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ÉDITORIAL Médecine palliative 163 N° 4 – Septembre 2005 Med Pal 2005; 4: 163-164 © Masson, Paris, 2005, Tous droits réservés Quel avenir pour les structures spécialisées en soins palliatifs en France ? Jean-Christophe Mino (photo), Médecin chercheur en santé publique, DIES, Paris. Marie-Odile Frattini, Médecin spécialiste en santé publique et directrice du DIES, Paris. France Lert, Chercheur en santé publique et directrice de l’unité 687, INSERM, Saint-Maurice. À l’heure des SROSS de troisième génération se pose une importante question de politique de santé publique : quels types de structures spécialisées en soins palliatifs faudra-t-il à la France dans les prochaines années ? Nous aimerions ici ouvrir le débat et y apporter une première contribution, en tant qu’observateurs et parties prenantes du système de santé de notre pays. Chercheurs sur l’or- ganisation des soins, nous avons étudié depuis plusieurs années le travail des nouvelles équipes de soins palliatifs dites « consultantes », tant au domicile qu’à l’hôpital. En tant que spécialistes de santé publique, nous sommes par- ticulièrement attentifs aux objectifs affichés des politiques publiques, à leurs moyens et à leurs résultats sur le terrain. Notre approche est donc attentive aux liens entre la forme institutionnelle, les conditions d’existence données aux équipes du secteur 1 (statuts et missions, moyens matériels, formes organisationnelles) avec la forme effective de leur travail. Tout d’abord, nous soulignerons deux préalables im- portants pour notre propos. Le premier est le rapport très étroit existant entre l’organisation des soins et la possibi- lité effectives de pouvoir dispenser des soins palliatifs. Au début du mouvement, c’est parce qu’on a créé des lieux (les hospices et les USP), spécifiquement pensés et orga- nisés pour fonctionner d’une façon différente des services hospitaliers, que le modèle des soins palliatifs a pu pren- dre corps dans ses grandes dimensions clinique, institu- tionnelle et éthique. Si les idées et l’idéal ont joué et jouent encore un grand rôle, ce sont des conditions ma- térielles et organisationnelles qui ont permis de pratiquer d’une autre manière, d’être mieux armé face à la souf- france, de se situer dans un autre rapport au temps, de réaliser une meilleure continuité des interventions, d’aborder avec franchise la question de la mort, d’être plus attentif aux proches. Le second point est l’originalité de la situation française. Dans notre pays, les soins palliatifs sont conçus comme des pratiques, – et non comme une spécialité –, ce sont « des soins actifs et continus pratiqués par une équipe interdisciplinaire en institution ou à domicile 2 ». Ils sont possiblement prodigués par tous les professionnels de santé qui peuvent faire appel, s’ils le souhaitent, à une équipe spécialisée « de seconde ligne » (EMSP et coordinations des réseaux), non responsable du patient. Du fait de la volonté des pouvoirs publics, encou- ragée par le milieu médical, de ne pas provoquer une « sé- grégation des mourants », le secteur a donc pris la forme majoritaire d’équipes consultantes 3 . Afin de faciliter une « intégration » des soins palliatifs à domicile comme en établissement 4 , la mission de ces équipes n’est pas de prendre en charge directement les personnes mourantes mais d’aider leurs collègues à le faire. Ainsi en France, la politique publique cherche à favo- riser dans un tout autre contexte le développement de pratiques inspirées de celles nées dans les USP. Si le « pourquoi » d’un tel objectif est louable et justifié, le « comment », c’est-à-dire les moyens mis en œuvre, pas seulement dans leur quantité mais aussi dans leur straté- gie (répartition et organisation), et ses conséquences res- tent à interroger. Considérer les soins palliatifs comme des pratiques à diffuser dans tout le système de soin ne doit pas amener, par un saupoudrage des ressources, à une di- lution, une fragilité et un épuisement des équipes chargées de cette diffusion. Or, si l’on met en regard les missions et les exigences demandées à ces petites équipes avec leurs moyens matériels et humains, leur statut précaire, on ne peut qu’être dubitatif sur la mise en œuvre d’une ambition Mino JC et al. Quel avenir pour les structures spécialisées en soins palliatifs en France ? Med Pal 2005; 4: 163-164. 1. Le mot « secteur » de soins palliatifs désigne l’ensemble des moyens, maté- riels et humains, des structures spécialisées en soins palliatifs. Adresse pour la correspondance : Jean-Christophe Mino, DIES, filiale de la Fondation de l’Avenir, 17, avenue de Choisy, 75013 Paris. 2. Selon la loi du 9 juin 1999. 3. Les USP sont minoritaires en France : on recensait, fin 2003, 78 USP pour 309 EMSP. Dix ans plus tôt, il y avait 26 USP pour 6 EMSP. 4. Circulaire n° 2002-98 du 19 février 2002 relative à l’organisation des soins palliatifs et de l’accompagnement, en application de la loi n° 99-477 du 9 juin 1999, visant à garantir le droit d’accès aux soins palliatifs.

Quel avenir pour les structures spécialisées en soins palliatifs en France ?

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Page 1: Quel avenir pour les structures spécialisées en soins palliatifs en France ?

É D I T O R I A L

Médecine palliative

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N° 4 – Septembre 2005

Med Pal 2005; 4: 163-164

© Masson, Paris, 2005, Tous droits réservés

Quel avenir pour les structures spécialisées en soins palliatifs en France ?

Jean-Christophe Mino (photo), Médecin chercheur en santé publique, DIES, Paris.

Marie-Odile Frattini, Médecin spécialiste en santé publique et directrice du DIES, Paris.

France Lert, Chercheur en santé publique et directrice de l’unité 687, INSERM, Saint-Maurice.

À

l’heure des SROSS de troisième génération se poseune importante question de politique de santé publique :quels types de structures spécialisées en soins palliatifsfaudra-t-il à la France dans les prochaines années ? Nousaimerions ici ouvrir le débat et y apporter une premièrecontribution, en tant qu’observateurs et parties prenantesdu système de santé de notre pays. Chercheurs sur l’or-ganisation des soins, nous avons étudié depuis plusieursannées le travail des nouvelles équipes de soins palliatifsdites « consultantes », tant au domicile qu’à l’hôpital. Entant que spécialistes de santé publique, nous sommes par-ticulièrement attentifs aux objectifs affichés des politiquespubliques, à leurs moyens et à leurs résultats sur le terrain.Notre approche est donc attentive aux liens entre la formeinstitutionnelle, les conditions d’existence données auxéquipes du secteur

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(statuts et missions, moyens matériels,formes organisationnelles) avec la forme effective de leurtravail.

Tout d’abord, nous soulignerons deux préalables im-portants pour notre propos. Le premier est le rapport trèsétroit existant entre l’organisation des soins et la possibi-lité effectives de pouvoir dispenser des soins palliatifs. Audébut du mouvement, c’est parce qu’on a créé des lieux(les

hospices

et les USP), spécifiquement pensés et orga-nisés pour fonctionner d’une façon différente des serviceshospitaliers, que le modèle des soins palliatifs a pu pren-dre corps dans ses grandes dimensions clinique, institu-tionnelle et éthique. Si les idées et l’idéal ont joué etjouent encore un grand rôle, ce sont des conditions ma-térielles et organisationnelles qui ont permis de pratiquerd’une autre manière, d’être mieux armé face à la souf-france, de se situer dans un autre rapport au temps, deréaliser une meilleure continuité des interventions,d’aborder avec franchise la question de la mort, d’être plusattentif aux proches. Le second point est l’originalité de

la situation française. Dans notre pays, les soins palliatifssont conçus comme des

pratiques

, – et non comme unespécialité –, ce sont « des soins actifs et continus pratiquéspar une équipe interdisciplinaire en institution ou àdomicile

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». Ils sont possiblement prodigués par tous lesprofessionnels de santé qui peuvent faire appel, s’ils lesouhaitent, à une équipe spécialisée « de seconde ligne »(EMSP et coordinations des réseaux), non responsable dupatient. Du fait de la volonté des pouvoirs publics, encou-ragée par le milieu médical, de ne pas provoquer une « sé-grégation des mourants », le secteur a donc pris la formemajoritaire d’équipes consultantes

3

. Afin de faciliter une« intégration » des soins palliatifs à domicile comme enétablissement

4

, la mission de ces équipes n’est pas deprendre en charge directement les personnes mourantesmais d’aider leurs collègues à le faire.

Ainsi en France, la politique publique cherche à favo-riser dans un tout autre contexte le développement depratiques inspirées de celles nées dans les USP. Si le« pourquoi » d’un tel objectif est louable et justifié, le« comment », c’est-à-dire les moyens mis en œuvre, passeulement dans leur quantité mais aussi dans leur straté-gie (répartition et organisation), et ses conséquences res-tent à interroger. Considérer les soins palliatifs comme despratiques à diffuser dans tout le système de soin ne doitpas amener, par un saupoudrage des ressources, à une di-lution, une fragilité et un épuisement des équipes chargéesde cette diffusion. Or, si l’on met en regard les missionset les exigences demandées à ces petites équipes avec leursmoyens matériels et humains, leur statut précaire, on nepeut qu’être dubitatif sur la mise en œuvre d’une ambition

Mino JC et al. Quel avenir pour les structures spécialisées en soins palliatifs

en France ? Med Pal 2005; 4: 163-164.

1. Le mot « secteur » de soins palliatifs désigne l’ensemble des moyens, maté-riels et humains, des structures spécialisées en soins palliatifs.

Adresse pour la correspondance :

Jean-Christophe Mino, DIES, filiale de la Fondation de l’Avenir, 17, avenue de Choisy,

75013 Paris.

2. Selon la loi du 9 juin 1999.3. Les USP sont minoritaires en France : on recensait, fin 2003, 78 USP pour309 EMSP. Dix ans plus tôt, il y avait 26 USP pour 6 EMSP.4. Circulaire n° 2002-98 du 19 février 2002 relative à l’organisation des soinspalliatifs et de l’accompagnement, en application de la loi n° 99-477 du9 juin 1999, visant à garantir le droit d’accès aux soins palliatifs.

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Médecine palliative

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N° 4 – Septembre 2005

Quel avenir pour les structures spécialisées en soins palliatifs en France ?

É D I T O R I A L

qui ne revient à rien de moins que de vouloir changer laculture de la médecine face à la mort

5

… D’autre part, dé-velopper un réseau par ici, une équipe mobile hospitalièrepar là, très rarement quelques lits d’USP ailleurs, donneau secteur des soins palliatifs et à ses praticiens une mul-titude de positions institutionnelles, qui est certes le refletde la présence des personnes en fin de vie dans tout lesystème de soins, mais dont la multiplicité risque à termede morceler le mouvement en une multitudes d’intérêts,de points de vue et de conceptions sur la « vraie

»

pratiquedes soins palliatifs. Cette situation est vivifiante pour ledébat démocratique mais elle soumet le mouvement à dedangereuses tensions. Même si ses participants sont unispar un grand idéal, on voit déjà s’opposer sur de nom-breuses questions cruciales comme celle de la vérité oude l’accompagnement, les avis des tenants des USP et destenants des EMSP, sur la question de la continuité dessoins ou de la place des établissements les défenseurs del’hôpital et les

aficionados

de la ville. D’autant que du faitdu développement récent et important des structures,beaucoup de professionnels ne connaissent pas d’autrestypes d’exercices que le leur. Enfin, la coupure du lien dela très grande majorité des équipes avec la pratique et laresponsabilité auprès des malades pourrait fragiliser unmodèle de soins qui n’existe dès lors essentiellement quecomme un idéal auquel il faudrait faire adhérer ses col-lègues, et non comme une pratique permettant de s’ac-complir professionnellement.

Dans un tel contexte, où l’identité et la visibilité d’unsecteur faiblement doté semblent secouées par un plancancer représentant un guide majeur pour les tutelles, ilnous semble important de pouvoir défendre quelquesidées fortes sur le secteur et de rassembler les atouts dumouvement des soins palliatifs. Selon nous, il faut conti-nuer à revendiquer une ouverture vers tous les champs

du système de santé, ville et hôpital, médical et social, etvers tous les professionnels qui prennent en charge diffé-rents types de patients, et pas seulement les personnes at-teintes de cancer. Sans abandonner le travail autour de lafin de vie et de la mort, il est nécessaire de développerdes compétences dans le domaine des soins palliatifs« chroniques », c’est-à-dire tout au long des étapes desmaladies dégénératives à pronostic létal, notammentauprès des personnes très âgées dépendantes, et de ne sur-tout pas se laisser cantonner aux derniers instants du can-cer. Pour ceci, il serait crucial de pouvoir proposer dansun même lieu une offre diversifiée regroupant les servicesrendus par l’USP, l’équipe mobile et le réseau, c’est-à-direun panel complet de ressources et de compétences : litsd’hospitalisation, accueil de jour, consultations, équipetransversale pour l’hôpital et le domicile, accueil et orien-tation du public, enseignement et recherche. En d’autresmots, regrouper les moyens déjà existants dans des « cen-tres de ressources et d’expertise », qui se situeraient pourun territoire donné à l’interface entre la ville et l’hôpital,et de ce fait seraient localisés hors des établissements. Cequi permettrait aussi de limiter les risques de morcelle-ment en donnant l’occasion aux professionnels du secteurde changer régulièrement d’activité au sein d’une mêmestructure et de développer des compétences variées touten gardant une identité commune. Enfin, il faudrait don-ner à ces centres un statut solide et pérenne, une autono-mie de gestion et des ressources propres, ce qui est pos-sible au travers de la formule des « groupements descoopérations sanitaires » au sein desquels toutes les ins-titutions du système de santé peuvent mettre en commundes moyens matériels et humains. Dans un pays où lesdécisions politiques dans le domaine de la santé sont dif-ficiles à élaborer, à prendre et à tenir, écartelées entre idéalde santé publique, contrainte économique, heurts média-tiques et pression des lobbys, voici de notre point de vuequelques pistes à creuser et à débattre. Pour les réaliser,il faudrait sans nul doute un engagement sans faille. Maisde cela, les professionnels de soins palliatifs semblentpour une fois suffisamment dotés !

5. Et l’on est d’autant plus étonné quand on réalise que non seulement ledéveloppement des USP n’est pas une priorité, mais encore qu’une partie desfaibles moyens en lits, au travers des lits identifiés (idée à nouveau remarqua-ble dans l’intention mais paradoxale dans une telle pénurie) n’ira pas renforcerles professionnels du domaine.