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L.E" CORRIG QUESTION Madame de Clèves, Octave et Swann sont agités par des sentiments amoureux contradictoires, qui mêlent passion et jalousie. Pour faire percevoir au lecteur ces sentiments, les romanciers recourent à différents procédés. Tout d'abord, ils plongent le lecteur dans l'intimité du personnage, soit par le biais de la focalisation interne (textes 1 et 3), soit par celui d'une narration à la première personne (texte 2). Ainsi, dans les textes 1 et 3, le narrateur adopte le point de vue respectivement de madame de Clèves et de Swann, comme le montrent les verbes de pensée ou de sentiment (texte 1 : « elle n'avait pensé », « Elle trouva » ; texte 3 : « il eut [...] honte », « II éprouvait »). Dans le texte 2, c'est Octave lui-même qui « raconte[...j à quelle occasion [il] fu[t] pris d'abord de la maladie du siècle ». v ".'."; " '"':","..,,' Les auteurs cherchent ensuite à faire entendre au lecteur l'émotion du personnage par le biais des paroles rapportées. Les pensées de madame de Clèves sont rapportées au discours direct Mais quand je le pourrais être, disait-elle, qu'en veux-je faire ? »), l'accumulation d'interrogatives soulignant son désarroi. La réplique de Swann lancée sur un « air négligent et gai » Ne vous dérangez pas, je passais par là, j'ai vu de la lumière, j'ai voulu savoir si vous n'étiez plus souffrante ») manifeste, au contraire, l'angoisse de perdre Odette, angoisse qui le pousse à accumuler des verbes, grâce à la juxtaposition, à parler pour empêcher Odette de répondre. Enfin, les auteurs, pour faire comprendre les sentiments intimes, et donc nécessairement uniques et personnels, recourent à des procédés de généralisation ou comparent les émotions ressenties à des réalités connues de tous. Ainsi, Musset généralise le salut d'Octave à la lune en en fai- sant l'attitude des « poètes ». Proust recourt à un procédé similaire par l'emploi du pronom indéfini « on » Que de bonheur possibles dont on sacrifie ainsi la réalisation à l'impatience d'un plaisir immédiat ! »). Proust compare en outre la fascination de Swann pour la fenêtre d'Odette à celle, plus commune, du savant pour « la couverture enluminée d'or d'un de ces manuscrits précieux ». Ainsi, madame de La Fayette, Musset et Proust utilisent des procédés variés pour faire percevoir aux lecteurs les sentiments et les pensées des personnages principaux. A

QUESTION - litterales.net · La construction de la phrase qui expose ... L'adjectif « inconnue » est en effet relégué à la fin de la phrase. Rapide, faussement enjouée,

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— L.E"

C O R R I G

QUESTION

Madame de Clèves, Octave et Swann sont agités par des sentimentsamoureux contradictoires, qui mêlent passion et jalousie. Pour fairepercevoir au lecteur ces sentiments, les romanciers recourent à différentsprocédés.

Tout d'abord, ils plongent le lecteur dans l'intimité du personnage, soitpar le biais de la focalisation interne (textes 1 et 3), soit par celui d'unenarration à la première personne (texte 2). Ainsi, dans les textes 1 et 3, lenarrateur adopte le point de vue respectivement de madame de Clèves et

de Swann, comme le montrent les verbes de pensée ou de sentiment (texte1 : « elle n'avait pensé », « Elle trouva » ; texte 3 : « il eut [...] honte », « IIéprouvait »). Dans le texte 2, c'est Octave lui-même qui « raconte[...j àquelle occasion [il] fu[t] pris d'abord de la maladie du siècle ». v ".'."; " '"':","..,,'

Les auteurs cherchent ensuite à faire entendre au lecteur l'émotion dupersonnage par le biais des paroles rapportées. Les pensées de madamede Clèves sont rapportées au discours direct (« Mais quand je le pourraisêtre, disait-elle, qu'en veux-je faire ? »), l'accumulation d'interrogativessoulignant son désarroi. La réplique de Swann lancée sur un « air négligentet gai » (« Ne vous dérangez pas, je passais par là, j'ai vu de la lumière,j'ai voulu savoir si vous n'étiez plus souffrante ») manifeste, au contraire,l'angoisse de perdre Odette, angoisse qui le pousse à accumuler des verbes,grâce à la juxtaposition, à parler pour empêcher Odette de répondre.

Enfin, les auteurs, pour faire comprendre les sentiments intimes, etdonc nécessairement uniques et personnels, recourent à des procédés degénéralisation ou comparent les émotions ressenties à des réalités connuesde tous. Ainsi, Musset généralise le salut d'Octave à la lune en en fai-sant l'attitude des « poètes ». Proust recourt à un procédé similaire parl'emploi du pronom indéfini « on » (« Que de bonheur possibles dont onsacrifie ainsi la réalisation à l'impatience d'un plaisir immédiat ! »). Proustcompare en outre la fascination de Swann pour la fenêtre d'Odette à celle,plus commune, du savant pour « la couverture enluminée d'or d'un de cesmanuscrits précieux ».

Ainsi, madame de La Fayette, Musset et Proust utilisent des procédésvariés pour faire percevoir aux lecteurs les sentiments et les pensées despersonnages principaux.

A

Commentaire

[Introduction]Marcel Proust raconte sa naissance à l'écriture dans le long cycle roma-

nesque que constitue À la recherche du temps perdu. Le premier volet decette œuvre, Du Côté de chez Swann, est consacré aux souvenirs d'enfancedu narrateur-personnage, très proche de l'auteur sans pourtant se confon-dre tout à fait avec lui. Toutefois, Un Amour de Swann, la partie centrale dece premier temps de La Recherche, relate un épisode dont le protagoniste

n'est pas le narrateur mais Swann, ami de la famille du narrateur. L'histoirede Swann et d'Odette de Crécy, histoire d'amour, ou plutôt de jalousie,est l'occasion pour le romancier de parler de lui à travers un autre person-nage. Dans.cet extrait, Swann vient frapper à une fenêtre, persuadé de sur-prendre Odette et son amant. Nous montrerons dans un premier tempsque la scène s'apparente au vaudeville, avant de voir que les hésitations etles déchirements du personnage contredisent la verve comique.

[I - Une scène comique ?]

[A. Une scène de vaudeville]L'épisode des amours de Swann et Odette qui est relaté ici s'apparente

par bien des aspects à une scène de vaudeville. Il en a le dynamisme et larapidité. On sait, en effet, que les comédies de Labiche ou de Feydeau secaractérisent par des claquements de portes qui soulignent le mouvementdes personnages. Dans le récit de Proust, les actions s'enchaînent sur unrythme rapide, comme l'indiquent le passé simple, les phrases brèves et1 accumulation de verbes d'action juxtaposés (« II frappa. [...] il refrappaplus fort, la conversation s'arrêta », « II frappa encore une fois », « IIregarda»). Le récit prend ainsi l'allure d'une série de didascalies visant àdéfinir le jeu de scène de Swann. L'emploi du discours direct contribueégalement à la théâtralité de l'épisode. La réplique de Swann est exagérée :celui qui veut avoir l'air « négligent et gai » crie au contraire sa gêne enaccumulant de courtes propositions, sans point ni respiration, comme s'ilvoulait absolument empêcher Odette de répondre (« Ne vous dérangezpas, je passais par là, j'ai vu de la lumière, j'ai voulu savoir si vous n'étiezplus souffrante »). Ce ton faussement badin, cette affectation qui dissi-mulent les sentiments du personnage caractérisent également l'écrituredu vaudeville. Enfin, la chute est un ressort comique propre au théâtre deboulevard. En effet, le lecteur perçoit la scène à travers Swann, qui entendd'abord sans voir (« Une voix d'homme »), ce qui retarde le moment de larévélation de l'erreur de Swann. La construction de la phrase qui exposela chute contribue également à créer un effet de retardement qui accentuela surprise. L'adjectif « inconnue » est en effet relégué à la fin de la phrase.Rapide, faussement enjouée, fondée sur un retournement de situation,la scène que jouent Swann et sa jalousie est digne des grandes pièces de

[B. Les différentes sources du comique]La scène serait susceptible de faire rire le spectateur. Le comique

de situation domine avec le quiproquo qui fait croire à Swann qu'il vasurprendre Odette et son amant avant qu'il se retrouve nez à nez avec« deux vieux messieurs ». Le comique de caractère est également présent :

l'aveuglement de Swann est tel qu'il confond la silhouette de sa maîtresseavec celle d'un vieillard ! Les verbes de perception interviennent d'ailleurstardivement dans le récit (« II regarda », « il vit la chambre ») : jusqu'à la-fin de l'épisode, Swann-est comme perdu dans ses pensées, anticipant lacolère d'Odette (« puisqu'elle allait tout savoir »), accordant à sa peur plusd'importance qu'à la réalité. Eiifin, on peut imaginer le comique de geste,associé au comique de répétition, dans l'image de cet élégant aristocratefrappant à plusieurs reprises aux volets, dans un geste quasi mécanique(«II frappa», « i l refrappa plus fort», « I I frappa encore une fois»).L'épisode recourt donc à différents ressorts comiques.

[Conclusion partielle et transition] Ainsi, la jalousie qui pousse Swannà tambouriner à une fenêtre en pleine nuit est à l'origine d'une scènecomique, digne du vaudeville. Cependant, alors que dans le vaudeville, lerire du spectateur jaillit d'autant plus facilement que s'établit une distanceentre lui et le personnage caricatural, dans le roman de Marcel Proust, lelecteur éprouve de la compassion pour le personnage qui est déchiré entredes sentiments contradictoires.

[Il - Les déchirements de la jalousie]Swann est tourmenté par la jalousie car elle produit en lui des émo-

tions contradictoires.

[A. Mauvaise conscience et tentation]Alors qu'il a conscience de mal agir, il ne peut pourtant pas résister à la

jalousie. Swann n'ignore pas en effet qu'Odette risque de désapprouver saconduite. Il emploie des termes forts pour qualifier la réaction qu'il prête àla jeune femme (« horreur », « détester »), réaction dont il ne doute pas uninstant comme le montre l'emploi du futur proche qui a une valeur de cer-titude (« elle allait le détester », « elle allait tout savoir »). Par conséquent,il a « honte » de monter la garde devant chez sa maîtresse, il se juge « bienmaladroit » : l'adverbe « bien » vient renforcer l'adjectif par lequel Swann,dans un dernier éclair de lucidité, se condamne. Pourtant, cette autocri-tique, alors qu'il est « sur le point de frapper les volets », n'empêche pasSwann de passer à l'action (« II frappa »). En effet, la jalousie est plus forteque la conscience, c'est ce que montrent les deux comparatifs « plus fort »,« plus noble ». La puissance de la jalousie se manifeste aussi par le rythmeternaire qui suggère la force d'entraînement de ce sentiment : « qu'il avaiteu des soupçons, qu'il était revenu, qu'il s'était posté dans la rue », « cetexemplaire unique, éphémère et précieux », « une matière translucide, sichaude et si belle »... Ainsi Swann est tiraillé entre la certitude de mal agiret la nécessité d'agir malgré tout.

[B. Désir de savoir et effroi]Swann est animé par le « désir de connaître la vérité », par le besoin de

«savoir ». Une hyperbole en souligne l'importance : « il eût donné sa viepour restituer exactement » « la réalité des circonstances ». Il refuse ainsile mensonge auquel il aimerait pourtant croire. L'évocation de l'amourd'Odette (« l'aimait-elle ») est reléguée en fin de phrase, comme un joyauprécieux et protégé, difficilement accessible. Mais, la série de retards(« tandis qu'en ce moment encore, tant qu'il n'avait pas frappé peut-être,même en le trompant ») destinée à mettre en évidence les sentimentsamoureux d'Odette dit leur caractère fragile et factice. De même, lebonheur-est peint dans une phrase lyrique dont l'excès, dans l'hyperboleinitiale, dans le présent de vérité générale, dans l'exclamative (« Que debonheurs possibles dont on sacrifie ainsi la réalisation à l'impatience d'unplaisir immédiat ! »), dit le caractère mensonger. Swann ne peut se leurrer,il doit savoir. Il se compare alors à un « savant » : pourtant, à la différencedu scientifique, il est plein d'effroi au moment de se confronter à la véritéqu'il recherche. Dès lors, il ne peut que rester au seuil. Cette ambiva-lence de sentiments se manifeste dans sa fascination pour la fenêtre quipourrait lui donner accès à la vérité sur les sentiments d'Odette mais quiles lui cache en même temps. La fenêtre est valorisée par la comparaisonavec « la couverture enluminée d'or d'un de ces manuscrits précieux »,comparaison reprise ensuite par une double énumération sur un rythmeternaire qui file l'image (« cet exemplaire unique, éphémère et précieux,d'une matière translucide, si chaude et si belle »). La fenêtre, « striée delumière », à l'image de la couverture aux reflets d'or, allie l'ombre et lalumière, qui se juxtaposent en bandes contrastées. Swann est ainsi déchiréentre deux désirs contradictoires : le désir de savoir si Odette le trompe etle désir de préserver leur relation.

[Conclusion partielle] La jalousie fait souffrir Swann car elle le déchire :il est tiraillé entre des sentiments contradictoires.

[Conclusion]"Cet épisode de la relation de Swann et Odette pourrait figurer dans

un vaudeville, genre en vogue à l'époque de leurs amours. Pourtant, lasouffrance de Swann, tiraillé entre des sentiments contradictoires, contre-dit la dimension comique de l'extrait. Ces sentiments annoncent ceuxqu'éprouvera le narrateur d'À la Recherche du temps perdu lui-même quel-ques années plus tard.

Introduction

À l'origine du roman d'analyse, La Princesse de Clèves remplace le romanépique dans lequel le héros se définissait moins par ses sentiments que parses hauts faits. Les personnages du roman de Madame de La Fayette sedéfinissent par leur souffrance, liée à des relations amoureuses entravéesou impossibles. Dès lors, on peut se demander si un personnage de romanpeut se concevoir sans souffrance ni désillusion. Dans un roman, le per-sonnage peut-il ignorer le malheur ou doit-il nécessairement souffrir ?Dans un premier temps, nous verrons comment on peut envisager despersonnages qui ignorent le malheur. Puis, nous montrerons dans unsecond temps que, le plus souvent, ils sont toutefois confrontés à la souf-france. Enfin, dans un troisième et dernier temps, nous suggérerons quel'essentiel est de créer des personnages aux multiples facettes, susceptiblesde séduire le lecteur.

I,- Certes, le personnage de romanpeut ignorer le malheur

A. Des personnages privés de sentiments1. Des personnages d'action. Dans les romans de chevalerie du Moyen-Age, les héros se définissent par leurs actions. Ils n'ont pas vraiment desentiments ou de caractère. Leur portrait moral se réduit à un adjectuépithète. Ex. : Percevalde Chrétien de Troyes.2. Des personnages de littérature. Pour le Nouveau Roman, le person-nage romanesque, création littéraire, ne peut s'apparenter à une personne

réelle. Ex. : Dans La Jalousie de Robbe-Grillet, personnages réduits à deslettres. Focalisation externe qui interdit tout accès à la sensibilité.3. Restrictions. Peut-on encore parler de personnages dans ces cas ? Pour.les romans de chevalerie, on parle de « héros », quant au Nouveau Roman,il annonce la mort du personnage.

B. Des personnages éprouvant d'autres sentiments1. Des personnages heureux. Ex. Odette dans Un Amour de Swann.2. Des personnages cruels. Ils sont tout entier à leur désir de faire souf-frir : n'éprouvent ni souffrance ni désillusions. Ex. : Les Ténardiers dansLes Misérables de Victor Hugo.3. Rareté de ces personnages. Le roman, contrairement à la nouvelle, sedéploie dans le temps : peu de personnages aussi monolithiques. Le plussouvent personnages secondaires.

II - Mais, le plus souvent,il est confronté à la souffrance

A. Souffrances et désillusions1. Variété des sentiments malheureux. Sentiments malheureux liés àl'amour : jalousie (Un Amour de Swann), amour impossible (La Princessede Clèves), amour à sens unique (Les Lettres portugaises)... ; sentimentsmalheureux liés à des désillusions politiques, économiques ou sociales(Germinal), scientifiques (Le Docteur Pascal)...2. Variété des situations malheureuses. Souffrance physique (faim,blessures...) ou morales (deuil, relations malheureuses...).

B. Expression de la souffrance1. Focalisation interne ou narration à la première personne. Pourémouvoir le lecteur, le romancier crée une grande proximité entre lepersonnage et le lecteur. Ex. : La Confession d'un enfant du siècle.2. Le registre pathétique. Ex. : Incipitàss Lettres portugaises.3. Le paysage état d'âme. Les descriptions peuvent également refléterles sentiments des personnages. Ex. : Évocation du paysage nocturnelors de la séparation de Paul et Virginie, dans le roman de Bernardin deSaint-Pierre.

III - Le personnage romanesqueaux multiples facettes

A. Apprécier pleinement le style du romancierUn personnage romanesque qui éprouve des sentiments variés permetd'apprécier toutes les facettes du style du romancier : sa verve lyrique, sesplaintes pathétiques, son enthousiasme épique... Ex. : JJans Au Bonheur'des dames, roman de Zola : scènes pathétiques lors de la mort de la cousinede Denise, scènes épiques lorsque Denise participe aux grandes ventesorganisées par Mouret, l'homme d'affairés 'conquérant; scellés lyriqueslorsque la jeune femme cède à l'amour de son patron...

B. La richesse du personnage romanesque1. Des personnages qui évoluent et qui changent. Le personnage passed'un sentiment à un autre : le contraste met en valeur la richesse et lavariété des sentiments éprouvés. Ex. : Mise en valeur du bonheur deJeanne lors de son voyage de noces par la peinture de ses désillusions surle mariage (Maupassant, Une Vie).2. Des personnages complexes. Personnages mélancoliques dans dessituations clémentes, ou au contraire personnages heureux malgré lesmalheurs. Ex. : Mélancolie de Frédéric dans L'Education sentimentale deFlaubert Conclusion

Le personnage romanesque, qui doit séduire et capter l'attention dtlecteur pendant plusieurs centaines de pages parfois, qui se déploie dan;le temps, est rarement conçu sans souffrance ni désillusion. Il présente aicontraire des émotions variées et emprunte ses masques à la joie comm*au malheur.

.J'* J-" Deux ans Plus tard' Je la revis à une soirée et elle m>aborcla avecO ilîV©f1ClOn entrain : « Eh bien, Octave, cela fait bien longtemps que je ne vous ai

vu ! ». Des images affluèrent aussitôt à mon esprit : cela faisait deux ansque je ne l'avais pas vue ! deux ans que je n'avais pas même pensé à' elle !Elle se tenait là devant moi et je devinai dans l'ombre ce complaisantparent qui l'accompagnait toujours dans ce genre de soirées, pour préser-ver une réputation fragile. Je parcourus du regard la salle : lequel de cesjeunes gens avait-elle choisi pour amant ? Si j'aperçus quelques regardssensuels, je ne parvins pas à distinguer celui qui se pensait l'heureux élu :je ne reconnus nulle part mon idolâtrie passée.

Depuis notre dernière rencontre, j'avais connu bien des femmes, sansjamais m'attacher à aucune d'elle. Je n'allais-pas refaire cette erreur dejeunesse : j'avais définitivement fermé mon cœur à l'amour. Désormais,

.". ' mes sens étaient constamment enveloppés dans les,brumes de l'alcool,mes émotions étouffées par une ivresse constante. Je consumais mes nuitsd'insomnies dans des bras anonymes. Cette femme m'avait trahi, elle avaitabusé de mon innocence et de ma naïveté, et mon cœur s'était définiti-vement fermé à l'amour. C'était à la lune seule que j'adressais tous mesvers... Elle était inconstante certes, mais pas hypocrite ! Elle ne prétendaitpas aimer fidèlement...

Je me souvenais que lorsque nous nous étions quittés, je ne lui avaispas adressé un mot. Je cherchais les mots pour répondre à cette femmequi m'avait blessé. Je voulais à mon tour lui infliger quelque souffrance. Jeregardai autour de moi, cherchant des paroles acérées. Je fus alors frappépar la ressemblance entre ce que je voyais et le souper au cours duquelcette femme m'avait cruellement ouvert les yeux sur la nature des hom-mes. Autour de moi, tous étaient déguisés, de tous côtés, des hommeset des femmes qui voulaient donner l'illusion d'être jeunes et heureux :je voyais aujourd'hui sous leur masque de joie factice les plis amers del'inquiétude, le regard inquiet de la bête traquée. Sous le fard, les femmesdissimulaient l'absence de fraîcheur de leur visage, leurs yeux abîmés parles veilles. À droite et à gauche, des plats dans lesquels refroidissaient desviandes auxquelles personne ne toucherait, de la nourriture uniquementdestinée à souligner la richesse de notre hôte, des flacons, des lustres, desfleurs qui commençaient à faner au milieu des bougies à moitié consu-mées. Je me souvins de mon aveuglement, je me souvins comme j'aimaisces dîners, comme j'admirais les femmes qui m'entouraient !

Finalement que pouvais-je lui dire ? Elle m'avait ouvert les yeux surle monde et les hommes. Devais-je la tenir responsable de la corruptiond'une jeunesse privée d'idéaux ? Devais-je lui en vouloir de m'avoir privéde mon innocence ? C'était par elle que j'avais été pris de la maladie dusiècle, mais elle n'avait été que le révélateur d'un mal qui la dépassait.Alors, je lui souris en retour et lui répondis : « Chère amie, comment ai-je

s pu vivre loin de vous ? ».