. C’est son paysd’origine. Et je n’en ai aucune idée. J’aidû entendre du suédois sur Internet, sansdoute. Bref, il tentait de m’entraîner versla tempête, et moi, je voulais fuir.

— Ça me paraît une réaction sensée.Et ensuite ?

— La tempête a éclaté. J’ai perduEthan de vue, et je me suis réveillée enl’entendant crier mon nom.

— Bon, le symbolisme est évident,décréta-t-elle. Tu es avec Ethan, puis

une sorte de catastrophe vous sépare. Engros, c’est ce qui s’est réellementproduit.

J’émis un vague son en signed’assentiment et ramenai mes pieds sousmoi.

— Je suppose que tu as raison.

— Bien sûr que j’ai raison. D’un autrecôté, quand on rêve, on ne fait pas querêver. Il se passe autre chose. L’espritvagabonde, l’âme s’échappe. Je te l’aidéjà dit et te le répète : Ethan et toipartagiez une sorte de lien, Merit. Pasforcément un lien très sain, mais un lientout de même.

— Tu es en train de me dire que jerends visite à son fantôme dans mesrêves ?

Elle éclata d’un rire dénué d’humour.

— Tu crois que Dark Sullivan neserait pas capable de trouver le moyende te hanter après sa mort ? Je suiscertaine qu’il organise des réunions dansl’autre monde, qu’il propose aux espritsdes procédures d’évaluation, qu’ilimpose des règles.

— Ce serait bien son genre.

Mallory resta quelques instantssilencieuse.

— Bon, reprit-elle, peut-être qu’onfait fausse route. Enfin… on a tenté dedéterminer ce que ça signifie, et à quellefréquence ça arrive. Mais tu m’asappelée quoi, cinq ou six fois à cesujet ? Il est sans doute temps d’essayerde faire cesser ces cauchemars.

Au ton de sa voix, je me demandai sielle s’inquiétait de mon état mental ou sielle en avait assez que je la dérangeavec ces confidences. Je décidai demettre sa causticité sur le compte dustress, mais me promis de lui en reparlerune fois que ses examens seraientterminés.

De toute manière, sa suggestion nem’enchantait guère. Aussi pathétique que

cela puisse paraître, au moins, dans mesrêves, Ethan était vivant. Présent. Jen’avais aucune photo de lui, et peud’objets liés à lui. Je ne parvenais mêmeplus à me représenter ses traits avecprécision. Chaque fois que j’essayais dem’en souvenir, son visage semblaits’estomper davantage. Plus je meconcentrais, plus l’image se brouillait,comme si je m’efforçais de détailler lescontours d’une étoile à peine visible àl’horizon.

Mais dans mes rêves… je leretrouvais tel qu’il était.

— Je ne pense pas que ce soitnécessaire.

— Si tes rêves finissent par sesubstituer à la vraie vie, il le faut.

Sa remarque me blessa, mais jecomprenais son point de vue.

— Ça n’arrivera pas. Ce n’est pas cegenre de rêves. C’est juste que… ils mepermettent de me sentir proche de lui.

Au prix de terreurs nocturnesépouvantables, bien sûr.

— Bon, eh bien si ça se reproduit, tudevras en parler à Catcher, parce quemoi, je commence mes examens.

— Maintenant ? m’étonnai-je. Jecroyais que ce n’était pas avant la

semaine prochaine.

— Simon voulait ajouter « une touched’inattendu », déclara-t-elle en singeantson tuteur. Les tests se déroulent enplusieurs phases. Il me mettra ensituation à l’extérieur et, après cettepremière étape, je rentrerai à la maison,où je devrai faire une préparation dansmon laboratoire de chimie, puis onressortira pour le deuxième round. Ilm’interrogera sur les Clés, et je devrailes utiliser afin de résoudre unproblème. Et retour à la case départ. Çava être un gros truc sérieux.

Les Clés constituaient les quatredivisions de la magie, que les sorciersreprésentaient par un cercle partagé en

quadrants. Apparemment, ellesrevêtaient pour eux une réelleimportance, car Catcher se les était faittatouer sur le ventre.

— Bon, si tu ne peux pas êtredisponible pour moi vingt-quatre heuressur vingt-quatre, tu crois que Catcherserait d’accord pour porter une perruquebleue ? ironisai-je, tentant de détendrel’atmosphère.

Mallory, auparavant blonde, s’étaitteint les cheveux en bleu vif. Raides, ilslui arrivaient à présent quelquescentimètres en dessous des épaules.

— Ça m’étonnerait, mais tu peuxtoujours le menacer de le priver des

chaînes câblées. C’est comme ça quej’ai réussi à lui faire peindre lesplacards de la cuisine.

— Comment va notre fan de films àl’eau de rose ?

— Bien, tant qu’il ne sait pas que tul’appelles comme ça.

Quoi qu’il en dise, Catcher étaitaccro. Si un téléfilm racontait l’histoired’une jeune femme qui tentait des’affirmer après des annéesd’oppression, il ne le ratait sous aucunprétexte. Il s’agissait d’une étrangeobsession pour un sorcier bourru etmusclé maniant avec brio le sabre et lesarcasme, mais Mallory la tolérait.

C’était le principal, sans doute.

— J’appelle un chat un chat, c’esttout, me défendis-je. Tu aimerais qu’ondîne ensemble, pour te changer lesidées ? On pourrait manger des sushis.

— Je n’ai vraiment pas le temps dem’amuser en ce moment. J’ai beaucoupde travail. Mais je te conseille de ne past’empiffrer de gâteaux juste avant d’allerau lit.

— Je ne vois pas du tout à quoi tu faisallusion.

— Menteuse, m’accusa-t-elle.

Mon bipeur – accessoire

indispensable à tout garde qui serespecte – se mit à sonner, m’évitantd’avoir à nier davantage d’évidences. Jeme penchai pour l’attraper avant que lesvibrations ne le fassent tomber de latable de nuit. Le message indiquait : « SIop. Imm. »

Je ne savais malheureusement que tropbien ce que cela signifiait : nous avionsune réunion. Encore une.

Kelley, notre nouvelle Capitaine de laGarde, souffrait manifestement deréunionite aiguë.

— Mallory, je dois filer, annonçai-jeen sautant du lit. Mon travail deSentinelle m’appelle. Bonne chance

pour tes examens.

Elle poussa un petit cri indigné.

— La chance n’a rien à voir là-dedans. Toi, fais de beaux rêves.

Je raccrochai. Cette conversation melaissait un goût amer, mais j’étaisconsciente que je devais faire desefforts. Quand Mallory avait découvertqu’elle était une sorcière, j’avais éténulle. Je ne l’avais pas soutenue commej’aurais dû le faire, ce qui s’expliquaiten grande partie par le fait que je venaisd’être transformée en vampire et quej’étais plongée dans les ennuis jusqu’aucou. Il fallait que je me montrecompréhensive, même si la tâche n’était

pas toujours facile. Ce n’était pas lemoment de lui passer un savon parcequ’elle faisait des remarquesdésagréables. Elle avait fait preuved’indulgence envers moi quand j’enavais eu besoin ; il était temps de luirendre la pareille.

De plus, nous avions toutes les deuxd’autres batailles à livrer.

Luc prenait son travail au sérieux,mais il avait aussi le sens de l’humour.Il avait créé une ambiance de gaiecamaraderie à la salle des opérations,où il faisait partager son goût pour lejean, les jurons et le bœuf séché. Finstratège, il savait faire preuve decapacités d’analyse. J’appréciais ces

qualités.

Kelley, sa remplaçante, étaitintelligente et compétente… maisdifférente de Luc, et pas seulement parcequ’elle ne portait pas de bottes de cow-boy.

Lorsqu’elle avait accepté le poste deCapitaine, elle avait coupé ses longscheveux noirs et soyeux ; elle arboraitdésormais un carré court. À l’image dela chevelure de Kelley, les gardesCadogan avaient adopté une rigueurtoute professionnelle. Nos horairesétaient devenus plus stricts, nos réunionsplus formelles. Kelley nous imposait unentraînement quotidien et exigeait que

nous lui remettions un rapport à la fin denotre service. La communication dans lasalle des opérations s’effectuait àprésent presque exclusivement demanière virtuelle, et les quelquesmessages papier qui s’échangeaientencore étaient soigneusement étiquetés,classés – par codes couleurs puis parordre alphabétique – et rangés. Nousavions une pointeuse et des badgesnominatifs que nous devions porterquand nous faisions des rondesnocturnes dans la propriété, par soucid’amélioration des « relationspubliques ».

« Gagner la confiance du voisinagecontribue à garantir la sécurité de la

Maison, avait déclaré Kelley. Si lesgens nous connaissent mieux, ils serontmoins enclins à la violence. »

J’étais plutôt d’accord avec elle, maisbon… Franchement, des badges !

Même si je trouvais cette idée débile,je n’y opposai aucune objection. Avantqu’Ethan disparaisse et que je réintègreles effectifs de la Garde, je passais lamajeure partie de mon temps en missionavec lui. À présent, j’obéissais auxordres de Kelley. C’était elle masupérieure directe au sein de la Maison,et je n’avais pas l’intention de medisputer avec ma patronne pour unesimple histoire de badges. D’autre part,en ces temps difficiles, il fallait se

serrer les coudes. Nous avions traverséassez d’épreuves les semainesprécédentes.

Lorsque j’arrivai dans la salle desopérations, fraîchement douchée et vêtuede mon uniforme Cadogan – un ensemblenoir moulant –, j’eus la surprise deconstater qu’aucune réunion ne semblaitavoir lieu. Lindsey et Juliet étaientassises devant leurs rangéesd’ordinateurs respectives tandis queKelley, debout à côté de la table, avaitles yeux rivés sur son téléphoneportable.

— Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je.

Sans prononcer un mot, Kelley me mitson téléphone sous les yeux. Une photos’affichait à l’écran, ou, du moins, ceque je supposai être une photo, vu que jene distinguais que du noir.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Le lac Michigan.

Je fronçai les sourcils, perplexe. Lelac Michigan bordait le côté est de laville. Comme nous n’étions éveillés quela nuit, l’eau nous paraissait toujoursd’un noir d’encre. Je ne comprenaisdonc pas vraiment où était le problème.

— Désolée, mais je ne saisis pas,m’excusai-je.

Kelley récupéra son téléphone,pianota sur les touches et me le tendit denouveau. Cette fois, je pus observer laphoto d’un verre rempli d’un liquidenoir foncé.

— C’est de l’eau tirée du lacMichigan, m’expliqua-t-elle avant que jene lui pose la question. Tout le monde neparle que de ça sur Internet. Il y a deuxheures environ, le lac est devenutotalement noir.

— Et ce n’est pas tout, renchéritLindsey en faisant pivoter sa chaise versnous. Il est arrivé la même chose à laChicago River, du moins jusqu’auxlimites de la ville. L’eau a pris unecouleur noire et a cessé de couler.

Je luttai pour comprendre ce qu’ellesétaient en train de me dire. Je saisissaisla signification des mots, bien sûr, maisl’ensemble n’avait aucun sens.

— Comment l’eau pourrait-elle cesserde couler ?

— Nous ne sommes sûrs de rien, maisnous pensons que ça a un rapport avecça, déclara Kelley.

Elle fit apparaître une nouvelle imagesur l’écran. Il s’agissait cette fois d’unefemme menue mais plantureuse aux longscheveux roux, vêtue d’une minusculerobe verte. Elle se tenait sur un pont au-dessus de la rivière, les bras étendus,

les yeux clos.

J’avais déjà croisé une fille de cegenre. Même un certain nombre, en fait.Elle ressemblait aux nymphes quirégnaient sur les cours d’eau deChicago. Je les avais rencontrées chezmon grand-père, le Médiateur de laville, à l’occasion d’une dispute qu’ilavait aidé à régler.

— Une nymphe des rivières, dis-je enme penchant pour observer l’image deplus près. Mais qu’est-ce qu’elle fait ?

— Nous ne savons pas exactement,avoua Kelley. Cette photo circulepartout sur Internet, tout comme cellesdu lac. D’après les données horaires

associées aux fichiers numériques, l’eauest devenue noire quelques minutesaprès qu’elle a fait ça.

J’esquissai une grimace.

— Une coïncidence qui n’augure riende bon.

— En effet, concéda Kelley. Surtoutavec un maire convaincu que noussommes la source de tous les maux decette ville.

L’ancien maire, Seth Tate, avaitmarqué les esprits – avant soninculpation – en soutenant la populationsurnaturelle de Chicago et en favorisantnotre intégration à la société humaine. Il

avait fondé l’Agence de médiation et,quand les vampires avaient fait leurcoming out, il avait positionné Chicago àla pointe de la gestion des relations avecles surnaturels aux États-Unis.

Le maire actuel, Mme Kowalczyk,n’avait rien à voir avec Tate, et ellen’avait certainement pas l’intention deprendre le parti des surnats. Lacampagne qu’elle avait menée pour lesélections municipales n’avait pas durélongtemps, mais elle y avait trèsclairement exposé son point de vue : siChicago avait fait preuve de clémenceenvers les vampires et les métamorphespar le passé, à présent qu’elle dirigeaitla ville ce genre de pratiques

clientélistes n’aurait plus cours. Pas de« traitement de faveur » pour les surnats.

— Comme si nous n’étions pas déjàassez populaires, marmonnai-je.

Quand je vis Kelley échanger unregard avec Lindsey, je sus que j’avaisdes ennuis.

— Quoi ? demandai-je.

— Voilà mon idée, reprit Kelley. Jesais bien que cette histoire ne nousconcerne pas directement, surtout si desnymphes sont impliquées. Je ne pensevraiment pas qu’un vampire ait quoi quece soit à voir avec ce problème, et jesuppose que l’Agence de médiation va

mener une enquête, tu ne crois pas ?

— C’est fort possible.

— Mais nous représentons la partieémergée de l’iceberg surnaturel,poursuivit Kelley. Nous sommes lesseuls connus du public avec lesmétamorphes, et Gabe encourage lessiens à faire profil bas. Si les genscommencent à paniquer…

— Ils nous accuseront, finis-je à saplace. (Soudain nerveuse, je me mis àtriturer l’ourlet de ma veste.) Qu’est-ceque tu veux que je fasse ?

— Contacte ton grand-père. Demande-lui ce qu’il sait, puis va dans le centre-

ville. Garde les yeux ouverts, et fais ceque tu peux pour aider l’Agence demédiation, en essayant de minimiser lesdrames et les éventuelles répercussionspolitiques.

— Et vous ? Et la Maison ? Si je pars,vous serez vraiment en sous-effectif.

Elle secoua la tête.

— De toute manière, si DianeKowalczyk trouve une raison de nousempaler, il n’y aura plus de Maison.(Son expression s’adoucit.) Je n’ai paspensé à te demander… Ça ira ? Tu n’espas souvent sortie de Cadogan depuis…tu sais.

Elle voulait dire « depuis la mortd’Ethan ».

Lors de ma dernière mission, deuxvampires étaient morts, et un seul leméritait. Je devais l’admettre : j’avais latrouille. La plaie ne s’était pas refermée,et je redoutais que quelqu’un d’autre soittué par ma faute. Le fait que j’aie reçu unblâme pour avoir contrarié le PG enmenant une enquête sur Célina nem’encourageait pas vraiment.

Luc m’avait rappelé qu’Ethan étaitmort non parce que je m’étais montréeimprudente, mais parce qu’il avait bondiau-devant d’une vampire droguée… etd’un pieu qui m’était destiné.Malheureusement, cela n’avait pas suffi

à dissiper mon sentiment de culpabiliténi à me redonner confiance.

Kelley avait fait preuve de patience àmon égard. Au lieu de m’envoyer enville, elle m’avait permis d’accomplirmon travail de Sentinelle dans l’enceintede la Maison. Cet arrangement avait toutà fait convenu à Malik, qui souhaitaitque nous nous fassions oublier unmoment. Nous avions déjà vécu assez dedrames ces derniers temps, sans compterl’arrivée du curateur.

D’un autre côté… Je jetai un regardcirculaire dans la salle des opérations,quasi déserte. Moi exceptée, l’équipe deKelley ne comprenait plus que Lindsey

et Juliet. Il fallait bien que quelqu’un sedévoue, et j’étais la candidate idéale.

— Ça ira, assurai-je. Je parlerai desphotos à mon grand-père au cas où il neserait pas encore au courant. Je me metsen route tout de suite.

Le soulagement ne détendit les traitsde Kelley qu’un court instant.

— Je sais que tu as l’habitude detravailler avec Eth… avec un partenaire,et je déteste devoir t’envoyer en villesans équipier, mais malheureusement,nous n’avons plus assez de gardes. Ilfaut que tu te charges de cette missiontoute seule.

J’avais anticipé ce problème et avaisdéjà une idée derrière la tête.

— En fait, j’ai rencontré Jonah, leCapitaine de la Garde de Grey, la nuitdu fiasco au Temple Bar.

En résumé, le soir en question, desvampires Cadogan défoncés par ladrogue avaient provoqué une bagarre quiavait attiré l’attention de toute la villesur nous. J’avais croisé Jonah, qui étaitsorti constater l’étendue des dégâts, et,depuis lors, nous prétendions nous êtreconnus à cette occasion.

— Étant donné que nous sommes ensous-effectif et que ce problème n’estpas directement lié à Cadogan, je peux

lui demander de détacher un garde,poursuivis-je.

Et, bien entendu, il le ferait. Sauf qu’ilviendrait lui-même.

— Oh, bonne idée ! s’exclama Kelley.Ça ne m’avait même pas traversél’esprit. Tu as du mérite d’y avoirpensé… sans vouloir faire de jeux demots.

Je me contentai d’afficher un sourirepoli, mais remarquai l’air franchementinquisiteur de Lindsey. Elle nemanquerait pas de me poser desquestions sur Jonah plus tard.

— Très bien, conclut Kelley. Va

jusqu’au lac et essaie de découvrir cequi se trame par là-bas… et ce qu’il fautque nous fassions.

Je promis de faire de mon mieux.Après tout, en tant que Sentinelle, j’étaislà pour ça, en dépit de toutes mesréticences.

Une mission désormais inscrite à monprogramme, je montai les escaliers ensautillant jusqu’au premier étage. Unefois dans ma chambre, j’enfilai unpantalon et une veste en cuir par-dessusun débardeur gris, puis mis des bottes etfixai mon bipeur à ma ceinture. J’avaisdéjà mon médaillon en or Cadoganautour du cou. La plupart des Maisonsd’Amérique fournissaient ce genre de

pendentif en signe d’affiliation.

Je dégainai mon katana, l’armeofficielle des vampires sous l’égide duPG, afin d’en inspecter la lame. Elleétait aiguisée, et le dernier nettoyage aupapier de riz que j’avais effectué l’avaitlaissée impeccable.

J’ouvris le tiroir supérieur de monbureau, qui renfermait un poignard àdouble tranchant posé sur une pile detee-shirts bien trop fins pour l’automne àChicago. La cachette manquait peut-êtrede prestige pour une arme, mais cetendroit intime m’avait sembléparfaitement adapté. La tradition voulaitqu’un Maître offre un poignard à sa

Sentinelle. Comme la plupart desMaisons d’Amérique n’avaient pasnommé de Sentinelle depuis un bail,Ethan avait en quelque sorte remis cettecoutume au goût du jour.

La lame scintillait comme du chrome.La poignée recouverte de nacre étaitaussi douce que de la soie, et lepommeau était orné d’un disque doré,très semblable à mon médaillonCadogan, sur lequel ma fonction avaitété gravée.

Je soulevai le poignard et fis glissermon pouce sur les rainures formées parles lettres. Avec ma médaille, cette armereprésentait l’un des rares objets liés àEthan en ma possession. Je disposais

également d’une balle de base-ballsignée par les joueurs des Cubs qu’ilm’avait offerte pour remplacer celle quej’avais perdue. C’était si étrange… Jevivais dans sa Maison, avec desvampires qu’il avait créés, dans undécor qu’il avait choisi, ilm’apparaissait en rêve de manièreincroyablement réaliste et restaittoujours présent dans mon esprit, j’étaissur le point de renouer avec lui lorsqu’ilétait mort, et pourtant, j’avais très peud’objets évoquant les moments que nousavions passés ensemble.

J’avais beau être immortelle, avoirl’éternité devant moi, je n’avais pas plusd’emprise sur le temps que n’importe

quel mortel. Je supposais que messouvenirs finiraient par s’estomper, etchérissais ces preuves tangibles de saprésence à mon côté.

Kelley m’avait accordé une périodede deuil, mais il fallait que je meremette au travail, à présent. Je pressaimes lèvres sur le pommeau puis glissaile poignard dans ma botte. Après avoirnoué mes cheveux en queue-de-chevalhaute, je m’emparai de mon téléphone etcomposai le numéro de Jonah.

— C’est au sujet du lac Michigan ?devina-t-il.

— Oui. Ça te plairait que je t’engageen tant qu’assistant, ce soir ?

Il émit un grognement sarcastique.

— C’est moi le plus âgé et le plusexpérimenté de nous deux. Ce qui fait detoi mon assistante.

— Je suis meilleure que toi au katana.

— Ça reste à démontrer. Et j’ai plusde diplômes que toi.

Il avait raison. Sur ce plan, il mebattait à plate couture. Matransformation en vampire avait mis unterme à ma thèse. En dépit de ses crocs,Jonah, lui, avait réussi à décrocherquatre doctorats. Je devais bienl’admettre : j’étais un peu jalouse de sonsuccès académique.

— Très bien, soupirai-je en levant lesyeux au ciel. Personne ne sera l’assistantde personne. On respectera l’égalité desdroits, tout ça. Où est-ce qu’on seretrouve ?

— J’ai un ami qui possède un bateau,mais il est déjà en cale sèche pourl’hiver. Rendez-vous à Navy Pier dansune demi-heure. Oh… Sentinelle ?

— Oui ?

— Si le portail est fermé, n’oublie pasque tu es assez puissante pourl’escalader.

Super. Je pourrai ajouter « maîtrisedes techniques d’effraction » à mon CV.

Mon poignard dans la botte et monkatana à la ceinture, je descendisl’escalier principal de la Maison, mepréparant psychologiquement à entrerdans ma voiture glacée.

J’étais sur le point de sortir quand Lucet Lindsey arrivèrent au rez-de-chaussée, main dans la main,visiblement très amoureux. Leur bonheurne diminuait en rien mon chagrin, mais,si je me forçais à faire preuve d’unoptimisme béat, je pouvais dire qu’aumoins la mort d’Ethan avait servi àquelque chose.

— Sentinelle, appela Luc. Tu parsenquêter sur le problème du lac ?

— Oui.

— Ça fait un moment que tu n’es pasallée en ville.

— Ça fait un moment que je ne mesuis pas chargée d’une mission, je crois.

— Tu es nerveuse ?

Je réfléchis quelques instants.

— Plutôt mal à l’aise, en fait. Ethann’était pas toujours facile à vivre. Il étaitexigeant, et certains jours, j’avaisl’impression d’être un bloc de glaisequ’il tentait de remodeler.

— Comme si chaque sortie était

prétexte à une leçon ?

— Quelque chose comme ça, oui,confirmai-je avec un hochement de tête.Mais je crois qu’il s’efforçait surtout deme cerner, d’apprendre à me connaître,et qu’il avait fini par comprendre quej’étais capable de remplir mon rôle sansqu’il ait à changer ma personnalité.(J’esquissai un sourire malgré moi.)C’était un emmerdeur tyrannique etprésomptueux, mais c’était monemmerdeur, tu vois ? Et ce soir, il nesera pas là avec moi. Ça me fait toutdrôle.

Sans prévenir, Luc me serra très fortdans ses bras, manquant de m’écraser lacage thoracique.

— Tu en es capable, Sentinelle.

Retenant mon souffle, je lui tapotai ledos jusqu’à ce qu’il me libère.

— Merci, Luc. C’est gentil.

— Tu seras seule ? demanda Lindsey.

— Jonah, le Capitaine de la Garde dela Maison Grey, s’est porté volontairepour m’accompagner. Je dois leretrouver dans le centre-ville. Et biensûr, je peux aussi appeler mon grand-père.

Luc passa un bras autour des épaulesde Lindsey.

— Tu sais que nous sommes là si tu asbesoin de nous.

— Je sais. Vous faites partie de mesvampires préférés.

— Vu que tu ne supportes pas laplupart des vampires, on n’a pasbeaucoup de concurrence, ironisaLindsey avec un clin d’œil.

Je lui tirai la langue, puis fis un signeen direction de la porte.

— Tu veux faire un bout de cheminavec moi ?

— Bien sûr. Je dois sortir faire maronde, de toute façon, déclara-t-elle

avant de se pencher vers Luc pourl’embrasser sur la joue. Je te retrouveaprès le service.

— Je serai là, Boucle d’Or, répondit-il avant de lui donner une tape sur lesfesses. Bonne chance, Sentinelle.

Lindsey me prit par la main et metraîna jusqu’à la porte. Elle eut tout demême la patience d’attendre d’êtredehors pour démarrer son interrogatoire.

— Alors comme ça, tu vas encoreretrouver Jonah ?

— Pourquoi « encore » ? luidemandai-je, préférant éviter derépondre tant que j’ignorais ce qu’elle

savait.

— Je ne suis pas totalement stupide,mon chou. Je vis depuis belle lurette, etje suis l’une des meilleures gardes decette Maison.

— Ce n’est pas un exploit, vu lenombre, me moquai-je.

Elle me donna un petit coup surl’épaule avant de poursuivre :

— Ne change pas de sujet. Je suiscertaine que c’est à cause de lui que tuétais rayonnante la nuit dernière.

— Je n’étais pas rayonnante.

Avais-je eu l’air aussi heureusequ’elle le disait ? Et comment avait-ellesu que j’avais vu Jonah ? Et depuisquand est-ce que j’alimentais les potinsde cette Maison, au fait ?

— Tu étais rayonnante, je t’assure,insista-t-elle en posant une main sur monbras. Et c’est chouette. C’est super si tuas un ami… ou un petit ami ?

Une note d’espoir transparaissait danssa voix. Je choisis de ne pas me laisserattendrir par sa réaction.

— C’est un ami. Un collègue, rien deplus.

— Et il le sait ? (Me voyant froncer

les sourcils, elle secoua la tête.) Enfin,Merit… D’après ce que je comprends, ilpasse du temps avec toi. Tu peuxprétendre que c’est pour le travail ou ceque tu veux, mais les mecs nes’investissent pas comme ça sansarrière-pensées.

— Fais-moi confiance, il n’y a rienentre nous, affirmai-je.

Même si je plaisais peut-être un peu àJonah, il essayait de me recruter au seinde la GR ; il avait tout intérêt à veillersur moi.

— Et il n’y aura jamais rien ?

Je détournai le regard, gênée par cette

question. Ethan n’était mort que depuisdeux mois. Je savais bien que Lindseysouhaitait me voir revivre, mais entamerune relation me paraissait prématuré.J’aurais l’impression de manquer derespect à la mémoire d’Ethan.

— Tu ne te sens pas prête à en parler,c’est ça ?

— Qu’est-ce que tu veux que je tedise ?

Lindsey soupira et passa un brasautour de mes épaules.

— Tu sais ce qu’il faudrait ? Que tut’endurcisses un peu, que tu aies unecuirasse plus épaisse. Tu trouveras la

vie vachement plus facile quand tu serasdevenue une vampire sans cœur.

— Super, lançai-je sans enthousiasmeen levant mon pouce. Je me réjouisd’avance.

— Il y a de quoi. Tu auras droit à unecarte de membre et un abonnement à vieà Vampires sans cœur magazine.

— Est-ce que j’aurai aussi un sacfourre-tout en cadeau ?

— Et un grille-pain, assura-t-elleavant de désigner l’arrière de la Maison.Bon, je vais retourner au travail et jeterun coup d’œil à la propriété. Bonnechance.

Si seulement il ne s’agissait que dechance…

1 Jeu de mots avec SweetDreams, titred’une chanson composée par le groupebritannique Eurythmies. « Bittersweetdreams » peut être traduit par « rêvesdoux-amers ». (NdT)

3VOYAGE EN EAUX TROUBLES

Cette ville offrait de formidablespossibilités. Une promenade en bateausur la rivière au coucher du soleil. Lemusée Field un jour de pluie. Lesgradins de Wrigley Field… n’importequand. Les amateurs de gastronomiepouvaient même déguster une trentainede plats de cuisine moléculaire – paspour moi, merci – ou alors avalerd’excellents hot-dogs – ça oui, sanshésiter.

Il existait toutefois certains aspectsmoins attirants. Les hivers à Chicago

avaient le charme d’un lève-tard au petitmatin. La situation politique étaitexplosive. Et comble de l’ironie :malgré les transports publics, lesembouteillages, les travaux, lesdifficultés pour se garer, presque chaquehabitant possédait une voiture. Il fallaitmême se procurer des vignettes pouravoir le droit de stationner devant chezsoi, et je ne parle pas des gens quientreposaient des chaises sur les placesde parking pour se les approprier.

Étant donné que se garer relevait duparcours du combattant, je m’apprêtais àenvoyer un texto à Jonah pour leprévenir que je serais en retard à NavyPier : je comptais vingt minutes pour

conduire jusque-là, et quarante minutespour dénicher une place de parking etterminer à pied.

Par chance, même si Chicagogrouillait de monde à peu près toute lajournée, c’était légèrement plus calmeaux heures où sortaient les vampires.Les hommes d’affaires étaient en trainde quitter le quartier du Loop quandj’arrivai, ce qui me permit de trouverassez vite une place libre dans la rue. Jecourus vers l’entrée de la jetée en tenantmon sabre afin que celui-ci ne batte pascontre ma jambe.

J’avais préféré éviter de passer parLake Shore Drive au cours du trajet,certaine que les curieux s’y étaient

amassés. Par conséquent, je n’avais paseu l’occasion de voir le lac jusque-là.Retarder le moment fatidique ne renditpas le choc moins violent. Certes,d’ordinaire, l’eau paraissait sombre, lanuit, à tel point qu’on avait parfoisl’impression que la terre s’arrêtait à larive et que Chicago représentait ledernier bastion avant le néant. Toutefois,on finissait toujours par apercevoir lacrête écumante d’une vague ou un refletde lune scintillant sur l’eau, indiquantqu’au lever du soleil le lacréapparaîtrait.

Ce soir-là, c’était différent. Je nedétectais ni remous ni miroitementlumineux. Pas le moindre signe de vie.

Aucune vague ne venait se briser sur lajetée, et la lune se réfléchissait sur lasurface noire et lisse comme s’ils’agissait d’une plaque de vernis.

Cette vision n’était pas seulementétrange ; elle provoquait un malaise.

Les vampires n’étaient pas descréatures magiques par nature. Nousétions le résultat d’une mutationgénétique qui nous rendait un peu pluspuissants que les humains, avec toutefoisquelques points faibles nonnégligeables, dont la vulnérabilité auxpieux de tremble et à la lumière dusoleil. Nous pouvions cependantpercevoir la magie autour de nous grâceau léger crépitement électrique qu’elle

générait.

À cet instant, non seulement je necaptais pas ce bourdonnement familier,mais c’était comme si le lac agissait à lamanière d’un trou noir, aspirant toute lamagie alentour. Je sentais un courantsurnaturel me traverser, comme unebrise d’hiver glaciale et desséchante.J’avais la désagréable sensation qu’unsouffle glissait sur ma peau, alors qu’iln’y avait pas de vent.

— Qui serait capable de transformerle lac Michigan en une sorte de siphonmagique ? murmurai-je.

— Je crois que c’est ce qu’il fautdécouvrir.

Je sursautai. Lorsque je jetai un coupd'œil derrière moi, je vis Jonah, quiportait un jean, des chaussures montanteset un tee-shirt gris à manches longues surlequel était écrit « université deminuit ». L’université en questionn’existait pas : cette inscription servaitde signe de reconnaissance aux membresde la GR lors d’opérations délicates.

Le fait que Jonah ait choisi de mettrece vêtement n’augurait sans doute riende bon.

— Tu le sens aussi ? lui demandai-je.

— Maintenant, oui. À la Maison, je nesentais rien. Je n’aime pas ça, ajouta-t-ilen scrutant l’étendue sombre. Allons sur

la jetée. J’ai envie de voir l’eau de plusprès.

Je hochai la tête. Je m’apprêtais à lesuivre quand je me rendis compte queles curieux affluaient vers le lac. Jesuppose que tout le monde voulaitobserver le phénomène de ses propresyeux. Malheureusement, cette masse desilhouettes emmitouflées avançant dansla nuit m’évoquait un peu une horde dezombies. Je frissonnai malgré moi etemboîtai le pas à Jonah.

Comme il l’avait prédit, le portail detrois mètres de haut au début de la jetéeétait fermé. Il attendit que les quelquesvigiles qui rôdaient soient passés poursauter par-dessus, visiblement sans

effort. Il se tourna ensuite vers moi etm’invita à l’imiter d’un geste.

J’avais déjà escaladé une grille par lepassé, mais n’avais pas vraiment enviede renouveler l’expérience devantJonah. Nerveuse, j’expirai, reculai dequelques pas et m’élançai. Mon bond mepermit de m’élever de presque deuxmètres. Je grimpai jusqu’en haut duportail, mais, juste au moment où jem’apprêtais à sauter de l’autre côté, lapoche de ma veste s’accrocha dans lesbarreaux. Je m’emmêlai les pinceaux, et,déséquilibrée, atterris sur les fesses,blessant mon ego en même temps quemon derrière.

— Pour la grâce, on repassera, ricanaJonah.

Je grommelai quelques commentairesbien sentis puis saisis la main qu’il metendait et me redressai.

Une fois debout, je me dépoussiérail’arrière-train.

— Je suis capable d’escalader unegrille. Je l’ai déjà fait.

— Alors quel est le problème ?

Le public, pensai-je.

— Le stress, sans doute.

Jonah hocha la tête.

— Pour utiliser toute l’étendue de testalents, tu dois abandonner tes idéespréconçues d’humaine et faire confianceà ton corps.

Avant que j’aie pu riposter par unquelconque sarcasme, Jonah me tira parla main derrière l’angle d’un immeublejuste au moment où un garde arrivait,équipé d’un talkie-walkie quiretransmettait en crachotant unediscussion au sujet du lac.

Lorsque l’homme eut disparu, Jonahrisqua un coup d’œil.

— C’est bon, la voie est libre.

Je le suivis dans la direction opposéeà celle que le vigile avait prise.L’endroit était désert : les guichets,restaurants et snacks étaient fermés lanuit, et les bateaux de tourisme avaientété placés en cale sèche pour l’hiver.Imitant Jonah, j’essayai de me montrerdiscrète en rasant les immeubles, puiscourus sur plus d’un kilomètre, jusqu’aubout de la jetée.

Celle-ci se terminait par un espacedénué de constructions. Après avoirvérifié qu’aucun garde n’était en vue, ondépassa en hâte la rangée de drapeauxplantés dans le bitume pour atteindre lebord. Je m’agenouillai pour observerl’eau. Comme nous l’avions déjà

constaté, elle était d’un noir d’encre etparfaitement immobile. La surface, lisseet Figée, ressemblait à une couche deglace noire. La nappe sombre nedégageait aucune odeur, aucun bruit. Iln’y avait aucun signe de vie. Le silencetotal. Pas de vagues. Pas de mouettes quicriaient. Autour de nous régnait un calmeirréel.

Tout aussi irréel que le phénomèned’aspiration de la magie. La forced’attraction exercée par l’étendue d’eausemblait plus puissante à cet endroit, lescourants plus intenses.

Les habitants de Chicago avaienttoujours eu avec le lac une relationambivalente, mêlant étroitement amour

et haine. Nous nous amassions sur sesrives en été et maudissions lesbourrasques de vent glacé qu’il nousenvoyait en hiver. Mais ce qui se passaitce soir-là allait provoquer une réactiond’une tout autre ampleur. Auparavant,les humains nous craignaient, nous lessurnaturels, en raison de ce que nousétions. À présent, ils redouteraient cedont nous étions capables.

Je regrettai une nouvelle fois qu’Ethanne soit pas là pour me faire part de sesréflexions. Il aurait déjà été en traind’élaborer une stratégie pour que leshumains n’accusent pas les vampiresd’être la cause de ce mystère.

Je tournai la tête vers Jonah.

— Ça va mal se passer.

— C’est aussi ce que je me dis. Et jesuis complètement perdu.

Un sourire espiègle aux lèvres, ilajouta :

— Malgré mes quatre doctorats.

Comme il pouvait s’y attendre, jelevai les yeux au ciel.

— Bon, essayons de tirer parti de ceque nous voyons. Nous pouvons peut-être trouver l’origine du problème.

La première étape de notre enquêteconsistait sans doute à toucher l’eau.Après avoir repéré une échelle quimenait au lac, je scrutai la jetée à larecherche d’un objet susceptible de meservir d’intermédiaire. Je n’avais eneffet aucune intention de plonger monorteil dans une sorte de trou noirsurnaturel.

Je prospectai en vain quelquessecondes, puis Jonah me tendit ce quiressemblait à un cierge magique – un deces bâtonnets censés produire desétincelles – usagé.

— Des touristes ont dû le laisser,suggéra-t-il d’un ton morne alors quej’observais la baguette avec perplexité.

— Certainement, convins-je. Çadevrait faire l’affaire.

J’ôtai mon katana, que je confiai àJonah, puis entrepris de descendrel’échelle. Une fois assez proche de lasurface, je plongeai le bâton dans l’eau.

Celle-ci me paraissait si opaque queje m’attendais presque à ce que lebâtonnet ne s’y enfonce pas. En fait, jene sentis aucune résistance. Lorsque jeressortis l’objet, aucune ride ne seforma ; les quelques gouttes quiretombèrent dans le lac d’un noird’encre ne produisirent aucun effet.

— Tu as vu ça ? demandai-je en me

retournant vers Jonah.

— Oui, mais je n’ai aucune idée de ceque ça signifie, avoua-t-il avant de metendre la main. Monte. Ça me rendnerveux.

Je hochai la tête et, après avoirabandonné le bâtonnet dans l’eau, jegravis l’échelle. Jonah me rendit monkatana, que je passai de nouveau à maceinture, puis je contemplai quelquesinstants le lac en silence.

— Bon, résumons, proposai-je. Le lacet la rivière sont devenus noirs,absorbent la magie et n’obéissent plusaux lois de la physique. Du moins, c’estce que nous avons pu constater. Il se

passe peut-être d’autres phénomènesétranges sous la surface.

— Les questions à se poser sont« pourquoi ? » et « comment ? ».

— Est-ce que tu as vu la photo de lanymphe des rivières ? On aurait ditqu’elle jetait un sort depuis le pont.

— J’ai vu, répondit-il. Mais lesnymphes n’ont pas pu faire une chosepareille. Elles adorent l’eau. Même sielles s’étaient disputées, elles n’auraientjamais fait quoi que ce soit susceptiblede nuire au lac ou à la rivière.

— Pas volontairement, avançai-je.Mais comme nous le savons, il existe

des moyens de manipuler les surnaturels.

Après tout, Tate avait inventé le V,une drogue stimulant la soif de sang etl’agressivité des vampires dont il s’étaitservi pour contrôler Célina. Peut-êtren’était-il pas le seul en ville à avoir euenvie d’asservir des surnaturels.

— C’est vrai, reconnut Jonah. Maispourquoi choisir de manipuler lesnymphes ? Elles règnent sur les coursd’eau. Elles n’ont pas un pouvoirdémesuré. Et même si ton hypothèse étaitjuste, dans quel but s’en prendre au lac ?

— Pour déstabiliser la ville, suggérai-je. Le lac représente une partie desréserves d’eau potable de Chicago.

Peut-être veut-on faire peser desmenaces sur notre alimentation en eau ?

— L’objectif serait de nous fairemourir de déshydratation ?

— Ou de provoquer des émeutes.

Un silence s’ensuivit, que Jonahbrisa :

— On a donc deux théories, résuma-t-il. Soit ce qui se passe a quelque chose àvoir avec les nymphes, comme semble lemontrer la photo, soit quelqu’un essaiede nuire au lac. Malheureusement, onn’est pas beaucoup plus avancés.

— Au moins, on a un point de départ.

Je sortis mon téléphone de ma poche.J’avais déjà rencontré des nymphes parle passé, et connaissais deux personnesqui s’entendaient bien avec elles : mongrand-père, et l’un de ses employés, JeffChristopher. Ce garçon savait s’yprendre avec les femmes.

Justement, c’est ce dernier quirépondit à mon appel.

— Salut, Merit.

— Je suis au bord du lac. Tu as vuça ?

— Oui. On est à Dusable Harbor. Onvoulait voir de nos propres yeux. Etmaintenant qu’on est là… C’est fou,

hein ?

— C’est incroyable. Tu as une idée dece qui se passe ?

— On en a parlé, mais aucun d’entrenous n’a jamais assisté à un phénomènepareil. Même Catcher est sous le choc,c’est pour dire.

Il semblait désemparé, un peu commeun enfant qui constate pour la premièrefois l’impuissance de ses parents ; uneexpérience plutôt désagréable.

— Jeff, une photo circule sur Internet.On y voit une nymphe au-dessus de larivière, et on a l’impression qu’elle jetteun sort ou un truc comme ça. Tu penses

que les nymphes pourraient êtreimpliquées dans cette histoire ? Ou quequelqu’un aurait intérêt à nous le fairecroire ?

— Les nymphes ne jettent pas de sorts,donc quoi qu’elle ait pu faire, ce n’étaitpas ça.

— Alors ce serait un coup monté ?

— Ou bien un touriste a pris une photoau mauvais moment.

— C’est possible, concédai-je. Quoiqu’il en soit, ce serait sans doute utile deparler aux nymphes pour connaître leurpoint de vue. Nous sommes à Navy Pier.Est-ce qu’on peut vous retrouver

quelque part ?

Jeff marqua une pause, certainementpour discuter logistique avec Catcher oumon grand-père.

— On vous rejoint devant la jetéedans dix minutes, annonça-t-il.

Ce qui nous laissait tout juste le tempsde retourner au portail… si aucun vigilene nous surprenait en chemin.

— Nous y serons, promis-je.

Je fis demi-tour, Jonah à mon côté.

Je marchai en silence avec Jonahjusqu’au point de rendez-vous sans

rencontrer aucun garde. Ils avaient sansdoute abandonné leur ronde pourcontempler le lac. Les problèmescommencèrent quand Jonah eut franchi lagrille. Quelques mètres derrière lui, jeme préparai psychologiquement àeffectuer un nouveau saut. A ma grandesurprise, je réussis cette fois un bondgracieux. Alors que j’entreprenais ladescente, j’entendis des cris, juste assezforts pour me déconcentrer et me faireperdre l’équilibre. J’atterris avecmaladresse, trébuchai, mais, au bout dequelques pas, parvins tant bien que malà me stabiliser. Je scrutai les alentoursafin de repérer l’origine du vacarme.

Plus facile à dire qu’à faire. Un

étrange écho se répercutait entre lesimmeubles voisins et Lake Point Tower,la tour en forme de trèfle qui se dressaitentre Navy Pier et Streeterville.

Jonah situa la source du tapage avantmoi et désigna une sorte de parcelleherbeuse devant la jetée. Une dizaine depersonnes hurlaient dans le silence de lanuit. D’après le crépitement que jesentais dans l’air – crépitement aussitôtaspiré par le trou noir derrière nous –,nous avions affaire à du grabugesurnaturel.

Jonah se mit à courir dans cettedirection. Je lui emboîtai le pas et faillisle percuter quand il s’arrêta net, les yeuxécarquillés devant la scène qui s’offrait

à nous. Il balbutia avec peine :

— J’en avais vu en photo, mais jamaisen vrai. Elles sont… Ouah ! Il y en atellement… Et elles sont si… avec leursrobes et leurs cheveux…

Il avait raison. Elles étaientnombreuses et, vu leur allure, on nepouvait manquer de les remarquer.Menues et plantureuses, les cheveuxlongs, elles portaient toutes des robesminuscules de différentes couleurscorrespondant aux bras de la ChicagoRiver dont elles étaient responsables.

L’une d’elles – la rousse de la photoque m’avait montrée Kelley – étaitcernée par les autres. Elles se

contentaient pour l’instant de hurler desobscénités, mais semblaient prêtes àlivrer bataille.

J’avais déjà assisté à une bagarre denymphes, et n’avais aucune envie derenouveler l’expérience. Elles griffaientet se tiraient les cheveux. Je préférais unbon coup de pied à ce genre de crêpagede chignon.

— Ce sont des nymphes des rivières,confirmai-je à Jonah avant de le pousseren avant. Allons-y.

Elles remarquèrent à peine notrearrivée, quelques secondes plus tard,tant elles étaient occupées à houspillerla rousse emprisonnée dans le cercle

qu’elles formaient. Elles avaient beauêtre toutes mignonnes, menues, bienfaites et manucurées, elles juraientcomme des charretiers. Même Jonahtiqua quand une blonde accusa en destermes plutôt crus la mère de la roussed’arpenter les trottoirs.

— Ce n’est pas très distingué,marmonna-t-il.

— Bienvenue dans le mondemerveilleux des nymphes, ironisai-jeavant d’intervenir comme j’avais vu Jeffle faire par le passé. Mesdemoiselles,voudriez-vous vous calmer, s’il vousplaît ?

Trop excitées pour obéir à mon appel

ou insensibles à ma présence, elles neme prêtèrent aucune attention. Alorsqu’elle tapait du pied pour ponctuer soninsulte verbale, une petite brune coinçason talon dans l’herbe et trébucha enavant. Croyant qu’il s’agissait d’unpassage à l’action, les autres nymphescédèrent aussitôt à la violence, leurspiaillements stridents de volatiles semêlant au bruit du tissu qui se déchiraitet au claquement des talons aiguilles quis’entrechoquaient.

Malheureusement, je m’étaisapprochée si près que je fus happée parla mêlée.

Me couvrant la tête d’un bras, je mefrayai un chemin jusqu’au centre du

cercle afin d’essayer de sortir la roussede cette échauffourée. Je plissai les yeuxpour me protéger des ongles de nymphesqui fendaient l’air et grimaçai sous lescoups de leurs petits coudes pointus.Étant donné que je m’étais introduitedans leur dispute, leur taper dessusn’aurait pas été politiquement correct.Mais je n’avais pas non plus l’intentionde perdre un œil dans cette rixe dechattes en furie.

Je venais tout juste d’attraper un pande la robe de la rousse quand je reçus untalon aiguille sur la tempe. Je laissaiéchapper un juron et m’effondrai àgenoux sous l’effet de la douleur qui mevrillait le crâne. Je touchai prudemment

le point d’impact et constatai que mesdoigts étaient couverts de sang.

Je n’étais pas la seule à saigner. Lesnymphes s’entaillaient à grand renfortd’ongles manucurés et de chaussures deluxe à talons aiguilles, chaque plaiedégageant un parfum de sang, piquant etchargé de magie, aux fragrances decannelle. En tant que jeune vampire, jene me contrôlais encore pas très bien. Jesentis mes crocs surgir et devinai quemes yeux – bleus en temps normal –avaient viré à l’argenté sous l’effet de lafaim.

Je me demandai s’il valait mieux queje m’enfuie en rampant ou que je merelève pour tenter de nouveau de séparer

ces corps entremêlés quand un coup desifflet strident retentit.

La bataille cessa aussitôt. Lesnymphes lâchèrent leur prise et setournèrent en direction du bruit.

Jeff Christopher s’approchait de lamêlée avec la démarche nonchalante etl’assurance de James Bond, bénéficiantde l’entière attention de chacune desnymphes présentes.

J’ignorais si ce miracle était dû au faitqu’il était un métamorphe, ou parce quec’était Jeff, tout simplement, mais c’étaitla deuxième fois que je le voyaismanipuler ces créatures en véritablevirtuose, et je trouvais toujours ce

spectacle aussi impressionnant. Si Jeffpassait souvent pour le jeune assistantmaigrichon mordu d’informatique deCatcher, je n’avais aucun doute : il étaiten train de devenir quelqu’un.

Jeff me tendit la main et m’aida à merelever, grimaçant devant l’aspect de mablessure.

— Ça va ? s’inquiéta-t-il.

— Ne t’en fais pas pour moi, assurai-je en essuyant le filet de sang du reversde la main. Elles s’étaient liguées contrela rousse. J’ai voulu essayer de la tirerde là, et voilà. Je me suis mise à saigner,et tu es arrivé.

— Va te soigner, me conseilla-t-ild’une voix plus grave que d’habitude,tout à son rôle de sauveur macho. Jem’en occupe.

Plutôt soulagée qu’il prenne le relais,je m’écartai et me tins immobile tandisque Jonah me tamponnait la tempe àl’aide d’un mouchoir en papier.Toutefois, je ne quittai pas Jeff des yeux,impatiente de le voir à l’œuvre.

Je n’étais pas la seule à m’intéresserau spectacle : Catcher traversait labande de gazon, suivi de près par mongrand-père. Catcher était du genrebourru, même si son imposantemusculature, ses yeux verts ainsi que lefait qu’il aimait et respectait ma

meilleure amie permettaient decompenser ce défaut. Conformément àson style habituel, il était vêtu ce soir-làd’un tee-shirt sur lequel était écrit « Çacraint un max », d’un jean foncé et degrosses chaussures. Il avait récemmentadopté un nouvel accessoire, deslunettes noires à monture épaisse, qu’ilôta en arrivant.

Mon grand-père, quant à lui, portaitdes habits qui reflétaient son âge : unpantalon en velours côtelé et unechemise à carreaux sous une vesteconfortable munie d’élastiques auxpoignets et à la taille. Ses traits secrispèrent lorsqu’il m’aperçut, mais jebalayai ses inquiétudes d’un geste.

— Tu vas bien ? s’enquit-il.

— Maintenant que Superman estarrivé, oui.

Je désignai Jeff qui, les bras croisés,promenait un regard sévère sur la troupede nymphes. Ces dernières semblaienthonteuses, comme si elles regrettaient àla fois de s’être crêpé le chignon devantlui et de ne pas avoir eu le temps de serefaire une beauté. Certaines d’entreelles se faisaient bouffer les cheveux etrajustaient leur robe, ignorant de touteévidence que Jeff sortait avec Fallon,une métamorphe au caractère bientrempé qui n’hésitait pas à en découdre.

— Combien de fois devrai-je te

répéter de ne pas t’approcher trop près ?

Je me tournai vers Catcher qui,comme à son habitude, me considéraitavec une expression mi-amusée mi-irritée, et je lui tirai la langue.

— J’ai voulu intervenir. Elles seliguaient contre l’une des Filles. Et puisj’ai reçu un coup sur la tête.

— Un talon aiguille, précisa Jonah.Elle a reçu un talon aiguille sur latempe.

Je me forçai à sourire.

— Oh, et je te présente Jonah,annonçai-je à mon grand-père. C’est le

Capitaine de la Garde de la MaisonGrey. Étant donné que nous sommes ensous-effectif à Cadogan, il a proposé dem’accompagner. Jonah, voici mongrand-père, Chuck Merit, qui est aussiMédiateur, et Catcher Bell.

Jonah et Catcher s’étaient déjàrencontrés, mais je préférais tout demême procéder à des présentationsformelles. Ils se saluèrent d’unhochement de tête viril, du genre« enchanté de te connaître, mais je net’accorde qu’un tout petit signe de têteparce que c’est ce que font les vraishommes ».

Mon grand-père, lui, m’observait avecperplexité.

— Merit, je connais Jonah, voyons.

— Ah bon ? m’étonnai-je en lesregardant tour à tour.

Mon grand-père et Jonah échangèrentun coup d’œil suggérant que ce dernierm’avait caché certains détails de sonhistoire. Ou alors, j’avais oubliéquelque chose d’important.

Mon cœur bondit dans ma poitrinelorsque je me rendis compte de ce quecela pouvait signifier.

— C’est toi l’informateur secret !m'exclamai-je en pointant Jonah dudoigt. L’employé vampire de mon grand-

père !

— Si c’est le cas, je ne suis pas aucourant, déclara calmement Jonah. Et ilme semble que ça n’aurait pas pum’échapper. J’aurais au moins vu passerune fiche de paie ou quelque chose dustyle. (Il se tourna vers mon grand-père.)Vous recrutez, en ce moment ?

— Pas vraiment, répondit-il. Merit,c’est une hypothèse intéressante, mais tute trompes. Tu ne te souviens pas deJonah ?

Je fronçai les sourcils.

— Me souvenir de Jonah ? Commentça ?

Je n’eus pas le temps de résoudre cemystère, car l’action reprenait au paysdes nymphes.

— Non mais qu’est-ce qui vous estpassé par la tête ? s’exclama Jeff. Vousbattre en plein milieu de Navy PierPark ! C’est un lieu public, bon sang !L’ambiance est électrique en ville etvous, vous vous disputez comme desenfants ! Vous pensez vraiment que ça vaarranger les choses ?

Les nymphes étaient toutes penaudes.Je jetai un coup d’œil alentour, curieusede connaître la réaction des badauds.Jonah et moi avions entendu les cris deloin et, vu l’état du lac, nous n’étionspas les seuls à nous promener dehors.

Jeff dardait son regard sévère sur lesnymphes, à l’instar d’un généralmécontent de ses troupes.

— Bon, expliquez-moi tout, leurintima-t-il.

— À cause d’Alanna, nous sommesmaudites, proclama une nympheprénommée Melaina que j’avais déjàrencontrée la dernière fois que cescréatures s’étaient battues. (Elle pointala rousse du doigt.) Tu as vu la photo ?Elle a attiré le malheur sur nous !

— C’était donc de la magie ?demandai-je. Alanna a prononcé unesorte de sortilège ?

Même si l’idée que les nymphes desrivières s’amusaient à ensorceler laville ne me plaisait guère, au moins,j’avais une réponse. C’était déjà ça.

Alanna bondit en avant, manquant defaire jaillir ses attributs de sa petite robeverte.

— Je n’ai jamais fait une chosepareille ! s’indigna-t-elle.

Jeff se tourna vers moi.

— Melaina parle de manièremétaphorique, expliqua-t-il.

— Je te l’avais dit, me murmura Jonahà l’oreille.

— Que faisiez-vous à la rivièrealors ? demandai-je à Alanna.

Elle ferma les yeux et laissa leslarmes rouler sur ses joues.

— Je la serrais contre moi. Je lasentais changer, elle était en train demourir. Elle avait besoin de moi.

Comme si ces paroles avaient ravivéleur douleur, les nymphes entonnèrent unchant funèbre en l’honneur de l’eauensorcelée, leurs voix graves et tristes.

En dépit de leur chagrin, elles nesemblaient pas prêtes à pardonner àAlanna.

— Elle nous a fait du tort, glapit unepetite brune. À cause d’elle, les genscroient que nous avons envoûté larivière, et la ville nous accuse d’êtreresponsables de ce qui se passe.

— Qui a pris la photo ? demandai-je àAlanna.

Elle haussa les épaules.

— Je ne sais pas. Il y avait de jeuneshumains sur le pont en face de moi. (Elleesquissa un petit sourire.) Ils ont dit quej’étais jolie.

Et ils ont emporté un souvenir,pensai-je.

— Maintenant, on a mal, gémit unenymphe qui ressemblait à une pin-upavec sa robe rouge et ses longs onglesrecouverts de vernis carmin.

— Vous avez mal ? répéta Jeff.

— La magie quitte notre corps,expliqua-t-elle en se frottant les bras,comme si elle souffrait subitement dufroid. Quelque chose aspire la magie, eton se sent… vides.

Je m’aperçus soudain qu’en effet lesnymphes paraissaient plus fatiguées qued’habitude. Malgré l’obscurité quirégnait dans le parc, je constataiqu’elles avaient les yeux cernés et lestraits tirés.

— Est-ce que tu peux y faire quelquechose ? demandai-je à Catcher.

Il secoua la tête.

— Il y a de la magie à l’œuvre, danscette histoire. Je ne peux pas contrôlerce genre de phénomène. Moi, je suiscapable de travailler sur l’univers.

Remarquant ma confusion, il précisa :

— Là, ce n’est pas l’univers. On aaffaire à de la magie. De la magieopérée par quelqu’un d’autre, et ce n’estpas mon domaine.

— Est-ce que tu reconnais ce style demagie ? insistai-je, prête à me

raccrocher à toutes les branches. Ça nete rappelle rien ? Peut-être un sort que tuas déjà rencontré, un bourdonnementfamilier, quelque chose comme ça ?

— Je n’ai jamais vu une chosepareille. J’ai déjà assisté à un sortd’emprunt classique : ça consiste en faità utiliser de manière temporaire lespouvoirs de quelqu’un d’autre. Maisdans ce cas, c’est celui qui lance lesortilège qui attire la magie. Ici, lamagie est aspirée par le lac, et un lac nejette pas de sorts.

On considéra tous deux l’étendued’eau en silence.

— Depuis que je suis arrivé, j’ai

l’impression que mes forces diminuent,ajouta-t-il à voix basse. Je suismaintenant à peut-être quatre-vingts pourcent de mes capacités, mais je n’ai pasla moindre idée de ce qu’il faut faire.

— Et que va-t-il se passer si on neparvient pas à résoudre ce problème ?m’inquiétai-je.

Le regard qu’il m’adressa ne melaissa pas beaucoup d’espoir.

— Je suppose que, si ça continue, lespouvoirs des nymphes disparaîtront etqu’alors elles perdront le lien qui lesunit à l’eau. En ce qui me concerne, jerécupérerai sans doute mes forces enm’éloignant, mais elles ne peuvent pas

rester loin de l’eau bien longtemps.

Même si Catcher avait parlé à voixbasse, les nymphes avaient dûl’entendre, car leurs pleurs redoublèrent.Leur accablement indiquaitmanifestement qu’elles n’étaient pasresponsables de ce qui arrivait.

— Est-ce que toutes les nymphes sontlà ? demandai-je à Catcher. (Il lescompta rapidement puis hocha la tête.)Vu leur tristesse, aucune d’entre ellesn’est coupable, affirmai-je. Je crois quenous pouvons les rayer de la liste dessuspects.

— Je suis d’accord, renchérit Jonah.Malheureusement, ça veut dire que nous

nous retrouvons dans une impasse.

— Peut-être pas, avançai-je avant dem’adresser aux nymphes.Mesdemoiselles, il semble évident quevous ne nuiriez jamais à la rivière ni aulac.

Leur mélopée funèbre cessa pourlaisser place à un léger fredonnement.

— Toutefois, il se passe quelquechose d’étrange, poursuivis-je.Quelqu’un a transformé le lac en unesorte de trou noir qui aspire la magie.Soit pour lui faire du mal, soit pourdéstabiliser la ville, ou encore pourvous blesser, vous. Est-ce que vous avezune idée des personnes qui pourraient

être impliquées dans cette histoire ?

Comme si elles n’étaient qu’une seuleet même personne, toutes les nymphes seturent et braquèrent leur regard sur moi,une lueur malveillante dans les yeux.

— Lorelei, lança une blonde avecassurance. La sirène.

4CHICAGO A DONNÉ, CHICAGO AREPRIS

J’appris que chaque cours et étendued’eau avait son protecteur. Il existaitainsi des nymphes des sources, desnymphes des fontaines, des nymphes desocéans et des nymphes des cascades.Les Grands Lacs, eux, étaient contrôléspar des sirènes. J’appris que chaquecours et étendue d’eau avait sonprotecteur. Il existait ainsi des nymphesdes sources, des nymphes des fontaines,des nymphes des océans et des nymphesdes cascades. Les Grands Lacs, eux,étaient contrôlés par des sirènes.

À Chicago, les nymphes régnaient surla rivière et ses berges. Lorelei, lasirène, gouvernait les flots du lacMichigan. Elle habitait seule sur une îledéserte de huit kilomètres carréscouverte de forêt au milieu de l’étendued’eau.

Je compris surtout que les nymphes ladétestaient. Elles la dénigrèrenthargneusement durant une vingtaine deminutes, énonçant tout ce qu’elles luireprochaient. Un vrai lynchage en règle.La liste de ses principaux vices :

1. Lorelei avait pactisé avec le diable,qui vivait sur l’île avec elle ;

2. Elle exerçait la magie noire et

monnayait les mauvais sorts ;

3. Elle mangeait des bébés, humainsou non ;

4. C’était une asociale excentrique quis’habillait en noir et avait des penchantsgothiques.

Bref, le portrait type de l’ennemiejurée pour de mignonnes petitesnymphes.

L’imagination nourrie par lesnombreux contes de fées et romansfantastiques que j’avais lus quand j’étaisadolescente, je me représentais à présentLorelei sous les traits d’une vieillesorcière bossue affublée de haillons de

couleur noire, devant le lac, dans uneattitude similaire à celle d’Alanna, lesbras étendus, les lèvres tordues en uncruel rictus sous un nez crochu,prononçant des incantations destinées àtuer le lac pour une raison qui restait àdéterminer.

Apparemment, brosser le portrait peureluisant de la sirène avait réussi àapaiser mes jolies interlocutrices, quis’étreignaient, rajustaient leursminuscules robes et séchaient leurslarmes dans une sorte de gigantesqueembrassade nymphique.

Dans ce contexte, les garçons avaientbien du mal à se concentrer. Un petitraclement de gorge les rappela à la

réalité.

— Nous pourrions lui rendre visite,suggéra Jonah.

Pour être honnête, cette proposition nem’enchantait pas vraiment.Malheureusement, mes états d’âmen’entraient pas en ligne de compte face àun problème de cette envergure. Lesnymphes étaient en train de s’affaiblir, etDieu seul savait comment se portaientles autres surnats.

— C’est sans doute une bonne idée,confirma mon grand-père. Si par chanceelle est impliquée dans cette histoire, lejeu en vaut la chandelle. D’après messouvenirs, il n’existe aucun moyen de

communication sur l’île, donc, de toutefaçon, nous ne pouvons pas luitéléphoner.

Il me considéra d’un air inquisiteur.

Je poussai un soupir.

— Pourquoi moi ?

— Parce que tu es une fille, réponditCatcher.

Il me fallut un moment pourbredouiller une réponse.

— Pardon ?

— C’est une sirène, expliqua-t-il. Tu

sais, une de ces créatures qui séduisentles marins et les condamnent à mort enleur chantant des chansons si bellesqu’elles les font pleurer, les envoûtent etles piègent dans une extase éternelle.

L’air ébahi de Jonah me fit lever lesyeux au ciel.

— Et pourquoi est-ce que ce seraitune mauvaise idée que j’y aille ?demanda ce dernier.

— Parce que tu ne reviendrais pas,répliqua Catcher d’un ton sec. Sespouvoirs magiques l’obligeraient à teséduire, à t’ensorceler, et tu resteraisprisonnier de l’enchantement de cettesirène pour l’éternité.

— Je ne suis toujours pas convaincu.

— Tu le seras quand tu ne supporteraspas d’être séparé d’elle, au point d’enoublier de boire et de manger. Mourir defaim n’a rien d’agréable.

— D’accord, concéda Jonah enesquissant une grimace. Cet argument metouche davantage.

— C’est pour ça qu’on envoie lesroberts ici présents.

Je tournai lentement la tête pourfusiller Catcher du regard.

— Non mais franchement, tu as quoi,là, douze ans ?

— Le truc, c’est que, en tant que mecs,on ne peut pas rendre visite à une sirène.Elle serait obligée de nous charmer, cequi ne nous aiderait pas vraiment àrésoudre cette affaire.

— Donc, je suppose que c’est décidé,m’inclinai-je. Nous irons ensemble, mesroberts et moi. Mais la perspective detraverser le lac en bateau ne me dit rienqui vaille. Quelqu’un aurait un autremoyen de transport à me proposer ?

— Je m’en occupe, intervint mongrand-père. Je vais donner quelquescoups de fil pour voir si je peux trouverun pilote d’hélicoptère disposé à serendre sur une île isolée au beau milieud’un lac chargé de magie. Bien sûr,

j’aurai besoin de remplir quelquesformalités auparavant. Il faudra doncattendre demain pour passer à l’action.

— Et entre-temps, qu’est-ce qu’on faitau sujet du lac ? demandai-je au groupe.

Ma question raviva la détresse desnymphes. Lorsque Jeff s’agenouilla pourtapoter le dos de sa voisine, celle-ci luisauta au cou et le serra contre elle ensanglotant avec un talent dramatiqueimpressionnant.

— Bien joué, vampire, marmonnaCatcher.

— C’était une question légitime, mejustifiai-je. La crise n’est pas résolue, et

une autre journée va s’écouler avant quenous puissions parler à la sirène.

— La première chose à faire, c’estemmener les nymphes ailleurs, proposaJeff au-dessus de l’épaule de celle quiétait accrochée à son cou. Nous devonsles éloigner de l’eau et de ce qui s’ytrame. Peut-être que ça les aidera àregagner quelques forces. (Et vlan,nouvelle vague de sanglots.) Je sais, mapuce, la réconforta-t-il en lui caressantle dos d’un geste fraternel. Mais il fautattendre que le lac guérisse avant d’yretourner, d’accord ?

Elle hocha la tête et renifla, toujoursfermement agrippée à Jeff.

— Je vais diriger les opérations,décréta Catcher. Peut-être que les féesseront d’accord pour héberger une partiedes nymphes cette nuit.

— Les Breckenridge ont une immensemaison à Naperville, dit Jeff, mais cen’est certainement pas une bonne idée derassembler sous le même toit desnymphes et des métamorphes.

À cet instant, je vis la nymphe mettreune main aux fesses de Jeff et les serrersans façon. Il glapit et la repoussapoliment, mais elle ne se départit pas deson sourire satisfait. Soit elle ignoraitque Jeff avait une petite amie, soit elles’en fichait.

— Je suppose qu’il vaut mieux écarterl’idée des Breck, grommela Catcher.

— Et que fait-on au sujet deshumains ? demanda Jonah en observantles curieux qui ne cessaient des’amasser au bord du lac. Ils vontpaniquer.

Je ne pouvais pas les blâmer. Nousavions affaire à un événementparanormal particulièrementdéconcertant qui nous touchait tous auplus profond de nous-mêmes. Chicagos’étendait autour du lac, et la rivièrecoulait au cœur de la ville. Un lienindéfectible unissait ces éléments, et leshumains allaient forcément considérer cequi se passait comme une violation de ce

lien. Je n’étais pas pressée d’assister autollé qui s’ensuivrait.

— Je vais préparer un rapport pourMme Kowalczyk, annonça mon grand-père, même si je ne sais vraiment pascomment expliquer ce phénomène.

— Insiste sur le fait que ce n’est pasl’apocalypse, suggérai-je en dépit de lapeur qui m’oppressait encore la poitrine.Et tâche de faire en sorte qu’ellen’accuse pas tout de suite les vampires.Nous avons déjà assez de problèmes àgérer.

Il me tapota le dos.

— Nous allons continuer à travailler

et mener des recherches. Vous, lesenfants, rentrez chez vous. Je sais queles gardes sont en sous-effectif àCadogan. Je t’appellerai quand nousaurons organisé le transport.

Je hochai la tête, même si je détestaisdevoir ainsi abandonner l’enquête pourla soirée. Rester assise à anticiper lesennuis susceptibles de survenir neconstituait pas mon passe-temps préféré.Je pensai que fouiller la bibliothèquebien garnie de la Maison me permettraitsans doute de m’occuper l’esprit. S’ilexistait des informations au sujet decette mystérieuse sirène, je lestrouverais là-bas.

Je saluai Jeff, qui avait toujours une

nymphe pendue à son cou, et attiraiCatcher à l’écart.

— Comment se passent les révisions ?lui demandai-je.

Il leva les yeux au ciel.

— Elle dit qu’elle n’a pas autantstressé depuis l’épisode mémorable de« la présentation Meisner-Moxner »,même si je n’ai aucune idée de ce que çapeut être.

Je grimaçai. Quand elle était encorecadre dans la pub, Mallory avaittravaillé d’arrache-pied pendant deuxsemaines afin de préparer une campagnede communication du tonnerre pour

Meisner-Moxner, une entreprise deproduits ménagers, tout ça pour que sonpatron lui annonce, trois jours avant laprésentation, qu’il « ne le sentait pas ».

Elle avait passé les soixante-douzeheures qui avaient suivi dans un épaisbrouillard provoqué par l’abus decaféine et le manque de sommeil. Ellen’avait pas quitté son bureau,s’alimentant uniquement à l’aide desodas et de boissons énergisantes, dansune euphorie créatrice qu’elle avait plustard qualifiée d’« épique ». Une fois leprojet bouclé, l’agence avait signé lecontrat et Mallory avait dormi deuxjours d’affilée.

La campagne Meisner-Moxner avait

marqué l’histoire de la publicité enconstituant le lancement de produitsménagers le plus réussi du siècle.Malheureusement, Junior Moxner avaitdépensé les bénéfices réalisés en call-girls et cocaïne, et l’entreprise Meisner-Moxner Home Brands avait fait faillitepeu après. Lorsqu’elle avait appris lanouvelle, Mallory avait de nouveaudormi pendant deux jours.

Si ses révisions étaient comparables àl’épisode Meisner-Moxner, jecompatissais avec elle… et avecCatcher.

— Je te plains, mon pauvre.L’avantage, c’est que Simon doit gérer

la plus grande partie de son stress, vuqu’il la voit souvent.

Catcher se rembrunit.

— C’est sûr, il la voit bien assezsouvent.

Sa façon de plisser les yeux évoquaitsans conteste le petit ami jaloux. Maiscomment était-ce possible ? C’étaitCatcher, bon sang. Catcher, le brillantmagicien aux abdominaux en plaquettesde chocolat et au corps de rêve, qui nelaissait personne lui marcher sur lespieds. Peut-être que je me trompais, etqu’il n’aimait pas Simon, toutsimplement. J’avais déjà eu cetteimpression auparavant. La curiosité est

certes un vilain défaut, mais je neprétendais pas être une sainte. Jem’engageai donc dans la brèche :

— C’est tendu, entre Simon et toi ?

— Je me méfie de lui.

Constatant qu’il ne s’étendait pas surle sujet, je faillis lui demander s’il seméfiait de Simon ou des intentions de cedernier envers Mallory, mais je meravisai. Catcher était un homme, un vrai,et souligner sa jalousie ne lui plairaitsans doute pas.

Je me contentai de lui tapoter le dosen signe de soutien.

— Quand toute cette histoire seraderrière nous et que Mallory aura obtenuson diplôme officiel de sorcière, je vousoffrirai un coup à boire.

Catcher marmonna quelque chose queje ne compris pas, mais je supposai queses grommellements étaient liés à lahaine qu’il éprouvait envers l’Ordre.Après avoir été exclu de l’organisationdes sorciers, voir Mallory s’échinerpour en faire partie devait lui peser. Ceque Chicago donne, Chicago le reprend.

Je saluai Catcher, puis retournai avecJonah vers ma voiture.

— Tu dois être déçu de ne paspouvoir rendre visite à la sirène,

demain, avançai-je.

— Je suis au bord de la dépression,reconnut-il. Tu crois qu’elle porte unerobe aussi courte que les nymphes ?

Je levai les yeux au ciel, mais ne pusréprimer un sourire. Je le trouvais trèsdrôle. Je ne comptais cependant pas luien faire la remarque : son ego était déjàbien assez développé.

— Étant donné que nous en avonsterminé pour cette nuit, ça te dirait demanger quelque chose ?

Même si ses intentions demeuraientsans doute purement platoniques, saquestion fit déferler en moi une vague de

panique. D’un autre côté, si je dînaisavec Jonah, j’aurais l’occasion del’interroger sur sa relation avec mongrand-père. Depuis que j’avais apprisque mon père avait soudoyé Ethan pourfaire de moi une vampire, je me méfiaisdes liens existant entre les créatures àcrocs et les membres de ma famille.

— Tu me raconteras d’où tu connaismon grand-père ?

— Peut-être. Tu aimes manger épicé ?

— Genre explosion nucléaire, ousauce mexicaine de supermarché ?

— Ce que tu préfères. Je te laisse lechoix.

— Je devrais refuser. Tu n’as pashésité à me trahir.

— Comment ça ?

— Tu leur as dit qu’on m’avaitfrappée avec un talon aiguille.

Me faire mettre au tapis par un coupde Jimmy Choo ne resterait pas dans lesannales de mes exploits de Sentinelle. Jen’avais pas vraiment envie que cettenouvelle se répande.

Jonah feignit d’être choqué.

— Merit, tu aurais préféré que jemente à ton grand-père ?

— Tout dépend depuis combien detemps tu le connais.

Malheureusement, il ne mordit pas àl’hameçon.

— Donnant-donnant. Le dînerd’abord, les détails ensuite.

Je soupirai, acceptant ma défaite.

— D’accord. Mais je veux la vérité.

— Oh, tu l’auras, Merit. Tu l’auras.

Bizarrement, je ne me sentis pas dutout soulagée par sa réponse.

Le ThaïMansion se trouvait en plein

milieu d’un centre commercial, coincéentre un pressing et une pizzeriaspécialisée dans la vente à emporter.

Un carillon tinta quand Jonah ouvrit laporte. Une petite radio, perchée sur uncomptoir en verre entre un bouddhadoré, une vieille caisse enregistreuse etun seau en plastique rempli de pastillesà la menthe, diffusait ElPaso de MartyRobbins.

Le décor ne payait pas de mine. Lesmurs, constitués de simples parpaingsrecouverts d’une couche de peinture,étaient tapissés d’un assortimenthétéroclite de posters de films de sérieB des années 1970 et de notesmanuscrites interdisant aux clients de se

garer sur les places réservées aupressing ou de régler autrement qu’enespèces. Apparemment, auThaïMansion, on n’aimait pas les cartesde crédit.

— Tu es sûr que c’est le meilleurrestaurant thaïlandais de Chicago ?m’étonnai-je.

— Fais-moi confiance, répliqua Jonahavant de saluer une petite serveuse auxcheveux noirs.

Cette dernière nous adressa un sourirechaleureux puis hocha la tête quandJonah désigna une table libre.

Je m’installai et consultai le menu

plastifié rédigé à la main. Hormisquelques traductions douteuses, je necomprenais pas les noms de la plupartdes plats, ce qui était sans doute de bonaugure dans un restaurant thaïlandais.

— Tu viens souvent ici ?

— Plus que je ne le devrais, avouaJonah. Je ne veux pas dire du mal de lacafétéria de la Maison Grey, mais Scotta certaines lubies en matière de cuisine.On a déjà eu des repas sur le thème dubeige de l’entrée au dessert.

J’imaginai une assiette de pain, depurée, de beignets de pomme de terre,de dinde farcie et de quatre-quarts.

— Ça ne me paraît pas si mal que ça.

— De temps en temps, ça va. Mais unvampire qui aime la vie apprécie lavariété.

— Et tu aimes la vie ?

Il haussa modestement les épaules.

— Le monde a beaucoup à offrir. Il ya énormément de choses à découvrir, etje n’ai pas envie de passer à côté.

— Alors tu dois trouver l’immortalitébien pratique, non ?

— On peut dire ça comme ça.

Une serveuse aux longs cheveux noirs,des baskets blanches aux pieds, traversala moquette verte du restaurant entrottinant.

— Vous choisi ?

Jonah posa les yeux sur moi et, quandje hochai la tête, passa commande :

— Pad thaï aux crevettes.

— Niveau épices, aujourd’hui ?

— Neuf, annonça-t-il avant de luitendre son menu.

Une fois leur échange terminé, laserveuse se tourna vers moi.

Je supposai que les plats étaient notésde un à dix du moins au plus épicé.J’avais beau aimer le piment, je n’avaispas l’intention de commander du niveauneuf dans un restaurant que je n’avaisjamais testé. Dieu seul savait ce queréservait du neuf.

— La même chose pour moi. Du sept,peut-être ?

La serveuse me toisa d’un regardmorne.

— Vous déjà venue ici ?

Je la considérai un instant puis metournai vers Jonah.

— Euh… non.

Elle me retira le menu des mains ensecouant la tête.

— Pas sept. Vous pouvoir avoir deux.

Sur cette sentence, elle pivota etdisparut derrière le rideau qui séparaitla salle des cuisines.

— Deux ? Je me sens insultée.

Jonah émit un rire grave.

— C’est parce que tu n’as pas encoregoûté à un plat noté deux.

Je restai dubitative, mais ne disposais

pas de suffisamment d’éléments pourrépliquer. En parlant d’élémentsmanquants…

— Bon, tu m’as promis : donnant-donnant. Comment se fait-il que tuconnaisses mon grand-père ? Je sais quetu faisais partie du cercle d’amis deCharlotte. Tu me l’as déjà dit. C’est ça,le lien ?

Charlotte était ma sœur aînée. J’avaiségalement un frère, Robert, qui suivaitles traces de mon père en s’emparant detoutes les propriétés qu’il pouvait.

— Je connais Charlotte, en effet,reconnut Jonah. Et je te connaissaisaussi.

Je ne voyais pas du tout ce qu’ilvoulait dire.

— Comment ça, tu me connaissais ?

— J’ai accompagné Charlotte au balde fin d’année de l’université.

Je me figeai.

— Quoi ?

— J’étais le cavalier de Charlotte aubal.

Je fermai les yeux pour tenter derassembler mes souvenirs. J’étaisrentrée à la maison pour les vacances deprintemps et avais assisté à la crise de

larmes de Charlotte quand elle s’étaitdisputée avec son petit ami de l’époque,qui n’était autre que son mari actuel,Major Corkburger. Oui, oui, MajorCorkburger, sans blague. Elle était alléeau bal avec un type prénommé Joe à laplace.

Soudain, les connexions s’établirentdans mon cerveau.

— Oh, mon Dieu ! m’exclamai-je enpointant Jonah du doigt. C’était toi, Joe !Je ne t’ai même pas reconnu.

Joe n’était resté que le temps d’unecourte phase de rébellion. Je ne l’avaisrevu qu’une ou deux fois après le bal.Un mois plus tard, Charlotte et Major

s’étaient réconciliés, et Joe avaitdisparu.

— Tu avais les cheveux frisés, luirappelai-je. Et pour aller au bal, tuportais un de ces sweats à capuche quiressemblent à des tapis.

— J’arrivais tout juste de KansasCity, avança-t-il en guise d’explication,comme si cette ville se trouvait dans unpays étranger à la culture complètementdifférente de la nôtre. Même lesvampires avaient un autre rythme de vie,là-bas. C’était un peu plus tranquille.

— Et Charlotte t’a présenté à mongrand-père ?

Malgré la lumière tamisée, je vis lesjoues de Jonah s’empourprer.

— Oui. Je crois que c’était surtoutpour rendre Major jaloux. Je terminaisun de mes doctorats, à l’époque. Unjour, une fille superbe m’a accosté sur lecampus et m’a demandé de sortir avecelle. (Il haussa les épaules.) Je n’allaispas dire non. Et tu n’avais aucune idéede qui j’étais quand on s’est rencontréspar le biais de Noah.

Ce qui expliquait la froideur dontJonah avait fait preuve le soir où Noahm’avait donné rendez-vous près de lafontaine Buckingham.

— C’est pour ça que tu étais si distant

avec moi, déduisis-je. Pas parce que tupensais que je ressemblais à Charlotte,mais parce que tu croyais que je t’avaisoublié.

— Tu m’avais vraiment oublié, et turessembles beaucoup à Charlotte, que çate plaise ou non.

Je m’apprêtais à protester, convaincuequ’il avait l’intention de me taquiner enme parlant de soirées mondaines, demarques de luxe ou de vacances d’hiverà Palm Beach, sujets qui nem’intéressaient absolument pas, mais jelui accordai le bénéfice du doute etposai la question qui s’imposait :

— Et en quoi est-ce que je ressemble

à Charlotte ?

Il sourit.

— Tu es loyale. Vous accordez toutesles deux une grande valeur à la famille,même si vous ne la définissez pas de lamême façon. Major et les enfantsforment la sienne. La tienne, c’est laMaison Cadogan.

Ça n’avait pas toujours été le cas,mais il avait raison.

— Je vois.

Quelques minutes plus tard, laserveuse reparut avec deux assiettes denouilles fumantes.

— Neuf, déclara-t-elle en posant l’undes deux plats devant Jonah avant de meservir le mien. Et deux.

Je déballai une paire de baguettes etregardai Jonah, impatiente.

— Tu es prêt ?

— Et toi ? me demanda-t-il,visiblement amusé.

— Ça ira, lui assurai-je en plongeantles baguettes dans mon assiette. Je portaià ma bouche une généreuse quantité denouilles et de germes de soja… etregrettai aussitôt ma témérité.

Apparemment, « deux » était un

euphémisme pour « les flammes del’enfer ». Je sentis les larmes me monteraux yeux tandis que la légère sensationde chaleur que je ressentais au fond dela gorge se propageait jusqu’au bout dema langue, où elle se transforma envéritable incendie. J’étais prête à jurerque des flammes me sortaient desoreilles.

— Oh, la vache, c’est fort ! crachotai-je d’une voix rauque avant de boire lamoitié de mon verre d’eau d’un trait. Etça, c’est deux ? C’est de la folie.

— Et dire que tu voulais sept, ditJonah avec nonchalance tout ensavourant ses nouilles comme si ellesn’étaient assaisonnées qu’avec de la

sauce soja.

— Comment tu peux manger ça ?

— J’ai l’habitude.

Je pris une nouvelle bouchée, quej’avalai presque sans mâcher pour queles épices n’aient pas le temps dem’enflammer le palais, remarquant àpeine le goût du plat dans ma hâte.

La serveuse revint, une carafe d’eau àla main. Elle remplit le verre de Jonah,puis me considéra :

— Deux ?

— C’est déjà trop fort pour moi,

admis-je en me jetant sur le reste de monverre d’eau. Qu’est-ce qu’il y a dedans ?Des piments thaïlandais ?

La serveuse remplit mon verre enhaussant les épaules.

— Cuisinière faire pousser dans sonjardin. Très fort.

— Très très fort, soulignai-je. Est-cequ’il arrive que des clients commandentdu dix ?

— Clients habitués, dit-elle. Ou pari.

Sa carafe vide, elle s’éloigna entrottinant.

Je regardai Jonah avec des yeuxlarmoyants sous l’effet des épices.

— Merci de ne pas m’avoir défiée demanger du dix.

— Ça n’aurait pas été du jeu, répliquaJonah en avalant une grosse bouchée denouilles.

Quelques gouttes de sueur perlaient àprésent sur son front, et il s’était mis àrenifler.

— Je croyais que ça ne te faisait pasd’effet, m’étonnai-je, un petit souriresatisfait aux lèvres.

Il s’essuya le front du revers de la

main puis m’adressa un sourire.

— Je n’ai pas dit que je ne trouvaispas ça fort, juste que j’avais l’habitude.L’immortalité ne vaut pas le coup si ellene comporte pas quelques défis.

Je n’en étais pas convaincue, maisj’avais la désagréable impression qu’ilne faisait pas allusion à la nourriture. Jepris une autre bouchée et me concentraisur la sensation de brûlure.

— Parle-moi d’Ethan.

Surprise, je dévisageai Jonah.

— Pardon ?

Il haussa les épaules d’un airdésinvolte et avala ses nouilles.

— Tu m’as dit que vous n’étiez pasensemble. C’est peut-être vrai, mais j’aile sentiment que tu ne m’as pas racontétoute l’histoire.

Il continua à manger, le sourire auxlèvres, et je le regardai quelques instantsen réfléchissant à ce que j’allais luirépondre. Mes rapports avec Ethanavaient été houleux, avec plus de basque de hauts, et les bas m’avaienttraumatisée. Ethan avait disparu avantque nous ayons pu construire unerelation solide, ce qui n’en rendait pasmon chagrin moins accablant, et difficileà expliquer.

— Nous avons passé de bonsmoments tous les deux, avouai-je. Nousne formions pas vraiment un couple,même si nous aurions sans doute finiensemble si Ethan n’était pas…

Je ne parvins pas à terminer maphrase.

— Si Célina n’avait pas fait cequ’elle a fait, finit Jonah avec tact.

Je hochai la tête.

— Il comptait beaucoup pour toi.

Nouveau hochement de tête.

— Oui.

— Merci de me l’avoir dit, déclara-t-il.

Il n’insista pas, mais j’avaisl’impression qu’il avait autre chose à medemander. En dépit de la délicatessedont il avait fait preuve, une certainegêne flotta entre nous le reste du dîner.J’entretins la conversation – n’abordantque des sujets légers – jusqu’au momentde régler la note. C’est en retournantvers nos voitures qu’il se décida àaborder le cœur du sujet.

— Tu avais des sentiments pourEthan, commença-t-il. Tu étais prochede lui, ce qui affectait ta perception de

la Garde Rouge. Mais maintenant, tu asconscience que le Présidium ne setrouve pas toujours du bon côté de lajustice. La Maison Grey saitparfaitement qui dit la vérité sur Célinaet la mort d’Ethan. Le PG aurait dûsoutenir ce que tu faisais en faveur deChicago, mais, au lieu de proposer leuraide quand le V est apparu, ils ont choiside ne pas tenir compte du problème ett’ont fait porter la responsabilité de sesretombées. La Garde Rouge ne s’opposepas aux Maisons, mais au PG.

— J’ai prêté serment.

— En travaillant avec nous pourt’assurer que le PG ne détruira pas taMaison, tu ne romprais pas ton serment,

bien au contraire.

Je réfléchis à sa remarque en silence.Il marquait un point : le PG n’était pasun allié de la Maison Cadogan. D’unautre côté, si je rejoignais la GardeRouge, ne serait-ce pas infliger une gifleà Malik ? Cela impliquerait de luicacher mes faits et gestes, même sic’était pour œuvrer dans « l’intérêtgénéral ».

— Pourquoi ? demandai-je.

Jonah fronça les sourcils.

— Pourquoi quoi ?

— Pourquoi voudrais-tu que j’intègre

la GR ? Quels seraient les avantages ?Nous savons déjà que les membres duPG sont égoïstes et plus intéressés parles apparences que par le reste. Ils nouslaissent accomplir tout le travail et onttoujours des reproches à nous faire,alors à quoi bon ? Être membre de laGR ne changerait rien, sauf qu’ils nouscloueraient au pilori s’ils venaient à ledécouvrir.

— « Nous » ?

Quand je posai les yeux sur lui, jeconstatai qu’il affichait à présent unsourire satisfait, ce qui ne m’enchantaitpas vraiment.

— Tu as dit « nous », insista-t-il.

— C’était juste une façon de parler.Tu sais bien ce que j’ai voulu dire.

Je m’efforçai de me montrerdésinvolte, mais il avait raison. Commenous l’avions déjà fait par le passé,Jonah et moi travaillions ensemble pourassurer la pérennité des Maisons.Faisais-je déjà implicitement partie dela GR ?

— En fait non, Merit, je ne le sais pas,objecta-t-il. Ce que je sais, c’est que tuviens de confesser que tu considéraisfaire déjà le travail de la GR. (Il mebarra le passage et baissa les yeux surmoi.) Tu veux que je te dise pourquoi tudevrais devenir membre ? Parce que,pour la première fois de ta vie, tu aurais

un partenaire. Quelqu’un à ton côté,disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre, prêt à t’aider, quelle que soit latâche.

Il se trompait. J’avais déjà eu unpartenaire : Ethan.

— Je travaille avec toi en ce moment,lui fis-je remarquer.

— Je suis là parce que tu n’as pas demeilleure option. Si Ethan était encoreen vie, ou si les gardes Cadogan étaientplus nombreux, tu ne m’appellerais pas.

Je ne pouvais pas le contredire.

— Mais réfléchis, Merit, reprit-il.

Pour la première fois de ton existence, tuaurais le choix. Tu es devenue vampirecontre ton gré. On t’a nommée Sentinellesans te demander ton avis.

Il avait incliné la tête et effleuraitpresque mes oreilles de ses lèvres ; uncontact intime, mais sans connotationérotique. Jonah n’essayait pasd’abaisser les barrières que j’avaisérigées ; il me démontrait à quel pointnous nous étions déjà rapprochés.

— Tu ferais toi-même le choix deservir au sein de la GR.

Il avait raison. Je n’avais pas eu monmot à dire jusqu’à présent, mais là,j’avais le choix. Je devais admettre qu’il

avait des arguments convaincants.

Il en était manifestement conscient, luiaussi, car il se redressa et tourna lestalons sans rien ajouter.

— C’est tout ?

Il me jeta un coup d’œil par-dessusson épaule.

— C’est tout. Cette fois, Merit, c’est àtoi de décider, et à toi seule.

Il monta dans sa voiture. Une foisqu’il se fut éloigné, j’expirai. Être ou nepas être membre de la GR, telle était laquestion.

Comme le lac n’avait pas changéd’aspect, je n’étais pas vraimentimpatiente de faire mon rapport àKelley. Mais au moins, nous avions unplan, et si une personne à Chicago étaitcapable de dénicher un hélicoptère,c’était bien mon grand-père.

Quand je me garai devant la Maison,je constatai que les manifestants étaientplus nombreux et plus bruyants qu’endébut de soirée. Ils brandissaient despanneaux aux slogans plus violents qued’habitude, promettant tous les tourmentsde l’enfer et autres damnations. Commenous l’avions craint, des mots telsqu’« apocalypse » et « Armageddon »s’étaient glissés dans les banderoles. Et

pour être honnête, je comprenais un peu.Je ne savais pas non plus pourquoi le lacétait devenu noir et s’était mis à aspirerla magie ; je supposais donc que la findu monde figurait sur la liste despossibilités. En bas de la liste, certes,mais sur la liste tout de même.

Les manifestants n’étaient pas lesseuls à être sortis en force. Nous étionspourchassés par des paparazzis avidesd’images – et d’argent – depuis déjà uncertain temps. D’habitude, une troupe dephotographes campait au coin de la rue,près de la Maison. Ce soir-là, descamionnettes que je n’avais encorejamais vues étaient garées le long dutrottoir, abritant des journalistes

impatients de couvrir les derniersméfaits des vampires. Tous lesévénements inquiétants de cette ville,rattachés de près ou de loin auparanormal, les conduisaient droit ànotre porte. Ce phénomène constituait unargument de poids pour inciter les autressurnats à dévoiler leur existence : aumoins, nous aurions quelqu’un avec quipartager les ennuis.

Les reporters m’interpellèrent. J’enavais rencontré certains en effectuantdes rondes autour de la propriété.D’autres me connaissaient depuisl’épisode de la Justicière à la queue-de-cheval.

Je n’avais aucune envie de contribuer

à leur journalisme provocateur, mais jepensai que, si je ne tenais pas compte deleur présence, ils échafauderaientd’abominables théories. Je m’approchaidonc de leur groupe et leur adressai untiède salut.

— Vous avez beaucoup de travail,cette nuit, non ?

Certains s’esclaffèrent, d’autres semirent à m’assaillir de questions.

— Est-ce que ce sont les vampires quiont empoisonné le lac ?

— Est-ce que c’est bientôt la fin de laville de Chicago ?

— S’agit-il de la première plaie ?

Je dus fournir un gros effort pourgarder une expression neutre et ne paslever les yeux au ciel. Le fait que jen’aie aucune idée de ce qui se passaitme facilitait la tâche.

— J’espérais que vous me le diriez !rétorquai-je avec un petit sourire. Nousessayons nous aussi de comprendre.

— Ce ne sont pas les vampires qui ontlancé un sort ?

— Les vampires ne lancent pas desorts, annonçai-je en déchiffrant le nominscrit sur le badge de mon interlocuteur.Peut-être que c’est Matthew ici présent

qui a rendu l’eau du lac noire. (La fouleéclata de rire, mais les questionscontinuèrent à fuser.) Croyez-moi, noussouhaitons autant que vous que le lacredevienne normal, et nous nous posonsles mêmes questions que tous leshabitants de Chicago. Le problème, c’estque nous n’y sommes pour rien, doncnous ne savons même pas dans quelledirection chercher.

— Merit, pensez-vous que ce soit ledébut de l’apocalypse ? lança unreporter dans le fond.

— J’espère sincèrement que non.Mais si jamais je devais mourir bientôt,autant que ce soit à Chicago, avec unhot-dog à la main. Vous n’êtes pas

d’accord avec moi ?

Bon, d’accord, je versais dans ladémagogie, et j’étais sûre que certainsjournalistes s’en étaient rendu compte.Mais que pouvais-je faire d’autre ? Sil’animosité des habitants de Chicagorestait braquée sur les vampires, lasituation allait très vite s’envenimer.Alors que les questions pleuvaienttoujours, je fis un salut de la main et medirigeai vers la Maison après avoiréchangé un regard exaspéré avec lesfées postées à la grille.

Mon cœur se serra lorsque je medemandai ce qu’Ethan, expert enrelations publiques, leur aurait répondu.

Même si je n’avais peut-être pas agicomme il l’aurait fait, j’espérais avoirréussi à apaiser les esprits pour quelquetemps.

Je me rendis aussitôt dans la salle desopérations, où je trouvai Kelley etJuliet. Elles levèrent des yeux pleinsd’espoir à mon entrée, mais leuroptimisme retomba lorsqu’elles virentmon expression.

— Pas de bonnes nouvelles ?

— Pas vraiment, répondis-je enm’asseyant à la table de conférence àcôté de Kelley. Les nymphes desrivières n’arrêtent pas de pleurer, et jedoute franchement qu’elles soient pour

quoi que ce soit dans cette histoire.Elles ont pointé leurs petits doigtsmanucurés en direction de Lorelei, lasirène. Elle vit sur une île au milieu dulac. L’Agence de médiation organise letransport, mais rien ne sera possibleavant demain. J’espère que nous tenonsune piste.

Kelley fronça les sourcils et hocha latête. Comme tous les chefs, elle auraitcertainement aimé résoudre cette criseaussi vite que possible, de manière à seconcentrer sur d’autres problèmes ; parexemple, le recrutement de nouveauxgardes ou la présence d’un curateur dansla Maison.

— Si c’est le mieux que nous

puissions faire, nous devons nous encontenter, affirma Kelley. Cela n’enlèverien à la pression qui pèse sur laMaison, mais je n’aurais pas non plusaimé t’envoyer sur une île au beaumilieu du lac quelques heures avantl’aube.

Je lui parlai du plan de mon grand-père et de ma discussion avec lespaparazzis.

Elle m’apparut soudain très fatiguée,et je me demandai si tous ces dramesavaient fini par l’épuiser, ou si lesrestrictions de sang ordonnées par Frankcommençaient à avoir raison de sesforces. Les nouilles thaïlandaises

avaient beau avoir en partie satisfaitmon appétit, je sentais ma faims’éveiller, prête à exploser. Je devraisvérifier dans les cuisines s’il restaitencore des poches de sang.

— Continuons à mener l’enquête etespérons que nous sortirons de cettecrise avant que la prochaine ne noustombe dessus.

— Tu l’as dit, renchérit Juliet derrièreson écran d’ordinateur.

Kelley poussa un soupir.

— Et puisqu’on parle de sujetsdésagréables, on m’a dit que tu étais laprochaine à passer en entretien avec

Frank.

— Super, répliquai-je sansenthousiasme. Je meurs d’impatience.

— Je pourrais te demander de passerle reste de la soirée à la bibliothèquepour faire des recherches sur les forceset les faiblesses de la sirène du lac.Après tout, je ferais preuve denégligence si je t’envoyais sur cette îlesans que tu y sois préparée. Et au milieude tous ces livres, Frank auraitcertainement du mal à te mettre la maindessus…

— Rusé, fis-je remarquer avec unsourire appréciateur. J’aime beaucoup.

— Ce n’est pas de la ruse. Je mecontente d’utiliser les outils dont jedispose, et à cet instant, tu es l’un de cesoutils. J’ai besoin de toi pour enquêtersur ce problème et empêcher leshumains de nous sauter à la gorge. Tefaire interroger par un gratte-papier duPG ne va pas nous aider à avancer. (Ellese leva puis marcha jusqu’à son bureau,où elle s’assit derrière son ordinateur.)Apprends tout ce que tu peux, et tiens-moi au courant.

Je la saluai et remontai au rez-de-chaussée.

5DES MONTAGNES DE PAPIERS

La bibliothèque était située au premierétage de la Maison, pas très loin de machambre. Elle s’étendait sur deuxniveaux : la majeure partie des livres setrouvait au premier, le reste au second,sur un balcon entouré d’une grille en ferforgé. Elle renfermait un cortèged’ouvrages soigneusement ordonnés, despupitres cloisonnés ainsi que quelquestables de travail. C’était mon refuge. Labibliothèque était située au premierétage de la Maison, pas très loin de machambre. Elle s’étendait sur deuxniveaux : la majeure partie des livres se

trouvait au premier, le reste au second,sur un balcon entouré d’une grille en ferforgé. Elle renfermait un cortèged’ouvrages soigneusement ordonnés, despupitres cloisonnés ainsi que quelquestables de travail. C’était mon refuge.

Je pénétrai à l’intérieur et restaiquelques instants immobile pour respirerl’odeur de papier et de poussière, lesparfums du savoir. L’endroit semblaitdésert, mais j’entendais le grincementrégulier d’un chariot quelque part dansles rayons. Je suivis le son jusqu’à ceque je tombe nez à nez avec un vampireaux cheveux bruns qui rangeait deslivres sur les étagères avec uneprécision mécanique. Je ne le

connaissais que sous le nom de« bibliothécaire ». C’était une mined’informations, et il adorait laisser desouvrages sur le pas de ma porte.

Je me raclai la gorge afin d’attirer sonattention. Il leva la tête, les yeux plissés,sans doute prêt à me reprocher d’avoirfait du bruit dans l’enceinte de labibliothèque. Il avait affiché à l’entréeune série de règles préconisantnotamment aux visiteurs à la gorgesensible de prendre du sirop pour latoux. Le bibliothécaire ne tolérait aucunenuisance auditive sur son domaine.

Lorsqu’il m’aperçut, il leva la main etse baissa au niveau du plateau inférieurde son chariot. Il se redressa les bras

chargés de plusieurs volumes, qu’il metendit.

— C’est pour toi, déclara-t-il.

J’examinai les titres. Il s’agissaitmalheureusement de nouveaux ouvragestraitant de politique vampire. Il m’avaitdéjà fourni quantité de livres sur lesujet, et j’avais l’impression que ce quej’avais lu ne représentait qu’une infimeproportion de ce qui avait été écrit.Nous formions une communauté férue depolitique et, apparemment, nous aimionsnourrir cette obsession.

Cependant, le bibliothécaire étant sansdoute en mesure de m’aider, je nevoulais pas risquer de le froisser.

— Merci, dis-je en m’emparant desdocuments. J’ai une question pour toi :que sais-tu au sujet de la sirène du lac ?

Après un grognement dédaigneux, ilabandonna son chariot pour s’éloignerdans le rayon.

Je déposai mes livres sur une étagèreet le suivis tandis qu’il gravissait lesmarches menant au balcon. L’escalierétait si raide et étroit que mon nezarrivait presque au niveau du creux desgenoux du bibliothécaire. Une fois àl’étage, il dépassa quelques allées, puiss’arrêta devant une rangée de volumesgrand format. Il en sortit un.

Je constatai avec soulagement qu’il ne

s’agissait pas d’un traité de politique,mais d’un ouvrage sur l’art quirenfermait des peintures représentant dejolies jeunes femmes rousses à côté derivières et d’étangs.

— Ce sont des nymphes et dessirènes, expliqua le bibliothécaire enfeuilletant le livre. Les nymphes habitentdans les rivières, les sirènes dans leslacs. Ce sont les surnaturelles quirègnent sur ces territoires. Ellesincarnent les essences des cours etétendues d’eau. Elles sont liées à eux,font partie d'eux.

— Et les trolls des rivières fontrespecter les décisions des nymphes,c’est ça ?

— Très bien, Sentinelle, me félicita-t-il avant de froncer les sourcils, l’airabsent. Les sirènes n’ont à maconnaissance aucun serviteur. Nympheset sirènes ont tendance à ne pas se mêleraux autres, à l’exception desmétamorphes, avec qui ellesentretiennent une étrange relation.

— Explosive, suggérai-je.

— Il existe certainement une sorte deréaction chimique entre eux, en effet. Entout cas, si les nymphes sont d’unecertaine manière liées aux métamorphes,elles ne le sont pas aux sirènes. On peutdire qu’il s’agit d’un problème deconcurrence. Les nymphes sont

persuadées que les rivières valent mieuxque les lacs : l’eau y coule enpermanence, elles servent de support aucommerce, etc. Les sirènes croient en lasupériorité des lacs : ils contiennent unplus grand volume d’eau, ils permettentdavantage d’activités récréatives, on ypêche plus que dans les rivières.

— L’opposition entre lacs et rivièresme semble représenter un problèmemineur. J’ai eu l’impression que lesnymphes haïssaient Lorelei.

— Ce n’est pas un problème mineurquand on est un être surnaturel lié àl’eau. La forme prise par cet élémentrevêt une grande importance.

— Et si cette eau était en traind’aspirer toute la magie de la ville ?

— Alors les surnaturels de Chicagoauraient de graves ennuis.

Il ne m’apprenait rien de nouveau.

— Je dois rendre visite à Loreleidemain. À quoi dois-je m’attendre ?

Le bibliothécaire referma le livred’art et le glissa à sa place sur l’étagère.Il fit ensuite quelques pas pour ouvrir unlarge et mince tiroir contenant desfeuilles de grand format, parmilesquelles il fouilla quelques instantsavant de me faire signe de le rejoindre.Il me montra alors une carte de la région

des Grands Lacs. A la différence descartes habituelles, seul le réseauhydrographique était légendé.

— Il paraît que son île est très boisée,déclara-t-il en montrant du doigt un pointvert situé au milieu du lac Michigan. Ondoit forcément trouver de l’eau près desa maison. Un étang, une cascade, etc.Pour une sirène, l’eau ne constitue passeulement un élément important, c’estvital.

— Peut-être des aquariums ?suggérai-je.

Je m’imaginais un gigantesqueaquarium rempli de poissons tropicauxmulticolores, ou alors un bassin japonais

abritant des carpes ornementales dans lejardin.

Le bibliothécaire secoua la tête.

— Jamais d’aquariums. Les esprits del’eau sont convaincus que les animauxdoivent vivre dans leur habitat naturel.

— Est-ce qu’elles ont des forces ? desfaiblesses ?

— Les deux, liées à l’eau. Lesnymphes et les sirènes ont besoin d’êtreen contact étroit avec cet élément, tantd’un point de vue géographique quechronologique.

— Tu veux dire qu’elles peuvent

rester un moment sans avoir de contactavec l’eau, ou s’éloigner un peu, maispas très longtemps.

Il acquiesça.

— Exactement. Quant à leurspouvoirs, comme elles régulent l’eau,elles la comprennent. Elles savent si elleest en bonne santé ou si elle a desproblèmes.

— Donc, si la rivière est polluée, çaaffecte les nymphes ?

— Oui. Je suppose que ce qui sepasse les touche beaucoup.

Je hochai la tête.

— Elles sont très agitées, et ellesperdent des forces. Leur faiblessesemble s’aggraver lorsqu’elless’approchent de l’eau.

— Mauvaise nouvelle.

J’étais d’accord, mais n’avais encoreaucune solution à proposer.

— Rien d’autre ?

— Les sirènes ont les pouvoirstypiques des créatures fémininesaquatiques, répondit-il en arquant lessourcils de manière suggestive.

— Séduire et capturer les hommes ?Mouais, je pense que je ne crains pas

grand-chose de ce côté-là. C’estpourquoi j’y vais seule.

Avec un hochement de tête machinal,il referma le tiroir puis désigna l’étagèrecontenant les ouvrages d’art.

— Prends-en quelques-uns. Faisattention aux caractéristiques desfemmes représentées sur les peintures.Leurs expressions. Leurs vêtements.Leurs armes, éventuellement.

— Mais il s’agit de livres d’art. Peut-on s’y fier ?

Le bibliothécaire grommela.

— Tous les artistes ont des modèles,

Merit. Si tu étais un esprit de l’eau, à quite dévoilerais-tu, sinon à un artiste prêt àt’immortaliser ? Garde juste une choseen tête.

— Quoi donc ?

— Si l’eau met trop longtemps àredevenir normale, il y a de gros risquesqu’aucune d’entre elles ne s’en sortevivante.

Comme si je ne subissais pas déjàassez de pression.

Je consacrai les heures suivantes àfaire ce que tout adulte mature aurait faità ma place : je me cachai dans labibliothèque de manière à échapper au

curateur. Ce n’était pas que j’essayaisd’éviter de jouer à « justifiez votreexistence » avec Frank ; je n’avais pasenvie de jouer à ce jeu-là avec l’hommechargé de répertorier les erreursd’Ethan.

Je ne me sentais pas prête à franchirce seuil, à traverser le pont qui reliaitma vie avec Ethan et ma vie sans lui, etpas seulement en raison de mon étatémotionnel. Ethan avait fait de moi uneInitiée Cadogan et m’avait assigné lamission de Sentinelle.

Frank, lui, était un intrus, unperturbateur. Une fois que je l’auraisrencontré, je ne pourrais plus nier à quelpoint les choses avaient changé. Et je

n’étais pas prête à l’admettre.

Je n’avais pas non plus envie deparler de la nuit au cours de laquelleCélina et Ethan étaient morts. Je medoutais que Frank, en tant que membredu PG, aborderait le rôle que j’avaisjoué dans la disparition de deux Maîtresvampires. J’attendais le jour où lePrésidium rejetterait la faute sur moi etme blâmerait pour ce qui s’était passé,même si, à ce moment-là, Tate contrôlaitCélina et que celle-ci avait tué Ethan. Laperspective d’avoir à expliquer ledéroulement de ces événements à Frankne m’enchantait pas vraiment.

Je préférais rester là où je me

trouvais, à l’abri des regards derrière ledernier pupitre cloisonné de la rangée,entre deux rayons garnis de livres ; unecachette presque parfaite.

J’étais en train de prendre des notessur les esprits de l’eau en examinant despeintures de Waterhouse quandj’entendis le « clip-clap » déterminé dechaussures à semelles de plastique quisemblaient se rapprocher.

Je levai la tête.

J’aperçus Helen, l’agent de liaisonchargée d’accueillir les nouveauxvampires Cadogan. Elle portait ce soir-là un tailleur gris austère, des chaussuresà talons plats et des boucles d’oreilles

classiques en forme de croix quidevaient coûter une fortune. Une tenueadaptée à son statut de cheftainetyrannique. Vu qu’elle me dévisageait, jesupposai qu’on l’avait chargée d’unemission.

— Oui ? l’encourageai-je.

— M. Cabot est prêt à te parler. Ilt’attend dans son bureau.

Sur cette déclaration, elle tourna lestalons et se dirigea vers la sortie.

Gloups. Je m’étais fait avoir.

Helen était du genre à se montrerchaleureuse ou glaciale, sans

température intermédiaire, et rien nepermettait de prédire son humeur dumoment. Elle pouvait s’extasier devantvotre nouvelle paire de chaussures unjour et à peine daigner remarquer votreprésence le lendemain, comme si vousétiez une parfaite étrangère. C’était undrôle de numéro, mais, étant donné quej’avais très rarement affaire à elle, je nem’en souciais pas vraiment.

De toute évidence, elle était devenuela coursière de Frank.

J’appuyai le front contre la table,m’armant de courage pour une réunionqui s’annonçait plutôt désagréable. Aubout de quelques instants, je refermaimon livre, me levai et rangeai ma chaise

sous le pupitre. Je saluai lebibliothécaire d’un hochement de tête ensortant puis descendis l’escalier endirection du bureau de Frank, au rez-de-chaussée.

Pourquoi faisais-je tout cela ? Parceque certains jours, surtout chez lesvampires, les drames étaient inévitables.Dans ces moments-là, il fallait bien serésigner.

J’ignore pourquoi, mais, quand j’étaispetite, j’adorais jouer à l’école. Saufque le rôle de la maîtresse ou de l’élèvene m’intéressaient pas. Je prétendaisêtre directrice. Je mettais desautocollants « très bien ! » sur des

devoirs fictifs. J’écrivais les noms desenfants et établissais des listes deprésence dans de vieux cahiers àspirale. Je classais les documents enpetits tas, y compris les billets d’avionet les notes d’hôtel que mon pèrerapportait de ses voyages d’affaires.

A l’époque, j’adorais les feuilles etles crayons, les marqueurs et lestampons, peut-être pour leur côtééphémère. À l’âge adulte, ce penchants’était mué en passion pour les stylosfantaisie et les carnets aux pages depapier glacé. Cependant, mon amourdémesuré pour le papier n’était riencomparé à celui de Frank.

Il avait rempli le bureau d’Ethan de

piles de documents dont la vue auraitfait fondre des arbres en larmes. Je medemandai si Frank s’imaginait que lapaperasse constituait une source secrètede pouvoir, ou que sa capacité à noircirdes feuilles – et à les empilersoigneusement – lui fournirait les clés duroyaume de Cadogan.

Je me tenais sur le seuil, les yeuxrivés sur cette forêt blanche, lorsqueFrank, assis à la table de conférence quioccupait tout le fond de la pièce, me fitsigne d’entrer.

Il était plutôt séduisant, mais avait destraits pincés d’aristocrate, comme si lefait d’avoir grandi dans l’opulence avait

durci son visage. Ses cheveux brunsétaient courts et soigneusement coiffés.Il était vêtu d’une chemise blanche, qu’ilavait rentrée dans la ceinture de sonpantalon de coton, et portait au poignetdroit une montre en or luxueuse. J’étaissûre que, si je jetais un coup d’œil sousla table, je découvrirais une paire democassins en cuir ornés de glands.

— Entrez, m’invita Frank. Asseyez-vous.

J’obtempérai et m’installai sur unechaise en face de lui. Il ne tourna pasautour du pot.

— Vous avez quitté la Maison ce soirsur l’ordre du Capitaine de la Garde afin

d’enquêter sur… (il marqua une pausepour examiner une feuille posée devantlui) le lac Michigan, qui est devenu noir.C’est bien ça ?

— Oui, répondis-je. On craignait queles humains n’accusent aussitôt lespopulations surnaturelles de Chicago.

Il se contenta d’émettre une sorte degrognement indiquant qu’il trouvait cetteidée ridicule.

— Il me semble que Darius vous avaitexpressément demandé de ne pas vousmêler des affaires de la ville.

— Ce n’est plus seulement l’affaire dela ville si les vampires sont accusés, lui

fis-je remarquer. Et Darius avait donnécet ordre avant que les gardes perdent unde leurs éléments. Ils sont en sous-effectif, et, en tant que Sentinelle, je doisleur apporter mon aide.

Il répéta son vague grommellement.

— Merit, comme vous le savez, le PGm’a confié la mission d’évaluer lastabilité et l’intégrité de la MaisonCadogan, tant du point de vue de sesfinances que de son personnel. Dans cecadre, je m’entretiens avec tous sesmembres afin de mieux comprendre lerôle de chacun.

Frank fourragea dans ses papiers, puisen tira un document sur lequel était

agrafée ma photo. Il l’examina quelquesinstants puis le reposa sur la table etjoignit les mains.

— Vous êtes Sentinelle, reprit-il d’unton clairement désapprobateur.

— En effet.

— Et vous êtes devenue vampire aumois d’avril cette année ?

— Oui.

Je ne voyais aucune raison d’entrerdans les détails.

— Mmm, poursuivit-il. Et vous avezété nommée Sentinelle lors de la

Recommandation, alors que vous étiezune vampire depuis quoi, une semaine ?

— Environ.

— Aviez-vous reçu une formationmilitaire avant d’occuper cettefonction ?

Il me posait des questions auxquellesil connaissait sans l’ombre d’un douteles réponses. Il ne cherchait pas à ensavoir davantage sur ce que j’avais faitavant d’être nommée Sentinelle ; ilcollectait des preuves de l’incompétenced’Ethan. Malheureusement, j’ignoraiscomment échapper à son petit jeu.

— Non, répondis-je. Je travaillais sur

ma thèse en littérature anglaise.

Il fronça les sourcils, feignant laconfusion.

— Pourtant vous occupez le poste deSentinelle, vous assumez un rôle deguerrier chargé de défendre la Maison,de la protéger. Pourquoi Ethan n’a-t-ilpas confié cette mission à une personneentraînée et prête à relever le défi ?

Frank pencha la tête sur le côté. Ilfronçait toujours les sourcils, mais sonregard brillait d’un éclat victorieux quiclamait « je t’ai eue ! ».

Il était temps d’entrer dans lesdétails… et de répliquer à cette farce.

— Vous avez sans doute lu mondossier. Vous devez donc savoir que j’aiété évaluée très forte en Physique, forteen Strat et forte en Psy parce que je suiscapable de résister au charme vampire.J’ai démontré ma force dès matransformation, et je n’ai fait quem’améliorer depuis. Je me suis exercéeau combat au katana, je dispose derelations dans les milieux politiques etéconomiques de cette ville, et j’aimontré ma puissance en remportant unduel contre Ethan à l’entraînement. J’aiun bon niveau d’études et je prends ausérieux les serments qui me lient à laMaison. Que vous faut-il de plus ?

— Vous n’êtes pas un soldat. Vous

n’avez pas l’habitude de vous battre.

— Je suis la Sentinelle de Cadogan,chargée de protéger la Maison en tantqu’entité. Je ne suis pas Capitaine de laGarde ; ce n’est pas mon rôle d’élaborerdes stratégies militaires. Je ne me batsqu’en dernier recours, quand je n’ai plusle choix. Il me semble que ceux qui sontprompts à livrer bataille ontgénéralement une idée derrière la tête.

Frank se carra dans le fauteuild’Ethan, l’air soucieux, se préparant àporter le coup suivant.

— Le fait que vous connaissiez lemaire, Seth Tate, n’a pas vraiment renduservice à cette Maison.

— Le maire avait l’intention d’utiliserles vampires à ses propres fins. Il aorganisé un trafic de drogue en seservant du pouvoir que lui conférait saposition. Je n’aurais rien pu faire pourl’en empêcher, mais je l’ai démasqué etj’ai mis un terme à ses agissements.Grâce à mon intervention, il ne produitplus de substances destinées à manipulerles vampires.

— Votre action a conduit à la mort dedeux Maîtres.

Toute une série de réactions possiblesme traversa l’esprit : piquer une crise ;lui clamer mon innocence et affirmer quej’avais fait tout ce que je pouvais ; meplaindre du manque de soutien du PG

alors que la situation s’envenimait àChicago. Mais j’écartai chacune de cesoptions.

J’étais persuadée que les membres duPG savaient aussi bien que moi ce quis’était produit dans le bureau de Tate.Ils avaient beau avoir soutenu Célina etespéré que les vampires s’intégreraientdiscrètement à la population de Chicago,ils n’étaient pas stupides. Je n’avais pasl’intention d’entrer dans leur jeu en leurdonnant le pieu avec lequel metranspercer le cœur.

— Je suis sûre que vous avez étéparfaitement informé de ce qui s’estpassé dans la résidence du maire,

rétorquai-je poliment. Y aurait-ild’autres détails que vous aimeriezconnaître ?

Frank me dévisagea un long moment.« Dévisager » n’est pas le termeapproprié. Il me jaugea du regard, mejugea, estimant qui j’étais et ce dontj’étais capable.

Il n’évaluait pas seulement lesMaisons, mais aussi les vampires.

— Merit, je vais être franc. (Je dusme mordre les lèvres pour ne pas faireune blague malvenue sur son prénom.)Le rôle du PG est de s’assurer qu’aucunvampire, aucune Maison ne nuise àl’ensemble de notre communauté. La

Maison Cadogan est un élémentperturbateur. Votre dossier comportedéjà un blâme, ce qui signifie que vousconnaissez parfaitement la position duPG au sujet du chaos que cette Maison aprovoqué.

J’avais « gagné » ce blâme enintervenant dans une bagarre causée pardes vampires drogués qui avaient mis laMaison Cadogan sous le feu desprojecteurs. Je ne me trouvais sur leslieux que par pure coïncidence, mais lePG avait cherché un bouc émissaire. Etn’était-ce pas encore le cas ?

— J’imagine que le PG ne considèrepas d’un très bon œil le fait quel’existence des vampires ait été rendue

publique, avançai-je. Mais c’est la fautede Célina, pas celle de la MaisonCadogan ni celle d’Ethan. Si vouscherchez des responsables, allez voir ducôté de la Maison Navarre.

— Ah, mais je ne peux plus vraimentparler avec Célina, si ?

La gorge serrée, je lançai aussitôt unecontre-offensive :

— Étant donné que je lui ai enfoncé unpieu dans le cœur après qu’elle a tuémon Maître, ce sera difficile de luiparler, en effet.

— C’est votre version des faits, bienentendu.

Je sentis mes cheveux se dresser surma tête.

— Comment ça, « ma » version desfaits ? C’est ce qui s’est passé.

Frank s’agita sur sa chaise, lessourcils froncés.

— On nous a fourni des informationscontradictoires.

— Qui ça, « on » ? Seules cinqpersonnes étaient présentes, et deuxd’entre elles sont mortes.

Il me considéra un moment, juste assezlongtemps pour que les pièces du puzzlese mettent en place.

— Vous avez parlé avec Tate.

— En effet. Et ce qu’il dit estintéressant. D’après lui, vous avez faitirruption dans son bureau pour lesmenacer, lui et son associé. Il affirmeque tout ce qui est arrivé est votre faute,et que vous êtes responsable de ces deuxmorts.

Empruntant le tic d’Ethan, j’arquai unsourcil, l’air sardonique.

— Tate abritait un suspect etcontrôlait Célina grâce à la drogue et lamagie. Célina a essayé de m’enfoncer unpieu dans le cœur. (La suite était plusdifficile à dire, et plus difficile àadmettre.) Ethan s’est interposé pour me

sauver, et comme Célina s’apprêtait àfaire une seconde tentative, je l’ai tuée.C’était de la légitime défense.

— Voilà une explication biencommode. J’imagine que vous avezl’intention de gravir les échelons de lahiérarchie de cette Maison ?

Il me fallut un moment pour meressaisir. Je braquai ensuite de nouveaules yeux sur Frank.

— Je ne prévois pas de devenirMaîtresse de Cadogan, si c’est ce quevous insinuez.

— Ce n’est pas ce qu’a affirmé Tate.Il nous a dit que vous aviez un plan

destiné à écarter vos supérieurs.

Mon sang ne Fit qu’un tour. Seth Tatene perdait rien pour attendre.

— Il vous a menti. J’éprouve unegrande estime pour Malik. C’est Tatequi a de mauvaises intentions. Et saufvotre respect, Ethan est mort il y a deuxmois. Si le PG avait le moindre doutesur les événements qui se sont dérouléscette nuit-là, il m’aurait fait empaler oum’aurait excommuniée depuislongtemps.

Les traits de Frank se durcirent et ilplissa les yeux, visiblement mécontent.Je l’avais mis au pied du mur, lecontraignant à dévoiler ses cartes. Il

avait beau appartenir au PG, peut-êtreavait-il encore moins d’éléments que ceque je pensais contre Ethan, la Maison etmoi.

— Le PG agira de la manière qu’iljugera appropriée.

Je ressentis un soudain élan desympathie envers Jonah, Noah et tousceux qui s’étaient engagés dans la GardeRouge. L’attitude de Frank représentaittout ce contre quoi ils se battaient : lacertitude qu’avait le PG d’êtreinfaillible, et l’absence de contre-pouvoir.

— Je n’en doute pas, répliquai-je.

Frank crispa la mâchoire quelquesinstants puis reporta son attention sur lesdocuments étalés devant lui. Ilrassembla les feuilles, les tapota contrele bureau avant de les ranger sur le côté,formant un nouveau tas de papiers.

— Le PG nourrit de grandesinquiétudes au sujet de cette Maison etdes actions qu’elle a entreprises. Sousmon autorité, elle rentrera dans le rangdes douze Maisons d’Amérique, commeelle aurait toujours dû le faire. Cadoganne se donnera plus en spectacle. Mesuis-je bien fait comprendre ?

— Parfaitement.

— Nous nous reverrons, m’affirma-t-

il avant d’agiter la main avec dédain.

Considérant qu’il venait de mecongédier, je me levai, repoussai machaise et me dirigeai vers la porte.

— Merit.

Comme je l’avais déjà fait maintesfois par le passé, debout sur le seuil dubureau qu’occupait auparavant Ethan, jejetai un coup d’œil en arrière. Avec lesmontagnes de papiers qui cachaient unusurpateur ignare, cette pièce avait bienchangé.

— D’une manière ou d’une autre, lavérité sortira au grand jour, assenaFrank.

— Je l’espère, répliquai-je. Jel’espère vraiment.

L’aube n’allait pas tarder, mais lesoleil ne pointait pas encore à l’horizon.Je trouvai les livres que j’avais laissés àla bibliothèque devant ma porte et lesemportai dans ma chambre. En dépit dupad thaï, j’avais à présent un petit creux.Je me rendis donc dans la cuisine enquête de quelque chose à grignoterparmi les en-cas bio ou germés autoriséspar Frank.

Par curiosité, j’ouvris le réfrigérateur,habituellement plein de poches de sang.Cette fois, il ne renfermait que troispauvres sachets de Sang pour sang,posés sur l’étagère supérieure. La colère

m’envahit à l’idée que Frank pense qu’ilétait juste de restreindre nos apportsd’hémoglobine, nous rappelant chaquefois que l’on inspirait à quel point ilnous tenait en son pouvoir. C’était toutsimplement sadique.

Je me mordis les lèvres, envisageantde me jeter sur l’une des poches. Mêmesi la faim ne me dévorait pas encore,elle commençait à se faire sentir. Jedevrais affronter la sirène du lac lelendemain, et Dieu seul savait ce quim’attendait. J’avais besoin de sang, maisne voulais surtout pas priver l’un de mescamarades. D’un autre côté, uneSentinelle affamée ne serait d’aucuneutilité pour personne.

Je sortis une poche du réfrigérateur etme mis à la recherche d’un autre type denourriture susceptible d’apaiser monenvie. J’ouvris un placard au hasard etfis la grimace : comme Lindsey l’avaitaffirmé, Frank avait remplacé toutes lesbonnes choses bourrées de sucres et degraisses saturées par des en-cas auxcéréales complètes biologiques et autresingrédients sains.

— Ça fait peine à voir, hein ?

Je me tournai, pour découvrir Margot,la cuisinière en chef de la Maison, quise tenait sur le seuil, la mine renfrognée.Elle portait sa toque et son tablierblancs, ainsi que des sabots encaoutchouc. Ses cheveux noirs lisses et

brillants étaient coupés au carré, safrange formant un « V » dont la pointearrivait pile entre ses yeux de chatcouleur d’ambre. Je lui trouvai le regardlégèrement fiévreux et remarquai qu’elleavait de larges cernes.

S’agissait-il d’un effet durationnement ?

— Tu l’as dit, confirmai-je.

Margot poussa à l’intérieur de lacuisine un petit chariot chargé deproduits diététiques et de légumes crusque je n’acceptais de manger qu’une foistrempés dans une sauce bien crémeuse.

Je savais bien que mon régime

alimentaire n’était pas un exemple, maisj’avais fait attention à ma ligne toute mavie. A présent, du fait de monmétabolisme de vampire, je ne prenaispas un gramme. Je considérais celacomme un défi à relever.

— J’aime cuisiner, déclara Margot enouvrant un placard, qu’elle commença àremplir, et j’adore les fruits et leslégumes, mais ça ne veut pas dire que jen’apprécie pas de temps à autrequelques cochonneries hyper caloriquesen emballage sous vide.

— Je suis sûre qu’il croit bien faire.

Margot se figea, prête à refermer lamain sur un paquet de fruits secs bio qui

avaient probablement le goût depolystyrène, et me dévisagea.

— Tu le penses franchement ?

— Malheureusement, oui. À mon avis,il est persuadé d’agir conformément auxsouhaits du PG.

Elle baissa d’un ton.

— Alors, peut-être que c’est avec lePG que nous devrions discuter.

J’émis un son en guise d’assentiment.

Après avoir garni les étagères duplacard, Margot ouvrit le réfrigérateur.

— Il n’y a plus beaucoup de sang, fit-elle remarquer.

— Je suppose que c’est le but de lapolitique de rationnement de Frank.

— Tu as raison. Il a réduit leslivraisons de Sang pour sang dequarante pour cent.

— À mon avis, il espère que l’un denous va péter les plombs, avançai-je àvoix basse. Que quelqu’un saute à lagorge d’un humain ou devienne foufurieux devant les caméras.

— Comme ça, il pourrait prouver auPG à quel point la Maison est gangrenéeet les convaincre de la lui confier afin

de reprendre la situation en main.

Je hochai la tête. J’échangeai unregard inquiet avec Margot, puis sonvisage s’éclaira subitement.

— En fait, je crois que j’ai un petitquelque chose qui te rendra le sourire,lança-t-elle en s’agenouillant pourfouiller parmi les produits du plateauinférieur du chariot.

Lorsqu’elle se releva, elle tenait uneboîte recouverte de plastique brillant.

— Des Mallocakes ! soufflai-je.

Mes yeux s’étaient sans douteilluminés comme un sapin de Noël. Je

n’aurais pas été surprise de sentir mescrocs surgir sous l’effet de l’excitation.J’adorais ces gâteaux constitués d’unedélicieuse génoise au chocolat fourréed’une crème à la guimauve.

— Des Mallocakes de contrebande,précisa Margot.

Elle ouvrit la boîte et en sortit ungâteau, qu’elle me tendit avec révérence.

— Je n’ai pas encore le courage defaire entrer plus d’un paquet à la fois,avoua-t-elle à voix basse avant decacher de nouveau la boîte sur le plateauinférieur du chariot. Mais on a tousbesoin d’un petit remontant au cours dela journée. Si ça doit se passer comme

ça, alors tant pis. Viens me voir quand ilte faudra ta dose.

Ainsi commence la révolte contrel’oppression, à coups de sirop deglucose et de chocolat, pensai-je.

— Merci beaucoup, répondis-je. Jegarderai le secret, promis.

Tandis que Margot faisait rouler sonchariot dans le couloir, je regagnai machambre, où je bus aussitôt toute lapoche de sang. Je contemplai leMallocake posé au creux de ma paumedurant quelques instants, puis finis par leranger dans un tiroir. Je préférais leconserver pour le manger au moment oùj’en aurais le plus besoin, ce qui ne

manquerait pas d’arriver.

Chicago semblait fonctionner ainsi, dumoins pour les vampires.

6NUL HOMME (ET NULLE FEMME)N’EST UNE ÎLE

Le message de mon grand-père arrivadans la journée, alors que je dormais àpoings fermés, d’un sommeilheureusement dénué de cauchemars. Jem’emparai du téléphone dès que lesoleil se fut couché et lus le texto quej’avais reçu : « Héliport deStreeterville, 21 heures ».

Comme prévu, mon grand-père avaitréussi à dénicher un hélicoptère. Il avaitapparemment aussi développé unecertaine obsession pour la ponctualité.

En cette fin d’automne, les joursraccourcissaient. Les longues nuits nouspermettaient de rester plus longtempsactifs, ce qui signifiait que j’avais letemps de m’habiller et m’occuper dequelques affaires avant de partir pourl’île. Première tâche sur ma liste : parleraux personnes qui rendaient ce voyagepossible.

Je composai le numéro de l’Agencede médiation. Jeff me répondit dès lapremière sonnerie.

— Merit !

— Salut, Jeff. Je suppose que l’état dulac ne s’est pas amélioré tout seul ?

— Je dirais que non, vu qu’il n’a paschangé d’aspect et qu’il aspire toujoursla magie comme un Hoover.

— Génial.

Si nous n’agissions pas rapidement, ilne resterait bientôt plus aucune trace demagie à Chicago.

— Comment vont les nymphes ?demandai-je.

— Pas super, mais ça pourrait êtrepire. Il a fallu trouver un endroit à peuprès équilibré. Trop loin du lac, ellesperdent leurs forces, et trop près, lephénomène d’aspiration les affaiblit. Onles a finalement logées dans des

appartements gérés par ton père. Tongrand-père s’est arrangé avec lui.

Voilà un acte charitable de la part demon père, mais il s’agissait sans aucundoute d’un énième stratagème. Soit ildésirait gagner les faveurs d’un groupede surnaturels qu’il ne connaissait pasencore… soit il voulait s’attirer lesmiennes. Je ne lui avais toujours paspardonné d’avoir tenté de soudoyerEthan pour faire de moi une vampire. Lefait que ce dernier n’avait pas acceptén’atténuait en rien la douleur d’avoir ététrahie.

— Est-ce que tu as découvert quelquechose de nouveau ?

Jeff bâilla.

— Non. Pourtant on a cherché toute lajournée. La meilleure théorie que nousayons élaborée, c’est qu’il s’agit d’unsort d’un nouveau genre.

— Nous savons que Catcher n’a rien àvoir dans cette histoire, et Mallory esttotalement prise par ses examens. Simonest le seul autre sorcier en ville. Tupenses qu’il pourrait être impliqué danscette affaire ?

— Simon ? Je ne sais pas. Il ne mesemble pas avoir le profil. Catcher aenquêté sur lui quand il a appris qu’ilserait le tuteur de Mallory. D’après ceque j’ai compris, il a eu une enfance

difficile et s’est assagi en faisant sonapprentissage au sein de l’Ordre. Je necrois pas que Catcher ait trouvé de faillechez Simon, mais ça ne change rien : ilne l’aime pas.

— J’ai remarqué, déclarai-je.

— Bon, en résumé, nous sommes dansune impasse. Peut-être que ta rencontreavec Lorelei apportera du nouveau. Tute sens prête ?

— Je me sentirais mieux si j’allais surson île déserte pour une simple visite decourtoisie et non pour résoudre unproblème magique qu’elle estsusceptible d’avoir causé.

— Ce sera du gâteau, affirma Jeff.

— On verra ça. Mais en fait, ce n’estpas pour ça que j’appelle. J’ai besoind’un service.

— En plus de l’hélicoptère ?

— Oui. Il faut que je parle à Tate.

Silence.

— Tu es sûre que c’est une bonneidée ?

Je devinais ce qu’il n’osait pas medemander : « Tu es sûre que c’est unebonne idée de rencontrer l’hommeresponsable de la mort de ton amant ? »

J’y avais déjà réfléchi.

— Bien sûr que non, ce n’est pas unebonne idée, répliquai-je. Mais il a parléau PG et il répand de fausses rumeurssur ce qui s’est passé cette nuit-là. Iln’est pas du genre à dépenser sonénergie pour rien. Il doit avoir unobjectif, et je veux découvrir lequel.

— Peut-être qu’il essaie simplementde t’appâter pour que tu ailles le voir.

— Sans doute, mais ça n’enlève rien àl’utilité d’une petite visite.

— D’accord. Je vais en parler àChuck et Catcher. Je suppose qu’il y aune procédure à suivre.

— J’imagine. Mais il cause du tort àla Maison. Je ne peux pas rester les brascroisés. Fais de ton mieux.

Je dis au revoir à Jeff puis raccrochai.Je ressentais une certaine inquiétude. Laperspective de rencontrer Tate nem’enchantait pas vraiment. J’étaispersuadée qu’il n’était pas humain, etj’allais déjà affronter une créaturemagique inconnue dans la soirée. Deux,cela faisait beaucoup.

— Tu es une grande fille, murmurai-jepour me donner du courage. Tu es unegrande fille.

Puisque j’avais décidé de mecomporter en adulte, je composai le

numéro de Mallory.

Elle m’avait paru un peu grognon ladernière fois que je lui avais parlé,mais, en tant que super copine, je devaisprendre de ses nouvelles. Comme jen’étais pas particulièrement attachée àma famille âpre au gain – à l’exceptiondu patronyme, que j’aimais beaucoup etque j’avais adopté pour prénom –, jeconsidérais Mallory comme ma nouvellefamille. En fait, nous étions des sœursl’une pour l’autre. La perte d’Ethanm’avait rappelé à quel point j’avaisbesoin d’elle.

Je ne fus pas très surprise de tombersur son répondeur.

— Salut, c’est moi, dis-je. Jet’appelais juste pour te souhaiter bonnechance pour tes examens. Tu vasimpressionner Simon, faire un carton, ettu deviendras une super sorcière, tuverras. Allez, Mallory ! Maintenant queje me suis fait passer pour une adosurvoltée, ce qui ne me correspond pasdu tout, je te laisse. Rappelle-moi quandtu auras le temps.

Je raccrochai. J’espérais qu’elle allaitréussir. J’avais vu Mallorycomplètement stressée quelquessemaines auparavant. La pression – et ladouleur physique – qu’elle subissaitpendant son apprentissage l’avait faitfondre en larmes. Apparemment, se

servir de son corps pour canaliser lepouvoir de l’univers n’était pas de toutrepos. Je n’avais même pas envied’essayer. Gérer les affaires desvampires me suffisait amplement.

Une fois ces tâches accomplies, je medouchai et m’habillai. J’ignorais quelsvêtements étaient appropriés pouraccuser une sirène d’empoisonner l’eaude Chicago, mais j’avais l’impressionque mon ensemble en cuir paraîtrait unpeu agressif. Je gardai la veste, maisl’assortis à un jean et un tee-shirt léger àmanches longues. Je complétai ma tenueavec mon médaillon Cadogan, des bottesainsi que mon poignard. J’imaginaisqu’il ne serait pas très diplomate de ma

part de sauter de l’hélicoptère avec unsabre de près d’un mètre à la main.

Je me rendis ensuite dans la salle desopérations afin de voir Kelley. Je latrouvai assise à la table de conférence,où elle lisait les informationsqu’affichait une tablette numérique.Lindsey était installée derrière sa rangéed’écrans. Juliet, apparemment, étaitabsente.

— Quoi de neuf, les filles ?

Kelley détourna les yeux de songadget.

— Salut, Merit. Est-ce que Frank afini par te mettre la main dessus ?

— Malheureusement, oui, soupirai-jeen vérifiant le contenu de mon dossier.

D’habitude, nous recevions desinformations quotidiennes sur lesvisiteurs de la Maison et les derniersévénements en date. Comme nous étionsà présent en sous-effectif, les nouvellesn’arrivaient généralement plus qu’unefois par semaine, et Kelley nous bipait sielle avait une annonce urgente à nousfaire.

— Tu a mis en doute mon aptitude àremplir ma mission, le choix qu’a faitEthan en me nommant Sentinelle, ettoutes les autres décisions qu’il a prisesen tant que Maître de cette Maison.

— Ah…, lâcha-t-elle avec un sourireforcé. La routine, quoi.

— Comme tu dis, confirmai-je enm’asseyant à la table. Il m’a aussi posédes questions sur ce qui s’est passé lanuit où Ethan a été tué.

Du coin de l’œil, je vis Lindsey raidirles épaules. Elle me lança un regardinquiet et je la remerciai de sasollicitude par un hochement de tête.

— Il se trouve que Tate a donné auPG une version différente des faits,précisai-je.

— Pourquoi diable le PC parlerait-ilde ce soir-là avec Tate ? Il existe des

enregistrements qui démontrent que Tateétait impliqué dans le trafic de drogue.Pourquoi le croiraient-ils ?

— Parce qu’il n’est pas moi, et que,pour je ne sais quelle raison, ils ne mefont pas confiance.

— Les crétins, marmonna Lindsey.

— Tout à fait d’accord. Mais on saitde la bouche de Darius, de Charlie, etmaintenant de Frank, que le PG estpersuadé que nous créons nos propresproblèmes. Ils ont l’air de croire quenous nous amusons à semer le troubleparmi les humains, comme des cow-boys dans le Far West.

— C’est sans doute plus pratique quede rejeter la faute sur Célina, avançaKelley.

— C’est exactement ce que je pense.On ne peut pas vraiment réussir às’intégrer discrètement à la sociétéquand quelqu’un nous a sortis du placardpour nous balancer tout de suite sous lefeu des projecteurs.

Kelley poussa un soupir et tapota latable avec ses ongles recouverts devernis rouge.

— Mais que pouvons-nous y faire ?Chaque fois que le PG a un problèmesous le nez, il décide de ne pas en tenircompte.

— On pourrait désavouer nosengagements envers eux, suggéraLindsey.

Kelley braqua le regard sur elle.

— Ne dis pas ça à voix haute,l’avertit-elle. Avec Frank dans lesparages, il vaut mieux faire attention.

— C’est possible ? demandai-jedoucement.

Je possédais une version courte duCanon – compilation des lois quirégissaient les vampires d’Amérique duNord –, mais ne me rappelais pas avoirlu quoi que ce soit au sujet del’éventualité d’une défection. Quoique le

PG ne diffuserait certainement pas cegenre de renseignement.

— Ça n’est arrivé que deux fois danstoute l’histoire du PG, déclara Kelley.Et jamais en Amérique du Nord.

— Il ne faut jamais dire jamais,grommela Lindsey.

— Lindsey ! avertit de nouveauKelley, cette fois de manière autoritaire.

Lindsey détacha son regard de sonordinateur en haussant les sourcils.

— Quoi ? Je n’ai pas peur de le dire àvoix haute. Cette Maison est gouvernéepar le PG. Les membres du Présidium

sont censés assurer notre stabilité etpréserver la Maison. Est-ce que c’est cequ’ils font ? Pas vraiment. Ils secontentent de nous critiquer etd’enquêter sur nous alors qu’ilsdevraient s’efforcer de nous protéger deces humains timbrés.

Elle pointa du doigt l’un des écrans.Je m’approchai en même temps queKelley. L’ordinateur montrait l’entrée dela Maison, où le nombre de manifestantssemblait avoir triplé depuis l’aube. Ilsarpentaient le trottoir en brandissant despancartes sur lesquelles ils accusaientles vampires Cadogan d’avoirtransformé le lac. A croire que nousavions créé ce problème, alors que nous

nous efforcions de l’élucider.

— Ils rejettent la faute sur nous,conclus-je. Ils n’ont aucune preuvedémontrant que nous ayons fait quoi quece soit, mais ils ne savent pas quid’autre accuser. C’est la seule raison deleur présence ici.

— Oh, non, me contredit Kelley. Cen’est pas la seule raison.

Elle alla rechercher sa tablettenumérique. Après avoir tapoté sur lestouches, elle me la tendit.

Sur l’écran s’affichait une image deMme le maire, judicieusement vêtued’un tailleur rouge qui lui conférait un

air autoritaire et confiant. Le visageencadré par des cheveux brunsbouffants, elle se tenait sur une estrade.

— Une conférence de presse ?demandai-je.

— Tout juste, confirma Kelley enlançant la vidéo.

« Vous savez quoi ? s’exclama DianeKowalczyk en se penchant sur sonpupitre. Ça m’est égal. Vous ne m’avezpas élue pour que je serve les intérêtsparticuliers de certains groupes depression. Et je vous assure, mes chersconcitoyens, que ces vampires formentun véritable groupe de pression. Ilsveulent un traitement de faveur. Ils

souhaiteraient que les règles quis’appliquent à nous tous, elles nes’appliquent pas à eux. »

— C’est grammaticalement correct,ça ? maugréai-je.

Faute de langage ou pas, ellepoursuivit :

« Cette poignée de fauteurs detroubles à crocs ne représente pasdignement cette ville. Je pense auxgens honnêtes et travailleurs qui saventque les vampires ne sont pas le centredu monde. Nous avons sous les yeux unexemple parlant. C’est notre lac. Notrerivière. Ils sont utiles à la pêche, autourisme. Je ne laisserai pas Chicago

se faire manipuler. Et je vais vous direune chose : la loi sur le fichage estl’une des meilleures décisions jamaisprises pour cette ville. »

— Gnagnagna, marmonna Lindsey.C’est ça, accuse les vampires au lieud’essayer de résoudre le problème.

Kelley appuya sur « pause ».

— Mme Kowalczyk s’adresse à sesélecteurs, affirma-t-elle. Elle a unevision très différente de la situation.

— Pff, une vision naïve, grommelaLindsey.

— Quoi qu’il en soit, c’est la vision

qu’elle transmet aux citoyens deChicago, repris-je. Ils la croiront. C’estpourquoi nous devons absolument agir.

Tandis que je fusillais du regard notrenouvelle ennemie politique par écraninterposé, un détail me frappa.

— Kelley, agrandis l’image.

Malgré sa confusion, elle obéit. Et là,derrière Diane Kowalczyk, vêtu de sonéternel treillis noir, je découvrisMcKetrick dans toute sa splendeur.

— C’est McKetrick, annonçai-je en lepointant du doigt.

— Tu en es sûre ? demanda Kelley en

inclinant la tête.

— Certaine. Difficile d’oublier untype qui vous a braqué une arme sur latempe. Ou qui a ordonné à l’un de sessous-fifres de vous braquer une arme surla tempe. Bref.

— Merde ! s’exclama Kelley, quin’utilisait pourtant jamais ce genre devocabulaire. Alors comme ça, notremilitaire s’est acoquiné avec unepoliticienne.

— Ce qui expliquerait d’où elle tientses idées les plus atroces, suggérai-je.

En pensant que McKetrick et la hainequ’il nous vouait trouveraient un écho

politique à Chicago, je sentis monestomac se nouer.

— Ajoute ça à sa fiche derenseignements, intima Kelley à Lindsey.Il a Kowalczyk pour alliée, et assezd’influence pour monter à côté d’elle surl’estrade.

— Cette nuit s’annonce de mieux enmieux, grommelai-je avant de me tournervers Kelley. Et tant qu’on parle d’idéesatroces, je vais rendre visite à Tate. Onva discuter un peu du PG et de ce quis’est passé à Creeley Creek.

— Il est possible que ça fasse partiede son plan. Peut-être qu’il a menti auPG pour t’attirer là-bas.

Elle était du même avis que Jeff. Ilsdevaient tous les deux avoir raison.

— Je m’en doute, affirmai-je. Mais jecrois que plus tôt je le rencontrerai, plusvite nous saurons ce qu’il mijote.

— Ça m’étonnerait qu’il te fasse partde ses projets, avança Lindsey.

— C’est un fait, reconnus-je, mais onverra bien. Et après cette visite, si Tatene m’a pas transformée en zombie, jevais voir la sirène.

Kelley hocha la tête.

— Que Dieu te garde, Sentinelle.

Je n’étais pas sûre que Dieu, s’ilexistait, s’intéressait à ce qui se passaità Chicago. Juste au cas où, je prononçaiune petite prière. Ça ne pouvait pas fairede mal.

J’écoutai mon répondeur en montantl’escalier.

J’avais un message de Jeff, qui melaissait des instructions. Il était prévuque je retrouve Catcher et mon grand-père dans un bâtiment appartenant à lapolice de Chicago, près du lac, dans unquartier industriel où se dressaient devieilles tours rouillées et des usines enbrique tombant en ruine. Pas vraiment unenvironnement accueillant pour uneconversation, mais il était certain que

Tate aurait constitué une plus grandemenace pour la population s’il avait étéincarcéré dans le centre-ville. J’avaisconseillé aux officiers qui l’avaientemmené pour l’interroger de se montrerprudents. Depuis, je n’avais pas entendudire que Tate avait soumis des policiersou des gardes à sa volonté. Peut-êtrem’avait-on écoutée.

J’étais persuadée que Tate n’était pashumain. Il me l’avait pour ainsi direavoué. Il avait beau avoir asservi Célinagrâce à la drogue, il avait également faitappel à certains de ses pouvoirs. Maisquels pouvoirs ? De quoi était-ilcapable, au juste ?

Franchement, nous n’en avions aucuneidée. Ce constat n’était pas trèsrassurant, mais que pouvions-nousfaire ?

Dès que je sortis dans le froid de cettenuit d’automne, je fus assaillie par lescris des manifestants, qui formaient àprésent une véritable foule. Amassésdevant la Maison, ils brandissaient despancartes me promettant la damnationéternelle et vociféraient des épithètesbien choisies. Comment des humainspouvaient-ils adopter un telcomportement ?

Comme je n’étais plus humaine, jedécidai d’obéir aux règles de labienséance vampire. En dépit des

bordées d’insultes qu’ils me lançaient,je parvins à marcher jusqu’à ma Volvosans leur adresser de geste obscène. Masatisfaction n’atténua en rien la peineque je ressentais.

Une fois dans ma voiture, je medirigeai vers le sud-est et, suivant lesindications de Jeff, m’engageai sur unchemin de gravier qui s’arrêta devantune grille de trois mètres de haut.

Je sortis de mon véhicule avecprudence et m’avançai.

Une alarme retentit aussitôt, et leportail se mit à coulisser.

Je m’armai de courage, regrettant

qu’Ethan ne soit pas à mon côté, etpénétrai à l’intérieur de l’enceinte.

La grille entourait un complexe debâtiments en brique. J’en dénombrai six,de tailles diverses, disposés sansorganisation évidente. Je supposai qu’ils’agissait d’une usine désaffectée.Quelle qu’ait pu être l’utilité de cesédifices par le passé, ils semblaientdésertés depuis un bon moment.

J’avais déjà eu l’occasion de visiterles bureaux de la police au Loop. Lessuspects qui y restaient en garde à vuene passaient sans doute pas un bonmoment, mais au moins ils se trouvaientdans un environnement agréable. Leslocaux étaient récents, propres et

fonctionnels, comme il se doit dans unposte de police digne de ce nom.

Cet endroit, par comparaison,inspirait le désespoir. Ce décor merappelait une photo d’un bâtimentdécrépit en Russie, laissé à l’abandon àla chute du régime qui l’avait imaginé etconstruit.

Tate, habitué au luxe et à la grandecuisine, ne devait pas être ravi de setrouver là.

Je me tournai en entendant du graviercrisser sur ma gauche. Catcher et mongrand-père arrivaient dans une voiturettede golf. Catcher maniait le volant avecune agressivité reflétant sa forte

personnalité. Il semblait ne pas avoirdormi depuis la nuit dernière. Mongrand-père, blanc comme un linge,s’accrochait désespérément à la barrefixée au-dessus de sa tête. De touteévidence, il n’appréciait pas la façon deconduire de son employé.

— C’est ici que vous avez emprisonnéTate ? demandai-je avant de monter surle siège arrière, orienté dans le sensopposé à la route.

Catcher démarra en trombe et décrivitun cercle étroit, manquant de m’éjecterdu véhicule. Ayant compris la leçon,j’agrippai moi aussi la barre.

— Nous préférons prendre le

maximum de précautions tant que nousn’en savons pas plus sur qui il est ou cequ’il est, expliqua mon grand-père par-dessus le ronflement du moteur miniatureet le crissement du gravier.

J’observai en chemin les détritus,décombres, monceaux de briquescassées et carcasses de métal rouillées –sans doute des vestiges des machinesayant appartenu à l’usine – quijalonnaient notre chemin.

— Vous n’aviez pas d’endroit plusisolé que celui-ci ?

— Chicago est la troisième plusgrande ville du pays, répliqua Catcher.On a pris ce qu’on a pu.

— C’est-à-dire ?

— Un terrain que la municipalité arécupéré quand les locataires ont quittéles lieux, précisa mon grand-père. Ils’agit d’une ancienne usine decéramique. On y moulait et cuisait desbriques et des tuiles.

— Ce qui suppose des bâtiments auxmurs épais, bien isolés et résistants aufeu, devinai-je.

— Exactement, confirma mon grand-père.

Catcher contourna le complexe – sansdoute au double de la vitesse autorisée –puis s’arrêta brutalement devant une

longue rangée de portes jaunes marquéesde larges chiffres peints en noir.

— C’est ici que se trouvaient lesanciens fours à bois, expliqua mongrand-père tandis que nous descendionsde la voiturette.

— Intéressant, dis-je.

« Glauque » aurait été un terme plusapproprié.

Je les suivis en silence sur un étroitsentier longeant le bâtiment, qui nousmena à une petite mais éléganteconstruction de brique qui se dressait aucentre du cercle formé par les autresédifices. De forme carrée, elle ne devait

pas excéder douze mètres de côté. Desfées étaient postées à la porte ainsi qu’àchacun des angles, ne laissant pas lemoindre doute sur la fonction actuelle decette partie du complexe.

Mon estomac se contracta sous l’effetde l’appréhension. Je regardai mongrand-père.

— Il est là ?

— Oui. C’est l’ancien bureau dudirecteur de l’usine. Il est divisé en deuxpièces. Tate en occupe une.

Le téléphone de Catcher bipa. Il lesortit de sa poche, consulta l’écran etsourit.

— Tu crois vraiment que c’est lemoment de lire tes messagestendancieux ?

Il leva les yeux au ciel puis me tenditson téléphone, qui montrait l’imaged’une pièce aux murs de brique necomportant rien d’autre qu’un lit decamp et un petit évier sur le côté.

— La cellule de Tate, expliqua-t-il.Comme il n’y est pas en ce moment, j’aidemandé à ce qu’on la fouille.

— Bonne idée, le félicita mon grand-père.

— Sauf qu’on n’a rien trouvé, déploraCatcher en rangeant son téléphone. Sa

cellule est vide, mais ce n’est pas parcequ’il n’a pas de lame de rasoir qu’iln’est pas dangereux. Mieux vaut nousconfier les armes que tu portes pourqu’elles ne tombent pas entre ses mains.Et si tu as besoin d’aide, nous sommesdehors.

Après un moment d’hésitation, jesoulevai le bas de mon pantalon et sortisle poignard de ma botte. La perspectivede jouer au chat et à la souris avec unsurnaturel de la trempe de Tate sansaucun moyen de défense ne m’enchantaitguère, mais je comprenais le point devue de Catcher. Si Tate parvenait à mebattre et à s’emparer de mon poignard, ildeviendrait une grande menace pour

moi, les fées et quiconque se trouveraitdans les parages.

Catcher hocha la tête. Son regardglissa sur le message gravé sur lepommeau lorsqu’il prit mon arme.

— Ça va aller, mon bébé ? s’enquitmon grand-père. Tu es sûre de vouloirentrer ?

Une pointe d’inquiétude perçait danssa voix, mais je ne crois pas qu’il sefaisait du souci pour moi. Tatel’angoissait davantage. Après tout, sansles manigances de l’ancien maire, Ethanserait toujours en vie.

Je pris quelques instants pour

réfléchir à sa question. Honnêtement,j’ignorais si tout irait bien. Je savais quej’avais besoin de parler à Tate. Jesavais aussi qu’il était dangereux.Pendant qu’il jouait le rôle d’un hommepolitique soucieux des intérêts deChicago, il tirait les ficelles d’un traficde drogue en coulisse. Et il avaitpratiquement écrit le scénario du dramequi s’était déroulé dans son bureau deuxmois auparavant.

La peur et la colère se mêlaient enmoi. J’étais assez intelligente pourredouter Tate et ce qu’il était capable defaire. Ses motivations demeuraientmystérieuses, quoique sans doutepurement égoïstes, et j’étais certaine

qu’il n’hésiterait pas à m’éliminer s’illui en prenait soudain l’envie. À cettepensée, un nœud se forma dans monestomac.

Toutefois, sous la peur brûlait uneterrible fureur.

J’étais furieuse d’avoir perdu Ethan àcause du jeu puéril de Tate. Furieusequ’Ethan soit parti, alors que Tate étaittoujours en vie, même s’il croupissaitdans une prison d’un autre âge. Furieused’avoir été incapable d’arrêter latragédie que Tate avait inventée avant ladernière scène. Furieuse qu’il essaieencore de compromettre ma position ausein de la Maison.

Mais je n’étais plus une enfant, et nem’appelais pas Célina. Je ne le tueraispas par désir de revanche, pour vengerla mort d’Ethan ou parce que j’étaisfurax qu’il m’ait privée d’un être cher.Que récolterais-je à l’agresser, à partm’attirer des ennuis et mettre mesproches en danger ?

Non. Tate avait déjà provoqué assezde drames, et je n’avais pas l’intentionde lui donner satisfaction en luirépondant par la violence. Je luiparlerais du PG et des manigancesauxquelles il se livrait. Je priai pourqu’au moment où je croiserais denouveau son regard – pour la premièrefois depuis la mort d’Ethan –, je garde à

l’esprit cette sage conclusion.

— Oui, je suis sûre de vouloir entrer,affirmai-je à mon grand-père. Tate neraconterait pas de mensonges au PG s’iln’avait pas un plan, et je dois découvrirce qu’il trame. La dernière fois, noussommes intervenus trop tard. Il nem’aura plus. Ça va aller.

Je croisai les doigts, espérant ne paslui mentir… et ne pas me mentir à moi-même.

Avec un sourire contrit, il sortit de lapoche de sa veste un objet enveloppédans de la soie indigo.

— Ceci t’aidera peut-être un peu,

déclara-t-il en défaisant le paquet nichéau creux de sa paume.

Avec cette mise en scène –l’emballage en soie, l’effeuillageprécautionneux –, j’avais imaginéquelque chose de bien plus sophistiquéque la babiole qu’il me montra. Surl’écrin de tissu reposait un rectangle debois de huit centimètres de long strié deveines, si soigneusement poli qu’ilbrillait. L’objet semblait composé debois plus foncé sur l’une des moitiés,comme si deux pièces avaient été unieset leurs bords arrondis jusqu’àl’obtention d’une forme fluide, presqueorganique.

— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.

— C’est une amulette qui bloque lamagie, répondit mon grand-père. Nousne savons pas exactement de quoi Tateest capable, mais, ajouté à ton immunitécontre le charme, cet objet te protégeracontre n’importe lequel des sorts qu’ilest susceptible de jeter.

— Les fées en portent aussi, précisaCatcher.

Mon grand-père tendit la main, et jem’emparai de l’amulette. Elle était pluschaude et plus lisse que ce à quoi jem’attendais. Le bois avait été travailléde façon à obtenir une surface douce autoucher mais en même temps assezinégale pour laisser la sensation d’une

matière naturelle et non d’une sorte deplastique. Elle épousait parfaitement lapaume de ma main. Les bords étaientincurvés de manière à ménager un creuxconfortable pour mon pouce.

Étrangement, toucher cet objet merassurait, me procurant un réconfort sansdoute proche de celui qu’offraient desperles de prière. Je glissai l’amulettedans ma poche, convaincue que j’avaisintérêt à la dissimuler aux yeux de Tateaussi longtemps que possible.

Mon grand-père hocha la tête en mevoyant faire puis replia le carré de soie,qu’il rangea dans sa veste. Une maindans mon dos, il m’escorta jusqu’à laporte, où les fées m’examinèrent du

regard.

— Nous serons juste dehors si tu asbesoin de nous, me répéta-t-il.

— D’accord, répondis-je. (J’expirai.)Je suis prête.

C’est le premier pas le plus difficile,me rappelai-je. Je franchis le seuil.

La beauté permet à de nombreusespersonnes de connaître le succès :acteurs, rock stars, mannequins…Toutefois, tout aussi nombreux sont ceuxqui gâchent leur potentiel génétique encédant à la drogue, au crime, à la luxure,à l’avarice et autres péchés capitaux.

Tate, malheureusement, appartenait àla dernière catégorie.

Il avait très vite gravi les échelons dupouvoir politique grâce à son physiqueavantageux, qui l’avait aidé à gagner lesfaveurs des électeurs de Chicago. Maisce succès fulgurant ne lui avait pas suffi.Il avait pris le risque de tout remettre encause en essayant de manipuler lesvampires de la ville, ce qui lui avaitvalu de troquer son costume Armanipour une combinaison orange bien moinsseyante.

Malgré tout, Seth Tate n’avait rienperdu de son charme.

Assis à une table en aluminium, les

jambes croisées, un coude sur le dossierde sa chaise, il inspectait la pièce d’unregard alerte… qu’il braqua aussitôt surmoi.

Il semblait avoir maigri depuis ladernière fois que je l’avais vu ; sespommettes me paraissaient un peu plussaillantes. Cependant, ses cheveux noirsétaient toujours impeccablement coiffés,et il avait gardé ses yeux bleus perçantset sa silhouette élégante.

Seth Tate était beau comme un dieu. Ilétait vraiment dommage qu’un hommeaussi séduisant croupisse dans cequartier délabré.

Enfin, si on oubliait que c’était un

salaud et un criminel.

Je sentis dans l’air des effluvessuaves de citron qui semblaient associésà sa présence. Cette odeur n’avait riende déplaisant, au contraire. C’était justequ’on ne s’attendait pas à ce qu’un typeinsensible de la trempe de Tate dégageun parfum si doux.

La magie qui crépitait autour de lui,par contre, lui correspondait tout à fait.Ce n’était que la deuxième fois que jepercevais la puissance surnaturelle deTate. Il avait parfaitement réussi à ladissimuler auparavant. Je détestais lasensation de cette magie lourde, huileuseet ancienne, comme de l’encens brûlantdans une vieille église gothique.

— Mademoiselle la ballerine, mesalua Tate.

J’avais pratiqué la danse classiquequand j’étais plus jeune, et Tate m’avaitdéjà vue en pointes et tutu roses. Il avaitdécidé de me surnommer « ballerine ».Bien entendu, vu qu’il avait causé lamort de mon amant et Maître, jen’accueillis pas avec joie cette marquede familiarité.

— Je préférerais que vous m’appeliezMerit, répliquai-je en prenant place enface de lui.

Une fois sur la chaise en aluminiumglacée, je croisai les bras, tant sous

l’effet du froid que pour me protéger dela magie qui flottait dans l’air.

À peine m’étais-je assise que la porteen acier se referma dans un claquementmétallique qui fit trembler les murs. Jesentis mon estomac se contracter tantj’étais nerveuse.

Le silence s’installa quelques instantstandis que Tate me dévisageait, l’airconcentré.

L’atmosphère s’épaissit subitementalors que l’odeur s’intensifiait, à la foistrès sucrée et assez acide pour me fairesaliver. J’avais l’impression que lapièce s’était mise à tanguer. Je n’avaisjamais rencontré ce genre de magie

auparavant. Elle était d’un tout autrecalibre que ce que j’avais pu voir. D’unautre âge, peut-être. Comme si elleprovenait du passé, d’une époquerévolue.

Je m’agrippai d’une main au-dessousde ma chaise pour ne pas tomber tandisque, de l’autre, je serrais l’amuletteglissée dans ma poche. Je gardai lesyeux rivés sur Tate, à la manière d’unedanseuse s’efforçant de caler son regarddurant une pirouette afin de ne pasattraper le tournis, et refermai les doigtssi fort sur le talisman en bois que jecraignis de le mettre en pièces.

Au bout de quelques secondes, leroulis cessa et le calme retomba.

Tate se carra de nouveau dans sachaise, les sourcils froncés. C’est à cetinstant que je pris conscience de ce qu’ilavait tenté de faire.

— Est-ce que vous venez d’essayer deme charmer ?

— Sans succès, apparemment. Vousavez une amulette ?

Je souris modestement, m’efforçant deconserver mon sang-froid. J’ignorais sic’était cet objet ou ma résistancenaturelle au charme qui m’avait permisde déjouer sa tentative de manipulation,mais je n’avais aucune intention departager ces doutes avec lui. Je sortis la

main de ma poche.

— Une femme ne révèle jamais sessecrets.

Il poussa un soupir dédaigneux ens’agitant sur sa chaise. Les bras croisés,il m’étudia du regard, la tête penchée.Chaque fois qu’il bougeait, il dégageaitun peu de magie. Il ne se donnaitmanifestement plus la peine dedissimuler ses pouvoirs. J’ignorais si jedevais en être rassurée ou me sentirmenacée.

— Je me demandais quand vousviendriez enfin me rendre visite.

— Je m’en doutais. Mais pour être

honnête, je ne savais pas trop de quoivous parler. (Je me penchai en avant etcroisai les mains sur la table.) Dois-jecommencer par la mort d’Ethan ? Ou parle mensonge que vous avez raconté auPG en m’accusant de votre crime et eninsinuant que j’avais l’ambition dedevenir Maîtresse de Cadogan ? Oudois-je vous rappeler que vous m’avezmenti à propos de mon père ? Vousm’avez dit qu’il avait payé Ethan pourfaire de moi une vampire.

— Je tenais mes informations desource sûre. (J’arquai les sourcils d’unair interrogateur.) Sauf qu’à ce moment-là elle parlait peut-être sous l’influencede la drogue, reconnut-il.

— On ne peut pas vraiment qualifierCélina de « source sûre », d’autant plusque vous l’aviez soumise à votre volontégrâce à la magie.

Tate leva les yeux au ciel.

— Est-on vraiment obligés d’aborderce sujet tout de suite ? Ça ne vousintéresse pas de savoir comment jevais ? Ou à quoi ressemble la vie enprison ? Sommes-nous devenusvulgaires au point d’oublier lespolitesses d’usage ?

— Vous avez produit de la drogue,rendu des vampires accros et causé lamort de deux Maîtres. Sans compter lefait que vous en avez rejeté toute la

responsabilité sur moi. Pourquoi serais-je polie avec vous ?

— J’ai passé une très mauvaisesemaine, se contenta-t-il de merépondre.

Malgré son apparente insensibilité,son ton était sincère. J’avais le sentimentqu’il ne plaisantait pas. Peut-êtretraversait-il une période difficile, luiaussi.

— Vous avez dit au PG que j’avaismanigancé les meurtres de Célina etd’Ethan pour prendre la direction de laMaison, repris-je. Ils cherchent unprétexte pour se débarrasser de moi, etvous le leur apportez sur un plateau.

— Vous ne vous êtes jamais demandéce que deviendrait Cadogan si vous enétiez la Maîtresse ? Et je n’ai jamais ditque vous aviez manigancé les meurtresde Célina et d’Ethan, ajouta-t-il avecnonchalance. J’ai dit que vous étiezresponsable de leur mort, ce qui est lecas. Si Célina ne vous avait pas haïe,elle ne vous aurait jamais jeté ce pieu.Si Ethan n’avait pas tenté de voussauver, il serait toujours vivant. Et sivous n’aviez pas à votre tour lancé unpieu, Célina serait toujours vivante. Parconséquent, vous êtes responsable deleur mort à tous les deux.

Il parlait avec une telle désinvoltureque je me demandais s’il croyait à ce

qu’il disait ou s’il essayait de me fairesortir de mes gonds. Je m’efforçai degarder mon calme.

— Cette analyse ne tient pas comptede votre propre rôle, bien entendu. Sansvos machinations, rien de tout cela neserait arrivé.

Il haussa les épaules.

— J’ai ma version des faits. Vousavez la vôtre.

— Une seule est vraie.

— Voilà une vision bien naïve, non ?Merit, ne soyez pas vexée quandj’insinue que vous êtes responsable de

leur mort. Et si cette explication pèse enfaveur de ma relaxe, alors tant mieux.(Tate se pencha en avant.) La véritablequestion, bien entendu, c’est : pourquoiêtes-vous ici ? J’imagine que vousn’avez pas pris la peine de venir dans cequartier au milieu de la nuit juste pourme dire tout le bien que vous pensez demoi ou vous plaindre que j’aiemouchardé.

Il marquait un point. Ce n’était pascomme si je pouvais le convaincred’appeler le PG pour se rétracter. Il nele ferait jamais et, de toute manière, lesmembres du Présidium ne le croiraientpas. Alors, pourquoi étais-je venue ?Qu’avais-je espéré ? Avais-je tout

simplement envie de le contraindre às’expliquer sur ce qui s’était passé cettefameuse nuit ?

Peut-être que le PG n’avait rien àfaire dans cette histoire, qu’il nes’agissait que de moi. Peut-être avais-jepeur que Tate ait raison lorsqu’ilaffirmait que j’avais en partie provoquéla mort de Célina et d’Ethan.

— Je vous entends penser jusqu’ici,déclara Tate. Si vous ne pouvez rienfaire de mieux que votre mea culpa ensilence, c’est que vous êtes moinsintéressante que ce que je croyais.

— Deux vampires sont morts.

— Est-ce que vous savez combiend’êtres vivants sont morts depuisl’origine de ce monde, Merit ? Desmilliards. Plusieurs milliards. Pourtant,vous ne leur accordez que peud’importance, tout simplement parce quevous ne les connaissiez pas. Soudain,deux vampires ayant eu la chance demener une longue existence finissent parmourir, et vous n’arrivez pas à vous enremettre ? (Il fit claquer sa langue.) Quide nous deux n’est pas raisonnable ?

Je me levai et repoussai ma chaise.

— Vous avez raison, répondis-je.Peut-être qu’éprouver de la peinerevient à se montrer égoïste, mais je n’aipas l’intention de m’excuser.

— Que de grands mots, lança-t-il.

Avant d’atteindre la porte, je meretournai vers ce play-boy encombinaison de prisonnier orange.

— Peut-être qu’au fond de moij’espérais vous entendre avouer ce quevous aviez fait et admettre que vousaviez menti au PG. Peut-être que jevoulais que vous assumiez laresponsabilité de leur mort.

— Ce n’est pas à moi de vous donnerl’absolution.

— Je sais.

J’étais sincère. Je savais bien quem’énerver contre Tate n’allait rienchanger. Je me sentirais toujourscoupable de la mort d’Ethan. Après tout,si je n’avais pas été là…

Il existait plusieurs véritéscorrespondant aux événements de cettenuit-là, et Tate ne me soulagerait pas dusentiment de culpabilité que jeressentais. Mais j’étais sûre d’unechose : j’étais entrée dans son bureaupour mettre un terme au trafic de drogue,dans le but d’aider les Maisons et lesvampires de la ville. Quelle que soit ladécision finale du PG, je savais ce quis’était passé dans cette pièce et n’avaispas l’intention de me faire accuser d’un

crime que je n’avais pas commis.

Lorsque je dirigeai de nouveau leregard sur Tate, je me sentais en partielibérée du poids qui pesait sur mapoitrine.

Son visage s’illumina.

— Enfin, lâcha-t-il d’une voix grave,ses yeux bleus pétillant de satisfaction.Je vous retrouve. Vous êtes venue parceque vous n’aviez pas peur. Même sivous êtes intimement persuadée dedépendre de Sullivan, vous n’avezbesoin de personne. Je l’ai toujours su.Que ça vous plaise ou non, votre père afaçonné la femme que vous êtesaujourd’hui. Vous le trouvez peut-être

distant et insensible, mais c’est grâce àlui que vous êtes indépendante.

Une nouvelle vague de magie épaissitl’atmosphère tandis qu’il déclamait sondiscours, tel un maître dispensant sonsavoir à l’un de ses étudiants. Saréaction ne fit qu’accroître maconfusion.

— Que voulez-vous de moi ?

Ses yeux brillaient.

— Rien du tout, Merit, à part que vousrestiez vous-même.

— C’est-à-dire ?

— Une adversaire à ma hauteur.(Devant mon air médusé, il s’appuya audossier de sa chaise, une expressionsuffisante sur le visage.) Et j’ai lesentiment que je vais beaucoup aimer leprochain round.

J’avais la conviction que ce ne seraitpas mon cas.

— Je n’ai pas l’intention d’entrer dansvotre jeu, Tate.

Il claqua la langue.

— Vous ne voyez donc pas que lapartie est déjà engagée, Merit ? Et jecrois que c’est à moi de jouer.

Entendre le gravier crisser sous mespas et sentir la fraîcheur de l’air de lanuit me procura un certain réconfort.J’étais soulagée d’avoir quitté cettepièce à l’atmosphère oppressante, où lamagie de Tate me déroutait. Je prisquelques profondes inspirations et tentaid’apaiser les battements effrénés de moncœur.

Catcher et mon grand-père, postés àquelques mètres de la porte, sedirigèrent vers moi lorsqu’ils me virentsortir.

— Ça va ? s’inquiéta mon grand-père.

On s’éloigna d’une dizaine de mètres,puis je jetai un coup d’œil à la prison de

Tate. A cette distance, le bâtimentparaissait banal : une simpleconstruction en brique qui renfermaitautrefois des factures et des cartes depointage. Sauf qu’à présent elle abritaitun être surnaturel dont nous neconnaissions pas les pouvoirs.

— Ça va, lui assurai-je. Je suiscontente d’être de nouveau dehors. L’airétait lourd de magie, à l’intérieur.

— C’est de la magie sournoise,expliqua Catcher. Quand on la sent, ilest déjà trop tard. Est-ce que tu as apprisquelque chose d’intéressant ?

— Non. Il n’a pas été très bavard,mais il semble persuadé que c’est moi la

responsable de ce qui s’est passé cettenuit-là.

Ce résumé parut les satisfaire tous lesdeux. On remonta en silence dans lavoiturette de golf pour retourner auportail. Le vent se levait. Jem’emmitouflai dans ma veste. J’ignoraissi c’était dû au froid presque hivernal ouà l’expérience que je venais de vivre,mais j’étais glacée jusqu’aux os.

Il se trouve que je connaissaisl’héliport où mon grand-père avait faitaffréter l’hélicoptère qui devaitm’emmener sur l’île de Lorelei.

Mon père, membre du Conseil decroissance de Chicago, s’était battu

pendant deux ans pour faire construireun héliport à Streeterville – un quartiersitué en bordure du lac, au nord ducentre-ville –, en dépit du fait que lesnombreux gratte-ciel qui se dressaientdans le secteur compromettaient lasécurité de ce mode de transport. Cetteaffaire avait occupé l’espace médiatiquependant quatre mois, le temps que leshommes politiques déterminent s’ilsrisquaient de perdre plus d’électeurs eninterdisant l’héliport ou en l’autorisant.Comme souvent quand de l’argent étaiten jeu, le Conseil de croissance avait eugain de cause, et l’héliport avait étéaménagé.

Je me garai dans la rue, devant

l’élégant immeuble argenté qui abritaitla plate-forme d’atterrissage. Je pénétraià l’intérieur. Après m’avoir demandémon nom, le vigile posté à l’entréem’indiqua un ascenseur.

Je sortis de la cabine sur le toit del’édifice, où se trouvait un immensecercle de bitume au centre marqué d’un« H ». La femme chargée du pilotage mesalua d’un signe de la main. Elle nepouvait communiquer autrement que pargestes à cause du souffle et du bruitprovoqués par les rotors du petit engin.

Elle m’invita à entrer dans l’habitacle,m’indiquant qu’elle me donnerait uncasque une fois à l’intérieur. Je hochaila tête et m’élançai. Je me baissai sans

doute plus que nécessaire pour éviterl’hélice, mais pourquoi prendre desrisques inutiles ? Lorsque je fusinstallée, eus bouclé ma ceinture et mismon casque sur les oreilles,l’hélicoptère décolla et s’éleva au-dessus de la ville.

Quarante-deux minutes devrombissement plus tard, on approchaitde l’île. Je ne m’attendais pas à la voiravant l’atterrissage, mais les phares del’hélicoptère éclairèrent des formes surlesquelles les vagues se brisaient : lescarcasses des embarcations qui s’étaientéchouées sur les rives de l’île de lasirène.

Heureusement que nous n’avions pasopté pour le bateau.

L’île était entièrement boisée àl’exception de deux petites clairières.L’une d’elles comportait uneconstruction, probablement la maison deLorelei. On se posa sur la seconde, pluspetite, située plus près du rivage. Lapilote éteignit le moteur et enleva soncasque.

— C’est lugubre, déclara-t-elle enscrutant les ténèbres avant de se tournervers moi. J’ai un autre vol à assurerdans deux heures. Vous pensez que çavous suffira ?

— J’espère bien, répondis-je. (Je

descendis de l’hélicoptère puis meretournai.) Si je ne suis pas revenue àtemps, appelez mon grand-père pour luidire d’envoyer des renforts.

Elle éclata de rire, comme si je venaisde faire une bonne plaisanterie.Malheureusement, ce n’était pas le cas.

À la vue du chemin qui s’enfonçaitdans les bois, je ne pus m’empêcher depenser à Dorothy, au Petit Chaperonrouge et à tous les personnages quis’étaient trouvés dans une situationterrifiante de ce genre. Mais comme mapilote avait un emploi du temps àrespecter, je décidai de m’attaquer auxchoses sérieuses.

Je fis un pas en avant, puis un autre,jusqu’à ce que la clairière disparaissederrière moi, laissant place à uneépaisse forêt de laquelle émanait unbruit incessant. Toutes sortes d’animaux,encore actifs en dépit de l’hiver quiapprochait, se déplaçaient dans le sous-bois. La lumière de la lune filtrait àtravers la voûte végétale au-dessus duchemin, formant au sol un ensemble demotifs complexes.

Me rappelant que j’étais unevampire – une prédatrice –, je déployaimes sens exacerbés. Ma vision nocturnes’aiguisa. Je percevais à présent l’odeurde la terre humide et les effluvesmusqués des animaux qui s’abritaient

dans les arbres. Des relents de fuméeâcres accompagnés d’un parfum frais derésine me parvenaient depuis ce quidevait être la maison de Lorelei. Peut-être quelqu’un avait-il coupé du bois.

La nuit vibrait d’une vie dont laplupart des humains n’avaient pasconscience. Un monde nouveaus’éveillait pendant leur sommeil. S’ilsapprenaient tout ce qui se passait à leurinsu, seraient-ils effrayés ?

Je marchai durant une petite dizainede minutes. Le chemin qui montait enpente douce déboucha bientôt sur unplateau qui devait offrir, dans la journée,une superbe vue sur le lac. C’était unebonne chose que mon père ne connaisse

pas l’existence de cette propriété : ilaurait déjà rasé la résidence de Loreleipour construire un hôtel de luxe.

La maison illuminait le centre de laclairière. D’une hauteur modeste, elleavait des murs constitués d’unealternance de verre ondulé et de bois.Elle semblait émerger de la terre,comme si elle avait poussé là et étaitsusceptible de se fondre de nouveaudans le sol pour peu qu’on tourne le dos.Un chemin de terre battue traversait laprairie jusqu’à une énorme porte enbois. Je supposai qu’il s’agissait del’entrée principale.

Je restai quelques instants à la lisière

de la forêt et savourai l’ironie de lasituation : quelques minutes plus tôt, jeredoutais de pénétrer dans ces bois, et àprésent, j’avais peur d’en sortir. Certes,le chant de Lorelei n’était pas censém’atteindre, mais je ne m’en sentais pasmoins nerveuse. J’avais vu les bateauxéchoués sur la rive. Qu’était-il advenude leurs capitaines ?

Soudain, dans le silence de la nuit,j’entendis une mélopée mélancolique,exécutée par une femme à la voix juste etsensuelle.

La sirène.

Je fermai les yeux et attendis, maisrien ne se produisit. Je ne mourais pas

d’envie de la rejoindre ou de passer lerestant de mon immortalité sur cette île.A part un léger vertige dû au manque desang – merci Frank –, tout allait bien.

J’expirai, avançai jusqu’à la porte etfrappai.

Moins d’une seconde plus tard, unefemme imposante qui devait avoircinquante ou soixante ans ouvrit, lesyeux plissés.

— Qu’est-ce que c’est ?

Je me demandai si cette matrone entee-shirt et short moulant – visiblementtaillé aux ciseaux dans un pantalon –armée d’un plumeau pouvait être la

sirène. Etant donné que le chantrésonnait encore dans la maison, ce nedevait pas être elle.

— Je m’appelle Merit. Je suis venuevoir Lorelei. (De toute évidenceindifférente à ma requête, la femme medévisagea d’un regard morne.) Je suisune vampire de Chicago, précisai-je. Jedois m’entretenir avec Lorelei au sujetdu lac.

Sans un mot, elle me claqua la porteau nez. Je clignai des yeux, abasourdie,puis me mordis la lèvre en réfléchissantaux choix qui s’offraient à moi.

Je pouvais faire irruption dans lamaison, mais ce serait une entorse à

l’étiquette vampire, qui exigeait que l’onattende d’être invité avant d’entrerquelque part. Il valait sans doute mieuxéviter d’énerver l’esprit du lac enenfreignant le protocole.

Sinon, j’avais la possibilité deretourner à l’hélicoptère et annoncer àma pilote qu’elle aurait tout son tempspour le rendez-vous suivant.

Comme aucune de ces options ne mepermettrait de résoudre le problèmepour lequel j’étais venue, j’optai pourune troisième voie : patienter tout encollectant un maximum d’informations.Je traversai le petit perron à pas de loupet jetai un coup d’œil par une fenêtre.

Je n’eus que le temps d’entrevoir dubois et de la pierre avant qu’une voixs’élève derrière moi.

— Hum hum.

Je sursautai puis me retournai, pourdécouvrir la femme qui m’avait ouvertla porte. Elle agitait son plumeau demanière menaçante, une expressionsuspicieuse sur le visage.

— Charmante maison, hasardai-je enme redressant. J’étais curieuse de voircomment c’était aménagé à l’intérieur.Avec le bois…, les meubles… (J’émisun raclement de gorge coupable.) Toutça.

La femme leva les yeux au ciel puisdécrivit un arc de cercle à l’aide de sonplumeau, à l’instar d’un chef d’orchestrebrandissant sa baguette.

— J’ai reçu l’autorisation de vousinviter à pénétrer dans la demeure deLorelei, la sirène du lac. Bienvenue.

Elle avait parlé avec la chaleur d’uniceberg, mais le message était passé. Jela suivis.

L’intérieur de la maison faisait toutaussi organique que l’extérieur. Lafenêtre par laquelle j’avais regardédonnait sur un salon qui s’étendait surdeux étages. L’un des murs étaitconstitué de galets sur lesquels ruisselait

un filet d’eau.

Celui-ci s’écoulait ensuite à travers lapièce grâce à un étroit canal menant àune vasque à débordement.

Une femme à la silhouetteharmonieuse était assise par terre à côtédu ruisselet, les doigts trempés dansl’eau, pieds nus. Ses cheveux noirsétaient coiffés en chignon haut et elleportait une tenue assez simple composéed’un tee-shirt gris brillant et d’un jean.Les yeux fermés, elle chantait d’une voixmélodieuse et cristalline.

Je me retournai, mais la matrone auplumeau avait disparu, son devoiraccompli.

— Etes-vous Lorelei ? demandai-jedoucement.

La femme se tut, ouvrit les paupièreset posa sur moi ses yeux chocolat.

— Ma chérie, si vous êtes sur mon île,vous savez très bien que je ne peux êtrequ’une seule personne. Bien sûr que jesuis Lorelei.

Dans sa voix perçait un léger accentespagnol ainsi qu’une bonne dose desarcasme.

Je réprimai un sourire.

— Bonjour Lorelei. Je suis Merit.

— Bonjour. Qu’est-ce qui vousamène ?

— J’aimerais vous poser quelquesquestions.

— A quel sujet ?

— À propos du lac.

Elle plissa les yeux.

— Vous pensez que j’ai quelquechose à voir avec ce qui arrive à l’eau ?

— Je l’ignore, avouai-je enm’agenouillant à côté du canal face àelle. J’essaie de comprendre ce qui sepasse, et vous rencontrer semblait un

bon point de départ. Le lac n’est pas leseul en jeu, vous savez. La rivière estégalement touchée.

Elle leva brusquement la tête.

— La rivière ? Elle est morte, elleaussi ?

Ni sa question ni la détresse que je lusdans ses yeux ne me parurent de bonaugure.

— Oui, répondis-je. De plus, larivière et le lac sont en train d’absorbertoute la magie de Chicago. Les nymphess’affaiblissent.

Grimaçant comme si elle était en

proie à une intense douleur, Loreleipressa les doigts contre ses tempes.

— Elles ne sont pas les seules. J’ail’impression d’avoir fait la fête pendantdeux jours après une semaine de travailharassante. Je me sens faible. Épuisée.J’ai des vertiges. (Elle dirigea le regardvers moi.) Je ne suis pas responsable.J’espérais que les nymphes auraient laréponse. Je me disais que, peut-être,elles s’étaient essayées à une forme demagie qui ne leur était pas familière,mais que ce qu’elles avaient fait étaitréversible.

— Elles pensent la même chose àvotre sujet.

— Ça ne m’étonne pas, lança-t-elled’un ton sec.

— Vous ne vous entendez pas avecelles ?

Elle éclata d’un rire sardonique.

— Je viens de Paseo Boricua. Je suisnée et j’ai grandi à Chicago, mais mesparents sont originaires de Porto Rico.Les nymphes n’aiment pas vraiment ladiversité. Elles me considèrent commeune bizarrerie. Une intruse dans leur jolipetit monde magique.

— Comment ça ?

Elle me regarda avec curiosité.

— Vous ne savez donc pas ?

Je secouai la tête, et elle marmonnaquelque chose en espagnol.

— Le lac devient noir et on m’envoieune vampire qui vient à peine de faireses crocs, souffla-t-elle avant de melancer un regard contrit. Sans vouloirvous vexer.

— Ne vous en faites pas.

Lorelei poussa un soupir et trempa denouveau sa main dans le ruisselet. Sestraits se détendirent un peu, comme si lecontact de l’eau avait sur elle un effetapaisant.

— Les sirènes et les nymphes sontdifférentes, reprit-elle. Les nymphes sontnées comme telles. Leurs mères étaientnymphes avant elles. Le pouvoir d’unesirène ne fonctionne pas de la mêmemanière.

Elle désigna une table de l’autre côtéde la pièce, sur laquelle était posé undisque en fer de couleur sombre d’unequinzaine de centimètres de diamètre. Ilportait une inscription que je neparvenais pas à déchiffrer à cettedistance.

— Piedra de Agua, précisa-t-elle. Lapierre d’eau. Elle contient la magie de lasirène.

Je fronçai les sourcils.

— Je ne comprends pas.

— Celle qui possède la pierre devientsirène, expliquât-elle. Si on souhaiteutiliser la magie de la Piedra de Agua,il faut lui en faire la requête, mais c’estelle qui désigne sa propriétaire. Une foisqu’on est en sa possession, on la gardejusqu’à ce que la prochaine sirènearrive.

— Donc vous avez choisi de devenirune sirène ?

Lorelei détourna le regard et seconcentra sur l’eau.

— En théorie, j’avais le choixd’accepter ou refuser la pierre et lefardeau qu’elle implique, même si jen’avais pas beaucoup de marge demanœuvre.

— Et les bateaux sur la rive ?

Elle me regarda de nouveau, une lueurde fierté dans les yeux.

— J’ai accepté la pierre, mais je faisles choses à ma façon. En tant que sirènedu lac, je dois chanter, mais j’ai choisil’endroit le plus isolé possible. Rosa etIan, mon mari, aident les marins àretrouver leur chemin. Je ne peux pasgrand-chose pour les bateauxendommagés. (Elle esquissa un timide

sourire.) Mais tout le monde a uneassurance.

Sa logique était irréprochable.

— Combien de temps devez-vousrester sirène ?

— Avant moi, Lorelei – nousempruntons toutes ce nom de manière àconserver le mythe – a vécu ici quatre-vingt-seize ans. Étant donné qu’elle estdevenue sirène à quarante-deux ans, elles’en est bien sortie, poursuivit-elle avecun sourire.

Ayant le sentiment que cela seraitutile, je lui racontai ma propre histoire :

— J’ai été transformée en vampirecontre mon gré. Ça m’a permis d’avoirla vie sauve, mais je ne l’avais pasprévu. C’est arrivé brusquement.

Elle me considéra avec intérêt.

— Alors vous savez ce que c’est deréécrire sa vie. De concilier l’être quevous étiez et celui que vous devezdevenir.

Je pensai à tout ce que j’avais vu etvécu au cours de l’année qui venait des’écouler : la mort, la douleur, la joie.Les commencements… et les fins.

— Oui, soufflai-je. Je sais ce quec’est. (Cette réflexion me rappela

l’objectif de ma visite.) Lorelei, si vousn’êtes pas responsable de ce qui sepasse, qui pourrait l’être, à votre avis ?

— Si les nymphes n’ont rien fait, end’autres termes si aucun esprit de l’eaun’est impliqué, je crois que vous devriezélargir vos recherches.

— C’est-à-dire ? (Elle détourna lesyeux, l’air coupable.) Lorelei, il faut queje sache. Les nymphes ne sont pas lesseules concernées. Nos Maisons sont enpéril. Les humains accusent déjà lesvampires, et si ça continue, je suiscertaine que la loi sur le fichage seraentérinée.

— Un seul groupe de surnaturels est

lié à la nature autant que nous lesommes, dit-elle finalement. Nouspuisons force et réconfort dans l’eau.Dans son flux, sa puissance, son aptitudeà purifier et détruire. (Elle ferma lesyeux.) Eux trouvent leur pouvoir dans laterre. Ils chérissent les forêts, lesétendues sauvages.

Mon estomac se noua.

— Vous parlez des métamorphes ?

— La Meute est à Chicago, non ?

— Parce que nous leur avonsdemandé de rester. Ils n’auraient jamaispu faire une chose pareille.

— Est-ce que vous pensiez qu’ilsattaqueraient votre Maison ?

En fait, seule une poignée demétamorphes rancuniers s’en étaient prisà Cadogan, mais je comprenais le pointde vue de Lorelei.

— Bien sûr que non.

— Vous ne pouvez pas fermer lesyeux sur ce qu’ils sont ou ce dont ilssont capables. Vous avez déjà eul’occasion de constater le magnétismequi existe entre les nymphes et lesmétamorphes ?

— Difficile de manquer ça.

— Il est dû à l’alchimie qui existeentre l’eau et la terre, expliqua-t-elle.Une sorte d’union élémentaire. Peut-êtreque l’eau est malade parce qu’il y a tropde nymphes et de métamorphes dans lamême ville.

Certes, je n’avais pas de meilleurethéorie, mais accuser les métamorphes,avec qui les nymphes et les sirènesavaient une relation tumultueuse,paraissait un peu trop facile.

Soudain, un homme pénétra dans lamaison, les bras chargés de bûches.

Il portait un jean crasseux et, malgréle froid, était torse nu et trempé desueur. Il sourit et traversa le salon. Ses

habits sales n’étaient rien à son charme.Grand et bien bâti, les cheveux onduléscoupés court, il avait une mâchoirecarrée couverte d’une barbe d’un jour etdes yeux ténébreux sous de longssourcils noirs. Ses lèvres étaientdélicatement ourlées et son mentonmarqué d’une fossette.

Quand il franchit la porte qui setrouvait à l’opposé, je me tournai versLorelei. Elle m’adressa un sourireentendu.

— Comme vous l’avez sans doutedeviné, c’est Ian. Nous sommes mariésdepuis quatre ans. Comme il meconnaissait avant que je devienne unesirène, les chants n’ont pas d’effet sur

lui. Il a eu la gentillesse de me suivrejusqu’ici, au milieu de nulle part.J’essaie d’accepter mon sort et de memontrer reconnaissante.

À peine avait-elle prononcé cesparoles qu’elle porta les mains à sonfront et se pencha en avant,manifestement en proie à une vivesouffrance. La femme qui m’avait ouvertla porte fit irruption dans la pièce,marmonnant quelques mots en espagnol.Elle s’agenouilla à côté de Lorelei etpassa un bras autour de ses épaules.

— Ça va aller, nina, lui dit-elle avantde murmurer quelque chose que je necompris pas.

Pensant qu’il était temps de partir, jeme redressai.

— Merci de m’avoir consacré un peude votre temps. Je ne vous dérange pasplus longtemps.

— Merit.

Je jetai un coup d’œil en arrière.Lorelei avait levé vers moi son visagebaigné de larmes.

— Si ça ne s’arrange pas très bientôt,ce sera trop tard.

Je lui promis de faire de mon mieux…en espérant être en mesure de remplirmes engagements.

Je sortis et regagnai le chemin.Dehors, l’air était chargé d’une odeur derésine. Je rencontrai Ian, la hache à lamain, qui se tenait devant une souche surlaquelle il avait placé un morceau debois à la verticale. Il souleva la hacheau-dessus de sa tête, les muscles bandés,puis l’abaissa d’un coup. Le bois sefendit net en deux morceaux quitombèrent au sol. Ian posa une autrebûche sur la souche puis leva le regardvers moi. Il exhalait un panache devapeur dans le froid de la nuit.

— Vous êtes venue à cause du lac ?demanda-t-il en essuyant la transpirationqui perlait à son front.

— Oui.

— Ce n’est pas sa faute, vous savez.Elle n’y est pour rien. Elle porte unfardeau qui la rend malade… ou pireencore.

Il brandit de nouveau sa hache puiscoupa le deuxième morceau de bois endeux.

— Je ne l’ai pas accusée, affirmai-je.J’essaie simplement de comprendre cequi se passe.

Il positionna une nouvelle bûche sur lasouche.

— Alors, faites en sorte de réussir.Sinon, nous resterons ici à regarder le

monde s’écrouler autour de nous.

Comme je ne trouvais rien à luirépondre, je m’éloignai en direction del’hélicoptère.

7CHANGEMENT DE PARADIGME

Le voyage du retour ne fut pas une partiede plaisir. Le vent s’était levé et nousmalmenait avec une violence telle que lapilote agrippait le manche de toutes sesforces. Elle passa la moitié du trajet àmarmonner des prières.

Je suis sûre que je devais avoir leteint verdâtre en arrivant à l’héliport. Jeréussis à regagner ma voiture sansincident, mais dus rester assise quelquesminutes avant de pouvoir conduire sansprendre le risque d’abîmer les sièges.Ma grosse Volvo, qui avait déjà vécu

plus de vingt ans, n’avait vraiment pasbesoin d’être imprégnée d’une odeurnauséabonde.

Une fois remise de mes émotions, jeconsultai mon répondeur. J’avais unappel manqué de Jonah, et Kelleym’avait laissé un message demandantdes nouvelles. Je décidai d’accomplirmon devoir en premier, et la rappelai.

Elle répondit en poussant un cri aigu.

— Tu es épatante !

— Hein…, quoi ?

— Toi ! Le lac ! Je ne sais pascomment tu as fait, mais c’est un

miracle !

Je secouai la tête pour essayer dem’éclaircir les idées.

— Kelley, je viens de revenir, et je nevois pas du tout de quoi tu parles.

— Merit, tu as réussi ! Le lac estredevenu normal. D’un coup, paf ! L’eauest de nouveau claire et il y a desvagues, comme si rien ne s’était passé.Je ne sais pas ce que tu as dit à Lorelei,mais ça a marché du tonnerre. C’estimportant, Merit. Et c’est toi qui l’asfait. Tu te rends compte du bien que çafait à la Maison ? Les manifestants sontmême rentrés chez eux, ce soir. Peut-êtreque le PG nous laissera tranquilles une

bonne fois pour toutes.

J’étais sortie de l’hélicoptère depuisquinze ou vingt minutes maximum, etn’avais remarqué aucun changement enobservant le lac, ni en vol ni àl’atterrissage. Même si j’appréciais leséloges et me serais réjouie d’avoircontribué à soulager la Maison d’unepartie du fardeau qui pesait sur elle, jerestais sceptique. Je croyais Lorelei.Rien sur cette île n’indiquait qu’elle aitfait quoi que ce soit susceptible de nuireau lac, et, de toute manière, il était fortpeu probable qu’elle ait pu rétablir lasituation quelques heures à peine aprèsma visite. Quelque chose d’autre avaitdû se passer.

— Kelley, je ne suis pas sûre quel’explication soit si simple. Je suiscontente que le lac soit de nouveaucomme avant, bien entendu, mais je n’ysuis pour rien, et Lorelei non plus, à monavis. En fait, je crois qu’elle n’a rien àvoir avec cette affaire. Elle est aussifaible que les nymphes.

— Principe du rasoir d’Ockham,Merit : la solution la plus simple estsouvent la bonne. Le lac était noir, tu asparlé à Lorelei et il est redevenu normal.Peut-être que tu lui as fait peur. À chevaldonné on ne regarde pas les dents, tun’es pas d’accord ?

Je fronçai les sourcils. Ce n’était pasparce que les événements s’étaient

déroulés dans cet ordre qu’ils étaientliés. Lorelei n’avait pas fait appel à lamagie pendant que je me trouvais surson île. Aurait-elle eu le temps de lefaire après mon départ ?

Ce n’était pas la première fois quej’étais confrontée à un dénouement quisemblait trop facile. Célina avait avouéson implication dans le trafic de V enplein milieu d’un festival bondé. Nousavions cru pendant un bref instant que saconfession miraculeuse marquait la findes drames liés à la drogue, jusqu’à ceque nous découvrions qu’elle agissaitsous la coupe magique de Tate.

Rien n’était aussi simple. Mais peut-

être que, pour l’instant, Kelley avaitbesoin de croire que notre action avaiteu de l’effet, que nous avions vraimentréussi à résoudre ce problème. Toute laMaison avait probablement besoin de lecroire. De temps à autre, il estpréférable d’embellir la vérité. Je luidis donc ce qu’elle avait envied’entendre.

— Tu as certainement raison,concédai-je. Autrement, ce serait unedrôle de coïncidence.

— Ah, tu es d’accord ? Bon, vat’amuser un peu, maintenant ! Tu es encongés pour le restant de la nuit. Je suistellement contente ! Tu as fait unexcellent travail, Sentinelle. Je vais

faire en sorte que Cabot soit au courant.

Elle raccrocha. Cet appel n’avait enrien diminué mon inquiétude. Si je nepouvais pas discuter de mes découvertesavec mes camarades de Cadogan, il mefallait trouver un public plus réceptif. Leproblème, c’était que mon meilleurpublic – l’Agence de médiation – ne semontrerait sans doute pas plus sensible àmes arguments. La perspectived’apprendre à Jeff que Lorelei accusaitles métamorphes ne m’enchantait pasvraiment. Je préférais le lui annoncer devive voix. Il ne prendrait certainementpas très bien le fait de se retrouver surla liste des suspects.

En route pour le bureau du Médiateur,j’appelai Jonah. Il répondit dès lapremière sonnerie.

— Bien joué, me félicita-t-il.

— Merci pour le compliment, mais jen’y suis pour rien. Du nouveau au sujetdes nymphes ?

— J’ai entendu dire qu’ellesreprenaient très vite des forces etqu’elles étaient devenues tes plusgrandes fans.

— Merde.

— Ce n’est pas la réaction quej’attendais.

— Au risque de ruiner ma réputation,je dois avouer que je n’ai rien fait. J’aijuste parlé avec Lorelei.

— Vous n’avez fait que parler ?

— Eh oui. Elle aussi était très faible.Elle a nié toute implication dans ce quiest arrivé au lac, et j’ai envie de lacroire.

— Et je suppose que tu n’es passatisfaite de voir que la situation estrétablie ?

J’ignorais si je devais me sentirflattée ou insultée par sa remarque, mais,de toute manière, il avait raison.

— En effet. Je vais rendre visite àmon grand-père pour lui demander cequ’il en pense. Tu aimerais venir ?

— Impossible. Je suis occupé. Onpourrait se retrouver plus tard pour endiscuter ?

— D’accord. Je t’appelle quand j’aiterminé.

— J’apporterai du pop-corn, promit-ilavant de raccrocher.

Je me mordis la lèvre si fort pendantle trajet jusqu’au bureau de mon grand-père, dans le South Side, que je finis parsentir dans ma bouche le goût métalliquedu sang. Le lac avait beau avoir cessé

d’agir comme un immense trou noiraspirant la magie, j’étais convaincue quecette histoire n’était pas terminée. Sij’avais raison, quelqu’un dans la Villedes vents pratiquait une magie d’unepuissance phénoménale. J’avais lesinistre pressentiment que nous n’allionspas tarder à savoir en quoi consistait lepetit jeu de Tate.

Comme la circulation était plutôtfluide, il ne me fallut pas longtemps pourarriver à l’Agence. Le bureau duMédiateur se trouvait à l’intérieur d’unmodeste bâtiment en brique, au milieud’un quartier populaire résidentiel. Jeme garai dans la rue puis me dirigeaivers l’entrée, où j’actionnai l’interphone

afin d’avertir Jeff, Catcher, mon grand-père ou Marjorie de mon arrivée.

Marjorie, la secrétaire, toujours aussiefficace, m’accueillit de la même façonqu’au téléphone : elle s’empressa de meconfier à quelqu’un d’autre.

— Bonsoir, dis-je quand elle eutcomposé le code permettant dedéverrouiller la porte.

Elle me laissa entrer, mais à peinel’avais-je saluée qu’elle avait refermé laporte et repartait vers son bureau. Sansdoute croulait-elle sous la paperasse,avec toutes ces affaires de diplomatiesurnaturelle.

La décoration des lieux, d’un goûtdouteux, semblait dater des années 1970.Catcher et Jeff partageaient une piècetout aussi hideuse au bout du couloir.Des bureaux métalliques, sûrementachetés d’occasion, occupaient lemodeste local, dont les murs étaienttapissés de posters à l’effigie desnymphes des rivières.

Je trouvai Jeff et Catcher assis à leursbureaux. Entièrement absorbés par leurconversation, ils ne m’entendirent pasentrer.

— Elle a des cheveux plus foncés quemoi, affirma Jeff en tapotant sur l’un desnombreux claviers qui recouvraient sonbureau. Je suis quasiment certain que

nos enfants auront des cheveux foncés.

— Pas forcément, le contredit Catcheren transformant un post-it en une figured’origami indéterminée. Ils pourraienttrès bien hériter de tes gènes. Et tu as lescheveux plutôt châtains. Tu es aussi plusgrand que Fallon.

— C’est vrai, c’est vrai, reconnut Jeff.

Je rêvais, ou quoi ? Ces deux durs àcuire habitués à résoudre toutes sortesde problèmes surnaturels étaientvraiment en train de se demander à quoiressemblerait leur progéniture ?

Jeff se pencha en avant afin deproposer des pistaches à Catcher, qui,

un grand sourire aux lèvres – même passarcastique, apparemment –, abandonnason origami pour plonger sa main dansle sachet. Jeff décortiqua une pistache,qu’il se mit à mâchonner.

— Quand vous aurez des enfants,Mallory et toi, tu comptes leurapprendre le base-ball ou ce genre detrucs ? Tu sais, jouer au papa poule quiinitie ses gamins au foot, tout ça.

Catcher lança en l’air une pistache quiretomba dans sa bouche.

— S’ils ne font pas cramer l’universdès leur naissance, ouais. (Il se redressaet regarda Jeff.) Tu imagines une petitefille avec les cheveux de Mallory ?

Blonde, je veux dire.

— Trooop craquante ! s’exclama Jeff.Tu devras garder un fusil près de laporte pour éloigner ses prétendants.Enfin, tu pourras certainement demanderà Mallory de le faire pour toi.

— C’est vrai, reconnut Catcher, quileva la tête et me fusilla du regardlorsqu’il se rendit compte de maprésence. Je lui en parlerai juste aprèslui avoir demandé de botter les fesses decette sale petite espionne de Merit.

Je souris et m’avançai en les saluantd’un geste de la main.

— Salut, les papas tout fiers de leurs

enfants pas encore conçus.

Les joues de Jeff s’enflammèrent.

— Tu aurais pu nous dire que tu étaislà.

— Au risque de manquer cettediscussion ? Non merci. Voir deuxgamins de votre genre papoter commedeux pères de famille, c’était tropmignon.

— La sirène ne t’a pas noyée,finalement ? demanda Catcher d’un tonsec qui me ramena aux choses sérieuses.

— Elle n’a même pas essayé. En fait,elle a été très sympathique.

— Sûrement, puisque tu as réussi à laconvaincre de faire ce qu’il fallait,renchérit Jeff avec un sourire. Le lac estredevenu normal.

— Heureusement, dit Catcher. Est-ceque ça valait le coup de faire le trajet ?Elle a avoué avoir foutu le lac en l’air ?

— Il se trouve que non, révélai-je entirant une chaise pour m’asseoir.Appelons mon grand-père. Ce que j’ai àdire l’intéressera sans doute aussi.

Je n’avais pas l’intention dedramatiser, mais préférais qu’ils soienttous présents pour entendre ce quem’avait appris la sirène du lac.

Quelques minutes plus tard, mongrand-père entra dans la pièce. Il mesourit et me serra dans ses bras, maisl’éclat de joie qui illuminait ses yeuxdisparut pour laisser place à sa gravitéprofessionnelle.

— Lorelei est la sirène du lac depuisqu’elle a en sa possession la Piedra deAgua, la pierre d’eau, commençai-je.Cet objet transmet en quelque sorte sonpouvoir à sa propriétaire. Lorelei estfaible – elle a même l’air vraiment malen point – et elle semble souffrir. Elleespérait apprendre que les nymphesétaient responsables de ce qui se passe.Le retour à Chicago s’est déroulé sansencombre, et quand je suis arrivée, on

m’a annoncé que le lac étaitbrusquement redevenu normal. Commepar magie.

Le silence s’abattit sur la pièce.

— Elle n’y était pour rien, conclutmon grand-père.

— A moins qu’elle n’ait menti etqu’elle n’ait jeté un sort très vite.

Les sourcils froncés, Catcher se mit àse balancer sur sa vieille chaisemétallique, qui grinçait à chacun de sesmouvements.

— Alors on nage dans l’inconnu.

— Par contre, elle avait une théorie,avançai-je en adressant à Jeff un regardcontrit. Elle pense que c’est la présencedes métamorphes et des nymphes enville qui provoque ce phénomène.D’après elle, leurs magies élémentairesse renforceraient mutuellement ous’opposeraient, et le résultat seraitconcentré en un endroit précis.

Jeff paraissait abasourdi.

— Ça, c’est nouveau.

— Est-ce que c’est possible ?s’interrogea mon grand-père. Il suffiraitd’un grand nombre de surnaturels pourgénérer de la magie ?

Jeff fronça les sourcils et se grattadistraitement la tête.

— Je suppose qu’en théorie il estpossible que nous émettions de la magie,mais il en résulterait une augmentationde la quantité de magie, et non pas unediminution par phénomène d’aspiration.

— À moins que ça n’agisse comme untsunami, suggéra Catcher. Est-ce que laconcentration de métamorphes en unendroit pourrait produire une quantité demagie telle que le lac se mette àl’absorber ?

Jeff secoua la tête.

— Si c’était le cas, nous inverserions

les courants marins chaque fois que nousnous réunissons à Aurora ou ailleurs. (Iltourna le regard vers moi.) Je n’aijamais entendu dire que la présence denombreux métamorphes ait déjà entraînél’apparition d’un trou noir aspirant lamagie. Ce serait une première.

En dépit de son ton poli, l’expressionqu’il affichait indiquait clairement qu’ilne croyait pas à la théorie de Lorelei.

— Je ne suis pas vraiment convaincuenon plus, affirmai-je, même si le fait dene trouver aucune explication à unphénomène d’une telle ampleur ne meplaît pas du tout.

— Peut-être n’a-t-on aucune

explication, poursuivit mon grand-père,mais au moins, nous bénéficions d’unsursis. Je sais que la Maison traverseune période difficile. Pour le reste del’enquête, laisse-nous faire le plus grosdu travail.

Je retroussai les lèvres à l’évocationimplicite de Frank.

— Je ne peux pas programmer monemploi du temps en fonction de ce queles membres du PG sont susceptibles depenser. Ils vont me critiquer, de toutemanière, donc il vaut mieux que je fasseen sorte d’aider la ville et la Maison. Etsi jamais ça devait mal tourner…

— Merit, intervint Jeff avec douceur,

tu ne voudrais tout de même pas te faireexpulser de Cadogan ?

— Non, convins-je. Mais je necompte pas faire comme si de rienn’était alors que, de toute évidence, il sepasse quelque chose d’étrange. Je nevais pas rester les bras croisés àregarder la ville courir à sa perte justeparce que notre curateur est con commeses pieds. Pardon, grand-père, ajoutai-jepour me faire pardonner mon langage.

Il me tapota le dos.

— Laisse-nous nous en occuper,insista-t-il. Toi, fais ton travail et gardeprofil bas. Je sais à quel point c’estdifficile, pour toi, en ce moment. À quel

point ça doit être dur, sans Ethan. C’étaitquelqu’un de bien, un bon Maître pourles siens. Mais toute épreuve a une fin,et Malik aura besoin de toi quand il seraenfin débarrassé du curateur.

C’était un sage conseil, qu’il ne seraittoutefois pas facile de suivre. Ethan nem’avait pas vraiment habituée à resterles bras croisés devant un problème. Ilm’avait appris à élaborer une stratégieet à enquêter. A agir en soldat. Et quelgenre de soldat fuit quand la pression esttrop forte ? Certes, il est importantd’obéir aux ordres, mais il faut aussiécouter sa conscience, non ?

Marjorie jeta un coup d’œil dans lebureau et frappa pour attirer notre

attention, le visage empreintd’inquiétude.

— Chuck, je crois que vous devriezvenir, déclara-t-elle.

Les sourcils froncés, mon grand-pèrese leva et se dirigea vers la porte.J’échangeai un regard avec Jeff etCatcher, puis on le suivit. Sans dépasserle seuil, on passa chacun la tête dans lecouloir à une hauteur différente, commedes enfants dans une comédie burlesque.

Mon grand-père se tenait dans lecorridor à côté de Marjorie, les yeuxrivés sur la porte principale. Un 4x4noir banalisé était garé dehors. Le genrede véhicule qui se fond dans la nuit et

qu’on ne remarque qu’une fois que lespassagers sont sortis, des armes à feu àla main… ou pire.

— McKetrick ? demandai-je.

— Si seulement, lâcha Marjorie. Aumoins, je verrais un peu d’action.

Tous les regards convergèrent verselle.

— Désolée, désolée, s’excusa-t-elleavec un accent marqué de Chicago quifaisait passer ses « o » pour des « a ».Tous ces formulaires sur les surnats,c’est un peu répétitif, vous comprenez ?Mais non, ce n’est pas McKetrick qui,d’après ce que j’ai entendu dire, est

quelqu’un de malintentionné. D’horrible.(Elle fit un signe de croix.) Que Dieunous garde. C’est Mme Kowalczyk.

— Débranchez la sécurité, ordonnamon grand-père.

Catcher sortit du bureau, avançajusqu’au clavier numérique et composale code qui permettait de déverrouillerla porte.

— Vous saviez qu’elle devait venir ?demandai-je à voix basse.

Mon grand-père secoua la tête.

— Pour moi, c’est une surprise.

On attendit son arrivée dans un silenceangoissant. Une visite inopinée du maireà l’Agence de médiation ne présageaitrien de bon.

Deux gardes du corps baraquésescortèrent Diane Kowalczyk jusqu’àl’entrée. Quand ils eurent ouvert laporte, elle pénétra à l’intérieur etparcourut les lieux du regard. Elle étaitvêtue d’un tailleur-pantalon bordeaux etaffichait une expression dédaigneuse.Ses cheveux ondulaient de manière peunaturelle. De gros bijoux fantaisieornaient son cou et son poignet, et elleportait aux doigts des bagues énormes.

Après avoir examiné les locaux avecmépris durant quelques instants, elle se

tourna vers mon grand-père.

— Monsieur Merit.

— Madame le maire, la salua-t-il.

— J’ai entendu dire que vous et vos…employés utilisiez des fonds publicspour effectuer des trajets privés enhélicoptère.

Il cligna des yeux, abasourdi.

— Madame, si vous avez desinquiétudes concernant le budget, nouspouvons en discuter dans mon bureau.

— Je suis pressée, monsieur Merit. Jepréférerais que vous me répondiez tout

de suite.

Mon grand-père s’humecta les lèvrespuis poursuivit :

— Comme je l’ai spécifié dans leformulaire de demande, nous avionsbesoin de nous rendre à Bear Island.Nous soupçonnions la personne qui yhabite d’être impliquée dans l’affaire dulac.

— Est-ce le cas ?

Choisis soigneusement tes mots, luiconseillai-je de manière muette. Il nefaudrait pas lui donner le pistolet enplus des munitions.

— Vous avez sans doute constaté quele lac était redevenu normal, réponditmon grand-père.

Elle fronça les sourcils, ce qui eutpour effet de l’enlaidir. DianeKowalczyk n’apparaissait à sonavantage – et encore, c’était beaucoupdire – que lorsqu’elle avait un sourirede fervente politicienne plaqué sur levisage.

— Monsieur Merit, déclara-t-ellefinalement, mon travail ne consiste pas àdilapider l’argent des contribuables afinde faire plaisir à des espèces de croque-mitaines. Je dois m’assurer que lesressources de cette ville sont utilisées àbon escient.

— Je vous présente mes excuses,madame le maire, dit mon grand-pèreavec diplomatie. Si vous le souhaitez,nous pouvons déduire le coût del’hélicoptère de notre budget annuel.Comme toujours, nous aurons unexcédent que nous pourrons reverser à lamunicipalité.

Diane Kowalczyk esquissa un mince –et cruel – sourire.

— Ce ne sera pas nécessaire,monsieur Merit, car à compter de ce jourvous ne disposez plus d’aucun budget.

Je restai bouche bée, tout comme Jeff,Catcher et Marjorie. Le couloir s’emplit

de magie, trahissant notre malaise. MmeKowalczyk et ses gardes du corpssemblèrent ne rien remarquer. Elle noustoisa, un éclat de triomphe diaboliquedans les yeux.

Mon grand-père eut le mérite deréussir à garder une expressionimpassible.

— Qu’est-ce que cela signifie,madame le maire ?

— Cela signifie que je supprime leposte de Médiateur. Vos employés sonttemporairement suspendus, et votrebureau restera fermé jusqu’à nouvelordre.

— Vous ne pouvez pas…, commençaJeff, aussitôt interrompu par mon grand-père, qui leva la main.

Il me rendit ensuite très fière de lui.

— J’ai tenu ma langue, déclara-t-il. Àde nombreuses reprises et sur denombreux problèmes. J’arpentais déjàles rues de cette ville alors que vousn’étiez même pas née. Chaque homme,chaque femme sur cette terre doit tracerson chemin. Je crois que vous pensezagir comme il convient. Mais vous voustrompez lourdement. Les populationssurnaturelles de Chicago ont plus quejamais besoin de soutien. C’est lemoment d’encourager la compréhensionmutuelle, pas de laisser dériver les

surnaturels dans une mer hostile.

— Ils sont responsables de cettehostilité, répliqua-t-elle. Ils en ont fait lelit. Qu’ils l’assument.

— Seth Tate en a fait le lit, lacorrigea-t-il.

Diane Kowalczyk leva les yeux auciel.

— Cette ville ne tolère plus lefavoritisme, quel que soit le nom quevous lui donnez et le succès avec lequelvous vendez ce concept aux groupesd’intérêts concernés.

Son ton démagogue et l’éclat qui

brillait dans ses yeux clamaient « futurecandidate à la présidence ».

— Et si les humains nous attaquent ?lui demandai-je. S’ils s’emparent deleurs pieux, de leurs fourches ou deleurs fusils et se soulèvent contre lesMaisons, le tolérerez-vous ? Resteront-ils impunis ?

Elle tourna le regard vers moi, pauvrepetite chose insignifiante qui avait osélui poser une question concrète.

— C’est exactement à cause de cegenre d’exagération que notre ville estdevenue la risée du pays. Ceci est lemonde réel. Savoir si les vampiresméritent un traitement de faveur est le

moindre de nos soucis.

— Nous ferons appel auprès duconseil municipal, protesta Jeff. Nousparlerons aux adjoints.

— Ils vous diront la même chose quemoi. Il est temps d’établir des priorités,monsieur Merit. Je commence dèsmaintenant. Vous avez vingt-quatreheures pour libérer vos bureaux, et vousdevriez recommander à vos employés deporter sur eux des papiers d’identité enrègle. Bonne nuit.

Sur ces paroles, elle tourna les talonset sortit, suivie de ses gardes du corps.

— Je n’utilise pas souvent ce genre de

langage, intervint Marjorie, mais cettefemme est une vraie salope.

Cependant, s’il y avait eu un concoursde jurons, mon grand-père aurait battuMarjorie à plate couture. Il laissaéchapper un chapelet de gros mots queje n’avais jamais entendus auparavant.D’ailleurs, je me demandais où il avaitbien pu les apprendre.

— Si elle pense que je vais me laisserfaire, elle se fourre le doigt dans l’œil,finit-il par lâcher, les dents serrées. Jene compte pas renoncer à tous lesprogrès réalisés en faveur des surnats dela ville pour assurer le succès de sacampagne présidentielle.

— Elle n’a pas le droit de faire ça, ditJeff. Pas de manière unilatérale. Ce n’estpas juste.

— Cette femme ne sait pas ce qu’estla justice, assena mon grand-père. Maisje ne m’avoue pas vaincu.

Entre nous cinq s’installa un silence,que Catcher brisa.

— Je crois que cette histoire n’a pasque des mauvais côtés.

— Comment ça ? demanda mon grand-père.

Catcher le regarda, une étincelle aufond des yeux.

— Chacune des décisions que tu asprises ces quatre dernières années a étéconditionnée par le maire. Nousdépendions de lui et, par conséquent,tous ceux avec qui nous travaillionsdépendaient de lui. Nous n’avons peut-être plus le soutien des autorités, maisnous ne subissons plus leur pression nonplus. Nous avons démarré avec moinsque ça. Il y a quatre ans, nous n’avionsaucun contact, aucun allié, aucunelégitimité. Les surnats se méfiaient denous. Si Kowalczyk a le pouvoir desupprimer nos financements, elle n’a pascelui de remonter le temps.

L’ébauche d’un sourire se forma surles lèvres de mon grand-père.

— Monsieur Bell, vous avez peut-êtreraison.

Je laissai Jeff, Catcher, Marjorie etmon grand-père faire leurs cartons etenvisager l’avenir, et regagnai mavoiture. Étant donné l’éclat que j’avaisvu briller dans les yeux de mon grand-père, je ne doutais pas qu’il trouveraitune solution. Il dénicherait certainementun nouveau bureau pour eux quatre – etleur informateur secret vampire – avantle lever du soleil. Je me demandai s’illeur cuisinerait du pain de viande pourfêter l’événement. Il le réussissait àmerveille.

Une image de plat appétissant dans latête, je sortis mon téléphone de ma

poche pour appeler Kelley. Je l’informaique mon grand-père allait enquêter surle problème du lac.

J’avais également promis un débriefingà Jonah. Certes, je ne ferais pas le grosdu travail, mais je ne comptais pasrester les bras croisés ; ce n’était pas lemoment.

— Tu as fini ce que tu avais à faire ?demandai-je à Jonah lorsqu’il décrocha.

— Oui. On peut se retrouver pourdiscuter. Tu es où ?

— A South Side. Je viens de sortir dubureau de mon grand-père. Et toi ?

— À la Maison Grey. On ne peut passe donner rendez-vous ici, et je n’ai pasenvie d’aller à Cadogan. Il y a trop demanifestants. (Il garda le silencequelques instants.) Que penses-tu duMidway ? Nous y serions tranquilles.

Le Midway Plaisance Parle était unespace vert qui s’étendait sur plus d’unkilomètre dans un axe est-ouest, près ducampus de l’université de Chicago. Ilavait été conçu pour l’expositionuniverselle de 1893, la foireinternationale à l’issue de laquelleChicago avait été baptisée « la Villeblanche ».

— D’accord, répondis-je. J’y seraidans un quart d’heure.

— À tout de suite.

Je raccrochai et jetai le téléphone surle siège passager, où je le contemplai unmoment. En de telles circonstances,j’aurais normalement appelé Ethan pourlui faire un rapport. Peut-être n’aurait-ilpas exactement su comment agir, mais ilaurait au moins eu quelques suggestionsà me faire. Il avait plusieurs sièclesd’expérience en tant que vampire etmaîtrisait sur le bout des doigts l’art dela politique et de la stratégie, même sicela lui avait parfois valu quelquesennuis.

J’étais persuadée que Jonah seraitégalement de bon conseil. Sinon, je

n’aurais pas consenti à ce rendez-vous.Mais Ethan et moi avions développé unecertaine complicité. Un style. Nousavions appris à travailler ensemble.Partager des épreuves nous avaitrapprochés. Avec Jonah, ce n’était pasle cas. Si, dans un improbable futur, jefinissais par accepter l’offre de la GR etdevenais sa partenaire, peut-être celachangerait-il. Mais en attendant…

En attendant, Ethan me manquait.

Cherchant à me vider la tête, jedétachai mon regard du téléphone etallumai la radio. Les haut-parleursbeuglèrent aussitôt un morceau desSnow Patrols. Je baissai le volume à unniveau un peu moins agressif pour les

tympans, mais assez fort toutefois pourchasser les pensées désagréables quim’encombraient l’esprit. Le chanteurdisait qu’il fallait être courageux et faireface aux épreuves que l’on rencontraiten chemin, même si on avait peur. Jeprétendis que l’univers me mettait audéfi d’affronter cette nouvelle vie aveccourage, comme je l’avais déjà fait parle passé, quand j’avais dû abandonnermon existence d’étudiante pour devenirguerrière au service de la MaisonCadogan. Cette fois, je devais renoncerà être la partenaire attitrée de monMaître pour…

Pour quoi ?

Tandis que je conduisais dans la nuitet que la chanson montait en crescendo,je me dis que c’était la questioncruciale. Qu’allais-je devenir sansEthan ? Qui serais-je sans lui ?

Il était sans doute temps de ledécouvrir.

Le Midway était situé entreWashington Park à l’ouest et JacksonPark à l’est. Parmi les œuvres d’art quien marquaient les limites figurait lastatue de Masaryk, représentant unsoldat à cheval. La sculpture, qui setrouvait à l’extrémité orientale du parc,se dressait sur un socle rectangulaire ausommet d’une volée de marches enbéton. C’est là que je découvris Jonah,

qui contemplait le cavalier, les brascroisés.

— Tu es en admiration ? lançai-je enmontant l’escalier.

Il se tourna vers moi.

— Tu t’es déjà demandé si, un jour,on finira par nous considérer comme descitoyens de Chicago à part entière ?m’interrogea-t-il avant de désigner lastatue. Je veux dire, au point d’ériger unmonument à l’effigie de l’un d’entrenous ? D’être fier de ce que nous avonsfait ?

Lorsque je m’assis sur une marche, ils’approcha et s’installa à côté de moi.

— Cette ville a traversé denombreuses phases depuis la conférencede presse de Célina, répondis-je.L’incrédulité. La haine. L’adulation.

— Et maintenant, on en revient à lahaine, c’est ça ?

J’émis un son en signe d’assentiment.

— Il faudra un profond changementavant que les humains nous considèrentcomme leurs égaux. En parlantd’égalité…

Je lui rapportai la visite de MmeKowalczyk.

Jonah écarquilla les yeux.

— Ils ne peuvent pas fermer l’Agencede médiation. La ville en a besoin. Lessurnats en ont besoin. Ils font confianceà ton grand-père. Ils pensent qu’il leurpermet de faire entendre leur voix. Sanslui, les gens ne connaîtraient que lesfauteurs de troubles, comme Célina etAdam Keene.

— Je suis d’accord avec toi, mais nepanique pas tout de suite. Quand je suispartie, ils réfléchissaient déjà à un plande secours. Ils continueront à faire leurboulot, mais sans l’argent ducontribuable.

Le silence flotta entre nous quelquesinstants. Mes bras finirent par se couvrirde chair de poule au contact de l’air

frais.

— Je suppose que tu es convaincueque ce n’était pas la sirène qui étaitresponsable de la transformation du lac,reprit Jonah.

— En effet. Ce serait trop facile.J’étais sur l’île avec elle, Jonah, et ellen’a pas utilisé ses pouvoirs.

— Donc nous devrions continuer àmener des recherches.

— Discrètement, précisai-je. Enlaissant mon grand-père faire le gros dutravail, comme il dit. Je subis trop depression pour prendre une part plusactive à l’enquête. Frank ne voit pas

d’un bon œil le fait que je soisSentinelle. Ça ne m’étonnerait pas qu’ilessaie de me virer.

— Il n’a pas le pouvoir de faire unechose pareille.

Je lançai à Jonah un regard sévère.

— Peut-être qu’aucune règle dans leCanon ne l’y autorise explicitement,mais qui va l’arrêter ? Il nous tient à lagorge, et s’il faut choisir entre la Maisonet moi, Malik choisira la Maison.Comment pourrait-il faire autrement ?

Mon estomac se noua à cette pensée,non seulement parce que je redoutaisd’être démise de mes fonctions de

Sentinelle, mais aussi parce que, quandEthan avait eu à choisir entre la Maisonet moi, je lui avais reproché sa décision.Je lui avais fait comprendre que jeconsidérais qu’il commettait une erreurrien qu’en hésitant à me choisir, moi.Peut-être m’étais-je montrée trop dure.Même si je restais convaincue qu’ilavait eu tort, la décision était plusdifficile à prendre que ce que je pensais.

— Tu es toujours avec moi ?

Je posai les yeux sur Jonah.

— Je réfléchissais, répondis-je.

— A quoi ?

Lorsque je détournai de nouveau leregard, Jonah se rendit compte de monmalaise.

— Ah…, lâcha-t-il.

— Ah…, répétai-je en hochant la tête.

— Je peux te dire quelque chose ?

— Vas-y.

J’ignorais ce qu’il avait à dire, mais illui fallut quelques secondes pour selancer.

— Je sais qu’on ne s’est pas tout desuite bien entendus, toi et moi, et c’étaiten grande partie dû à mes préjugés

infondés sur toi.

— Et au fait que j’avais oublié que tut’étais fait passer pour un humain dans lebut de sortir avec ma sœur de vingt-deuxans.

— Ça a joué aussi, reconnut-il. Maisil faut bien se rendre à l’évidence.

— C’est-à-dire ?

— C’est-à-dire que vous êtes unefemme assez fascinante, Merit,Sentinelle de la Maison Cadogan.

— Merci, répondis-je, préféranttoutefois éviter son regard.

Jonah m’incita à tourner la tête enposant son index sous mon menton,m’obligeant à le regarder dans les yeux.À son contact, j’entendis un crépitementélectrique, et une vague de chaleur meparcourut l’échiné.

— Qu’est-ce que c’était que ça ?

L’air surpris, Jonah retira ses doigts,qu’il observa avant de me considérer.

— De la magie complémentaire,murmura-t-il. J’en avais entendu parler,mais je ne l’avais encore jamais vue demes propres yeux. Les vampires ne sontpas vraiment des êtres magiques, tucomprends. Nous percevons la magie.Nous la sentons. Nous savons qu’il y en

a autour de nous. Nous rompons sonéquilibre quand nous sommes en colère.

Ce qu’il me révélait ne correspondaitpas tout à fait à ce que j’avais appris.

— Je croyais que nous diffusions lamagie quand nous étions en colère ?

Jonah secoua la tête.

— La magie n’émane pas de nous.Elle flotte autour de nous. Les émotionsfortes telles que la peur, la colère ou ledésir provoquent des vagues, modifientla manière dont nous interagissons avecelle. Nous ne produisons pas la magie etne la diffusons pas non plus. Nous enaltérons les courants.

— Je vois, dis-je.

— Mais ça, poursuivit-il ens’emparant de ma main pour faire glisserun doigt sur ma paume, ce qui déclenchaen moi de nouveaux frissons de magie,c’est inattendu. Il existe une théorieselon laquelle certains vampiresaffectent la magie de manièrecomplémentaire, comme s’ils étaient surla même fréquence. Apparemment, c’estnotre cas.

Ce scoop représentait unecomplication dont je n’avais pas besoin.Et pourtant, il suffisait qu’il me frôle dudoigt pour me faire frémir et réduiremon cerveau au silence.

— Très bien, décréta-t-il soudain ensautant sur ses pieds. Retournons autravail.

Cet abrupt changement deconversation me surprit.

Mon visage dut trahir mon étonnement,car Jonah m’adressa un sourire.

— Cette ville est plus importantequ’un phénomène magique de ce genre.Plus importante que trois Maisons, deuxvampires ou un conseil d’emmerdeurs.Je n’ai pas l’intention de me prendre latête avec des détails.

Je me sentis soulagée par son tondésinvolte.

— Alors maintenant, je suis undétail ?

Un large sourire fendit son visage.

— Et je viens de te trouver un surnom.« La naine », ça t’irait bien.

— Je mesure un mètre soixante-quinzesans talons.

— C’est un surnom, pas unedescription. Fais-toi une raison, lanaine.

On resta ainsi un moment, attendantque la tension se dissipe. Quand ce fut lecas, on échangea un sourire.

— Ne m’appelle pas « la naine », lemenaçai-je.

— D’accord, la naine.

— Sans blague. C’est vraiment puéril.

— Comme tu voudras, la naine. Bon,allez, ça suffit pour aujourd’hui.

— Tout à fait d’accord.

Je m’inquiéterais de cette humiliationau réveil.

8LITTLE MISS SUNSHINE

Je me trouvais au sommet du JohnHancock Center, l’un des

plus hauts gratte-ciel de Chicago. Levent tourbillonnait autour de moi. Lalune brillait d’un éclat jaune dans leciel, énorme disque en équilibre justeau-dessus de l’horizon, comme si elleétait trop lourde pour s’élever plushaut.

Ethan se tenait à mon côté, dans soncostume Armani noir, ses cheveuxblonds noués en queue-de-cheval, ses

yeux verts scintillants.

— Regarde, me dit-il, elle disparaît.

Je levai la tête et suivis la directionqu’il indiquait. La lune, plus haute àprésent, me semblait plus petite et plusblanche, et un quartier était devenunoir.

— Une éclipse, avançai-je enobservant l’ombre de la Terres’étendre sur la Lune. Qu’est-ce quecela signifie ?

— Les ténèbres, répondit Ethan. Lechaos. La destruction. (Use tourna versmoi et pressa ma main si fort qu’il mefit mal.) Le monde est en train de

changer. Je ne sais pas comment. Je nesais pas pourquoi. Je suis toujours…évanescent. Tu dois découvrir ce qui sepasse.

— Ce n’est rien, me moquai-je avecun sourire. C’est juste une éclipse. Çaarrive souvent.

Mais quand je regardai de nouveaula Lune, les contours du disque quil’obscurcissait s’étaient brouillés, et ladouce courbe de la Terre avait laisséplace à des sortes de tentacules quiondulaient, tels les bras monstrueuxd’une créature avide.

Une bouffée de panique m’envahit, etje serrai la main d’Ethan aussi fort

qu’il avait serré la mienne.

— Est-ce que c’est la fin du monde ?lui demandai-je, incapable de détachermon regard des formes mouvantes.

Il ne me répondit pas, ce qui ne fitqu’accroître mon angoisse.

Ensemble, nos doigts entrelacés, onregarda la lune s’effacer, rongée parl’ombre du monstre. En même temps,un vent froid se mit à souffler et latempérature chuta brutalement.

— Tu dois arrêter ça, dit-il,troublant le silence.

— Je ne sais pas comment faire.

— Alors tu dois trouver quelqu’unqui sait.

Je me tournai vers lui. Ses cheveuxétaient balayés par le vent. Tandis queles bourrasques devenaient de plus enplus fortes, je le regardai disparaître àson tour derrière l’ombre du monstre,jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien delui.

Jusqu’à ce que je sois seule dans levent glacial sous un ciel obscur.

Je n’entendais aucun bruit àl’exception du mugissement du ventdans mes oreilles et des cris d’Ethan,qui m’appelait.

— Merit !

J’ouvris brusquement les paupières.J’étais encore dans mon lit, sous lescouvertures, protégée du froid de machambre.

Je cachai mon visage dans un oreillerpour hurler. La frustration mettait mesnerfs à si rude épreuve que je me sentaisprête à craquer. Je ne supportais plusces cauchemars.

J’avais toujours été du genre àarracher les pansements d’un coup sec.Je préférais affronter une douleur vivemais fugace plutôt qu’endurerl’équivalent d’une multitude de petitesblessures. Ces rêves représentaient une

torture. Revoir les yeux verts d’Ethan,son visage, alors que je savais quel’homme qui hantait mon sommeil n’étaitqu’une pâle copie de celui que j’avaisconnu, m’anéantissait.

Peut-être avais-je besoin de dormirdavantage, de manger plus de légumes,de faire plus d’exercice. Peut-être avais-je besoin de plus de Mallory et de moinsde vampires, plus de Wicker Park etmoins de Hyde Park.

Quoi qu’il en soit, il fallait que je mechange les idées. Je repoussai lescouvertures et sautai hors du lit, puisenfilai un tee-shirt à manches longues etun pantalon de yoga. Après avoir nouémes cheveux, je descendis l’escalier

pour une séance d’entraînement aussilongue et brutale que possible.J’espérais que ce traitement mepermettrait d’oublier mon chagrin.

Les vampires pratiquaienttraditionnellement un art martial mêlantmaniement du sabre, postures défensiveset manœuvres offensives. Nous nousexercions dans la salle d’entraînementde la Maison, un vaste espace du sous-sol dédié au combat. Les murslambrissés étaient couverts d’armesantiques, et des tatamis étaient disposésau sol.

D’un coup de pied, je me débarrassaides tongs que j’avais mises pour

descendre l’escalier et posai les piedssur le matelas. Me trouver seule aumilieu de cette gigantesque pièceplongée dans le silence me procurait uneétrange impression. En perdant Ethan,j’avais perdu mon partenaired’entraînement, et je ne m’étais plusexercée avec Catcher depuis qu’Ethanavait pris le relais quelques moisauparavant. Je m’entraînais de temps entemps avec les gardes de la Maison,mais, comme nous étions en sous-effectif, les occasions se présentaientrarement.

Je décidai très vite que le silence neme conviendrait pas ce soir-là.J’allumai la chaîne stéréo installée dans

un coin de la pièce et changeai defréquence jusqu’à ce que je trouve unestation diffusant un morceau de rockalternatif agressif – Rage Against theMachine – et montai le son. Je retournaiensuite au centre du tatami, roulai desépaules, fermai les yeux et me mis autravail.

Les katas, de courtes combinaisons decoups de pied, de coups de poing etautres mouvements de combat, formaientla base de notre art martial. En lesenchaînant, on obtenait unedémonstration plutôt féroce de noscapacités. Au rythme des pulsations dela musique, je lançai des coups,tournoyai et effectuai des sauts de main

pour oublier mon chagrin.

Certains jours, l’entraînement meparaissait facile, d’autres moins.Parfois, je me sentais aussi légère quel’air, parfois aussi lourde que du plomb.Ce soir-là, je me situais quelque partentre les deux. Bouger me faisait dubien, mais la faim commençait à metenailler.

Je m’efforçai de la surmonter. Inutiled’espérer faire mon boulot de Sentinellesi je n’étais pas en forme. Étant donnéles ennuis que je ne manquais jamais dem’attirer, j’avais intérêt à m’assurer quemes muscles étaient toniques et matechnique était bien rodée.

Au bout d’une vingtaine de minutes, laporte s’ouvrit, et Luc entra. J’écartai lesmèches moites qui me tombaient dansles yeux.

— J’ai entendu de la musique entraversant le couloir, déclara-t-il. Tufais un peu d’exercice ?

Lorsque je confirmai d’un hochementde tête, Luc s’avança jusqu’au bord dutatami et baissa le regard.

— Certains soirs, son absence pèseencore plus.

La tristesse qui perçait dans sa voixme fit aussitôt monter les larmes auxyeux. Je détournai la tête pour ne rien

laisser paraître, mais j’avais moi aussile cœur serré.

— Certains soirs, le monde semblefonctionner totalement de travers parcequ’il n’est plus là, renchéris-je.

Les bras croisés, Luc observa lesobjets qui décoraient les murs de lasalle. Il désigna du menton un bouclierorné de glands.

— Il appartenait à Ethan quand il étaiten Suède.

Quatre cents ans auparavant, Ethan,alors soldat dans l’armée suédoise, avaitété transformé en vampire au coursd’une bataille sans merci.

— Ce sont les armoiries de safamille ?

Luc hocha la tête.

— Je crois. Ethan était un sacréguerrier, du moins jusqu’à ce que lamort l’emporte. Je suppose qu’il n’avaitdroit qu’à deux vies, et non sept. (Il émitun rire sans joie puis garda les yeuxrivés au sol, comme s’il avait honted’avoir fait une plaisanterie.) Bon, je nete dérange pas plus longtemps.

— Il manque à chacun d’entre nous,lui assurai-je.

Il posa de nouveau le regard sur moi.

— Je sais, Sentinelle, répondit-ilavant de tourner les talons.

Une fois qu’il fut sorti, je fermai lesyeux, immobile au milieu du tatami, etme laissai submerger par la musique.Pour oublier mon chagrin, c’était raté.

Un entraînement, une douche chaude etune minuscule brique de sang de groupeA plus tard, je me dis que m’intéresser àquelqu’un d’autre qu’à moi-même mepermettrait certainement de me changerles idées. Dans mon cas, Mallory – quiétait en train de passer ses examens defin d’apprentissage – me paraissait uneexcellente option.

Une fois habillée, je pris la voiture

pour me rendre dans une épicerie finetrès sympa de la zone commerciale deHyde Park, où je remplis un sac en kraftd’un assortiment de petites surprises :une jolie bougie ; une coupe gravée de lalettre « M » ; un mélange de noix et defruits secs ; une bouteille d’eau et desbarres chocolatées.

En fait, le chocolat était superflu :quand j’avais déménagé, j’en avaislaissé un plein tiroir dans la cuisine dela maison de grès brun. Il était peuprobable que Mallory ait déjà toutmangé. Mais ceux que je venais dechoisir contenaient du bacon. Si si, dubacon, je vous assure.

Quand je jugeai que j’avais toutes les

réserves nécessaires à une pause dignede ce nom, je posai mes achats sur lecomptoir.

Je décidai de sonder le caissier quienregistrait mes emplettes.

— Vous êtes très proches de laMaison Cadogan, ici. Vous avezbeaucoup de vampires parmi vosclients ?

La machine émit un « bip » lorsqu’ilfit passer les barres chocolatées sur lescanner.

— De temps en temps, oui.

— Est-ce qu’ils sont aussi dangereux

que tout le monde le prétend ?

— Les vampires ? Non, ils sont trèssympas. Certaines filles sont plutôtagréables à regarder, si vous voyez ceque je veux dire.

Un large sourire s’épanouit sur seslèvres.

— Merci, lui lançai-je en le payantavant de m’emparer de mon sac. Je lerépéterai à mes collègues de la MaisonCadogan.

Je lui adressai un clin d’œil et lelaissai seul dans le magasin, les jouescramoisies.

J’arrivai chez Mallory juste aumoment où Simon, son tuteur, en sortait.Il marchait d’une démarche décontractéetout à fait assortie à son charme simple.Les cheveux blond foncé coupés trèscourt et les yeux bleu clair, de taillemoyenne, il semblait être un garçonsympathique et sociable, du genre àavoir été délégué de classe au lycée.

— Salut, lança-t-il en plissantlégèrement les yeux. Tu es Merit, uneamie de Mallory, c’est ça ?

— Oui, confirmai-je en lui montrantmon sac en kraft. Je lui apporte despetites gâteries. Elle n’est pas en pleinexamen, au moins ?

— Oh, non. Pas ce soir. Elle révise,simplement. Je suis venu l’aider sur unpoint un peu complexe.

— Je vois.

Mallory trouvait Simon bizarre, et, detoute évidence, Catcher ne le portait pasdans son cœur. Il ne me faisait pasparticulièrement mauvaise impression,mais le fait qu’il s’intéresse davantageaux examens de Mallory qu’au problèmedu lac me paraissait étrange. Après tout,il était le représentant officiel del’Ordre à Chicago.

— Que pense l’Ordre de ce qui arriveau lac et à la rivière ? Vous avez uneexplication ?

Il cligna des yeux, comme s’il necomprenait pas la question.

— Le lac et la rivière ? Tout s’estarrangé, non ?

— Oui, mais c’est tout de mêmeinquiétant, tu ne crois pas ?

Il consulta sa montre avec nervosité.

— Je ne voudrais pas paraître impoli,mais je dois filer. J’ai un rendez-vous.Content de t’avoir revue.

Il se précipita vers une voiture desport allemande garée plus loin dans larue.

Je regardai le véhicule disparaître,étonnée de la réaction de Simon. Iln’avait pas semblé le moins du mondepréoccupé par l’affaire du lac, qu’ilconsidérait comme résolue. C’était unsorcier, et, visiblement, nous affrontionsun problème d’ordre magique. N’était-ildonc pas curieux d’en connaître lescauses ?

Peut-être qu’il était tout simplementheureux que tout se soit arrangé et seconsacrait à présent aux examens deMallory.

Ou alors il savait parfaitement ce quise passait et cachait bien son jeu.

Quoi qu’il en soit, je trouvais son

comportement suspect. En attendant d’endécouvrir davantage, je sautai sur leperron et frappai à la porte. Catcherm’ouvrit, des pantoufles brunes auxpieds, des lunettes sur le nez et unprogramme télé à la main. Il prenaitpeut-être son congé forcé au sérieux.

— La nuit a été longue ? demandai-je.

— J’ai passé les dernières quarante-huit heures plongé dans des livres pouressayer d’expliquer ce qui est arrivé àl’eau. J’ai consulté tous les forumsInternet auxquels j’ai pensé dansl’espoir d’y trouver mention de sorts, decréatures ou de prophéties susceptiblesde nous aider à comprendre. Résultat :rien. Je n’ai pas dormi. J’ai à peine

mangé. Mallory est dans tous ses états,et Simon appelle chez moi toutes lescinq minutes. Bordel ! Si je ne merepose pas un peu, je vais péter unplomb.

Sa voix tendue et les cernes quisoulignaient ses yeux confirmaient sespropos.

Dans l’espoir de détendrel’atmosphère, je pointai ses pantouflesdu doigt. Je ne me serais jamais attendueà voir de tels chaussons aux pieds deCatcher Bell.

— Et les charentaises ? demandai-jeavec un sourire moqueur.

— Je fais ce que je veux chez moi. Ilse trouve que ces charentaises sont trèsconfortables. Si vous vous baladiez àpoil dans la maison avec des arcs et desflèches avant que j’emménage, ça ne meregarde pas.

Malgré sa repartie sarcastique, ils’écarta pour me laisser entrer.

— Comment ça va dans l’ère post-Agence de médiation ? demandai-jetandis qu’il fermait la porte.

Il afficha un mince sourire.

— Comme je te l’ai dit, c’estépuisant, mais nous sommesétonnamment bien organisés. Tu connais

la pièce que Chuck utilise commegrenier, chez lui ?

Je la connaissais. C’était là que magrand-mère entassait tous ses trésors,autrefois. Elle adorait les brocantes, oùelle dénichait toujours un objet pour l’und’entre nous. Un jouet en bois à tirerpour Olivia, la fille de Charlotte. Unsous-main d’époque pour Robert. Unrecueil de poésies pour moi. Ellerangeait soigneusement ses trouvaillesdans des boîtes ou des sacs en papier etles distribuait lors de ses visites à lamanière d’un Père Noël. Depuis la mortde ma grand-mère, mon grand-pèren’avait pas touché à la pièce ni auxtrésors qu’elle renfermait. Du moins

jusqu’à présent…

— Eh bien, il a tout réorganisé,poursuivit Catcher. Maintenant, c’est lesiège de l’École de diplomatiesurnaturelle Chuck-Merit.

— Dis-moi que ce n’est pas comme çaque vous vous appelez.

— Ce n’est qu’un nom temporaire,m’assura Catcher. Le truc, c’est que desgens ont toujours besoin de notre aide.

— Et ces gens se fichentprobablement de savoir si voustravaillez dans un bureau luxueux ou ungrenier.

— Exactement.

Catcher s’installa dans le canapé danssa position fétiche : les jambes croisées,les pieds sur la table basse, leprogramme télé dans une main, latélécommande dans l’autre, les yeuxrivés sur l’écran par-dessus ses lunettes.Un soda au citron et un saladier debonbons gélifiés en forme de tranched’orange étaient posés sur la table.J’avais devant moi un homme prêt àpasser une soirée de détente sans êtreinterrompu par la nécessité d’allerchercher des en-cas dans la cuisine.

Je supposai qu’il me signifiait par sonattitude qu’il était temps de partir.

— Mallory est là ?

— Dans la cave.

Voilà qui me surprenait. La cave étaitun antre plein d’araignées digne de lamaison d’Amityville. Je n’aurais jamaiscru que Mallory oserait y descendre,encore moins pour y faire ses révisions.

— Sans blague ?

— Ce soir, c’est chimie. Elle avaitbesoin de calme et d’espace pour toutson bazar. Je n’avais pas envie qu’elledétruise la cuisine.

— Je vais à la cave, alors, déclarai-jeavant de me diriger vers les pièces du

fond.

La porte qui menait au cellier crasseuxse trouvait dans la cuisine, là oùMallory stockait ses sodas light glacés.Je pris deux canettes dans leréfrigérateur et ouvris la porte du sous-sol.

L’odeur de vinaigre qui flottait dansl’escalier me fit instantanément monterles larmes aux yeux.

— Mallory ? appelai-je.

L’escalier était plongé dans le noir,mais un filet de lumière provenant de lacave en éclairait le coin inférieur.

— Tout va bien, en bas ?

J’entendis un bruit métallique, commesi on entrechoquait des poêles et descasseroles, puis Mallory se mit àbrailler avec enthousiasme les parolesd’une chanson de hip-hop.

Je considérai cela comme un feu vertet commençai à descendre les marches.

Je n’avais jamais aimé les caves.Avant d’emménager dans le cube debéton moderne où vivaient à présent mesparents à Oak Park, nous habitions unemaison gothique à Elgin, dans l’Illinois.La demeure, qui avait plus d’un siècle,aurait pu servir de décor à un filmd’horreur. Elle était belle, mais

oppressante. Luxueuse, conformément augoût de mes parents, mais isolée.

La maison comprenait un sous-sol oùma mère avait entreposé le four àpoterie qu’elle avait acheté quand lacéramique était devenue sa nouvellelubie. Elle faisait en sorte que le foursoit toujours impeccable, mais c’était leseul objet propre dans la cave parailleurs sombre, froide, humide etpeuplée d’araignées.

— Un peu comme celle-ci,marmonnai-je alors que je descendais ladernière marche.

Je jetai un coup d’œil par la porte.

La pièce était éclairée par une uniqueampoule à incandescence. Je ne vis rienqui soit susceptible de produire lasenteur de vinaigre que j’avais perçue,mais l’odeur était indéniablement plusforte qu’en haut. Mallory était assise àune immense table de travail constituéed’un panneau de contreplaqué posé surdes tréteaux. Elle y avait empilé unnombre impressionnant de livres et debols contenant des morceaux de matièrenon identifiée, à côté de diversesvariétés de végétaux en pot. Certainsressemblaient à des plantes d’intérieurordinaires. D’autres possédaient desfeuilles affreusement pointues àl’extrémité rouge sang ou des feuillesépaisses qui semblaient gorgées d’eau.

Mallory avait noué ses cheveux bleuvif – dont les racines blondes étaient àprésent visibles – en queue-de-cheval, etportait des écouteurs noirs sur lesoreilles. Elle avait les yeux cernés et lesjoues un peu plus creusées qued’habitude. Ses examens devaientl’épuiser.

Elle scandait les paroles de sachanson à toute vitesse en feuilletant unlivre imposant. Je m’aventurai dans lelabyrinthe formé par les cartons, lesvieux meubles et les sacs de sel dedéneigement qui jonchaient le sol sansqu’elle se rende compte de ma présence.Elle sursauta quand je posai une canettede soda à côté d’elle.

— Bon sang, Merit ! s’écria-t-elle enarrachant ses écouteurs. Qu’est-ce que tufais ici ? Encore un peu et je t’envoyaisdans le futur.

— Désolée. Tu étais en pleineconversation intime avec Kanye. C’estquoi, cette odeur ?

Mallory désigna une étagèrefabrication maison calée dans un coin enface de la table. Elle mesuraitprobablement deux mètres cinquante dehaut, et sur chaque niveau étaient alignésdes bocaux de fruits et légumes.J’identifiai des cornichons, des pommeset du coulis de tomate. Les autresconserves restaient un mystère. Parcontre, l’odeur de vinaigre n’en était

plus un : il y avait un espace vide dansla rangée des cornichons.

— Il manque un bocal ?

— J’ai fait exploser un des bocaux decornichons de tante Rose, expliquaMallory en baissant de nouveau les yeuxsur son livre.

Elle avait hérité de la maison et desbiens que celle-ci contenait à la mort desa tante, quelques années auparavant.Étant donné que, depuis lors, Malloryn’avait pas touché aux conserves, jesupposai qu’elle n’en raffolait pas.

— Je ne savais même pas que cestrucs se trouvaient là.

— Je n’en ai jamais remonté aucun,dit-elle d’un air détaché. Ce n’est pasterrible. Les pommes sont aromatisées àl’ail.

Je fis la grimace.

— Beurk.

— Méga-beurk. J’ai goûté une fois, etaprès ça, je n’ai plus jamais ouvertaucun bocal. Jusqu’à hier soir, et je nel’ai pas fait exprès.

— C’est marrant, ces cornichons nesentent pas l’aneth.

— Il n’y a pas d’aneth, réponditMallory. Juste du vinaigre. Je crois que

tante Rose avait en partie perdu le sensde l’odorat. Dommage qu’elle n’y aitpas mis un peu d’ail. Ça ne t’auraitmême pas dérangée, vu que tu n’y es passensible.

Elle avait raison : contrairement à ceque racontait le mythe, l’ail nerepoussait pas les vampires. D’un autrecôté, l’idée de pénétrer dans une caveembaumant l’ail et le vinaigre ne mefaisait pas particulièrement envie.

— C’est vrai, confirmai-je en laissanttomber mon sac en kraft sur un coin librede la table. Et en parlant de manger,c’est pour toi.

Sans prononcer un mot, elle ferma son

livre, jeta un coup d’œil au contenu dusachet et sortit le paquet de noix et defruits secs, qu’elle ouvrit avec les dents.Elle en versa un peu dans sa main – quiétait sévèrement crevassée, commej’avais déjà pu le constater la dernièrefois que je l’avais vue – et m’enproposa. Je fouillai un peu parmi lesfruits jusqu’à ce que je trouve deux noixde cajou entières.

— Merci, dis-je, me délectant ducraquement des noix sous mes dents.Comment se déroulent tes examens ?

— C’est difficile. Il y a beaucoup demaths. Ce n’est pas le genre d’épreuvesque Catcher a passées, ajouta-t-elle d’unton hargneux. Il ne fait plus partie de

l’Ordre depuis des années. Il est larguéen ce qui concerne la procédure derecrutement des sorciers.

Elle devait s’être disputée avecCatcher au sujet des tests.

— Je vois, avançai-je avec prudence.

Soudain, un petit cri retentit.J’entendis quelque chose trottiner parterre et faillis me réfugier sur la table,imaginant une araignée de la taille d’unballon de foot.

Mais un petit chat noir avec un collierrose en strass sortit de sous la table. Ils’assit à côté de Mallory et posa sur moises yeux verts.

— C’est ton familier ? demandai-je.

Mallory acquiesça. Simon lui avaitsuggéré d’adopter un chat noir pourl’aider à accomplir ses tours desorcellerie.

— Je te présente Elvis.

— Tu as appelé ton familier Elvis ?

— Ils ont la même coupe de cheveux,répondit-elle sèchement.

En effet, le chaton avait des poilsbouffants sur le dessus de la tête.

— Oh. Avec ce que tu en as dit ladernière fois, je l’imaginais bien plus

agité que ça.

Je me baissai pour gratter Elvis entreles deux oreilles. Il vint se frotter contrema paume en chancelant un peu, commes’il avait bu.

J’interrogeai Mallory du regard.

— Qu’est-ce qu’il a ?

Elle regarda le chaton puis fronça lessourcils.

— Elle, pas Il. C’est à cause de lamarinade fermentée des cornichons.Quand je suis arrivée, c’était trop tard :elle lapait déjà le jus.

— La pauvre.

— Je sais. Encore une bourde de tanteRose. En plus, je me demande si elleaimait vraiment les cornichons.

Visiblement lasse de notre compagnie,la chatte s’éloigna en titubant.

— Est-ce que ce que tu dois faire tegêne moins, maintenant ?

Mallory m’avait fait part du troublequ’elle avait ressenti quand Simonl’avait initiée à la magie noire. Même siun sort l’avait empêchée d’entrer dansles détails, il était clair qu’elle se posaitdes questions d’ordre éthique. Je l’avaisalors encouragée à en parler à Catcher.

Je savais qu’elle l’avait fait, mais peut-être que leur conversation ne s’était pasbien passée ou avait eu desconséquences fâcheuses.

Elle tapota du doigt la couverture encuir rouge du livre qu’elle était en trainde lire. Il portait des inscriptions enlettres dorées. Franchement, ilressemblait vraiment à un grimoire desorciers.

— Le monde est ce qu’il est, déclara-t-elle. Ce n’est pas parce qu’un truc memet mal à l’aise que c’est mauvais, tuvois ? Il faut parfois du temps pourcomprendre. J’ai juste été un peuparanoïaque.

J’attendis qu’elle développe, maiselle n’en dit pas plus. Pour être honnête,sa réponse ne m’enchantait pas vraiment.S’accommoder d’une expériencedésagréable était une chose. Décréterqu’après tout, ce n’était pas sidésagréable en était une autre.

— Juste un peu paranoïaque ?

Ses mains à vif et crevassées étaientun effet secondaire de la magie qu’elleavait pratiquée. Pour moi, la paranoïan’avait rien à voir là-dedans. Ils’agissait d’une relation de cause à effet.

— Tout va bien, affirma-t-elle enabattant la main si brutalement sur latable que celle-ci trembla.

Le bruit me fit sursauter. Si ellevoulait me faire taire, elle avait réussi.

— J’avais besoin du chat pourm’aider à canaliser la magie. Et il m’enfaudrait trois de plus pour tout finir. Il ya trop à faire, trop à apprendre pour uneseule personne.

Je ne reconnaissais pas Mallory. Cetteattitude ne lui ressemblait pas. Simonportait sans doute la responsabilité de cechangement : il avait passé plus detemps avec elle que quiconque,dernièrement. Mais à cet instant, nousn’étions que toutes les deux, et jen’avais pas du tout envie qu’une périodede stress mette notre amitié en péril.

— Si tu le dis, cédai-je. Tu sais que situ as besoin de parler tu peux m’appelern’importe quand. De jour comme de nuit.

— Et tu répondras au téléphone enplein jour ? lança-t-elle d’un tonsarcastique.

Pas si tu continues à te comportercomme ça, pensai-je. Elle a été là pourmoi, me serinai-je jusqu’à ce que macolère soit retombée.

— S’il le faut, oui, répondis-je.

Elle poussa un soupir et se remit àfeuilleter son livre.

— Je dois me remettre au travail.

Merci pour la bouffe.

Les sourcils froncés, je m’efforçaid’écarter la désagréable impression queje venais de me faire envoyer paître, envain.

— De rien. Prends soin de toi,d’accord ?

— Ne t’inquiète pas. Si jamais jetombais malade, il suffirait que je lesouhaite pour guérir aussitôt.

Étant donné qu’elle ne me prêtaitvisiblement plus aucune attention, je lalaissai en compagnie de ses livres, deses plantes et de son sachet de surprises,priant pour qu’elle tienne le coup.

J’avais le désagréable sentimentqu’elle me cachait des choses, mais jecomprenais qu’elle ne s’intéresse qu’àses examens. J’en avais passé desdizaines au lycée et à l’université ; jesavais que les révisions nécessitaientune concentration particulière. J’avaisdû imprimer dans ma mémoirepersonnages de roman, intrigues, détailsde l’histoire, ainsi que courantslittéraires, métaphores et comparaisons.On devait se plonger entièrement dansles livres pour s’en imprégner afind’être en mesure de répondre à desquestions pendant des heures. Au vu del’attitude de Mallory, je supposais queles examens de magie exigeaient uneimmersion similaire.

Une fois remontée de la cave, jedécidai de faire un rapide arrêtravitaillement dans la cuisine et ouvrisle long tiroir plat qui renfermait macollection de chocolats. J’éprouvai unecertaine tristesse en découvrant qu’elleétait intacte, ou tout comme. J’auraispréféré savoir que Mallory grignotait unpeu de chocolat en rentrant du bar oud’une séance de sport, comme elle enavait auparavant l’habitude, ou qu’elleavait utilisé mes plaques de chocolatamer pour faire ses fameuses truffes. Aulieu de quoi, le tiroir paraissait figé dansle temps, comme si Catcher et Malloryn’avaient pas réussi à intégrer cettepartie de moi à leurs vies.

Eh bien, s’ils n’avaient pas l’intentionde manger ces chocolats, moi, je nem’en priverais pas. Je fourrageai dansce trésor pour dénicher quelquespépites – de délicieux browniescommandés tout spécialement à unepâtisserie de New York, une mini-barrede chocolat noir qui faisait partie de mespéchés mignons et une barre chocolatéecontenant mes céréales préférées – queje glissai dans les poches de ma veste.Puisque Frank bannissait de la Maisontoutes les bonnes choses de ce genre,j’allais en avoir besoin.

Après avoir fait mes réserves, jerefermai le tiroir et regagnai la ported’entrée. Catcher, toujours dans le

canapé, plissait les yeux en direction dela télévision branchée sur la chaîneféminine.

— C’est quoi, l’intérêt ? demandai-jetandis qu’à l’écran, une femme se faisaitrelooker par ses amies, probablementaprès une rupture très difficile.

— La normalité, me répondit-il. Leshistoires sont mélodramatiques,d’accord, mais les thèmes restentordinaires. Ça parle d’amour, demaladie, d’argent, de méchants voisinset d’horribles ex-petits-amis.

— Et pas de magie, d’insupportablesvampires et d’affreux politiciens, c’estça ?

— Exactement.

Je hochai la tête en signe decompréhension.

— J’ai pris des trucs dans le tiroir àchocolats, mais ça ne vous manquerasûrement pas. Dis donc, tu n’as rienremarqué de bizarre chez Mallory ? Ellesemble… vraiment concentrée. Et demanière pas très positive.

— Elle va bien, se contenta-t-il derépondre.

J’attendis qu’il poursuive, maisn’obtins pour toute réaction que de latension dans l’air et un léger crépitementde magie. Il avait beau m’avoir affirmé

que tout allait bien, rien dans sonattitude corporelle ne l’indiquait.

— Tu en es sûr ? Est-ce que tu asparlé de Simon à Mallory ? De ce qu’illui fait faire ? J’ai l’impression qu’ellefait des trucs qui la mettent mal à l’aise.

— Ce n’est pas vraiment ton domaine.

Je ne m’attendais pas à cettebrusquerie. Même si Catcher était dugenre bourru, il se montraithabituellement plutôt patient quand ils’agissait de problèmes surnaturels.

— C’est vrai, convins-je. Mais jeconnais Mallory. Et quand elle évite unsujet, je le sais.

— Tu crois que moi, je ne la connaispas ?

— Bien sûr que tu la connais, maisd’une manière différente de la mienne.

Il tourna lentement la tête pour medécocher un regard noir.

— Ce qui se passe entre nous danscette maison ne te regarde pas,d’accord ?

Sa réplique cinglante me fit clignerdes yeux, mais je décidai de luiaccorder le bénéfice du doute. Aprèstout, il venait de perdre son boulot et sacopine était une vraie boule de nerfs.

— D’accord, conclus-je, la main surla poignée. Très bien. Bonne nuit.

— Merit. (Je me retournai.) Avant quetu partes…

Il s’humecta les lèvres et détourna leregard. Je ne l’avais pas souvent vuhésiter à faire part de son opinion. Sonattitude me rendit nerveuse.

— J’ai entendu dire que tu passaisbeaucoup de temps avec Jonah,dernièrement, poursuivit-il. Je doisavouer que ça ne me plaît pas trop.

Comment la rumeur pouvait-elle avoircirculé si vite ? J’avais l’impression deme retrouver au lycée.

— On travaille ensemble, répliquai-je. Il m’aide.

— C’est tout ?

Je lui rendis le regard suspicieux qu’ilvenait de m’adresser.

— Comment ça, c’est tout ?

— Je sais que ce n’était peut-être pastoujours évident, mais j’étais proched’Ethan.

— Je peux dire la même chose.

— Et tu penses respecter samémoire ?

Sa question, aussi brutale quesurprenante, me fit l’effet d’une gifle.

— Ce ne sont pas tes affaires, maisoui, je respecte sa mémoire. Cela dit,j’ai le droit de vivre ma vie, même s’iln’est plus là.

Mon cœur battait la chamade sousl’effet de l’adrénaline, de l’irritation…et de la peine. C’était Catcher, le petitami de ma meilleure amie. Je leconsidérais pratiquement comme monbeau-frère, et il m’accusait de ne pasrespecter la mémoire d’Ethan ?

— C’est vraiment nul de ta part dedire une chose pareille, lançai-je,furieuse.

Silence.

— C’était un vrai emmerdeur,poursuivit Catcher. Mais je m’y étaishabitué, tu comprends ?

Ma colère s’atténua un peu.

— Je comprends.

Une minute s’écoula avant qu’ilreprenne la parole.

— Est-ce que je t’ai déjà racontécomment Ethan et moi nous sommesrencontrés ? (Je secouai la tête.)L’Ordre était convaincu qu’il ne fallaitplus de sorciers à Chicago. Mais jesavais – tout le monde savait – que

c’était dans cette ville que lesproblèmes surnaturels surviendraient enpremier. J’avais toujours cru quel’Ordre ne voulait pas se salir les mains.Maintenant, je pense qu’ils avaient peur.J’avais prononcé une prophétie, et jeleur en ai parlé. Je leur ai dit queChicago avait besoin de sorciers. Qu’ilétait impératif que l’Ordre en envoie.

— Et ils ne t’ont pas cru ?

— Ou n’ont pas voulu me croire.Quand j’ai décidé de venir à Chicagomalgré tout, ils ont considéré que j’avaismanqué de respect à la hiérarchie etm’ont expulsé. Ils m’ont abandonné, sansaucun soutien, en m’accusant d’êtrearrogant et d’essayer d’usurper le

pouvoir de l’organisation. Par politesse,j’ai appelé les Maisons pour lesprévenir de mon arrivée. Je préféraisménager les susceptibilités. Scott arefusé de me parler. Il ne voulait rienavoir à faire avec l’Ordre. Célina m’areçu, mais notre entrevue a plusressemblé à une séance d’autocongratulation qu’à autre chose.

— Ça ne m’étonne pas vraiment.

Il grogna en signe d’assentiment.

— Quand j’ai appelé Ethan, il m’ainvité. Nous avons parié de Chicago, del’Ordre, des Maisons. Nous avonsdiscuté pendant des heures. Et à la fin decette conversation, il m’a proposé de

rester à la Maison Cadogan en attendantde m’établir à Chicago.

Catcher garda le silence quelquesinstants, peut-être pour me permettre dedigérer cette révélation. Sauf que jen’étais pas franchement surprise. Ethanétait un fin stratège et un homme loyal.C’était tout à fait son genre derécompenser Catcher pour avoirrespecté les règles de bienséance en luioffrant généreusement de s’installer à laMaison.

— C’était il y a longtemps, dit-ilfinalement. Des années avant que tureviennes à Chicago, que tu rencontresMallory et que tu deviennes vampire.Des années avant que la ville se retourne

contre les siens.

— Des années avant que nousperdions Ethan. Mais nous l’avonsperdu.

— Je sais. Je sais qu’il est parti, etque votre relation a connu des hauts etdes bas jusqu’à la fin. Mais au fond,c’était vraiment quelqu’un de bien.

— Je sais.

Catcher hocha la tête, puis le silencerégna quelques instants.

Avant que je ne reprenne la parole, lasonnerie de mon téléphone retentit. Je lesortis de ma poche et consultai l’écran :

c’était Jonah.

— Salut, qu’est-ce qui se passe ?

— Est-ce que tu as été dehors,récemment ?

— Pas depuis deux heures, pourquoi ?

— Va voir.

— C’est une blague ? lui demandai-je.Je suis plutôt occupée, là.

— C’est aussi sérieux qu’un pieu detremble. Va dehors. Regarde le ciel et lalune.

— Je te rappelle, lui assurai-je. (Je

rangeai mon téléphone et me tournai versCatcher.) Excuse-moi un instant.

J’ouvris la porte et jetai un coup d’œilà l’extérieur. Je me pétrifiai.

— Oh, mon Dieu, murmurai-je, attirantl’attention de Catcher, que j’entendis seprécipiter vers moi.

Le ciel était rouge rubis. Pas rosecomme au lever ou au coucher du soleil,mais rouge. Un rouge sombre et riche,genre Coca à la cerise ou acajou patiné.Une lune rouge sang brillait bas dans leciel, traversée à une fréquence alarmantepar des éclairs blancs.

Mallory avait un jour énoncé une

prophétie parlant d’une lune rouge et des« rois de la Ville blanche ». Autrefois,la « Ville blanche » désignait une partiede Chicago. S’agissait-il de la lunequ’elle avait mentionnée ? Si c’était lecas, qui étaient ces rois censés tomber ?

L’angoisse me noua l’estomac. J’avaisrêvé d’une lune, mais ce devait être unecoïncidence. Si ce n’en était pas une, etsi le reste de mon rêve n’était pas unhasard non plus…

Je secouai la tête. Ces pensées,dictées par mon chagrin, représentaientune ridicule perte de temps et ne feraientau final qu’accentuer mon malaise etmon impression d’être stupide.

— Oh, merde, marmonna Catcherlorsqu’il me rejoignit sur le seuil.Qu’est-ce qui se passe, bon sang ?

— Si tu veux mon avis, commençai-jeen sortant mon téléphone pour rappelerJonah, c’est notre deuxième crise de lasemaine.

Après un lac noir, un ciel rouge.

Au moins, nous n’avions à gérerqu’une seule crise à la fois.

9CONTE DE FÉES

Il s’avéra que nous avions à gérerplusieurs crises en même temps. Jeparvins à joindre Jonah en rentrant à laMaison : la rivière et le lac étaient denouveau noirs et aspiraient toute lamagie de la ville. Ce qui signifiait nonseulement que ce problème n’avait pasété résolu, mais que la situationempirait. Je ressentais une véritableterreur. Je me demandais où tout celaallait nous mener. Il s’avéra que nousavions à gérer plusieurs crises en mêmetemps. Je parvins à joindre Jonah enrentrant à la Maison : la rivière et le lac

étaient de nouveau noirs et aspiraienttoute la magie de la ville. Ce quisignifiait non seulement que ce problèmen’avait pas été résolu, mais que lasituation empirait. Je ressentais unevéritable terreur. Je me demandais oùtout cela allait nous mener.

Quand Jonah me retrouva à Cadogan,on rejoignit les dizaines de vampires quiobservaient le ciel depuis la pelousederrière le bâtiment. Nous n’étions pasles seuls. Devant presque toutes lesmaisons de Hyde Parle que j’avaisdépassées, j’avais vu des gens quipointaient le doigt vers le ciel ou secouvraient la bouche des mains, effarés.

Alors qu’il n’y avait aucun nuage, des

éclairs déchiraient le ciel avec descoups de tonnerre retentissants quiétouffaient tous les autres bruits de laville. Je devinais ce que devaient penserles habitants de Chicago : « On nevoyait jamais des choses pareillesavant l’arrivée des vampires. »

Ce qu’ils oubliaient, bien sûr, c’estque les vampires et les autres surnatsvivaient à Chicago depuis aussilongtemps qu’eux. Nous n’étions pourrien dans ce qui se passait, mais,malheureusement, j’ignorais comment leleur prouver.

J’avais envoyé un texto à Malik afinde l’informer que j’amenais un vampire

de la Maison Grey en terrain Cadogan. Ilserra la main de Jonah quand on leretrouva dans le jardin en compagnie deLuc.

— Est-ce qu’il existerait des nymphesde la lune susceptibles d’avoir provoquéça ? demandai-je. Ou alors des sorcièresdu vent ? des gremlins atmosphériques ?

— Pas que je sache, répondit Malik.

— Je ne crois pas, ajouta Jonah. Maison ne peut nier que nous avons affaire àune puissance supérieure.

— La question est de savoir ce qu’ilconvient de faire, intervint Luc. Surtoutmaintenant que nous avons une marge de

manœuvre limitée.

À peine avait-il prononcé ces motsqu’un éclair zébra le ciel. Tout le mondese coucha à terre, et, au même moment,la foudre tomba sur la girouette du toitde la Maison avec le coup de tonnerre leplus fort que j’avais jamais entendu.

Le quartier fut plongé dans le noir.Les lumières de la Maison vacillèrentavant de s’éteindre puis revinrent sousforme d’une lueur orangée blafarde.L’éclairage de secours, que je n’avaisjusque-là vu allumé qu’en cas d’alerte,s’était déclenché. Nous disposions dansla cave de quelques groupesélectrogènes destinés à assurer lefonctionnement des lampes de secours,

des systèmes de sécurité et deréfrigération du sang pendant les pannesd’électricité.

Le silence qui suivit fut rompu par descris d’humains un peu plus loin et par lehurlement des sirènes des véhicules depompiers qui arrivaient déjà.

À côté de moi, Malik soupira.

— Nous n’avons vraiment pas besoinde ça. Ni de la panique ni du danger.

Alors qu’un nouvel éclair illuminait lejardin, Malik lança un regard inquiet del’autre côté de la pelouse. Les vampiress’écartaient pour laisser passerquelqu’un. Au bout d’un moment, Frank

émergea de la foule. Il scruta le cield’un air suspicieux puis toisa Malikavec un mépris ostensible. Ses penséesse devinaient aisément : « Mauditsvampires de Chicago. Incapables degérer leurs affaires. »

— Qu’est-ce que c’est que ça ?demanda-t-il d’un ton impérieux quand ilnous eut rejoints.

Je ne pris pas la peine de lui présenterJonah. Frank ne semblait pas du genre às’intéresser aux autres, et je ne voyaispas la nécessité de mêler Jonah à nosproblèmes.

— Les vampires n’y sont pour rien,affirma Malik. C’est tout ce que nous

savons.

— Ça ne va pas contribuer àaméliorer la réputation des Maisons, fitremarquer Frank.

— Non, en effet, convint Malik. C’estpourquoi nous allons mener l’enquête.Déterminer les causes de ce phénomènepermettra d’en limiter les conséquences.

Je pouvais presque voir lesengrenages tourner dans la tête de Frank.Au moins, il faisait appel à son cerveau.En tant qu’homme de main du PG, c’étaità ce moment-là qu’il était censé nousaccuser d’être responsables de ce qui sepassait, quelle que soit notre implicationréelle, et nous faire jurer de rester à la

Maison sans tenter d’intervenir.

Nous ne pouvions pas gagner.

Frank paraissait toutefois considérerle problème et les options qui seprésentaient à nous. Peut-être qu’il étaitcapable de penser de manièreindépendante et ne se contenterait pasd’accuser Cadogan de tous les maux dela terre.

— Il y a un groupe que vous pourriezcontacter, suggéra Frank, qu’on regardatous avec curiosité. Les reines du ciel.

Malik secoua aussitôt la tête.

— Non, décréta-t-il.

— Qui sont les reines du ciel ?chuchotai-je.

— Les fées, me répondit Jonah dansun murmure. Les fées mercenaires.

— Ce n’est pas pour rien qu’on lesappelle « mercenaires », argumentaMalik. Notre relation avec elles peut aumieux être qualifiée de tendue, et c’estuniquement parce que nous rétribuonsgénéreusement leur travail que nousparvenons à cohabiter.

— Quoi qu’il en soit, ce problèmeentre indubitablement dans leur champde compétences. Ce sont elles les mieuxplacées pour avoir une réponse.D’ailleurs, ce sont les seules

susceptibles d’en avoir une. Je voussuggère d’envoyer une équipe lesinterroger. Immédiatement.

Pour être franche, je trouvais son idéestupide. Nous avions déjà parlé avecdes représentants de deux groupes desurnaturels – les nymphes et la sirène –,et personne n’était impliqué dans lesévénements qui frappaient la ville.Rendre visite à une communauté quinous haïssait déjà servirait-il à quelquechose, à part raviver les vieillesrancœurs ?

Malik, toujours aussi diplomate,parvint à adresser un hochement de têterespectueux à Frank avant de porter sonregard sur nous.

— Pénétrez dans le monde des féesavec prudence. Ce sont des surnaturels àpart, sans vouloir paraître raciste. Ellesont des coutumes, des aspirationsdifférentes. Mais elles savent beaucoupde choses. Il a raison : ça vaut le coupde les rencontrer. Cherchez la reine.Rendez-lui visite et demandez-lui qui estresponsable de ce qui se passe.

— Et ne renoncez pas avant d’avoirtrouvé les coupables, ajouta Frank.

Malik se tourna ensuite vers Luc.

— Fais rentrer tout le monde àl’intérieur. Personne n’est en sécuritédehors.

J’échangeai un hochement de tête avecJonah et me dirigeai vers la Maison.L’angoisse me nouait déjà l’estomac,mais les derniers mots que prononçaMalik déclenchèrent en moi unevéritable panique.

— Et que Dieu nous vienne en aide.

Même si les éclairages de secours necréaient pas vraiment une ambiancechaleureuse, ils me fournirent assez delumière pour monter l’escalier et trouvermon sabre et mon poignard.

Jonah me suivit jusque dans machambre, ce qui me surprit. Je nepensais pas qu’il m’emboîterait le paset, d’ailleurs, je ne le lui avais pas

proposé. Mais quand je me rendiscompte qu’il gravissait les marchesderrière moi, je n’osai pas lui dire dem’attendre.

Il resta sur le seuil tandis quej’envoyais un message à Catcher. Mêmesi mes rapports avec ce dernier n’étaientpas au beau fixe, je préférais avertirquelqu’un qui n’appartenait pas à lacommunauté des vampires que j’allaispénétrer sur le territoire des fées. Saréponse me parvint presqueimmédiatement : « C ton problème ».

Charmant.

Je glissai mon poignard dans ma bottepuis retirai le fourreau contenant mon

katana du support mural dont Lucm’avait fait cadeau. Il en avait installéun dans la chambre de Lindsey par unsamedi pluvieux, et elle avait trouvé çatellement génial qu’elle avait décidéqu’il m’en fallait un aussi. Elle avaitraison : cette présentation mettaitvraiment le sabre en valeur. Même dansson fourreau, l’arme était de toutebeauté. L’étui laqué, fin et scintillant,délicatement incurvé, épousait la formede la lame, tout aussi fine mais mortelle.

— Vos chambres ne sont pas aussiluxueuses que les nôtres, fit remarquerJonah.

— Vous avez plus de place et moinsde vampires, fis-je remarquer en passant

mon katana à la ceinture.

Jonah s’écarta quand je sortis, et jefermai la porte.

— C’est vrai.

Il me suivit jusqu’en bas de l’escalier,mais m’arrêta avant que nousfranchissions la porte principale.

— En fait, je ne sais pas où habite lareine. C’est un secret que les féesgardent jalousement. Pour obtenir cetteinformation, il faudra leur offrir quelquechose.

Et moi qui pensais que les surnats deChicago allaient se serrer les coudes.

— Quel genre de chose ?

— Des pierres précieuses ou du métalnoble. (Un sourire s’étira sur seslèvres.) Elles fonctionnent encore àl’étalon-or. Tu n’aurais pas d’or sur toi,par hasard ?

— De l’or ? Non, désolée. Tous meslingots sont dans ma chambre.

— Petite maligne, dit-il, un sourireaux lèvres.

Tandis que je réfléchissais, je touchaimachinalement le médaillon Cadoganque je portais autour du cou… et j’eusune idée.

— Suis-moi, lui ordonnai-je.

Je traversai le couloir principal de laMaison, où étaient situées les piècesréservées à l’administration. Lesvampires étaient tous en train de rentrer,et je trouvai Helen dans son bureau roseBarbie.

Éclairée par des bougies, elle étaitassise à sa table de travail, habillée d’unsurvêtement rose. Aucun de ses cheveuxgris ne rompait l’ordre de sonimpeccable coupe au carré. Elle écrivaitdans un carnet à l’aide d’un antique styloà plume. Elle leva la tête à notre entréeet trempa la pointe de sa plume dans unencrier.

— Oui, Sentinelle ?

— Est-ce qu’il vous resterait quelquesmédaillons Cadogan ?

Une lueur d’inquiétude traversa sesyeux. Je m’attendais un peu à cetteréaction. En effet, nous nous étions déjàfait voler un médaillon par un ancienvampire Cadogan qui s’en était servipour compromettre la Maison dans unesérie de meurtres. Je comprenaisqu’Helen se montre réticente à lesdistribuer, depuis cet épisode.

— Le PG et Malik nous ont chargés derencontrer les fées, expliquai-je. Poursavoir où les trouver, il faut que nousparlions avec les gardes à l’entrée.

Helen hocha la tête.

— Et ils exigent de se faire payer enéchange de leurs informations.

Elle se leva et se dirigea vers unearmoire à dossiers dont elledéverrouilla le tiroir supérieur.Toutefois, avant de l’ouvrir, elledévisagea Jonah d’un air suspicieux.

— C’est le Capitaine de la Garde dela Maison Grey, lui expliquai-je. Il nousaide à gérer ces problèmes. Vous savez,au nom de la coopération entre Maisonset tout ça.

Elle acquiesça avant d’ouvrir le tiroir,duquel elle sortit deux médaillons

Cadogan vierges, qu’elle me tendit.

— Fais de ton mieux, me dit-elled’une voix tremblante. Je ne sais plusquoi faire ni comment réagir… Je necomprends pas ce qui se passe.

— Je crois que tout le monde est dansle même cas, répondis-je.

Je lui assurai ensuite que nous ferionstout ce qui était en notre pouvoir, mêmesi le poids de notre responsabilité merendait nerveuse. Cependant, je ne medéroberais pas. Il restait tout juste assezde gardes à Cadogan pour patrouillerdehors. Qui d’autre que moi pouvait secharger de cette mission ?

Les médaillons à la main, je retournaivers la porte principale, suivie de Jonah,et on resta un moment sous le porche àregarder les fées postées à la grille…tout en nous efforçant de nous concentrersur la tâche que nous devions accompliret non sur le chaos qui nous entourait.

— Je crois que tu en sais plus que moisur les fées, déclarai-je à Jonah. Tu veuxbien t’en charger ?

Il hocha la tête.

— Je m’en occupe, mais je n’aiencore jamais rencontré Claudia.

— Claudia ?

Il esquissa un sourire.

— La reine des fées. Celle pour quitoutes les autres seraient prêtes à mourir.

— Génial, marmonnai-je avant de luitendre les médaillons.

Je lui emboîtai le pas dans l’allée.

Deux fées mâles montaient la gardedevant le portail. Leurs longs cheveuxnoirs et raides soigneusement tirés enarrière accentuaient leurs traits émaciés.Grandes et minces, elles étaient toutesdeux vêtues de noir et, lorsqu’elles serendirent compte que nous approchions,elles échangèrent un regard peu flatteurpour nous.

Jonah alla droit au but.

— Nous avons besoin d’unrenseignement, et nous avons un trésor àvous offrir.

Impossible de manquer la lueurd’intérêt qui illumina leurs yeux. Onpouvait sans conteste appeler cela de laconvoitise. Elles affichaient uneexpression aussi avide que celle d’unjoueur invétéré devant un casino.

— Quel genre de trésor ? demandal’une d’elles.

— De l’or, leur répondit Jonah.

Il frotta les médaillons l’un contre

l’autre dans sa poche, provoquant untintement métallique qui fit légèrementtressaillir les fées.

— Que voulez-vous ? reprit la fée.

— Nous désirons parler à la reine.

Silence.

— Et si la reine ne souhaite pas vousparler ?

Jonah leva lentement la tête vers leciel rouge vif.

— Le ciel est en feu, dit-il. Vousrégnez sur lui ; c’est votre domaine. Sivous êtes responsables de ce qui se

passe…

Jonah s’interrompit devant le regardmenaçant que lui lançait l’une des fées.L’expression qu’elles affichaientl’indiquait sans équivoque : ellesseraient prêtes à tout pour protéger leurhonneur.

Toutefois, Jonah ne se laissa pasdécontenancer.

— Si vous êtes responsables de ce quise passe, répéta-t-il, votre reine doitavoir une bonne raison d’agir. Pourapaiser les humains, nous devons les eninformer. Et si votre reine n’est pasimpliquée dans cette histoire, elle aurasans doute son mot à dire. Nous

cherchons à savoir. C’est tout.

Les fées échangèrent un regard.

— Montrez-nous l’or, ordonna la plusbavarde.

D’un geste lent, comme pour entretenirle suspense, Jonah sortit les médaillonsde sa poche. Devant les disques dorésqui tournoyaient doucement sur leurschaînes, les yeux des gardess’éclairèrent d’une étincelle farouche.

— Vous la trouverez dans la tour de lafortune, déclara la fée en tendant lamain.

Jonah fit osciller les médailles au-

dessus de sa paume.

— Dites-en davantage, leur intima-t-il. Chicago est une grande ville.

— C’est l’unique cime restante de cequi s’élevait autrefois fièrement.

La fée tenta une nouvelle fois des’emparer des médaillons, mais Jonahles mit hors de sa portée.

— Le Loop compte des centaines degratte-ciel, objectât-il. Il y a des toursisolées partout. Cette information nevaut pas l’or que nous vous offrons.

Les fées devenaient tendues etfébriles, au point que je sentais la magie

qu’elles diffusaient dans l’air.

— Il y a l’eau, la terre et le ciel,ajouta-t-elle.

— Encore une fois, dit Jonah d’un tonferme au bout de quelques instants, cepourrait être n’importe où à Chicago. Çane signifie rien pour nous.

Je touchai le bras de Jonah.

— C’est bon. Je crois savoir où c’est.

— Tu en es sûre ?

Je me tournai vers la fée.

— S’agit-il de la tour où le roi humain

de la ville a vécu ?

Quand elle hocha la tête, je pris lesmédaillons des mains de Jonah pour lesplacer dans sa paume.

— Merci de votre collaboration,conclus-je avant d’entraîner Jonahderrière moi. Allons-y.

Sans qu’il émette la moindreobjection, on marcha jusqu’à nosvoitures respectives et on se mit enroute.

On se gara au coin de la rue puis onsortit en observant d’un œil suspicieuxles éclairs qui déchiraient le ciel,éclairant le parc d’une lumière

stroboscopique.

De nombreux manoirs avaient abritédes familles célèbres à Chicago. Durantl’âge d’or de la ville, les entrepreneursavaient construit des résidences cossuesle long de Lake Shore Drive, dans lequartier de Gold Coast – là où setrouvait d’ailleurs à présent la MaisonNavarre –, offrant aux personnalités envue un panorama sur le lac et laproximité des plus grandes fortunes deChicago.

Si certaines de ces bâtisses avaientété rasées, on pouvait encore en admirerquelques-unes. L’une des plus célèbres,Potter Mansion, érigée par des ancêtresde l’ancien maire, avait été démolie

quand ce dernier avait emménagé àCreeley Creek.

Du moins, presque totalementdémolie.

La famille Potter avait fait don de lapropriété à la municipalité, qui y avaitaménagé un espace vert baptisé fort àpropos Potter Park. L’unique vestige del’habitation – une tour en brique de troisétages – se dressait au centre du parc àla manière d’une flèche.

— C’est ça ? demanda Jonah.

Je me livrai à un bref historique deslieux :

— La tour a été construite par unefamille de riches industriels. C’est toutce qui reste de leur manoir. Elle s’élèvevers le ciel, elle est entourée de verdureet se trouve à deux cents mètres du lac.

— Bien joué, Sherlock.

— Je fais de mon mieux. Je medemande comment les gérants du parcpeuvent ignorer que la reine des fées vitdans cette tour.

— Un effet de la magie, sans doute. Jesuis quand même surpris que les féestolèrent que leur reine habite unedemeure construite par des humains.

— J’ai entendu dire qu’elles

haïssaient les humains.

— Et elles ont d’excellentes raisonspour ça, précisa Jonah. Tu connais lemythe des changelings ?

Je le connaissais. Il s’agissait d’unehistoire récurrente en littératuremédiévale, racontant que les féesvolaient de temps à autre des bébéshumains, qu’elles remplaçaient par desbébés fées malades. En fait, on accusaittous les humains présentant descaractéristiques inhabituelles d’avoir étééchangés à la naissance. Les humainsappelaient ces enfants les changelings etles abandonnaient dans les bois dansl’espoir de retrouver leur véritableprogéniture.

— Oui, je connais, répondis-je.

Jonah hocha la tête.

— En fait, ce n’est pas un mythe. Ceshistoires sont vraies. Ce sont des contesde fées au sens littéral, sauf qu’on setrompe de protagonistes. C’étaient lesfées qui se faisaient voler leurs bébéspar les humains, et non le contraire.Parfois par des parents qui souhaitaientéchanger leur enfant malade, parfois pardes gens qui ne pouvaient pas avoird’enfants.

— Et comme les fées étaient au mieuxdes créatures de légende, au pire desmonstres, personne ne considérait cela

comme un enlèvement.

Jonah acquiesça.

— Tu as tout compris. Les surnaturelssubissent des discriminations depuis dessiècles. Quoi qu’il en soit, notreprésence ici ne va pas les réjouir. Gardeton sabre à la main, un doigt sur l’acieren permanence. L’acier comme le ferpermettent de tenir les fées à distance.

— Je croyais que notre objectif étaitde leur demander de l’aide.

— Notre objectif est de découvrir sielles sont responsables de ce qui sepasse. L’objectif de Frank, en nousenvoyant chez elles, est sans doute de

les énerver au point de déclencher uneguerre.

— Et en quoi une guerre avec les féeslui serait-elle utile ?

— Chicago est la seule villed’Amérique comportant trois Maisons.Même New York et LA ne peuvent pasen dire autant. C’est ici qu’est centraliséle pouvoir vampire des États-Unis, etFrank le sait. La Maison Cabot estpetite, et son caractère élitiste luiimpose de le rester. S’il réussit àréduire l’importance de Chicago…

— Il accroît relativement l’influencede la Maison Cabot, terminai-je.

Je savais que cette sale fouine cachaitquelque chose.

— Exactement. À mon avis, il chercheà s’emparer de la Maison Cabot. VictorGarcia en est aujourd’hui le Maître.C’est quelqu’un de bien, un chef solide.Il était le bras droit de Cornélius Cabot,ce qui irritait Franklin au plus haut point.Même si Franklin n’était rien de plusqu’un cousin éloigné, il était persuadéd’avoir des droits sur la Maison. Il étaitconvaincu qu’elle lui revenait de par sanaissance.

— Et Cornélius n’était pas d’accord ?

— D’après ce que j’ai entendu dire, levieil homme pensait que Franklin était

trop impliqué dans les affaires deshumains pour gérer la Maison demanière efficace.

Apparemment, il était trop intéressé parle prestige, les belles voitures et lesjolies humaines, ce qui ne correspondpas vraiment à l’image de cette Maisondiscrète et aux valeurs traditionnelles dela côte est.

— Laisse-moi deviner, intervins-je.Comme le PG pense que Frank est prêt àtout pour réaliser ses ambitions, ycompris nuire à une autre Maison, ilsl’ont nommé curateur de Cadogan. Franks’est dit que, s’il parvenait à renverserles Maisons de Chicago et à obtenir lesoutien du PG, il serait en bonne

position pour accéder au sommet.

— C’est comme ça que je vois leschoses.

Je soupirai. Sur tous les drames quenous avions à affronter, la MaisonCadogan n’en avait provoqué que trèspeu. Le PG et le système des Maisons,en dépit de ce qu’avaient pu être leursobjectifs initiaux, servaient à présent lesintérêts de gens narcissiques etmanipulateurs. Peut-être Jonah avait-ilraison au sujet de la Garde Rouge.

— Si nous entrons avec des armes, lesfées ne vont-elles pas le prendre commeune menace ?

— Si nous avons de la chance, non,répliqua-t-il. Allons-y.

Alors que les éclairs illuminaient lesalentours, on courut en direction de latour. De l’extérieur, la constructionétroite donnait l’impression d’être sur lepoint de s’effondrer. À l’entrée, unearche donnait sur un vieil escalier encolimaçon taillé dans la pierre, toutaussi délabré que le reste. Je posai lepied sur la première marche et attendisafin de m’assurer qu’elle n’allait pass’écrouler sous mon poids.

— On monte tout en haut ?

— Oui. Je suppose qu’elles préfèrentvivre au-dessus des humains.

Jonah commença à gravir l’escalier.J’agrippai la rampe et entamai à montour la laborieuse ascension. Aprèsquelques minutes de montée, on atteignitle palier supérieur, les cuisses en feu.

Nous nous trouvions devant une portemassive constituée de longues planchesdisposées horizontalement, fixée au murpar deux énormes gonds cylindriquesfinement ouvragés.

— Jolie porte, fis-je remarquer.

— Les fées sont réputées pour leuramour des belles choses, expliqua Jonahavant de poser le regard sur moi. Tu tesens prête ?

— Je pars du principe que ça va trèsmal se passer. Si nous sortons entiers etsans pieux de tremble plantés à desendroits inappropriés, je considéreraicela comme une victoire.

— Bien dit.

Il prit une profonde inspiration pourse donner du courage puis frappa à laporte.

Au bout de quelques instants, elles’ouvrit dans un grincement métallique.Un homme en noir, dont la tenue etl’allure rappelaient les fées quigardaient la Maison, apparut dansl’encadrement. Il posa une question dansune langue rapide et gutturale que je ne

compris pas, mais que je supposai êtredu gaélique.

— Nous souhaitons savoir si la reinedaignerait nous recevoir, déclara Jonah.

Le mercenaire nous toisa d’un œilmauvais.

— Des saigneurs, cracha-t-il.

Dans sa bouche, ce qualificatif avaitmanifestement valeur d’insulte.

— Nous sommes ce que nous sommes,répliqua Jonah. Nous n’essayons pas dele cacher. Nous sommes venus en tantqu’émissaires des vampires.

Le mercenaire retroussa les lèvres enentendant ce dernier mot.

— Attendez, lança-t-il avant de nousclaquer la porte au nez.

— Comme si nous avions le choix,marmonna Jonah.

— Ça ne te dit pas de pénétrer deforce dans l’antre des fées, ce soir ?

— Ça ne fait pas partie de mesprojets, répondit-il. Même si tu ne feraisd’elles qu’une bouchée, bien entendu.

— Bien entendu, confirmai-je.

La porte s’ouvrit de nouveau,

interrompant notre échange, et le gardeposa sur nous son regard noir.

Une fraction de seconde plus tard, sonkatana était pointé sur ma gorge, et unedeuxième fée – une femme –, s’étaitpostée derrière Jonah et le menaçait deson sabre.

— Elle vous invite à pénétrer dans Sademeure, déclara la fée. Et il serait trèsmal poli de décliner Son invitation.

10LE THÉ DU CHAPELIER FOU

On leva les mains en l’air.

— Difficile de refuser une invitationformulée si gentiment, riposta Jonahd’un ton sec.

La fée à la porte baissa légèrementson sabre pour nous laisser passer tandisque, derrière nous, l’autre nous piquaitde la pointe de son arme pour nousinciter à avancer, comme si nousn’étions que du vulgaire bétail. Une foisà l’intérieur, elles refermèrent etverrouillèrent la porte puis se postèrent

à côté de nous, katana à la main.

J’ignorais ce que je m’attendais àtrouver dans la demeure d’une fée, ausommet d’une tour. De vieux meublesternes couverts d’une épaisse couche depoussière et de toiles d’araignée ? unmiroir brisé ? un rouet ?

La pièce circulaire, anormalementgrande étant donné l’étroitesse de latour, était propre et décorée de meublesen bois au style simple. Au centre trônaitun lit à baldaquin à colonnes canneléessur lesquelles s’enroulait une plantegrimpante dont les fleurs embaumaientl’air d’un parfum de gardénia et de rose.Une imposante table de bois grossieréclairci par le soleil était disposée à

côté. Les murs étaient ornés de soieriesbleu lavande, mais il n’y avait aucunefenêtre.

Je me rendis compte que ce quej’avais pris au premier abord pour unélégant chandelier suspendu au plafondétait en réalité un nuage de papillonsmonarques. Bien que dépourvud’ampoules, ce lustre particulierdégageait une lumière dorée et éthérée.

Nos hôtes, de toute évidence,maniaient d’autres armes que leskatanas. Au moment où me parvenaitl’écho d’une berceuse jouée sur unantique instrument pour enfant, lapression à l’intérieur de la pièce se

modifia. Un rideau d’étoffe légères’écarta sur le lit à baldaquin… et elleapparut.

Pâle et voluptueuse, la reine des féesavait des cheveux blond vénitienondulés qui lui arrivaient en dessous desépaules et des yeux bleu-gris. Elle étaitpieds nus et portait une robe blanchetransparente qui ne cachait pas grand-chose de sa silhouette aux courbesharmonieuses. Une couronne de feuillesde laurier reposait sur son front, et unpendentif en or richement ouvragépendait entre ses seins.

Elle s’avança vers nous, le dos droit,le port royal. J’eus soudain envie defaire une révérence, mais j’ignorais les

règles de bienséance. Était-il appropriépour un ennemi des fées, un saigneur, dese prosterner devant la reine ?

Lorsqu’elle s’arrêta à quelques mètresde nous, j’éprouvai une brutale sensationde vertige. Je me maîtrisai enconcentrant mon attention sur son visage.

Elle nous jaugea du regard puis, aubout d’un moment, elle leva la main.Obéissant à ce signal, les gardesbaissèrent leurs sabres.

— Vous êtes… ? demanda-t-elle avecun léger accent irlandais.

— Jonah, de la Maison Grey. EtMerit, de la Maison Cadogan.

Elle joignit les mains.

— Cela fait de nombreuses annéesque nous n’avons pas autorisé dessaigneurs à franchir le seuil de notreporte. Peut-être les énigmes sont-ellesmoins difficiles qu’avant, la magiemoins protectrice et les gardiens moinsprudents.

Ses yeux s’assombrirent de manièremenaçante, et je conclus qu’il valaitmieux éviter de contrarier Claudia.

— Nous devons vous parler, maDame, commença Jonah. Et sachez queceux qui nous ont posé l’énigme au sujetde votre demeure ont été généreusementrécompensés.

Durant un bref instant, je vis brillerdans ses yeux la même étincelle deconvoitise que j’avais décelée dans ceuxdes gardes.

— Très bien, reprit-elle. Venez-vousnous proposer des contrats ? Il sembleque l’argent soit l’unique sujet deconversation que partagent les vampireset les fées, à notre époque.

— Ce n’est pas la raison qui nousamène, répondit Jonah. Nous souhaitonsdiscuter avec vous des derniersévénements survenus en ville.

— Ah, oui, dit-elle avec une lenteurdélibérée.

Elle traversa la pièce jusqu’à la table,puis nous jeta un coup d’œil par-dessusson épaule.

J’avais l’impression d’assister à unescène merveilleuse. Claudia semblaitsortir tout droit d’une illustration deconte fantastique : la mystérieuse reinedes fées, à la fois irréelle et tangible,priant les mortels de pénétrer àl’intérieur de ses bois, une expressiond’innocente invitation dans le regard.

J’avais déjà connu des femmes quiusaient de leurs charmes pour parvenir àleurs fins. Célina, par exemple, était dugenre à faire preuve d’une sensualitéprovocante afin de convaincre leshommes de se plier à sa volonté.

Claudia, elle, les piégeait de manièredifférente. La sensualité ne constituaitpas un outil ; c’était un fait. Elle n’avaitaucune raison d’essayer de vousséduire : vous étiez séduit de toutefaçon. Et si c’était le cas, il ne restaitplus qu’à vous souhaiter bonne chance.A mon avis, si vous succombiez aucharme de la reine des fées,accidentellement ou non, vous n’ensortiez pas indemne.

Je jetai un coup d’œil à Jonah pourvérifier s’il subissait cette attraction.Une lueur admirative brillait dans sesyeux, mais, lorsqu’il se tourna vers moi,je sus que son cerveau fonctionnaitencore. Il m’adressa un hochement de

tête.

— J’ai d’autres moyens que laséduction à ma disposition, mon enfant,déclara-t-elle d’un ton réprobateur avantde prendre place sur l’une des hauteschaises en bois patiné installées autourde la table. Nous parlerons de bien deschoses, mais d’abord, asseyez-vous.Vous vous joindrez à moi pour le thé.

Une bouffée de panique m’envahit.D’après le mythe, ne fallait-il pas éviterde consommer nourriture et boissonsoffertes par les fées ?

— Ma Dame, intervint Jonah avecprudence, nous devons…

— Silence ! ordonna-t-elle, instillantassez de pouvoir dans ce simple motpour me donner la chair de poule. Nousparlerons de cela en temps voulu. Sivous demandez une faveur, vous devezen accorder une. Asseyez-vous à matable, saigneurs. Asseyez-vous, etbavardons aimablement. Je n’ai pasoffert l’hospitalité à vos semblablesdepuis de nombreuses lunes.

Cet imprévu ne m’enchantait pasvraiment, mais les deux mercenaires àl’air mauvais postés à la porte netoléreraient sans doute pas le moindreaffront.

— Nous serions honorés de nousjoindre à vous, déclarai-je.

Elle éclata d’un rire cristallin.

— Ainsi, elle parle, dit Claudia d’unton malicieux. Je suis ravie de savoirque vous n’êtes pas que son garde etprotecteur, mon enfant.

— Je suis moi-même heureuse quevous vous en rendiez compte, répondis-je.

On s’avança vers la table et, aumoment où on s’assit, un plat en argentgarni de nourriture – des tranches depain frais, des pyramides de grains deraisin, des carafes de vin – apparut enson centre. Le plat était disposé sur unlit de pétales de rose aux teintes jaunes

et roses si pâles que les couleurs étaientpresque indiscernables.

J’examinai le plat d’un œilsuspicieux, et pas seulement parce queClaudia avait envie d’un en-cas alorsque le ciel était en train de brûler.

Elle se versa du vin dans un gobeleten argent puis fit de même pour nous.

— Buvez à longs traits, car monhospitalité est dépourvued’enchantement. Si je désirais votreéternelle compagnie, je n’aurais pasbesoin de recourir à de tels stratagèmespour l’obtenir.

Elle posa sur moi ses yeux bleu-gris et

me laissa entrevoir les pouvoirs qu’elleavait cachés jusque-là. Ce que j’aperçusme fit froid dans le dos. La sensualitéelfique de Claudia masquait une magiedure, ténébreuse et avide. Provoquer lareine des fées serait une erreurstratégique.

— Vous êtes sage, déclara-t-elle,brisant le silence.

Savoir qu’elle s’était introduite dansmon esprit me fit rougir, mais je gardaimon calme. Pourtant, le fait qu’elle soitcapable de lire dans les pensées meterrifiait. Personne ne m’en avaitinformée, et le Canon ne le mentionnaitpas, j’en étais certaine. Une sirènerégnait sur le lac Michigan, Tate

possédait un étrange pouvoir issu d’uneautre époque, et les fées lisaient dans lespensées. Peut-être que l’intellopassionnée de littérature anglaise en mois’était réveillée, car un vers d’Hamletme revint en mémoire : « Il y a plus dechoses sur la terre et dans le ciel,Horatio, qu’il n’en est rêvé dans votrephilosophie. »

Jonah tendit la main vers le plat pours’emparer d’une petite prune. Je choisisun grain de raisin, me disant que plus unfruit était petit, moins il devait contenirde magie. Je dus reconnaître que jen’avais jamais mangé de raisin aussibon. Son goût, délicieusement sucré,évoquait le printemps et les rayons de

soleil qui caressaient la peau. Si c’étaitun enchantement, alors je signais tout desuite.

Claudia nous regarda tour à tour.

— Vous êtes amants, je crois.

— Nous sommes amis, précisa Jonahen s’agitant sur sa chaise, mécontentd’avoir à faire cet aveu.

— Mais vous désirez davantage,objecta-t-elle.

J’évitai de croiser le regard de Jonah,aussi mal à l’aise que lui.

Claudia prit une grande gorgée de vin,

puis me considéra.

— Vous hésitez, car vous avez perduvotre roi.

Du coin de l’œil, je vis Jonah serembrunir. Le grain de raisin me parutsoudain amer.

— Le Maître de ma Maison, lacorrigeai-je. Il a été assassiné.

— J’ai connu le vrai Maître de votreMaison. Peter de Cadogan. Il a renduservice à mon peuple et a étérécompensé à notre manière. Nous luiavons donné un joyau précieux trèsréputé, serti dans l’œil d’un dragon.

J’avais vu ce présent dans lesappartements d’Ethan. Il s’agissait d’unœuf en émail autour duquel était enrouléun dragon endormi. L’œil de la bête étaitun magnifique rubis étincelant. Ethangardait ce trésor dans une vitrine.

— L’œuf de dragon est revenu à Ethanà la mort de Peter. Il y tenait beaucoup.

Ce souvenir me noua l’estomac. Je meforçai à parler en retenant mes larmes.

— Mais je croyais que c’était lafamille royale de Russie qui l’avaitoffert à Peter, poursuivis-je.

Un léger sourire se dessina sur leslèvres de Claudia.

— Les royaumes des fées ne sont paslimités par les frontières humaines. Quelque soit le lieu où nous nous trouvons,nous gardons notre couronne. Noussommes tour à tour rois ou tsars, reinesou tsarines. J’en ai connu beaucoup parle passé.

— Ça devait être fascinant, intervintJonah.

Sa remarque ne sembla pas toucherClaudia.

— Nous nous intéressons peu à lapolitique, aux alliances ou auxpassations de pouvoir entre gardiens.Elles ne servent pas la longévité, laloyauté ni l’honneur.

Elle détourna la tête, le regard perdudans le vide.

Au même instant, le plat posé sur latable disparut. Seul resta le lit de pétalesde rose. Je tendis la main pour encaresser un du doigt. J’ignorais ce qu’ilen était de la nourriture, mais lespétales, eux, étaient bien réels.

— Les humains sont éphémères,reprit-elle. Si vous vous liez à eux, vousdevez vous attendre à le devenir, vousaussi.

— C’est pourquoi nous sommes ici,lui rappela Jonah. Je suppose que vousavez vu ce qui est arrivé au ciel.

Je remarquai qu’il s’efforçait degarder un ton léger et évitaitsoigneusement de mentionner le fait quecelui qui remplaçait mon Maître nousavait envoyés accuser Claudia d’avoircausé ces transformations.

— Ce qui se passe dans le ciel nevous concerne pas.

— Ça nous concerne quand le ciel esten feu et que les humains en croient lesvampires responsables. Et maintenant,l’eau est devenue noire pour ladeuxième fois.

Elle arqua un sourcil délicat.

— Les problèmes des humains n’ont

rien à voir avec le ciel. D’ailleurs, ilsne se manifestent pas ici.

J’échangeai un regard avec Jonah. Nesavait-elle donc pas ? N’avait-elle pasregardé dehors ? En y pensant, jen’avais entendu aucun coup de tonnerredepuis que nous étions entrés dans latour. Étrange.

J’observai les gardes à la dérobée. Ilsaffichaient un air un peu coupable, etpeut-être aussi légèrement malveillant. Ilétait possible qu’ils aient dissuadéClaudia d’ouvrir la porte, qu’ils latiennent à l’écart de ce qui se passait àl’extérieur, un peu comme Raiponcedans sa tour.

— Ma Dame, insista Jonah, sansvouloir vous manquer de respect, jevous conseille de regarder dehors afinde constater le phénomène par vous-même. Le ciel n’est pas normal, et nousne savons pas pourquoi.

Une ombre d’hésitation traversa sonregard, fugace, mais bien réelle. Elle sedemandait sans doute s’il valait mieuxcroire ce vampire et se ridiculiser, ou nepas tenir compte de sa requête, au risquede découvrir plus tard qu’il avait raison.

— Ce n’est pas si facile que cela,répondit-elle. Je ne peux pas regarderdehors. Les lois de votre monde nes’appliquent pas ici. Pas à moi.

— Quelles lois ? m’étonnai-je.

Elle me décocha un regarddédaigneux.

— Je suis âgée, mon enfant. J’ai vécuplus d’existences que ce que vouspouvez imaginer. Toutefois, les fées nesont pas immortelles. Je survis dans matour car j’y suis protégée.

Ça me rappelle l’histoire de DorianGray, pensai-je.

Voilà qui expliquait son ignorance ausujet du ciel.

— Néanmoins, reprit-elle, j’ai descompagnons qui m’avisent des

problèmes que je dois connaître.

Elle adressa un regard mauvais auxgardes, puis traversa la pièce à grandesenjambées et s’arrêta devant une table.

Elle s’empara d’un globe de verretransparent de la taille d’unpamplemousse qu’elle leva devant elle àhauteur de poitrine. Elle ferma les yeuxpuis murmura quelques mots dans unelangue que je n’avais jamais entendueauparavant. La pièce fut aussitôt envahiepar une magie poussiéreuse évoquant lesvieux livres et les tapisseries antiques.

Elle écarta lentement les mains, et laboule flotta en l’air en tournoyantdoucement sur un axe invisible. La reine

rouvrit les paupières et la regardatourner. J’ignore ce qu’elle y vit, mais,de toute évidence, cela ne lui fit pasplaisir.

Elle écarquilla les yeux et poussa unhurlement strident. L’enchantementrompu, le globe tomba au sol, où il sebrisa en mille morceaux.

— Le ciel saigne ! s’écria-t-elle avantde tourner son visage encadré de mèchesvénitiennes vers les gardes, qu’ellefusilla du regard.

Ils tressaillirent devant la fureurassassine qu’exprimaient ses traits.

— Je l’ai vu, lança-t-elle. J’ai vu le

ciel en train de saigner, l’eau noire. Laville déborde de magie élémentaire, etvous ne m’avez rien dit ?

Les gardes échangèrent un regard.

— Ma Dame, commença l’un d’euxavec prudence, nous venons tout juste del’apprendre, et nous ne voulions pasvous inquiéter.

— Vous ne vouliez pas m’inquiéter ?Nous sommes le peuple du ciel. Nouscontrôlons la lune et le soleil. Vousn’avez pas jugé utile de m’avertir ?

Je sentis un nœud se former dans monventre, et pas uniquement à cause de lamagie qui s’accumulait dans la pièce.

C’était le troisième groupe desurnaturels que nous tentions de relier àcette énigme, et nous n’avions toujoursrien appris. Non seulement les féesn’avaient pas modifié le ciel, mais lareine n’était même pas au courant desévénements.

— Ma Dame…, osa l’autre garde, queClaudia interrompit aussitôt en levant lamain.

Elle ferma les yeux, le visageempreint de souffrance.

— Est-ce qu’elle jette un sort pourtout arranger ? chuchotai-je, pleined’espoir.

Jonah secoua la tête.

— Je ne crois pas.

Au bout d’un moment, elle rouvrit lesyeux.

— Autrefois, les fées étaient libresd’aller et venir à leur guise, déclaraClaudia. Avant que la magie soitinterdite. Quand le monde était vert. Lemonde a changé, et je suis cloîtrée dansma tour. Les fées ont oublié cette époqueet se rappellent à peine à quoiressemblait le monde, alors. À présent,elles se mêlent des affaires humaines,tout comme vous. Elles croient savoircomment survivre. Ne suis-je pas toutautant à blâmer ? Le temps s’écoule

lentement, ici, et parfois, j’oublie lesprés et les champs.

Sans cérémonie, elle traversavivement la pièce en direction desgardes, le tissu vaporeux de sa robebruissant contre la pierre à chacun deses pas. Quand elle atteignit l’homme,elle lui prit son arme des mains et, avantque j’aie pu saisir la poignée de monsabre, elle fendit l’air de son katana.

Une longue trace écarlate apparut surla joue du garde.

— Vous m’avez trahie ! lança-t-elled’une voix rauque.

Quand l’odeur du sang parvint à mes

narines, la tentation fut si grande que jeroulai des yeux. Certes, j’aimaisl’hémoglobine, que ce soit en sachet ouprélevée directement à la veine, maisjamais je n’avais connu une sensationcomparable à celle qu’éveillèrent cesquelques gouttes de sang de fée, pourtantversées à l’autre bout de la pièce.

Mes crocs surgirent. Je luttai afin decontrôler ma faim et réprimer l’envie desauter sur le garde blessé pour m’offrirun petit en-cas. En raison desrestrictions de Frank, je n’avais bu quetrès peu de sang au cours des joursprécédents, et mon estomac réclamaitson dû.

Je serrai les doigts autour de la

poignée de mon katana jusqu’à ce quemes ongles s’enfoncent dans ma paume,certaine que, si je ne parvenais pas à memaîtriser, nous perdrions les fées… etprobablement la vie.

— Tu as osé défier ta reine, crachaClaudia. Tu porteras la cicatrice de cetaffront.

Elle laissa tomber le sabre à terre, oùil rebondit dans un tintement métallique,acier contre pierre, avant des’immobiliser, une goutte écarlatependant encore à la lame affilée.

Claudia s’approcha de l’autre garde,s’empara de son arme et répéta songeste. L’air, déjà chargé de magie, était

à présent imprégné de l’odeur du sang.

Je tremblais.

— Jonah.

— Merit, dit-il, les dents serrées.Retiens-toi.

Il parlait cependant d’une voix rauqueet, quand je me tournai vers lui, jeconstatai que ses yeux étaient devenusargentés.

Personne n’avait donc prévu cetteréaction ? Personne n’avait jugé utile denous prévenir que si les féesmercenaires se mettaient à saigner –alors qu’elles étaient réputées

violentes –, nous aurions des ennuis ?

Le second sabre percuta le sol. Lareine se tenait devant les deux féesblessées, les instruments de sa colèregisant à terre.

— Tu porteras toi aussi cettecicatrice, lâcha-t-elle, car tu assciemment oublié que moi, et moi seule,suis ta reine, et que tu me dois laloyauté. Tu ne décides pas à ma place !

Sa voix monta en crescendo. Tandisque le pouvoir emplissait la pièce, lesgardes s’effondrèrent au sol.

Je m’efforçai de maîtriser l’assaut depanique qui m’envahissait. L’appel du

sang était trop fort.

Je fis un pas en avant. Une fois cepremier pas franchi, le deuxième meparut plus facile, puis j’en fis untroisième et un quatrième. Jem’approchais des fées et de l’odeurdélectable qui s’en dégageait…

— Merit ! Non ! hurla Jonah.

Je traversai la pièce si vite que la féen’eut pas le temps de réagir.

Elle se contenta de se débattre dansmes bras alors que j’avançais la bouchevers son cou.

Les lèvres retroussées, je m’apprêtais

à planter mes crocs dans sa gorge. Etloin de constituer une insulte, unemenace ou un danger pour elle, mongeste était plutôt flatteur, une forme decompliment adressé au sang qui couraitdans ses veines, ce liquide aussiprécieux que de l’or… Mais Claudian’était pas de cet avis.

— Seigneur ! cria-t-elle.

Je me trouvai soudain projetée dansles airs. Mon dos percuta le mur enpierre avec une telle force que le chocme coupa la respiration… et m’ôta lasoif de sang.

Mes oreilles bourdonnaient, tout moncorps me faisait souffrir et j’avais des

difficultés à respirer. Je posai une mainau sol et parvins à lever la tête, justeassez pour voir Claudia se diriger versmoi à grands pas.

— Comment osez-vous essayer deboire le sang des fées dans mademeure ? dans ma tour ?

Claudia me fustigeait d’un regardassombri par la fureur, et sa démarcheexprimait une colère telle que je ne mefaisais pas beaucoup d’illusions sur letraitement qu’elle me réserverait quandelle m’atteindrait.

Elle disparut soudain de mon champde vision ; Jonah s’était interposé entrenous, brandissant son katana.

— Si vous la touchez, je n’hésiteraipas à vous frapper, quelles qu’en soientles conséquences.

Si je n’avais pas déjà eu du mal àrespirer, j’en aurais eu le souffle coupé.

— Tu me défies, saigneur ?

— Je défierai quiconque cherchera àlui faire du mal. Nous vous avons apprisdes choses que les vôtres vous avaientcachées, et vous vous êtes amusée à nosdépens. Nous sommes à égalité. Merit etmoi sommes des vampires. En tant quetels, elle et moi sommes amis et parents.Vous réagiriez – et avez d’ailleursréagi – de la même façon pour protégerles vôtres.

La douleur qui me vrillait le crâneprouvait la pertinence de cette dernièrephrase.

— Elle a attaqué mon garde, insistaClaudia.

— Parce que vous avez fait couler dusang et fait preuve d’une violence qui aattisé sa faim. Vous l’avez attaquée enretour. Nous sommes quittes. En tant quereine du ciel, vous savez ce qu’est lajustice.

Après un moment de silence, ellehocha la tête.

— J’épargnerai votre vie aujourd’hui,car vous dites la vérité. Je n’ai rien

contre vous et les vôtres, souvenez-vous-en.

Sur ces paroles, Jonah me tendit lamain et m’aida à me relever. La douleurtiraillait chacun de mes muscles et demes os, et j’avais encore le vertige, maisj’ignorais si c’était dû à la soif, au chocque j’avais subi ou à la magie quicrépitait dans la pièce.

Il examina mon visage pour vérifierque je n’étais pas blessée.

— Ça va ?

— Ça va.

— Écoutez-moi bien, saigneurs, reprit

Claudia. Il n’y a eu aucun enchantement.Le ciel ne s’est pas modifié parce quequelqu’un l’a souhaité, ou lui a jeté unsort par vengeance, amour ou pouvoir.En regardant le ciel, vous voyez unsymptôme du mal, et non le mal lui-même.

— Alors quel est le mal ? s’enquitJonah.

— Il faudrait poser la question auxresponsables, non ?

Comme j’avais pu le constater avecles gardes, Jonah se montraitsympathique, mais pas particulièrementpatient. Aussi, je décidai d’intervenir :

— Avez-vous une idée de qui celapourrait être ? Les humains commencentà s’agiter et le maire cherche à nouspunir pour des crimes que nous n’avonspas commis.

— Les problèmes des saigneurs ne meconcernent pas.

— Les vampires ne sont pas les seulsaffectés, insista Jonah. Le lac absorbe lamagie d’autres surnaturels de la ville.Des nymphes. Des sorciers. Tout lemonde est en danger.

— Je suis la reine des fées, saigneurs,pas un parasite qui survit en buvant lesang des autres. Je connais le ciel etrègne sur lui. J’ai des légions de fées

sous mes ordres et des walkyries quichevauchent à leurs côtés. Ne me ditespas ce qui est ou n’est pas dangereux.

Elle soupira, regagna la table ets’assit sur une chaise.

— Le ciel ne brûle pas par ma faute nicelle des miens. Il y a de la magie àl’œuvre. Une magie ancienne, venue dupassé. Et nous ne resterons pas les brascroisés à regarder cette magie réduire lemonde à néant.

Mon cœur se mit à battre la chamade.Elle venait de me donner un indice.

— Ce qui veut dire ? demanda Jonah.

Claudia sourit d’un air grave.

— Ce qui veut dire que nouschoisirons de détruire nous-mêmes lesprés et les champs plutôt que d’assisterà leur lente destruction.

— Vous ne pouvez pas détruire laville sous prétexte que la directionqu’elle prend ne vous plaît pas.

— Si nous décidons de la détruire, cesera que nous aurons jugé cette issueinéluctable. Nous préférons un enferclément à une longue décadence. Partez,maintenant, ordonna-t-elle en se levantavant de retourner s’asseoir sur son lit.Je suis lasse de votre présence.

Les gardes s’avancèrent vers nous, lesyeux brillant d’une lueur mauvaise.J’avais offensé leur reine, et il étaittemps de payer. Mais Claudia reprit laparole avant que nous ayons fait lemoindre geste.

— Vampires.

On se tourna vers elle.

— La ville a perdu son équilibre,affirma-t-elle. L’eau et le ciel révèlentcette instabilité. Si vous voulez sauverChicago, vous devez découvrir le malqui la ronge et rétablir son équilibre.(Son regard redevint sombre et glacial.)Si vous ne le faites pas, nous devronsnous en charger. Et je pense que vous

n’aimerez pas le traitement que nousadministrerons.

Je n’en doutais pas.

11CHER JOHN

Suivie par Jonah, je franchis la porte etdescendis l’escalier.

J’avais encore mal à la tête, mais,grâce à ma capacité de guérison ultrarapide, je ne ressentais presque plusaucune douleur ailleurs. Être un vampirecomportait certains avantages, si onmettait de côté l’animosité des fées ànotre égard.

De gros nuages noirs traversaient àprésent le ciel rouge sang zébré degrands éclairs aveuglants. Préférant

éviter de nous faire foudroyer, on décidade discuter de notre visite dans mavoiture.

On marcha dans l’air frais de la nuit etl’herbe humide jusqu’à ma Volvo. Unlourd silence planait entre nous enraison de la réaction qu’il avait eue etdes émotions contradictoires que celle-ci m’inspirait. J’étais heureuse d’être envie, bien sûr, mais j’avais déjà desantécédents en matière de sacrifice.Ethan avait été transpercé d’un pieu quim’était destiné parce qu’il avait dessentiments pour moi. Jonah avait-il lesmêmes motivations ?

Je décidai de me concentrer sur monattitude inconsidérée plutôt que sur ses

actes héroïques.

— Je suis vraiment désolée,m’excusai-je en montant dans la voiture.Frank rationne le sang, mais même sanscela, je ressentais une faim irrésistible.Je n’ai jamais rien connu d’aussi fort.

Même la Première Faim, qui m’avaitpoussée à sauter sur Ethan, n’avait pasété aussi puissante. Le garde avait bienfailli se retrouver avec la marque demes crocs dans le cou.

— Le curateur a décidé de réduire vosapports de sang ? Il veut provoquer unerébellion, ou quoi ?

— Ou alors il essaie de nous rendre

cinglés pour qu’on attaque les premierssurnaturels qui passent.

— Mission accomplie, grogna Jonah.

— Si les vampires ont toujours réagide la même façon au sang de fée, jecomprends qu’elles ne nous aiment pasplus que les humains.

— En effet, reconnut Jonah.

— Et ça explique aussi qu’ellesgardent leurs distances et exigent unetelle somme pour surveiller la Maison,ajoutai-je.

— Ce genre de pouvoir est dangereux.Malheureusement, nous ne sommes pas

plus avancés après cette visite.

— Tu veux dire que nous ne savonstoujours pas ce qui se passe ?

— Exactement. Claudia a affirmé àplusieurs reprises que l’eau et le cieln’étaient pas directement concernés,mais qu’ils reflétaient les symptômesd’un problème plus large.

Je hochai la tête.

— Je crois qu’elle a mentionnéquelque chose d’intéressant, avançai-je.Elle a reproché aux gardes de lui avoircaché que de la magie élémentaire étaiten jeu. Et s’il fallait le comprendre demanière littérale ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Jusqu’à présent, le ciel et l’eau ontété affectés. L’eau et l’air, insistai-je.

J’observai la compréhensions’afficher sur le visage de Jonah.

— L’eau, l’air, la terre, le feu,énuméra-t-il. Les quatre éléments.

— Exactement. Deux ont déjà étéatteints. Si elle a raison et que ce ne sontque des symptômes…

— Alors quelqu’un utilise une formede magie qui a des répercussions sur leséléments, termina Jonah.

J’ignorais ce que cela signifiait aujuste et qui pouvait bien tirer lesficelles, mais mon instinct me disait quenous étions sur la bonne voie. Et aprèsla semaine que nous venions de vivre,j’étais prête à savourer la moindrevictoire.

— Elle a également mentionné unemagie ancienne, reprit Jonah. Une magiedu passé. Est-ce que tu as une idée dequi cela pourrait viser ?

— En fait, oui. Que sais-tu au sujet deTate ?

— Seth Tate ? répéta-t-il en haussantles épaules. Je sais qu’il est suspectéd’avoir des pouvoirs et que tu les as

déjà sentis, mais que tout le monde enignore la nature exacte. Pourquoi ?

— Parce que, quand je lui ai renduvisite, j’ai eu l’impression d’être enprésence d’une magie ancienne.Différente. Plus proche de ce qui émanede Claudia que de ce que j’ai rencontréchez les vampires.

— D’accord, mais c’est la troisièmefois que nous abordons un groupe desurnaturels en espérant découvrirl’origine de notre problème et, chaquefois, nous avons eu tort.

— Je sais. Notre taux de réussite n’estpas terrible. Mais comme Claudia l’adit, nous nous sommes intéressés aux

symptômes, pas au mal lui-même.D’ailleurs, il faut bien que nous tentionsquelque chose. Si ces événements nesont pas liés à un surnaturel doté depouvoirs magiques, à quoi d’autre ?

— À des radiations ? à une nouvellearme ? au réchauffement climatique ? Oualors, si aucun surnat n’a volontairementprovoqué ces incidents, ce pourrait êtreune sorte de magie non intentionnelle ?

Je pensai à Lorelei, qui avaitjustement suggéré que des métamorphesréunis en grand nombre au même endroitperturbaient l’équilibre du monde demanière accidentelle. D’un autre côté,lorsqu’elle avait accusé lesmétamorphes, le problème ne concernait

que l’eau. Cette fois, l’air étaitégalement touché.

— Si Claudia a raison et quel’équilibre de la ville est rompu,poursuivit Jonah, peut-être que laquestion à se poser n’est pas « qui »,mais « quoi ». Quelle forme de magieserait assez puissante pour atteindre à lafois l’eau et l’air ? Celle des sorciers ?

— Je me porte garante pour Malloryet Catcher. Il travaille tellement pourrésoudre ce mystère qu’il est épuisé, etelle se consacre entièrement à sesexamens. En plus, si on le leurdemandait, ils piqueraient une crise.

Et je n’avais vraiment pas besoin

d’une crise supplémentaire.

— En fait, je pensais au seul sorcierde cette ville appartenant à l’Ordre,précisa Jonah.

— Simon ? Pour tout te dire, quand jelui ai parlé de ce qui était arrivé à l’eau,j’ai eu l’impression qu’il se dérobait. Ilm’a paru un peu louche, d’accord, maisil avait surtout une attitude de déni. Iljouait peut-être la comédie pourdissimuler le fait qu’il pratique la magieen secret, mais je n’ai pas eu cesentiment. D’ailleurs, en tant qu’uniquesorcier de l’Ordre en ville, il a uneposition en or. Pourquoi risquer de toutperdre ? Quels bénéfices en tirerait-il ?à quel prix ?

— Quoi qu’il en soit, nous n’avonspas vraiment d’autre piste. Nousdevrions au moins essayer de lerencontrer pour lui en parler. Comme ça,nous saurons de quelles informationsl’Ordre et lui disposent.

— Tu as raison. Je vais voir siCatcher peut nous arranger un rendez-vous.

La foudre tomba non loin de nous,secouant la voiture. On observa tous lesdeux le ciel par la fenêtre. D’épaisnuages le traversaient à toute vitesse.

— Si ceci est un symptôme, une sorted’effet secondaire, peut-être pouvons-

nous en trouver le cœur ? suggérai-je.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— La rivière n’était touchée quejusqu’aux limites de la ville, non ? Il estdonc peu probable que le ciel soit rougepartout. Et s’il existe des frontières,peut-être y a-t-il aussi un centre. Unpoint d’origine.

— Comme une tornade géante dontl’œil serait centré sur le Loop ?

— Espérons que ça n’y ressemblepas, mais c’est l’idée générale, oui. Sinous ne trouvons pas les responsables,essayons de découvrir d’où ils agissent.Nous pouvons parcourir plusieurs

quartiers en voiture afin de chercher unéventuel foyer. En nous séparant, nouscouvrirons un territoire plus étendu. Sinous avons du nouveau, retrouvons-nousici, d’accord ?

— Ça me semble un bon plan,répondit Jonah.

Il ne paraissait toutefois pas vouloirdescendre du véhicule. Attendait-il queje parle de ce qui s’était passé dans latour ? que je le remercie… ou lui fassedes reproches ?

Je jurai en silence, me rappelant quel’essentiel, c’était qu’il m’ait protégée,et non pourquoi il avait décidé de lefaire.

— Au fait, merci de m’avoirdéfendue.

— De rien. Les partenaires sont làpour ça.

— Nous ne sommes pas encorepartenaires, objectai-je en pensant à laGarde Rouge.

— Ah non ?

Il se tourna vers moi, et il semblaitévident qu’il avait quelque chose debien plus basique que la GR en tête. Sonregard changea. L’instant d’après, Jonahse penchait sur moi, une main glissée surma nuque, et m’attirait contre lui. Avantque j’aie pu l’arrêter, il écrasait mes

lèvres sous les siennes.

Jonah m’embrassa avec la tendressed’un amant et la détermination d’unprétendant au trône, me poussant àabaisser les barrières que j’avaisérigées autour de moi.

Et, pendant un moment, je le laissaifaire.

C’était si agréable de sentir denouveau que quelqu’un avait besoin demoi, me voulait, me désirait. Ethann’avait pas disparu depuis trèslongtemps, mais notre liaisonamoureuse – si on pouvait qualifier ainsinotre relation-avait été éphémère.

Et ce baiser était… renversant. Jonahn’était pas novice en la matière etutilisait chaque partie de son corps à sonavantage. Ses doigts caressaient majoue, sa langue taquinait la mienne tandisqu’il se pressait de plus en plus contremoi, me laissant entrevoir tout ce qu’ilpouvait m’offrir : l’affection, un contactréconfortant, une autre forme d’intimité.

Une subite bouffée de culpabilité menoua l’estomac. Je n’étais pas prête.

Je me reculai et détournai la tête, mecouvrant la bouche d’une main. Cen’était qu’un baiser, dont je n’avaismême pas pris l’initiative, et je n’avaisrompu aucune promesse. Mais j’avaisles lèvres gonflées, les joues en feu, et

je sentais la chaleur irradier au creux demon ventre. Même si je n’avais pasprémédité ce baiser, j’avais le sentimentd’avoir trahi la mémoire d’Ethan ; peuimportait depuis combien de temps ilétait parti.

— Tu n’es pas prête, dit doucementJonah.

— Non. Je suis désolée.

Les mots qu’il prononça alors mesurprirent presque autant que le baiser.

— Non. C’est moi qui suis désolé. Jen’aurais pas dû te presser. C’est justeque… je ne m’attendais pas à ce qu’il yait cette étincelle entre nous.

Je posai de nouveau le regard sur lui.Mon cœur se mit à battre de manièreeffrénée sous l’effet de ses yeux pleinsde désir et de la panique quim’opprimait la poitrine.

— Je me sens flattée. Vraiment.Mais…

Il leva la main et sourit avec douceur.

— Tu n’as pas à t’excuser. J’ai malchoisi le moment pour tenter ma chance.Ce n’est pas grave. (Il se racla la gorgepuis reprit son assurance.) Oublions cetinstant d’humiliation et retournons autravail.

— Tu en es sûr ?

— Sûr et certain, affirma-t-il avec unhochement de tête avant de sortir sontéléphone, un appareil doré extra-plat,avec lequel il appela Scott Grey.

Je l’imitai et envoyai un message àKelley l’informant que nous n’avionsrien découvert d’utile et que Claudian’était apparemment même pas aucourant du problème.

Sa réponse me glaça le sang : « 2 foisplus manifestants cause ciel. Tousvampires inquiets. Fées supplémentairesau portail. Garde nationale appelée.Humains croient apocalypseimminente. »

Je marmonnai un juron.

— Qu’est-ce qu’il y a ? murmuraJonah.

Je me contentai de lever la main etrenvoyai un texto à Kelley.

« Rentrer Maison ou continuerchercher ? », lui demandai-je.

« On gère crise », répondit-elle.« Continue chercher. »

Je pouvais toujours chercher, maisquant à trouver… Je rangeai montéléphone et rapportai les dernièresnouvelles à Jonah.

— Les humains pensent que la fin dumonde est proche, lui annonçai-je. Le

nombre de manifestants aux portes deCadogan a doublé.

Une ombre d’angoisse passa dans sonregard.

— Est-ce qu’il faut rentrer ?

— Kelley m’a dit qu’elle s’enoccupait et préférait qu’on poursuivenotre enquête. Tu crois que ce seraitpossible de demander à Scott d’envoyerquelques gardes en renfort à la Maison ?

Sans la moindre hésitation, il écrivitaussitôt un message.

— C’est fait, assura-t-il au bout d’unmoment en glissant de nouveau son

téléphone dans sa poche. Scott est aucourant. C’est calme à la Maison Grey.Il va contacter Kelley pour lui proposerde l’aide.

Cadogan n’avait noué aucune allianceavec les autres Maisons de Chicago.Peut-être pourrions-nous en forger uneavec Grey, en dépit des circonstancespeu favorables.

— Je vais retourner au Loop,déclarai-je. Je chercherai quelque chosequi ressemble à un foyer enm’approchant de la rivière, au cas où ilexisterait un lien auquel nous n’avonspas pensé entre l’eau et le ciel. Et si tuparcourais ce quartier ? Tu pourrais techarger de l’autre partie de Gold Coast

et de Jackson Park. Appelle-moi si tu asdu nouveau.

— OK, dit-il avant de sortir de mavoiture pour monter dans la sienne.

Le quitter ainsi après ce baiser merendait mal à l’aise, mais comment faireautrement ?

Une fille ne peut pas s’occuper detrente-six choses à la fois.

Dès que je me mis en route pour leLoop, je poussai le chauffage aumaximum. Même si j’avais ressenti unesorte de claustrophobie à l’intérieur dela tour, je trouvais un étrange réconfort àêtre ainsi enfermée dans la chaleur de

ma voiture par une nuit aussi froide. Dutemps où j’étais étudiante, certains soirs,quand Mallory n’était pas encore rentréedu travail ou qu’elle avait rendez-vousavec un séduisant avocat ou un mignonpetit comptable, il m’arrivaitd’interrompre mes révisions, de monterdans ma voiture et de partir mepromener en ville. Je connaissais lestrajets me permettant d’éviter les feux etles rues les plus fréquentées, et profitaisde ces instants pour me changer lesidées, m’échapper, tout oublier àl’exception de la route devant moi.

De temps à autre, j’emportais un livreaudio, le douzième ou treizièmefascicule d’une longue série policière ou

d’aventures que je ne pouvaism’empêcher d’acheter alors que lesdernières parutions se résumaient à descopies des précédentes. Tout comme jevenais de le faire pour le chauffage, jemontais le son au maximum, et traversaisChicago – parfois jusque dans l’Indiana,dans le Wisconsin ou la campagne del’Illinois – afin de m’évader un moment.

Bien entendu, à présent, c’étaitdifférent. Je n’avais pas le temps deflâner, et le trajet n’avait rien derelaxant. La ville grouillait encore degens regroupés sur les trottoirs ou surles perrons qui observaient le ciel avecméfiance ou immortalisaient la scène àl’aide de leur appareil photo ou de leur

téléphone portable.

J’étais certaine que les unes de tousles journaux du pays annonceraient« Crise à Chicago ! », surtout si laGarde nationale s’en mêlait. Leshumains rechercheraient les causes de cequi arrivait à l’eau et au ciel, et, à mongrand regret, je n’aurais aucuneexplication à leur fournir.

Je traversai la rivière, scintillantruban d’un noir d’encre, et me dirigeaide nouveau vers le Loop. Les pans deciel que laissaient entrevoir lesnombreux immeubles de ce quartierétaient rouges et déchirés par defréquents éclairs. Exactement comme àPotter Park.

— Merde, marmonnai-je.

D’habitude, seuls les météorologuesou les chasseurs de tornades déplorentl’absence d’un tourbillon géant en zonehabitée. Mais si j’en avais trouvé un, aumoins, j’aurais obtenu une réponse,denrée qui se faisait rare, ces dernierstemps.

Au lieu de quoi… je me posais unemultitude de questions. Sur moi. Sur lessorciers. Sur la Maison et ses dirigeants.Sur la ville et la capacité de seshabitants à nous laisser vivre en paixsans que nous ayons à leur assurer sanscesse que nous ne leur souhaitions aucunmal.

Après avoir vu la reine des féesblesser volontairement ses propresgardes parce qu’ils avaient trop tardé àl’informer de la situation, je me disaisque les humains n’avaient sans doute pastout à fait tort. Peut-être ne méritions-nous pas leur confiance.

Bon sang, je commençais à medéprimer moi-même.

Ne sachant pas quoi faire d’autre, jeme garai et éteignis le moteur. La villeétait plutôt calme, mais un légerbourdonnement emplissait la nuit.Chicago vibrait d’énergie. Si « la villequi ne dort jamais » est un titre déjàattribué, Chicago peut prétendre à celuide « la ville qui ne connaît pas le

repos ».

Jugeant que mon katana ressemblait unpeu trop à un paratonnerre, je défis maceinture et laissai le sabre dans lavoiture. Les humains nous craignaientdéjà ; inutile de les énerver davantage.Nous avions d’autres chats à fouetter.

Je décidai de me diriger vers StateStreet, à une centaine de mètres de là, enprenant soin de longer les immeublestout en examinant les alentours en quêted’un élément anormal. Les rues étaientdésertes à l’exception de noctambulesoccupés à faire la tournée des bars et degens qui scrutaient le ciel dans l’espoirde repérer des météorites, des

soucoupes volantes ou quoi que ce soitsusceptible d’expliquer cette étrangecouleur.

Je suivis State Street jusqu’à larivière, où je ressentis l’inquiétantpicotement provoqué par le trou noirmagique dont la puissance ne cessait decroître. Je m’engageai sur le pont etm’arrêtai au milieu. Le cours d’eaus’étendait devant et derrière moi,serpentant à travers le centre-ville, telleune veine noire figée. Le ciel au-dessus,d’un rouge uniforme, était chargé de grosnuages, eux aussi teintés de rouge par…je ne savais quoi. Un sort qui aurait eudes effets secondaires inattendus ? uncharme ancien ? une sorcière aigrie ?

Malheureusement, je n’en avaisaucune idée. S’il existait un foyer, je nel’avais pas trouvé. Je n’avais rienremarqué de particulier dans lesenvirons. Pas de sorcier lançant dessortilèges. Pas de dragon crachant desflammes. Et à ma connaissance, Tate nes’était pas évadé dans le but de tousnous pétrifier avec ses étranges pouvoirsmagiques.

Même si aucun de ces scénarios nem’aurait ravie, notre affaire aurait connuune évolution. J’aurais eu un début deréponse.

En retournant vers ma voiture, je fisune pause à un arrêt de bus désert etm’assis sur le banc. La ville subissait

une série de catastrophes naturellesinexplicables, et, apparemment, cesévénements ne reflétaient que lessymptômes d’un mal plus grave.Comment étais-je censée résoudre cetteénigme ? Les vampires étaient capablesde sentir la magie, mais seulement àproximité immédiate. Tout celadépassait mon champ de compétences.J’avais besoin d’un sourcier – un de cesdevins qui recherchent de l’eausouterraine à l’aide d’une branche enforme de « Y » –, mais spécialisé enmagie.

Je me raidis et sortis mon téléphone.Puisque c’était la personne de monentourage qui ressemblait le plus à ce

genre de sourcier, j’appelai Catcher.

— Tu es toujours vivante.

— La dernière fois que j’ai vérifié, jel’étais. J’ai une info à ajouter à ta basede données : le sang de fée rend lesvampires complètement dingues.

Un grincement de chaise m’indiquaqu’il s’était redressé.

— Tu as fait couler du sang de fée ?

— Pas moi. Claudia, la reine, s’esténervée contre ses gardes. Ils nel’avaient pas mise au courant de l’étatdu ciel.

Catcher émit un petit sifflement.

— Etant donné qu’il est toujoursrouge, je suppose que les fées n’y étaientpour rien.

— En effet. Troisième coup pour rien.Les surnats de l’eau n’ont pas touché àl’eau. Les surnats du ciel n’ont pastouché au ciel. D’après Claudia, nousavons affaire à une magie élémentairequi n’est que le symptôme d’unproblème plus grave.

Je l’entendis soupirer à l’autre bout dufil.

— De la magie élémentaire, répéta-t-il. J’aurais dû faire le rapprochement.

Mon cœur s’emballa. Allions-nousenfin avancer ? Avait-il une réponse ?

— Ça t’évoque quelque chose ?demandai-je.

— Ça donne le contexte magique. Lestyle utilisé.

— Ce style correspond-il à un groupe,une espèce ou une personne enparticulier ?

— Pas vraiment, mais ça prouve quenous sommes confrontés à de la magie.

Sans blague. Comme si nous ne lesavions pas déjà. En dépit de cequ’avait suggéré Jonah, il paraissait peu

probable que quelqu’un ait teint le cielen rouge et déclenché des éclairs justeen appuyant sur un bouton.

Comme si le ciel avait été irrité parcette pensée, la foudre s’abattit sur unevoiture garée un peu plus loin. L’alarmedu véhicule se mit à hurler. Je meréfugiai aussitôt sous l’abri de bus,regrettant de ne pas avoir rejoint lasécurité de ma Volvo. Je détestais lesorages.

— Tu n’aurais pas une idée de ce queTate pourrait être, par hasard ? Claudiaa parlé de magie ancienne, et ça m’a faitpenser à lui.

— Ça ne m’étonnerait pas qu’il

pratique une magie ancienne, déclaraCatcher, mais ça ne correspond pas ensoi à une classification. Le fait que sespouvoirs semblent provenir d’une autreépoque ne renseigne pas sur ce qu’il estni qui il est.

Bien sûr. Ce serait trop facile.

— Alors, nous devons creuser cettepiste pour en savoir davantage. Est-ceque tu peux m’organiser un nouveaurendez-vous avec lui ?

Catcher siffla.

— Vu que notre organisation a étéofficiellement démantelée, nous nesommes plus vraiment les bienvenus

dans la prison secrète où est enferménotre ancien maire. Je peux essayer defaire jouer quelques relations, mais çame prendra du temps.

— Fais de ton mieux. De toute façon,j’en suis au point mort.

Il restait toutefois un groupe sur lequelenquêter…

— Je sais que cette question ne va paste faire plaisir, poursuivis-je, mais ilfaut tout de même que je te la pose : est-ce que tu as pensé à l’Ordre ?

Je me mordis la lèvre, m’attendant àentendre fuser une réponse sarcastique,mais je fus surprise. Catcher avait

changé d’attitude.

— Je me suis creusé la cervelle, dit-ild’une voix rauque trahissant sonépuisement, mais je ne vois pas dequelle manière les membres de l’Ordrepourraient être impliqués. Je ne sais paspour quelle raison ils feraient une chosepareille. Ils sont peut-être naïfs, maispas diaboliques.

— Et Simon ?

— Merit, j’ignore ce que Simon faitde ses journées, à part qu’il monopoliseMallory et toute son énergie mentale.Apparemment, il concentre toute sonattention sur elle. De toute manière, il aune situation royale. Pourquoi ferait-il

une chose pareille ?

— C’est ce que je me suis demandé.

— Fais en sorte que les vampiresrestent calmes, et n’embête pas tropSimon. Il a beau avoir l’air sympa, c’estun membre aguerri de l’Ordre, et iln’appréciera pas vraiment que desvampires se mêlent de ses affaires.Laisse-moi creuser cette piste.

— J’attendrai, assurai-je, mais Franks’impatiente, et tu imagines la pressionqu’il met sur Malik. Les humainspaniquent, et la Garde nationale est enroute pour Cadogan. Qui que soient lesresponsables, nous devons les trouver,et vite.

— Je m’en occupe. Tu m’appellesd’où, au fait ?

Je décidai de ne pas lui avouer que jem’étais blottie sous un abri de bus deState Street tout simplement parce que jen’avais pas eu de meilleure idée.

— Je fais mon boulot de Sentinelle,lui répondis-je. Recontacte-moi si tu asdu nouveau.

Catcher grogna son assentiment puisraccrocha. Je rangeai mon téléphone etscrutai les ténèbres alentour. Un bruitenflait, provenant d’une processiond’humains vêtus de blanc qui avançaientdans ma direction. Ils portaient despanneaux blancs sur lesquels ils

annonçaient l’apocalypse et incitaient àréfléchir de toute urgence à certainspassages de la Bible. Quelquesgouttelettes marquaient le coin deslettres gribouillées à l’encre rouge sang.Ils avaient de toute évidence peint leursécriteaux à la hâte, dans une tentativedésespérée d’agir avant qu’il ne soittrop tard.

— Avant que les vampires nedétruisent le monde, marmonnai-je.

Peut-être les humains avaient-ilsraison au sujet de l’apocalypse ; je nedisposais pas de ce genre d’information.Mais comme j’étais certaine que cestragédiens grecs annonciateurs du chaosne se contenteraient pas de me saluer

s’ils me surprenaient là toute seule, jem’accroupis dans un coin et les regardaipasser.

Quelques minutes plus tard, ilsdisparurent, et la rue se retrouva plongéedans le silence. Je me levai et m’étirailes jambes, mais, alors que jem’apprêtais à quitter l’abri de bus, unéclair aveuglant zébra le ciel et unepluie torrentielle se mit à tomber.

— Il ne manquait plus que ça,grommelai-je.

Je restai un moment sous l’abri dansl’espoir d’une accalmie. Tandis que lapluie éclaboussait mes bottes, jeregrettai de nouveau qu’Ethan ne soit

pas avec moi. Il aurait déjà élaboré unplan d’attaque.

Je savais que je devais assumer seulecette mission ; j’espérais juste avoir laforce et l’intelligence nécessaires pourla mener à bien.

Aussi brutalement qu’elle avaitcommencé, la pluie diminua d’intensitépuis cessa. Au moment où je quittaismon abri, une senteur de goudronmouillé et de soufre assaillit mesnarines, mais je perçus également autrechose : une odeur suave de citronidentique à celle qui entourait Tate.

Claudia pensait qu’une magieancienne était à l’œuvre, et, à présent, la

pluie dégageait le même parfum queTate… Il ne pouvait s’agir d’une simplecoïncidence.

L’aube approchait, mais je savaisexactement où me rendre la nuitsuivante. J’espérais que le nom de mongrand-père permettait encore d’ouvrircertaines portes et que j’auraisl’autorisation de rendre visite à Tate.

Toujours angoissée par la foudre, jecourus jusqu’à ma voiture. L’électricitéqui vibrait dans l’air me picotait lapeau. À peine avais-je inséré la clé dansla serrure que je sentis le canon d’unearme contre ma joue.

— Bonjour, Merit ! lança McKetrick

d’un ton enjoué. Ça fait longtemps qu’onne s’est pas vus.

12

HAPPINESS ISA WARM GUN2

Je baissai les yeux sur l’acier sombre etfroid à présent dirigé sur ma poitrine.L’arme, plus longue et plus massivequ’un pistolet classique, ressemblait àun fusil muni d’un canon de largediamètre que l’on aurait scié.

Je levai le regard. McKetrick affichaitun sourire suffisant. Avec ses cheveuxnoirs coupés court, ses pommettessculptées, son corps athlétique et sesgrands yeux en amande, c’était unhomme séduisant, mais sa bouche setordait en un rictus cruel, et une nouvelle

cicatrice lui barrait la lèvre supérieure.

— Les mains en l’air, s’il vous plaît,m’intima-t-il d’un ton cordial.

Pour la deuxième fois cette nuit-là, jelevai les mains en l’air. Ironique, non ?J’avais laissé mon sabre dans la voiturepour ne pas effrayer les humains, etvoilà que l’un d’eux braquait une armesur moi.

— McKetrick, déclarai-je en guise desalutation. Pourriez-vous baisser cepistolet, s’il vous plaît ?

— Alors qu’il me permet debénéficier de toute votre attention ? Jene crois pas, non. Et au cas où vous

envisageriez de prendre une balle pourla bonne cause, sachez que nousutilisons un nouveau genre de munitions.Avec un peu moins de métal et un peuplus de bois. Notre procédé novateurcombine la puissance d’une balle àl’action chimique du tremble. Il s’estdéjà avéré très efficace.

Un frisson me parcourut l’échiné. S’ilavait réussi à fabriquer des munitionscontenant du bois de tremble – le seulmatériau susceptible de nous réduire encendres si nous le recevions en pleincœur – et affirmait qu’elles avaientdémontré leur efficacité, combien devampires avait-il déjà tués ?

— Est-ce de là que vient votre

cicatrice ? lui demandai-je.

Il retroussa la lèvre supérieure.

— Ça ne vous regarde pas.

— Vous me menacez avec un pistolet,donc ça me regarde, répliquai-je.

Je réfléchis aux options qui s’offraientà moi. Je parviendrais peut-être à luiarracher son arme des mains avec uncoup de pied bien placé, mais, en tantqu’ancien militaire, McKetrickmaîtrisait très certainement le combat àmains nues. Par ailleurs, ce « peut-être »comportait un très grand risque : j’étaissusceptible de recevoir un éclat detremble en plein cœur au cours de la

manœuvre, ce qui me tuerait. Il y avaitégalement une forte probabilité pour queles sbires de McKetrick soient tapisdans l’ombre avec des pistoletssimilaires.

J’avais déjà trop côtoyé la mort cesderniers temps. Je décidai très vite queje n’avais pas envie de jouer lesmartyrs. Je préférais tenter de récolter leplus d’informations possible.

— Je suis surprise de vous rencontrerce soir, lui dis-je. Ne devriez-vous pasêtre en train d’avertir les gens del’imminence de l’apocalypse ? ou dediscuter avec Mme Kowalczyk ? Onvous a vu à la conférence de presse.

— C’est une femme qui a des projetspour cette ville.

— C’est une abrutie qui se laissefacilement manipuler.

Un sourire s’étira sur ses lèvres.

— C’est votre point de vue. Cela dit,elle s’est montrée très réceptive quandje lui ai fait part de ma position sur lesvampires.

— C’est ce que j’ai pu constater. Jesuppose que vous êtes à l’origine duprojet de loi sur le fichage ?

— Cette loi ne me plaît pas plus queça.

— Vraiment ? Je croyais pourtant quec’était votre truc, nous tenir à l’œil.

— Ce n’est pas assez ambitieux,Merit. Autoriser des aberrationssurnaturelles à se déclarer aux autoritéséquivaut à tolérer leur existence. (Ilsecoua la tête, tel un pasteur délivrantson sermon.) Non merci. C’est un pasdans la mauvaise direction.

Je n’avais pas vraiment envie desavoir ce que McKetrick jugeait être labonne direction, mais il ne m’accordapas le privilège de son silence.

— Il n’existe qu’une solution pourcette ville : un nettoyage en profondeur.Se débarrasser des vampires résoudrait

le problème de l’apocalypse. Et pour yparvenir, nous avons besoin d’uncatalyseur. Éliminer un vampire connudu grand public nous permettra peut-êtrede faire quelques progrès.

Mon estomac se noua. McKetrick necherchait pas seulement à bannir lesvampires. Il voulait les exterminer. Encommençant par moi.

Le pistolet qu’il pointait sur moi neme laissait pas une grande marge demanœuvre. Il m’était impossible de meservir de mon téléphone et, si je hurlaispour appeler des humains à l’aide, je lesattirerais dans la ligne de tir. Je nepouvais pas prendre ce risque. Grâce àma force de vampire, je serais peut-être

capable de battre McKetrick, mais il sedéplaçait rarement seul. D’habitude, ilétait accompagné de types en uniformenoir tout aussi musclés que lui ; même sije ne les avais pas vus, j’imaginaisqu’ils se cachaient quelque part,attendant l’occasion de se jeter sur moi.

J’optai donc pour ce que je savaisfaire le mieux : la tête de mule.

— Et me tuer vous apportera quoi, aujuste ? Vous ne ferez qu’énerver lesvampires et les humains de cette villequi n’approuvent pas le meurtre.

McKetrick parut blessé par monaccusation.

— Voilà une vision bien naïve. C’estvrai, certains citoyens de Chicago ne serendent peut-être pas compte de lagravité du problème vampire. Mais c’estjustement ça l’important. Les gens ontbesoin d’un élément rassembleur, Merit.Et vous serez cet élément.

— Mes cendres, plutôt. Vous savezque ce sera tout ce qui restera de moi,non ? Un petit tas de cendres, là, sur letrottoir. (Je désignai le goudron.) Ce nesera pas vraiment comme si vous vousteniez fièrement à côté du cadavre d’unvampire. Croyez-moi. Je l’ai vu de mespropres yeux.

Je priai silencieusement Ethan de mepardonner pour ma rudesse, mais,

remarquant que la mâchoire deMcKetrick tressaillait un peu, jepoursuivis :

— On aura davantage l’impressionque vous aurez vidé un aspirateur plutôtque tué un vampire et, à la télévision, çan’aura rien de spectaculaire. Vous n’êtesmême pas en première ligne.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Je veux dire qu’il y a une fouled’humains en train de manifester contrenous aux portes de la Maison Cadogan,et l’armée est en route. Pourquoi ne voustrouvez-vous pas avec eux ? Vouspourriez lier connaissance, recruter desacolytes. Oh ! Je comprends. Vous

n’aimez pas plus vos congénères que lesvampires. Ce qui vous plaît, c’est jouerau héros. Du moins ce qui correspond àvotre conception d’un héros.Personnellement, je ne considère pas legénocide comme un acte admirable.

Il me gifla si fort que mes oreillesbourdonnèrent. Un goût de sang emplitaussitôt ma bouche.

— Je ne laisserai pas une petitesalope à crocs me détourner de mamission ! assena-t-il d’un air menaçant.

Ma colère, décuplée par la faim quime dévorait, se mit à courir dans mesmembres, générant un merveilleuxcourant de chaleur. La terreur qui me

glaçait les os quelques secondes plus tôts’évanouit.

— Votre mission ? Ce que vousappelez « mission » est du meurtre pur etsimple, McKetrick. Ne l’oubliez pas. Età mon avis, vous ne savez rien de moi nides vampires.

— Regardez le ciel, rétorqua-t-il enenfonçant le canon de son arme dans mapoitrine. Vous voudriez me faire croireque vous n’y êtes pour rien ?

— Il se trouve que c’est la vérité, luiaffirmai-je.

Toutefois, je ne m’étendis pas sur lesautres groupes de surnaturels

susceptibles d’en être responsables.Inutile d’attirer l’attention de McKetricksur eux.

— Comment pourriez-vous n’y êtrepour rien ? Qui d’autre aurait puprovoquer ça ?

— Le réchauffement climatique ?suggérai-je. Est-ce que vous avez triévos ordures, aujourd’hui ?

Sous le choc du coup de poing que jereçus dans l’estomac, je tombai à genouxsur le sol mouillé. Je toussai un peu,exagérant la douleur. Certes, il m’avaitfait mal, mais pas tant que ça. J’avaisl’impression qu’il avait retenu son brasau dernier moment. Peut-être que frapper

une « salope à crocs » était plus difficileque lui flanquer une bonne gifle. Le faitque McKetrick me croie plus délicateque je ne l’étais me donnait un avantage.

— Espèce de sadique ! crachai-je.

— Non, répliqua-t-il très calmement.Je suis réaliste. Vous me rendez violent.Vous provoquez un affrontement qui n’apas lieu d’être.

— C’est un peu trop facile de blâmerla victime, ripostai-je.

Alors que je m’attendais à encaisserun coup de pied, McKetrick s’accroupit,les sourcils froncés en une expressiongrave.

— Vous ne comprenez pas.

— Je comprends très bien. Vous êtesun égoïste persuadé de tout savoir mieuxque personne à Chicago. Mais en réalité,McKetrick, vous n’êtes qu’un lâche et unignorant. Vous vous battez pour qu’onnous prive de nos droits alors que nousfaisons tout notre possible pour résoudrece problème. Votre vanité vous rendaveugle. En fait, j’ai pitié de vous.

J’avais manifestement épuisé sapatience, car il se redressa, inséra deuxdoigts dans sa bouche et siffla. Deuxhommes en treillis noir accoururent versnous. L’un d’eux braqua sur moi unearme similaire à celle de McKetricktandis que l’autre me relevait sans

ménagement, maintenant mes brasderrière mon dos.

J’accablai de jurons le molosse quim’immobilisait et lui enfonçai mon talondans le pied, mais le canon du pistoletque McKetrick pointait sur ma mâchoireme dissuadait de faire preuve dedavantage de violence.

— Balance-la dans la voiture,ordonna ce dernier. On va la ramener auQG.

Voir le « QG » m’aideraitcertainement à mettre un terme auxactivités de McKetrick, mais il était peuprobable que je survive à cette petitevisite. Monter dans ce véhicule signerait

mon arrêt de mort. Je me débattis doncavec toute la force dont j’étais capable.Je me tortillai dans les bras de monagresseur et, alors qu’il s’efforçait deme maîtriser, je transférai le poids demon corps pour lancer un coup de pieddans le pistolet de McKetrick. L’armevola dans les airs, et il tenta aussitôt dela récupérer.

Dans la confusion, le sous-fifre qui metenait desserra son étreinte. D’un coupde talon dans ses bijoux de famille suivid’un coup de pied circulaire dans lesjambes, je le mis à terre.

— C’est une de mes bottes préférées,le narguai-je, repensant à uneconversation que j’avais eue avec Ethan.

Je regrettais qu’il ne soit pas là pourcombattre à mon côté.

— Attrapez-la ! cria McKetrick, quiavait ramassé son pistolet et avançaitvers moi, bras écartés.

Je fis volte-face et fonçai droit sur lesous-fifre numéro deux. Je levai la têtevers lui, lui offris un petit sourire puislui décochai un coup de pied sous laceinture. Contrairement à son acolyte, ilse montra assez malin pour anticipermon mouvement. Il para mon attaque,mais ce n’était pas la première fois queça m’arrivait. Je me baissai afind’esquiver un coup droit et en profitaipour lui lancer mon poing dans le tibia.

Alors qu’il sautillait sous l’effet de ladouleur, je me redressai d’un bond et,d’un coup de pied en arc de cercleparfaitement exécuté, je l’envoyai autapis.

J’avais terrassé deux de mesadversaires grâce à des coups de piedbien placés, mais je n’eus même pas letemps de savourer ma victoire : je reçusun violent choc dans le dos, et meretrouvai de nouveau au sol.

Je regardai derrière moi.

McKetrick brandissait son arme,tremblant de fureur.

— J’en ai plus qu’assez ! vociféra-t-

il, prêt à appuyer sur la détente.

Lorsque Célina m’avait battue, parune autre nuit pluvieuse, je m’étais faitune promesse. Aussi, je me relevai etsoutins le regard de McKetrick enm’efforçant de paraître calme, raidissantles jambes pour ne pas chanceler.

— Si vous avez l’intention de me tuer,vous le ferez en me regardant dans lesyeux, le défiai-je.

Je me préparai à ressentir la piqûredes éclats de bois s’il manquait moncœur, ou à sombrer dans le néant s’ilatteignait sa cible. J’étais assezcourageuse pour admettre que les deuxissues étaient envisageables.

McKetrick dirigea son pistolet surmon cœur.

Je tentai un dernier stratagème.

— Je devrais vous remercier, voussavez.

Il hésita, mais finit par poser laquestion que j’attendais :

— Pourquoi ?

— Pour ce que vous faites, répondis-je en avançant d’un tout petit pas demanière que le canon de son armes’enfonce dans ma poitrine. Vous metransformez en martyre. Bien entendu,vous devrez inventer une histoire

crédible afin de convaincre tout lemonde que j’ai essayé de vous blesser etque je représentais un danger pourChicago. (Je baissai un peu la voix.)Mais les surnaturels ne seront pas dupes,McKetrick. Les vampires. Lesmétamorphes. Ce sont mes amis. Ils nevous croiront pas. (Je me dressai sur lapointe des pieds et plongeai mon regarddans le sien.) Ils vous retrouveront.

Ce qui est étrange avec la colère,c’est qu’elle peut vous aider, mais aussivous nuire. Parfois, elle vous fait perdrevotre calme et vous fait cligner des yeux.

McKetrick cligna des yeux.

— Salope ! cracha-t-il, les dents

serrées. Je ne laisserai pas les vampiresdétruire cette ville.

La main de McKetrick trembla, et lepistolet vacilla légèrement. Je saisiscette occasion pour envoyer un coup depied dans l’arme par en dessous. Ellevola dans les airs puis ricocha sur lebitume.

Il se mit aussitôt à courir pour larécupérer.

Je devais le reconnaître : McKetrickétait plus musclé et plus fort que moi.Mais j’étais plus rapide.

Je le devançai, m’emparai du pistolet,m’écorchant les doigts contre l’asphalte

au passage, et braquai l’arme sur luiavant qu’il ait eu le temps d’arriver surmoi.

Il écarquilla les yeux.

— Vous êtes en train de détruire cetteville, gronda-t-il.

— Je sais, vous l’avez déjà dit.J’aimerais tout de même vous faireremarquer que les vampires n’agressentpas leurs concitoyens au pistolet dans larue.

Il gronda et lança quelques jurons,puis s’agenouilla.

— Est-ce que vous vous sentez plus

puissante, maintenant que je suis àgenoux devant vous comme un humainservile ?

— Non. Et vous savez pourquoi ? (Jelui assenai un coup de crosse sur latempe, et il s’effondra sur le bitume,inconscient.) Parce que je ne suis pascomme vous.

Je fermai les yeux quelques instants –juste pour respirer – puis les rouvrisquand j’entendis un crissement de pneus.

Je me retournai. Les deux sous-fifresavaient disparu et le 4 x 4 noirs’éloignait à pleins gaz.

— Pour la loyauté, on repassera,

marmonnai-je.

Je regardai McKetrick, puis examinailes environs. L’arrêt de bus ne setrouvait qu’à quelques mètres dedistance, mais l’aube pointait déjà àl’horizon. Je n’avais pas beaucoup detemps devant moi ; il me fallait desrenforts.

Sous les flashs des éclairs, je traînaiMcKetrick jusque sous l’abri de bus etle hissai sur le banc, puis sortis montéléphone.

— Qu’est-ce que tu veux, Merit ? merépondit Catcher.

Les habitants de la maison de Wicker

Park me paraissaient bien irritables,cette semaine-là. J’arrivais à bout depatience avec le clan Carmichael-Bell,mais j’avais du boulot.

Je lui indiquai l’endroit où je metrouvais.

— Si tu ne tardes pas trop, tudécouvriras McKetrick inconscient dansl’abri de bus.

— McKetrick ? répéta-t-il sur un tonsoudain beaucoup moins sarcastique.Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Il m’a surprise au Loop,accompagné de deux de ses acolytes. Ilm’a sorti sa rengaine habituelle : il hait

les vampires et voudrait les chasser deChicago. Mais la nouveauté dérangeante,c’est qu’il a des balles de tremble, ou,du moins, c’est ce qu’il affirme. J’airéussi à lui prendre son arme, mais seshommes se sont enfuis avec les leurs. Ila aussi mentionné un QG. J’espère qu’ilte fournira quelques détails.

— Ça nous aiderait. Est-ce que tucomptes porter plainte contre lui pourcoups et blessures ?

— Seulement si c’est nécessaire pourle garder sous les verrous.

— Je pense qu’on peut s’en passer,avança Catcher. Si tu te rappelles bien,nous ne dépendons plus de la ville.

J’aurai juste une petite conversationamicale avec lui, en privé. Marrant deconstater que la Constitution ne nouspose plus de problèmes.

Peut-être, mais mon grand-pèrerisquait tout de même de se retrouverdans le pétrin si on l’accusaitd’enlèvement.

— C’est toi qui vois, mais je ne saispas dans combien de temps il va revenirà lui, et comme la ville ne va pas tarderà se réveiller, tu devrais peut-êtrecontacter l’inspecteur Jacobs. Mieuxvaut éviter qu’un policier lambda trouveMcKetrick avant toi.

Jacobs connaissait mon grand-père et

m’avait interrogée quand le V, la drogueque Tate avait fabriquée à l’intentiondes vampires, avait transformé le bar dela Maison Cadogan en scène de pogoultra-violent. Jacobs était consciencieux,prêtait attention aux détails et cherchaithonnêtement à faire respecter la vérité etla justice. Ce genre de personne sefaisait rare de nos jours ; je leconsidérais donc comme un allié.

— Je demanderai à Chuck ce qu’il enpense, déclara Catcher. Je sais qu’ilveut rester en bons termes avec lapolice, mais il faut avouer que lanouvelle liberté que nous a offerteKowalczykest tentante. (J’entendisCatcher s’agiter à l’autre bout du fil.) On

s’en va. Nous devrions arriver dans unevingtaine de minutes.

— L’aube approche, je rentre à laMaison. En parlant de votre nouvelleliberté, est-ce que tu as réussi àorganiser une rencontre avec Tate ?

— J’y travaille. J’essaie de fairejouer nos relations politiques, mais lesbureaucrates sont gourmands.Kowalczyk les rend nerveux. Je t’endirai plus demain soir.

— Merci. Hé, tant que je t’ai autéléphone, est-ce que tu as déjàremarqué une odeur bizarre à proximitéde Tate ?

— J’évite autant que possible derenifler les personnalités politiques oules prisonniers.

— Je suis sérieuse. Chaque fois que jeme trouve près de lui, je sens un parfumsucré aux arômes de citron. Et ce soir,juste après l’averse, j’ai senti la mêmeodeur, comme si la pluie contenait uneforme de magie similaire. Comme siTate jouait un rôle, d’une certainemanière.

— Il a plu un peu ici aussi, mais jen’ai rien remarqué de spécial. A monavis, il ne faut pas accorder beaucoupd’importance aux odeurs. En plus, Tateest derrière les barreaux. Que pourrait-ilfaire ?

Soit. Je savais que ce parfum devaitavoir une signification, mais je n’insistaipas.

— Fais attention à toi, et sois gentilavec notre petit soldat, recommandai-je.

— Il ne mérite pas vraiment notregentillesse, répliqua Catcher avant deraccrocher.

Comme le ciel se teintait à présentd’orange à l’horizon, je rangeai montéléphone et quittai l’abri de bus,abandonnant McKetrick derrière moi.Avachi sur son banc, il ressemblait à unfêtard après une soirée trop arrosée.

Le veinard.

2 Happiness Is a Warm Gun est le titred’une chanson des Beatles que l’onpourrait traduire par « le bonheur est unpistolet encore chaud ». (NdT)

13LE MEILLEUR MOYEN DE SEREVEILLER… CEST DU GROUPEA AU PETIT DÉJEUNER

J’appelai Kelley en chemin afin de luicommuniquer les derniers événements.J’arrivai à Hyde Park un peu trop tard àmon goût : l’aube approchait. Je courusde ma voiture à la Maison, si épuiséepar la proximité du lever du soleil queje remarquai à peine que lesmanifestants s’étaient calmés. Lavingtaine de militaires en treillis postésà intervalles réguliers autour de la grillen’y était sans doute pas étrangère.J’appelai Kelley en chemin afin de lui

communiquer les derniers événements.J’arrivai à Hyde Park un peu trop tard àmon goût : l’aube approchait. Je courusde ma voiture à la Maison, si épuiséepar la proximité du lever du soleil queje remarquai à peine que lesmanifestants s’étaient calmés. Lavingtaine de militaires en treillis postésà intervalles réguliers autour de la grillen’y était sans doute pas étrangère.

Impatiente de m’effondrer sur mon lit,je montai immédiatement l’escalier,mais m’arrêtai sur le palier du premierétage et levai la tête. Avant que maraison ait repris le dessus, je gravis lesmarches, à demi endormie. Je traversaiensuite le couloir du deuxième étage sur

la pointe des pieds en direction de l’aileoù se trouvait la suite de la consorte…et celle d’Ethan.

Je restai un moment devant la doubleporte de ses appartements, puis pressaila paume contre le battant et appuyai lefront contre le bois frais.

Il me manquait tellement… Si lebaiser de Jonah m’avait permis de toutoublier un bref instant, le retour à laréalité n’en était que plus difficile ;Ethan ne quittait plus mes pensées.

Soudain, la porte s’entrouvrit.

Je me redressai, le cœur battant. Jen’avais pas pénétré dans sa suite depuis

sa mort. Quelques-uns de ses effetspersonnels avaient été rangés dans descartons, mais les pièces étaientglobalement demeurées intactes. Frankavait élu résidence ailleurs, et Malik etsa femme étaient restés chez eux. J’avaisjusque-là soigneusement évité lesappartements d’Ethan, estimant qu’ilétait préférable de souffrir de sonabsence plutôt que de devenir unfantôme et de hanter sa suite pourraviver son souvenir.

Mais, ce soir-là, après les éclairs, lesfées, les baisers et les pistolets, j’avaisbesoin d’une autre forme d’oubli.

Je poussai la porte.

Je demeurai sur le seuil quelquesinstants, les yeux clos, me délectant del’odeur familière. Le parfum vif etpuissant de l’eau de Cologne d’Ethancommençait à s’évanouir au profit decelui de la cire et de la poussière, maisil flottait encore, frais et léger, commeles murmures d’un fantôme.

Je rouvris les yeux, fermai la portederrière moi et parcourus la pièce duregard. Avec sa décoration raffinée etson luxueux mobilier en provenanced’Europe, elle ressemblait davantage àune suite d’un hôtel cinq étoiles qu’à unappartement de Maître vampire.

Je traversai le salon en direction de laseconde double porte, qui donnait sur la

chambre d’Ethan. Alors que le soleilmontait dans le ciel, je pénétrai àl’intérieur. Là aussi planaient encore delégers effluves de son parfum. Avant queje ne me rende compte de ce que jefaisais, j’avais ôté ma veste et meschaussures et m’étais allongée sur sonlit. Lorsque j’éprouvai la sensationfamilière des draps imprégnés de sonodeur sur ma peau, des larmes roulèrentsur mes joues.

Je pensai à la nuit où nous avions faitl’amour, moment éphémère et heureux, etme remémorai le petit sourire taquinqu’il affichait quand j’avais fait – ouqu’il m’avait fait – quelque chose qui luiavait plu. Je me rappelai ses yeux d’un

incroyable vert étincelant, ses lèvresparfaites et son corps aussi finementsculpté qu’une statue de marbre.

Enveloppée par son parfum, jesavourai ces souvenirs, le sourire auxlèvres. Là, dans le lit de sa chambreplongée dans le noir, je m’endormis.

Nous nous trouvions dans un casino,entourés de flashs lumineux et d’unecacophonie de bruits électroniques,bousculés par le va-et-vient incessantde serveuses souriantes portant desplateaux chargés de cocktails. J’étaisassise devant une machine à sous dontles rouleaux tournaient aune vitessealéatoire. Ils ralentirent, puiss’arrêtèrent chacun sur une image. Un

pieu. Une goutte de pluie. Une flamme.

Ethan, debout à côté de moi, tenaitentre le pouce et l’index une pièce d’orqu’il faisait doucement tournoyer.Chaque face reflétait tour à tour lalumière, lançant des éclairs dorés.

— Les deux côtés de la pièce,déclara-t-il. Pile et face. Le vrai et lefaux. Le bien et le mal. (Il posa sonregard sur moi.) Nous avons tous lechoix, non ?

— Le choix ?

— Entre le courage et la lâcheté.L’ambition ou le contentement.

— Je suppose.

— Que choisiras-tu, Merit ?

Je savais qu’il faisait allusion àquelque chose d’important, quelquechose de grave, mais j’ignorais de quoiil s’agissait.

— Quel choix ai-je à faire ?

D’une chiquenaude, il envoya la pièceen l’air. Le plafond sembla s’élever enmême temps qu’elle, donnantl’impression que, si la gravitén’opérait pas son étrange magie, lapièce ne cesserait de monter, sansjamais rencontrer d’obstacle. Elletournoyait encore et encore, face, pile

puis de nouveau face, captant lalumière.

— Disparais, dit Ethan.

J’observai la pièce, qui devenait deplus en plus petite à mesure qu’elles’éloignait.

— Elle ne disparaît pas, lui fis-jeremarquer. Elle est toujours là. Elletourne encore.

— Pas la pièce. Moi.

A son ton effrayé, je reposai les yeuxsur lui. Il avait le regard rivé sur sesmains, paumes vers lui. Ethancommençait à s’effacer. L’extrémité de

ses doigts se dissolvait, setransformant en cendres qui tombaientsur le tapis aux motifs psychédéliques.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

Je ne pouvais rien faire d’autre queregarder ses doigts disparaître,millimètre après millimètre. Au lieu dehurler ou d’essayer d’intervenir, je mecontentai d’observer avec une froidefascination mon amant s’évaporer peuà peu.

— J’ai fait mon choix, déclara-t-il. Jet’ai choisie, toi.

Tandis que la peur me tordaitl’estomac, je secouai la tête de manière

frénétique.

— Comment arrêter ça ? demandai-je.

— Je crois qu’on n’y peut rien. C’estnaturel, non ? Nous nous transformonstous en cendres. Nous redevenonspoussière, et retournons au néant.

Quelque chose sembla soudain attirerson attention, car il détourna la tête etécarquilla les yeux.

— Ethan ?

Il braqua de nouveau le regard surmoi.

— C’est trop dangereux. Ne leslaisse pas faire, Merit.

— Faire quoi ?

— Ils vont en profiter. Je crois qu’ilssont en train d’essayer. (Il regarda sesmains, dont il ne restait plus que lamoitié.) C’est sans doute là que je vais.

— Ethan ? Je ne comprends pas.

— Je ne suis que cendres, dit-il.

Il reporta son regard sur moi, et unebouffée de panique m’envahit devantses yeux emplis de terreur.

— Ethan…

Soudain, la désintégrations’accéléra, et il finit par disparaître encriant mon nom.

— Merit !

Je me réveillai en sursaut, couverted’une sueur froide, entortillée dans lesdraps d’Ethan, l’estomac noué par unepeur panique. Il me fallut quelquesinstants pour me rendre compte quej’étais éveillée et que tout cela n’étaitqu’un rêve. Que l’horreur n’était pasréelle, mais qu’Ethan n’était plus là.

Je faisais de plus en plus decauchemars ; sans doute le résultat dustress que je subissais. Je n’avaistoujours pas résolu le problème qui

accablait Chicago alors qu’il restaitdeux éléments susceptibles dereprésenter un danger, et peut-être ledanger le plus grave : la terre et le feu.

J’espérais trouver une solution avantde voir la ville dévorée par les flammes.

Quand les battements de mon cœur sefurent apaisés, je m’extirpai descouvertures et m’approchai de la fenêtrede la chambre. Les volets automatiquesqui l’obstruaient pendant la journées’étaient déjà relevés, révélant unmagnifique ciel noir ponctué dequelques étoiles.

Je fermai les yeux, soulagée. Le cielétait redevenu normal, ce qui signifiait

que le lac et la rivière avaient dû euxaussi reprendre leur aspect initial.

Si Claudia et Catcher avaient raison etque nous avions affaire à une magieélémentaire qui opérait selon unprocessus déterminé, le répit ne seraitque temporaire. L’air et l’eau avaientdéjà été touchés. La terre et le feu netarderaient pas à l’être à leur tour. Celadit, le moindre répit, même bref, restaitle bienvenu.

Je regagnai ma chambre. J’avais reçuun message de Catcher confirmant monrendez-vous avec Tate. Je n’allais pasvoir l’ancien maire pour affaires ; jedevais résoudre un problème surnaturel.Aussi, après m’être douchée, je revêtis

ma tenue de cuir, prenant soin de glisserl’amulette dans ma poche.

Je n’avais en revanche aucunenouvelle de Jonah, ce qui m’inquiétait unpeu. J’espérais qu’il n’essayait pas dem’éviter parce que je l’avais repoussé.Nous ne faisions pas équipe depuis trèslongtemps, mais notre duo s’avéraitefficace. Et, même si je commençais àme rendre compte que j’étais capable deremplir mon rôle de Sentinelle touteseule, je préférais travailler avec unpartenaire à mon côté.

En quête de réconfort, je composai lenuméro de Mallory. Lorsqu’elledécrocha enfin, au bout de cinq

sonneries, elle me laissa clairemententendre que je l’avais dérangée.

— Je n’ai pas vraiment le temps de teparler.

— La prochaine fois, ne réponds pasau téléphone, alors, ironisai-je, toutefoisun peu vexée par son accueil.

— Désolée, s’excusa-t-elle avec uneapparente sincérité. C’est juste que…mes examens deviennent de plus en plusdifficiles, tu comprends ? Je suis sur lesrotules, et je ne vais pas tarder à êtrevraiment au bout du rouleau. J’aisimplement envie que tout ça se termine.Je m’en fous de réussir ou pas, je veuxjuste en finir.

Le ton de sa voix et la rapidité de sondébit de parole trahissaient sonépuisement. Je n’aurais pas été surprised’apprendre qu’elle s’était dopée auxboissons énergisantes.

— Je comprends, assurai-je. J’aiquelque chose de prévu en début desoirée, mais ça te dirait de faire unepause un peu plus tard ?

— Je commence mon prochainexamen dans quelques minutes.

— C’est nul.

— Ne m’en parle pas. Et pourcouronner le tout, Catcher est superchiant, en ce moment. Je crois qu’il ne

se rend vraiment pas compte du stressque je subis.

Elle semblait énervée, et je medemandai si quelqu’un parmi nous avaitpris la réelle mesure de ce qu’elletraversait. Enfin, hormis Simon, qui étaitresponsable de son état.

D’ailleurs, tant que j’avais Mallory autéléphone…

— Dis donc, je sais que tu es pressée,mais tu aurais une idée de ce qui arriveau ciel et au lac ? A ce que j’ai compris,c’est dû à une magie liée aux quatreéléments : l’eau, l’air, la terre et le feu.Est-ce que tu aurais appris quelquechose là-dessus ?

Sa réponse fusa.

— Bon sang, Merit ! s’exclama-t-elled’un ton rageur. Combien de fois tu t’esdemandé si les problèmes de la villeétaient provoqués par les sorciers ?C’était la même chose avec la drogue.

— Je me pose beaucoup de questions,répliquai-je, gardant à l’esprit le stressqu’elle subissait. C’est mon boulotd’envisager toutes les éventualités pouressayer de découvrir la vérité.

— Oh, alors comme ça, nous sommesune éventualité ?

Je ne savais même pas pourquoi nousétions en train de nous disputer. Je ne

l’avais pas accusée de quoi que ce soit.S’énervait-elle contre moi parce qu’ellenourrissait elle aussi des soupçons, oujuste parce qu’elle était tendue ?

— Contrairement à ce que tu crois, jen’ai pas le temps de m’amuser à fairedes conneries de ce genre, enchaînât-elle avant que j’aie pu reprendre laparole. Ni de mener des recherches surje ne sais quelle magie dont on secontrefout. Je suis en train de passer desexamens, Merit.

Comment pouvait-elle parler ainsi dutraumatisme que vivait la ville ? Endépit de son commentaire déplacé, jem’efforçai de garder mon calme.

— Je sais que tu es occupée. Je net’accuse de rien, mais il y a une sorte demagie à l’œuvre que je ne comprendspas. Je pensais juste que toi, tucomprendrais.

— Tu veux que je te dise ce que jecomprends, Merit ? Je comprends lessigils, les invocations, les algorithmesmagiques et les transferts d’auras. Voilàce que je comprends.

— Bon, tu sais quoi ? rétorquai-je enréprimant ma colère. Je vais te laisserréviser, d’accord ?

— C’est peut-être une bonne idée. Ettu devrais t’abstenir de me téléphoner etde m’accuser jusqu’à la fin de mes

examens.

Elle raccrocha, me laissant sidérée,furieuse et sans voix.

Lindsey choisit ce moment pourpasser la tête par la porte.

— Petit déjeuner ?

Je lui montrai le téléphone.

— Mallory vient de me raccrocher aunez !

Lindsey fronça les sourcils, entra dansma chambre et referma la porte derrièreelle.

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— Rien. Enfin, je lui ai demandé sielle savait ce qui arrivait au lac et auciel, mais c’est tout.

Lindsey émit un sifflement.

— Chapeau pour la diplomatie.

— Ma question était légitime, et elleest l’une des trois personnes en villesusceptibles de me renseigner.

— C’est vrai. Après tout, ce ne sontpas mes oignons, mais ça me fait plaisirde voir que je ne suis pas la seule àavoir des problèmes relationnels.

Ce commentaire sous-entendaitqu’elle allait me fournir des détails queje n’avais pas envie d’entendre, maisrésonnait aussi comme un appel à l’aide.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Elle ne tourna pas autour du pot.

— En résumé : la vie de couple n’estvraiment pas facile, je ne me bats pas àla loyale et je suis la personne la plusbordélique qu’il connaisse.

Je grimaçai… mais je ne pouvaiscontredire ni le premier ni le dernierpoint. La chambre de Lindsey croulaitsous un tas de bazar, et pas vraiment legenre de bazar soigneusement rangé sur

des étagères dans de jolis petits paniersen osier identiques.

— Comment ça, tu ne te bats pas à laloyale ?

Ses épaules s’affaissèrent.

— Il arrive que je mentionne lapossibilité d’une rupture quand on sedispute, souffla-t-elle.

— Oups.

— Comme tu dis. C’est juste que… jen’ai encore jamais vécu ça, tucomprends ? Je n’ai jamais eu derelation aussi sérieuse. Parfois, j’ail’impression que toute ma peur

s’accumule, et je dois bien évacuer cettepression d’une manière ou d’une autre.Alors je me persuade que ça ne va pasdurer.

— Il t’aime.

— Je sais. Mais peut-être qu’un jour,il ne m’aimera plus. Et quand il seraparti, qu’est-ce que je deviendrai ? Jeme serai tellement accrochée à lui que jene m’en remettrai pas. (Elle s’effondrasur le lit.) Je suis fatiguée, surmenée,sous-alimentée, stressée et j’ai un petitami – un petit ami, Merit, un vrai – qui ases propres soucis. Et la seule chosedont j’ai envie, c’est de me gaver decrème glacée. Mais il faut regarder laréalité en face, ça ne résoudra aucun de

mes problèmes. Si au moins je pouvaisdire « oh, mon pantalon est troplarge ! », mais ce n’est même pas le cas.

Elle se leva et gonfla son petit ventretout plat.

— Sans blague ? lançai-je d’un tonsec.

— Le truc, c’est que je ne mereconnais plus. Avant, j’étais Lindsey,garde de la Maison Cadogan, supernana. Ma photo a fait la couverture duChicago Voice Weekly, bon sang ! Jesavais que j’étais belle. Et maintenant,je me demande sans arrêt si je suis biencoiffée ou si mon jean est vraiment siclasse que ça.

— Il est vraiment classe.

— J’espère bien, je l’ai payé deuxcents dollars.

— Deux cents dollars ? Un jean ?

— Il galbe les fesses.

En guise de démonstration, elle setourna et prit une pose de pin-up.

Je restai dubitative.

— Ce n’est qu’un jean. Il est fait avecla même matière que tous les autres, etn’est ni plus ni moins galbant.

— Si j’avais acheté des Puma, tu

n’aurais rien trouvé à redire sur le prix.

Elle marquait un point.

— D’accord, continue, proposai-je,magnanime.

— Bref, je ne m’angoissais pas pource genre de choses, avant. J’y faisaisattention, c’est tout. Je ne m’inquiétaispas de savoir ce que ce mec allaitpenser de moi, parce que je m’enfoutais, tu comprends ? Alors quemaintenant…

Elle secoua la tête, comme si elle sedégoûtait elle-même.

— Alors que maintenant, tu

t’intéresses à quelqu’un d’autre que tapetite personne ?

J’eus tout juste le temps de la voirplisser les yeux avant de recevoir uncoup d’oreiller dans la figure.

— Aïe ! criai-je par réflexe en portantla main à ma joue. Même si je leméritais, ça fait mal.

— Tu comprends ce que je veux dire ?

— Je comprends. Mais peut-être quece n’est pas une mauvaise chose.Enfin…, ce n’est pas comme si tudevenais totalement névrosée ou un truccomme ça. Tu aimes Luc, et tu as enviequ’il t’aime aussi. Tu cherches son

approbation.

— Peut-être.

— Concentre-toi sur Luc, plutôt quesur toi-même. Il réagit probablement dela même façon. Il se demande sans doutesi ses bottes sont assez bien cirées ou jene sais quel autre détail dont sepréoccupent les vampires au look decow-boy.

— Les chaps. Comme je te l’ai déjàdit, il se pose beaucoup de questions surles chaps.

Je pressai mes doigts sur mespaupières.

— Tu sais, j’ai quitté la maison deMallory justement pour éviter ce genrede conversation.

— Non. Tu as quitté la maison deMallory pour éviter de voir Catcher encaleçon, ce que je trouve complètementdingue. Ce mec est hyper craquant.

— Je l’ai plus souvent vu à poil qu’encaleçon. Et il a beau être mignon, j’avaisparfois envie de manger tranquillementmes restes de chinois dans la cuisinesans avoir ses fesses sous le nez.

Lindsey gloussa et se rassit.

— Alors, en fait, c’était un problèmed’hygiène.

— Exactement.

On garda le silence quelques instants.

— Est-ce qu’il vaut le coup ?demandai-je finalement.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Je me remémorai la nuit où j’étaisallée trouver Ethan, enfin convaincuequ’il était prêt à m’accepter telle quej’étais et que je pouvais faire de mêmepour lui. À ce moment-là, je ne doutaisplus, je n’avais plus peur. Je consentaissimplement à prendre un risque, certainequ’Ethan en valait le coup.

Que nous en valions le coup.

Il avait fallu du temps pour que j’enarrive là et pour qu’Ethan envisage des’engager dans une relation. Si nousavions franchi le pas plus tôt, peut-êtreaurions-nous pu en profiter davantage.Mais il ne servait à rien de ressasser cespensées. Ethan ne vivait plus que dansmes rêves, et ceux-ci devenaient sitraumatisants que je préférais éviter dem’en souvenir.

— Je crois qu’arrive un moment où tuas envie de courir le risque, répondis-je.À ce moment-là, même si tu sais qu’ilest possible que tu souffres un jour, tujuges que le jeu en vaut la chandelle.

— Et si ce moment n’arrive jamais ?

— Alors tu devras te montrer honnêteavec Luc. Mais ne laisse pas ta peurdécider à ta place. Décide en fonctionde qui il est et de qui tu es quand tu tetrouves avec lui. De qui il t’aide à être.

Elle hocha la tête, les larmes aux yeux.J’eus soudain la conviction qu’elleprendrait sa décision plus facilement etplus vite qu’elle ne le pensait.

— Ça ira, lui assurai-je en la serrantdans mes bras. Il t’aime, tu l’aimes, et unjour, si on a de la chance, la situationredeviendra normale par ici.

Elle croisa les jambes.

— Et comment ce sera, alors ?

— À toi de me le dire, répondis-je. Jesuppose que la vie ressemblera à cequ’elle était avant que Célina révèlel’existence des Maisons.

— Ah oui. Ces jours heureux… Pff,maintenant que j’y pense, on s’ennuyait àmourir.

— On n’est jamais contents.

— Eh oui, on croit toujours quel’herbe est plus verte ailleurs, reconnut-elle avant de me jeter un regard en coin.Maintenant que nous avons abordé mespetits problèmes sentimentaux, est-ceque tu te sens prête à parler de Jonah ?

Je n’avais aucune envie d’avoir cette

conversation.

— Je n’ai rien à raconter.

— Écoute, poursuivit-elle avecdouceur, je ne suis pas en train de te direque c’est le moment de te trouver unpartenaire pour l’éternité, mais peut-êtrequ’il est temps que tu envisages d’êtreavec quelqu’un. Un ami. Un compagnon.Un amant. (Elle me tapota l’épaule avecespièglerie.) Jonah est… Enfin, Merit,bon sang. Il est beau comme un dieu,intelligent, toute sa Maison lui faitconfiance, et tu lui plais.

— Il n’est pas Ethan.

— Ce n’est pas juste. Avant, il n’y

avait pas d’Ethan, et il n’y en aura plus.Ethan est parti. Je ne te demande pasd’oublier qu’il a existé, mais je dis justeque l’éternité, c’est long, et que tudevrais peut-être considérer le fait qued’autres personnes pourraient fairepartie de ta vie si tu le voulais.

On resta assises en silence un moment.

— Il m’a embrassée.

Lindsey émit un piaillement devolatile.

— Je savais qu’il le ferait. Commentc’était ?

— Le baiser ? Génial. Mes remords

après coup ? Beaucoup moins bien.

— Oh. Qu’est-ce que tu as fait ?

— Je l’ai plus ou moins envoyé surles roses ?

Je pensais que le point d’interrogationrendrait ma phrase moins dure àentendre. De manière peu surprenante,ce ne fut pas très efficace.

— Mauvaise tactique, Sentinelle.Mauvaise tactique. Vous vous parlezencore ?

— Il se pourrait que non, mais ça vachanger. Ça doit changer, puisqu’il est leseul partenaire que j’ai en ce moment.

— Pas faux. On traverse une périodedifficile, les gardes et les partenaires sefont rares, et les humains pleurnichentcomme des bébés. Non mais, on est làdepuis aussi longtemps qu’eux. Tu veuxparier que le taux de criminalité est plusélevé chez les humains que chez lesvampires ? Ce n’est pas nous lesresponsables des problèmes de cetteville.

Elle se leva et baissa lentement lesmains devant elle tout en expirant.

— Je suis calme. Je suis calme. Tu esprête pour le petit déjeuner ?

Je secouai la tête.

— Je n’ai pas le temps. Je vais voir lemaire.

Elle siffla.

— Encore ? Tu es en manque de mec àce point-là ?

— Très drôle. Je pense qu’il estsusceptible de nous renseigner sur ce quise passe.

Je lui fis part de ma théorie relativeaux odeurs de citron et de sucre.Contrairement à Catcher, elle trouvamon idée intéressante. Elle n’en restapas moins focalisée sur son objectif.

— Quoi qu’il en soit, même les

vampires ont besoin de manger. (Elle setapota le crâne du doigt.) L’empathie, tute souviens ? Je sens à quel point tu esaffamée. Et si tu comptes essayer dedécouvrir ce qui se passe, il faut que tusois en forme. Tu ne peux pas sauter desrepas juste parce que tu es fatiguée. Tune vas réussir qu’à t’affaiblir davantage.

Elle n’avait pas tout à fait tort, maisj’avais envie d’en finir au plus vite aveccette histoire. D’un autre côté, j’avaistoujours eu tendance à travailler jusqu’àépuisement. Je m’en rendais malade etterminais clouée au lit pendant huit joursavec un virus qui achevait de me mettresur les rotules. Une semaine sansdormir, à manger des cochonneries sur

le pouce et à stresser en permanencepeut avoir cet effet sur une fille.

Je n’étais pas certaine que lesvampires puissent contracter la grippe,mais ce n’était pas le moment de levérifier.

Je descendis l’escalier avec Lindseyet m’insérai dans la queue à la cafétéria.Malheureusement, Juliet et Margotavaient vu juste au sujet des choixnutritionnels de Frank : œufs de poulesélevées en plein air, bacon de dinde,salade de fruits biologiques et un épaisgruau de céréales qui semblait sorti del’orphelinat d’Oliver Twist.

— Beurk ! m’exclamai-je.

Je me servis néanmoins des œufs et dela salade de fruits, puis m’emparai d’unebrique de sang.

On posa nos plateaux sur une table oùnous rejoignirent Margot et Katherine,une Novice dotée d’un sens de l’humourmordant et d’une voix magnifique.

— Cette semaine a vraiment étéhorrible. Comment tu t’en sors ?demanda Margot en plongeant safourchette dans sa salade de fruits.

— J’ai arpenté les rues de la ville,mais je ne crois pas avoir beaucoupprogressé.

— Tu ne peux pas faire plus, me

consola Margot en pointant sur moi safourchette chargée de melon. D’ailleurs,la situation est redevenue normale. Peut-être que ça va rester comme ça.

J’en doutais, mais je hochai la tête.

Margot m’adressa un regard appuyé.

— J’ai entendu dire que tu travaillaisavec Jonah, le Capitaine de la Garde dela Maison Grey. Tu voudrais nousdonner quelques détails ?

Je sentis mes joues s’enflammer.

— Pas vraiment, me dérobai-je,espérant que Lindsey n’allait pas vendrela mèche au sujet du baiser.

Elle me remplit de fierté : ellecontinua à mâcher consciencieusementson muffin en silence.

— On travaille ensemble, c’est tout,ajoutai-je.

— Qu’est-ce que tu as de prévu,aujourd’hui ? s’enquit Katherine.

— J’ai rendez-vous avec le maire.Enfin, l’ancien maire.

— Tu crois que c’est lui qui a modifiéle ciel et la rivière ? demanda Margot.

— Je ne sais pas, mais tous lesindices convergent dans sa direction.

— Est-ce que tu as parlé à Cabot,récemment ? m’interrogea Lindsey.

Mon estomac gargouilladouloureusement à l’évocation de Frank.

— Pas depuis qu’il nous a envoyésvoir les fées.

— Il s’est sans doute dit qu’un féicidelui permettrait de se débarrasser de toiplus facilement, grommela Katherine.

— Ça ne m’étonnerait pas, convins-je.Qu’est-ce qu’il a encore fait ?

— Maintenant, il fait une fixation surnos capacités. Il nous a annoncé qu’ilrevoyait nos dossiers pour s’assurer que

nous avions été notés de manièreappropriée en Strat, Physique et Psy.

— Il évalue le danger que nousreprésentons, marmonnai-je. Et c’estcertainement ma faute. Pendant notreentretien, je lui ai dit que j’étais forte enPhysique. Il n’a sans doute pas aimé queje lui rappelle que nous étionscompétents, à la Maison Cadogan.

— C’est un emmerdeur, reconnutMargot. Et on voudrait l’oublierquelques heures. (Elle pointa denouveau sa fourchette sur moi.) Est-ceque tu es libre, ce soir ? On pensaitr e ga r d e r EvilDeadtt L’Armée desténèbres.

Je clignai des yeux.

— Les fdms avec Bruce Campbell ?

Elles me dévisagèrent toutes ensilence.

— Un peu de respect, Merit, serenfrogna Lindsey, visiblement vexée.Tu ne t’es jamais fait poursuivre par unzombie ?

Je jetai un regard circulaire à toutesles personnes assises autour de la table,essayant de déterminer si Lindsey semoquait de moi ou si j’avais affaire àune sorte de secte vouant un culte àBruce Campbell.

— Pas au cours de ces dernièresheures.

— Eh bien, sache que c’est plutôtflippant. Avec leurs yeux exorbités etleurs membres qui s’agitent dans tous lessens…

Elle frissonna, et, honnêtement, j’étaisincapable de dire si elle plaisantait ounon.

— Tu n’es pas sérieuse, si ?demandai-je prudemment. Enfin, jepense que tu ne l’es pas, mais il se passedes choses vraiment étranges à Chicago,et je n’ai pas encore lu l’intégralité duCanon, alors il est possible que j’aiemanqué le chapitre qui parle des

zombies.

Elle se retint quinze bonnes secondesde plus avant de laisser échapper unhennissement.

— Non non, je rigole, mais j’ai faillicraquer avant. Bon, trêve deplaisanterie, j’adore ces films. Ça tedit ?

Je m’avançai pour lui donner quelquespetits coups de poing sur le bras tandisque les autres filles s’esclaffaient.

— Je te tiens au courant, répondis-je.

— D’accord. Oh ! s’exclama-t-ellesoudain. Je crois que Frank est très en

colère.

Elle se tapota de nouveau le front,signe qui devait vouloir dire, en langageuniversel, « j’ai des pouvoirstélépathiques et je sais m’en servir. »

— Au cas où il chercherait un boucémissaire sur lequel se défouler, reprit-elle, je te conseille de partir avec tonpetit déjeuner. Le bruit court qu’il a faitpleurer trois Novices, hier.

Elle n’eut pas à me le dire deux fois.Je hochai la tête, m’emparai de mabrique de sang, et me levai d’un bond.

— S’il organise une réunion pourannoncer qu’il quitte Chicago, gardez-

moi une place.

— Tu seras la première personnequ’on préviendra, promit Lindsey.

Je lui faisais confiance.

14LES PRIVILÈGES DU MAIRE

Une fois rassasiée, habillée etéquipée de mon katana, je redescendisau rez-de-chaussée. Je me dirigeais versle bureau de Malik dans le but de luifaire un rapport quand des cris meparvinrent.

Je n’aimais pas vraiment entendrehurler à proximité de mon Maître. Lamain sur mon sabre, je traversai le hallen courant, et trouvai Luc et Malik dansle bureau de ce dernier. La porte étaitouverte, et ils se tenaient au milieu de lapièce, les bras croisés. Visages fermés,

ils écoutaient les informations diffuséespar une chaîne hi-fi dernier cri. Ilslevèrent tous deux le regard vers moi etme saluèrent d’un hochement de tête.

« Cet homme, déclara une femme queje devinai être Diane Kowalczyk, cetami, s’est fait agresser par desvampires en pleine rue. Et ensuite, lapolice lui a fait subir un interrogatoire,comme si c’était lui, le coupable. Oùva-t-on si les rues de cette villedeviennent le théâtre de ce genred’embuscade ? »

McKetrick. Je fermai les yeux,atterrée. Pas seulement parce qu’il avaitété libéré – mon plan était tombé àl’eau –, mais parce que j’avais servi ses

intérêts sans le vouloir. Bien sûr, laseule chose que j’avais à me reprocher,c’était d’avoir marché dans la rue et dem’être défendue, mais il avait des amishaut placés et sa version des faitsfournissait des gros titres racoleurs àsouhait.

Kowalczyk poursuivit : « Toutefois,je suis très heureuse de vous annoncerque, d’ici ce soir, la loi sur le fichagedes surnaturels sera ratifiée. Cettenuit, nous aurons l’autorité delocaliser les surnaturels de cette ville.Ils ne pourront plus attaquer lescitoyens en pleine rue. »

L’air écœuré, Malik éteignit la radio.

— Quelle grognasse ! cracha Luc.Pour qui se prend-elle ? Et commentpeut-elle avoir la bêtise de croireMcKetrick ? (Il poussa un soupir etcroisa les mains au-dessus de sa tête.)Ce n’est qu’une fasciste prête à tout pourdevenir présidente. Elle ne s’arrêterapas là.

— En tout cas, elle ne s’arrêtera pastant qu’elle aura la possibilité de faire laune des médias, assura Malik avant dese tourner vers moi. Kelley m’a racontéce qui s’est passé. Elle m’a dit que tut’étais arrangée avec Catcher pour qu’ilvienne chercher McKetrick. J’espèrequ’il a au moins réussi à obtenirquelques informations utiles avant de

devoir le remettre en liberté.

— Je retourne voir Tate. Je devraisretrouver Catcher à la prison, je luidemanderai des détails.

— Tu crois que Tate joue un rôle danscette histoire ? s’enquit Luc.

— Je crois en tout cas qu’il sait ce quise passe.

Je leur parlai de la magie anciennequ’avait évoquée Claudia et des odeurssucrées aux arômes de citron queCatcher n’avait pas jugéesdéterminantes.

Le manque d’enthousiasme de ce

dernier vis-à-vis de ma théorie ne parutpas dérouter Malik.

— Tu n’es pas Sentinelle de cetteMaison pour rien, Merit. Ethan te faisaitconfiance. Luc et moi te faisonsconfiance. Tu as du flair. Suis toninstinct. Quelles que soient lesconséquences, nous te soutiendrons.

Malik avait beau avoir pris les rênesde la Maison en de regrettablescirconstances, cela ne faisait aucundoute : il avait la stature d’un Maître.

Ma deuxième expédition vers laprison de Tate se déroula à peu de choseprès comme la première, sauf que je duscette fois contourner prudemment les

hommes armés de lourds fusils postésdevant la Maison. Les soldats de laGarde nationale semblaient tout à faitcapables de contenir les manifestants.Cependant, si McKetrick avait réussi àconvaincre le maire de la troisième plusgrande ville du pays que les vampiresétaient malfaisants, ces militaires nepouvaient-ils, eux aussi, êtreinfluencés ?

Je conduisis en direction du lac etretrouvai Catcher devant le portail del’usine désaffectée. Il avait l’air exténué,et je me demandai s’il devait ses yeuxinjectés de sang aux problèmes de cetteville ou à ceux de sa sorcière.

— J’ai appris que McKetrick avait été

remis en liberté.

— J’ai entendu les infos, grommela-t-il. Nous n’avions aucun endroit sécuriséoù le garder. Nous avons contactéJacobs, qui l’a emmené. Il lui a posé desquestions toute la nuit et nous a autorisésà assister à l’interrogatoire. (Ce quiexplique son état de fatigue, pensai-je.)Du moins jusqu’à ce que Kowalczykappelle. Jacobs a dû laisser partirMcKetrick. Je suppose que notre ancienmilitaire a ensuite couru droit dans lebureau de Mme le maire pour mettre aupoint leur petite histoire.

— Est-ce que tu as réussi à luisoutirer des informations utiles ?

— Pas vraiment, mais je ne suis passûr qu’il ait grand-chose à cacher.McKetrick a une position très claire surles vampires. Parler de génocide peutsembler exagéré, mais je ne l’en croispas incapable.

— Espérons que Kowalczyk semontrera assez intelligente pour ne pastomber dans le panneau. J’imagine qu’iln’a pas révélé l’adresse de son QG ?

— Non, mais on lui a pris lesempreintes digitales et un échantillond’ADN. On en a aussi prélevé sur sonfusil. S’il commence à nous causer desennuis, ça nous permettra de leconfondre.

— Je suppose que c’est déjà unprogrès, convins-je, me demandanttoutefois si cette avancée compensait lesrépercussions auxquelles nous pouvionsnous attendre.

McKetrick devait être hors de lui, etcet épisode avait dû contribuer àresserrer les liens qui l’unissaient àKowalczyk. Elle avait volé à sonsecours, ce qu’aucun d’eux ne seraitsans doute près d’oublier.

Catcher s’arrêta devant le bâtiment,qui n’était à présent plus gardé par desfées, mais par des officiers en uniforme.

— C’est une mauvaise idée, dis-je àvoix basse en observant les policiers,

qui avaient l’air à peine sortis del’école.

Ces jeunes recrues se montreraientcertainement incapables de se défendrecontre les mystérieux pouvoirs magiquesde Tate.

— C’est grâce à eux que nous avonsle droit d’entrer, répliqua Catcher.Chuck a travaillé avec le grand-père del’un d’entre eux et a demandé unefaveur. Les hommes en bleu sontsolidaires.

— Peut-être, mais ces gamins ne fontpas le poids contre Tate. Il a réussi àmanipuler Célina, alors que dans legenre tête de mule récalcitrante, on ne

fait pas mieux.

— Nous n’avons pas le choix,objecta-t-il. Chuck a dû se battre pourque Tate soit isolé des autresprisonniers. Franchement, je regrettepresque que Tate ne soit plus maire. Ilavait démarré son mandat en force encréant l’Agence de médiation. Il a été unréel soutien pour Chuck.

— Jusqu’à ce qu’il se mette àfabriquer de la drogue et tente decontrôler les vampires ?

— Pas faux, concéda Catcher. Je nedis pas que j’approuve ces actions mais,à mon avis, ce ne sont que des anomaliesdans l’ensemble de son projet.

Je ne pouvais nier que ce changementde comportement paraissait étrange,mais je croyais quant à moi qu’ilrévélait la véritable personnalité queTate avait jusque-là dissimulée.

« Projet » est un mot-clé, pensai-je.

Je sautai hors de la voiturette etconfiai mes armes à Catcher.

— Tu restes là ?

Il avait déjà sorti un livre, qu’ilfeuilletait.

— Je t’attends ici. Je fouille dans lesannales de l’Ordre pour savoir si de telsévénements se sont déjà produits par le

passé et si Tate pourrait y être impliqué.(Les sourcils froncés, il se grattadistraitement la tête.) Je me dis que si jetrouve une réponse à ces questions, jedécouvrirai quelle forme de magie est àl’œuvre.

En raison de son épuisement manifesteet des efforts considérables qu’ildéployait, je me retins de faire uneplaisanterie puérile au sujet des« annales » d’une organisation ayantpour acronyme « CULS ».

— Ça me semble une très bonne idée.

— On verra, marmonna-t-il, déjàplongé dans sa lecture.

Je me dirigeai vers l’entrée. Le gaminen uniforme me salua d’un geste puism’ouvrit. Un deuxième officier montaitla garde devant la porte blindée dubureau.

— Madame. Soyez prudente àl’intérieur, me conseilla-t-il.

Quand je lui eus assuré que je suivraisses recommandations, il ouvrit et melaissa passer.

La porte claqua aussitôt derrière moi.

Je tressaillis, écorchant l’image de lafemme courageuse que j’espérais donnerlors de ce rendez-vous.

— Je ne mords pas, ballerine, ironisaTate.

Comme la fois précédente, il étaitassis à la table en aluminium, vêtu de sacombinaison orange. Étant donné qu’iln’avait manifestement aucune intentionde m’appeler par mon nom, je ne prispas la peine de le corriger. Je jugeaisinutile de prendre des gants avec unmenteur ; je m’installai donc en face delui et allai droit au but.

— Est-ce que c’est vous quimanipulez la ville ?

Il soutint mon regard, la têtelégèrement inclinée, une expressionindéchiffrable sur le visage.

— Je ne vois pas de quoi vous parlez.

Le ton de sa voix ne laissaittransparaître aucune émotion. J’étaisincapable de dire si Tate se montraitsarcastique ou s’il était véritablementsurpris par ma question.

Je décidai de prendre le risque dedévoiler toutes mes cartes. Après tout,Chicago était en jeu.

— Le lac est comme mort. Le ciel estdevenu rouge. Apparemment, nousobservons les effets d’une magieélémentaire, des symptômes quiindiqueraient que la ville a perdu sonéquilibre. Jusqu’à présent, l’eau et l’airont été touchés. Ensuite, ce devrait être

le tour du feu et de la terre.

— Et ?

Je marquai une pause afin de réfléchirà la meilleure attitude à adopter pourprésenter ma théorie. Lacondescendance d’Ethan me parutparticulièrement adaptée.

— C’est bizarre, Tate. Quand je suisprès de vous, je sens une odeur de citronet de sucre. Comme des cookies en trainde cuire.

Il ne broncha pas, mais ses pupilless’étaient très légèrement contractées. Jetenais une piste.

— Hier, alors que le ciel était rouge,il a plu, poursuivis-je. Et j’ai remarquéla même odeur. (Les mains jointes sur latable, je me penchai en avant.) Je saisque c’est vous qui faites ça. Et vousallez me dire comment y mettre un terme,ou alors nous réglerons ça à la manièreforte. Ici et maintenant.

D’accord, vu que je n’étais pas arméeet que j’ignorais de quels pouvoirs Tatedisposait au juste, j’avais peut-êtrepoussé le bouchon un peu loin sur la fin.Mais il ne tint pas compte de maprovocation.

— Si c’est moi le responsable de cesévénements, pouvez-vous m’expliquercomment j’ai bien pu procéder depuis

mon humble demeure ?

— Je n’en suis pas encore là.

Il émit un grognement dédaigneux.

— Vous n’en êtes nulle part. Vousvous trompez lourdement, ce qui estvraiment de mauvais augure pour laville. Ce type de magie n’est pas dansma nature.

— Qu’êtes-vous ? lui demandai-je.

— Quelle importance, si cette magien’est pas la mienne ?

— Comment pourrait-ce ne pas êtreimportant ?

Tate fronça les sourcils et s’agita sursa chaise.

— Les humains ont une fâcheusetendance à classer leurs congénères encatégories, puis à donner un nom à cescatégories, de sorte que, par définition,« ils » sont différents.

« Ils » ne sont pas pareils que « nous ».Franchement, je trouve cette habitudefatigante. Je suis ce que je suis, toutcomme vous êtes ce que vous êtes.

J’aurais aimé que Tate me révèle sonidentité magique ou avoue saresponsabilité dans les phénomènes quitouchaient le ciel et l’eau, mais je savaisquand insister, et quand écouter. Même

s’il n’était pas prêt à se livrer à uneconfession, il semblait comprendre cequi arrivait. Le jeu en valait lachandelle.

— Si vous n’y êtes pour rien, dites-moi qui est responsable. Expliquez-moice qui se passe.

Un sourire s’étira lentement sur seslèvres.

— Voilà qui est intéressant. Vous medemandez une information. Une faveur,en fait.

— Étant donné que j’essaie de sauverune ville que vous avez prêté serment deprotéger, je n’appellerais pas ça une

faveur.

— On attribue trop de valeur auxserments. Vous vous étiez vous-mêmeengagée à protéger votre Maison, il mesemble, non ?

— En effet, et j’ai respecté mesengagements, grondai-je.

Même s’il ne l’avait pas formulé demanière explicite, il m’accusait d’avoirbrisé mes serments en échouant àprotéger Ethan.

— Soit, répliqua-t-il d’un ton évasif.Si je vous donnais cette information,qu’obtiendrais-je en échange ? Quelleserait ma récompense ? mon paiement ?

— Le bien public ?

Il éclata de rire.

— Vous m’amusez beaucoup,ballerine. Vraiment. Même si j’aimeChicago, il y a bien d’autres villes surcette planète.

Sauver celle-ci ne vaut même pas legenre d’information que vous medemandez.

Le fait qu’il ne veuille pas divulguerce qu’il savait sans contrepartie nem’étonnait pas outre mesure, maisj’avais bien l’intention de négocier.

— Je ne vous dois rien, décrétai-je.

C’est plutôt vous qui avez une detteenvers moi. Vous êtes responsable de lamort de mon Maître.

— Et de celle de votre ennemie, fit-ilremarquer.

Il se pencha en avant, les paumes àplat sur la table, et me dévisagea,comme s’il me soumettait à une sorted’expérience psychologique. Ce quidevait être le cas.

— Éprouvez-vous des remordsd’avoir tué ? d’avoir anéanti une vie devotre propre main ?

Ne mords pas à l’hameçon, me dis-je.

— Éprouvez-vous des remordsd’avoir été la véritable cause de la mortde Célina ? rétorquai-je.

— Ne rentrons pas dans un débatphilosophique sur la causalité.

— Alors, admettez que vous avez unedette envers moi, et dites-moi ce quevous savez.

— Votre tactique est intéressante,mais la réponse est non.

Connaissant son sens de l’éthiquedouteux, j’aurais dû prévoir qu’il nem’aiderait pas si facilement.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Qu’est-ce que vous me proposez ?

Je réfléchis. Honnêtement, je n’avaispas grand-chose à lui offrir. J’avaislaissé mon poignard et mon sabre àCatcher. Je ne possédais aucun objet devaleur à l’exception des perles del’héritage familial que je conservaisdans ma chambre et de la balle de base-ball qu’Ethan m’avait donnée, et il étaithors de question que je m’en sépare.

Tandis que je considérais sa demande,je touchai distraitement le médaillonCadogan que je portais autour du cou.Tate écarquilla les yeux.

— Ce serait une récompenseintéressante.

Je refermai instinctivement les doigtssur ma médaille. Tate gardait unecertaine réserve, mais je ne doutais pasde sa sincérité. J’ignorais sesmotivations exactes, mais, à mon avis,contrairement aux fées, l’or nel’intéressait pas. Le médaillonpossédait-il certaines propriétésmagiques ? Je n’avais jamais pensé à ledemander. Quoi qu’il en soit, j’y tenaisbeaucoup.

— Vous pouvez toujours rêver.

— Alors nous n’avons plus rien ànous dire.

Je me rappelai la première fois quej’avais conclu un marché avec une

créature surnaturelle.

— Et si je vous accordais unefaveur ? un service ?

Cette offre avait fonctionné avecMorgan Greer, l’actuel Maître de laMaison Navarre, mais elle ne semblapas impressionner Tate.

— Vous êtes une vampire. Vousreviendriez sur votre parole.

— Je ne ferais jamais une chosepareille, affirmai-je.

Toutefois, étant donné que j’ignoraisquel genre de service Tate étaitsusceptible d’exiger, je devais admettre

qu’il était possible que je ne tienne pasmes promesses.

Tate se cala contre le dossier de sachaise.

— Vous pouvez vous en aller.Élucidez ce problème toute seule. Peut-être que l’un de vos amis pourrait vousaider. Ils sont sorciers, non ? Ilsdevraient être en mesure de vousexpliquer.

Ils devraient, mais ils sont perdus,pensai-je.

Je touchai de nouveau mon pendentifet effleurai du doigt les lettres qui yétaient gravées. Je possédais ce

médaillon depuis ma Recommandation,la cérémonie qui m’avait fait passer durang d’Initiée à celui de Novice, et aucours de laquelle j’avais été nomméeSentinelle.

Ethan me l’avait attaché autour du cou.Depuis sa mort, je le gardais presque enpermanence sur moi. Cependant, lesproblèmes que rencontraient Chicago etses surnaturels étaient plus importantsque moi, Ethan ou quelques grammesd’or. Alors, je cédai.

Sans un mot, tandis que Tate savouraitsa victoire, je défis le fermoir etrecueillis le médaillon dans ma paume.

Lorsque Tate tendit la main pour s’en

emparer, je secouai la tête.

— L’information d’abord, décrétai-je.La récompense ensuite.

— Je ne vous croyais pas si… tenace.

— J’ai eu un excellent professeur,répliquai-je avec un souriremélancolique. Allez-y, parlez.

Tate considéra notre accord quelquesinstants puis acquiesça d’un hochementde tête.

— Bien. Marché conclu. Mais commevous devez vous en douter, je ne reçoispas beaucoup de visiteurs. Je compteprendre mon temps. De plus, il est

évident que vous manquez cruellementde connaissances sur le mondesurnaturel.

Je ne pus réprimer un soupir. ÉcouterTate me débiter une interminable leçond’histoire ne faisait pas partie de maliste de priorités. Par contre, « sauver laville » figurait en tête. D’un autre côté, ilavait sans doute raison : je neconnaissais pas grand-chose au mondesurnaturel.

Il avait beau avoir prévu de prendreson temps, dès qu’il eut adopté uneposition confortable sur sa chaise, ilcommença à dispenser son savoir.

— Lorsque les vampires sont apparus,

la magie était déjà présente depuis desmillénaires, dans cette dimension etailleurs, déclara-t-il. Le bien et le malavaient alors une relation un peu plus…symbiotique qu’à présent. Partenaireségaux, ils coexistaient en paix. Unecertaine justice régnait sur le monde. Lamagie était unifiée. Magie noire et magieblanche, le bien et le mal : cesdistinctions n’existaient pas. La magieétait, tout simplement. Ni morale niimmorale, mais amorale, comme elledevait l’être. Puis, un jour maudit, leshumains ont décrété que le mal neconstituait plus seulement l’une des deuxfaces de la pièce, mais que c’étaitmauvais. Non pas le complémentaire dubien, mais son contraire. Son extrême

opposé. (Tate dessina un carré sur latable du bout du doigt.) Depuis ce jour,le mal a été jugé comme unecontamination. On l’a retiré du bien, onl’a isolé.

Mallory m’avait un jour expliqué quela magie noire pouvait être représentéesous la forme d’un cercle partagé enquadrants, superposé à celui quicontenait les quatre Clés. Apparemment,elle ne s’était pas trompée.

— Comment a-t-on divisé la magie ?demandai-je.

— Avec prudence, répondit-il. Il y aeu de nombreuses étapes. Les dieux ontété séparés en deux groupes, l’un moral,

l’autre immoral. Chacun a choisi soncamp, les bons anges d’un côté, lesanges déchus de l’autre. Certainsaffirmeraient que le plus important, c’estque le mal a été enfermé dans unréceptacle dont l’existence n’a étérévélée qu’à quelques élus désireux des’en servir.

— Quel est ce réceptacle ?

— On l’appelle Maleficium.

— En quoi cela concerne-t-il laville ? On m’a dit que les phénomènesqui touchaient le lac et le ciel résultaientdu déséquilibre des quatre éléments.

— Comme je l’ai déjà souligné, créer

des catégories pour expliquer le mondeet imputer ce qui n’est pas familier à uneperturbation de ces catégories est unehabitude typiquement humaine. Lescatégories ne permettent pas d’expliquerle monde ; elles le décrivent. Vous avezentendu parler du mythe des quatreClés ?

— Les divisions de la magie ? Oui,mais c’est la première fois que j’entendsquelqu’un les qualifier de mythe.

Tate leva les yeux au ciel.

— C’est parce que les sorciers ne sontpas honnêtes avec eux-mêmes. Chaqueclassification de la magie – en Clés, enéléments, en signes astrologiques, etc. –

ne représente qu’un moyen d’ordonnerl’univers dans un but pratique. Chaqueculte crée ses propres divisions et yattribue des propriétés magiques, maisles divisions en tant que telles importentpeu.

Je trouvais cette révélationextrêmement décevante. Je venaisd’apprendre que la philosophie de lamagie que Catcher m’avait transmise aucours des mois précédents necorrespondait pas à la réalité, ou, dumoins, ne constituait que l’une desnombreuses réalités possibles.

— Ce que je veux dire, Merit, ce n’estpas que les systèmes magiques sontincorrects, mais qu’ils ne sont tout

simplement pas importants.

— Alors qu’est-ce qui l’est ?

— La distinction entre lumière etténèbres. (Il posa une main à plat sur latable.) Supposez que cette mainreprésente tout l’univers de la magie. (Ilécarta les doigts.)

Appelez chaque doigt une Clé, unélément, un tiroir, ce que vous voulez.Le nom n’a pas d’importance.L’essentiel, c’est que, quelle que soit lamanière dont vous décrivez cescatégories, elles appartiennent à un seulsystème.

— D’accord, acquiesçai-je.

— Maintenant, imaginez ce systèmedéchiré en deux par les personnes quiont décidé que le mal et le bien étaientantinomiques. (Il positionna sa maindroite paume vers le bas, quelquescentimètres au-dessus de sa main gaucheposée à plat sur la table.) Chacune demes mains représente la moitié de lamagie qui existe. Le monde continue àfonctionner tel que nous le connaissonstant que ces deux couches restent enéquilibre.

Mes pensées cessèrent detourbillonner et se mirent en ordre.

— Ce qui explique que le lac soitdevenu anormalement calme et que leciel ait pris une couleur rouge. Les lois

de la nature sont perturbées.

— Je ne dirais pas « perturbées »,mais plutôt « en voie deréorganisation ».

— Donc les nymphes, la sirène et lesfées n’ont vraiment rien à voir avec toutça ?

— Ce ne sont que des figurants, riende plus.

Je soupirai. Après m’être ressaisie, jepoursuivis :

— Pourquoi ce déséquilibre ?

— Parce que la magie noire et la

magie blanche sont en train de fusionner.Les frontières qui les séparaient ont ététransgressées. Je suppose que diversesraisons justifient l’emploi de la magienoire. Le meurtre. L’asservissement. Lacréation d’un familier. L’accès à desprophéties pour ceux qui n’en possèdentpas le don. L’invocation de démons. Lacommunication avec des créatures del’autre monde.

— Qui peut bien faire une chosepareille ? Et comment réparer ?

— Réparer ? répéta Tate avantd’éclater d’un rire tonitruant. Ça ne se« répare » pas. Ce n’est pas comme unevis que l’on peut resserrer. C’est un étatde fait, tout simplement. Certains

diraient que c’est un retour au mondeoriginel. Le Premier Monde. Celui qui aexisté et devrait renaître un jour.

L’étincelle qui brillait dans ses yeuxsuggérait qu’il attendait ce jour avecimpatience. De toute évidence, il pensaitque le monde était prêt à changer.

— Ce retour ne provoquerait-il pasune guerre ? une sorte d’Armageddon ?

Il fit claquer sa langue.

— Vous vous montrez bien naïve. Lebien et le mal ont coexisté durant desmillénaires avant que les humains – oules vampires, d’ailleurs – apparaissent.Ne critiquez pas ce que vous ne

comprenez pas.

Je ne tins pas compte de sonsarcasme.

— Et le Maleficium, où se trouve-t-il ?

Tate se cala dans sa chaise et passa unbras autour du dossier.

— Allons, allons, ballerine. Vous necroyez tout de même pas que je vaisvous dévoiler tous mes secrets ?

— Est-ce que vous utilisez leMaleficium à des fins personnelles ?dans l’espoir de provoquer ce nouvelordre mondial, peut-être ?

Il me sourit, les yeux mi-clos.

— M’en croyez-vous capable ?

— Oui. Comme je vous crois capablede le nier.

Il inclina la tête d’un air inquisiteur.

— Après tout ce que je viens de vousrévéler, vous m’accusez demalhonnêteté ?

— Vous avez menti toute votre vie.Vous avez affirmé que vous aviez lesintérêts de cette ville à cœur, que vousessayiez d’aider les vampires, que vousétiez humain.

— Oui, bon, l’amoralité était plusfacile quand on ne lui attribuait pas desintentions maléfiques.

Je levai les yeux au ciel.

— Si vous n’y êtes pour rien,pourquoi les fées pensent-elles qu’unemagie ancienne est impliquée ? Etpourquoi la ville dégageait-elle cetteodeur sucrée de citron après la pluie ?

— Le fait que je ne sois pas àl’origine de cette magie ne m’interditpas de l’apprécier. Le Maleficium estde la magie ancienne. La recombinaisondu bien et du mal laisse sa marque sur lemonde naturel, sur l’eau et le ciel. Ellela laisse également sur le vent. Sur la

magie latente dans l’air. On ne peut pasm’accuser d’avoir envie d’y goûter, si ?

— Comment pouvez-vous goûter lamagie portée par le vent à l’autre boutde la ville ?

— Il y a plus de choses dansl’univers, Horatio, que ce que vousvoyez ou croyez être la réalité.

— Je sais, répliquai-je d’un ton sec.

— Ce que je veux dire, c’est que lamagie n’a pas besoin d’autoroute.

— Si vous n’avez pas le Maleficium,où est-il ?

— C’est l’Ordre qui l’a en sapossession. Qui le garde, si vouspréférez.

Mon estomac se contracta de manièredésagréable. Je devrais retourner voirCatcher et lui annoncer que je suspectaisun sorcier d’utiliser le Maleficium à desfins obscures. Bien sûr… Comme siMallory s’amusait à perturber l’ordrenaturel du monde pendant son quartd’heure de temps libre quotidien.

Même si la réponse de Tare ne meplaisait pas, je devais reconnaître qu’ilavait tenu parole. Je posai la médaillesur la table et la fis glisser vers lui. Sanslui adresser un regard, je me levai et medirigeai vers la porte.

— Merci pour la récompense, lançaTate. Et revenez me rendre visite.

Franchement, si je devais ne jamais lerevoir, je ne m’en porterais pas plusmal. Mais je n’aurais sans doute pascette chance.

15BLACKBIRD

Catcher m’attendait dans la voiturette.Dès que je m’assis à côté de lui, ildémarra et prit la direction du portail.

— Où est passé ton médaillon ?

— Je l’ai échangé contre quelquesrenseignements, répondis-je d’un tongrincheux.

Il émit un petit sifflement.

— J’espère que ces renseignementsvalaient le coup.

— Je n’en sais encore rien. D’aprèsTate, les phénomènes qui affectent l’eauet le ciel sont dus à un déséquilibremagique. En résumé, quelqu’un d’un peutrop audacieux joue avec le bien et lemal. Tate a plutôt tendance à dire que cen’est pas une mauvaise idée. Il a parléd u Maleficium. Est-ce que tu saisquelque chose à ce sujet ? Est-ce queTate aurait pu l’obtenir d’une manièreou d’une autre ?

Catcher fronça les sourcils puissecoua la tête.

— C’est l’Ordre qui a le Maleficium,assura-t-il. Ils le gardent en lieu sûr,dans un silo perdu dans la campagne duNebraska, dix mètres sous terre.

— Pardon… Tu as bien dit un silo ?

— Un silo à missile abandonné. LeNebraska est au centre du pays ; il estcriblé d’armes de défense stratégiquequi datent de la guerre froide. C’estassez loin des côtes pour y stocker tousles trucs importants.

— Ah bon. C’est un endroit sûr ?

— J’aurais bien des choses à dire surl’Ordre – dont quelques mots biensentis, crois-moi –, mais ils nelaisseraient jamais le Maleficium sortirdu silo. Tate s’est juste amusé à te fairepeur. Ce type est un vrai sadique.

— Eh bien, il a réussi, soupirai-je. Sice n’est pas lui qui a le Maleficium,peut-être qu’il agit par l’intermédiairede quelqu’un. Est-ce qu’il a eu desvisites ?

— Tu es la seule personne qui a étéautorisée à entrer.

Ma théorie tombait à l’eau.

— Bon, alors résumons. Il affirmequ’il n’est pour rien dans cette histoire,et j’ai tendance à le croire. La dernièrefois que nous en avons parlé, tu étais toiaussi de cet avis. (Je m’armai decourage.) Si ce n’est pas Tate, que leMaleficium est impliqué et qu’il est enla possession de l’Ordre…

Je le laissai deviner la suite de maphrase.

— Ce n’est pas moi ni Mallory.

— Je sais. Il ne nous reste donc qu’unsuspect. Simon est la seule personne àChicago officiellement affiliée àl’Ordre. Est-ce que ça ne ferait pas delui la seule personne à Chicagosusceptible d’avoir accès auMaleficium ? (Catcher ne me réponditpas.) Que s’est-il passé au juste entrevous deux ?

Catcher pila devant le portail dans unegerbe de gravier.

— Le passé n’a rien à voir là-dedans,

gronda-t-il.

— Au point où nous en sommes, onpeut oublier les règlements de comptes.

— Je n’ai aucun compte à régler,bordel ! hurla-t-il en donnant un coup depoing dans le tableau de bord enplastique. Je voulais la protéger de toutce cirque, lui éviter d’avoir affaire à cesimbéciles de l’Ordre, avec leursconneries et leur politique. Elle est entrain de péter les plombs, on est tous lesdeux complètement crevés et il est là enbas avec elle tous les jours. Qui sait cequ’il peut bien lui bourrer dans lecrâne ?

— Mallory ne te tromperait jamais,

dis-je avec douceur.

— Ça, non, reconnut-il. Mais il existeplusieurs façons de monter les gens lesuns contre les autres, Merit. Si lapersonne que tu aimais subissait unlavage de cerveau, qu’est-ce que tuferais ?

— Un lavage de cerveau ? C’est unpeu exagéré, non ?

— Tu ne trouves pas qu’elle achangé ?

En fait, depuis qu’elle avait rencontréSimon, je ne la reconnaissais plus, cequi renforçait encore mes soupçonsconcernant ce dernier.

— D’une manière ou d’une autre, touttourne autour de Simon, affirmai-je. Si tune le supportes vraiment pas, organise-moi un rendez-vous avec lui.

— Simon ne recevra pas un membrede la Maison Cadogan. L’Ordre ne l’yautorisera pas. Il faut respecter toute uneprocédure rien que pour en faire lademande, et elle n’a aucune chanced’aboutir.

— Je lui ai déjà parlé.

— Pas de manière officielle. Là, tuenvisages de le faire répondre de sesactes devant des vampires. C’estdifférent.

Je commençais vraiment à perdrepatience avec les sorciers, Catcherinclus. Je descendis de la voiturette,puis me retournai.

— Si je ne peux pas lui parler, alorsc’est à toi de le faire.

La mâchoire de Catcher se crispa. Iltapota le volant des doigts, de touteévidence pressé de me voir partir.

Je fus ravie de lui accorder cettefaveur.

Étant donné que je n’aurais sans doutepas la possibilité d’interroger Simonsans le soutien de Catcher, je metrouvais de nouveau bloquée dans mon

enquête. Je décidai donc d’appelerKelley pour l’informer de mes dernièresdécouvertes. Je lui parlai du Maleficiumet de la théorie suggérant que laréunification du bien et du malconstituait la source des problèmes de laville.

Je téléphonai également à Lindsey, quime confirma que la séance BruceCampbell avait commencé. Je n’avaispas vraiment le temps de regarder unfilm, mais j’étais nerveuse, fatiguée etj’avais besoin d’un vrai repas. Aprèstout, pourquoi ne pas manger devant latélévision ? En rentrant à Hyde Park, jefis un arrêt pour acheter des tacos à unecamionnette. Je pris juste de quoi

remplir un sac, espérant ainsi que Frankse montrerait plus magnanime s’il mesurprenait en train d’introduire descochonneries dans la Maison.

Après m’être garée, je dus passerdevant des manifestants qui criaient desslogans haineux puis des hommes et desfemmes stoïques en uniforme avant degagner l’entrée. Le hall était plongé dansle silence lorsque je franchis le seuil.Seuls quelques vampires traînaient dansles pièces du rez-de-chaussée. Une sortede solennité régnait dans la Maisondepuis que Malik en avait pris ladirection. J’ignorais si c’était parce quesa gravité personnelle se répercutait surl’ambiance générale, parce que les

vampires portaient encore le deuild’Ethan ou parce que nous étionstoujours sous l’occupation du PG.

Sans doute un mélange des trois.

Sans ma médaille, mais avec de lamarchandise de contrebande à la main,je me dépêchai de gravir l’escalier endirection de la chambre de Lindsey, audeuxième étage. Sans prendre la peinede frapper, j’ouvris la porte avecprécaution. En général, il y avait desvampires dans tous les coins et recoinsde la pièce, de sorte que, si on ne semontrait pas prudent, on finissaitinévitablement par heurter quelqu’un.

Comme d’habitude, la petite chambre

sombre était bondée et envahie par lebruit qui s’échappait de la minusculetélévision. Lindsey, Margot et Katherineétaient installées sur le lit, et un groupede vampires que je ne connaissais quede vue avaient investi toute la surface ausol. Peut-être étaient-ils une quinzaineau total ? En tout cas, cette soirée téléconstituait sans aucun doute uneviolation de la loi interdisant lesrassemblements de plus de dixpersonnes que Frank avait édictée.

Vive la révolution !

Je me frayai un chemin entre lesNovices, distribuant des tacos aupassage comme un Père Noël, puis finispar m’asseoir dans un petit coin libre à

l’autre bout de la pièce. Avec unsourire, ma voisine m’offrit l’un de sesoreillers, que j’acceptai en chuchotant« merci ».

Un film d’horreur aux effets spéciauxdélirants plus tard, je tirai deuxconclusions :

Un : j’adorais mes amis.

Deux : je ne comprenais pas pourquoi.

Une fois les vampires partis, j’aidai àramasser les emballages de tacos quiencombraient la chambre. À peineavions-nous fini que mon bipeur et celuide Lindsey se mirent à vibrer.

Je m’emparai du mien et consultail’écran, qui affichait « Salled’entraînement. Tenue de sport. »

Je levai les yeux vers Lindsey.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Je suis sûre que notre Saucisse deFrancfort a encore une leçon essentielleà nous apprendre.

— Malheureusement, la Saucisse deFrancfort ne nous demande pas notreavis, ajoutai-je. J’adore ce surnom, aufait.

— Je savais que ça te plairait, jubila-t-elle en se dirigeant vers la salle de

bains, sans doute dans le but d’enfiler lepantalon de yoga qu’on nous imposait. Ilpourrait apprendre beaucoup de chosesde deux vampires citadines et branchées.

— Tu viens de lancer ton propresitcom ?

— Je crois bien, oui. Encore quelquesdialogues pimentés et un doubleépisode, et je décroche un Emmy Award.Tu sais, au cas où je perdrais monboulot de garde.

Je grognai mon assentiment etm’avançai vers la porte afin d’aller mechanger.

— Avec Frank dans les parages, il y a

de fortes chances que nous perdionsnotre boulot toutes les deux.

Elle ne me contredit pas, ce qui endisait long.

Une fois habillée d’une brassière desport et d’un pantalon de yoga noirs, jerejoignis Lindsey, Juliet et Kelley dansla salle d’entraînement.

On resta pieds nus au bord du tapis,attendant le signal de prendre les armes,si c’était bien ce que Frank avait en tête.Ce dernier se tenait au milieu de lapièce – plus précisément au milieu dutatami –, en costume et chaussures deville.

Lindsey fit discrètement claquer salangue.

— Luc ne va pas être content de voirFrank en chaussures sur son tatami.

— C’est sûr, ça ne va pas lui plaire,chuchotai-je. Mais il ne peut pas y fairegrand-chose.

Des courants de magie chargés decolère émanaient de l’endroit d’oùMalik et Luc observaient la scène. Lesvampires se regroupaient sur le balconsurplombant la salle, leurs visagesexprimant des sentiments partagés entrela curiosité et l’inquiétude. Visiblement,ils ne faisaient pas plus confiance quenous à Frank.

Quand le balcon fut bondé, Frank seracla ostensiblement la gorge et fusillales spectateurs du regard jusqu’à cequ’ils soient tous assis. Puis il reporta leregard sur nous.

— J’ai décidé qu’il était dans l’intérêtde la Maison de procéder à votreexamen semestriel de Physique ce soir.

Un silence stupéfait s’abattit sur lasalle, bientôt rompu par deschuchotements incrédules. Lescommentaires que les Novicess’échangeaient à voix basse reflétaientmes pensées : ce n’était pas le momentde détourner les gardes de leur missionpour leur faire subir une évaluation. Eten cas d’échec, qui nous remplacerait ?

Tout semblait indiquer que Frankcherchait à démontrer notreincompétence ; ou mon inaptitude auposte de Sentinelle.

Luc fut le premier à prendre la parole.

— Vous voulez leur faire passer untest ? C’est ridicule. Elles doiventdéfendre la Maison, pas perdre leurtemps avec des absurditésadministratives.

— Il se trouve que je ne vous ai pasdemandé votre avis et n’en ai pasbesoin, répliqua Frank. Comme le PG amaintes fois essayé de vous le fairecomprendre, cette Maison et son

fonctionnement doivent rester vos seuleset uniques préoccupations. Les petitssoucis que peuvent connaître leshumains ne vous concernent pas.

— Comme le PG et vous-même lesavez pertinemment, cracha Luc, la villeest en train de se désagréger petit à petit,et vous considérez que nous ne devrionspas nous en inquiéter ? Vous croyez quenous ne devrions pas sortir de la Maisonpour nous en occuper ?

— Luc, intervint Malik en lui posantune main sur le bras. Pas maintenant.

Il lui suggérait, par ses paroles, defaire preuve de respect envers Frankmais, de toute évidence, lui-même

bouillait intérieurement. Ses sourcilsfroncés, son attitude tendue et les ondesde magie rageuses qu’il dégageaittrahissaient ses émotions.

Malik se trouvait face à un dilemme :prendre la défense de ses gardes et deson bras droit, ou se plier à la volontédu conseil chargé de la protection de sesvampires, conseil auquel la Maisondevait son existence.

Il faut parfois perdre une bataille pourgagner la guerre.

— Monsieur Cabot, déclara Malik,brisant le lourd silence, continuez.

Frank esquissa un hochement de tête

pompeux et les spectateurs, obéissantscrupuleusement à leur Maître, se turentaussitôt.

— Comme je le disais, nous allonsévaluer votre forme physique et votreendurance grâce à une série de tests. Sivous refusez d’y participer ou si vouséchouez, vous serez démises de vosfonctions.

Un silence de mort s’ensuivit. Nousétions tous abasourdis. Frank braqua lesyeux sur moi.

— Vous êtes toutes considéréescomme très fortes en Physique. Nousverrons si ces notes reflètent la réalité.(Il consulta sa montre.) Nous allons

commencer…

— Vous n’êtes pas sérieux, plaidaKelley, aussitôt interrompue par unregard noir du tyran.

— … maintenant, annonça Frank.

Évaluer la puissance et l’endurancedes vampires s’avérait difficile, surtoutsi les vampires en question étaientgardes de l’une des plus anciennesMaisons du pays. Nous étions toutes lesquatre fortes, rapides et souples. Nousétions entraînées au combat, avec et sanssabre, et avions couru notre comptant dekilomètres. Nous avions effectué desmilliers d’abdominaux, de flexions, depompes et de tractions. Nous aurions

sans doute pu enchaîner une infinitéd’exercices. Mais Frank avait d’autresprojets.

Il voulait voir ce dont nous étionscapables avec une ration de sang réduitede moitié, selon un procédé d’évaluationqui devait dater des années 1950. Pourtester notre force, il organisa uneépreuve de lancer de poids – plusprécisément d’énormes boules de fer –dans les jardins de Cadogan. En dépitd’une fenêtre cassée – il était vraimentdifficile de viser avec ce genre deprojectiles –, on réussit à dépasser sesobjectifs arbitraires.

Afin de juger notre souplesse et notrerapidité, il fit installer des cordes

auxquelles on dut monter à denombreuses reprises, de plus en plusvite. Il nous obligea à ramper dansl’herbe, à retourner de gigantesquespneus de camions qu’il avait faitremorquer pour l’occasion, et à exécutertant d’allers et retours en courant qu’à lafin, nous avions l’impression d’avoirdeux poids morts à la place des jambes.Il nous ordonna de plonger dans lapiscine, glaciale par ce mois denovembre, et nous obligea à enchaînerles longueurs à la nage jusqu’à ce quenotre peau devienne aussi blanche quedu lait et que nous claquions des dents.

Quand on sortit de l’eau, lesvêtements et les cheveux trempés, le

corps dégageant un nuage de vapeur,nous éprouvions pour Frank une haineféroce.

Ce dernier, armé d’un bloc-notes,griffonnait ses observations, le regardméprisant, comme si nous étions loind’atteindre les critères aléatoires qu’ilavait établis.

Ce qui ne me surprenait pas vraiment.Il ne pouvait honnêtement pas penser quec’était un moment opportun pour testerles trois gardes Cadogan et demi quirestaient. Le calme régnait autour de laMaison uniquement parce que nousavions engagé les hommes de main deClaudia pour nous protéger. De toutemanière, nous gâchions notre temps à

essayer de démontrer des qualités qu’ilne serait jamais prêt à accepter. Quenous réussissions ou pas… nous neferions qu’échouer.

Cela dit, même si les exercices qu’ilnous imposait étaient épuisants, nousavions l’habitude de l’effort. C’étaitdouloureux, bien sûr. Fatigant aussi.Mais dans tout entraînement venait unmoment où on se coulait dans le rythme.Nous étions des vampires, et non desplus faibles, en dépit de toutes lescritiques de Frank.

Et nous n’étions pas les seules à lepenser. La rumeur de nos examens serépandit dans la Maison. Lentement mais

sûrement, les vampires se regroupèrentdans le jardin. Ils formèrent un cercleprotecteur autour de nous, nous offrantde temps en temps des briques de sangou des bouteilles d’eau, comme dessupporters au cours d’un marathon.

Nous rampions de nouveau dansl’herbe quand Margot et Katherineémergèrent de la foule.

— Nous avons un petit cadeau pourvous, chuchota Margot en cherchantFrank du regard.

Lindsey, les cheveux encore mouilléset emmêlés après la séance de natation,le visage strié de traces de poussière etde transpiration, leva la tête.

— Il est en pleine conversationtéléphonique avec Darius, déclara-t-elle. Si votre cadeau transgresse l’unede ses nombreuses règles, sautez surl’occasion.

— C’est parti, lança Katherine,aussitôt rejointe par des vampires quiformèrent un arc de cercle en face denous. Nous avons pensé qu’un petitconcert nocturne vous donnerait ducourage.

Katherine chanta une note afin detester le ton de sa voix, aussi parfait quele son d’un magnifique piano bienaccordé. Elle nous adressa un clin d’œilet, sans plus de cérémonie, accompagnéepar les membres de sa chorale, elle

entonna Blackbird des Beatles.

Tout le monde se tut, respectant unsilence absolu tandis que la voix claireet puissante de Katherine s’élevait dansla nuit.

Les semaines passées à subir lecomportement abusif de Frank nousavaient tous marqués. Quand Ethan enétait le Maître, la Maison Cadoganreprésentait plus qu’une organisation ;c’était un véritable foyer. J’espérais queMalik aurait le pouvoir de rétablir cettesituation, mais Frank le montraitclairement : il avait pour objectif dedétruire la Maison, brique par brique,vampire par vampire.

Cependant, alors que je rampais à platventre dans l’herbe froide et humide derosée, je me sentis plus proche quejamais de mes camarades. Des larmes semirent à rouler sur mes joues. Je n’étaispas la seule à être émue : les traces surle visage de Lindsey indiquaient qu’elleavait pleuré, et Kelley se mordait lalèvre pour ne pas craquer.

Quand le chœur entonna le refrain, lacentaine de vampires présents sejoignirent à lui, unissant leurs voix en unhymne contre la bêtise. Ils chantaientpour la Maison, pour nous, et pour toutce qu’Ethan avait contribué à créer. Pourla famille qu’il espérait nous voirformer.

La magie s’éleva dans l’air, medonnant la chair de poule, et j’envoyaidans l’univers un « merci » silencieux.Frank avait beau être un enfoiré, il avaitréussi à tous nous réunir alors même quela mort d’Ethan nous avait séparés.

Le chœur venait à peine de terminer lachanson que Frank réapparut. Lesvampires échangèrent des chuchotementsnerveux tandis que notre curateur, lesmains dans les poches, nous toisait avecun dédain manifeste.

— Je ne suis pas sûr que ce genre deconcert respecte l’esprit du règlement.Ceci est une procédure d’évaluation, pasune fête de quartier.

Malik, qui se tenait également à lalisière de la foule, se tourna vers lui, lesmains dans le dos.

— Si ce n’est pas dans l’esprit desrègles, ça n’en transgresse aucune,objecta-t-il. Et comme vous nous l’avezrappelé, ce qui importe, c’est le respectdes lois.

Frank dévisagea Malik quelquesinstants… mais ne le contredit pas. Peut-être savait-il reconnaître une défaite,Finalement.

Malheureusement, j’avais tort, encoreune fois. Après avoir testé notre agilité,notre force et notre endurance, Frankdécida de recommencer.

Il nous mena dans le coin le pluséloigné du domaine, où quatre piquetsde bois de la grosseur de poteauxtéléphoniques avaient été enfoncés dansla terre. Ils mesuraient un mètre vingt dehauteur et environ vingt-cinq centimètresde diamètre.

— Juliet, Kelley, Lindsey, Merit, dit-il en désignant successivement les quatrepiquets. Debout, chacune sur le vôtre.

On le dévisagea une seconde, l’espritsans doute traversé par la même pensée :Pardon, j’ai dû mal entendre. Vousvoulez que je tienne debout sur un boutde bois ?

— C’est un ordre, ajouta-t-il avec le

ton acerbe d’un chef si incompétent qu’ilen était réduit à menacer pour se faireobéir.

On échangea un regard mais,confrontées à l’alternative de noussoumettre ou perdre nos postes au seinde la Maison, on s’exécuta.

Je sautai sur le piquet et fis destourniquets avec les bras pour mestabiliser. Les pieds et les genouxtremblants, les bras tendus, je meredressai lentement puis jetai un coupd’œil en biais à Frank.

— Cette épreuve permet de testervotre endurance, votre force et votreéquilibre, annonça-t-il.

— Que doit-on faire au juste ?demanda Juliet.

— Rester là jusqu’à ce que voustombiez, répondit Frank.

— Il va bientôt faire jour, fitremarquer Lindsey.

— Et vous resterez là jusqu’à ce quevous tombiez, répéta Frank.

Je cherchai Malik du regard. Ilm’adressa un hochement de tête, signequ’il comprenait la gravité de lasituation et se tenait prêt à intervenir encas de besoin. Je fermai les yeux à laperspective du drame qui allait se jouer,et priai pour avoir la force de surmonter

cette épreuve.

C’est ainsi que je me retrouvai enéquilibre sur un piquet en plein milieude Hyde Park, à attendre que le soleil selève.

Utilisées comme des pions dans un jeupolitique qui ne nous concernait en rien,on garda cette position pendant presquetrois heures. Frank se montrait injusteenvers nous, bien entendu, mais cen’était certainement ni la première ni ladernière fois qu’un individu manipulaitses semblables dans le but de réaliserses ambitions politiques. L’histoire nedémontre-t-elle pas que les dictateurs etles démagogues ont toujours fonctionnéainsi ? N’ont-ils pas l’habitude de se

servir des gens pour atteindre un objectifpolitique jugé de la plus hauteimportance ?

Nous n’étions à présent plus que deux.Kelley avait cédé à l’épuisement lorsquel’aube avait commencé à éclaircir lesténèbres ; elle avait chancelé et étaittombée. Lindsey, fatiguée etdéshydratée, s’était effondrée au solsous l’effet d’une crampe.

Il ne restait plus que Juliet et moi enlice, quel que soit le but de cettecompétition.

On s’efforçait de tenir debout ensilence, elle avec sa délicate silhouetted’elfe, moi avec le sens de l’équilibre

d’une ancienne danseuse, même sij’étais raide et percluse de courbatures.Juliet portait encore la paire de tennisqu’elle avait enfilée avant l’épreuve decourse de vitesse, mais j’étais pieds nus.J’avais des fourmis dans les pieds, lescrampes ayant depuis longtemps anéantitoute sensibilité. Chaque muscle de moncorps était douloureux à force de lutterpour garder l’équilibre, et je savais que,lorsque ce serait terminé, j’aurais malpartout.

A l’est, le ciel commençait à se teinterde nuances orangées. Les vampires quiétaient restés dehors avec nouscherchèrent quelques coins d’ombre afinde s’abriter du soleil.

Nous n’avions pas cette possibilité.

Frank traversa le jardin dans notredirection, une tasse d’une prétentieusedélicatesse à la main. Il n’avait cesséd’entrer et sortir de la Maison pourvenir nous voir, sans doute afin devérifier que nous n’étions pas tombéesou que nous ne prenions pas de repos, cequi nous aurait disqualifiées.

Je n’éprouvais aucun respect pour unexaminateur montrant si peu de rigueur àsurveiller des tests qu’il avait décrétésd’une importance capitale.

Malik, lui, se tenait devant nous, ledos tourné au soleil, les bras croisés. Endépit de son air exténué et de ses yeux

gonflés de fatigue, il était resté avecnous. Il avait veillé sur nous comme unpère sur ses enfants, nous assurant par saprésence que, s’il ne pouvait subir lesépreuves à notre place, il nous soutenaitde manière inconditionnelle.

Aucun doute, cet homme était unMaître.

Il observa Frank s’approcher avecsuspicion.

— Le soleil se lève, déclara Malik. Sice test a un objectif, il est temps del’atteindre.

— Bien sûr qu’il a un objectif,rétorqua Frank. C’est un test

d’endurance. Tenir debout sur le poteaune représente pas de grandes difficultés.L’épreuve consiste à le faire sous lesoleil.

J’échangeai un regard nerveux avecJuliet.

— Mais ça va nous tuer ! plaida-t-elle.

Cet endroit du jardin se trouvait enpartie abrité par les arbres mais, àmesure que le soleil monterait, sesrayons se rapprocheraient peu à peu denous… et ils atteindraient Juliet enpremier.

— C’est ridicule, protestai-je, une

pointe d’hystérie dans la voix. Elle estplus près du soleil que moi. Elle se ferabrûler avant même que les rayons soientarrivés jusqu’à moi.

— C’est le hasard du tirage au sort,répliqua Frank. C’est ce qui a déterminésa place. Personne d’autre n’en estresponsable.

Ce n’était pas vrai. C’était Frank quinous avait attribué nos piquets.

— J’ai du mal à croire que le PGtolère qu’on fasse subir une telleépreuve à des vampires, lança Malik.Des vampires qui ont prêté serment, quiont juré de servir leur Maison.

Frank considéra Malik, la têteinclinée.

— Vous ne pensez pas qu’il estimportant pour un vampire de résister ausoleil ? C’est une situation qu’ils sontsusceptibles de rencontrer, vous necroyez pas ?

— Je pensais que, s’ils devaientaffronter ce danger un jour, ce serait auxmains d’un ennemi, et non d’uneorganisation censée les protéger, ripostaMalik en étrécissant les yeux.

Voilà qui résumait parfaitement monopinion du Présidium. Celui-ci avaitbeau avoir été fondé bien des annéesauparavant dans le but d’assurer la

préservation des vampires, de créer lesMaisons et de faire respecter l’ordre,après avoir vu Darius West et cemonstre à l’œuvre, j’avais la convictionque le PG cherchait uniquement àprouver son poids politique.

Peut-être était-il temps dereconsidérer l’offre de la Garde Rouge.A présent qu’Ethan était parti et queMalik avait un pistolet pointé sur latempe, peut-être devais-je réfléchir àm’engager à protéger tous les vampires,et pas seulement les membres de maMaison.

Le soleil apparut à l’horizon. Plus lejour se déployait sur le jardin, plusj’avais envie de rejoindre la GR.

Les rayons lumineux gagnèrent enintensité et s’étendirent. Ils finirent paratteindre le piquet de Juliet et encaresser le flanc, de plus en plus haut.Horrifiée, je regardai la lueur rougeéclairer la pointe de ses tennis.

— Juliet, ça va ?

Des larmes se mirent à ruisseler surses joues, mais elle serra la mâchoire etgarda sa position dans un silencestoïque. Elle devait subir un véritablesupplice et pourtant, elle restait sur sonpiquet, refusant de s’avouer vaincue.

Elle commençait aussi visiblement àsouffrir de la faim : ses yeux avaient

viré à l’argenté et ses crocs étaientdescendus. La douleur, le manque desang et l’épuisement avaient réveillé laprédatrice en elle.

Je tournai le regard vers Frank, quisirotait le contenu de sa tasse, de touteévidence totalement insensible àl’agonie de Juliet.

— Vous devez arrêter ça. Vous nevoyez donc pas qu’elle a mal ? (Il secontenta d’arquer un sourcil avecarrogance.) Très bien. Si vous ne lefaites pas, c’est moi qui vais le faire.J’abandonne.

Je m’apprêtais à sauter au sol, maisles paroles de Frank me pétrifièrent :

— Restez où vous êtes, Merit. Si vousdescendez de ce piquet, vous serezimmédiatement démise de vos fonctionsde Sentinelle. Et c’est valable aussi pourJuliet. Si vous êtes incapables de placerle bien commun au-delà de vos intérêtsindividuels, vous ne méritez votre posteni l’une ni l’autre.

J’entendis Juliet échapper un sanglottandis que je dévisageais Frank, bouchebée.

— Vous ne pouvez pas me destituer.C’est Ethan qui m’a nommée Sentinelle.Seul Malikpeut prendre cette décision.

— Oh, détrompez-vous, répliquaFrank. Il est de ma responsabilité de

remettre de l’ordre à Cadogan. Unvampire qui choisit de se retirer del’épreuve, qui refuse de se soumettre àl’évaluation de ses frères et sœurs, neplace pas les intérêts de sa Maison avanttout.

Je jetai un regard en biais à Juliet, quisanglotait et tremblait de tous sesmembres tant elle avait mal, les brasenroulés autour de sa taille.

— Juliet, descends !

— Je ne p-p-peux pas ! balbutia-t-elle. Je veux rester garde. Je n’ai jamaisrien fait d’autre. Cette Maison est toutema vie.

Sa vie serait très bientôt compromisesi je n’agissais pas. Je serais punie demanière injuste, mais il était encore plusinjuste que Juliet écope d’une doublepeine en étant brûlée par le soleil et enperdant son poste.

Mon travail consistait à protéger laMaison et ses vampires, et jecontinuerais à le faire tant que j’en avaisla possibilité, même si je devais pourcela sacrifier ma place. De toutemanière, je ne me montrerais pas dignede ma position de Sentinelle si j’étaisprête à mettre ainsi la vie de Juliet endanger.

Je n’eus aucun mal à prendre madécision, ce qui ne voulait pas dire que

je ne souffrirais pas des conséquences.Ethan m’avait nommée Sentinelle lors dela Recommandation. Même si j’avais euquelques difficultés à accepter ce titre, àl’époque, il faisait désormais partie demoi. J’y tenais beaucoup.

Pourtant je devais y renoncer, commej’avais renoncé à mon médaillonCadogan.

Je cherchai le visage de Malik dans lafoule. Lorsqu’il m’adressa un hochementde tête, je levai les mains en l’air.

— J’abandonne, annonçai-je. Jedéclare forfait. C’est Juliet qui gagne.Faites-la descendre !

Ce fut aussitôt la ruée vers le piquetde Juliet. Luc tendit les bras, l’attrapa etla porta à l’intérieur de la Maison, suivipar une file de vampires pressés des’abriter du jour. Alors que le soleilmontait dans le ciel, toutes mes forcesme quittèrent. Je tremblais d’épuisement,mais je parvins néanmoins à sauter àterre en évitant le rayon lumineux toutproche, et me retrouvai face à Frank, quijubilait.

— Il y aurait eu des moyens plussimples de me pousser à démissionner,lui lançai-je.

J’eus le plaisir de voir son sourires’évanouir. Il avait fait en sorte dem’attribuer la place la plus protégée,

s’assurant ainsi que j’abandonneraispour que les autres ne se fassent pasbrûler. Je suppose que j’aurais dû mesentir flattée : il était persuadé quej’allais me sacrifier… et me croyaitassez dangereuse pour préférer priver laMaison de sa Sentinelle plutôt que melaisser à ce poste.

— Je ne vois pas de quoi vous parlez.

— J’en doute, répliquai-je, mais c’estentre vous et votre conscience.

Je me hâtai de regagner l’entrée de laMaison, où Malik vérifiait que tout lemonde rentrait se mettre en sécurité.

Frank pénétra à l’intérieur en dernier,

juste au moment où le soleil inondait lejardin de lumière. Heureusement, lesvolets de la Maison étaient déjà tousfermés.

Je demeurai un moment dans lacuisine, les yeux fermés, savourant lafraîcheur et le calme de l’obscurité.

Quand je rouvris les yeux, je trouvaiMalik. Tous les autres étaient partis.

— Je suis désolée, m’excusai-je.Démissionner n’était peut-être pas lameilleure décision à prendre pour laMaison, mais je ne pouvais pas rester làet forcer Juliet à le faire à ma place.

— Tu as fait le bon choix, m’assura-t-

il. Cela dit, tant que Cabot est là…

Il n’avait pas besoin de terminer saphrase. Tant que Frank – et le PG –contrôlerait la Maison, je ne serais plusSentinelle.

Oh, les choses avaient bien changé !En l’espace d’à peine quelques mois,Ethan avait perdu la vie et un nouveauMaître avait été nommé. Et aussitôtremplacé. L’Agence de médiation avaitété démantelée. J’avais été privée demon titre de Sentinelle.

Cependant, tout comme je n’avais paseu le choix quelques mois auparavant,quand Ethan m’avait assigné cetteposition, je n’avais pas d’autre choix à

présent que d’accepter cette situation etla gérer le plus dignement possible.

Même si je devais le faire seule,j’agirais avec courage. Je resteraisSentinelle dans l’âme et dans le cœur,sauf que je n’aurais plus de statutofficiel.

Je hochai la tête.

— Je comprends.

— Ethan aurait été Fier de toi,aujourd’hui, Merit. En tout cas, je lesuis, comme tous les autres vampires decette Maison. Tu as joué le jeu de Cabotde l’unique manière respectablepossible, même si l’issue de la partie

était prédéterminée.

— Ce qui ne change pas le résultat,malheureusement. La Maison n’a plus deSentinelle.

Malik m’adressa un sourire entendu.

— Cette décision ne s’applique qu’àton poste actuel. Tu ne peux plus êtreSentinelle, du moins pour l’instant, maisrien ne t’empêche de servir commegarde. Il n’a imposé aucune restriction àce sujet.

En dépit de mon état d’épuisement, jeréussis à sourire.

— Vous êtes très imaginatif, Sire.

— Ça m’arrive.

Je me dirigeai en titubant vers lepremier étage, déjà à demi assomméepar le soleil, puis rejoignis l’obscuritérassurante de ma chambre, où je meglissai entre les draps propres et frais.La fatigue ne m’empêcha pas de fondreen larmes quand je posai la tête surl’oreiller. Je laissai libre cours à lacolère, à la frustration et à l’abattementque j’avais réprimés jusque-là.

J’éprouvais une grande tristesse car,en l’espace d’une nuit, j’avais perdu cequi me liait à Ethan et à la Maison : montitre de Sentinelle et le médaillon que jeportais en signe d’allégeance.

Je resterais cependant garde deCadogan, un rôle dont je ne niais pasl’importance. Mais j’avais l’impressionqu’on m’avait encore une fois arrachéEthan.

Et c’était ce qui me faisait le plus mal.

16UNE MAISON DIVISÉE

Je me réveillai d’humeur aussi maussadeque lorsque j’avais sombré dansl’inconscience quelques heures plus tôt,même si je n’avais fait cette fois aucuncauchemar. L’idée de rester sous lescouvertures toute la journée et de meprétendre malade m’effleura l’esprit,mais cette stratégie ne contribuerait àrésoudre ni mes problèmes ni ceux de laville. Je me réveillai d’humeur aussimaussade que lorsque j’avais sombrédans l’inconscience quelques heuresplus tôt, même si je n’avais fait cettefois aucun cauchemar. L’idée de rester

sous les couvertures toute la journée etde me prétendre malade m’effleural’esprit, mais cette stratégie necontribuerait à résoudre ni mesproblèmes ni ceux de la ville.

Après m’être levée et douchée,j’hésitai à appeler Mallory. Je savaisque ses examens la rendaient nerveuse,mais je n’étais pas persuadée que lalaisser étudier en ermite constitue lameilleure solution. D’un autre côté, ellem’avait explicitement demandé de nepas la déranger jusqu’à ce qu’elle aitterminé. Je ne l’avais toujours pasdigéré.

Bien entendu, ce n’était pas lapremière fois que nous avions des

divergences d’opinions. Elle était sortieavec un garçon que je trouvais odieux, etje me montrais moins indulgente qu’elleenvers mes parents. Ma transformationen vampire et mes difficultés à accepterma nouvelle existence nous avaientéloignées, et son apprentissage àSchaumburg l’avait ensuite accaparée.

Mais nous avions toujours réussi àsurmonter ces épreuves. Je ne pouvaisqu’espérer qu’il en serait de même cettefois, qu’en dépit de la magie et desexamens nous parviendrions à nousretrouver.

Après avoir fait sauter mon téléphoned’une main à l’autre pendant quelques

minutes, je renonçai à l’appeler. Si elleavait vraiment besoin de solitude, jedevais le respecter. Elle aurait fait lamême chose pour moi.

Toutefois, si Mallory pouvaitm’éviter, ce n’était pas le cas deCatcher. Je composai son numéro.

— Je suis en route pour la maison deton grand-père, m’annonça-t-il.

— Vous agissez toujoursofficieusement ?

— À moins que la municipalité nechange d’avis, ce qui semble très peuprobable, nous resterons dans ledomaine officieux. Malheureusement,

ajouta-t-il par-dessus un bruit deKlaxon, il y a beaucoup plus decirculation sur cette route que sur celledu bureau. Je mets deux fois plus detemps.

— Il n’y a pas un arrêt de métro, prèsde chez mon grand-père ?

— Je préfère prendre ma voiture,répliqua-t-il d’un ton catégorique. Quoide neuf à la Maison Cadogan ?

— Eh bien, à la suite demalencontreux événements, je ne suisplus Sentinelle.

Je lui fis part de la procédured’évaluation de Frank et de ma

démission forcée.

— Élégant, déclara-t-il. Darius Westaurait presque l’air d’un ange encomparaison.

— Je n’irais pas si loin, mais tu n’aspas tout à fait tort. Est-ce que tu as eul’occasion de parler à Simon ?

— Oui. Il est aussi confus que nous. Ilaffirme n’avoir reçu aucune nouvellealarmante au sujet du Maleficium etassure qu’il est toujours soigneusementenfermé au Nebraska. Par mesure deprécaution, l’Ordre a envoyé un comitéchargé de vérifier. Simon penseégalement que Tate bluffe, et il accordedu crédit à ta théorie sur l’odeur de

sucre et de citron. D’après lui, lanouvelle « magie légale » se sertd’éléments comme les parfums pourretracer les utilisations de la magie.

Le ton caustique de Catcher indiquaitclairement qu’il restait sceptique, maisje décelai aussi une pointe d’envie danssa voix. Catcher ne faisait plus partie del’Ordre depuis un certain temps ; il nedevait donc pas être au courant desdernières avancées technologiques. Deplus, il nourrissait de toute évidence unevieille rancœur à l’égard del’organisation des sorciers. Le fait qu’ilse montre si contrarié de voir Simonenseigner la magie à Mallory cachaitpeut-être un brin de jalousie.

— Dans combien de temps Malloryaura-t-elle terminé ses examens ?

— Dans deux ou trois jours, maisaucune date n’est vraiment fixée.Apparemment, Simon essaie de lamaintenir sous pression. Ecoute, j’arrivechez ton grand-père. Je te rappelle s’il ya du nouveau.

— Merci, dis-je.

Je raccrochai. J’étais certaine qu’ilme recontacterait bientôt. Si j’avaisappris une chose au cours de ma brèveexistence de vampire, c’était bien queles ennuis n’en finissaient jamais.

Je trouvai devant ma porte une

nouvelle pile de livres provenant de labibliothèque, tous traitant d’événementshistoriques demeurés inexpliqués. Lebibliothécaire semblait croire que ladisparition d’Amelia Earhart et letriangle des Bermudes étaient liés auxproblèmes qui touchaient actuellementl’eau et le ciel. J’étais assise par terre,plongée dans les théories de complotsmagiques, quand mon téléphone sonna.

Sauvée par le gong, pensai-je.

Lorsque je vis le numéro de Jonahs’afficher sur l’écran, je décrochai.

— Bonjour, dis-je prudemment.

Étant donné que nous ne nous étions

pas reparlé depuis le baiser, j’ignoraisde quelle humeur il pouvait être. Deplus, je redoutais qu’il appelle pourm’annoncer une nouvelle crise. J’avaisbien besoin d’une pause.

— Qu’est-ce que tu fais ? medemanda-t-il.

— Je lis. Et toi ?

— Je suis au Benson’s. Amène tesfesses par ici et offre-moi un verre.

Le Benson’s était le bar de la MaisonGrey, situé en face de Wrigley Field.

— Je n’ai pas l’intention de t’offrir unverre.

— Je crois me souvenir que tu m’endois un. Je le mérite, vu que tu m’asenvoyé paître quand je t’ai fait madéclaration.

Je ne pus réprimer un sourire,reconnaissante qu’il ait brisé la glace.

— Je n’ai pas l’impression que ça sesoit passé comme ça.

— Eh bien, tu te trompes.

— Je suis sûre que tu déformes laréalité, répliquai-je.

En même temps, je baissai les yeuxsur mes livres et décidai que j’avais luassez de théories farfelues pour la

soirée. J’avais besoin de changer d’air,même si cela signifiait que je devraispayer une tournée à mon partenaire pourme faire pardonner.

— J’arrive dans cinq minutes, luiassurai-je.

Après avoir raccroché, je glissai denouveau mon téléphone dans ma pochepuis attrapai ma veste, avertis Kelleyque je partais et me dirigeai vers lasortie.

Le bâtiment étroit abritant le Benson’sse trouvait derrière Wrigley Field. Desgradins avaient été installés sur le toit demanière à permettre aux fans des Cubsd’assister aux matches sans avoir à

acheter de billet. Les propriétairesavaient entassé autant de tables quepossible dans le bar aux dimensionsminuscules. Après tout, c’était lequartier des Cubs, et les inconditionnelsqui n’avaient pas réussi à obtenir uneplace à Wrigley voulaient quand mêmeêtre au plus près de l’action. Les joursde match, l’établissement était souventbondé, mais, franchement, ça valait lecoup de se retrouver avec ses amis – etde parfaits étrangers –, serrés commedes sardines pour encourager lesCubbies. Le Benson’s avait même crééune boisson spéciale en l’honneur del’équipe de base-ball : un cocktailconstitué de couches d’alcool bleu etrouge. Ça ressemblait à du sirop pour la

toux, mais on le buvait pour sa couleur,non pour son goût.

Les murs du bar étaient couvertsd’objets évoquant les Cubs. Même si lasaison de base-ball était terminée depuisquelque temps, la salle était pleine àcraquer quand j’arrivai. Y avait-ilmeilleur endroit où attendre la fin dumonde qu’au Benson’s, en compagnie deses plus proches amis et de sa boissonpréférée ? Comme les humains nesavaient pas que le bar était lié à laMaison Grey ni aux vampires engénéral, la clientèle était composée d’unmélange d’humains, de vampires et sansdoute de quelques surnaturels dontj’ignorais l’existence.

Je me frayai un chemin dans la foulejusqu’à ce que j’aperçoive Jonah,debout dans un coin au fond de la salle.

Il portait un tee-shirt à manches courtesau col en V, un jean et arborait unebarbe de plusieurs jours. J’aurais mentien affirmant ne pas le trouver séduisantet, quand il leva le regard sur moi, je mesurpris à imaginer que, dans une autrevie, j’aurais pu le retrouver pour uneraison bien différente.

— Salut, lança-t-il quand je lerejoignis. Tu ne t’es toujours pas faitprendre en otage par des manifestants, àce que je vois. Bien joué.

Ses yeux pétillaient – de manière trop

attirante à mon goût –, mais comme ilavait bien réagi à cette histoire debaiser, je décidai de ne pas entamer sabonne humeur.

— Très drôle, répliquai-je. En effet,je leur ai échappé.

Jonah désigna son voisin, un vampireun peu plus petit que lui aux cheveuxcourts blond platine.

— Merit, je te présente Jack. Il faitpartie de la Garde de la Maison. Noussommes amis depuis des années. Jack, jete présente Merit.

Jack me détailla de ses yeux bleu clairsoulignés d’un trait de khôl.

— Tu es… exactement comme jel’imaginais, déclarât-il avec un légeraccent du Sud.

J’esquissai un sourire hésitant.

— Euh…, merci ?

— C’est un compliment. Tu es trèsmignonne, et j’adore ta frange.

Jack avait quelque chose detotalement désarmant. Il avait un grandsourire aux lèvres et donnaitl’impression d’être quelqu’un qui nes’embarrassait pas de politessesinutiles, ce qui rendait son complimentd’autant plus flatteur.

Mais j’ignorais que penser du faitqu’il savait à quoi je ressemblais. Jonahavait-il parlé de moi ?

— Merci, répétai-je. J’espère que jen’interromps pas votre conversation.

— Nous étions en train de discuter desabre double, annonça Jonah avant deplonger la main dans la poche arrière deson jean pour s’emparer de sonportefeuille. Tu veux boire quelquechose ?

— Pas maintenant, merci. Qu’est-ceque tu appelles sabre double ?

— L’utilisation simultanée de deuxkatanas, expliqua Jack. Je crois que

c’est une technique de cirque. Pasfonctionnelle du tout, juste bonne pour lespectacle et l’intimidation.

— Notre ami Jack ici présent raconten’importe quoi, déclara Jonah. Lecombat au katana double sera laprochaine grande tendance dans les artsmartiaux.

— Tu es une vraie tête de mule, lançaJack en levant les yeux au ciel. Quandest-ce que tu t’es battu pour la dernièrefois avec deux sabres ?

— Si c’était courant, je le ferais.

— C’est exactement ce que je dis,insista Jack en m’adressant un clin d’œil

auquel je répondis par un sourire.

— Écoute, rétorqua Jonah, je parle detechnique. Et sur le champ de bataille,tout est possible.

— Y compris le katana double ?demandai-je.

— Y compris le katana double, monamie à un seul katana.

Jack émit un grognement dubitatif,mais choqua néanmoins sa bouteille debière contre celle de Jonah avec bonnehumeur.

— Je suppose que si tout le reste aéchoué, on peut oublier le combat à deux

ou trois sabres et passer directement àquatre.

— Ouaaaaah ! rugirent-ils à l’unissonen trinquant de nouveau.

Les mecs représentaient vraiment unmystère pour moi. Je les dévisageaiavec scepticisme.

— Ne me dis pas que tu n’as jamaisentendu l’histoire des quatre sabres ?s’insurgea Jonah. (Je secouai la tête.) Jepeux te traiter d’inculte ?

— Je ne préfère pas. Tu as le droit dem’instruire, mais seulement si tu peuxt’abstenir de commentaires éditoriaux.

Jack afficha un large sourire.

— Je savais que j’allais t’adorer. Jele savais.

— Il était une fois, dans un royaumefort lointain, un samouraï qui se croyaitdestiné à parcourir le monde et aider sonprochain, commença Jonah. Il voyageaitéquipé de quatre sabres, chacun d’euxreprésentant l’un des quatre éléments del’univers : l’air, le feu, la terre et l’eau.(Tiens donc, c’est un thème récurrent,ces derniers temps, me dis-je.) Partidans le but d’initier ses pairs aumaniement du sabre, le samouraï arrivaen Europe.

— C’est lui qui a appris aux vampires

à se battre avec un katana, devinai-je,ruinant l’effet de surprise.

— En effet, confirma Jonah. Mais est-ce que tu sais que c’est Scott qui arencontré ce samouraï et a ensuiteenseigné la technique à tous les autresvampires ? et que ces quatre sabres sontà présent exposés à la Maison Grey ?

Mon regard passa de Jonah à Jack.

— C’est vrai ?

Jack me toucha le bras.

— C’est vrai, mais ne le crois pas s’ilte raconte qu’il a sauvé tous lesorphelins de Kansas City le jour où

Godzilla a dévasté la ville.

— C’était une résidence pourpersonnes âgées et un puma qui s’étaitéchappé, le corrigea Jonah.

S’il ne mentait pas, son histoire devaitdéjà être bien assez mouvementée.

Jack balaya la remarque de Jonah d’ungeste de la main et consulta sa montre.

— Il faut que je file. Si la fin dumonde est proche, je préfère être dansles bras d’un être cher quand çaarrivera. Ou du moins ceux de Paul,ajouta-t-il en marmonnant.

— La fin du monde résoudrait ton

problème avec Paul, avança Jonah.Rompre avec lui aussi.

Jack émit un grognement dubitatif.

— Il a déjà promis qu’il mepoursuivrait en enfer si nous devionsmourir. Et ce serait encore pire si jerompais avec lui.

— Agis ou ferme-la, Jack.

— Je vais te faire mal, riposta Jack enenfonçant un doigt menaçant dans la jouede Jonah avant de reprendre uneexpression neutre. À demain soir,patron. Tu trouveras mon rapporttrimestriel sur ton bureau.

— Merci, dit Jonah.

Jack tendit les bras et me serra contrelui.

— Enchanté de t’avoir rencontrée,Merit. Prends soin de notre Capitaine,me murmura-t-il.

Je sentis aussitôt mes jouess’enflammer.

— Il a des problèmes sentimentaux ?demandai-je en observant Jacks’éloigner dans la foule, espérant queJonah n’avait pas entendu son derniercommentaire.

— C’est toute une histoire, répondit

Jonah. Comme tu l’as peut-être constaté,je n’aime pas vraiment les drames. Jackest bien plus tolérant. Malheureusement,Paul l’est encore plus.

— Quoi qu’il en soit, Jack a l’air dequelqu’un de bien.

— Il est la loyauté incarnée, assuraJonah. J’apprécie la loyauté.

— C’est une grande qualité.

— J’ai l’impression que tu esnostalgique.

Il faisait preuve d’une incroyableperspicacité, ce qui m’effrayait un peu.

— Je ne suis plus Sentinelle.

Il se pétrifia.

— Quoi ?

Je lui parlai de Frank, des tests et detout ce qui s’était passé la nuitprécédente.

— Je suis une garde, maintenant,admis-je avant de froncer les sourcils.En tout cas, je me comporte commetelle. Je n’ai pas été officiellementnommée à cette fonction, en fait. Et pourêtre honnête, j’ai le sentiment d’avoirété rétrogradée.

— Je m’en doutais, reprit-il avant

d’afficher un petit sourire suffisant quine me disait rien qui vaille. Étant donnéque je suis Capitaine, ça fait de moi tonsupérieur, non ?

— Certainement pas, affirmai-je en luienfonçant un doigt dans la poitrine. J’aidéjà bien assez de patrons au-dessus demoi, merci bien.

— C’était juste pour vérifier. Je suisdésolé que Cadogan ait à subir toutesces conneries. Si ce n’était pas tombésur vous, ça nous serait arrivé à nous, ouà Navarre. Le PG est… bref, tu sais ceque j’en pense.

J’ouvris la bouche, puis me ravisai,hésitant sur la manière d’exprimer ce

que j’avais à dire. Je finis par melancer.

— Est-ce que je peux te parler ?

— C’est au sujet de ma personnalitéfougueuse ?

— C’est au sujet de la GR.

Il haussa les sourcils, visiblementintéressé.

— Toi, tu sais comment attirerl’attention d’un homme.

Je détournai les yeux, puis regardai denouveau Jonah.

— Je crois qu’il est temps que jeprenne les mesures nécessaires pourprotéger la Maison. Le PG met mescollègues, mes amis en danger. Ce n’estpas juste, et si je peux faire quelquechose pour y remédier, je le ferai.J’aimerais rejoindre la Garde Rouge.

Jonah garda le silence quelquesinstants.

— C’est l’unique raison pour laquelletu dois accepter notre offre. Si tu avaisavancé d’autres motifs, j’aurais refusé.

Je le considérai.

— Vraiment ?

— Quand tu entres dans la GR, tut’engages pour vingt ans. C’est sérieux.Nous ne voulons pas des candidats quisont mus par un désir de vengeance ouqui rejettent l’autorité. Nous avonsbesoin de protecteurs. De gardiens. Degens qui reconnaissent les injustices dusystème et souhaitent y mettre un terme.

— Je comprends.

— Et maintenant, je sais que tesmotivations sont similaires. Je devraipasser un coup de fil et prévenir messupérieurs, mais considère que tu esl’une des nôtres.

Il m’adressa un sourire et, cette fois,je décelai une sorte de gravité dans son

regard. Pas la gravité d’un amant nicelle d’un ami. Celle d’un partenaire.

— Nous travaillerons ensemble,ajouta-t-il. C’est une relation étroite, quidoit être basée sur la confiance. Me fais-tu confiance ?

Je l’observai quelques instants. Jen’avais pas envie de répondre à saquestion sans y avoir mûrement réfléchi.Je considérai ce que je savais de Jonahet repensai aux moments où il m’avaitdéjà soutenue. À la rave deStreeterville, où il m’avait aidée àsauver une jeune humaine. A notre visitechez Claudia, où il était intervenu pourme protéger.

Il avait beau avoir douté de moi audépart, il avait toujours été là quand il lefallait.

— Je te fais confiance, affirmai-je.

Il hocha la tête et me tendit la main.

— Alors, j’ai l’immense honneur det’accueillir au sein de la Garde Rouge,Merit.

— C’est tout ?

D’accord, je n’espérais pas uneécharpe et une parade, mais l’occasionvalait au moins une cérémonie, la remised’un insigne ou un truc du genre.

— Nous organiserons uneintronisation plus formelle quand j’auraiaverti Noah. Ça nécessitera un peu detemps. En attendant…

Il agita les doigts en signed’invitation.

Je lui serrai la main, scellant mapromesse. Ce faisant, je renonçais à laloyauté que je devais au PG. Frank avaiteu l’intention de réduire mon influenceau sein de la Maison, mais il n’avaitréussi qu’à me rapprocher de mescamarades Novices et me donner enviede me battre pour eux avec encore plusd’énergie.

— Comme c’est mignon.

Je me retournai, pour me retrouver nezà nez avec un grand vampire auxcheveux bruns qui nous regardait avecune malveillance à peine dissimulée, lesbras croisés.

— Salut, Morgan, lançai-je, certaineque Paul aurait apprécié son sens dudrame.

Morgan Greer, Maître de la MaisonNavarre, était incontestablementséduisant. Sorte de play-boy au charmeténébreux, il était doté d’un sens del’humour à la hauteur de son physiqueavantageux, mais son immaturité gâchaitl’ensemble, à mon avis. Il avait tout cequ’un Maître pouvait désirer : la santé,la beauté, l’argent et le pouvoir. Mais il

se comportait comme un adolescentsusceptible et capricieux.

Ce soir-là, il portait une chemise, unjean et des bottes. Ses cheveux onduléslui arrivaient aux épaules, et il semblaitne pas s’être rasé depuis quelquessemaines. Ses pommettes sculptées etses joues émaciées de mannequinajoutaient une touche de sévérité à soncharme.

Je ne lui avais pas parlé depuisqu’Ethan et Célina étaient morts.D’ailleurs, j’ignorais ce qu’il pouvaitressentir, même si je supposais qu’iléprouvait au mieux des sentimentscontradictoires. Je le découvrais à

présent tel que je ne l’avais jamais vu :en galante compagnie.

La fille à son côté était grande etmince, avec de longs cheveux noirs et unvisage aux traits exotiques. Elle étaitvêtue de leggings noires et d’une tuniqueample – certainement achetée dans uneboutique de haute couture –, le toutassorti à des talons aiguilles vertigineuxet des boucles d’oreilles pendantes. Elleressemblait à un top-modèle apprêtépour une séance de photos, et jeressentis un pincement de jalousie avantde me souvenir que je m’en fichaisroyalement.

Morgan me balaya du regard, fit demême avec Jonah, puis reporta les yeux

sur moi avec une moue dégoûtée.

— Tu ne perds pas de temps, ondirait.

Jonah dut sentir l’éclair de magie queje laissai échapper, car il me mit engarde en me saisissant le bras. Je luitapotai la main afin de le rassurer.

— On travaille, répliquai-je,m’efforçant de garder mon calme et dene pas piquer une crise de nerfs à caused’un vampire souffrant d’un retardémotionnel.

— Tiens donc. Sur quoi ?

Son ton était si acerbe que je me

demandai s’il essayait de me harceler ous’il n’avait vraiment aucune idée de cequi se passait à Chicago.

— Tu as certainement entendu parlerdu lac qui est devenu noir et du cielrouge ?

— Ça n’a rien à voir avec nous.

Ah, il avait donc décidé de se mettredes œillères. Il connaissait les faitsmais, en parfait petit soldat du PG,prétendait que ceux-ci ne concernaientpas les vampires.

— Ce n’est pas parce que nousn’avons pas causé ces problèmes quenous ne devons pas essayer de les

résoudre, lançai-je.

— Et pourquoi devrions-nous lesrésoudre ? Il vaut mieux nous occuperd’abord de nos propres Maisons, non ?

Visiblement fière de la réponse deMorgan, sa compagne haussa un sourcilarrogant à mon intention.

— Parce que si la ville finit partomber, les Maisons tomberont en mêmetemps, intervint Jonah.

— Chicago ne va pas tomber, rétorquaMorgan.

— Parce que les autres Maisons l’enempêcheront, le provoqua Jonah.

Le sous-entendu était clair : Navarrene faisait pas son travail.

Les joues de Morgan s’empourprèrent.

— Tu n’as aucune idée de ce que maMaison fait ou ne fait pas pour cetteville.

— C’est précisément ce que je dis,insista Jonah. Nous n’en avons aucuneidée, même si ça se résume certainementà pas grand-chose pour le moment.

— Souviens-toi de ton rang, vampire !aboya Morgan.

Un jour, Morgan avait reçu exactementle même avertissement de la part

d’Ethan après l’avoir provoqué. Morganse montrait toutefois bien moinsconvaincant.

— Avec tout le respect que je vousdois, monsieur Greer, j’ai prêtéallégeance à la Maison Grey et à Scott,rétorqua Jonah. Si vous avez desremarques à faire sur moncomportement, parlez-en avec lui.

Morgan, visiblement furibond, laissaitéchapper des panaches de magiecrépitante de colère dans les airs. Jedécelai cependant autre chose sousl’irritation. De la peur, peut-être ? Voilàqui nécessiterait une analyse un peu plusapprofondie… mais plus tard. Une criseà la fois.

Ayant apparemment décidé que notrepetite réunion était terminée, Morgantourna les talons et s’éloigna. Avant dele suivre, sa compagne me jaugea d’unregard peu flatteur.

— Au cas où tu ne l’aurais pascompris, je te conseille de ne pas ytoucher, persifla-t-elle.

— À Morgan ? m’exclamai-je. (Ellereleva le menton d’un air de défi.) Jepeux t’assurer que je ne m’intéresse pasdu tout à lui, mais je te souhaite boncourage.

Tu en auras bien besoin quand ilpiquera sa première crise de jalousie

ou se mettra à bouder pour je ne saisquel prétexte, me dis-je.

Ce n’était pas que je jugeais Morganmauvais garçon, mais il adorait faire desscènes.

La fille marmonna quelques motsdésobligeants. Je décidai de me montrerplus adulte qu’elle et me contentai de luirenvoyer un sourire. Ce qui nem’empêcha pas de prendre plaisir àimaginer que je la jetais au sol etappuyais un doigt sur l’un de ses pointsvitaux jusqu’à ce qu’elle se confonde enexcuses.

Peut-être qu’Ethan avait raison et queles vampires finiraient par m’arracher

ma part d’humanité.

Après m’avoir fusillée du regardpendant quelques secondessupplémentaires, elle fit volte-face. Jel’observai s’éloigner puis disparaîtredans la foule. Cette fois, au lieud’attendre l’attaque de Jonah, je lançail’offensive.

— Nous ne sommes sortis ensembleque quelques semaines.

Il esquissa un petit sourire.

— Je suis au courant du marché,déclara-t-il. Noah et Scott assistaient àla réunion.

J’avais oublié ce détail. Noah et Scottétaient présents au moment où Morgan,fou furieux, avait fait irruption dans laMaison, affirmant qu’un vampireCadogan avait menacé Célina. J’avaiscalmé ses ardeurs en pointant mon sabresur lui, ma première intervention enqualité de Sentinelle. Il avait finalementaccepté de se soumettre, à la conditionque je l’autorise à me faire la cour.

J’avais cédé mais, même si Morganpouvait se montrer incroyablementcharmant, il était bien trop immaturepour moi.

— Comment va Noah ? demandai-je.

Noah faisait également partie de la

GR, mais, comme Jonah était devenumon principal contact, je n’avais pas eude ses nouvelles depuis longtemps. LesSolitaires de Chicago – les vampiresindépendants – le reconnaissaientcomme leur chef.

— Il est très occupé. Les Solitairessont toujours nerveux quand les Maisonsont des ennuis. Ils craignent lesreprésailles du PG, ou la prison, si çadoit en arriver là.

— Quatrième bonne raison derejoindre la GR, marmonnai-je.

Jonah m’observa, une lueur amuséedans les yeux.

— Quelles sont les trois premières ?

— Aider les Maisons, avoir avec unpartenaire sur qui je peux compter, etces super tee-shirts « Université deminuit ». Est-ce qu’on m’en donnera un ?

— Bien sûr. Il faudra juste que tu legardes en lieu sûr.

Je n’avais pas pensé au fait que la GRme procurerait du matériel ou desdocuments que je devrais conserver àl’abri des regards, même dans mapropre chambre. Je devrais réfléchir àune cachette.

Jonah se frotta les mains.

— Ça te dit de boire un verre,maintenant ?

— Oui, pourquoi pas ? répondis-je.

Avant d’avoir eu le temps de passercommande, j’éprouvai une sensationdésagréable. L’immeuble avait trembléun peu. Juste un instant, mais j’étaisprête à le jurer.

— Tu as senti ?

— Senti quoi ? s’étonna Jonah.

Je restai immobile et, au bout d’unmoment, me demandai si je n’avais pastout imaginé. Mon regard se porta parhasard sur un verre d’eau posé sur la

table d’à côté. Le verre frémit, puis desondulations se propagèrent à la surfacedu liquide.

— Jonah…

— J’ai vu, dit-il avant de marquer unepause. Peut-être qu’il s’agit juste de trèsgros dinosaures.

— Ou d’une magie très puissante,ajoutai-je. Je crois que nous devrionsaller voir dehors.

Je compris à son expression sceptiquequ’il ne consentait à jeter un coup d’œilà l’extérieur que par sens du devoir.

Jonah sur les talons, je me faufilai

entre les tables et les clients – leshumains comme les vampires demeurantapparemment insensibles auxvibrations –, puis sortis dans l’air fraisde ce mois de novembre… et ne vis riendu tout.

Des fêtards déambulaient sur letrottoir. Quelques rares véhiculespassaient de temps en temps.

— Je suis sûre d’avoir senti quelquechose, affirmai-je en scrutant la rue.

Je fis un pas en avant et fermai lesyeux, puis abaissai une partie desdéfenses que j’avais pour habituded’ériger afin que mon cerveau devampire ne soit pas inondé par un flot

d’informations. Je ne remarquai rien departiculier. Juste les odeurs et les sonsordinaires d’une nuit d’automne àChicago. Je percevais les parfums desgens, les senteurs de nourriture et degraisse. La poussière du terrain de base-ball. Les gaz d’échappement desvoitures.

Les yeux clos, la tête penchée, jeressentis une nouvelle vibration et le solse mit à trembler sous mes pieds.

— Merit ! hurla Jonah.

Je rouvris les yeux. Au même moment,Jonah m’attrapa par la taille et me tiraen arrière.

Une faille apparut dans le goudron, etun amas de terre d’au moins six mètresde large émergea au milieu de la rue,juste devant nous.

17

I FEEL THE EARTH MOVE3

C’est quoi, ce truc ? demanda Jonahtandis que nous regardions cettenouvelle montagne s’élever au milieu deWrigleyville. C’est quoi, ce truc ?demanda Jonah tandis que nousregardions cette nouvelle montagnes’élever au milieu de Wrigleyville.

Elle fendait et déplaçait l’asphalteautour d’elle, bloquant la circulation etrenversant les voitures sur le bas-côtéde la route. Le chaos se répandit bientôtdans toute la rue, accompagné par unconcert d’alarmes et de klaxons, tandis

que les gens sortaient des bars enhurlant, paniqués à la vue de cegigantesque amas de terre.

Frappée de stupeur, j’assistai à lascène, immobile sur le trottoir, le brasde Jonah toujours autour de ma taille. Jerisquai un coup d’œil en l’air et visexactement ce que je craignais.

Le ciel, de nouveau d’un rougeflamboyant, s’éclairait par intermittence,illuminé par les éclairs au-dessus desnuages. Et j’étais prête à parier que lelac et la rivière étaient redevenus noirset aspiraient la magie.

— C’est la terre, déclarai-je, le ventrenoué par un sinistre pressentiment. J’ai

parlé à Tate. Quelqu’un utilise unemagie qui transgresse les frontières entrele bien et le mal, ce qui perturbel’équilibre des éléments. C’est de là queviennent ces problèmes.

— Passons sur le fait que tu esretournée voir Tate toute seule, mereprocha Jonah avec sévérité. Pourl’instant. Plus important : l’individu oula créature responsable est en train derecommencer.

Avant que je puisse lui répondre, jesentis de nouveau la terre trembler.

— Jonah…, l’avertis-je.

Il me lâcha et parcourut la rue des

yeux dans le but de repérer la prochaineéruption.

— Je le sens aussi, confirma-t-il.

Horrifiés, on regarda une autremontagne percer le trottoir devant uneagence immobilière, un peu plus loin.Nous n’avions pas eu le temps de réagirqu’une troisième émergea dans la mêmerue, à une centaine de mètres dedistance.

— Ça continue.

— Et ça se dirige vers la MaisonGrey ! s’écria Jonah, effaré. (Il sortit sontéléphone, composa un numéro puiséchappa un juron.) Je n’ai pas de réseau.

— Vas-y, lui intimai-je. Rentre à laMaison Grey. Demande à tes vampiresde venir avec toi pour t’aider s’il le faut.

Quand il baissa le regard sur moi,pour la première fois, je décelai de lapeur dans ses yeux.

— Nous allons finir enterrés, Merit.

Comme le démontrait le nœud qui metordait l’estomac, je partageais son avis,mais ce n’était pas ce qu’il avait besoind’entendre à cet instant.

— Essaie de gérer cette crise, luiconseillai-je. C’est la seule chose que tupuisses faire. Ne t’inquiète pas de lasuivante tant que celle-ci n’est pas

terminée. (Je lui pressai le bras.) Ça vaempirer. Considère que c’est inévitable,mais sache que je serai là pour t’aider sinécessaire.

Il ferma les yeux une seconde,visiblement soulagé. Peut-être attendait-il depuis longtemps un partenaire,quelqu’un à qui faire confiance.

— Je vais à la Maison. Dès que jeserai certain que nous maîtrisons lasituation, je reviendrai.

J’acquiesçai. Tandis qu’il couraitrassembler ses troupes au Benson’s, jereportai mon attention sur la scène dedésastre que j’avais sous les yeux, nesachant pas vraiment quoi faire.

— Oh, mon Dieu ! hurla quelqu’un. Ily a une femme, là-haut !

Je tournai aussitôt la tête dans ladirection des cris. La troisième éruptions’était produite pile en dessous d’uneberline. Son occupante – une femme quidevait avoir une petite trentained’années – s’était extirpée du véhicule etétait à présent perchée au sommet de lamontagne de terre et de goudron, àenviron douze mètres du sol. La hauteurd’un immeuble de trois étages.

Soudain, son pied glissa, et elle seretrouva suspendue à un morceaud’asphalte au-dessus du vide.

Je me mis à courir.

— J’arrive ! criai-je tandis que leshumains s’amassaient en bas en secouvrant la bouche, doigts pointés versle ciel. Tenez bon !

Sous les grondements de tonnerre etles flashs des éclairs, j’escaladai à lamanière traditionnelle, une main aprèsl’autre. Et ce n’était pas facile. Lamontagne était constituée de terremeuble, de rochers et de morceauxd’asphalte qui formaient un terrain trèsglissant. À chaque pas, je m’enfonçais etreculais un peu, et je perdais sans cessel’équilibre.

La femme hurla de nouveau,manifestement terrifiée. Tâchant deplanter mes doigts et mes pieds dans la

pente, je gardai les yeux rivés devantmoi et continuai à monter lentement,jusqu’à ce que j’accède enfin ausommet.

Une fois certaine de la stabilité duplateau de goudron, j’avançai à quatrepattes en direction de la femme. Jevoyais ses doigts – sales, les onglesensanglantés – cramponnés au bord del’asphalte.

— Je suis là, la rassurai-je. Je suis là.

Je rampai jusqu’à elle et jetai un coupd’œil en contrebas. Nous nous trouvionsà douze mètres du sol. En supposant queje me rappelle comment sauter, la chutene me serait pas fatale. Mais l’humaine,

elle, n’aurait pas cette chance.

Je lui agrippai le poignet droit.

Elle sanglota et relâcha sa prise sur legoudron, ce qui me permit de la hisserplus facilement mais me faisaitsupporter tout son poids. Elle avait beauêtre menue et légère, nous étions toutesles deux en équilibre instable,uniquement reliées l’une à l’autre par dela peau sale et moite.

— Ne lâchez pas, lui ordonnai-je.

Le visage rougi par l’effort, ellem’adressa un faible hochement de tête.J’avais la force de la soulever, mais elleétait couverte de sueur, et mes doigts

glissaient. Je n’y arriverais pas.

— Comment vous appelez-vous ?

— Miss… Missy, balbutia-t-elle.Missy.

— Missy, j’ai besoin de votre aide,d’accord ?

J’enroulai mon autre main autour deson poignet. La jeune femme descenditd’un centimètre alors qu’un nouveléclair illuminait le ciel.

Elle hurla, les yeux emplis de terreur.

— Oh, non. Oh, non. Oh, non.

— Missy, écoutez-moi. Missy.Missy ! (Je répétai son nom jusqu’à cequ’elle me regarde de nouveau.) Je peuxvous sortir de là, mais j’ai besoin quevous m’aidiez, d’accord ? Il faut quevous me donniez votre main gauche.

Elle jeta un coup d’œil affolé à sesdoigts écorchés qui ne tenaient plus qu’àpeine le rebord du goudron.

— Je ne peux pas.

— Si, vous le pouvez, lui affirmai-je.J’en suis certaine. Et je suis assez fortepour vous rattraper et vous tirer jusqu’enhaut, mais j’ai besoin de vous.

Elle glissa encore d’un centimètre. La

foule en bas poussa un cri, et je réprimaila panique qui commençait à m’envahir.

— A « trois », je veux que vous metendiez la main gauche, lui ordonnai-je.Vous en êtes capable, je le sais.D’accord ?

Elle secoua la tête.

— Je n’en ai pas la force. Je n’en aipas la force.

J’ignore si elle avait glissé ou si elleavait lâché prise, mais je la rattrapai parla main juste au moment où elle allaittomber. Dans un dernier effort, je lahissai par-dessus le rebord en la tirantpar les deux poignets.

Elle me prit aussitôt dans ses bras.

— Oh, mon Dieu, merci. Merci.

— De rien, dis-je en l’aidant às’asseoir sur la bande de goudron.

Tout en me serrant contre elle, elledonna libre cours à ses larmes, et je lalaissai pleurer jusqu’à ce qu’elle se soitsuffisamment calmée pour relâcher sonétreinte.

— Vous vous êtes très biendébrouillée, lui assurai-je.

— Je dois encore descendre,s’inquiéta-t-elle en reniflant. J’étaissortie acheter du lait au magasin. Juste

du lait. Ce sont les vampires qui ont faitça, non ?

Je ressentis une bouffée de colère,mais me retins de la contredire. Cen’était ni l’endroit ni le moment.

Je jetai un coup d’œil en bas. Despompiers transportaient des échellesvers la base de la montagne. Lorsqu’ilscroisèrent mon regard, ils m’indiquèrentpar signes qu’ils s’apprêtaient à monter.

J’observai ce qui restait deWrigleyville. Le quartier était dévasté :des dunes de terre et d’asphalte avaientpercé la route de part en part, desvoitures accidentées gisaient sur le bas-côté, et j’apercevais des gens en sang au

milieu de nuages de fumée et depoussière.

Je me tournai de nouveau vers Missy.

— Deux pompiers sont en train demonter, annonçai-je en les lui montrant.Ils vont vous faire descendre. Est-ce queça ira si vous les attendez ici touteseule ? Il faut que je retourne en bas.D’autres personnes sont susceptiblesd’avoir besoin d’aide.

— Bien sûr. Encore merci. Merci.

— De rien, dis-je avant de me releveravec précaution. Je suis une vampire.Nous ne sommes pas responsables de cequi arrive, mais nous essayons

d’arranger la situation. (Je lui sourisgentiment.) D’accord ?

Son visage blêmit, mais elle hocha latête.

— D’accord, d’accord. Merci.

Après un dernier sourire, je sautai.L’horrible terreur du premier pas laissaaussitôt place à une génialissimesensation de chute puis, comme la foisprécédente, j’atterris les genoux pliés,une main au sol. Lorsque je levai lesyeux, je croisai le regard de Morgan. Ilse trouvait en bordure de la foule, dansson impeccable tenue de soirée.Apparemment, il n’avait pas jugé utiled’intervenir.

Je secouai la tête, atterrée, espérantqu’il se sentait gêné par sa passivité. Etsi son attitude ne s’expliquait pasuniquement par le refus de salir sesvêtements de marque, cela méritait unepetite enquête. Je devrais découvrir cequi pouvait bien se passer du côté de laMaison Navarre. Mais, encore une fois,ce serait pour plus tard.

Je me redressai et jetai un regardcirculaire alentour. Peut-être queMorgan préférait rester les bras croisés,mais Ethan ne m’avait pas appris à êtreinactive. Même si je devais agir seule,je ne laisserais pas quelqu’un d’autrefaire mon boulot à ma place.

Je contournai la montagne et me remis

au travail.

Le sol avait cessé de trembler, maisdes dizaines de véhicules avaient étérenversés ou abandonnés, et des tonnesde terre se retrouvaient en plein milieude Wrigleyville. Même si lesconstructions n’avaient pas subi dedommages majeurs, les routes et lestrottoirs d’une partie du quartier avaientété détruits. Wrigleyville n’avait pas étéle seul secteur touché ; plusieurs autreszones de la ville avaient été ravagées.

Heureusement, il n’y avaitapparemment eu aucun mort, mais lespassants blessés, les voitures, routes etpropriétés abîmées nous causeraient

déjà assez d’ennuis. J’étais sale, j’avaisfroid et, quand je me rendis compte del’étendue des dégâts – et des gravesrépercussions potentielles sur lesvampires –, je me sentis très lasse.

Ce n’était pas notre faute. Rien neprouvait que nous ayons provoqué lesévénements qui venaient de frapperWrigleyville. Mais je n’avais pas étécapable d’empêcher la catastrophe, et ceconstat pesait lourdement sur mesépaules et sur ma conscience. J’avaisenquêté, interrogé, supposé,soupçonné… tout cela en vain. Tare ensavait trop pour que je sois convaincuede son innocence, même si j’ignoraisquel rôle il pouvait jouer au juste. Et,

alors que j’étais persuadée que Simonétait lié au Maleficium, je ne pouvaispas l’approcher d’assez près pour leconfirmer.

Il fallait que ça change.

J’avais besoin d’un peu de calme. Jelongeai donc la rue pour m’éloigner duchaos jusqu’à ce que les bruits et lesodeurs de terre fraîchement retournées’affaiblissent.

J’atteignis les barricades que lapolice avait dressées en bordure de lazone dévastée, regrettant que mon grand-père n’ait plus la possibilité d’intervenirde manière officielle dans de tellescirconstances. Soudain, je me figeai.

Mon père se tenait sur le trottoir, sousun réverbère, quelques mètres plus loin,vêtu d’un pantalon de costume, d’unechemise et d’un coupe-vent MeritProperties. Il supervisait le travail dedeux hommes en train de décharger despacks de bouteilles d’eau qu’une femme,que je reconnus comme étant l’une dessecrétaires de l’agence immobilière demon père, distribuait ensuite.

Je m’approchai et attendis d’être seuleavec mon père pour lui adresser laparole.

— Qu’est-ce que tu fais ici ?

— De l’assistance publique, merépondit-il. Le bureau est tout près, et il

se trouve que nous avions un camionplein de matériel en vue d’uneconférence organisée à Naperville. Nousnous sommes dit qu’il serait plus utileici, et nous nous sommes dépêchés derevenir.

Ses raisons semblaient valables, maisje doutais néanmoins de sa sincérité. Jene pouvais pas m’en empêcher ; il faisaitressortir le pire de ma personnalité. Jene m’étais jamais sentie proche de mafamille, et le marché que mon père avaitessayé de conclure avec Ethan n’avaitrien arrangé. Il avait certes pensé mefaire une faveur en m’offrantl’immortalité – alors que je n’avais riendemandé –, mais je considérais qu’il

avait violé mes droits.

Il m’invita d’un geste à regarderderrière moi. Des hommes et desfemmes couverts d’égratignures et depoussière buvaient de l’eau, debout ouassis au bord du trottoir.

— L’intention est louable, dis-je, maistu ne peux pas revenir en arrière.

Il coupa le plastique qui entourait unpack de bouteilles à l’aide d’un cutterpuis m’en tendit une.

— C’est ce qui fait la différence entretoi et moi : je crois que rien n’est jamaisdéfinitif. Chaque instant est uneopportunité nouvelle.

J’acceptai la bouteille d’eau,considérant que mon geste faisait officede remerciement. Je traversai la rue etm’assis sur le trottoir, percluse decourbatures après tous ces efforts.

À peine avais-je avalé une gorgée queJonah s’installa à côté de moi. Destraînées de boue et de poussièremaculaient son jean et son tee-shirt.

— Tout va bien à la Maison Grey ?demandai-je.

— Oui. Le tremblement de terre n’apas eu de répercussions jusque-là. (Ilparcourut la rue du regard et plissa lesyeux en remarquant le camion.) Ton pèreserait-il soudain devenu charitable ?

— Pas sans motivations douteuses. Tuveux un conseil ?

Jonah me prit la bouteille des mains etavala une grande gorgée d’eau.

— Quoi donc ?

— Puisque tu dois surveiller mesarrières, maintenant, sache que lesmembres de ma famille sont susceptiblesd’essayer de me poignarder dans le dos.

— Je suis ton partenaire, c’est monrôle de te protéger, assura-t-il. Et ausside te tirer d’affaire quand ça devienttrop risqué.

Il désigna un groupe d’humains de

l’autre côté de la rue qui commençaientà nous regarder de travers. Peut-êtrenous avaient-ils identifiés comme desvampires, peut-être pas. D’une manièreou d’une autre, ils étaient mécontents devoir leur quartier détruit et cherchaientvisiblement des responsables.

— Allons à la Maison Grey, proposaJonah en me tenant par le coude pourm’aider à me relever. Là-bas, ondiscutera de tout ça, on élaborera unplan et on résoudra ce mystère.

— Tu crois vraiment que ce sera aussisimple ?

— Pas du tout. Mais c’est la règlenuméro un de la GR : élaborer un plan.

Un plan valait sans doute mieux querien.

Les vampires Grey se relayaient pourporter assistance à ceux qui avaientsouffert de la catastrophe. Scott avaitfait installer un point de ravitaillementdans le vaste atrium de la Maison afind’accueillir tous les vampires ayantbesoin de repos. Il me montra égalementun endroit discret d’où je pus appelerCatcher.

— Comment ça va, au nord ? demandace dernier.

— Plutôt mal, admis-je avantd’évoquer les récentes modifications durelief. On dirait que Claudia avait

raison : nous avons sans doute affaire àune magie élémentaire. L’eau. L’air…

— Et maintenant, la terre, terminaCatcher.

— Oui. Rien ne me fait penser queTate puisse être impliqué cette fois-ci,mais sa théorie sur un déséquilibremagique paraît de plus en plus plausible.Et s’il dit vrai, ça signifie que quelqu’unest en possession du Maleficium. Il fautque je parle à Simon.

— Et comment espères-tu amadouerles teignes de l’Ordre ?

— En leur rappelant qu’il est possibleque le monde coure à sa perte ? Dis-leur

que nous croyons que quelqu’un utilisel e Maleficium. Demande à mon grand-père de leur téléphoner ou dis-leur quel’ancien maire – que l’on soupçonned’être une sorte de créature magiqued’un autre temps – est peut-être en trainde préparer le retour du mal. Raconte-leur ce que tu veux, mais fais-leurcomprendre que c’est urgent.

Il marmonna quelque chose au sujetdes femmes et des hormones mais, quandil raccrocha, j’avais l’impression qu’ilavait saisi mon point de vue.

Jonah apparut dans l’encadrement dela porte.

— Tu as découvert quelque chose ?

— Que ces fichues administrationsvont avoir ma peau. J’ai demandé àCatcher de m’organiser un rendez-vousavec Simon, et il freine des quatre fers.

— On pourrait aussi retourner voirTate.

Je n’en avais aucune envie, maisj’arrivais à court d’idées.

Je venais de passer quelques minutesà donner des nouvelles à Kelley etMalik quand je reçus un message :« Simon. Dans une heure. Jenkinssupply. »

— Jenkins supply ? s’étonna Jonahquand je lui montrai le texto. Qu’est-ce

que c’est ?

— Aucune idée, répondis-je englissant de nouveau mon téléphone dansma poche. Allons voir.

Il s’avéra que Jenkins supply était lenom d’un magasin de bricolage situédans les environs de Hyde Park. Jerestai un moment à l’extérieur avecJonah pour observer le bâtiment. Ils’agissait d’une boutique familiale dontla porte était surmontée d’une enseignedémodée aux lettres cursives rouges. Iln’y avait pas beaucoup de voitures sur leparking, mais, comme les lumièresétaient encore allumées, je m’avançaivers l’entrée, Jonah sur les talons.

À l’instar de la plupart des magasinsde ce genre, l’intérieur sentait lecaoutchouc, la peinture et le bois. Unvieil homme aux cheveux blancs quiportait des lunettes à verres carrésnettoyait le comptoir à côté de la caisse.Il me salua d’un hochement de tête quandje franchis le seuil.

Après lui avoir adressé un sourire, jele dépassai pour pénétrer dans unsecteur dédié au matériel hivernal telque pelles, sel de déneigement, gants etsouffleuses à neige. Bref, tous lesproduits indispensables pour passer lasaison froide à Chicago.

Simon n’était visible nulle part, maisune traînée de magie flottait dans l’air.

Je fis signe à Jonah et suivis la piste à lamanière d’un chien de chasse.

Je trouvai Simon et Mallory dans unrayon consacré au petit outillage :marteaux, tournevis, ce genre de choses.Ils choisissaient des articles qu’ilsdéposaient dans un panier.

J’échangeai un regard avec Jonah,puis on se dirigea vers eux.

Simon leva les yeux à notre approche.Il portait un polo et un jean, et paraissaittotalement inoffensif. Cependant, sonvisage exprimait clairementl’inquiétude. Était-il préoccupé par cequi se passait, ou craignait-il de s’êtrefait démasquer ?

Mallory n’avait pas non plus l’air enforme ; ses tests devaient la mettre àrude épreuve. Elle semblait épuisée, etdonnait l’impression de flotter dans sontee-shirt et son jean moulant. J’avaistoujours pris du poids en périoded’examens, en raison d’une fâcheusetendance à abuser des pizzas et descrèmes glacées. Mallory m’adressa unfaible sourire puis croisa les bras demanière à cacher ses mains, le regardfuyant.

Son attitude me mit les nerfs à vif.Peut-être que Simon savait quelquechose sur le Maleficium et lui avaitinterdit d’en parler.

— Comment ça va, dehors ? demanda

Simon.

— Mal, répondis-je. Le déblaiementva prendre du temps.

— Il n’y a eu aucun mort, si ?

— Aucun mort, mais des blesséslégers et de gros dégâts matériels,précisa Jonah. Qu’est-ce que vous faitesici ?

— On achète des fournitures,annonça-t-il avant de désigner Mallory.Si elle échoue à ses examens, elle devrales repasser dans leur intégralité.L’Ordre considérera toute interruptioncomme un échec. Mais nous noussommes dit que nous pourrions mettre à

profit la dernière épreuve pour aider ànettoyer. Nous avons prévu de déplacerdes montagnes, en fait.

Curieuse, je jetai un coup d’œil dansle panier de Mallory. Il contenait desbougies, du sel et quelques crayons demenuisier. Rien de dangereux, du moinsà première vue, et tous ces articlesressemblaient bien à des accessoires desorcellerie ; tout à fait le genre d’objetsqu’on utilise pour lancer un sort trouvésur Internet.

— Nous croyons que les événementstouchent chacun des éléments tour à tour,déclara Jonah. L’eau, l’air, maintenant laterre. Est-ce que tu aurais une idée de cequi pourrait provoquer ça ?

— J’ai mené des recherches, réponditSimon, et je sais que Catcher a fouilléde son côté, mais je n’ai rien trouvé quiexplique ces problèmes.

— Qu’en pense l’Ordre ?

Simon et Mallory échangèrent unregard, puis Simon jeta un coup d’œilnerveux alentour, comme s’il s’attendaità ce que quelqu’un fasse irruption pourl’empêcher de parler.

— Les membres de l’Ordre ont prisune position tranchée, déclara Simon ense penchant en avant d’un air deconspirateur, une ombre de peur dans lesyeux. Ils pensent que de la magie

ancienne est impliquée, une magie quiexistait avant même que l’Ordre soitcréé. Ce n’est pas leur domaine, et ils neveulent pas être mêlés à cette histoire.

Génial. Si l’organisation des sorciersrefusait de regarder la réalité en face,elle ne nous serait pas d’un grandsecours. Je décidai d’insister tout demême, au mépris des conséquences.

— Et le Maleficium ?

— Pas si fort, chuchota Simon. C’estdangereux. Les membres de l’Ordrepéteraient les plombs s’ils nousentendaient mentionner ce nom.

— D’accord, appelle-le comme tu

veux, soupirai-je. Est-ce que quelqu’unpourrait s’en servir pour faire de lamagie ici, à Chicago ?

— Il est sous clé, assura Simon. C’estimpossible.

Jonah fronça les sourcils.

— Alors comment expliques-tu ce quise passe ?

— Le coupable n’est pas un sorcier,affirma lentement Simon. Donc, ça nepeut être que Tate.

Je devais admettre que nouscommencions à manquer de pistes. Jen’étais toutefois pas convaincue de

l’innocence de Simon. Si j’avais retenuune leçon au cours des mois précédents,c’était qu’en général les choses nes’avéraient pas aussi simples qu’elles leparaissaient. Simon répondait trop vite,de manière trop catégorique. Le mondesurnaturel était rarement tout noir ou toutblanc.

Mais s’il ne connaissait pas encore ceprincipe et qu’il disait la vérité, il n’yavait plus rien à tirer de lui pourl’instant. Je lui adressai donc un vaguesourire puis me tournai vers Mallory.Elle accepta enfin de me regarder, maisavec provocation, comme si elle memettait au défi de l’accuser de quoi quece soit. Peut-être qu’elle ne cachait rien

et qu’elle m’en voulait toujours d’avoirinterrompu ses révisions pour luiannoncer que je soupçonnais lessorciers.

Son attention se reporta sur un pointderrière moi, et je me retournai.

Catcher s’approchait avecdétermination, une expression hostile surle visage. Il décocha à Simon un regardnoir dont il me gratifia ensuite.J’ignorais s’il était furieux ou s’il semontrait juste particulièrementprotecteur.

— Qu’est-ce que tu fais là ? demandaMallory, visiblement confuse.

— J’ai pensé que je pourrais teramener à la maison, déclara Catcher.Tu as terminé pour ce soir, non ?

L’insistance avec laquelle ildévisageait Simon ne laissait pas planerle moindre doute sur la méfiance que cedernier lui inspirait.

— Elle est libre, répondit Simon. Àdemain soir, Mallory.

— D’accord, dit-elle avec ce quiressemblait à un sourire forcé.

Cette conclusion n’empêcha pasCatcher de laisser échapper une sorte degrondement féroce. Il prit le panier deMallory dans une main, posa l’autre

dans son dos, puis il s’empressa del’éloigner de Simon.

— Je crois qu’ils sont tous les deuxstressés, fit remarquer Simon.

— Tu as sans doute raison, convins-je.

— Bon, j’ai quelques préparatifs àfaire pour l’examen de Mallory demain.Appelez-nous si vous pensez que nouspouvons vous être utiles.

— Nous n’y manquerons pas, réponditJonah.

Je le regardai partir.

— Il est vraiment naïf à ce point ?demandai-je.

— Je ne sais pas. Et je rêve ouCatcher vient de faire une scène dejalousie ?

— Il doit lutter contre certains démonsdu passé, en ce moment.

On garda le silence quelques instants.

— Si c’est Tate, nous devrons lecoincer seuls, affirma Jonah.

Mon estomac gargouilla.

— Est-ce qu’on pourrait manger unhot-dog avant de sauver le monde ?

— Bien sûr, affirma Jonah en sedirigeant vers la sortie. Si c’est toi quipaies.

Je le suivis.

— Et en quel honneur ?

Il ouvrit la porte et me laissa passer.

— Parce que tu es ma nouvellepartenaire. C’est la tradition.

— Je propose une nouvelle tradition,lançai-je une fois à l’extérieur. Ce sontles mecs qui paient.

— Nous en reparlerons dans lavoiture.

En fait, l’ambiance apocalyptiquenous fit totalement oublier les hot-dogs.Mais je me fis la promesse qu’il m’enoffrirait un le moment venu.

Jonah me ramena à la Maison. J’avaislaissé ma Volvo à Wrigleyville et necomptais pas aller la rechercher dansl’immédiat. Le quartier devait toujoursêtre en proie au chaos, et je n’avais letemps d’affronter ni la police ni lesembouteillages.

Je trouvai Kelley, Juliet et Lindseyautour de la table de réunion de la salledes opérations, les yeux rivés surl’écran géant. Le journal télévisédiffusait des images de la catastrophe deWrigleyville accompagnées d’un

commentaire qui en rejetait l’entièreresponsabilité sur nous. Pas vraimentsurprenant, mais tout de même blessant.Nous avions été les premiers àintervenir ; nous avions sauvé deshumains. En dépit de tout cela, la loi surle fichage des surnaturels avait étéadoptée et nous étions considéréscomme des indésirables dans notrepropre pays.

Kelley éteignit la vidéo puis se tournavers moi. Toujours couverte de boue etde poussière, je devais faire peur à voir.

— Que t’a appris Simon ?

— L’Ordre pense que ces problèmessont liés à Tate. D’après notre dernière

conversation, Tate, lui, pense qu’ils sontliés au Maleficium. Simon est convaincuque le Maleficium se trouve en lieu sûr,et Mallory ne peut pas interrompre sesexamens parce que l’Ordre ne tolèreaucune exception à la règle. (Je m’assisà côté de Lindsey.) En d’autres termes,je piétine.

— Mais non, affirma Lindsey enposant une main sur mon bras. Tu croisque tu piétines, mais la clé est là,quelque part. Pour l’instant, tu ne voispas la forêt parce que tu te focalises surl’arbre qui la cache.

— Très bien, alors intéressons-nous àla forêt, répliquai-je.

Un jour, Catcher avait utilisé untableau blanc pour essayer de dégagerune tendance générale dans les raves –des orgies de sang organisées par lesvampires – qui se multipliaient en ville.Étant donné que nous disposions del’équivalent informatique, j’attrapai unstylet et branchai l’entrée de l’écran àune tablette numérique qui était poséesur la table.

— D’accord, dis-je en commençant àplacer les informations que nouspossédions sur une frise chronologiqueprojetée sur l’écran géant. Jusqu’àprésent, trois des quatre éléments ont ététouchés : l’eau, l’air et la terre.

— Ce qui signifie que le prochain est

certainement le feu, poursuivit Lindsey.

J’ajoutai « feu » et l’entourai.

— Tate affirme que ces événementssont causés par une modification del’équilibre entre le bien et le mal. Cetéquilibre étant rompu, les lois du mondenaturel sont bousculées.

— Et l’équilibre est rompu parce quequelqu’un utilise le Maleficium ?demanda Kelley.

— C’est la théorie avancée par Tate,répondis-je avant de continuer à écrire.Le bien et le mal ont été séparés. Le mala été enfermé dans le Maleficium. Lebien est resté à l’extérieur.

— Est-ce que Tate pourrait être celuiqui se sert du Maleficium ? m’interrogeaJuliet.

— Je ne vois pas comment ce seraitpossible, étant donné l’endroit où Tatese trouve. Il est sous bonne garde. Et sachambre est vide. Catcher m’a montréune photo.

— A-t-on d’autres indices quipermettraient de le relier à cette magie ?intervint Lindsey. Est-ce qu’il se passed’autres phénomènes étranges, en cemoment ?

— Je fais d’affreux cauchemars,répondis-je d’un ton sarcastique.

Puis j’y réfléchis plus sérieusement…

— Merit ? demanda doucementLindsey au bout de quelques instants.

Le cœur battant, je me tournai verselle.

— Je vois Ethan en rêve. Ça acommencé il y a quelques semaines,mais, rien que ces derniers jours, c’estarrivé plusieurs fois.

— Il n’y a rien de mal à rêverd’Ethan, vu ce qui s’est passé, tenta deme rassurer Juliet.

Je secouai la tête.

— Ce n’est pas ce genre de rêves. Ilssont très réalistes. (Je fus soudainfrappée par l’évidence.) Et ilscomportent toujours l’un des éléments. Ily a eu une tempête, une éclipse, puisEthan s’est transformé en cendres.

— L’eau, le ciel, la terre, dit Juliet enpâlissant un peu. Tu rêves de ce qui sepasse en ville.

Je fis appel à ma mémoire et reportaimes cauchemars sur la frisechronologique. Tous les regards étaientrivés sur l’écran.

— Tu as rêvé des événements avantqu’ils se produisent, souffla Lindsey.Qu’est-ce que ça signifie ? que tu es un

peu médium ? Après tout, je suppose quec’est possible. J’ai moi-même un donincroyable, quand on y pense.

Je fronçai les sourcils. L’explicationsemblait plausible, mais je n’étais pasconvaincue.

Juliet éleva prudemment la voix pourposer une question :

— Indépendamment de son auteur etde ce qu’il tente d’accomplir, est-ce quela magie pourrait t’affecter de manièrepersonnelle ? Par l’intermédiaire desrêves, je veux dire.

Silence.

— Sans vouloir paraître cruelle,Ethan est mort, déclara Lindsey. Le pieu,les cendres… Tu l’as vu recevoir lepieu en plein cœur, et tu étais là quandon a placé ses cendres dans le caveau dela Maison.

Elle avait raison. Je hochai la tête.

— Je sais.

— Attendez, intervint Kelley. Nebrûlons pas les étapes. Nous pensonsque le Maleficium est lié aux éléments.Mais qu’est-ce que c’est, exactement ?

— Tate a parlé d’un réceptaclecontenant le mal, répondis-je. C’est toutce que je sais.

Kelley fronça les sourcils.

— Quel genre de réceptacle ? unesorte d’urne ? un vase ? Tu te rappellesavoir vu ce type d’objet quelque part ?Peut-être à Creeley Creek ?

Je me creusai les méninges, tâchant deme remémorer l’ancien bureau de Tate,mais rien de spécial ne me revint àl’esprit.

Je connaissais cependant une personnesusceptible de nous aider. Je me penchaivers le téléphone de conférence aumilieu de la table et composai sonnuméro.

— Le bibliothécaire.

— C’est Merit. J’ai une question pourtoi. Que sais-tu sur le Maleficium ?

Il marqua un long silence. Lorsqu’ilreprit la parole, sa voix étaitétonnamment grave.

— Qui t’a parlé du Maleficium ?

Je levai les yeux vers Kelley, quihaussa les épaules.

— Le maire, Seth Tate. Je sais quec’est un objet qui contient le mal, patatiet patata. Est-ce que tu as d’autresinformations ? C’est gros ? petit ? C’estune boîte ? une urne ?

— Rien de tout ça, déclara-t-il. Le

Maleficium est un livre. Un grimoire.Dont nous sommes les actuels gardiens.

Mes mains se mirent à trembler sousl’effet de l’excitation.

— Qu’est-ce que tu entends par« nous » ?

— La Maison Cadogan. Ethan étaitchargé d’en assurer la garde.

— Mais tous les sorciers croient quec’est l’Ordre qui le détient. Catcher aparlé du Nebraska. Comment pourraient-ils ignorer que le Maleficium se trouveà Cadogan ?

Le bibliothécaire poussa un soupir

dédaigneux.

— Si tu possédais un livre quicontenait tout le mal de la terre etexpliquait comment l’utiliser, est-ce quetu révélerais sa cachette aux sorciers ?Est-ce que tu le confierais à l’Ordre,alors que ses membres sont lespremières personnes susceptiblesd’essayer de s’en servir ? Ils participentau choix des gardiens, mais ne doiventjamais entrer en possession duMaleficium.

Pas bête. Donc, pour résumer, l’Ordren’avait pas le Maleficium. Celui-ci étaiten sécurité à la Maison Cadogan.

Ou, du moins, devait l’être.

Cependant, si quelqu’un à Chicagoutilisait une magie réunissant le bien etle mal, peut-être que le Maleficiumn’était plus vraiment en lieu sûr…

— Puisque nous en sommes lesgardiens, commençai-je doucement, oùa-t-on enfermé le Maleficium ?

— Je ne devrais pas te le dire, tu sais.Mais avec tout ce qui se passe…

Le bibliothécaire s’interrompit, et,l’espace d’un instant, je crus qu’ilrefuserait de me répondre. Puis ilprononça les mots fatidiques :

— Le Maleficium est dans le caveau.

Après avoir appris ce nouvel élément,Kelley demanda à Malik et Luc de nousrejoindre dans la salle des opérations.Frank, malheureusement, décida de lessuivre. Quand tout le monde futrassemblé, Lindsey ferma la porte.

— Kelley ? interrogea Malik. Que sepasse-t-il ?

Elle se tourna vers moi.

— Merit va vous expliquer, annonça-t-elle, me laissant la parole.

Lorsqu’elle m’adressa un hochementde tête, je me lançai.

— Nous avons appris que la Maison

Cadogan était l’actuel gardien duMaleficium, le livre qui contient le mal.

Tout le monde se tut.

Frank pesta un peu contre les sorcierset leurs mystères, mais mon attentionrestait concentrée sur Malik… qui sedécida à nous dire la vérité.

— C’est nous qui l’avons, en effet,reconnut-il en levant la main pourréduire Frank au silence. Les gardiens sele sont toujours transmis en secret. C’estla Maison McDonald qui l’a eu endernier. À présent, il se trouve cheznous.

— Et il est entreposé dans le caveau ?

demandai-je.

Après un instant d’hésitation, Malikacquiesça.

— Je crois que nous devrions aller yjeter un coup d’œil.

— Pourquoi ? s’étonna Malik.

— D’après ce que j’ai compris, lesévénements auxquels nous assistonsreflètent un déséquilibre entre le bien etle mal, expliquai-je. Ils étaientauparavant unis. Le monde tel que nousle connaissons n’existe que parce qu’ilsont été séparés. Tant qu’ils restent enéquilibre, deux antagonistes de forceégale, la nature conserve ses lois.

— Et lorsque cet équilibre est brisé,la nature se détraque, déduisit Luc. Laterre. L’air. L’eau.

— Exactement, confirmai-je avec unhochement de tête. Le Maleficium traitede la division du bien et du mal, etcontient des incantations magiques quitransgressent les frontières entre lesdeux. Des incantations qui nécessitent demélanger magie noire et magie blanche.

— Donc, tu penses que cescatastrophes sont provoquées parquelqu’un qui utilise le Maleficium,résuma Luc. C’est une théorieintéressante, Merit, mais personne n’estentré dans la Maison depuis que Tate ena interdit l’accès aux humains, à

l’exception de M. Cabot et des vampiresCadogan. Et aucun d’entre nous ne seraitcapable de se servir de ce livre, à partcomme presse-papiers.

L’espace d’un instant, je pensai qu’ilavait raison, mais, soudain, la peur menoua l’estomac et j’eus le souffle coupé.Luc se trompait.

— Merit ? demanda-t-il. Est-ce que çava ?

Je détournai le regard ; les hypothèsesque j’échafaudais me donnaient levertige.

— Quelqu’un d’autre est entré dans laMaison.

Tous les yeux se braquèrent sur moi.

— Merit ? encouragea Malik.

Les mots eurent du mal à franchir labarrière de mes lèvres.

— La semaine qui a suivi la mortd’Ethan, Mallory est venue. Elle a eu lapermission de rester dans ma chambreavec moi.

Nouveau silence.

— Merit, intervint Luc, Mallory nevolerait jamais quoi que ce soit dans laMaison.

Était-ce si sûr ?

Je repensai aux conversations quenous avions échangées les joursprécédents, à ce que j’avais vu et cedont nous avions parlé. A ses mainstremblantes et abîmées. À son regardfuyant. À sa susceptibilité et sonacceptation de la magie noire.

Comment avais-je pu me montreraussi stupide ? aussi naïve ?

J’ouvris la bouche puis marquai unepause pour considérer les implicationsde ce que je m’apprêtais à dire. Sij’avais raison, ma relation avec Malloryne serait plus jamais la même.

Mais si j’avais raison, ma relationavec elle n’était déjà plus la même

depuis deux mois.

— Je crois que la magie l’atransformée. J’ignore ce qu’elle a dûfaire exactement pour ses examens et sonapprentissage, mais ça l’a changée.

Je leur présentai les indices dont jedisposais, laissant le plus accablantpour la fin.

— Quand je lui ai rendu visite endébut de semaine, elle consultait ungrimoire.

— Une sorcière consultant ungrimoire ? répéta Frank d’un ton sec.Comme c’est étonnant.

Cette fois, Malik ne prit pas la peinede masquer son exaspération.

— À quoi ressemblait ce grimoire ?demanda-t-il.

— Il était épais. (Je fermai les yeux,m’imaginant à côté de la table dans lacave de Mallory.) En cuir rouge, avec unsymbole doré sur la couverture.

Comme si je venais de confirmer sapire crainte, Malik se frotta les tempespuis plongea la main sous le col de sachemise, d’où il tira une clé de formecarrée attachée à une chaîne en métal.

— J’espère sincèrement que tu tetrompes, soupira-t-il, mais ce n’est pas

l’espoir qui nous permettra de survivre.Nous devons affronter nos problèmes.Allons dans le caveau.

— C’est une décision sans précédentet totalement inappropriée, décrétaFrank. Le caveau contient les cendresd’un Maître vampire. Je vous interdis del’ouvrir.

Malik le fusilla du regard.

— Vous êtes un représentant du PG etun invité dans cette Maison, mais vousn’êtes pas un Maître, et certainement pascelui de Cadogan. Vous avez le droit decontrôler nos protocoles et nos dossiers,ou de faire passer des tests que le PGjuge utiles à mes vampires, mais rien ne

vous autorise à me donner des ordres.Vous n’êtes pas mon Maître, monsieurCabot, et je vous conseille de ne pasl’oublier.

Sur ces paroles, Malik tourna lestalons et se dirigea vers la porte.

On le suivit, un par un.

On traversa le sous-sol jusqu’aucaveau avec la gravité d’une processionfunéraire. Le sanctuaire de la Maisonavait peut-être été violé, et qui plus estpar une femme que je considéraiscomme ma meilleure amie – et ma sœur-depuis des années.

Malik glissa la clé dans la serrure du

caveau et la fit pivoter d’un quart detour. Le verrou s’ouvrit avec un « clac ».Malik tendit la main, mais suspendit songeste pour prendre le temps de secalmer. Quelques instants plus tard, ilpoussait la porte.

Il resta debout dans l’encadrement,nous obstruant la vue, puis s’écarta, lesyeux rivés sur moi.

Le cœur battant, je regardai àl’intérieur du caveau. L’espoir et la peurm’envahirent en même temps. LeMaleficium avait disparu, mais cen’était pas l’unique élément manquant.Le caveau était vide.

3 Feel the Earth Move est le titre d’une

chanson de Carole King datant de 1971que l’on pourrait traduire par « je sensla terre trembler ». (NdT)

18MA SORCIÈRE BIEN-AIMÉE

Dix minutes plus tard, nous avionsregagné la salle des opérations, àl’exception de Frank, qui était remonté,sans doute pour téléphoner au PG. Unsilence grave régnait entre nous.

Le Maleficium avait disparu.

Les cendres avaient disparu. Lescendres d’Ethan.

— Comment a-t-elle pu faire unechose pareille ? souffla Luc. Nonseulement voler le Maleficium, maisaussi les cendres ? Je n’arrive pas à y

croire. C’est un péché. Un sacrilège.

— Peut-être, mais, aussi effroyableque soit ce crime, nous ne devrions pasaccuser Mallory sans preuves, déclaraMalik. Rien ne démontre que ce soit ellela coupable. Le plus important, c’est :pourquoi ? Pourquoi une jeune sorcièreferait-elle une chose pareille ?

— Ça, je ne sais pas, intervintLindsey en se détournant de sonordinateur, le visage anormalement pâle,mais je peux vous confirmer qu’elle l’afait.

Tout le monde se rapprocha del’écran, où Lindsey avait affiché deuxenregistrements de la caméra de

vidéosurveillance.

— Vu que la caméra est placée juste àcôté de la salle des opérations, nous necontrôlons pas régulièrement les vidéosdu sous-sol, expliqua-t-elle, mais nousenregistrons tout de même. Comme ledéclenchement est commandé par descapteurs de mouvement, il ne m’a pasfallu longtemps pour trouver ce que nouscherchions.

En dépit de la qualité médiocre desimages en noir et blanc, on voyait trèsbien Mallory Delancey Carmichael,cadre de pub devenue sorcière, déroberle Maleficium.

— Comment a-t-elle réussi à ouvrir le

caveau ? m’étonnai-je à voix haute.

— Grâce à la magie, réponditLindsey. J’ai passé cette partie enaccéléré. Ça me fout la trouille.

— Elle n’a que le grimoire, fitremarquer Malik.

Lindsey secoua la tête.

— Cette fois-ci, oui. Elle est revenuechercher les cendres quatre jours plustard. Elle a procédé de la même façon :en utilisant la magie.

— Pourquoi attendre si longtemps ?demanda Malik. Pourquoi prendre un telrisque ? Elle aurait pu voler le livre et

les cendres en même temps.

Durant le moment de silence quisuivit, j’essayai de rassembler leséléments que j’avais appris lors de mesdernières rencontres avec Mallory etTate ; ce que Tate m’avait expliqué surla magie, et ce qui m’avait paru étrangechez Mallory.

La conclusion de ma réflexion ne meplaisait pas du tout.

— Elle ne savait pas qu’elle avaitbesoin des cendres, dis-je doucementavant de me tourner vers Malik. C’estsans doute Simon qui lui a révélél’existence du Maleficium. Elle avaitdéjà utilisé la magie noire. Peut-être que

ses premières expériences ont éveillé sacuriosité.

— Ça expliquerait le grimoire, maispas les cendres, objecta Luc.

Je secouai la tête.

— Quand j’ai rendu visite à Tate, ilm’a cité quelques-uns des sorts exigeantd’avoir recours à une magie mêlant lebien et le mal. L’un d’eux vise à créer unfamilier.

— Un familier ? répéta Luc.

— Un genre d’assistant, expliquai-je.Les familiers aident les sorciers àcanaliser la magie. Ils leur fournissent

davantage de capacité, un peu comme undisque dur externe surnaturel.

— Ça me donne la chair de poule, fitremarquer Luc. Mais je n’ai pas biencompris… Tu penses que Tate essaie decréer un familier ?

— Pas Tate, répondis-je, l’estomacnoué. Mallory. Elle connaît la magienoire et a déjà créé un familier. Un chat.Mais ce n’est pas bien… c’est malsain.Elle s’est justifiée, mais maintenant… jene sais plus. Et elle m’a dit qu’elleaurait aimé en avoir d’autres pourl’aider dans ses travaux de magie.

Chacun réfléchit en silence à ce que jevenais de révéler. Je poursuivis :

— Une sorcière passe des examenscette semaine. Une sorcière qui saitcomment créer un familier, du moins àpetite échelle, et qui a volé un grimoiregrâce auquel elle est susceptible de faireplus que simplement bricoler avec lamagie noire. Les cendres d’Ethan ontdisparu, et la ville sombre dans le chaosparce que quelqu’un transgresse lesfrontières entre le bien et le mal.

— Essayer de ressusciter un vampirepour en faire un familier, c’est un peutiré par les cheveux, déclara Kelley.

— Malheureusement, pas tant que ça,reprit Malik avant de poser les yeux surmoi. Est-ce que tu sais pourquoi il n’y apas de sorciers à Chicago, Merit ? (Je

fis « non » de la tête.) Cette décisiondate d’une époque où les relations entrevampires et sorciers étaient plus tenduesqu’elles ne le sont aujourd’hui. Si lesévénements se sont déroulés comme tu ledécris, c’est la deuxième fois que lessorciers tentent de créer un familier.(Tout le monde braqua le regard surMalik, le souffle coupé.) Un tel sortnécessite d’appliquer sur l’animal – oul’individu – choisi une magie puissanteque peu de sorciers peuvent produire. Lacapacité du familier obtenu dépend deses aptitudes initiales.

— Ainsi, un vampire a plus depouvoirs qu’un chat, avançai-je.

Malik hocha la tête.

— Et un Maître a plus de pouvoirsqu’un jeune Initié. La dernière fois quequelqu’un a tenté de créer un familier,une vampire Navarre a été enlevée.Quand on l’a retrouvée dans l’antre dela sorcière, elle n’était plus qu’uneloque apathique. (Je frémis.) Le sorciercontrôle son familier, qui devient unesorte de bête de somme, incapable devolonté ou de réflexion.

Même si je ne pouvais m’empêcherd’espérer qu’Ethan revienne, l’idée queMallory était en train d’essayer de letransformer en zombie manipulable àloisir me faisait froid dans le dos.J’éprouvai soudain beaucoup moins de

compassion pour elle. Et beaucoup pluspour le chat.

— La sorcière a été identifiée etremise aux mains de la Maison Navarre.Après cette mésaventure, les vampiresont interdit toute présence de l’Ordre àChicago.

Voilà qui expliquait pourquoil’organisation des sorciers avait vouluempêcher Catcher de s’installer àChicago, et pourquoi ce dernier avait étéexpulsé lorsqu’il avait insisté. Le faitqu’Ethan ait accepté d’accueillirCatcher en dépit de tout ce qui s’étaitpassé en disait long sur sa personnalité.

— Si une sorcière a déjà essayé, il

aurait dû se produire une catastrophenaturelle, à l’époque. Pourquoi n’y en a-t-il pas eu ?

— Il y en a eu, assura calmementMalik. Rappelle-toi le Grand Incendie.(Le feu avait détruit de nombreuxquartiers de la ville en 1871.) L’Ordres’est défendu en affirmant qu’ils’agissait d’une coïncidence, mais ceque nous avons vu cette semaine tend àprouver qu’ils refusaient déjà alors dereconnaître leur responsabilité.

— Cette sorcière avait créé unfamilier à partir d’un vampire vivant,mais Ethan a disparu, dit Luc doucement.Il ne reste que ses cendres. Commentpourrait-elle en faire quoi que ce soit ?

— S’il était humain, ce serait sansdoute impossible, répondit Malik. Maisles vampires sont différents, d’un pointde vue génétique et physiologique. Lesliens qui unissent l’âme et le corps nesont pas les mêmes, c’est pourquoi nousnous transformons en cendres.

— Tout cela est bien réel, souffla Lucaprès un moment de silence.

Il fit un signe de croix, geste étrangepour un vampire, mais sa sincérité nefaisait aucun doute.

Malik se leva et repoussa sa chaise.

— Je vais avertir l’Ordre que nous

soupçonnons une sorcière de tenter decréer un familier en utilisant les cendresd’un Maître vampire. Je les préviendraiégalement qu’il est probable qu’elle seserve du Maleficium et qu’elle risque detotalement bousculer les lois naturelles.Est-ce que j’ai bien résumé ?

Sentant le poids de la culpabilitépeser sur mes épaules, j’acquiesçai.

Il dirigea son regard sur moi.

— Je sais que tu considères Mallorycomme un membre de ta famille, mais lePG ne tolérera pas que son crime resteimpuni.

Je hochai la tête, espérant ne pas

devenir l’instrument de sa destruction.

Je faisais les cent pas dans lacafétéria plongée dans la pénombre. Jen’avais pas réussi à joindre Jonah niCatcher, et leur avais laissé desmessages affolés.

Et à présent… j’attendais.

Bien entendu, je devais arrêterMallory afin de l’empêcher de terminerl’obscure tâche qu’elle s’était fixée. Ilfallait assurer la sécurité de la ville, etj’étais certaine qu’Ethan n’aurait jamaisvoulu d’une vie de familier soumis aucontrôle de Mallory. Il avait uncaractère trop indépendant pour servird’esclave à qui que ce soit, encore

moins à une femme tellement aveugléepar ses objectifs magiques qu’elle étaitprête à détruire Chicago pour lesatteindre.

Comment Catcher avait-il pu ne rienremarquer ? Pourquoi n’avait-il pas vuce qu’elle faisait, ce qu’elle devenait ?Pourquoi ne l’avait-il pas arrêtée avantqu’elle aille si loin… avant que je soisobligée d’intervenir ?

Je posai les coudes sur la table et mepris la tête entre les mains, accablée. Jeme trouvais dans une situationinextricable. Quelles qu’en soient lesconséquences, il fallait que j’agisse. Jen’avais pas le choix.

Soudain, la sonnerie de mon téléphoneretentit. Je consultai l’écran.

Ce n’était ni Jonah ni Catcher.

C’était Mallory.

Le cœur battant, je décrochai.

— Oui ?

— Je suis derrière la Maison. Viensme retrouver. Seule.

Je raccrochai mais, avant de glissermon téléphone dans ma poche, j’envoyaiun message à Jonah l’informant de latournure des événements. Je sortis, puisme dirigeai vers une trouée dans la haie

et escaladai la grille. Je réussis cettefois un atterrissage gracieux. Dommageque mon public se réduise à une sorcièrefurax et à demi folle.

Mallory était appuyée contre lavoiture de Catcher, une berline derniercri. Ses cheveux bleus semblaient avoirencore pâli depuis notre dernièrerencontre ; elle était à présent presqueblonde. Avec ses yeux injectés de sanget ses mains tremblantes, elleressemblait à une droguée en manque.

Peut-être était-ce le cas.

De plus en plus nerveuse, j’essayai deme convaincre qu’elle restait la même,avec ou sans ses cheveux bleus, magie

noire ou pas.

Elle s’écarta de la voiture et s’avançavers moi, dégageant un courant de magiehuileuse. Je ne me laissai pasdécontenancer. Je m’attendais à ressentirde la peur ou des regrets, mais aucun deces sentiments n’égala la colère que jeressentis à ce moment-là. J’étaisfurieuse qu’elle ait profané ma Maisonet dérobé des objets précieux afind’assouvir ses ambitions égoïstes.

— Qu’est-ce que tu as fait ? lançai-je.

— Tu m’accuses, vampire ?

— Je te faisais confiance. Je t’avaisdemandé de rester avec moi après la

mort d’Ethan parce que j’avais besoinde toi. Tu as trahi cette confiance deuxfois pendant que tu étais à la Maison.

— Je ne vois pas de quoi tu parles.

— Mon cul, oui. Tu nous as volés,Mallory. Tu m’as volée. Qu’est-ce quetu as fait du Maleficium et des cendresd’Ethan ?

— Je ne les ai plus.

Mes genoux tremblaient tant que jedus raidir les jambes pour ne paschanceler.

— Tu les as utilisés pour faire de luiun familier ?

Elle détourna le regard. J’eus alors laconviction que c’était vraiment le butqu’elle voulait atteindre, et qu’ellesavait parfaitement ce qu’elle faisait.

— Nous nous sommes trompées sur lamagie noire, déclara-t-elle.

— Inutile de te fatiguer à inventer desexcuses.

— Ce n’est pas ma faute ! cria-t-elle.Tu trouves normal qu’il existe tout unpotentiel de magie que je n’ai pas ledroit d’utiliser ? auquel je n’ai pasaccès ? Est-ce que tu sais comment jeme sens, Merit ? Mal ! Je me sens malde canaliser une magie incomplète. Unemagie inachevée. Le bien et le mal

devraient être réunis. Et si c’est unefaçon d’y arriver, je le ferai, crois-moi.Je ne peux pas vivre comme ça.

— Tu le peux très bien, bon sang,comme tous les autres sorciers avanttoi ! Tu as volé un grimoire maléfiquedans ma propre Maison et tu as profanéles cendres de mon Maître pour essayerd’en faire ton serviteur. Rien ne justifieça !

— Tu le retrouverais.

Je me pétrifiai, et dus me mordre lalèvre pour retenir mes larmes.

— Je ne veux pas qu’il revienne. Pascomme ça. Ce ne serait plus le même. Et

je n’ai pas envie de te perdre pour ça,Mallory. Je te considère comme masœur.

Elle grogna.

— Tu m’as abandonnée pour lui, et tule sais.

— De la même façon que tu m’asabandonnée pour Catcher, répliquai-jeavant de me radoucir. Aucune de nousdeux n’a abandonné l’autre. Nous avonsévolué et nous aimons d’autrespersonnes. Mais je ne veux pas qu’ilrevienne comme ça. Il ne le voudrait pasnon plus.

J’observai un moment Mallory en me

demandant si c’était vraiment cetteraison qui avait motivé ses actes. Mêmesi j’avais beaucoup d’affection pourelle, j’en doutais.

— Tu n’as pas fait ça pour moi,affirmai-je.

— N’importe quoi, lança-t-elle d’unton qui manquait de conviction.

Ethan ne représentait rien de plusqu’un pion dans son jeu, un prétexte pours’adonner à la magie noire. Peut-êtreSimon était-il stupide et naïf au point dene pas s’être rendu compte de ce quefaisait Mallory. Peut-être ignorait-ilqu’il avait rendu sa brillante élève accroà la magie noire et que, comme une

droguée qui avait besoin de sa dose, elleétait prête à tout pour en avoir un peuplus, au mépris des conséquences.

— Tu l’as fait pour toi. (Je merappelai ce qu’elle m’avait dit sur le faitque les gens ne comprenaient pas lamagie noire.) Tu as goûté à la magienoire, et tu as aimé. Peut-être pas audébut, mais tu as fini par aimer. Tu asbeau faire miroiter le retour d’Ethan, cen’est qu’un prétexte. Un prétexte pourdétruire la ville.

— Qu’est-ce que tu en sais ? As-tu lamoindre idée des forces que je sens enmoi ? Je connais les mythes originels,Merit. La magie a été déchirée. Le bienet le mal ont été séparés, comme des

jumeaux qu’on aurait arrachés l’un àl’autre. (Elle tritura son tee-shirt.) Je lessens, Merit, et ils ont besoin d’êtreréunis.

Elle ferma les yeux et leva les mains.Aussitôt, la magie forma un cercleautour de nous et se mit à tournoyer avecune vitesse telle que je me sentis attiréevers l’extérieur.

— Mallory, j’ignore ce que tu es entrain de faire, mais arrête. Tu vasdétruire Chicago.

— Le mal n’est que temporaire,décréta-t-elle.

En la regardant produire cette magie

huileuse, désagréable, maléfique, j’étaispersuadée que les répercussions seraienttout sauf temporaires.

— Je vais tout arranger, affirma-t-elle.

— Tu vas tout anéantir, la corrigeai-je.

Alors que la magie autour de nous serapprochait sans cesse en spirale, laforce centrifuge expulsant l’air de mespoumons, Mallory secoua la tête.

— Je suis fatiguée de tenir compte dece que tout le monde veut. Toi, Catcher,Simon. Je ne suis pas responsable de laséparation du bien et du mal, mais jevais rétablir l’ordre des choses. Ne sois

pas si bornée, bon sang.

Je tentai une dernière stratégie.

— Mallory, j’ai rêvé d’Ethan. Tu l’asfait souffrir. Si tu termines ce sort, si tulivres la ville aux flammes, ce seront lesautres Maisons et moi qui en paierons leprix.

Un sourire un peu triste se dessina surses lèvres.

— Merit, quand ça arrivera, je seraipartie depuis longtemps.

Elle leva les bras. La spirale magiquese resserra jusqu’à former un nœud. Mavue se brouilla, puis tout devint noir.

Pour la deuxième fois cette année-là,ma meilleure amie me mit KO.

Lorsque je revins à moi, Jonahaccourait dans ma direction. Je mefrottai l’arrière du crâne, que je m’étaiscogné en tombant. Je ressentis un certainsoulagement : si Jonah arrivaitseulement, je ne devais pas être restéeinconsciente très longtemps.

Ce qui signifiait que j’avais peut-êtreencore une chance.

Il s’agenouilla devant moi, l’airinquiet.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Elle a avoué. Elle a volé leMaleficium et les cendres d’Ethan pouressayer de le ramener à la vie et d’enfaire un familier. Elle croit que c’est ceque je veux, mais surtout, elle estobsédée par la magie noire. Elle y estaccro, et elle pense que ce sortilègerétablira les forces du bien et du mal.(Jonah m’aida à me relever.) Elle autilisé ses pouvoirs pour me mettre KO.Elle est décidée à mener à bien cequ’elle a commencé. Nous devons laretrouver et l’arrêter. Si elle réussit…

Je laissai ma phrase en suspens ;exprimer mes craintes ne nousfaciliterait pas la tâche.

— Est-ce que tu sais où elle pourrait

être allée ?

Je réfléchis quelques instants, maisrien ne me vint à l’esprit. Sa maison deWicker Park et le magasin de bricolageétaient les seuls endroits où je l’avaisvue. Elle s’était entraînée quelque part àSchaumburg et au gymnase de Catcher,dans le quartier de River North, mais ilétait peu probable qu’elle ait choisi l’unde ces lieux pour s’adonner à une magiepuissante.

Toutefois, si je ne pouvais pas trouverMallory, peut-être pourrais-je trouver lelivre…

Je sortis mon téléphone et composai lenuméro du bibliothécaire.

— Le Maleficium a disparu, luiannonçai-je d’emblée. MalloryCarmichael l’a volé dans le caveau lasemaine où elle est restée avec moi à laMaison. Existerait-il un moyen de leretrouver, par hasard ?

Mallory n’aurait pas été ravied’entendre le flot d’injures que lebibliothécaire hurla à l’autre bout du fil,ni ses commentaires peu flatteurs surl’éthique des sorcières. Après s’êtredéfoulé, il en revint à nos affaires.

— On ne garde pas le Maleficiumsans avoir un plan de secours sous lamain, déclara-t-il.

Je poussai un soupir de soulagement.

— Il y a un sort qui permet de lepister, ou quelque chose comme ça ?demandai-je tandis que je l’entendaiss’agiter.

— Presque. J’ai glissé une puce dansla tranche afin de pouvoir le localiser.Je n’ai pas mentionné ce détail àl’Ordre, bien sûr, sinon ils m’auraienttué pour avoir endommagé le grimoire.Mais là n’est pas la question. Attends, jevais regarder où il se trouve.

Tandis qu’il s’occupait des détailstechniques, je levai les yeux. Le ciel,bleu nuit jusqu’à présent, se teintait derouge. J’étais persuadée que l’eau étaitdevenue noire et que des montagnesperçaient le sol quelque part en ville.

Elle avait déjà commencé.

— Je l’ai ! lança-t-il. Il ne bouge pas,et n’est pas loin.

— Chicago est une grande ville, luifis-je remarquer. « Pas loin » ne signifiepas grand-chose.

— Attends, je restreins la zone derecherche, poursuivit-il avant demarquer une pause. Le Midway !s’exclama-t-il enfin. Il est au Midway !

Je le remerciai, raccrochai et pointaicette direction du doigt.

— Elle est au Midway. J’y vais.

Trouve Luc, Malik et Catcher, et dis-leur ce qui se passe.

— Je n’ai pas envie que tu l’affrontesseule, objecta Jonah.

Je lui jetai un regard par-dessus monépaule et lui adressai un sourire triste.

— Soixante-septième règle de laGarde Rouge : faire confiance à sonpartenaire.

— En fait, c’est la règle numéro deux.

— Encore mieux, répliquai-je avecune gaieté feinte.

Jonah crispa la mâchoire, mais finit

par céder.

— Alors trouve-la et arrête-la. Parn’importe quel moyen.

C’était exactement ce qui me faisaitpeur.

Je courus sur quelques centaines demètres puis me figeai, bouche bée.

Le Midway Plaisance était enflammes. Sauf qu’au lieu d’être jauneorangé, ces flammes étaient d’un bleutranslucide et s’élevaient en formant desvolutes semblables à des serres acérées.En dépit de leur aspect, ellesprovoquaient les mêmes effets qu’un feunormal : les arbres qui bordaient le parc

crépitaient et lançaient des étincellessous l’action de la chaleur.

Le ciel avait pris à présent une teinteécarlate, un rouge sang agressif qui lefaisait ressembler à une plaie à vif. Jen’avais jamais rien vu de tel. Il étaitsans cesse déchiré par des éclairs quime donnaient la chair de poule.

Je sentis le sol trembler légèrementsous mes pieds. Des montagnes devaientsurgir quelque part. Tandis que Malloryaccomplissait sa magie, les éléments sedéchaînaient.

Des camions de pompiers arrivaient,toutes sirènes hurlantes. Ils se garèrenten lisière du Midway et dirigèrent

aussitôt leurs lances à incendie sur lebrasier. En vain : les flammesrugissaient à la manière d’une tornade,propageant dans tout le parc des ondesde chaleur de plus en plus brûlantes etviolentes à mesure que le feu gagnait enintensité.

Je trouvai Mallory devant la statue deMasaryk, toutes sortes d’ustensiles etune pile de livres à ses pieds. Le plusvolumineux d’entre eux – leMaleficium – était ouvert. Ses pagesrougeoyaient, et le texte qui y étaitinscrit tourbillonnait. Les cheveuxblonds de Mallory volaient autour deson visage, balayés par le vent chaudproduit par l’incendie.

Elle semblait si indifférente au dangerqui l’entourait que j’étais convaincuequ’elle finirait par détruire la ville.J’ignorais toutefois comment intervenir.Je n’avais apporté ni mon épée ni monpoignard. Si je m’avançaissuffisamment, je parviendrais peut-être àl’assommer, ou du moins àl’interrompre. Je doutais qu’elle melaisse approcher, mais, tant que lesrenforts n’étaient pas arrivés, je devaisessayer.

Comme je n’avais aucune envie de meretrouver piégée entre Mallory et lesflammes, je contournai le monument encourant de manière à la surprendre par-derrière. Lorsque je me trouvai assez

près pour distinguer les écailles duvernis bleu de ses ongles, je l’appelai.

Elle me jeta un coup d’œil d’un airabsent tout en continuant à marmonnerses incantations magiques.

— Je suis occupée, là, Merit.

— Mallory, arrête ! hurlai-je par-dessus le ronflement des flammes. (Laterre tremblait tellement sous mes piedsà présent que je trébuchai en avant.) Tune vois donc pas ce que tu fais subir à laville ?

Un tronc éclata dans un craquementavant de tomber. Il fut aussitôt engloutipar le brasier. Quand les arbres qui

bordaient le parc auraient brûlé, ce quin’allait pas tarder, le feu se répandraitdans les rues.

— Tu vas tous nous tuer !

— Non, attends que ce soit terminé !cria-t-elle. Tu verras. Le monde seportera vraiment mieux une fois que lebien et le mal auront été réunis. Il serade nouveau entier.

Elle plongea ses mains tremblantesdans des bocaux de poudre dont elledéversa le contenu au-dessus duMaleficium. J’examinai les ingrédientsqu’elle avait utilisés, mais ne vis nullepart l’urne qui avait renfermé lescendres d’Ethan.

Mallory s’en était sans doute serviepour initier l’une des phases précédentesdu sort. Une fois que nous aurionsinterrompu le processus magique – sinous y parvenions –, je ne pourraismême plus me recueillir sur la dépouillede mon Maître.

— S’il te plaît, Mallory, arrête.

Elle continua sans me prêter lamoindre attention. A ce moment-là, leson d’une autre voix me glaça le sang.

— Je savais que c’était les vampires !

Je me retournai. McKetricks’approchait, un gros fusil pointé surmoi dans les mains.

— Je vous conseille de vous éloignerde cette femme, Merit.

— Elle est en train de détruire laville, l’avertis-je.

Il se contenta de lever les yeux auciel. Mallory était aveuglée par sonaddiction à la magie noire. McKetrick,lui, était aveuglé par son ignorance, parla conviction inébranlable que lesvampires constituaient la cause de tousles maux de Chicago.

— J’ai plutôt l’impression qu’elleessaie d’intervenir, objecta-t-il.

— Vous avez tort, répliquai-je. Vousn’êtes qu’un imbécile.

— J’ai réussi à faire adopter la loi surle fichage des surnaturels.

— En mentant et en oubliant dementionner le fait que vous m’avezagressée en pleine rue. Vous combattezdes individus qui ne vous veulent aucunmal et ne voyez pas les réelles menaces.

La foudre s’abattit sur un arbre del’autre côté du parc. Le tronc se fenditen deux puis s’effondra avant dedisparaître dans les flammes.

Mallory prononçait toujours sesincantations à voix basse, et le feu necessait d’enfler.

Certes, McKetrick pouvait très bien

décider de se servir de son arme, et unbout de tremble dans le cœur me tueraitsans doute, mais il commençait à mefatiguer, et je n’avais pas de temps àperdre à jouer au chat et à la souris aveclui.

— Vous êtes en train de l’aider,déclarai-je.

Je me fichais de dévoiler l’existencedes sorciers ; ils me tapaient vraimentsur les nerfs, eux aussi.

— Menteuse, grommela-t-il.

La main tremblante de colère, ilpressa la détente.

Le fusil explosa, projetant une pluiede morceaux de bois et de fragmentsmétalliques dans les airs. Je me baissaiaussitôt, mais ressentis un éclair dedouleur quand je reçus un éclat de métaldans le dos.

Toutefois, j’étais encore en vie.

Je levai les yeux. McKetrick avaitsurvécu, lui aussi, mais n’avait pas étéaussi chanceux que moi. Son visage, quiavait été frappé de nombreux débris,était constellé de taches de sang, et samain droite n’était plus qu’un amassanguinolent de chair et d’os. Le chocl’avait projeté au sol. Allongé sur ledos, il clignait des yeux en regardant leciel écarlate, le bras pressé contre sa

poitrine.

Le fait que je ne réussisse pas à leplaindre révélait sans doute un aspectpeu flatteur de ma personnalité, maisMcKetrick m’accuserait certainement del’avoir attaqué, de toute façon.

La foudre frappa un poteau électriqueà proximité, me rappelant le dramemagique qui était en train de se dénouer.Les flammes, à présent plus hautes queles arbres, tendaient leurs griffes vers leciel rouge sang qui disparaissaitderrière un écran de fumée bleue.

— Mallory ! criai-je en avançant versla statue. Tu dois arrêter ça.

Elle leva les mains, et je sentis denouveau la magie tourbillonner.

— Pourquoi ? Pour que tu puisses tevanter d’avoir coincé la petite sorcièretimbrée ? Non merci.

— Il ne s’agit pas de toi et moi !m’époumonai-je par-dessus lescrépitements du feu et le rugissement duvent. Il s’agit de Chicago, et de tanouvelle obsession de la magie noire.

— Tu ne sais rien, Merit. Reste dansta jolie petite chambre de vampire. Cen’est pas ma faute si tu n’as aucuneconscience du monde qui t’entoure, del’énergie et de la magie.

Catcher apparut à travers la fumée, del’autre côté de la statue.

— Mallory ! cria-t-il. Arrête !

— Non ! hurla-t-elle. Nem’interromps pas !

— Je suis désolé, mais je ne peux paste laisser faire ça, insista-t-il.

— Si tu m’obliges à arrêtermaintenant, tu vas tuer Ethan. (Ellepointa un doigt sur moi.) Dis-le-lui,Catcher. Dis-lui que tu vas m’empêcherde le ramener.

Il continuait à s’avancer vers elle.

— Si tu le ramènes, il ne sera plus lemême. Ce sera un zombie, Mallory, et tule sais. Je comprends pourquoi tu faisça. Je sais le bien et le mal que ça fait enmême temps. Mais tu peux apprendre àcontrôler ce pouvoir, je te le jure.

— Je n’ai pas envie de le contrôler,répliqua-t-elle. J’ai envie de leposséder, de tout posséder. Je veux mesentir mieux.

Catcher persévéra.

— Simon était un très mauvais tuteur.Je regrette de ne pas m’en être renducompte plus tôt. Je suis désolé de ne pasavoir vu à quel point sa bêtise pouvaitêtre dangereuse. Je m’en veux plus que

ce que tu peux imaginer. J’ignorais ceque tu étais en train de traverser. Jepensais juste que tu me repoussais. Jecroyais qu’il t’éloignait de moi. C’estma faute, Mallory. (Des larmesruisselaient sur ses joues.) C’est mafaute.

— Tu ne sais rien du tout ! cracha-t-elle avant de lui montrer le Maleficium.Personne ne comprend à quel point c’estimportant.

— Ce n’est pas si important que ça,dit Catcher d’un ton calme. C’est justeque tu es accro. Au pouvoir. Aupotentiel. Mais tout cela est faux,Mallory. Ce que tu ressens, là ? (Il sefrappa la poitrine avec le poing.) C’est

faux. Faire le mal n’améliorera pasl’état du monde et n’enlèvera pas cesentiment. Ça ne fera que le renforcer etfinira par te faire perdre tous ceux que tuaimes.

Il leva la main, et je sentis la magievibrer alors qu’il se préparait à envoyerquelque chose en direction de Mallory.

— Tu ne peux pas m’arrêter, gronda-t-elle d’un air mauvais. Tu ne peux pasagir sur ma magie.

— Non, confirma-t-il d’un ton résigné.Mais je peux agir sur toi.

La magie se mit à luire ettourbillonner au-dessus de sa paume.

Lorsque Mallory se rendit comptequ’il ne renoncerait pas, elle adopta uneautre stratégie.

— Tu vas me faire mal, gémit-elleavec une petite voix enfantine qui fitpresque oublier qu’elle avait vingt-huitans. S’il te plaît, ne fais pas ça.

— Si tu dis la vérité, j’espère que tun’auras pas mal très longtemps, déclara-t-il.

Il lança un éclat lumineux en forme dediamant. Celui-ci grossit en vol jusqu’àformer une énorme boule bleue quipassa devant moi, comme au ralenti,puis continua sa course en direction deMallory. Cette dernière laissa tomber le

livre et dévia le projectile, qui percutala statue dans une explosion de pierre etde lumière, brisant un morceau del’épaule du chevalier.

— Je te hais ! hurla-t-elle.

Même si j’étais convaincue qu’elleparlait sous l’effet de la magie et del’épuisement, Catcher parut sincèrementpeiné.

— Tu t’en remettras, répliqua-t-il enlançant une nouvelle boule, qui atteignitcette fois Mallory en pleine poitrine.

Elle fut projetée en arrière ets’effondra au sol.

Toute la magie qu’elle avait créée,toute l’énergie qu’elle avait concentrée,furent aussitôt libérées. Le globe deCatcher explosa, provoquant un souffleglacial, puis s’aplatit et s’étendit, setransformant en un plan bleu lumineuxqui traversa le Midway avec le fracasd’un 747, éteignant les flammes sur sonpassage.

Mettant fin au sort.

Et à l’espoir.

Le silence s’installa. De la fumées’élevait au-dessus du Midway,provenant de l’herbe carbonisée et desarbres grillés, et des étincelles de magierésiduelle crépitaient çà et là à la

manière de feux d’artifice miniatures. Leciel perdit peu à peu sa teinte écarlate,et quelques étoiles percèrent la brumequi commençait à se dissiper. Desbraises rougeoyaient encore en lisièredu parc, mais les pompiers seraientcapables de s’en occuper, à présent.

C’était terminé.

Mallory gisait au sol, inconsciente,après avoir réalisé sa prophétie. Catcherl’avait battue, écartant le danger quiavait menacé la Ville blanche.

Et Ethan avait disparu à tout jamais.

Je secouai la tête afin de réprimer meslarmes, refusant de céder au chagrin.

Mallory aurait créé un monstre ; il étaitinutile de regretter ce qui n’aurait jamaisdû exister de toute façon. Je préférais lasouffrance et les souvenirs à uneperversion de l’homme qu’il avait été.Je devais simplement retourner à la vieque j’avais fini par accepter.

— J’en suis capable, murmurai-jetandis que les larmes roulaient sur mesjoues.

Je me redressai. Catcher enroulait desbandes lumineuses de magie autour ducorps inanimé de Mallory, comme pourla ligoter. Il s’agissait peut-être dechaînes magiques. J’ignorais quel sortl’Ordre réserverait à Mallory aprèscela, mais j’imaginais que ce ne serait

pas agréable.

Lorsque je sentis une pression sur moncoude, je me retournai, et découvrisJonah. Il examina mon visage.

— Tu saignes de nouveau.

— Ce n’est rien. Juste un éclat demétal. Le fusil de McKetrick a explosé.Il est là-bas.

Jonah hocha la tête.

— Je vais faire en sorte que la polices’occupe de lui. Est-ce que ça va ? Jeveux dire, hormis ta blessure ?

— Je crois…, commençai-je, soudain

interrompue par un puissant craquementprovoqué par une accumulationd’énergie résiduelle.

Je me baissai un peu tandis qu’unéclair lumineux traversait le parc avantde s’évanouir, laissant une traînée demagie grésillante dans son sillage.

— Merit, chuchota Jonah. Regarde.

Je levai les yeux.

Une silhouette avançait dans la nappede brouillard bleu qui recouvrait leMidway, se dirigeant vers nous. Unfrisson me parcourut l’échiné.

— Reculez, nous intima Catcher en

nous rejoignant. Cette chose estmalfaisante. Le sort a été interrompu. Lamagie est inachevée.

Je tendis la main.

— Attendez.

À peine ce mot avait-il franchi labarrière de mes lèvres que je me mis àmarcher vers la silhouette.

Quelque chose me forçait à avancer.Sans que je puisse l’expliquer, chaquecellule de mon corps me commandaitd’aller à la rencontre de la créature quiétait en train d’émerger du nuage decendres en suspension. Je risquais peut-être la mort, mais je m’en moquais. Je

continuai à marcher. Et, lorsque lebrouillard se dissipa, je croisai unregard d’un vert étincelant.

Les larmes me montèrent aux yeux.

Les jambes tremblantes, je courusvers lui.

19LE RETOUR DU PHÉNIX

Il portait la même tenue que la nuit où ilavait été tué : un pantalon de costume,son médaillon Cadogan et une chemiseblanche. Celle-ci était déchirée auniveau du cœur. Les yeux écarquillés,Ethan ne me quittait pas du regard.

Lorsque je le rejoignis, on s’observa unmoment, tous les deux effrayés, sansdoute, par ce qui nous attendait, etéprouvés par ce que nous avionstraversé.

— J’ai vu le pieu, commença Ethan. J’ai

vu Célina le lancer, et je l’ai senti metranspercer.

— Elle t’a tué, déclarai-je. Mallory…Elle a fait appel à la magie pour faire detoi un familier. Catcher a interrompu lesort. Il pensait que Mallory créerait unmonstre, mais tu… tu ne ressembles pasà un monstre.

— Je n’ai pas l’impression d’en être un,dit-il doucement. J’ai rêvé de toi.Souvent. Il y a eu une tempête. Uneéclipse.

— Et tu t’es transformé en cendres,ajoutai-je. (Ses yeux s’agrandirent destupeur.) J’ai fait les mêmes rêves.

Les sourcils froncés, il me toucha levisage, comme pour s’assurer que j’étaisbien réelle.

— Est-ce encore un rêve ?

— Je ne crois pas.

Un petit sourire se dessina sur seslèvres, et mon cœur fit un bond dans mapoitrine. Cela faisait si longtemps que jen’avais pas vu ce sourire espiègle. Je nepus réprimer un nouvel accès de larmeset laissai échapper un sanglot.

Il était là. Vivant. Et, surtout, ilsemblait être lui-même et non pas unesorte de serviteur apathique issu de lamagie maléfique de Mallory. J’ignorais

ce que j’avais fait pour mériter cela,mais Ethan était de retour. La gratitude –et le choc – me submergeait.

— Je ne sais pas quoi dire, balbutiai-je.

— Alors, ne dis rien, répondit-il enme prenant dans ses bras. Calme-toi.

Tandis qu’un courant de vent fraistraversait le Midway, je fermai les yeux,juste un instant, et, suivant son conseil,tentai d’apaiser les battements effrénésde mon cœur. Là, serrée contre Ethan,j’eus la conviction de sentir un parfumsuave de citron flotter dans l’air.

Puis Ethan se mit à trembler. Je

rouvris les yeux et constatai qu’il avaitle regard voilé et la peau blême.

— Merit, souffla-t-il en s’agrippant àmoi pour se soutenir.

Ses jambes ne le portaient plus. Jepassai un bras autour de sa taille.

— Ethan, ça va ?

Avant d’avoir eu le temps derépondre, il s’évanouit.

Luc et Kelley vinrent au Midwayévaluer l’étendue des dégâts, la joie derevoir Ethan contrebalancée par lacrainte que leur inspirait sa faiblesse.J’avais tout aussi peur qu’eux. Une fois

assurés que quelqu’un prenait Malloryen charge, que le Malefïcium avait étéremis en mains sûres et que Jonahs’occupait de McKetrick, on ramenaEthan à Cadogan.

Escorter mon amant et Maître, de touteévidence ressuscité, dans sa Maison, meparaissait irréel. Luc nous fit franchir lagrille par un petit portail dont j’ignoraisl’existence puis, après avoir traversé lejardin en hâte, on entra dans la Maisonpar-derrière pour monter l’escalier etgagner les appartements d’Ethan.

Luc l’allongea sur le lit et s’écartapour laisser la place à Kelley. Cettedernière, qui avait vraisemblablementsuivi une formation médicale dans une

vie antérieure, l’examina.

Ayant sans doute lu la peur etl’épuisement sur mon visage, Lucs’approcha de moi.

— Ça va ?

Je haussai les épaules.

— Je ne sais pas. Est-ce qu’il va s’ensortir ?

— Bon sang, Merit, je ne suis mêmepas sûr de ce qu’il est ni pourquoi il estici. Qu’est-ce qui s’est passé, là-bas ?

Je lui rapportai les manifestations demagie auxquelles j’avais assisté en

présence de Mallory et Catcher.

— Est-ce qu’Ethan est son familier ?Sera-t-elle en mesure de le contrôler ?

— Je ne sais pas, répondit Lucdoucement. Etant donné que Catcher ainterrompu le sort, Ethan ne devraitmême pas être ici.

— J’ai fait des rêves depuis qu’elle avolé ses cendres. Des rêvesprémonitoires sur lui et la magieélémentaire. Peut-être qu’il était déjà entrain de revenir, peu à peu.

— Alors, la magie de Catcher auraitachevé la résurrection tout en luipermettant de garder sa volonté propre ?

C’est sans doute possible, mais je nesuis pas expert en la matière. Je ne saismême pas si Catcher pourrait nous ledire.

Il se pouvait qu’Ethan soit devenul’esclave d’une fille tellement accro à lamagie noire qu’elle n’hésitait pas àtrahir ses amis et sa ville. L’incertitudeet l’angoisse finirent par me pousser àbout. Envahie par une peur panique, jedétournai le regard, et mes larmes semirent à couler.

Je m’assis sur la chaise la plusproche, puis me couvris le visage desmains, secouée de sanglots, bouleverséepar la succession d’émotions fortes desheures précédentes. Je redoutais d’avoir

perdu Mallory… et craignais de perdreEthan encore une fois.

J’ignore depuis combien de temps jepleurais quand j’entendis unbruissement, léger mais bien réel,provenant de l’autre bout de la pièce. Jebaissai lentement les mains et levai leregard. Ethan s’était légèrement redressésur son lit. De toute évidence très faible,il ouvrait à peine les yeux. Comme dansmes rêves, il prononça mon nom. Maisce n’était pas un rêve.

J’essuyai mes larmes et me précipitaiau pied du lit à côté de Kelley.

— Ça va ?

— Oui, mais je suis fatigué, murmura-t-il avant de déglutir. Je crois que j’aibesoin de sang.

Je me tournai vers Kelley.

— Est-ce que c’est un effet de ce qu’ila traversé ?

— Possible. Luc, est-ce que tu peuxaller voir dans la cuisine du premierétage s’il y a du sang ?

Luc sortit aussitôt des appartementsd’Ethan, mais reparut deux minutes plustard, les mains vides, en marmonnantquelques injures de son cru à l’intentionde Frank. Il n’y avait plus de sang aupremier étage, apparemment. Ni au

deuxième ni au rez-de-chaussée.

— C’est une longue histoire, mais, enbref, c’est la pénurie, patron, en cemoment.

Ethan se redressa encore un peu.

— Pardon ? Il n’y a plus de sang dansla Maison ? Pourquoi Malik n’a-t-il pasréagi avant ?

— J’avais bien dit que c’était unelongue histoire, répondit Luc. Il setrouve que les lois de la MaisonCadogan interdisent également de boirele sang d’autres vampires, mais nousplaiderons ta cause. (Il arqua lessourcils.) Tu devras tout de même

certainement imposer à un ou uneNovice de te nourrir.

Si mes joues s’enflammèrent à laperspective de cette intimité – à lapossibilité que mon Maître ait besoinque je lui donne mon sang –, Ethan, lui,ne parut pas le moins du mondedécontenancé.

Luc et Kelley s’éclipsèrentdiscrètement.

Soudain aussi anxieuse qu’uneadolescente à son premier rendez-vous,je m’assis au bord du lit. C’était siétrange. Il avait disparu. Et à présent, ilétait là. Même si le bonheur de leretrouver menaçait de me faire éclater la

poitrine, j’avais toujours l’impressionde rêver.

— Tu es nerveuse, Sentinelle ?

Je confirmai.

Ethan inclina la tête, étalant sescheveux blonds sur l’oreiller derrièrelui.

— Il n’y a aucune raison. C’est lachose la plus naturelle au monde pour unvampire.

Il me prit la main et contempla monpoignet, puis fit glisser son pouce sur laveine qui palpitait sous ma peau. Desondes de chaleur me traversèrent à son

contact, mais elles n’étaient pasuniquement provoquées par le désir.Ethan observait mon poignet d’un regardpénétrant, comme s’il voyait le sang et lavie qui couraient à l’intérieur. Ses yeuxvirèrent à l’argenté, trahissant sa faim.

Je n’avais encore jamais offert monsang. J’avais bu celui d’Ethan, mais monexpérience s’arrêtait là. Aurais-jeimaginé, huit mois auparavant, que mapremière fois se déroulerait ainsi ? queje me trouverais là, dans lesappartements d’Ethan, et lui donneraismon poignet ?

Lorsqu’il pressa ses lèvres contremon pouls, je fermai les yeux de plaisiret laissai échapper un grondement

satisfait de prédateur. Mes crocsdescendirent.

— Ethan.

Il gémit, et je frémis quand ilm’embrassa de nouveau le poignet.

— Ne bouge pas, intima-t-il, sabouche contre ma peau. Ne bouge pas.

Cette nuit-là, je versai des larmes.Pour avoir perdu une amie – seulementde façon temporaire, je l’espérais-devenue accro à la magie noire. Pouravoir retrouvé Ethan. Toutefois, mesémotions n’étaient rien en comparaisonde celles qui bouleversèrent Malik faceà son ancien Maître.

Après qu’Ethan eut bu mon sang,j’avertis Luc. Peu après, Malik arriva audeuxième étage, les yeux écarquillés.Tandis qu’il essayait de déterminer àquel genre de sorcellerie il assistait, sonregard ébahi passait de moi à Ethan. Cedernier était toujours allongé dans sonlit, mais avait bien meilleure mine. Ilfallut à Malik plusieurs minutes avant depouvoir articuler le moindre mot.

Ils se connaissaient depuis un siècle.Bien sûr qu’ils étaient émus de serevoir.

Après leurs effusions, ils ne tardèrentpas à parler de politique, comme si rienne s’était passé.

— Le PG a envoyé un curateur,annonça Malik.

— Ils n’ont pas perdu de temps,marmonna Ethan. Qui ont-ils nommé ?

— Franklin Cabot.

— De la Maison Cabot ? Seigneur.(Ethan grimaça.) Ce type est une ordure.S’il recevait un pieu en plein cœur,Victor ne s’en porterait que mieux.Qu’est-ce qu’il a fait ?

Malik me glissa un regard en coin,attendant apparemment mon approbationavant d’accabler Ethan de mauvaisesnouvelles. Le connaissant, je savaisqu’il n’aurait pas voulu qu’on le

ménage. Je hochai la tête.

— Je vais me contenter du principal,commença Malik. Il a rationné le sang eta interdit aux vampires de boire à laveine. Il a limité leur droit derassemblement. Il a démis Merit de sesfonctions de Sentinelle après l’avoirenvoyée chez Claudia, et il a testé larésistance au soleil des gardes.

Ethan agrandit les yeux, incrédule.

— Je n’y comprends rien.

— Il est incompétent, ajouta Malik.Par respect pour la Maison et le PG, jel’ai laissé mener son évaluation, mais ilest allé trop loin. (Il se racla la gorge.)

Il y a quelques heures, je l’ai entendudire à Darius au téléphone que lesvampires Cadogan s’étaient ligués avecune sorcière pour détruire la ville.J’avais prévu d’en discuter avec lui,mais les événements du Midway m’enont empêché. Et maintenant que tu eslà…

Ethan réfléchit en silence. J’attendissa réponse avec anxiété, prête à uneexplosion de colère ou à unedémonstration de fureur soigneusementcontenue.

— Qu’ils aillent se faire foutre, lâchafinalement Ethan.

Il me fallut un moment pour me

remettre du choc puis, pour la deuxièmefois de la soirée, un grand sourire s’étirasur mes lèvres. Malik ne fut pas en reste.

— Je suis désolée, m’étonnai-je, est-ce que tu viens vraiment de dire « qu’ilsaillent se faire foutre » ?

Ethan acquiesça, l’air grave.

— Aujourd’hui est un jour nouveau,pour ainsi dire. Je n’ai pas beaucoupd’estime pour les membres du PG, maisils sont assez intelligents pour repérerl’incompétence. (Il considéra Malik.) Sice n’est pas le cas, le PG n’a pas lieud’être.

Même si Ethan n’avait pas prononcé

le mot « révolution », il laissaitentrevoir la possibilité que la MaisonCadogan existe indépendamment du PG.

Peut-être que le fait que j’intègre laGarde Rouge ne le ferait pas tiquerautant que je le pensais.

Non que j’aie l’intention de le luidire.

— Tu sembles… un peu différent, fitremarquer Malik avec prudence.

— J’entame ma troisième vie,répliqua Ethan. Dans celle-ci, il sepourrait que je serve d’esclave à unesorcière droguée à la magie noire. Çatend à mettre l’irrationalité du PG en

perspective.

— Et au sujet de la direction de laMaison ? s’enquit Malik.

— Les membres du Présidium ne mepermettront jamais de reprendre maplace tant qu’ils ne seront pas assurésque Mallory ne me contrôle pas. Mêmesi je comprends très bien que la Maisonn’apprécie pas vraiment le PG en cemoment, je suis du même avis. C’esttrop risqué. Tu es un bon Maître, etCadogan devrait rester entre tes mainsjusqu’à ce que tu sois certain que jen’obéis qu’à ma propre volonté.

Mon bipeur vibra : une réunion avaitlieu dans la salle de bal. De toute

évidence, ce n’était pas notre Maître quil’avait organisée ; ou aucun de nosMaîtres, puisque Malik et Ethan setrouvaient tous les deux dans cette pièce.Piquée par la curiosité – et n’ayantaucune envie d’écouter leurconversation sur les cas historiquesrelatifs à l’application des règles desuccession –, je m’excusai poliment etdescendis au premier étage en directionde la salle de bal.

Les portes étaient ouvertes. Je suivisla foule de vampires à l’intérieur et prisplace à côté de Lindsey et Kelley, quis’étaient installées au fond.

Frank, debout sur la scène, dissertaitsur les fautes de la Maison Cadogan et

le manque de retenue de ses vampires.

— Votre conduite est intolérable,déclama-t-il. Vous vous mêlez desaffaires des humains. Vous essayez derésoudre des problèmes qui dépassentles compétences et l’autorité de votreMaison. Ce genre de comportement n’estpas acceptable, et je ne peux de bonnefoi recommander au Présidium demaintenir le statu quo.

Il marqua une pause théâtrale tandisque les vampires se jetaient des coupsd’œil angoissés et qu’un crépitement demagie s’élevait dans la salle, reflétant latension ambiante. L’assistance s’agitaavec nervosité dans l’attente du verdict

de Frank.

— Nous avons trop de doutes sur cetteMaison. Sur son obéissance auPrésidium. Sur sa loyauté. Vous avezjuré de servir votre Maison.Malheureusement, vos Maîtres ontdévoyé vos serments d’allégeance. C’estpourquoi chacun de vous prêtera denouveau serment ce soir. Afin de vousrappeler que vous existez grâce à notregénérosité, vous jurerez fidélité auPrésidium de Greenwich.

Tout le monde se tut, et la magies’amplifia, créant une étincelle assezpuissante pour illuminer la salle.

— Il n’est pas sérieux, ce n’est pas

possible, murmura Lindsey, atterrée, lesyeux rivés sur le podium.

— Il me semble approprié dedemander à la Capitaine de la Garde,qui a la mission de protéger la Maisoncontre ses ennemis, morts ou vivants, deprêter serment en premier, poursuivitFrank.

Tous les vampires reportèrent leurattention sur Kelley et s’écartèrent, lalaissant dans la ligne de mire de Frank.Ce dernier l’invita à avancer d’un gestede la main.

— Kelley, Capitaine de cette Maison,venez jurer fidélité au Présidium.

Elle posa sur moi un regard hésitant,doutant manifestement de la conduite àtenir. Je compatis. Si elle refusaitd’obéir, elle se ferait sévèrementsanctionner. Malik et Ethan avaient beause trouver dans la Maison, ils étaient àl’étage supérieur, et elle était entouréede vampires qui seraient contraints parl’honneur à suivre tous les diktats deFrank.

D’un autre côté… Jurer fidélité auPG ? Ce type était fou, ou quoi ?

Aucune des options qui seprésentaient n’était satisfaisante. Il nerestait plus qu’à créer le moins deremous possible. Aussi, je pressai lamain de Kelley et l’encourageai d’un

hochement de tête confiant, commeMalik l’avait fait avec moi dans lejardin.

Au bout de quelques instants, elle seressaisit, puis avança lentement dansl’allée formée par les vampires.Certains l’observaient avec unesympathie évidente ; d’autres semblaientlui reprocher de se soumettre aux ordresd’un pantin du PG.

Lorsqu’elle atteignit l’estrade, Frankreprit sa tirade.

— Kelley, Capitaine de cette Maison,prêtez serment au Présidium deGreenwich.

— J’ai juré fidélité à la MaisonCadogan, déclara-t-elle d’une voixclaire qui portait dans toute la salle. Jesuis déjà liée par ces serments.

Je sentis une bouffée de soulagementparcourir la foule, mais l’éclair demagie qui jaillit du podium n’avait, lui,rien d’amical.

— Alors, rompez vos engagementsenvers la Maison Cadogan.

— Je refuse, décréta Kelley. Je ne lesai pas prononcés à la légère, et je n’aipas l’intention de les rompre dans leseul but de vous aider à vous faire bienvoir du PG.

Sous l’effet de la rage, une veine semit à palpiter sur le cou de Frank.

— Jurez fidélité au PG, lança-t-il, lesdents serrées, ou vous le regretterezpour l’éternité.

Soudain, les portes s’ouvrirent.

— Dans vos rêves.

Toutes les têtes se tournèrent versl’entrée. Malik se tenait sur le seuil, unéclat de fureur dans les yeux, un braspassé autour de la taille d’Ethan afin dele soutenir. Un silence total s’abattit surla salle, juste avant que la foule cède àune clameur assourdissante et verse deslarmes de joie. Les vampires se ruèrent

vers la porte, et Malik leur laissa letemps de fêter le retour de leur héros.

Je profitai de l’occasion pour jeter uncoup d’œil à Frank, et me délectai del’expression de choc empreinte sur sonvisage. Son air abasourdi valait presquela peine d’avoir enduré le calvaire qu’ilnous avait fait vivre.

Puis Malik rétablit l’ordre.

— Silence, intima-t-il, et tout lemonde lui obéit aussitôt. Sachez,monsieur Cabot, que les membres deCadogan jurent allégeance à la Maisonet à ses vampires, pas au PG.

Après avoir repris contenance, Frank

le toisa avec arrogance.

— Quelle est l’autorité qui vouspermet de défier la mienne ?

— L’autorité conférée à la MaisonCadogan et à son Maître par lePrésidium de Greenwich, assena Malikd’un ton péremptoire.

Le regard de Frank passa de Malik àEthan.

— Quel Maître ? La situation sembleplutôt confuse.

Ethan se racla la gorge.

— Malik Washington est le Maître de

cette Maison. Le PG l’a investi de cettemission dans les règles après ma mort. Ilconservera cette position jusqu’à ce queje reprenne mes fonctions.

En d’autres termes, Ethan ne remettaitpas en question l’autorité de Malik.

Un chuchotement s’éleva dansl’assistance.

— Les vampires de cette Maison, ycompris la Capitaine de la Garde, n’ontcessé de démontrer leur valeur,poursuivit Malik. Ce soir, nous avonsconstaté qu’ils n’hésitaient pas à selancer dans la bataille et à braver ledanger afin de protéger les leurs. Ils sontcourageux et ont le sens de l’honneur. Et

vous osez les accuser de manquer deloyauté et leur demander de prêter denouveaux serments ? Je doutesincèrement que le PG approuve detelles mesures. En conséquence, je vousordonne de quitter cette Maison,monsieur Cabot.

— Vous n’avez pas le pouvoir dem’imposer de partir.

Adoptant une expression chère àEthan, Malik arqua un sourcil impérieux.

— Avec l’accord d’Ethan, j’ai lepouvoir d’éliminer les élémentsindésirables de cette Maison. Vousfaites indéniablement partie de cettecatégorie. Vous avez dix minutes pour

rassembler vos affaires.

— Je ferai un rapport sur vous au PG.

— Je n’en doute pas, répliqua Malik.Vous leur ferez savoir que notre Maisonest en ordre, qu’elle abrite des vampiressincères et courageux, et… oh, vouspourrez aussi leur annoncer que Merit arepris ses fonctions de Sentinelle.

Un sourire un tantinet diaboliqueapparut sur le visage de Malik, et je dusme pincer les lèvres pour ne pas sourireà mon tour.

— Racontez tout cela au PG, monsieurCabot. Et en cas de besoin, n’hésitez pasà leur dire d’aller se faire foutre.

Une fois que Frank eut débarrassé leplancher, les vampires entourèrent Ethanafin de célébrer joyeusement son retour.Comme si leur affection lui redonnait del’énergie, il réussit de nouveau à se tenirdebout.

Lorsque les vampires se calmèrent,Malik lui posa une main sur l’épaule.

— Cette Maison t’appartient. Elle estta chair, ton sang, et tu y es toujours lebienvenu.

Ethan m’avait déjà tenu des propossimilaires, m’assurant que je faisaispartie de cette Maison, « de chair et desang ». Peut-être s’agissait-il d’uneexpression courante chez les vampires,

d’une part du vocabulaire collectif, de lamémoire commune d’un peuple dont lesmembres étaient liés par le besoind’intégration.

— Quand le moment sera venu,poursuivit Malik, je te retransmettrai leflambeau. Entre-temps, la ville nemanquera pas de nous poser desquestions. Je pense que le maire netardera pas à frapper à notre porte.

— C’est probable, dit Ethan avant deme prendre la main et d’adresser unsourire à Malik. Mais si ça ne te dérangepas, j’ai l’intention de profiter aumaximum de ce que m’offre cette soirée.

Je sentis mes joues s’empourprer,

mais j’avais de la compagnie : mêmeLuc avait rougi.

Après que Malik eut assuré à Ethanqu’il était toujours chez lui dans sesappartements, on retourna dans sa suite,main dans la main.

À peine avions-nous fermé la portequ’il s’empara de mes lèvres pourm’embrasser avec voracité et insistance.La passion nous enflamma,tourbillonnant autour de nous avec lapuissance d’une magie ancienne.

Je ne discutai pas. Je lui rendis sonbaiser avec toute la fougue dont jepouvais faire preuve, le dévorai avecchacun des outils de mon arsenal,

l’embrassai et le caressai tandis que ledésir nous embrasait.

Au bout de quelques instants, il recula,haletant, ouvrit les yeux et prit monvisage entre ses mains.

— Je me rappelle très bien où nous enétions restés, Sentinelle, et je n’ai pasl’intention de l’oublier.

— Tu as été absent longtemps.

— Je n’ai pas cette impression. Je neme souviens que d’une vagueobscurité… et de ta voix de temps àautre. C’est grâce à toi que j’ai gardéespoir, et je t’ai appelée afin de faire demême pour toi.

Je suis certaine que je pâlis enentendant cette confession. Le retrouverprovoquait une émotion nouvelle, brute,inconnue. J’avais beau me réjouir de sonretour, j’avais peur d’y croire.

Il me souleva le menton pour meforcer à le regarder dans les yeux.

— Est-ce que tu as quelqu’und’autre ?

— Non, mais pendant deux mois, je net’ai pas eu, toi.

Il sonda mon regard quelques instantsen silence.

— A une certaine époque, j’aurais

tenu compte de tes réserves et t’auraislaissé le temps de prendre ta décision,dit-il finalement.

Il inclina de nouveau ma tête enarrière et fit glisser ses doigts sur manuque, me donnant des frissons. Puis ilapprocha ses lèvres de mon oreille.

— Cette époque est révolue, Merit.

La seconde d’après, il pressait sabouche contre la mienne, m’emportantdans un nouveau tourbillon. Ilm’embrassa avec l’ardeur d’un hommequi n’avait qu’une envie : me toucher etme goûter.

Avec l’ardeur d’un homme revenu à la

vie.

— On m’a donné droit à une troisièmeexistence, même si les circonstancessont quelque peu troublantes. Tu esmienne, et nous le savons tous les deux.

Il m’embrassa de nouveau et, alorsque je commençais à croire à la réalitéde son retour, je me sentis soudain muepar un sentiment de possessivité, uneémotion plus forte que tout ce quej’avais ressenti jusque-là. J’étaiscertaine jusqu’au tréfonds de mon êtrequ’Ethan était mien. Et, quoi quel’avenir nous réserve, j’avais bienl’intention de le garder.

Au bout d’un long moment, il s’écarta

et me prit dans ses bras.

Lorsque le soleil se leva, nous étionsblottis l’un contre l’autre, savourant lachaleur de nos corps enlacés et de notreamour, éperdus de gratitude pour desmiracles qui n’auraient sans doute pasdû se produire.

Jamais je ne dormis aussi bien.

ÉPILOGUEJe fus réveillée par la sonnerie dutéléphone. Je m’étirai au-dessus ducorps nu d’Ethan pour atteindre la tablede chevet, et décrochai.

— Oui ?

— Elle est revenue à elle, annonçaCatcher d’une voix fébrile. Elle s’estdébarrassée des gardes et elle est partie.

Je m’assis et secouai Ethan.

— Attends… Tu veux dire qu’elle aéchappé à l’Ordre ?

Ethan se redressa, une ombre

d’inquiétude dans les yeux, les jambesenveloppées dans le drap. Il écarta lescheveux de son visage.

— Ils ont détaché ses liens pour voircomment elle allait. Elle a réussi à lesconvaincre qu’elle se sentait mieux etqu’elle regrettait ce qu’elle avait fait.Dès qu’ils sont sortis, elle a mis legarde KO. Il est dans un sale état. Elleen a envoyé deux autres au tapis avantde s’enfuir. Ils m’ont appelé il y aquelques minutes.

— Est-ce que tu sais où elle estallée ?

— Un gardien temporaire est parti cematin pour transporter le Maleficium

jusqu’au Nebraska. Quelques pièces dusilo sont imperméables à la magie. Lesmembres de l’Ordre ont l’intention deconserver le grimoire là-bas en attendantla nomination d’un gardien permanent.

— L’Ordre est censé assurer laprotection de ce livre maléfique ? C’estune très mauvaise idée.

— L’Ordre se contente de mettre lesilo à disposition. C’est le gardientemporaire qui a la charge duMaleficium jusqu’à ce qu’il soit en lieusûr.

— Elle va aller là-bas pour finir cequ’elle a commencé, soufflai-je. Elle vaessayer de réunir le bien et le mal. Elle

croit que c’est nécessaire, que çaaméliorera l’état du monde.

— Ils m’interdisent de partir à sarecherche, grogna Catcher. Les membresde l’Ordre veulent que je reste en dehorsde cette affaire. Et comme Malloryutilise la magie noire, ils n’osent pasenvoyer les sorciers, de peur qu’ils nesoient tentés. (Franchement, je trouvaisque c’était une sage décision.) J’aienvisagé de la cacher quelque part,avoua-t-il.

— Elle ne peut pas fuir, répliquai-je.Si elle est devenue accro à la magienoire, elle doit affronter son problème,et non pas prétendre que tout va bien.

— C’est ma faute. J’aurais dû m’enrendre compte. Je pensais… Je croyaisque Simon essayait de la monter contremoi à cause de l’Ordre et que c’étaitpour ça qu’elle se comportait demanière aussi étrange. J’ai été aveugle.Aveuglé par mes propres peurs.

— Tu as su en même temps que nous.C’est toi qui as sauvé Mallory, et c’estgrâce à toi que la ville n’a pas étédétruite, hier soir. Ne l’oublie pas.

Catcher garda le silence quelquesinstants.

— Tu te souviens du jour où je t’ai ditque tu avais quelque chose quim’appartenait, quelque chose que tu

devrais protéger ?

Les larmes me montèrent aussitôt auxyeux.

— Je m’en souviens, affirmai-je.

— C’est le moment. Il faut que tu laprotèges.

— Je le ferai. Je la trouverai, Catcher,et je te la ramènerai, saine et sauve.

Sur cette promesse, je raccrochai ettournai le regard vers Ethan, la gorgenouée par l’angoisse.

— Alors, dit-il en glissant une mèchederrière mon oreille, quand partons-

nous ?

Une heure plus tard, je le retrouvaidans l’entrée de la Maison Cadogan.Nous étions tous deux équipés d’un sacde sport, le sabre à la ceinture. Helenavait remplacé mon médaillon Cadogan,et quelqu’un d’attentionné avait récupéréma voiture à Wrigleyville. Ce quin’empêcha pas Ethan d’insister pourprendre sa Mercedes décapotable. Etfranchement, pourquoi discuter ?

Ethan avait noué ses cheveux enqueue-de-cheval et portait le tee-shirt« Sauvons notre nom » – un hommage àWrigley Field – qu’il m’avait déjà prêtéune fois.

— On y va ? demanda-t-il.

J’acquiesçai.

Les vampires, à présent dispensés desuivre les règles édictées par Frank,affluèrent dans le hall, Malik en tête. Cedernier nous rejoignit et serra la maind’Ethan, puis la mienne.

Luc, Lindsey et Juliet arrivèrentensuite. Le regard d’Ethan passa de l’unà l’autre, puis s’arrêta sur Malik.

— Tu as assez de gardes pourprotéger la Maison ?

Malik acquiesça.

— Kelley est en train de confirmerdes postes temporaires. Entre-temps,nous sommes là si tu as besoin de nous.Et nous serons là à ton retour.

— Merci, dit Ethan.

Plusieurs étreintes et quelques larmesplus tard, sans savoir quand nousfranchirions de nouveau ce seuil, jesortis de Cadogan avec Ethan, munied’une carte.

À peine avais-je fait trois pas que jem’arrêtai net.

Jonah se tenait devant le portail, lesmains dans les poches. Ses traits nelaissaient transparaître aucune émotion,

à l’exception de son regard grave, qu’ilposa sur moi, puis sur Ethan. Mon cœureut un raté, et l’angoisse s’empara demoi. Je me demandais pourquoi il étaitlà… et ce qu’il allait dire.

On le rejoignit. Ethan nous observatour à tour.

— Au nom de la Maison Grey, nous tesouhaitons un bon retour à Chicago,déclara Jonah. Vous partez à larecherche de Mallory, je suppose.

— En effet, confirmai-je.

Un silence gêné s’installa entre nous.Il était temps de voir à quel point Ethanme faisait confiance.

— Ethan, tu pourrais nous excuser unmoment, s’il te plaît ?

— Bien sûr, affirma-t-il.

Il porta toutefois ma main à ses lèvrespour y déposer un baiser avant des’éloigner en direction de la Mercedes.

— Tu as retrouvé ton partenaire, ondirait, constata Jonah.

— J’ai accepté de rejoindre la GR, luirappelai-je doucement. Et je ne prendspas cet engagement à la légère.

Jonah m’observa pendant un longmoment. Je devinai ce qu’il sedemandait : « Ses promesses tiennent-

elles toujours, maintenant qu’Ethan estde retour ? »

Il dut apprécier mon honnêteté, car ilfinit par hocher la tête. Puis il déclamason discours :

— Nos vies sont déjà entremêlées.Nos chemins se sont croisés à deuxreprises. La première fois, tu étaisencore humaine. C’est un bon début pourune relation.

Je levai les yeux au ciel.

— Et Ethan te démolirait pour l’avoirsuggéré.

Un sourire naquit sur ses lèvres.

— Ethan apprécierait un homme sûrde ce qu’il veut, tant que je nem’immisce pas entre vous, ce que je n’aipas l’intention de faire. Toi et moisommes partenaires. Je sais où se situentles limites, Merit, et je suis capable deles respecter. Je ne compte pas jouer lesbriseurs de couple.

Je lui dis au revoir, puis rejoignisEthan, qui chargeait nos sacs dans lavoiture. Je m’attendais à une remarquesuspicieuse ou acerbe, maiscertainement pas au sourire affiché surson visage.

— C’était ton partenaire, pendant monabsence ?

J’acquiesçai, me demandant commentréagir.

— Détends-toi, déclara-t-il avec unsourire espiègle avant de me pincer lementon. Je te fais confiance.

Il jeta ensuite un objet en l’air. Parréflexe, je tendis le bras pour l’attraper,puis ouvris la main… et regardai Ethan.

Il esquissa un nouveau sourire taquin.

— La route est longue jusqu’à Omaha.Conduis la première.

Sur ces paroles, il ouvrit la portièrepassager et s’installa sur le siège.

J’allais devoir réapprendre àconnaître cet homme.

Je suppose que tous les voyagesnécessitent un premier pas… ou alorsune Mercedes décapotable à 80 000dollars. J’espérais que ce bijou nouspermettrait d’aller assez vite pourretrouver Mallory à temps.