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Questions de classes/N'Autre école

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Page 1: Questions de classes/N'Autre école
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SommairePRINTEMPS 2015

Pratiques de classe(s) L’école des barricades

Ouverture(s) Dans les luttes /4/International /6/Pédagogie sociale /8/

Contenus de classe /10/Débats & alternatives /12/Entretien /14/

Une Lecture politiqueL’école et la lecture obligatoireLes malles Paris-lecture Lire et penser ensembleApprendre à lire...Contre-manuelsDe la lisibilitéL’Économie des manuelsLes lectures personnelles

Album[s] Syndicat et littérature jeunesseL’AFL : lire l’école Le texte comme champ de batailleLire à la chaîne Sous les pavés les pages Entretien : lire Lip en BDQ2C à la questionUn dossier qui se prolonge

/17//18//19//20//22//24//25//26//28/

/30//31//32//34//36//39//41//43//45/

Culture Pratiques Écologie PhilosophieLe billet de Bernard Collot

/46//47//48//49//50/

Gros plan sur... L’école des barricadesLectures pédagogiquesLectures (histoire, société, BD, etc.)Littérature jeunesse

/51//52//54//56//58/

16 LE DOSSIER

Au fil des pages... des livres pour changer l’école

4

Lire, s’affranchir

2 N’Autre école Questions de classe(s)

Page 3: Questions de classes/N'Autre école

N’Autre école– Questions de classe(s)

(n° 39�– printemps�2015)Périodicité :�trimestriel�/�Prix�du�n° :�4�€�

ISSN 1638-329X N’Autre école : revue de la Fédération CNT

des travailleuses/eurs de l’Éducation.Questions de classe(s) : revue de l’association

et du site Questions de classe(s)

Directeur�de�publicationAurélien ÉTIeNNe

Avec,�par�ordre�d’apparitiondans�ce�numéro...

Agathe Goupil – Collectif AVS 75 –Samuel Ronsin – Nicolas Hernoult –

Laurent Ott – Ruwen Ogien – GrégoryChambat – Denis Merklen – Nicole

Chosson – Isabelle Martineau – JérômeVidal – Sabrina Le Rallec – Michel Barré –Jean-Pierre Fournier – Alexandra Henry –Sophie Van der Linden – Irène Pereira –

Gaetan Le Porho – Michel Piriou – NicolasHernoult – Jérôme Debrune – FabienneLauret – Charles Piaget – Éric Zafon – LeCollectif d’animation de Q2C – Valérie

Guiffrey – Bernard Collot...

Collectif�d’animationÉric Zafon – François Spinner – SamuelRonsin – Olivier Ramaré – Mary vonne

Menez – Anne Querrien – ValérieGuiffrey – Nicolas Hernoult – AlexandraHenry – Jean-Pierre Fournier – Fabien

Delmotte – Jérôme Debrune – Jean-LouisCordonnier – Nicole Chosson – Grégory

Chambat – Charlotte Artois- FranckAntoine.

Maquette�&�mise�en�pageGrégory Chambat

Correction�Solange Bidault

IconographieLes illustrations de ce n° sont signées

Boutanox : http://boutanox.blogspot.fr/

ImpressionLa Source d’Or, Clermont-Ferrand

Publiée sous Creative commons.Pas d’utilisation commerciale.

En�couvertureBoutanox / Mise en page : Éric Zafon

Sites�&�contactswww.cnt-f.org/nautreecole

[email protected]

[email protected]

Abonnementswww.cnt-f.org/nautreecolewww.questionsdeclasses.org

Ce numéro est dédié à Osanna ainsi qu’àla mémoire de Fred, Michel et Chris.

N’autre étape…Chères lectrices, chers lecteurs,

La parution de ce numéro a beaucoup tardé, nous vousdevons des explications.

Depuis treize ans, N’Autre école, revue de la CNT-Fédération des travailleurs de l’Éducation a vu sonaudience s’élargir au fil des années, et elle n’a cessé dese transformer : ouverture à des contributeurs exté-rieurs dès 2004, changement de mise en page et deprésentation en 2010. Elle a gagné en reconnaissance ;avec son double choix d’origine : un œil sur le social, unautre sur l’école, et toujours cette visée émancipatrice.

Fidélité et changement continu : une nouvelle étape aeu lieu au printemps 2014, au lendemain du stage «sub-vertir la pédagogie », avec un renforcement importantdu comité de rédaction. Une nouvelle équipe donc, sans

compter que l’ancienneavait évolué au fil du temps,notamment quant auxappartenances syndicalesdes uns et des autres.

Le lancement en parallèled’un site animé par une par-tie de cette équipe : « Ques-tions de classe(s) » qui seprolonge aujourd’hui à tra-

vers une revue papier a conduit les uns et les autres àposer la question d’une autonomisation de N’Autreécole vis-à-vis de la CNT.

Quitter un format pour un autre, se défaire d’uneappartenance d’origine, cela demande un peu detemps : celui de la démocratie syndicale. Un congrèsdes syndicats CNT est prévu début avril pour décider del’avenir du titre. En attendant, un numéro commun vousest aujourd’hui proposé, sans présager des suites : unefusion des titres N’Autre école-Questions de classe(s)ou une coexistence de deux revues… Quoi qu’il en soit,il n’y aura pas de silence papier !

Car nous estimons indispensable que le combat despraticiens de l’égalité dans les écoles des quartierspopulaires puisse être dit, entendu, débattu et publié.

Questions de classe(s) / N'autre école / CNT-FTe

ÉditorialSOUS LES PAVÉS, LES PAGES

« Fidélité et changementcontinu : une nouvelle étape a eu lieu au printemps dernierau lendemain du stage“subvertir la pédagogie”, avec un renforcement importantdu comité de rédaction. »

3N’Autre école 39 / Questions de classe(s) 1

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4 N’Autre école Questions de classe(s)

ouverTure(S)

Jeunes scolaRisés : après des mois de silence (ou de parlotte), en deux étapes(Toussaint, veille de Noël), puis à la veille

de la rentrée de janvier, des hébergements jugésimpossibles (« mais on vous comprend, on aime-rait tellement en faire plus ») sont enfin réalisés.Avec plein de raccords à peaufiner et des situa-tions non réglées, mais on est dans la bonne voie.

Jeunes venant juste d’arriver : on a pu suivre lefeuilleton de la Paomie 1 durant la période deNoël : des places dans des gymnases, un peu, unpeu plus, presque tout le monde. Avec des ratés(des jeunes non acceptés ou qui ne le sont quesous la pression), des tensions tous les soirs (ou-vrira/ouvrira pas ?).

Dans le premier cas, les jeunes scolarisés, la so-lidarité des enseignants et des militants a permisaux jeunes concernés de garder confiance(concrètement : de ne pas quitter l’école, de nepas sombrer) et de percer le mur du silence. Lapresse, dure d’oreille au début 2, s’est fait l’échode ces situations, et ça, les autorités n’aiment pasdu tout.

Cette solidarité a été, est, sera :– quotidienne : ces jeunes ont pu compter surnotre présence jour après jour, pas sur un com-muniqué ou une apparition épisodique ; la ques-tion n’est plus de diffuser des tracts (à Paris,personne ne les prend plus à la sortie des métros),elle est de faire passer l’info pour de vrai, et sou-vent de façon spécifique : un mail aux collèguesde son établissement, des explications aux tra-vailleurs sociaux qui souvent ignorent tout de laquestion ;– imprévue, avec la dose de surprise qu’il faut :irruption du local de la FIDL dans l’affaire. Ou-

vrir un local, ça aurait été selon certains« pallier les défaillances de l’État »« se transformer en caritatif »,bref, violer des tabous… ben non,

ça a marché ! Et les surprises ne sont

pas terminées… La menace (payante) d’occupa-tion du lycée Guimard, l’occupation des écoles àLyon, sont sources d’inspiration ;– « sans frontières » (dans les têtes) : dans cegenre de bagarre, on ne se demande pas si on estbénévole ou militant, si on est « traître à lacause » parce qu’on trouve un blouson à tel outel, si on se compromet avec les politiciens parcequ’on ne cesse de faire pression sur eux… Demême, on constate que des officiels sincères(telles élues dans le nord-est parisien) peuvents’impliquer avec des résultats concrets, desgrandes structures (FCPE, LDH) peuvent êtretrès efficaces, comme chambres d’écho mais passeulement. Tant pis pour les dogmes, on avance.

Pour les jeunes de la Paomie, on a vu à l’œuvrele savoir-faire du DAL, l’apparition du « 115 duParticulier », l’inattendu des voisins indignés…là aussi, nous avons des ressources. Et nous entrouverons d’autres, pour secouer ce mélanged’indifférence et de lenteur structurelle, cettegêne à assumer clairement la nécessité d’accom-plir des gestes de solidarité élémentaire (unmanque d’audace certain devant la xénophobie– celle d’une partie de l’opinion et de l’État).

Né il y a dix ans, autour des jeunes scolarisés,le Réseau éducation sans frontières ne retrouvepas seulement ses origines mais ce qui fait saforce : son sens des occasions, des alliances, cemélange de sensibilité solidaire et de ténacité. ■

JEAN-PIERRE FOuRNIER1. Cet organisme est chargé de trier les jeunes à leur arrivée, s’achar-nant à dénier leur minorité au plus grand nombre de jeunes possible,et par tous les moyens, dont les fameux tests osseux, toujours utilisésmalgré leur non-validité.2. En dehors des accusations rituelles qui ont leur part de vérité, ily a d’autres raisons à cette surdité des débuts : la presse parle desévénements, pas des situations (ne jamais avoir une nuit complète,ne jamais pouvoir s’allonger, ça ne fait pas un article, tomber defaiblesse et être amené à l’hôpital, si, et là on revient sur les causes) ;les journalistes ont du mal à croire que ce soit « si pire » : pas plusque mes collègues (« mais quand même, tu ne vas pas me direque… ») mais pas moins. Il faut les convaincre.

Dans les luttes…Retour sur une expérience parisienneJeunes isolés étrangers, pourquoi ça a bougéDes sigles à profusion (MIE, JIE,Casnav, Paomie, ASE,FTDA* etc.), des procéduresjudiciaires et administrativescomplexes… mais où sontpassés nos sans-papiersd’antan ? Car s’ils sont tousmigrants, ces jeunes ne sont sans-papiers qu’au moment de leur majorité. Et souvent, ils ne sont ni mineurs (la justice leur déniecette qualification) ni majeurs(leurs papiers indiquent le contraire). Comment s’y retrouver ? C’est le but de l’article qui suit, avec le prisme de l’engagement : onapprend vite aux côtés de cesnouveaux arrivants, qui viennentpour mille raisons (la guerre et la misère, mais aussi des choixou des conflits familiaux, et toujours l’espoir d’un Eldorado).Et qui demandent un abri, une école… ce que n’importequel pays devrait fournir à n’importe quel jeune.

* Mineurs isolés étrangers, Jeunes isolésétrangers (incluant les majeurs), Centreacadémique pour la scolarisation des enfantsallophones nouvellement arrivés et des enfantsdu voyage, Plate-forme d’orientation desmineurs isolés étrangers, Aide sociale àl’enfance, France terre d’asile.

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appreNdre à luTTerLUTTER POUR APPRENDRE

Vous saVez, ces peRsonnes sans qui les enfants han-dicapés ne pourraient pas ou auraient de grandes dif-ficultés à être scolarisés. Ces personnes qui tentent

d’adapter la pédagogie des professeurs au handicap de l’enfantqu’ils accompagnent, qui assistent aux réunions pluridiscipli-naires pour mettre en place un projet d’accueil de l’élève dansl’école. Vous savez, ces personnes qui s’informent, se docu-mentent sur le handicap spécifique de l’enfant dont ils s’occu-pent. Ces personnes qui aident l’enfant à la bonnemise en œuvre de son intégration sociale avec sescamarades, avec le personnel, celles qui font lelien entre les parents et l’école, celles qui dialo-guent, qui écoutent, qui essaient de comprendre,d’expliquer. Celles qui aident l’enfant à aller auxtoilettes, qui le nettoient, qui le recoiffent, le rha-billent, qui l’accompagnent dans toutes les acti-vités scolaires extérieures. Celles qui proposentavec l’accord de l’enseignant des ateliers. Cespersonnes payées une misère auxquelles aucunCDI ou titularisation ne peuvent être promis. Ehbien, ces personnes c’est moi et quelques milliersd’autres qui aiment leur travail, qui se sentent utiles, qui réflé-chissent à leurs rôles professionnels dans leur établissement,qui s’adaptent aux enfants qu’ils suivent, qui sont sur-diplôméspar rapport à leur fiche de poste. Après six ans de contrat d’unan, renouvelé tous les ans, j’ai été virée : renouveler le contrataurait mis l’Éducation nationale en infraction si elle m’avaitproposé un autre contrat. Deux ans de chômage.

Puis un autre contrat, privé, en CAE-CuI. Mon salaire estsubventionné à 70 % par Pôle emploi. Il s’agit à la base d’uncontrat pour aider les plus démunis, les plus mal diplômés àêtre embauchés. Quelle aubaine pour les principaux qui peu-vent embaucher à 20 heures, pas plus, au Smic (675 € parmois) des personnes soit diplômées en psychologie, soit avecune expérience de plusieurs années dans le monde du handi-cap, soit ayant un master. Je ne les blâme pas, au contraire,

eux aussi font ce qu’ils peuvent et reconnaissentnos compétences à leur juste valeur. Ce contratest valable 2 ans et ne peut être renouvelé. J’aifait une demande de validation des compétencespour obtenir le diplôme d’éducateur de jeunesenfants car je trouvais que les compétencesrequi ses étaient similaires à celles de l’auxiliairede vie scolaire. Première lettre, premier refus.Je renvoie une lettre de recours expliquant exac-tement ce qu’étaient les fonctions d’un AVS.Deuxième refus : « Les fonctions et activités ciblées pour établir le rapport direct précisant ladimension collective et non individuelle de l’ac-

compagnement effectué par l’EJE » une collègue doit alleraux Restos du cœur pour nourrir sa fille. Elle rentre dans lesstatistiques des travailleurs pauvres sur-diplômés. Commentêtre disponible et à l’écoute de tous ces enfants emprisonnésdans leur handicap lorsque l’on ne sait pas si son propre enfantmangera à la fin du mois ? Et pourtant, elle parle de son métiercomme d’une passion. ■ AGATHE GOuPIL

lettre d’une aVs… une quoi ?TÉMOIGNAGE : je suis une femme, j’ai 37 ans, je vis en couple et j’ai deux enfants en bas âge. Je possède une maîtrise d’arts plastiques. J’ai travaillé dans le domaine du social tout en étantbénévole dans une association d’arts plastiques et en ayant passé un certificat d’art-thérapie. Je suis auxiliaire de vie scolaire depuis huit ans.

PARCE QUE LA GALÈRE DEMEURE LA RÈGLE et quela création du statut d’accompagnantsd’élèves en situation de handicap (AESH)1

n’améliore rien (baisse du volume horaireannuel donc du salaire, formations nonrému nérées, étalement du calcul de lapaie de 36 à 39 semaines). Parce que60 % des contrats signés restent descontrats uniques d’insertion (CUI, de droitprivé, payés 20 h pour 24 h de travail ef-fectif – 670 € / mois ! –, renouvelable seu-lement pour deux ans maximum).Parce que l’annonce de la CDIsation n’estque de la poudre aux yeux : elle n’offre au-cune garantie d’augmentation de salaire,de réelle formation, d’amélioration desconditions de travail. Il faut avoir cumulé6 ans de contrat AED 2 (et souvent 2 deCUI en plus) et elle ne concerne à l’heureactuelle que 4% des AVS parisien.ne.s. La

CDIsation n’a rien à voir avec la titularisa-tion, elle ne fait que pérenniser la préca-rité au lieu d’une création d’un réel statut.Parce que, sans statut, nous sommesdans la précarité la plus totale. Que bonnombre d’entre nous sont confronté.e.s àdes difficultés pour se loger, se nourrir, sesoigner, payer factures et titres de trans-port, etc. De plus, certain.e.s rencontrentdes problèmes pour le renouvellement deleur titre de séjour car leurs contrats nesont jamais signés à temps.Nous revendiquons :La titularisation de tou.te.s les AVS enposte, sans condition de concours ni denationalité. La possibilité de signer descontrats à temps plein. La revalorisationde nos salaires : un vrai salaire quin’oblige pas à cumuler d’autres emplois.La création d’un statut réel et reconnu desAVS, correspondant aux conditionsd’exercices dans la fonction publique, et

notre inclusion pleine et entière au seindes équipes pédagogiques.Parce que nous n’avons accès à aucuneformation sérieuse ayant une réelle utilitéet donnant accès à des équivalences entermes de diplômes, que les formationsnous sont présentées comme « obliga-toires » mais ont souvent lieu hors dutemps de travail (le samedi) et ne noussont pas rémunérées,Nous revendiquons :Une formation adaptée et rémunérée, quiaboutirait à l’obtention d’un diplôme d’Étatde niveau IV. (collectifavs75.blogspot.fr/)

Appel à la grève le 12 février du Collectif AVS 75.1. Les AVS – auxiliaires de vie scolaire – devenus AESHen juin 2014, lors de la « CDIsation ».2. Les AED sont issus des MI-SE (maîtres d’internat etsurveillants d’externat) créés pour favoriser l’emploid’étudiants. Depuis 2003, cet ancien statut a été rem-placé par les AED, plus précaires, avec un temps detravail plus important et directement soumis au chefd’établissement pour le recrutement et le renouvelle-ment de contrat.

en grève pour...

Printemps 2015– Numéro commun N’Ae 39 | Q2C 1

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6 N’Autre école Questions de classe(s)

ouverTure(S)

Le système éducatif tunisien traverse une criseprofonde.Quelles que soient les limites de ce type d’ap-proche, la relégation à la 70e place en Afrique dela première université tunisienne dans le classe-ment du site 4icu a été durement ressentie dansun pays qui s’est longtemps cru exemplaire dansle domaine. Dans le primaire et le secondaire, lacrise prend la forme d’un large mouvement dedésaffection. En 2012-2013, 100 000 élèves ontquitté leur établissement en cours d’année pourrejoindre le tiers d’enfants non scolarisés quecompte le pays, le double de l’année précédente.Lotfi Ben Salem, surveillant général du lycée deMenzel Hayet à 35 km de Monastir, témoigne :« En 2012-2013, nous avons eu 85 abandons, rienque depuis la rentrée de septembre, nous ensommes déjà à 40. Mais c’est normal, les condi-tions sont insupportables. Les élèves se lèvent à5 h 30, la plupart parcourent plusieurs kilomètresà pied avant d’attraper le bus, ils arrivent ici à 7heures, commencent à 8 heures et ne rentrentchez eux que vers 18 heures-18 h 30. 2» Mêmeconstat au collège de Grawa (160 km au sud-estde Tunis) « Rien que pour ce premier trimestre2013-2014, nous avons déjà 28 abandons. Mêmeune fille de seconde, première de sa classe avec14-15 de moyenne, vient d’arrêter », déclare H.Hamza, le proviseur du collège de Grawa. « Ilsviennent tous à pied dans un rayon de 5 km car iln’y a pas de moyen de transport, et il n’y a pas decantine, pas d’activités culturelles ou sportives.Les jeunes veulent aider les familles. Beaucouppartent en Libye chercher du travail. » À celas’ajoutent, des classes surchargées, des ap-proches pédagogiques rarement adaptées au

quotidien des élèves mais, surtout, une crise pro-fonde du modèle d’ascension sociale porté parl’école. L’augmentation des bacheliers et desétudiants et des formations professionnelles –voulu par le régime – sans regard sur les débou-chés potentiels, a généré une prolétarisation desdiplômés frappés par un chômage massif. Diplô-més chômeurs auxquels la révolution tunisiennea donné une grande visibilité.

Les diplômés chômeursLa question du chômage des diplômés, KadriArbi, rédacteur en chef de Notre école et la Ré-volution, la connaît bien. En décembre 2010, il acréé, avec quelques camarades, l’Union des Di-plômés Chômeurs (UDC) de Regueb (gouvernoratde Sidi Bouzid). Née dans la clandestinité en2006, l’UDC cherche à organiser les quelque230 000 diplômés chômeurs que compte le pays.Très dépendants des emplois publics, les diplô-més chômeurs sont directement confrontés à lacorruption et au clientélisme du système Ben Aliet jouent un rôle important dans sa chute. Celaexplique l’importance du combat mené par l’UDCpour obtenir des critères de recrutement clairs,objectifs (âge, date d’obtention du diplôme), sociaux (situation personnelle et familiale), privi-légiant l’emploi local dans les régions pauvresmais aussi… échappant le plus possible aux éva-luations personnelles des dossiers par une admi-nistration qui reste corrompue.

Dans un entretien de 2012 3, Kadri Arbi expliquaitson combat. « Lorsque l’UDC a entamé son acti-vité, elle ne pouvait pas travailler avec toute la so-ciété tunisienne, l’objectif était d’initier un travailau niveau des diplômés chômeurs. » Contre unepartie de l’UDC nationale, tentée par une ap-proche catégorielle, Kadri Arbi défend un pro-gramme de convergence des luttes tourné versles chômeurs, les travailleurs, les « vrais syndica-listes » et toutes les « classes sociales marginali-sées du pays ». Ceux qui ont combattu ensembleentre décembre 2010 et janvier 2011, laissantmorts cinq des leurs lors de l’intervention de lapolice à Regueb le 9 janvier 2011 4. Pour KadriArbi, c’est cette révolution qu’il faut poursuivre,celle « du 17 décembre 2010 et non du 14 janvier2011, ou du Jasmin ! ». Une révolution pour « unprojet de société qui inclut véritablement lesclasses sociales populaires 5 » et non sa récupé-ration, sous forme de réformes constitutionnelles,par les élites de Tunis. Cette méfiance envers lepouvoir central et la valorisation des combats dela base reste très visible dans la revue.

Tunisie

Le 1er janvier 2015 est paru le premier numéro de Notre école et la Révolution 1. Ce périodiquebilingue (français/arabe) est le résultat du travail d’un grouped’enseignants de la Tunisiecentrale. Loin de la Tunisietouristique des côtes et de celle,officielle, de la capitale, cetterégion marginalisée a une longuetradition de lutte. En témoigne la grande grève du bassin minier(Gafsa) de 2008-2009, mais aussila révolte spontanée des habitantsde Sidi Bouzid, Kasserine et Gafsasuite au suicide par le feu de Moham med Bouazizi le 17 décembre 2010, point de départ du processus ayantentraîné la chute du régime BenAli. En novembre-décembre 2014, les enseignants tunisiens menaientune grève de plusieurs semainesmarquée par l’occupation du ministère de l’Éducation à Tunis. En janvier 2015, de nouvelles émeutes éclataient à Kasserine. Notre école et la Révolution se veut à la jonction de ces luttes sociales et du combat des enseignants.

Notre école et la révolution

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IL SE PRODUIT BIEN D’AUTRES EXPLOSIONS d’horreurdans le monde. Mais écrivant au Mexique,c’est celle-là qui me touche au plus près.

Le monde explose d’horreur : il ne secontente pas de la contempler. Ayotzinapa estdevenu le symbole de l’horreur, de la barbariede l’homme à l’égard de l’homme, de la putré-faction de l’État mexicain, de la violence d’unsystème capitaliste qui traite les personnescomme des objets. Mais c’est bien plus quecela. C’est une immense clameur, Ya Basta !Assez !, c’est un déferlement de rage. Les parents des étudiants sont en tête des protes-tations, mais chaque protestation convergeavec une autre. Un quart des municipalités del’État du Guerrero ont à présent rejeté les au-torités officielles et mis en place leurs propresassemblées pour gouverner leurs villes. Danstout le pays, les étudiants se sont mis engrève, ont organisé des marches et ont créédes assemblées. Depuis trois mois, pas unjour ne s’est écoulé sans que des manifesta-tions pleines de rage et d’indignation n’aientlieu. Des gens protestent dans le monde entieret exigent la réapparition des étudiants. Unmécontentement converge avec un autre, tan-dis que grandit le cri : Ya Basta ! Nous enavons assez des violences policières, des poli -ticiens corrompus, assez d’un État qu’on nepeut distinguer du narco-capital. […] De toutecette horreur émerge quelque chose d’autre,quelque chose de beau qui ne remplace pasdu tout cette horreur. Une chose de beauté qui

a cette horreur en son centre. Une chose debeauté qui brille de la promesse d’une sociétén’existant pas encore, qui émet la lumière d’unmonde de dignité. Un monde édifié sur larecon naissance mutuelle des dignités hu-maines n’existe pas encore, et sa lumièrebrille sur le visage des parents des 43 et surcelui de tous ceux d’entre nous qui, auMexique et partout dans le monde, crient :« Non ! Assez ! Nous n’acceptons plus ! ››

Donner un coup de pied à un chat moribondgisant dans la rue – non, pas vous, cher lec-teur, chère lectrice – c’est ce que fait le capitalsans arrêt, en pensant qu 'il n’y aura pas deréaction. C’est ce que le capital a fait à Ayot-zinapa, se disant qu’il n’y aurait pas de pro-blème. Et le chat, loin de rester étendu et demourir, s’est retourné, le poil hérissé, et s’estmis à cracher et à sortir ses griffes. Le chats’est redressé et s’est transformé sous nosyeux en un tigre grondant et rugissant. C’estce que nous sommes en train de vivre. […]

Celui qui frappe le chat ne comprend toutsimplement pas la réalité. Il ne comprend pasque la réalité est volcanique, qu’il y a un anta-gonisme latent au sein des rapports sociauxde cette société capitaliste […].

Comment pouvons-nous alors lire Le Capitalde Marx à partir de Ayotzinapa ? Commentpouvons-nous le lire dialectiquement ? Il nes’agit pas seulement de l’histoire du chat quia été frappé : ce n’est pas seulement l’analysedes structures de domination. […] Considérerle chat frappé comme un objet, comme unevictime, c’est déjà soutenir que la seule solu-tion possible réside dans un sauveur venantde l’extérieur : un parti, un leader. Dès lespremières lignes du Capital, nous devonsavoir à l’esprit en les lisant le sujet-chat-qui-crache-et-devient-tigre. La richesse qui ouvrela première ligne du Capital doit être com-prise comme un chat-tigre qui se hérisse etcrache déjà contre ce qui l’agresse, c’est-à-dire la marchandise.

Un tel chat n’a pas besoin de parti ni de lea-der : sa force réside dans sa propre rage quibrûle dans l’espoir d’un autre monde quin’existe pas encore. Un monde de dignité, unmonde où les richesses seraient libérées desentraves de la marchandise. […]

Ayotzinapa ne connait aucun territoire.Même si son nom n’est pas familier aux lec-teurs, la réalité de la barbarie croissante ducapitalisme pénètre partout dans le monde etprovoque explosion sur explosion de fureur, àun endroit puis à un autre.

Nous sommes le 2 janvier 2015 et je viensjuste de lire le communiqué publié hier par leszapatistes : « Des mains des familles des 43,nous avons compris que Ayotzinapa ne setrouve pas dans l’État mexicain du Guerreromais partout dans le monde d’en bas. Deleurs mains, nous comprenons que l’ennemicommun de la campagne et de la ville est lecapitalisme, pas seulement dans un paysmais dans le monde entier. ›› •

SaNS FroNTièreSAU-DELÀ DU NATIONAL

Notre école et la Révolution « Le ministère de l’Éducation vient delancer une expérience pilote danstrois lycées et dix écoles primaires deplusieurs régions, dont Monastir, pourtenter de prévenir par SMS les famil -les de l’absentéisme de leur progéni-ture. Il suffit de 21 jours d’absenceconsécutive d’un élève pour qu’il soitradié de l’école, sans que personne necherche à discuter avec lui » peut-onlire dans Le Monde 6. En Tunisiecomme ailleurs les autorités saventcommuniquer, donner des noms pom-peux, « expérience pilote », à du ventet dissimuler leurs carences en culpa-bilisant les familles et en excluant lesdécrocheurs. Le premier mérite deNotre école et la Révolution est dedonner la parole à un collectif d’ensei-

gnants de base qui n’a aucun intérêtà éluder les problèmes auxquels il estquotidiennement confronté… Un col-lectif qui ne réclame pas des SMS ex-périmentaux et pilotes mais destransports scolaires pour Regueb, oudes classes moins chargées 7. Les au-teurs de la revue veulent, toutefois,aller beaucoup plus loin et travailler àl’instauration d’un « nouveau modèleéducatif » permettant de lutter contrele divorce entre l’école et ses élèves.Si l’école ne peut résoudre le pro-blème du sous-emploi des diplôméselle peut éviter que cela ne génère unrejet global de l’éducation dans lesclasses populaires. Pour ce faire, lesauteurs proposent un recentrage de lapédagogie sur le vécu et la culture desclasses populaires à l’opposé d’unetendance actuelle, qui n’est pas que

tunisienne, à chercher la solutiondans l’acclimatation de modèlesétrangers miracles. « Les uns sontnostalgiques de l’héritage colonialotto man ou français, les autres veu-lent développer des écoles religieusesà l’afghane, écrit Kadri Arbi avantd’ajouter plus loin que ce qui est visépar ces politiques en matière d’édu-cation, sans relation avec les spécifi-cités locales, c’est la soumission dupeuple par l’aliénation. » Un systèmed’éducation populaire, démocratique,tourné vers le collectif, ouvert sur lasociété, préférant l’élève conscient etresponsable à l’élève sage… Une pistede réflexion très prometteuse, dontl’intérêt dépasse largement la Tunisie.Nous attendons avec impatience leprochain numéro de notre cousine ! ■

Samuel Ronsin

Par John Hollowayextraits de la préface de

Lire la première phrase du Capital

Lire la première phrase du Capital, John Holloway,trad. José Chatroussat, Libertalia « À boulets rouges »,fév. 2015, 83 p., 8 €.

Notes

MEXIQUE AYOTZINAPA. Il n’y a pas à partir d’un autre lieu. Il n’y

a pas une autre façon d’aborder la première phrase du

Capital , ni d’aborder quoi que ce soit d’autre. Ayotzinapa,

c’est là où le monde a explosé d’horreur. Ayotzinapa, dans

l’État du Guerrero au Mexique, c’est là où 43 étudiants

ont été arrêtés et enlevés par la police locale et trois

autres sauvagement assassinés le 26 septembre 2014.

1. Ce premier numéro abénéficié du soutien dela CNT qui a pris l’im-pression à sa charge.2. Cité par Isabelle Man-draud, « L’école tuni-sienne : les raisons d’unedésertion », Le Monde, 29 janvier2014. 3. « L'organisation del'Union des diplôméschômeurs » in Terre etLiberté, n°2, Mai2012,pp. 10-12)4. Il s’agit de Nizar Slimi,Manel Bouallegui, Mohammed Jaballi,Mouadh Khelifi et RaoufKaddoussi.5. Cette citation et lessuivantes sont extraitesde l’édito du numéro 1de Notre école et la Ré-volution rédigé par KadriArbi.6. Voir note 2.7. Respectivement page7 et 8 de la partie arabede Notre école et la Ré-volution.

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Page 8: Questions de classes/N'Autre école

si nous ne souhaiTons pas que notre travaild’acteur éducatif et social se limite à l’applica-tion de programmes, normes et dispositifs pen-

sés en dehors de nous, nous avons à ouvrir notre champde réflexion au-delà des murs, à réinvestir des pans entiers de la vie de nos élèves, usagers et bénéficiaireset à apprendre à les considérer « en eux-mêmes », etnon plus à partir de notre unique point de vue.

Dégager son regard des institutions est un voyagevers l’inconnu, une entreprise que l’on peut juste-ment qualifier de risquée. Le bénéfice pourtant en estimmense : il consiste, petit à petit, à entrevoir d‘au-tres causalités, d’autres logiques, et permettra peut-être de se réapproprier à la fois individuellement etcollectivement, un métier qui nous échappe.

Il en est ainsi avec les groupes et les publics margi-nalisés, comme, par exemple les enfants rroms. Si onobserve uniquement ces enfants depuis une institutioncomme l’école, alors on n’a devant soi que le spectaclede la déliaison, de l’étrangeté. On peine à comprendreune relation à l’école aussi faible, aussi lâche, aussi peuinvestie et régulière. À partir d’une telle expérience,on est bien fragiles et exposés à adopter n’importequelle opinion stéréotypée du problème.

Faute d’expérience directe, l’anomalie de la désco-larisation nous semble provenir de ceux qui la subis-sent. Ce que nous avons sous les yeux, l’inadaptationde la norme scolaire deviendra pour nous la preuve del’inadaptation des personnes elles-mêmes.

anDRea aVaiT 6 ans en aRRiVanT De Roumanieavec ses parents venus chercher une vie meilleure. Cesera un des nombreux bidonvilles de la région pari-sienne. Pour scolariser Andrea, il a fallu deux ans etla ténacité de militants pour vaincre toutes les barrièresadministratives (passives et actives, volontaires etinvo lontaires).

Pour elle – comme pour d’autres enfants – le bidon-ville est un environnement passionnant, où il se passetoujours quelque chose. un milieu, certes pas exemptde violences et de dangers, mais qui constitue aussiune protection contre un monde jugé hostile. Il est dif-ficile de concevoir que ce lieu puisse être vécu commeun « cocon protecteur » par l’enfant qui y vit et qu’ily gagne mobilité et autonomie, parfois même contreses propres parents (trop exigeants ou insécurisants).C’est là qu’Andrea grandit et fait l’expérience des ate-liers éducatifs de rue des pédagogues sociaux de notreassociation. Elle y noue des liens de confiance etd’amitié avec eux.

À 8 ans passés, elle rentre à l’école. Appréciée deses maîtresses, adoptant un comportement conformeà ce que l’institution attend d’elle, elle se sent d’abordpleinement acceptée. Trois expulsions successives du

8 N’Autre école Questions de classe(s)

ouverTure(S)

DÈS LORS QU’ON RENONCE à décrire une action scolaire, éducative ou sociale à partir de ses objectifs, de l’énoncé de ses missions ou de la description des institutions qui s’y consacrent, on s’aventure dans l’inconnu. Nous avons trop pris pour des évidencesce qui relève de constructions institutionnelles et de conventions sociales aujourd’hui en échec.

Première chronique voir au-delà des murs et des grilles des institutions

DÉFINIE EN QUELQUES MOTS, la pédagogie sociale rendcompte des interventions éducatives et sociales qui neproviennent pas directement des institutions de ce sec-teur. Éducation non formelle, travail éducatif de rue, inter -vention sociale en milieu ouvert, rien de tel pour ouvrirson champ de vision au-delà des murs des institutionset tenter de comprendre quelques changements et évo-lutions en cours.la pédagogie sociale est une pratique éducative pour unmonde en mutation, des cadres qui se fissurent. elle estreprésentée au niveau international par un ensemble de

pratiques et de formations, parfois dispensées à l’uni-versité (Grande-Bretagne et pologne par exemple) ets’inscrit dans un champ qui couvre les interventions édu-catives, culturelles et sociales, au sens large. elle estinflu encée par la vie, la pensée et l’œuvre de « grandspédagogues » dont Célestin Freinet (France), paulo Freire(Brésil) , Janusz Korczak et Helena radlinska (pologne).en France, différentes expériences se réclament duchamp de la pédagogie sociale. Ces expériences seregrou pent au sein d’un Chantier de pédagogie sociale,en lien avec le mouvement Freinet.

La pédagogie sociale

Pour ne pas se cantonner dansune perspectiveuniquement négative,au risque d’ajouter au découragementgénéral, il importeaussi de mettre en évidence les ressourcesinexploitées d’autresmodalitéspédagogiques,éducatives et socialesqui sont possibles.Telle est l’ambition de cette chronique.

LAURENT OTT,FORMATEUR ET CHERCHEUR

EN PÉDAGOGIE SOCIALE.

Andrea, bonne élève « déçue »

Page 9: Questions de classes/N'Autre école

CHroNiQueSDE LA PÉDAGOGIE SOCIALE

bidonville viennent rompre cet équilibre. « Heureuse-ment », à chaque fois, le campement a pu se reconstruiredans une zone proche.

Mais, il y a deux ans, une nouvelle expulsion, beaucoupplus dure, avec une surveillance policière accrue, obligeAndrea et sa famille à faire l’expérience de l’héberge-ment d’urgence, du nomadisme hôtelier (le « 115 »). Cet« exil » coïncide avec son entrée au collège.

Andrea ne pouvait plus y être une élève ordinaire. Sonniveau scolaire inégal, en deçà de celui attendu, ne consti-tuait pas jusque-là un empêchement pour ses apprentis-sages. En élémentaire, il était admis que chacun pouvaittravailler ensemble avec un niveau différent.

Au collège, accueillie avec une grande bienveillance,elle était censée réaliser le même travail que les autres,sans attention ni programme particulier, sauf… qu’onn’attendait plus rien d’elle. Ses profs étaient conscients(sur-conscients) de son écart vis-à-vis de la norme.

Andrea découvre que, non seulement elle ne parvenaitpas à réaliser ce qu’on lui demandait, mais qu’en plus onn’attendait même pas qu’elle le fasse. Au début, commel’ancienne bonne élève docile qu’elle était, elle pensait

être punie, en ne faisant pas des devoirs incompréhensi-bles pour elle. Elle nous réclamait alors qu’on les fasse àsa place par peur des remontrances. Elle comprit peu àpeu que ça n’avait aucune importance.

Dès lors, l’attitude d’Andrea changea. Par ennui, pardépit aussi, elle participe à des conflits interminables avecd’autres de ses camarades en difficulté. Elle se « victi-mise » et met en scène une insatisfaction chronique vis-à-vis du collège, y allant de moins en moins en souvent.

Andrea, ne se contente pas de « décrocher passive-ment » ; elle formule une véritable haine de l’institution.Sur nos ateliers, auprès de ses camarades rroms, elle pro-page un discours « anti-école » ; surprenant les autres en-fants et certains adultes.

Ce renversement était d’autant plus difficile à compren-dre qu’il s’attaquait à un établissement qui pouvait êtreconsidéré comme bienveillant à son égard. On peutmême imaginer que du côté de l’équipe éducative, quine connaissait pas la vie d’Andrea, dans son milieu ordi -naire (le bidonville, l’association), son comportementpouvait valider tous les stéréotypes anti-rroms, sur unesupposée nature anti-scolaire rétive aux apprentissages ;sur l’influence négative des parents désireux de les « ex-ploiter », etc. Difficile de comprendre que le rejet ressentipar un enfant d’une institution comme l’école ne vientpas forcément de mauvais traitements, de propos discri-

minatoires ou d’injustices,mais peut prendre racinedans une forme de « non-at-tente », de « non-désir » de lapart des enseignants.

Si de nombreux ensei-gnants sont prompts à dé-noncer le défaut ou lemanque d’exigences sur letravail ou le comportement,peu d’entre eux sont familia-risés avec la question dudésir. Il ne s’agit pas d’exi-ger, il s’agit d’avoir du désirpour l’autre c’est-à-dire « aunom de lui ». Andrea avaitété très sensible à ce désir ;elle s’était appuyée sur luipour exprimer ses propresdésirs à elle. L’abandon d’untel soutien a produit une im-mense déception, puis de lacolère.

Que faire face à une telledéception et à une telle rancœur ? Les pédagogues sociaux qui la connaissent bien ont été évidemment ten-tés de « renflouer » l’image de l’institution, au risque desubir aussi la colère d’Andrea.

Ainsi, la dépendance, vis-à-vis de l’institution, du regard que nous portons sur un enfant, peut-elle leconduire à la désespérance. Et si cet enfant n’est pasconforme à l’institution, s’il n’y trouve pas de place ? Leconsidèrerons-nous perdu ? Ou bien nous acharnerons-nous à tenter de sauver une entreprise qui coule ?

Finalement, les pédagogues sociaux ont fait autrement ;ils ont fait le pari de comprendre le choix et la positiond’Andrea et ont facilité le fait qu’elle reprenne des rela-tions avec ses anciens camarades dans un autre bidonvilleplus éloigné et qu’elle fréquente davantage nos ateliers.Si Andrea n’allait plus à l’école qu’irrégulièrement, sielle n’en attendait plus rien (et l’école n’attendait plusrien d’elle), cela ne voulait absolument pas dire qu’An-drea allait cesser d’apprendre, de s’éveiller à laculture, etc. Tous ces apprentissages, ces conquêtes peu-vent s’exercer et s’acquérir dans l’environnement de viedirecte, indépendamment de l’école, pour peu qu’on yimplante des dispositifs d’éveil durables.

Cela ne veut pas dire qu’il faille supprimer l’école pourceux qui y trouvent une place ; encore moins que cette« éducation non formelle » pourrait être responsable del’inadaptation de la réponse scolaire. C’est tout lecontraire, il s’agit de séparer le pouvoir d’apprendre, decomprendre et d’agir sur le monde, de l’expérienced’échec de l’école. On peut apprendre en tout lieu, entout temps, à tout âge et il importe que celui qui a décro-ché, qui s’est découragé vis-à-vis de l’institution scolaire,apprenne à se réconcilier avec sa propre image et sa pro-pre capacité à apprendre, à comprendre et à produire dusavoir par lui-même.N’est-ce pas le véritable objectif de toute éducation ? ■

et aussi sur le Web…

parmi ces lieux d’expérimen-tation et d’action, structurésen associations, on peutciter :l’association intermèdes robinson, en essonne, l’association mme rueta-baga à Grenoble, l’associa-tion Terrain d’entente à Saint-Étienne, les ateliersde l’association dédales, àTrappes, l’association l’aCa-val, à Nantes, le Groupe-ment de pédagogie etd’animation sociale (GpaS),Bretagne.Sur une expérienceconcrète, en images ettextes :http://recherche-action.fr/in-termedes/ retrouvez tous ces liensainsi que la chronique heb-domadaire de l’associationintermèdes -robinsons surle site Q2C.

Il s’agit de séparer le pouvoir d’apprendre, de comprendre et d’agir sur le monde, de l’expérience d’échec de l’école. On peut apprendre en tout lieu, en touttemps, à tout âge et il importe que celui qui a décroché [...] apprenne à se réconcilieravec sa propre image et sa propre capacité à apprendre, à comprendre et à produire du savoir par lui-même.

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10 N’Autre école Questions de classe(s)

ouverTure(S)

et si... la guerre aux pauvres commençait à l’école

Questions de classe(s) – le titre frappe fort,mais, à première vue, entre « la guerrecontre les pauvres » et la morale laïque, lelien ne semble pas immédiat… ? Ruwen ogien – De nombreuses enquêtesmontrent que l’explication de la pauvreté par laparesse n’a cessé de gagner du terrain au coursdes années 1990, au détriment de l’explicationpar les phénomènes macro-économiques.L’idée se répand à nouveau, comme si on reve-nait au xIx e siècle, que si vous êtes riche, c’estque vous le méritez, et que si vous êtes pauvre,c’est de votre faute. Vous ne vous levez pasassez tôt, vous ne cherchez pas d’emploi avecassez de persévérance, vous préférez être assis -té, et ainsi de suite. C’est ce que j’appelle laguerre intellectuelle contre les pauvres.

Cette guerre aux pauvres s’exprime aussidans les tentatives d’expliquer la situation desplus défavorisés par des déficits moraux desindividus, plutôt que par les effets d’un sys-tème social injuste à la base. Le retour de lamorale à l’école exprime aussi cette philoso-phie et permet de diminuer l’importance dufacteur social dans l’explication de la violenceet de l’échec scolaire. C’est en ce sens qu’onpeut dire du retour de la morale à l’école qu’ilest un nouvel épisode dans la guerre intellec-tuelle contre les pauvres, visant, comme lesprécédents, à les rendre responsables des injus -tices qu’ils subissent.

Q2c – ce retour de l’enseignement de lamorale s’inscrit à la fois dans la nostalgie del’école d’antan et dans le mouvement derevan che contre « l’esprit 68 » déjà porté parses prédécesseurs. il témoigne du ralliementde la gauche au conservatisme scolaire,comme elle s’est convertie au libéralisme ouà la pensée sécuritaire… R. o. – Ce que la pensée conservatrice a deplus frappant, c’est sa vision moraliste desurgen ces politiques. Pour ceux qui la propagent,le problème principal de nos sociétés n’est pasl’accroissement considérable des inégalités derichesse et de pouvoir, le traitement inhumaindes immigrés sans papiers, ou les atteintes à lavie privée par le fichage et la surveillance descommunications. Non. Ce qui les préoccupe,

c’est l’effondrement d’un certain ordre moralfondé sur le goût de l’effort, le sens de la hié-rarchie, le respect de la discipline, le contrôledes désirs, la fidélité aux traditions et l’identi-fication à la communauté nationale.

La priorité, pour les conservateurs, n’est pasd’améliorer la condition économique des plusdéfavorisés, ou de mieux protéger les droits etles libertés de chacun. Elle est de restaurer cetordre moral. Le projet de ramener la morale« laïque » à l’école séduit manifestement beau-coup de monde, à droite comme à gauche. Ilrepose cependant sur une idée profondémentconservatrice : le problème principal de l’écolene serait pas qu’elle manque de moyens maté -riels, ni qu’elle est incapable de compenser lesinjustices causées par un système économiqueet social profondément inégal. Non. Le pro-blème, c’est l’immoralité des élèves, plusexactement l’immoralité des élèves des quar-tiers défavorisés !

En affirmant que la France a besoin d’un« redressement moral avec des accents réac-tionnaires un peu gênants, il s’agit de consa-crer l’hégémonie de la pensée conservatricesur le sujet de l’école, comme d’autres minis-tres de gauche l’avaient consacrée, par leursdéclarations, sur l’immigration ou la sécurité.

Q2c – ce qui distingue aussi les projets encours, c’est l’adjectif « laïque » accolé auterme de morale. comment comprendrecette démarche et ses impasses ? R. O. – Il ne faut pas être naïf. On ne peut pasignorer ce que sont devenus les mots « laïque »et « laïcité » dans le débat public aujourd’hui.Loin d’exprimer la défense de la justice sociale,des droits et des libertés individuelles, commece fut le cas à certains moments de l’histoire, lesmots « laïque » et « laïcité » servent à glorifierla Nation et ses « traditions » (gros rouge et sau-cisses de cochon, entre autres), et de discréditerles minorités religieuses qui ont le « culot » derevendiquer l’égalité dans la possibilité de s’ex-primer publiquement et de vivre selon leurs pro-pres habitudes culinaires ou vestimentaires. Ilfaudrait dire et répéter que l’usage public desmots « laïque » et « laïcité » ne vise nullementà étouffer le pluralisme des mœurs, la diversité

ruwen ogien, philosophe et auteur de La guerre contreles pauvres commence à l’école : sur la morale laïque a bien voulu répondre à nosquestions. Nous vous livrons son analysedu projet de rétablissement de la morale à l’école.

À propos de l’enseignement de la morale

Page 11: Questions de classes/N'Autre école

des habitudes culinaires et vestimentaires ouà stigmatiser telle ou telle population déjàdéfa vorisée. C’est pourquoi je me suis permisde suggérer que ce projet peut être compriscomme visant en priorité les jeunes des quar-tiers défavorisés, généralement accusés d’êtretrop sensibles à l’appel de l’intégrisme reli-gieux musulman, d’être trop violents et tropincivils, des jeunes dont tout le monde semblepenser qu’il serait urgent de les « discipliner »,et de les ramener dans le « droit chemin » del’uniformité républicaine. En effet, même sisa portée est plus large dans l’esprit du gou-vernement, c’est ainsi que son projet d’ensei-gnement de la morale laïque est géné ralementinterprété, et c’est ce qui explique pourquoi ilsuscite un tel enthousiasme, même à l’ex-trême droite… et même chez lescroyants catholiques : selon un son-dage IFOP effectué du 4 au 6 septem-bre 2012, 86 % des catholiques étaientpour des cours de morale laïque !

En fait, le ministère de l’Éducationnationale n’a probablement pas l’in-tention de stigmatiser une population.Il vise plutôt à obtenir une sorte deconsensus sur ses projets de réformede l’école, et il sait que l’idée d’un re-tour de la morale peut servir de baseà ce consensus. Mais le danger politique devoir la morale dite « laïque » mise au servicede la stigmatisation des musulmans existeclairement à mon avis. Q2c - l’ouvrage aborde cet enseignementde la morale d’un point de vue philoso-phique, mais c’est aussi une réflexionpéda gogique sur la possibilité d’un tel en-seignement, de ses modalités et surtout deson efficacité. R. o. – Le retour de la morale à l’école partdu postulat qu’elle peut s’enseigner aumoyen de cours et d’examens, comme sic’était une connaissance théorique du mêmegenre que la physique-chimie. Ce postulatn’a rien d’une évidence. La morale peut-elles’enseigner ? Et si son enseignement est pos-sible, doit-il se faire de façon magistrale aumoyen de leçons et d’examens ? Ne consiste-t-il pas plutôt à montrer l’exemple, et à don-ner l’envie de le suivre ? Les examens demorale devront-ils vérifier la connaissance del’histoire des idées morales ou la moralité desconduites de l’élève ? L’élève devra-t-il seu-lement montrer qu’il sait ce qu’est la vertu,ou devra-t-il prouver qu’il est devenu ver-tueux grâce au programme ?

Toutes ces questions philosophiques seramè nent en fait à une seule plus terre àterre : l’enseignement de la morale laïque

devra-t-il ressembler à celui des sciences na-turelles ou de la natation ? Savoir nager neconsiste évidemment pas à être capable dedécrire les mouvements de la brasse sur unecopie d’examen ! Et si apprendre la moralelaïque, c’est comme apprendre à nager, sic’est la transformation des conduites del’élève qui est visée, comment sera-t-elleévaluée ? En soumettant l’élève à des tenta-tions (tricher, voler, mentir, etc.) pour voirs’il y résiste ? En instaurant une surveillancepermanente des élèves en dehors del’école ? En construisant des confession-naux « laïques » où l’élève devra avouer auprofesseur de morale ses péchés contre le« vivre ensemble » ou le bien commun ?

Finalement, lorsqu’on s’interroge sur lapossibilité même d’enseigner la morale àl’école, on ne peut pas éviter de se poser desquestions plus générales sur le contexte danslequel les professeurs sont censés inculquerles valeurs suprêmes de la République :liber té, égalité, fraternité. Comment un en-seignement de la fraternité peut-il être dis-pensé dans le contexte d’un système quicultive la concurrence acharnée entre lesélèves et les établissements scolaires ?Comment un enseignement de la liberté etde l’égalité pourrait être donné dans lecontexte d’une institution centralisée et hié-rarchisée, où les enseignants souffrent plus,finalement, de mépris et du contrôle perma-nent de leurs supérieurs que des provoca-tions de leurs élèves ? Pour certainsobservateurs que l’état présent de l’école enFrance préoccupe, ce qu’il faudrait pouraméliorer les choses, ce n’est pas plus d’au-torité, de surveillance, de contrôle, mais plusde démocratie à tous les niveaux. En ce quiconcerne les conduites « antisociales » àl’école, par exemple, ils constatent que lesétablissements dans lesquels les élèves par-ticipent à l’élaboration du règlement inté-rieur sont, par la suite, les moins exposésaux actes de violence. Cette hypothèse n’estprobablement pas acceptée par tout lemonde, mais elle mérite d’être explorée.

En tout cas, s’il fallait choisir entre deuxmoyens de rendre l’école plus satisfaisantepour ses membres, enseignants et élèves, oubien introduire plus de démocratie à tous lesniveaux, ou bien restaurer des cours demora le laïque, je n’aurais personnellementaucune hésitation !

Q2c – comment faites-vous le lien entrela question sociale et les discours réaction-naires sur l’école ?

R. o. – Pour ceux qu’on appelle les « nou-veaux réactionnaires », l’école serait en pleine« décadence » parce qu’elle serait deve nuetrop démocratique (les élèves ne se lèventplus à l’arrivée des professeurs, parents et

élèves ont leur mot à dire sur desproblèmes d’organisation internede l’école, etc.), trop pluraliste enmatière religieuse, trop toléranteà l’égard des attitudes plus décon-tractées et plus libres des jeunesd’aujourd’hui (on s’habillecomme on veut, on flirte dans lacour, on fume à la sortie). Ces cri-tiques ne sont pas nouvelles. Cequi est nouveau, c’est que certainspenseurs veulent en tirer desconclusions agressives contre la

démocratie, le pluralisme moral et religieux,et la tolérance en matière de mœurs en géné-ral. Si, d’après eux, ces principes ne marchentpas à l’école, ils affirment qu’ils ne peuventmarcher nulle part !

Le raisonnement est fallacieux du début àla fin. Ces principes ne marchent pas plusmal que ceux qui autorisaient les maîtres àtirer les oreilles des élèves, ou qui forçaientles élèves à cacher leur appartenance reli-gieuse quand elle n’était pas chrétienne.

Il n’empêche qu’un discours radical sur lesravages de la démocratie et de la liberté pros-père sur le fond d’une description effrayantedu quotidien des établissements des quartierspopulaires. Ce que j’ai voulu montrer, c’estque contrairement à ce que les nouveauxréactionnaires proclament dès qu’on leurdonne l’occasion de s’exprimer, ce dontl’école souffre, ce dont nous souffrons en gé-néral dans la société, ce n’est pas de l’excèsde démocratie, de pluralisme moral et reli-gieux, et de libertés individuelles, mais desrestrictions de plus en plus fortes à la démo-cratie, au pluralisme, et à la liberté. ■

La Guerre contre les pauvres commence à l’école :sur la morale laïque,Ruwen Ogien, Grasset, 168 p.,2013 (réédition Livre de Poche, 2014, 5,60 €).

CoNTeNuS de ClaSSe

On peut dire du retour de la morale à l’écolequ’il est un nouvel épisode dans la guerreintellectuelle contre les pauvres, visant, commeles précédents, à les rendre responsables desinjustices qu’ils subissent. S’ils échouent, c’estparce qu’ils sont immoraux.

DES SAVOIRS EN QUESTION (S)

11Printemps 2015– Numéro commun N’Ae 39 | Q2C 1

Page 12: Questions de classes/N'Autre école

12 N’Autre école Questions de classe(s)

CONCILIER UN MILITANTISME de transforma-tion sociale, pour une autre école, uneautre société, et les considérations

quotidiennes du travailleur, de la travailleuse del’Éducation n’est pas toujours chose aisée. larévolution, hélas, n’est pas encore pour tout desuite. une école émancipée des dominationsde classes, de genre, affranchie des objectifsutilitaristes imposés par le capitalisme nonplus. elle se travaille, se construit sur le longterme. mais en attendant, nous devons nousrendre tous les matins faire un boulot dans desconditions toujours plus difficiles, pour nouscomme pour les enfants. Faire face aux atta -ques incessantes des politiques gouverne-mentales en matière d’éducation, dictées pardes logiques économiques : augmentation deseffectifs en classe, manque de formation destravailleur-se-s, baisse des moyens matériels,autant de raisons (et bien d’autres) qui expli-quent qu’il est de plus en plus difficile de recru-ter, et de conserver, des enseignant-esnotamment. Ces conditions pèsent sur le quo-tidien, sur le moral, et il est parfois difficile dene pas s’enfermer dans l’immédiateté, dansl’urgence des revendications à court terme, etde garder à l’esprit qu’elles ne peuvent se dé-partir de reven dications plus profondes.

la mobilisation contre la réforme de l’éduca-tion prioritaire, dans laquelle se sont engagésdes établissements de plusieurs académies(dont versailles et Créteil), ne fait pas excep-tion. en effet, l’existence même des Zonesd’éducation prioritaire (nouvellement renom-mées réseaux d’éducation prioritaire) soulèveun certain nombre de questions : pourquoi detelles zones, dont la mixité sociale est absente,existent-elles ? Comment l’école pourrait-ellepallier les inégalités sociales dont sont vic-times ces quartiers (chômage, urbanisme dé-ficient) ? des revendications, sociétales etéconomiques bien sûr, mais également éduca-tives, en découlent directement : une vraiecarte scolaire peut être une arme pour cettemixité : redistribution des secteurs affiliés aux

établissements, en mélangeant les popula-tions ; fin des dérogations en tous genres pouréchapper à la carte scolaire ; et, bien sûr, arrêtdes subventions aux établissements privés(plusieurs milliards chaque année sur le bud-get de l’Éducation nationale), qui sont uneautre voie pour échapper à cette carte (pour lesplus favo risés bien sûr). en attendant d’attein-dre ces objectifs, l’éducation prioritaire existe,et il est intolérable pour les personnels qui ytravaillent quotidiennement de voir le décalageentre la parole politique (« priorité à l’éduca-tion, et en particulier à l’éducation prioritaire »,[sic]) et les mesures mises en place pour laprochaine rentrée : de nombreux établisse-ments toujours en difficulté, sortant pourtantde ces réseaux, critères d’entrée et de sortieopaques, des effectifs par classe encore enhausse ; bref, de manière générale, desmoyens matériels, des conditions de travailtoujours insuffisants par rapport aux préten-tions politiques affichées. et un quotidien,dans ces quartiers, toujours plus difficile, pourles élèves comme pour les travailleur-se-s. ■

Nicolas Hernoult, Sud Éducation 92

l’éducation prioritaireen débats et en alternativesQuelques repères

sur l’Éducation prioritaire...Création par Alain Savary (1981, la gauche au pouvoir) des ZEP(Zones d’éducation prioritaire) sur le modèle anglais et américain :« donner plus à ceux qui ont moins ».Première question : la discriminationpositive ne risque-t-elle pas de stigmatiser les établissementsbénéficiaires ?

Années 90 : la carte s’élargit. Au moment de leur création, les ZEPscolarisent un écolier sur 12, un collégien sur 10. En 2014, 1 écolier et 1 collégien sur 5. Deuxième question : peut-on, doit-on élargir la carte ? S’agit-il de cibler les élèves pauvres, trèspauvres, ou les lieux où il y a des élèves des classes populaires ? On ne parle plus de « zone » mais de réseau : plusieurs écoles mater-nelles, et élémentaires, un collège.Avec une idée : celle de la continuitépédagogique, qui fait grincer les habitudes et les syndicats accro-chés aux disciplines du collège.

Au cours de ces trente ni glorieusesni piteuses, on passe de l’idée de compensation globale à celle de la personnalisation des parcours :ce ne serait plus un problème social,mais une collection de situations individuelles. Comment retrouver l’ambition collective sans tomber dans le fatalisme des salles des maîtres /des profs (« de toute façon, les familles ne suivent pas leurs gamins ») ? Peu à peu, la pédagogie a émergé : les représentations et les attentesdes élèves des classes populaires (et de leurs parents) ne « collent »pas avec l’enseignement tradition-nel, surtout dans le second degré.« Ils » ne sont ni incapables ni pares-seux : il faut d’autres approches. Comment faire prendre consciencede la question à des enseignantsbien intentionnés mais avec d’autresorigines sociales et d’autres visionsdu monde ?

ouverTure(S)

Page 13: Questions de classes/N'Autre école

QueSTioNS de ClaSSeDÉBATS ET ALTERNATIVES

LA REFONDATION DE L’ÉDUCATION PRIORITAIRE

a été l’occasion de batailles attendues

sur la carte, avec les outrances rhéto-

riques habituelles 1. Mais sinon ?

Sinon, il y a le quotidien de la classe, et tout

ce qu’il faut changer. Sans attendre la venue

du Messie (des fameux « moyens », pas com-

plètement absents d’ailleurs – dispositif « plus

de maîtres que de classes» et «Très petites

sections » pour les 2-3 ans).

Sur le plan des pistes envisagées, pourquoi

ne pas se féliciter d’avoir tourné la page

Sarko sur le plan idéologique ? Citons en

vrac : l’écriture pour apprendre à lire (merci

Freinet), l’importance de l’oral, la volonté de

chasser l’implicite dans les apprentissages 2,

la reconnaissance du statut de l’erreur, le tra-

vail de groupe (pour les élèves) et d’équipe

(pour les enseignants – et le temps dégagé

pour en REP +), l’amélioration du lien avec les

parents des classes populaires.

Et puis ce point central – d’où cette idéede réseau mal vécue par nombre d’écoles 3 :la volonté d’une continuité école-collège.Malgré la plus grande ressemblance despersonnels (au lieu du fossé profs/institsd’autrefois), les différences de pratiquessont grandes et déconcertent les enfantsdes classes populaires : se voir, discuter,travailler ensemble et faire que les élèvesaient des occasions pour le faire aussi, ceserait aller contre l’héritage du collège anti-chambre du lycée bourgeois d’antan, et allervers cette école unique, pour tous, une idéedémocratique.

On jugera peut-être la liste insuffisante,mais chaque école ou collège peut y ajouterce qu’il veut, disons par exemple les conseilscoopératifs.

On dira aussi que ce sont des intentionscreuses ? C’est à nous de les faire vivre, etface aux hiérarchies qui s’y opposeraient lestextes peuvent servir de point d’appui. Car

rien n’est acquis, et s’il est aujourd’hui per-mis de parler à nouveau de tout ce que lesdroites politiques et pédagogiques, de tout ceque les conservateurs de toutes étiquettes,pensaient avoir enterré, il y a fort à faire pourancrer ces pratiques réhabilitées avant qu’unSarko bis ou une Le Pen ou un Valls essaientde démolir ce début d’édifice. ■ J.-P. Fournier

1. Du point de vue revendicatif, le doublement de laprime en REP + et son augmentation de 50% ailleurs, lapondération du temps de service dans les deux degrésen REP +, la relance de la formation, rendent un tantinetridicule le slogan de « la destruction de l’éducation prio-ritaire ».2. Cet implicite fait que le vocabulaire (consignes), lesréférences culturelles, les indications de travail (enclasse ou, pire, après la classe) multiplie les murs entreles élèves des classes populaires et l’école ; ce n’estcertes pas le seul élément, et certains chercheurs sontpeut-être trop focalisés sur ce seul objet ; mais, à l’igno-rer, on fait qu’il y a « délit d’initiés ». 3. Certaines écoles pauvres fournissent en élèves descollèges riches ou moyens, donc n’appartiennent pas àun réseau, et sortent donc (ou n’entrent pas) en EP. Leministère a créé pour elles la catégorie des CAPPE(conventions académiques pluri-annuelles de prioritééducative – ouf).

MÊME SI ON EST ENSEIGNANT EN REP de-puis longtemps, on a un peu descrupule à défendre un dispositif

qui depuis 30 ans peine à tenir la promessedu ministre Savary. L’école prioritaire n’estpas parvenue à corriger les inégalités so-ciales ni à réduire de façon conséquente lesinégalités dans l’accès aux savoirs et dans laréussite scolaire.En 1992, un premier audit de la ZEP souli-gnait combien les moyens financiers bienqu’exclusivement favorables aux ensei-gnants, ne parvenaient pas par ailleurs à sta-biliser les équipes pédagogiques. La réussitede l’Éducation prioritaire pourrait se résumeren creux par la rencontre de deux pro-blèmes : le traitement sécuritaire de la jeu-nesse pauvre et le besoin du maintien d’unservice public de proximité. Sur de nombreuxquartiers les établissements du REP partici-pent du maintien de la paix sociale.En tant que promesse l’EP « rassure » beau-coup de concitoyens sur la volonté de l’Étatde défendre la notion d’égalité, mais en tantque géographie, elle est en fait un lieu deconflit social et de lutte de classe non décla-rée. L’institution en dépit de son discours ré-formiste, sait que l’école ne peut pas seulerésoudre ce conflit social. handicapée pardes contradictions idéologiques, elle estd’ailleurs incapable de se réformer et d’ap-

pliquer à elle-même ce qu’elle préconise enterme d’organisation de l’enseignement enREP. C’est avec une pointe d’hypocrisiequ’elle compte sur le dévouement et l’inves-tissement professionnel des équipes péda-gogiques au contact quotidien avec ses« usagers », pour entretenir sur le terrain, l’il-lusion que l’ascenseur social fonctionne en-core.En REP, quand on est enseignant dans le se-condaire et qu’on veut faire progresser uneclasse ou résoudre des conflits, on joue col-lectif et on consulte ses collègues. En REP,quand on veut maintenir des projets pédago-giques ou des dispositifs d’aide menacés parune diminution de la DHG, on se met engrève. Pour des raisons évidentes de survie,les enseignants de REP contraints ouconscients redécouvrent la solidarité et la re-vendication quand ces habitudes se perdentdans les zones d’enseignement dites nor-male. Aux prises avec les effets d’une crisede société, les acteurs de la REP qui défen-dent l’idée d’une égalité d’accès au savoirsont porteurs de revendications qui posentles problèmes de la finalité de l’école. Mal-heureusement en dépit de leur conscienceprofessionnelle ou de leur esprit collectif, leséquipes pédagogiques des REP ont du mal àfaire de leurs revendications très concrètesmais très localisées, des revendications plus

générales qui interpellent l’État sur ses ré-formes. Elles ne sont certes pas aidées parune majorité de syndicats qui aveuglés pardes stratégies politiques et corporatistes unpeu dépassées, ne savent pas reconnaîtredans leurs actions des revendications deportée plus globale. Aucun n’a par exempleprofité des mobilisations locales contre lesnombreuses diminutions de DHG et la sortiede 200 établissements de REP, pour appelerà une grève nationale. Enfin s’il fallait renver-ser le paradigme et s’interroger sur ce quel’organisation de la REP peut apporter àl’École publique comme avancée, il suffiraitd’étendre et généraliser la diminution mas-sive du nombre d’élèves par classe, de la ma-ternelle au secondaire, pour que lesconditions d’une pédagogie plus adaptée àl’hétérogénéité des classes et des élèvess’en trouvent améliorées. ■ ÉRIC ZAFON

... la défendre ?

... comment la faire vivre?

et aussi sur le site Q2Cwww.questionsdeclasses.org

13Printemps 2015– Numéro commun N’Ae 39 | Q2C 1

Toutes ces contributions dans leur intégralité.

Envie de poursuivre le débat et les échanges ?Une page ouverte aux commentaires et réac-tions est en ligne sur le site de la revue… Onvous y attend !

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14 N’Autre école Questions de classe(s)

ouverTure(S)

... une rencontre avec Denis Merklen

« J’ai essayé de prendre les pierres et les cock-tails Molotov comme étant des messages. Iln’y a pas que les livres pour abriter des pro-ductions de sens. […] Incendies et caillas-sages parlent autant de ceux qui lancentpierres et cocktails Molotov que des biblio-thèques auxquelles ils s’adressent. » Denis meRklen – Les incendies de biblio-thèques sont aussi énigmatiques que chargés desens, et cependant, les messages que ces actionsportent ne sont pas énoncés par ceux qui ensont les auteurs. Mais, plus curieux encore estle fait que ni la parole politique ni celle desjournalistes ni même celle des chercheurs, nese soient jamais occupés de ces actes pourtantchargés d’autant de significations que de ques-tions. Pierres et cocktails Molotov tombentdans des oreilles complètement sourdes. Lediscours politique en France n’a parlé de cesincendies de bibliothèques que pour dire quece sont des actes aberrants. Ceci peut paraîtrenormal. Cependant, ces condamnations sontune autre manière de sortir ces faits de l’espacedu débat politique. N’importe quel observateurétranger aurait pu penser que l’incendie d’unebibliothèque provoquerait une grande émotionet des débats dans un pays qui attache tantd’importance politique à la culture, à l’écrit, aulivre. Et pourtant, il n’en est rien. Ce n’estqu’avec la publication de ce livre qu’on « dé-couvre » que des bibliothèques sont incendiéesplus ou moins fréquemment et depuis plusieursannées. Qu’est-ce qui empêche la parole poli-tique de prendre ces faits et les conflits qui leursont associés comme objet de débat ?

La bibliothèque est « l’équipement culturel leplus symbolique de notre démocratie » (notedu 5 décembre 2005 du ministre de la Cul-ture, Renaud Donnedieu de Vabres, envoyéeau maire de Saint-Denis à l’occasion de l’in-cendie de la médiathèque Gulliver).D. m. – Le ministre de la Culture énonce iciune vérité importante de notre régime poli-tique. Alors qu’il tente de disqualifier ceux quiont incendié la bibliothèque, il donne para-doxalement la mesure de l’importance de cesattaques menées par une fraction des classespopulaires. Elles ne visent pas simplement unéquipement culturel dans un quartier difficile.Ces classes populaires sont en train de nous

dire peut-être que les conflits qui les concer-nent touchent le cœur de notre vie démocra-tique et de notre système de gouvernement. Jepense aussi bien au chômage qu’à l’éducationet surtout au rapport de ces individus et de cesfamilles avec les institutions dont elles dépen-dent pour la résolution de leurs problèmesessen tiels (l’école, la police, les services so-ciaux, etc.). Prendre en compte ces incendies,c’est prendre en compte la difficulté du poli-tique à agir sur ces dimensions de la vie sociale.

« Ils mettent des bibliothèques pour nousendor mir, pour qu’on reste dans son coin,tranquilles, à lire. Ce que les jeunes veulent,c’est du travail. La réponse c’est : “Cultivez-vous et restez dans vos coins.” » (Youssef,homme, 28 ans, sans emploi.)D. m. – Lorsque ce jeune homme a ainsirépon du à nos questions sur les bibliothèquesdans les quartiers, j’ai été étonné. Contraire-ment à l’idée chère à toute la tradition de lagauche selon laquelle la lecture, la culture etle livre sont des éléments essentiels de laconstruction de l’esprit critique, il pense queles bibliothèques sont là pour les « endor-mir ». Non pas pour les réveiller mais pourles assoupir. Lorsqu’on entend des discoursmettre en avant la « promotion de la lectureplaisir », on se pose des questions et on com-prend mieux le discours de cette personne.Dans ces univers hautement conflictuels quesont ces quartiers difficiles, que vient faireune bibliothèque ? Cette personne pose unequestion pertinente sur le rôle des biblio-thèques et de la littérature. La lecture qui estpromue vise les personnes en tant qu’indivi-dus, pour « leur offrir autre chose » mais aussipour les aider « à s’en sortir ». Mais cette per-sonne parle à la première personne du pluriel.Il invoque un « nous » collectif qui necherche pas du plaisir mais une voie et unevoix de protestation face au chômage.

«Dans la population ado, on voit cette espècede honte qu’il y a à fréquenter les biblio-thèques. On la fréquente quand on est seul,mais pas en bande. Devant les copains, c’estencore la honte de fréquenter les biblio-thèques. » (Ninon, bibliothécaire, 31 ans, catégorie B.)

eNTre 1996 eT 2013, plus de 70 bibliothèques ont étéincendiées, toutes dans

des quartiers populaires ; en 2014un nouvel incendie : la bibliothèquedu quartier des Tarterêts.C’est la découverte, un peu parhasard, de cette statistique ignoréequi a conduit denis merklen à soulever la question placée en couverture de son ouvragePourquoi brûle-t-on des

bibliothèques ? « une action sansparoles ? pas exactement. disruptif,l’incendie apparaît comme l’actionqui tente de dire quelque chose etqui cherche à faire parler, à rendreaudibles et visibles une réalité etdes points de vue qui ont du mal à participer aux échangesdiscursifs de l’espace public et desinstitutions. Telle est peut-êtrel’essence même des incendies :faire parler. Tel est, en tout cas, soneffet le plus saillant. […] il convientalors de s’interroger sur ce silencequi entoure, comme pour lesétouffer, les incendies. Quels sontles locuteurs qui se taisent ? Quelleest la parole qui ne se prononcepas ? et pour quelles raisons. »C’est par ces lignes que denismerklen résume à la fois l’objet etla méthode de son enquête. Nouslui avons proposé, pour cetentretien, de réagir justement à ces paroles – d’habitants, de jeunes, d’hommes politiques, de bibliothécaires – que cetouvrage nous invite à entendre.mais aussi à ses propres propos.

propos recueillis par Grégory Chambat.

Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ? denis

merklen, presses de l’enssib, 2013, 39 €, 349 p.

Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ?

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D. m. – Certaines formes de la lecture, etsurtout les bibliothèques, restent associées àl’enfance et au féminin. C’est depuis long-temps un lieu commun de la culture popu-laire. Cependant, la scolarisation de masseet l’impact des nouvelles technologies sonten train de faire évoluer cette aversion mas-culine pour la culture dans les classes popu-laires. Nous avons une foule de jeunes debanlieue qui pratiquent l’écriture, devien-nent auteurs de chansons, de blogs, de livres, etc. Nous observons les classes po-pulaires prendre la parole. Mais les biblio-thèques continuent à souffrir de ce genre depositionnement. Et ceci malgré les très im-portants efforts de modernisation et d’ou-verture mis en œuvre. C’est le cas, parexemple du réseau de médiathèques dePlaine Commune, dans le 93, où nous avonsfait une partie importante de nos enquêtes.

«Oui, qu’ils s’en prennent à des institutionsculturelles, oui ça me paraît pas si bizarre,étrange, illogique. Parce que finalement laCulture, telle qu’on l’entend avec un grandC, c’est pas leur culture forcément. Ils ontune culture qu’on ne prend pas forcémenten compte, qu’on dénigre. » (une bibliothé-caire.)D. m. – Cette bibliothécaire fait référence àun conflit qui opère toujours, même si lesambiguïtés sont trop nombreuses pour lesrésumer sur cette seule phrase. Nous obser-vons effectivement une position au sein desclasses populaires qui oppose d’un côté laculture savante, « le français », les humani-tés, la littérature et la culture scolaire à laculture du groupe. Mais il y a parallèlementune autre position qui revendique cesformes, ces styles et ces contenus « sa-vants » comme appartenant aussi à la culturepopulaire et qui refuse de les penser commeréservées aux classes moyennes et auxriches.

Presque en miroir, nous avons au sein desbibliothécaires mais aussi des enseignantsou d’autres agents culturels, des positionssimi lairement opposées. Les uns pensentque la bibliothèque et les politiques cultu-relles doivent s’approcher du goût populaireau nom de la lutte contre l’élitisme. Inver-sement, les autres pensent que les biblio-thèques doivent « apporter autre chose » auxclasses populaires et non pas pour leur servirle même plat que les industries culturellesleur proposent comme des fast-foods. Lesuns accusent les autres de démagogie, voirede populisme. Les premiers ciblent avanttout la baisse de la lecture et de la fréquen-tation de la bibliothèque, les seconds visentsurtout les industries culturelles et la culture

de masse comme une forme d’appauvrisse-ment culturel qui ajoutée à l’appauvrisse-ment économique frappe les classespopulaires. Quand les premiers mettent l’ac-cent sur les productions qui émanent de cescatégories sociales, les autres ont du mal àles reconnaître. Le rap et le hip-hop sont desterrains où ces débats continuent à fairerage : est-ce une musique d’expression aucontenu contestataire ou une culture aux valeurs machistes, de violence, de consom-mation et d’accès à un luxe superflu ?

« Les orientations collectives par lesquellesjadis les bibliothèques populaires visaient laproduction de collectif et de forces socialessemblent définitivement absentes des orien-tations des bibliothèques de quartier. Or,qu’est-ce que les uns et les autres gagnent àl’individuation ? » (Denis Merklen)

D. m. – La professionnalisation des biblio-thécaires et l’intégration des bibliothèquesau sein des structures de gouvernementlocal, municipales la plupart du temps, ontun impact sur la relation qu’elles entretien-nent avec ces quartiers. Elles sont penséescomme un service et un espace publics.Cette situation diffère considérablement del’époque, pas si éloignée de nous, où desbiblio thèques étaient mises en place par desorganisations sociales ou politiques qui lesconcevaient comme des « bibliothèquespopu laires ». Ces dernières n’étaient pas ap-préhendées comme un service public ni leslecteurs comme des « usagers ». Elles pen-saient en termes collectifs et leur actions’adressait à une classe ou à une catégoriesociale.

Même lorsqu’elle s’adresse aux classespopulaires, comme un espace « offert » auxpériphéries de la ville et de la société, lapoli tique actuelle des bibliothèques réduit

considérablement les capacités de la poli-tique culturelle d’agir sur les conflits qui tra-versent ces univers populaires (racisme,chômage, etc.). Du coup, la bibliothèqueperd la possibilité de s’associer aux formesde protestation et de contestation, notam-ment lorsque celles-ci visent l’État et les ins-titutions publiques comme la police oul’école. Elle perd, par exemple, la possibi-lité, d’aider à produire une intelligibilité dusocial où le rapport de ces catégories popu-laires au marché du travail est en lien avecles problèmes de racisme ou de conflit avecles institutions. Il s’agit là d’une difficultémajeure pour les bibliothèques notammentlorsqu’elles continuent à concevoir leur action dans le sens de l’émancipation et dela possibilité pour les classes populaires dese constituer en force collective.

Naturellement placées sous l’orbite du ser-vice public, les bibliothèques sont penséeset pensent leurs publics en milieu populairecomme une action en direction de personnesdéfavorisées, en les aidant à « s’en sortir ».La cible de la bibliothèque aujourd’hui nepeut pas être un groupe social ou un collectifmais des individus placés en situation défa-vorable. C’est pourquoi la lecture et l’écri-ture sont conçues comme solitaires etréflexives, comme une propriété de l’indi-vidu. Cette conception de l’écriture et de lalecture est loin d’être naturelle. Non seule-ment elle rompt avec des vieilles traditionset pratiques fortement enracinées dans lesclasses populaires où la lecture était collec-tive, elle rompt aussi avec des formesactuel les de rapport au texte profondémentenracinées dans le collectif – comme chaquefois que des textes issus de ces milieuxreven diquent un « nous » (« banlieusard etfier de l’être », par exemple) et tententd’identifier des adversaires. ■

Octobre 2014 : la médiathèque des Tarterêts, à Corbeil-Essonne, est endommagée à la suite d'un incendie provo-qué par un feu de voiture. Quelques minutes plus tard, un autre incendie a touché un groupe scolaire. Cette mêmemédiathèque avait déjà été incendiée en 2012.

L’ENTRETIEN

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16 Questions de classe(s)N’Autre école

doSSier

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Des hisToiRes Du liVRe et de la lecture,il n’en manque pas. Nous y avons dé-couvert, en préparant ce dossier, moins

de certitudes que de questions, comme dans l’ou-vrage d’Anne-Marie Chartier (p. 18).

La lente alphabétisation de la population fran-çaise doit autant, si ce n’est plus, aux enjeux reli-gieux qu’à l’école de Jules Ferry. L’institutionscolaire est venue parachever un mouvementimpul sé trois siècles auparavant par la Réformeet la Contre-réforme. Les religions « du livre »ont vite compris l’importance politique de ce der-nier sur le contrôle des populations. En Suède,dès le xVIe siècle, il n’était pas rare de voir laquasi-totalité de la population féminine, y com-pris dans les villages les plus reculés, maîtriser lalecture. Pendant longtemps, a régné une divisionsexuelle de l’écrit qui n’est pas forcément celleque l’on croit : l’écriture était l’apanage deshommes, la lecture, celle des femmes. Partagedes rôles, partage des « pratiques », qui contri-buaient à entraver le pouvoir libérateur de ces sa-voirs dispersés. Emma Bovary y a succombé.

aBCd… des inégalitésLes usages de la lecture et les modalités de sonapprentissage ne sont pas innocents, c’est ce quenous rappelle l’AFL (p. 32). Comme ne l’est pasnon plus l’obsession de notre époque pour l’illet-trisme, analysée par Bernard Lahire. Son inven-tion, par des mouvements caritatifs désireux d’enfinir avec la lutte des classes, son instrumentali-sation par les courants réactionnaires – vite relayée par les pouvoirs de droite ou de gauche –avides de démontrer la décadence de l’école demasse, nous interroge. Il ne suffit pas de leuroppo ser la réalité des chiffres, de dire que plus ons’élève dans la pyramide des âges, plus on se rap-proche donc des bonnes vieilles méthodes del’école du B.A.-BA, plus le niveau baisse…

Quelque chose d’autre se joue ici, un usagepoli tique de la lecture (voir p. 34). un clivage, quioppose ceux et celles qui « savent » et les autresdont la (non)culture serait celle de barbares. uncombat aussi contre l’égalité, qui redoute les timi -des avancées d’une lecture experte au détrimentdu rassurant et inoffensif ânonnement (JérômeVidal sur la fabrique des « non-lecteurs » p. 20).Mais tout n’est pas si simple. Ni l’évidence de labaisse des pratiques de lecture ni la croyance quetout est définitivement réglé en matière d’instruc-tion. Des librairies ferment (p. 39), les institutionsont supplanté l’effort militant et sa diffusiond’une culture de la contestation. Lit-on encore àl’usine… se demande-t-on avec Fabienne Lauret,établie à Flins (p. 37).

Temps de lire, temps de l’ire« Si l’on s’en prend à l’ordre du langage, on s’enprend forcément à l’ordre politique et social »remar que Lydie Salvaire. La lecture que nousdéfen dons – et que nous essayons d’apprendre –c’est bien celle qui donne les outils pour com-prendre et changer le monde. une lecture poli-tique, celle aussi que veut porter le projet de revueprésenté par le collectif Questions de classe(s)dont le slogan est « Lire, écrire… lutter » (p. 43).Entre la lecture-consommation, celle du marché,et la lecture de l’école, des médiathèques, com-ment tracer une autre voie qui produise, quiagisse, qui émancipe. L’exemple d’un récentouvra ge, Considérant, offre des pistes (p. 56).L’éducation y a un rôle à jouer, c’est pourquoinous avons tout autant interrogé les manuels(p. 20 et suiv.), que les pratiques militantes(Charles Piaget sur la mise en BD de la grève desLip, p. 41). Comment donner un sens politique àla lecture, comment aiguiser une lecture politiquedu monde et son apprentisssage, en lui (re)don-nant une dimension collective et subversive ? ■

Questions de classe(s) / N’Autre école

Pour une lecturepolitique

L’AffAire sembLAit PourtANt eNteNdue : le livre et la lecture étaient nos armes,celles de tous les combattants de l’émancipation. Le monde militant – etscolaire – ne continuait-il pas d’ailleurs à se distinguer par sa référence à laculture livresque ? Quant à l’apprentissage de la lecture, objet de tant depolémiques, il avait aussi de quoi rassurer : au moins, le consensus autourd’une école lettrée transcendait-il les clivages, dissipant toutes lesdivergences sur une institution contestée...

lire eT S’aFFraNCHirAvertissement au lecteur

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18 Questions de classe(s)N’Autre école

ce liVRe esT une somme D’aRTicles ou decommunications remaniés et actualisés quiconstituent autant de jalons pour une histoire

de la pédagogie de la lecture et pour une sociologie dela lecture. La pédagogie est vue du côté des enseignants,des praticiens ; les pratiques et les objectifs sont mis enparallèle avec les usages sociaux de l’écrit, les relationsà l’écrit de la société de l’époque, que cet écrit soit fic-tion, information ou propagande.

prescriptionLisez au moins l’introduction (accessible gratuitementen ligne sur le site des éditions Retz) : il serait surprenantque vous n’ayez pas l’envie de sauter dans un des onzechapitres listés ci-dessous ou d’aller « à sauts et à gam-bades » chercher le détail de tel ou tel épisode de cefeuilleton passionnant.

Chapitre Premier – Quand lire devient obligatoire Chapitre II – Les paradoxes de l’obligation Chapitre III – L’invention d’une alphabétisation collec-tive Chapitre IV – Apprendre à lire au temps du B. A. BA Chapitre V – Des ABC aux Méthodes de lecture : la genè -se du manuel moderne Chapitre VI – La crise de la lecture à voix haute Chapitre VII – Lire pour s’instruire : les lectures scolairesentre mémoire et intelligence du texte Chapitre VIII – Lire des livres à l’école : la scolarisationde la littérature de jeunesse Chapitre Ix – La lecture scolaire entre culture et savoirs(c’est là que vous trouverez les passages intitulés Culturehumaniste, culture bourgeoise, culture de classe) Chapitre x – Les métamorphoses de l’échec Chapitre xI – L’école et les mutations de la culture écrite.

Vous regretterez sans doute que la navigation (par-don, circulation, les nouvelles formes de lecture conta-minent le langage) dans le texte ne soit pas facilitéepar des index ; vous déplorerez que les sous-titres pastoujours explicites ne soient pas présents dans le som-maire : le travail des éditeurs, ces chefs d’orchestre del’écrit, a, lui aussi, de tristes avatars.

obligation et désirun autre passage, accesssible gratuitement sur le mêmesite : « Obligation scolaire et désir d’apprendre » vousconvaincra que, tout en étant imprégnée des notions del’institution, l’auteure parvient à exposer clairement unesynthèse des aspects chaotiques de la réalité. Ce passageest très différent d’autres qui rentrent au contraire dansles détails comme les pages 184 et sq. sur la lecture lit-téraire expressive, à haute voix ; ou encore les para-graphes du chapitre x qui concernent la langue dessignes – « langue des sons, langue des signes ».

l’écrit remis en causeLa perspective historique et anthropologique avec la-quelle sont considérées les pratiques que les enseignants« perpétuent ou abandonnent, aménagent ou improvi-sent » n’a rien à voir avec les comparaisons internatio-nales qui classent et mettent en concurrence les systèmeséducatifs ni avec les querelles de théories ou de mé-thodes. Au contraire, les recherches d’Anne-MarieChartier amènent à remettre en cause des évidences, àcontextualiser ce qu’on croit original, nouveau, perma-nent ou évident (on n’enseigne pas systématiquementl’écriture aux écoliers quand on n’a ni papier ni crayon).Elles permettent aussi de visiter les résistances aux ins-tructions officielles dans le domaine spécifique des« matières ». La définition de la culture par les anthro-pologues (p. 227) conduit à remettre en cause la supré-matie de l’imprimé et « la lecture comme mode d’accèsincontournable à tous les savoirs du monde ».

Culture de masse, exclusionAu fil des pages sont abordées la culture scolaire, la cul-ture d’élite, la culture de masse et la massification del’enseignement, et ceux qui n’arrivent pas à lire ne sontpas oubliés. Les pages 248 et sq sur les « anormauxd’école » rappellent de façon salutaire que l’écriture estune invention tandis que parler est naturel. Il convientdonc de ne pas tirer de conclusions hâtives des échecsd’apprentis lecteurs qui défient méthodes et traitements.

Si vous avez lu tout l’article, vous pourrez lire toutle livre. ■

L’écoleet la lecture obligatoire

si vous ne savez pas lire, vous pouvez écouter des conférences d’Anne-marie Chartier survotre ordinateur à condition que vous ayez repéré les chemins d’accès à ces conférences…boutade à part, lire, dans notre société, est une nécessité. C’est aussi une obligation.obligation scolaire qui est le sujet de cet ouvrage : L’École et la lecture obligatoire, Histoire et paradoxes des pratiques d’enseignement de la lecture, d’Anne-marie Chartier (2007).

NICOLE CHOSSON

L'École et la lectureobligatoire, Histoire et paradoxesdes pratiquesd'enseignement de la lecture,Anne-marie Chartier,retz, 2007, forumÉducation Culture,352 p. disponible surpapier ou en versionnumérique.

et aussi sur le site Q2C

À voir : un accès aux vidéos d’Anne-Marie Chartier.À lire : les liens vers les extraits de l’ouvrage.

www.questionsdeclasses.org

doSSier

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Pour changer l’école, il faudrait commencer par ne pas reproduire les gravestravers qui ont émaillé l’histoire de la pensée scientifique sur la question del’échec scolaire. L’histoire de cette notion est longue, dure, parfois violente.Pour ceux qui pensent que les catégorisations ont un rôle secondaire dans lafaçon d’envisager les problèmes scolaires, la lecture de l’ouvrage de BertrandRavon L’Échec scolaire, histoire d’un problème public (In Press, 2000) devraitles convaincre. Comme le dit si bien le groupe Zebda : « Avec les mots on saitqui assassine. » Laissons le mot de la fin à Alfred Binet (concepteur des testsd’intelligence) que l’ouvrage de Bertrand Ravon nous donne à (re)lire : « Les can-cres ne profitent jamais pour ainsi dire de l’enseignement donné en classe : ilsy restent aussi étrangers que les mendiants qui vont l’hiver se chauffer dansnotre musée du Louvre restent indifférents à la beauté des Rembrandt. Rienn’est plus intéressant que de connaître la psychologie de ces cancres. C’estune question qui a une grande importance sociale, et on doit se préoccuperconstamment de diminuer le nombre de ces déchets, afin qu’ils ne deviennentpas définitifs. » A. Binet, Les Idées modernes sur les enfants, 1911.

Choukri Ben Ayed, sociologue, université de Limoges

« l’aRT », « le ViVRe ensemble eT la ciToyenneTé »,« L’environnement », « Les sales gosses, mutins et mu-tants » sont tout à la fois des sujets « modes » mais aussi

des préoccupations réelles dont les enfants ne peuvent ni ne doi-vent se sentir exclus… »

Le pari était que les 150 à 190 ouvrages sélectionnés pourchaque thème titilleraient la curiosité des enfants et les amè-neraient à s’organiser, plutôt à plusieurs, pour savoir de quoiça parle. une de leur mission était de proposer un nom quiirait à la malle sur laquelle ils travaillent. Par exemple, dès lespremières séances de recherche, un groupe de maternelle avaitchoisi « Terre » pour celle que nous appelons « Environne-ment ». Comme nous avions remarqué que, sur ce thème, leslivres enfants étaient moins pessimistes que les livres adultes,l’idée était qu’en fournissant à parts égales des ouvrages jeu-nesse et tout public, les enfants s’en rendraient compte, et quecela provoquerait chez eux l’envie de chercher pourquoi.

« si je vous dis… ? » Séquence de travail d’enfants sur l’or-dre des mots à proposer aux groupes suivants pour faire lepoint sur les connaissances en rapport avec la malle :– « Malpropre » et « sale » sont assez proches. (Abdelkarim)– Est-ce qu’on ne pourrait pas les proposer de manière pluséloignée pour éviter que les réponses se ressemblent trop ?(Sandra)–Au contraire, les laisser proches, les donner l’un après l’autreexprès, ça obligera les enfants à chercher d’autres mots, plusde mots, des mots différents, non ? (Matthew)

Le désordre d’une profusion de documents obligeant d’abordà trier, classer, catégoriser, lier ensemble, les enfants ont eu àcomparer, confronter les logiques des différents groupes etfaire avec les autres pour avancer. Il y eut prise de conscienceque l’état des savoirs change, et que les idées, les opinionsmultiples sur un sujet évoluent elles aussi. La multiplicité etla variété des messages délivrés par ces divers ouvrages veu-lent offrir une certaine complexité de sens, de styles, de dis-cours, d’impasses parfois. Cette pluralité garantit à chaqueenfant une sorte de liberté de navigation pour, par associationsd’idées – évidentes ou plus subtiles – tisser des liens entre leslivres de la malle, et/ou établir des relations avec des élémentsextérieurs.

D’après Robert Caron, directeur du Centre Paris-lecture,« l’écrit et l’écriture sont des outils peu partagés. Ils obligentà produire un objet (le texte) cohérent, structuré. La carte, elle,peut être un outil plus adapté car elle propose de construire àplusieurs une vue d’ensemble sur un sujet ».

Côté adulte encadrant, lamasse de matière à travail-ler, son désordre de départet sa composition diversi-fiée et renouvelée, évite detrop canaliser, diriger. C’estcomme dans la vie, commenous avons dû le faire demanière particulièrementsensible début janvier, pourtenter d’y voir un peu clairdans la masse d’articles, dedépêches filmées, et d’in-formations très sonoresdont nous étions abreuvé-e-s 24 heures sur 24 suite aux crimes perpétrés en Île-de-France.

Nous reste ce travail partagé : la collecte d’informations etleur mise en commun pour construire une réflexion nouvellesur l’avenir. une nouvelle malle sur l’Histoire des religions ?D’autres malles sur d’autres sujets qui passionnent les enfants– et les adultes ? Les ministères, les villes vont-ils allouer unnouveau budget pour cela ? Il nous reste, selon moi, à pour-suivre (mais avec quel changement ?) les actions de l’Édu-cation populaire, sans beaucoup de moyens, comme c’est lecas depuis longtemps. ■

Sur le TerraiNCentre Paris lecture

19Printemps 2015– Numéro commun N’Ae 39 | Q2C 1

Les malles du centre Paris-lecture

L’école se livre : L’Échec scolaire

Depuis 2003, le Centre Paris-lecture accompagne des dispositifs ayant des répercussions et des liens avec l’environnement social par la production quotidienne d’écrits (journal) où chacun rend compte de sa compréhension sur le travail qu’il effectue et par la mobilisationdes écrits en rapport avec les travaux à effectuer (les « malles lecture » que nous présentons ici).

Le Centre Paris-lecture

anime plusieurs sites

Internet qui présentent

ses malles :

http://malle-arts.org

http://malle-

environnement.org

http://malle-mutins.org/

http://malle-ensemble.org

ISABELLEMARTINEAU, animatrice.

Malle arts / carte représentant la définition du mot « musée »

Page 20: Questions de classes/N'Autre école

20

JÉRÔME VIDAL,ESSAYISTE ET ÉDITEUR ENGAGÉ,L'UN DES FONDATEURS DES

ÉDITIONS AMSTERDAM ET

DE FEU LA REVUE DES LIVRES.

Questions de classe(s)

avec Lire et penser ensemble, sur l’avenir de l’édition indépendante et la publicité de la pensée critique(éditions amsterdam), Jérôme vidal s’interrogeait sur l’avenir du livre, consacrant une large part de son analyse aux manuels scolaires, et sur la production en masse de « non-lecteurs » qui en résulte.Nous en proposons ici quelques passages significatifs.

la QuesTion De saVoiR commenT se forment cedésir et les pratiques de lecture qui lui sont liéesn’a rien d’abstrait. Cette perspective permettrait

notamment d’ouvrir une réflexion sur la place et lesusages du livre dans l’enseignement secondaire et uni-versitaire. Nous avons toutes les raisons de croire queceux-ci déterminent en grande partie le rapport aux sa-voirs et les désirs et les pratiques de lecture ultérieuresdes élèves et des étudiants. Or, les manuels scolaires uti-lisés – nous nous en tiendrons ici à l’exemple des ma-nuels d’histoire du secondaire – fonctionnent de plus enplus, nous semble-t-il, comme des « non-livres », autre-ment dit comme des livres qui occultent, et pour cause,leurs sources bibliographiques et le travail de la penséequi les a précédés, en particulier la dimension conjectu-rale et polémique de celui-ci, et qui ne suscitent pas chezleurs utilisateurs (plutôt que leurs lecteurs) le désir decirculer de livre en livre, mais qui ont pour effet aucontraire de dispenser de toute lecture. Leur contenu estainsi coupé du travail vivant des historiens, notammentdans ses aspects les plus critiques (il ignore par exempleles travaux qui lient les histoires de l’État national/social,de la nationalisation de la société, de la colonisation, del’immigration, du monde ouvrier, de la sexualité, etc.).Cette évacuation se fait un profit d’une histoire à hauteteneur idéologique, écrite du point de vue d’un État dontla fonction semble être de dompter les « masses », his-toire qui vise à célébrer la « démocratie libérale », laquel -le, après avoir triomphé de ses maladies infantiles, lecommunisme et le fascisme, et après avoir surmontél’accident historique que serait son engagement colo-nial – comme si cette histoire lui était extérieure et nel’avait pas façonnée de part en part – serait aujourd’huiconfrontée au péril de la montée d’un islam radicalisé.De tels manuels ne peuvent que jouer le rôle d’éteignoirintellectuel pour les élèves.

L’usage de ces manuels en raison de leur forme et dela pauvreté de leur contenu risque de détourner leursutilisateurs de la lecture d’essais et de les empêcher dedévelopper une pratique active de la lecture, autrementdit d’en faire des non-lecteurs. une politique démocra-

tique des savoirs, soucieuse de la diffusion de la penséecritique et de l’avenir du livre, devrait donc considérercomme l’une de ses priorités de transformer le contenuet l’usage de ces manuels et d’intégrer à l’enseignementun apprentissage et une pratique de la lecture d’ou-vrages dans lesquels s’expose l’histoire en train des’écrire, l’histoire vivante. […]

On comprend que la logique commerciale qui domine

la conception et la diffusion des manuels scolaires parles groupes qui forment l’oligopole en réseau de l’édi-tion favorise une histoire « consensuelle », écrite dupoint de vue de l’État, donc acritique et apolitique. Greget Janine Brémond, qui ont été témoins des transforma-tions récentes de l’édition scolaire, ont écrit sur ce sujet,dans L’Édition sous influence, des pages particulière-ment éclairantes. On ne s’étonnera pas non plus que leshistoriens de Cour qui font profession d’écrire l’histoirelégitime, « officielle », de l’État promeuvent leur propreproduction et que les enseignants formés à leur écolefassent de même.

Tous ceux que préoccupent l’autonomie et la dimen-sion critique de la discipline historique et tous ceux quiconsidèrent que l’École et l’enseignement de l’histoireont pour vocation de favoriser la diffusion d’une culturecritique publique devraient en revanche refuser laréduc tion de l’histoire à une leçon d’éducation civiqueet morale, et considérer comme un enjeu fondamentalla transmission du « regard » historien et des recherchesles plus profondes et les plus fécondes que celui-ci a puengendrer. Il est de ce point de vue particulièrement in-quiétant de constater que la plupart des enseignants etdes historiens, mais aussi des organisations démocra-tiques – associations, journaux, partis, syndicats –, aussiradicales soient-elles, se montrent si peu préoccupéesde la mise en œuvre d’une politique démocratique dessavoirs pour, dans le meilleur des cas, se contenter dedéfendre le statut des enseignants et le budget de l’Édu-cation, au risque de ne paraître porter que des revendi-cations corporatistes parce que, précisément,

N’Autre école

Lire et penser ensemble

doSSier

Page 21: Questions de classes/N'Autre école

déconnectées de toute politique démocratique des sa-voirs, politique qui seule peut donner son sens au ser-vice public de l’enseignement. « Reclaim history ! »[l’histoire est à nous !] pourrait ainsi être un mot d’ordrecommun aux élèves, aux enseignants, aux historiens etaux associations démocratiques dans le cadre d’uneallian ce cimentée par un même intérêt pour la produc-tion et la diffusion d’une pensée et de savoirs auto-nomes et critiques. Très concrètement, ce mot d’ordrepourrait se traduire par la mise en place de groupesd’historiens et d’enseignants qui s’attacheraient – enliaison avec les services du ministère de l’Éducation et,éventuellement, dans le cadre d’un dialogue critiqueavec divers groupes démocratiques – à définir les pro-grammes d’enseignement de l’histoire dans le secon-daire et à produire les manuels et les supports de coursappropriés à l’enseignement de ces programmes.

Ces manuels pourraient de plus être disponibles surl’Internet sous licence creative commons, sur le modèledes logiciels open sources, permettant à d’autresgroupes d’enseignants et d’historiens de les modifier etde les adapter comme bon leur semble, dans le respectde cadres définis avec le ministère de l’Éducation.Enfin, chaque groupe d’enseignants et d’historienspourrait soit éditer et imprimer lui-même le manuelqu’il aura produit, soit associer un éditeur à son travail.un tel dispositif aurait de nombreux avantages : il per-mettrait une élaboration et une critique collectives, dé-mocratiques, des manuels par leurs lecteurs etutilisateurs et par les producteurs du savoir historique ;il contraindrait les éditeurs scolaires [...] à s’inspirer deces manuels « critiques » et « autonomes » concurrents,augmentant ainsi la qualité moyenne des manuels dis-ponibles ; enfin, il permettrait de diminuer le prix desmanuels imprimés (puisque ce prix ne viserait qu’àcouvrir les coûts de réalisation et de fabrication, ainsique la commission des diffuseurs et des libraires). Lesseraient affectées à d’autres postes budgétaires, parexemple au recrutement d’enseignants et à la titulari-sation du nombre considérable de travailleurs précairesde l’Enseignement (le ministère de l’Éducation est eneffet l’un des employeurs qui en France recourent leplus massivement au travail précaire).

Ces propositions reposent sur la conviction que cher-

cheurs et enseignants ne pourront répondre à l’offensivelancée contre l’Enseignement et la Recherche publiqueque s’ils abandonnent la position défensive qui est laleur pour promouvoir une initiative autonome de cri-tique de leurs pratiques et des institutions éducatives.Si nous avons limité pour l’essentiel nos remarques àl’enseignement secondaire, il serait nécessaire de lesprolonger par des propositions relatives à l’enseigne-ment supérieur : le recul du livre et la manuélisation dessavoirs n’y sont en effet pas moins marqués.

Il importe que les personnels de l’enseignement supé-rieur, comme ceux de l’enseignement secondaire, dontils assurent la formation, se montrent capables de faireun pas de côté et de produire, dans la perspective d’unepolitique démocratique des savoirs, la critique de leurspropres pratiques, ainsi que celle des institutions qui lesont formés et auxquelles ils appartiennent et s’identi-fient. La légitimité dans l’espace public et donc l’effi-cacité politique de leur résistance en seraient sans aucundoute grandement accrues. Ces questions ne concernentcependant pas seulement les enseignants et les cher-cheurs : c’est tout un chacun, c’est-à-dire l’ensemble dela société, qui doit travailler à la critique et à la trans-formation des institutions qui gouvernent nos vies, etcela tout particulièrement s’agissant des institutions quiconditionnent la production et la diffusion des savoirs,enjeu essentiel s’il en est des luttes actuelles. ■

dÉCrypTaGeEnjeux de l’édition scolaire

21Printemps 2015– Numéro commun N’Ae 39 | Q2C 1

Surveiller et punir marque. Il marque autant que la façon dont les méca-nismes punitifs décrits dans le livre opèrent sur le corps et l’esprit. Toutau long du livre, Foucault dresse la cartographie d’une technologie depouvoir qui traverse de façon diffuse maints appareils et institutions afinde les relier sur un mode disciplinaire. L’école n’est pas en reste et, àl’image de la prison, des ateliers ou des hôpitaux, elle apparaît complète-ment intégrée dans cette technologie. Qui n’a jamais ressenti l’oppres-sion de la salle de classe-cellule ou du dossier scolaire-casier judiciaire ?Il nous rappelle ce que nous savons déjà, une école qui a souvent desallu res de structure carcérale assujettissante, mais il défait progressive-ment et minutieusement le tissage coercitif qui enserrait une punitionsortie du visible pour devenir sanction normalisatrice. Une sanction quienferme chaque individu dans un modèle de conformité et qui pénalise ledomaine indéfini du non-conforme. À nous de redéfinir l’école que nousvoulons.

Perrine Gambart, professeure au LAP.

L’école se livre : Surveiller et punir

« Reclaim history ! » [l’histoire est à nous !] pourrait ainsi être un mot d’ordre commun aux élèves, aux enseignants, aux historiens et aux associationsdémocratiques dans le cadre d’une alliance cimentée par un même intérêt pour la production et la diffusion d’une pensée et de savoirs autonomes et critiques.

et aussi sur le site Q2C

À lire : le texte complet dupremier chapitre de l’ou-vrage de Jérôme Vidal.Pour aller plus loin : vosréactions et commentairessur ce texte.

www.questionsdeclasses.org

1. Créative commons : libre de droits pour les usages noncommerciaux.

Page 22: Questions de classes/N'Autre école

22

SABRINA LE RALLECET NICOLAS HERNOULT,SUD ÉDUCATION 92

Questions de classe(s)

le cours préparatoire est une classe qui effraie les jeunes collègues. la pression sur les épaulesdes enseignant-e-s y est énorme (comme sur celles des enfants d’ailleurs) : dans les programmescomme dans l'esprit des parents, le Cp n'est-elle pas la classe où l'on « apprend à lire » ? dans ces conditions, il peut être rassurant de recourir aux manuels scolaires.

un caDRe RégulieR D’appRenTissage, alter-nant plages de phonologie (c’est-à-dired’étude des sons décontextualisés) et de lec-

ture de textes ; des textes pourtant artificiels, mono-tones, narrativement inintéressants 1. On a beau en êtreconvaincu, on n’y renonce pas pour autant. Ces métho -des ont le mérite de déculpabiliser en cas d’échec desélèves : « Ce n’est pas ma faute, c’est celle de Ribam-belle ! »

le soin du sens, l’essence des sonsN’oublions pas, pourtant, ce que scande l’AFL 2 :« Prenez soin du sens, les sons prendront soin d’eux-mêmes ».

L’apprentissage de la lecture doit en effet se concen-trer sur l’étude d’écrits, courts ou longs, sur leur signi-fication explicite comme implicite. L’analysephonologique, réduite à un répertoire de fiches, est inu-tile et inefficace. Mais, surtout, le texte doit avoir dusens pour les élèves, qui n’auront envie d’apprendre àlire et à écrire que s’ils en voient l’utilité. Plus besoindès lors de demander aux élèves distrait-e-s, décroché-

e-s, à quoi sert l’école (ce à quoi ils ne manqueront pasde répondre la litanie avec laquelle ils espèrent faireplaisir à l’adulte : « à travailler ! »). La réponse va desoi.

li(b)re à l’école ?La méthode naturelle de lecture-écriture 3 vise ce dou-ble objectif. Pour cela, elle part du vécu des élèves :« quoi de neuf ? 4 », comptes rendus de sortie, corres-pondance scolaire, textes libres, en bref l’ensemble deslectures dans leur grande diversité que les élèves serontame né-e-s à rencontrer dans la vie (et les types d’écritsqu’ils seraient susceptibles de produire).

Le terme de « méthode naturelle de lecture » désignegénéralement l’aspect technique qui consiste, pour legroupe classe, à analyser les lectures, prendre des ren-seignements, les stocker pour les réutiliser. L’ensei-gnant-e découpe les écrits en unités de sens (non desphrases), qui vont être emmagasinées pour créer uncapital. Les élèves y feront progressivement appel,revê tant leur casquette de « détective », à la recherched’indices, d’analogies. L’expression « c’estcomme… » fait son apparition 5.

Mais, en réalité, cette démarche s’inscrit dans unprojet beaucoup plus vaste : l’apprentissage de la lec-ture et de l’écriture ne sont plus vus comme les fina-lités, mais comme les outils répondant à des besoins,à des envies.

L’activité d’écriture est indissociable de celle de lalecture, et n’est en aucun cas secondaire. Au contraire,elle permet de conserver des traces qui seront autantde repères à réinvestir, aide indispensable quandl’élève se placera dans le rôle d’émetteur. La difficiletâche de produire un « écrit conventionnel » à partirde son « dire personnel » 6 l’amènera à solutionner leproblème de la transformation, réflexion qui laisseraune trace durable dans sa mémoire.

L’apprentissage de la lecture ne peut être l’affaired’une année. Il commence dès la naissance, se pour-suit tout au long de la vie, se reçoit, se transmet, se

N’Autre école

Apprendre à lire sans manuel

Méthode naturelle d’apprentissage ou milieu naturelComment les enfants ont-ils appris à parler ? Si l’on se penche sur n’importequelle phrase prononcée à deux ou trois ans, la complexité des représentationsque leur cerveau a dû créer est stupéfiante.Rien ne permet de supposer que les conditions qui ont permis cette extraordi-naire construction ne soient pas identiques pour tous les autres langages.C’est le principe d’une école du 3e type, nécessairement multi-âge : lorsqu’unenfant y entre, il pénètre dans une entité sociale où d’autres enfants écrivent, lisent pour une multitude de raisons et que l’écrit fait en partie vivre et exister.Nous nous retrouvons dans une situation similaire à celle de la famille en ce quiconcerne le langage oral, chaque enfant est alors happé par l’écrit comme dansla famille par la parole. Il s’y essaie, s’y amuse, tâtonne pour appartenir à cetteentité, y participer, en profiter. Interaction, interrelation. Le problème des méthodes ne se pose plus, encore moins celui des manuels.Suivant comme on apprend à écrire-lire, on devient tel ou tel citoyen.

B. Collot« Le langage écrit », in L’École de la simplexité, TheBookEdition.com

1. Célestin Freinet, dans « Plusde manuels scolaires », 1928(voir encadré page 23)2. L’Association française pour la lecture.3. Expression empruntée à Célestin Freinet.4.Moment d’expression libre,souvent ritualisé le matin.5. Pour en savoir plus, cf. LeNouvel éducateur, n°178 -179.6. André Ouzoulias, dans sa pré-face à l’ouvrage Apprendre à lireet à écrire à l’âge adulte, sous ladirection de Danielle De Keyzer,Retz, 1992.

doSSier

Page 23: Questions de classes/N'Autre école

HiSToire(S)Lectures de classe

23Printemps 2015– Numéro commun N’Ae 39 | Q2C 1

Plus de manuels scolaires... plus de leçons ! (Célestin Freinet)« même les manuels seraient-ils bons, il y aurait tout intérêt à en réduire le plus possible l’emploi. Car le manuel, surtout employé dèsl’enfance, contribue à l’idolâtrie de l’écriture imprimée. le livre est bientôt un monde à part, quelque chose d’un peu divin, dont on hésitetoujours à contester les assertions. […] le manuel tue le sens critique ; et c’est probablement à eux que nous devons ces générationsde demi-illettrés, qui croient, mot pour mot, ce que contient leur journal. et s’il en est ainsi, la guerre aux manuels est vraiment néces-saire. », Célestin Freinet, Plus de manuels scolaires (1928).

« PLUS DE MANUELS SCOLAIRES », fin

1928, Freinet publie sous ce titre

son second livre pédagogique. en

fait, il consacre peu de place à la critique des

manuels, il préfère proposer une alternative

centrée sur l’expression libre des enfants et

l’imprimerie. pourtant, si son argumentation

contre les manuels reste embryonnaire, il a

l’intuition qu’il s’agit là d’un des

points de blocage de la pédagogie

(et ce blocage subsiste toujours).

dans la revue Pour l’ère nouvelle,organe de la ligue d’éducation

nouvelle (n° 46, avril 1929), e. delau-

nay réagit négativement : « Si nous

n’avons pas le droit d’empêcher un

progrès de se réaliser, nous avons

le devoir de ne pas nous laisser en-

traîner dans des voies aventureuses. » le

leitmotiv n’a pas changé selon lequel il existe

de mauvais manuels, l’important étant d’en

choisir de bons. la critique de Freinet est

plus radicale : tout manuel, distribué en au-

tant d’exemplaires que d’élèves, est un car-

can et un outil totalitaire. Si un manuel est

bon, qu’il entre dans la bibliothèque au même

titre que les autres livres, il perdra sa position

de monopole et sa nocivité de manuel. posi-

tion qui aujourd’hui n’a rien perdu de son

actua lité. pour être équitable envers delau-

nay, ajoutons qu’il modérera sa critique en

août 1931, en reconnaissant la valeur des

propositions positives de Freinet.

en janvier 1930, est reproduite dans la revue

syndicale L’Émancipation, une réaction

de yakovlev, parue dans La Voie de l’Édu-cation, revue pédagogique de la répu-

blique socialiste soviétique d’ukraine :

le manuel est un instrument par lequel

la classe dominante assure sa direction

idéologique et méthodologique du travail

scolaire. aussi, tandis que les éducateurs

révo lutionnaires condamnent le manuel en

régime capitaliste (attitude négative), ils ne

peuvent que le défendre dans une république

ouvrière (attitude positive).

Freinet, malgré son approbation de la révolu-tion socialiste, n’acceptera jamais ce point devue : un outil dogmatique n’est souhaitablesous aucun régime. Nous verrons ce débatrebondir en 1933-34. mais il ne suffit pas decondamner les manuels, encore faut-il créerd’autres moyens de faire travailler les enfants. ■ m. Barré

« le manuel fatigue nécessairement par sa monotonie. il est fait pour des enfants par des adultes. il est un moyen d’abrutissement. il continue à inculquer l’idolâtrie de l’écritureimprimée. il asservit aussi les maîtres en les habituant à distribuer uniformément lamatière incluse à tous les enfants. on mouledéjà l’enfant à la pensée des autres et on tuelentement sa propre pensée. » c. Freinet.

… par les enfants de Barbiana. Dans un petit village toscan, très pauvre àl’époque, Barbiana, au nord de Florence, Don Milani a créé une école avecles enfants du village, pour la plupart exclus de l’école publique. C’est delà que 8 enfants ont décidé d’écrire à leur ancienne maîtresse d’école età travers elle au corps professoral officiel. Ils évoquent leur vécu d’échecscolaire, pointent des causes, soulignent les positions sociales des excluset des favorisés, les écarts entre eux, les pris en compte par l’école et lesabandonnés. Leur conscience de classe est vive. Ils expliquent aussi lafaçon autre dont ils travaillent 365 jours sur 365 à Barbiana. J’avais 25ans quand j’ai lu ce livre. J’enseignais depuis 5 ans. Touchée, secouée, jeme demandais de qui je serais l’agent ? Je connaissais mon camp, prochede celui de ces enfants mais j’étais formatée par l’école et son point devue à partir des dominants. Ces pages ont été un des tremplins de mesannées de travail : voir du point de vue des dominés. Quoique puissent enpenser d’aucuns, ce livre sorti en Mai 68, peut rester porteur aujourd’hui.Il pourrait donner ou renforcer le goût de revendiquer et de travailler l’ou-verture d’écoles d’excellence populaire.

Noëlle De Smet

Le premier texte auquel je pense c’est Barbiana : lettre à une maîtressed’école. J’étais tombée sur lui dans la vieille armoire de classe envahiepar des objets inutilisés (animaux empaillés, vieux manuels, etc.). J’ai tou-jours adoré fouiller dans ce genre de réserve ! J’ai lu la couverture : « Lavéritable culture, celle qu’aucun homme n’a encore possédée, repose surdeux choses : appartenir à la masse et posséder la parole. Une école quisélectionne détruit la culture. Aux pauvres elle enlève les moyens d’ex-pression. Aux riches elle enlève la connaissance des choses » et j’ai em-porté le livre. Il est toujours dans ma bibliothèque, pas très loin declassiques sur l’école que je commençais à lire à cette époque (Bourdieu,Illich, Neill…). Quelques mois comme remplaçante et je découvrais uneécole qui rejette, classe, trie et qui avance au rythme des plus rapidessans regarder les enfants qu’elle laisse sur le côté. Même écrit dans l’Italiedes années 50/60, j’ai trouvé des constats et des préconisations qui meparlaient. C’est certainement grâce à lui que j’ai découvert Freinet. Je l’airessorti, retrouvant annotations et passages soulignés, dont celui-ci :« L’enseignement ne connaît qu’un seul problème, les élèves qu’il perd [...]les seuls incompétents en la matière, c’est vous puisque vous les perdezet que vous ne revenez même pas sur vos pas pour les chercher. » Au-jourd’hui on pourrait écrire « École : lettre à une ministre de l’Éducation ».

Catherine Chabrun

L’école se livre : Lettre à une maîtresse...

Page 24: Questions de classes/N'Autre école

24 Questions de classe(s)

l’édition scolaire, marché juteux (on y retrouve des entreprises qui font également le commerce desarmes…) est aux mains de quelques grands groupes, les mêmes depuis bientôt deux siècles. la réalisationd’ouvrages alternatifs, contre ou anti-manuels, ne date pas d’aujourd’hui. elle a connu un renouveau –effet de mode dénoncé par certains – dans les années 2000 et profite actuellement des possibilitésoffertes par internet. voici une petite sélection loin d’être exhaustive… et qui se prolonge sur le site Q2C.

N’Autre école

Contre-manuels

en histoireManuel d’histoire critique du Monde diplomatique,(programme de première et terminale), 180 p., 11,95 €.Le dernier-né, fruit d’une heureuse initiative du MondeDiplomatique.Histoire de l’autre,Liana Levi, 2008 (Piccolo), 158 p.,7 €. un manuel des histoires parallèles d’Israël et dela Palestine autour de trois dates clés : la déclarationBalfour, la guerre de 1948 et la première Intifada, rédi -gées par des équipes de professeurs israéliens et pales -tiniens. La place des femmes dans l’histoire, une histoiremixte, coord. Geneviève Dermenjian, Irène Jami,Annie Rouquier, Françoise Thébaud, Belin, Mnémo-syne, 2011, 415 p., 30 € (voir N’Autre école, n° 36).Femmes et hommes dans l’histoire, un passé com-mun, Claudine Marissal, Éliane Gubin, CatherineJacques et Anne Morelli, Laboreducation, 2013, 183 p.Le manuel est également accessible librement en PDFsur le site du Carhif (voir N’Autre école, n° 36).

une mise en perspective historique : « le manuel d’histoire fédé-ral : une expérience (fort débattue) de contre-manuel dans lesannées 1930 », Gaëtan Le Porho, en ligne sur Q2C.

en françaisAntimanuel de littérature, François Bégaudeau, Bréal, coll. Anti-manuel, 295 p., 2008, 21,50 €.Antimanuel d’orthographe : éviter les fautes par la logique, PascalBouchard, Point, 128 p., 2013.Grammaire française et impertinente, Jean-Louis Fournier, LeLivre de poche, réed. 2003, 191 p., 5,60 €.

en économieAntimanuel d’économie, 2 tomes, Bernard Maris, Bréal, coll.« Anti-manuel », 2006, 359 et 382 p., 21,50 € chaque.SESâme, un manuel réalisé par l’Apses (voir p. 26) disponible enligne pour les classes de première et de terminale.

en philosophieAntimanuel de philosophie, Michel Onfray, Bréal, coll. «Anti-ma-nuel », 2001, 334 p., 21,50 €. Antiannales de philosophie, Collectif, Bréal, coll. «Anti-manuel »,2002, 191 p., 16 €.

analyses et décryptages critiquesLe site www.centre-hubertine-auclert.fr propose une réflexion surles manuels scolaires et les supports éducatifs non-sexistes.Sur info-droits-etrangers.org un dossier de presse sur les discrimi-nations présentes dans les manuels scolaires.Lutter contre les stéréotypes sexistes dans les manuels scolaires :faire de l’école un creuset de l’égalité. Rapport d’information deM. Roland COURTEAU, fait au nom de la délégation aux droitsdes femmes, n° 645, 2014 (en ligne).

… et aussi en pédagogie !Des « outils », davantage que des manuels, mais indispensables…Enseigner pour émanciper, émanciper pour apprendre, une autreconception du groupe-classe, Jacques Cornet et Noëlle De Smet,ESF, 2013, 288 p., 23,35 €.Apprendre avec les pédagogies coopératives. Démarches et outilspour l’école, Sylvain Connac, Paris, ESF, 2009, 336 p., 23 €.Voir «“Contre-histoires”, contre quoi ?», Serge Audier, Le Monde des Livres, 14 mars 2013. �Tous ces liens sont accessibles depuis le site Q2C.

Travailler sans ou travailler cent manuels...l'an passé, sans aucun projet précis ni motivation pour l'incontournableséquence sur la lettre en 4e, me vient l'idée d'associer les élèves à l'élaborationde la séquence. C'est devenu aujurd’hui un petit rituel. lors de la première séance,les élèves construisent eux-mêmes le contenu de notre travail. Chaque table (de4) reçoit plusieurs manuels avec un petit questionnaire. après un moment derecherche individuel, le groupe discute les propositions des uns et des autres.l'objectif est d'essayer de définir l'enjeu du chapitre, de sélectionner deux texteset deux œuvres en justifiant son choix et d'imaginer un projet original pour abor-der la notion. le résultat est présenté ensuite au reste de la classe qui est invitéà retenir ou pas les propositions.

Si les contraintes de nos programmes ne permettent pas de travailler sur ce qu'onveut quand on veut, ce petit dispositif permet d'intégrer, dans le cadre « officiel »,les envies et les demandes des élèves. il leur permet aussi de défricher eux-mêmes le thème retenu, de faire de belles découvertes (souvent autour des illus-trations qui sont ensuite abordées en histoire des arts), de questionner les choixdes manuels et de faire preuve d'une belle créativité pour rompre la monotonieet la routine des cours. (G. C.)

appel ! Site Q2C

Nous souhaiterionsrassembler des témoignages surl’utilisation de ces« anti-manuels »en classe, des pre-miers textes sontdéjà en ligne...

doSSier

Page 25: Questions de classes/N'Autre école

au QuoTidieNLire et relire

25Printemps 2015– Numéro commun N’Ae 39 | Q2C 1

Les Héritiers (1964) de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron a été un livre qui aprofondément marqué autant la sociologie de l’école que l’histoire de l’école répu-blicaine en général. La puissance et l’intelligence des chiffres et des concepts decet ouvrage frappaient de plein fouet une école de la République qui n’était pas habituée à ce que l’on fasse une telle lecture des inégalités qu’elle produisait tran-quillement. Nos deux jeunes sociologues se sont attelés à la tâche de cette démons-tration avec une puissance intellectuelle qui a fait date. Héritage, reproduction,domination, capital culturel, économique, symbolique, habitus : les grands conceptsde la sociologie étaient déjà là pour décrypter les inégalités scolaires de l’époque etse sont imposés depuis. L’école de la République était prise à son propre piège :fière d’afficher sur ses frontons l’Égalité, elle ne faisait pourtant que produire massi-vement un contraire inégalitaire. Nous sommes d’autant plus reconnaissants àBourdieu et Passeron d’avoir théorisé la sociologie des inégalités sociales et sco-laires que ses adversaires ne leur ont pas pardonné ce crime de lèse-majesté répu-blicaine. Bourdieu a été accusé de tous les maux, même de celui d’antisémitisme.C’est dans la haine qu’ils portent à ceux qui s’attaquent aux inégalités scolaires quel’on reconnaît les conservateurs en politique. (Jean-Michel Barreau)

L’école ce livre : Les Héritiers

peu De lecTeuRs se soucienT de lamatérialité de ce qu’ils lisent. pour-tant, la lisibilité des documents, par

le biais de la typographie (forme des lettreset mise en page) a une influence sur leur attrait, sur la vitesse de lecture, sur la fatigue,et par conséquent sur la compréhension.

il est donc souhaitable que les enseignantsse préoccupent de la lisibilité des documentsd’enseignement qu’ils proposent aux élèves,manuels ou productions personnelles.

L’influence de la typographieun texte publié apparaît à l’auteur étranger, plus« réel ».

La mise en page infléchit la réception dutexte.

Il a existé, dans les années 1970, une collec-tion d’albums pour les premières lectures danslesquels le texte était composé de façon à ceque les groupes de mots formant une unité sémantique ne soient jamais coupés.

Ceux d’entre nous qui sont plutôt des « vi-suels » (cf. les profils pédagogiques de La Ga-randerie) sont sans doute plus sensibles àl’aspect d’un écrit mais nous sommes tous influencés.

Esthétique et sémiologieIl n’est pas nécessaire de recourir à des ouvra -ges tel celui de François Richaudeau Recher -ches actuelles sur la lisibilité (Retz, 1984) pourconstater que des textes tassés dans une pageincitent moins à la lecture qu’une page aérée,équilibrée. Les enseignants sont souvent pro-ducteurs d’écrits pour leurs élèves, lecteurs peuexperts, pour lesquels il faudrait faciliter l’accèsau sens par une présentation adéquate et soi-gnée. un peu de formation (autoformation ouformation mutuelle) aux arts graphiques n’estpas superflue.

Certes, les urgences, les contraintes (réglerune mise en page demande du temps, les pho-tocopies sont parfois chichement comptées),l’audiovisuel semblent renvoyer bien loin lesouci de la qualité des supports et des messagesécrits. Pourtant, comme le rappelle un des pan-neaux de l’exposition de la BNF Choses lues,choses vues : « […] Il n’est pas de texte horsle support qui le donne à lire (ou à entendre),hors la circonstance dans laquelle il est lu (ouentendu). Les auteurs […] écrivent des textes

qui deviennent des objets écrits – manuscrits,gravés, imprimés et, aujourd’hui, informatisés– maniés diversement par des lecteurs de chairet d’os dont les façons de lire varient selon lestemps, les lieux et les milieux. […] »

De la « lettrure » aux photocopies C’est peut-être parce que, en Europe, nous bai-gnons dans l’écrit que nous ne nous posons plusla question de ce que cette invention a changé.Certes, l’alphabet est apparu il y a longtempsmais on peut encore s’émerveiller sur cetteprouesse de pouvoir transcrire tous les sons ettoutes les idées à partir de seulement 26 petitséléments abstraits qui ont perdu tout lien avecla parole ou avec les choses qu’ils permettentde représenter.

C’est sans doute aussi parce que noussommes si familiers des textes imprimés,typo graphiés, mis en page dans des publica-tions diverses que nous prêtons peu d’attentionà « l’image » de ces textes, qui font l’objet del’attention des spécialistes : éditeurs, gra-phistes, dessinateurs de caractères…

De plain-pied dans le système de représen-tation qu’est l’écriture, les enseignants ne sontpas forcément conscients de l’importance duchoix des caractères, de l’exigence d’une cer-taine beauté des supports sur lesquels lesélèves vont apprendre, s’exercer. Alors que lesfondamentaux de l’école, la lecture et l’écri-

ture – la lettrure, disait-on au Moyen-âge –insistaient sur le beau tracé, la présentation, àl’heure de l’écrit d’écran et des imprimantesoù chacun peut produire et reproduire sesdocu ments, la connaissance des travaux deJack Goody (La Raison graphique), RobertBringhurst (La Forme solide du langage),Anne-Marie Christin et Jacques Bertin (qui aformalisé la sémiologie graphique et le designde l’information), celle des imprimeurs, typo-graphes et graphistes qui ont marqué l’histoiredu livre et de la communication seraient unatout pour eux. ■

Nicole Chosson

De la lisibilité

Chasse-partie

Page 26: Questions de classes/N'Autre école

26

ALEXANDRA HENRY,PROFESSEURE DE SES, Q2C,SUD ÉDUCATION 92.

Questions de classe(s)

SELON CERTAINS, les manuels de sciences économiques et sociales (SeS) seraient hostiles à l’entreprise et à l’économie de marché. pour d’autres, ils viseraient à promouvoir le libéralisme et la logique capitaliste. Qu’en est-il vraiment des manuels de SeS : scandaleusement gauchistes ou outrageusement libéraux ?

les manuels sonT appaRus au xixe siècle, enlien avec la mise en place de la scolarité obliga-toire et « dans des disciplines telles que l’histoire,

la géographie et les sciences humaines en général, leschoix s’opèrent logiquement sur la base des intérêts po-litiques du moment »1 ; en sciences économiques et so-ciales, les contenus des manuels sont particulièrementcontraints par des programmes très précis qui fixent nonseulement les thèmes à aborder mais aussi des listes denotions à connaître (79 rien que pour la terminale ES).

la méfiance des patronsIntroduit en 1967, l’enseignement des SES n’a cesséd’être remis en cause par les milieux économiques de ladroite libérale. Le CNPF puis le Medef, des journauxcomme L’Expansion, Capital ou Le Figaro, ont ainsirégu lièrement attaqué programmes et manuels, les ac-cusant d’être orientés à gauche 2. Mais le véritable re-proche, c’est leur démarche spécifique visant à faireappréhender aux élèves le monde avec un esprit critique.En questionnant les grandes thématiques (croissance,inégalités, chômage, etc.) sous l’angle des différentspara digmes qui coexistent en économie, en sociologie eten science politique, les SES présentent des visionsdiver ses et parfois opposées du monde social et permet-tent de prendre conscience que, contrairement à ce qu’af-firmait Margaret Thatcher, il y a toujours une alternative.

l’entreprise des entrepreneursDans les années 2000, un efficace lobbying patronal estréactivé sous l’impulsion de l’Institut de l’entreprise quiélabore un « contre manuel » Melchior (20013). L’objec-tif est « d’effectuer un travail pédagogique de fond surnos lycéens, comme cela a été fait dans les entreprisesdepuis vingt ans auprès de leurs salariés, afin de les sen-sibiliser aux contraintes du libéralisme et d’améliorerleur compétitivité en adhérant au projet de l’entreprise »[...] « la concurrence est la règle du jeu […] le marchéassure la régulation de l’économie au quotidien » car « cesont des concepts simples, que les jeunes Français doi-vent apprendre et comprendre, comme sont en train dele faire en ce moment même le milliard de Chinois et lemilliard d’Indiens »4.

Finances et concurrenceEn 2008, à partir d’une analyse superficielle et dogma-tique des manuels de SES 5, un rapport de l’Académiedes sciences morales et politiques considère que « la vision que ces quelques ouvrages donnent de l’économieet de la société française est affectée d’un biais vraimentpessimiste. » 6 Les « experts incontestables » (sic !) ayantparticipé au groupe de travail reprochent aux manuelsde ne pas présenter l’économie comme elle est abordéeà l’université ou dans les entreprises et considèrent quela pluralité des opinions risque « d’orienter le futur citoy en vers un relativisme généralisé ». Ainsi, à la veillede la faillite de Lehman Brothers, les rapporteurs sontscandalisés par le fait que les manuels ne démontrent pasl’efficacité des marchés financiers dans la répartition desrisques. En 2014, Capital 7 dénonce des manuels scan-daleusement gauchistes puisqu’une trop « faible place[est] consacrée à l’entreprise » et qu’on « est loin desmanuels allemands où le fonctionnement d’Adidas oude Porsche est copieusement décrit, tandis que des dou-bles pages sont consacrées à la franchise ou au businessplan ». Le magazine considère néanmoins qu’avec la ré-forme Chatel (2010) qui « a donné une place plus largeaux théories classiques, qui sous-tendent le libéralisme,aux dépens des thèses keynésiennes, plus favorables àl’intervention de l’État » […] « les choses sont devenuesun peu moins caricaturales »… Sans commentaire !

plus économiques que socialesCes critiques ont reçu un large écho chez le « grouped’experts » chargé d’élaborer les programmes appliquésde la seconde à la terminale depuis la réforme Chatel. Dece fait, dans les actuels manuels de SES, la technicitéremplace les questionnements qui font sens pour lesélèves, la part faite à l’économie est bien plus grande quecelle laissée à la sociologie, les « réseaux » ont remplacéles « classes sociales » en première, les politiques key-nésiennes ont disparu en terminale et de manière généraleles analyses libérales dominent. Alors que les manuelsdes années 1970 replaçaient les entreprises capi talistesdans l’histoire économique, ceux d’aujourd’hui les pré-sentent comme « une évidence naturelle » : « l’histoire

N’Autre école

L’économie des manuels

Notes1. « Entre instruction et politique »par P. Bianchini www.mondediplo-matique.fr/2013/09/BIANCHINI/496042. « Le contenu de l'enseignementdes sciences économiques etsocia les : un enjeu social pourqui ? » par Elisabeth Chatel, IDIES :www.idies.org/index.php?post/Le-contenu-de-lenseignement-des-Sciences-economiques-et-sociales-%3A-un-enjeu-social-pour-qui3. www.institut-entreprise.fr/forma-tion/programme-enseignants-en-treprises/melchior4. Michel Pébereau, http://alterna-tives-economiques.fr/ blogs/ga-drey/2010/02/02/sos-ses-sciences-economiques-et-sociales/5. « Les sciences économiques etsociales au lycée, une discipline àdiscipliner ? » par le bureau natio-nal de l'APSES, La Revue socialisteuniversitaire, n° 2, printemps 2013(http://www.revuesocialisteuniver-sitaire.fr/)6. www.asmp.fr/travaux/gpw/ en-seignement_SES_lycees.pdf7. « Manuels scolaires : commentcertains caricaturent l'économie »par Eric Wattez (www.capital.fr/en-quetes/economie/manuels-sco-laires-comment-certains-caricaturent-l-economie-944248)8. « À l'école de l'entreprise » parSylvain Leder : www.mondediplo-matique.fr/2013/09/LEDER/496069. Voir http://sesame.apses.org/

doSSier

Page 27: Questions de classes/N'Autre école

de l’entreprise a disparu au profit de la narration degrandes réussites (Apple, Facebook, Renault) ou de laprésentation de figures renommées du patronat commeM. Mark Zuckerberg. » 8 L’approche technique et néo-classique est aujourd’hui privilégiée pour aborder l’en-treprise (les coûts de production, la productivité, etc.)contre une approche critique comme quand les élèvesdevaient questionner la propriété des moyens de produc-tion et la conflictualité entre capital et travail.

résistancePour contrer ces biais libéraux induits par les nouveauxprogrammes, l’association des professeurs de scienceséconomiques et sociales (Apses) a élaboré SESâme, unmanuel de contournement disponible en ligne pour lesclasses de première et de terminale afin de préparer lesélèves aux nouvelles épreuves du baccalauréat tout enréintroduisant la démarche critique fondée sur des péda-gogies actives qui est propre aux SES 9.

ComparaisonsMais les choix idéologiques ne dépendent pas seulementdes programmes ; les auteurs y interprètent aussi les ins-tructions officielles. Je me suis donc intéressée aux choixopérés dans cinq ouvrages pour traiter un chapitre quele programme invite à aborder sous un angle critique (ehoui, cela arrive quand même !). En terminale, à la ques-tion « la croissance économique est-elle compatible avecla préservation de l’environnement ? », il faut montrerque deux réponses sont possibles : 1) La réponse libé-rale – une « croissance verte » est envisageable car lesdéfis écologiques peuvent être relevés grâce au progrèstechnique ; 2) La réponse décroissante – il est nécessairede rompre avec le productivisme car nous vivons dansun monde aux ressources limitées. Seuls les manuels Ha-chette et Nathan présentent ces thèses de manière équi-librée (nombre de pages équivalent, mobilisationd’exemples concrets afin de permettre aux élèves des’approprier les enjeux). Nathan reste impartial jusqu’aubout, mais Hachette dérape en concluant le chapitre parune double page sur le « développement durable », autrenom de la croissance verte. Dommage.

À l’inverse, chez Belin et Hatier l’angle très tech-nique ne donne pas les clés du débat et les choix dedocu ments favorisent la thèse libérale. C’est Hatier quigagne la palme : après avoir montré que la croissancepeut être une chance pour l’environnement (!) – pointhors programme –, le manuel s’inquiète du fait que lesdégâts environnementaux puissent nuire à l’activitééconomique. La thèse décroissante n’est illustrée quepar deux documents, dont un dessin dans lequel unpersonnage s’interroge en anglais sur la disparition desbisons. Parmi les manuels feuilletés, c’est le Bordasque je préfère car, tout en présentant honnêtement lesdeux modèles, il penche plutôt pour la thèse décrois-sante… Mais qui a dit que je devais être objective ?

interprétationsPour terminer ce tourd’horizon, je me suis pen-chée sur le chapitreconcernant les conflits sociaux. Le programmedemande de montrerqu’ils peuvent être por-teurs de changement social ou, au contraire,facteurs de résistance auchangement social. Ils’agit donc de mettre enévidence qu’en fonctiondes valeurs qui les fondent, les conflits peuvent être pro-gressistes (pour l’égalité, les libertés, les droits politiqueset sociaux) ou réactionnaires (opposition aux évolutionsde la société au nom de la défense de la tradition). Au-trement dit, les grèves de 1936 ou de 1968 entrent dansla première catégorie alors que le « mouvement del’école libre » en 1984 ou la « manif pour tous » corres-pondent à la seconde. C’est tout à fait ce que montrentles manuels Hachette et Bordas donc rien à dire. Hatierest un peu moins clair sur la question car la fin d’un docu -ment laisse sous-entendre que le fait de s’opposer à laconstruction d’un aéroport peut être une forme de résis-tance au changement social… Belin et Nathan sont euxtotalement hallucinants ! Pour leurs auteurs, la défensede l’emploi chez Caterpilar ou Continental, le mouve-ment contre Base-élèves ou les manifestations contre laréforme des retraites peuvent être vus comme des conflitsréactionnaires !

Reste que, en classe, ce ne sont pas les manuels quidéterminent le contenu des cours et parfois même, cene sont pas les programmes : chaque séquence est lefruit d’une alchimie entre choix de l’enseignant et libresinteractions avec les élèves. ■

dÉCrypTaGeL’économie des manuels

27Printemps 2015– Numéro commun N’Ae 39 | Q2C 1

Vers 2009, alors engagé pour la première fois dans des collectifs de lutte,je suis tombé par hasard sur le nom de Nico Hirtt. Les cochonneries pon-dues par Sarkozy ne manquaient pas, mais le lien autour de nos sujets decolère, oui. J’avais le sentiment prégnant d’avancer dans le brouillard, etsi je devinais que quelque chose reliait tout ça, je n’arrivais pas à le saisirde manière satisfaisante. Et j’ai fini par acheter un deses bouquins. Les Nouveaux Maîtres de l’école, l’enseignement européensous la coupe des marchés. 150 petites pages d’explications sur la stra-tégie libérale et son pilotage par la commission européenne et les lobbyspatronaux. Ça a dissipé la brume, les choses faisaient enfin sens et leschéma global devenait lisible. Il m’a fallu quelques mois pour le digérer,quelques autres pour interviewer Nico pour voir où on en était, dix ansaprès l’écriture. Et aujourd’hui encore, c’est un bouquin que je reprendset conseille régulièrement.L'interview dont il est question à la fin est un machin que j'ai posé sur unbout d’Internet, et en particulier, le retour sur les prévisions qu'il fait dansle bouquin. Ici: http://bleu-pale.fr/2012/01/la-marchandisation-de-lecole-pour-les-nuls-version-longue/ (troisième paragraphe en partant de la fin,spécifiquement). Frédéric

L’école se livre : Nico Hirtt

et aussi sur le site Q2C

À lire : un accès aux res-sources disponibles sur lenet, les liens, des réfé-rences de l’article.À commenter : la possibi-lité de mettre en ligne vosréactions et remarques.

www.questionsdeclasses.org

Page 28: Questions de classes/N'Autre école

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IRÈNE PEREIRA,Prof de philo, Sud Éduca-tion 78, chroniqueusepour le quotidien suisseLe Courrier et participe àla revue Réfractions.Dernier ouvrage paru co-auteur de La famille/Lamondialisation, PUF,2014.

Questions de classe(s)

DANS UNE SOCIÉTÉ OÙ L’EMPRISE DU DIPLÔME EST SI PUISSANTE, le peu d’espoir de mobilité sociale des enfants issus des classes populaires reste malgré tout lié à leur destin scolaire. L’idée selon laquelle le diplôme constitue l’arme des faibles peut assurément être discutée. D’autres pistes restent à explorer : la lecture, surtout abordée du point de vue de la lutte contrel’illettrisme ou de la faiblesse de la littératie, gagnerait à être considérée sous un autre angle…

il me semble que l’on tend à oublier le rôle que lalecture personnelle peut jouer dans la réussite sco-laire des enfants des milieux populaires. Ma propre

expérience me donne à penser que ces lectures ont occu -pé une place fondamentale dans ma trajectoire scolaire,puis universitaire, en m’aidant à compenser certaines dif-ficultés liées à mon origine sociale et à des troubles del’apprentissage.

des élèves de moins en moins lecteursLa diminution de la lecture de livres touche tous lesélèves, quels que soient leur milieu social et leur sexe,même si elle affecte plus encore les garçons. une situa-tion qui est également constatée chez les nouveauxensei gnants : ceux-ci sont de moins grands lecteurs queleurs aînés entrés dans la carrière dans les années 1970.

D’autres pratiques culturelles peuvent compenser enpartie cette diminution. On évoque la pratique de lec-ture sur Internet. Celle-ci pose pourtant une difficultéconcernant les élèves : c’est que l’information n’y estpas pré-selectionnée comme dans un CDI ou unebiblio thèque municipale. Les élèves se trouvent doncconduits à évoluer dans un espace où tout est mis surle même niveau : jeux en ligne, vidéos, sites d’infor-mation, blogs personnels, bibliothèques en ligne… AuCDI ou à la bibliothèque municipale, ils peuventdeman der conseil à un adulte formé. Chez lui, l’élèveissu des milieux populaires ne bénéficie pas de l’en-cadrement intellectuel parental comme dans les classesmoyennes. C’est ce qui rend d’autant plus cruciale laprise en charge de l’éducation au numérique par l’ins-titution scolaire.

Cette diminution des lectures personnelles (sur sup-port papier) peut donc poser davantage encore de dif-ficultés en ce qui concerne les enfants des milieuxpopulaires. Les lectures personnelles permettent decompenser en partie un capital culturel que ne possèdepas la famille. Elles peuvent également permettred’améliorer la mémoire sémantique qui est fortementcorrélée à la réussite scolaire. Les livres des CDI et des

bibliothèques municipales – à la différence des coursparticuliers ou d’autres loisirs culturels (cinéma, théâ-tre, etc.) – sont accessibles économiquement à tous lesélèves. Même si la seule gratuité ne règle pas tous lesobstacles à la fréquentation par les classes populaires.

Éloge de l’autodidacteIl est à ce sujet intéressant de revenir sur la figure de l’au-todidacte. Elle a occupé une place particulière dans l’his-toire des classes populaires aux xIxe et xxe siècles :l’autodidacte pouvait désigner une personne issue desmilieux modestes, ayant peu d’années d’études, mais quigrâce à ses lectures personnelles, avait réussi à acquérirun capital culturel nettement supérieur à son milieud’origine. Cette figure a souvent joué un rôle importantdans l’histoire syndicale ; c’est celle, par exemple, del’ouvrier anarchiste autodidacte.

Notons au passage, que cette figure était régulière-ment raillée par les détenteurs du savoir académique.On se souvient du personnage de « l’autodidacte »dans La Nausée de Sartre. À l’autodidacte des milieuxpopulaires, s’opposait le dilettante des milieux aisés :celui qui avait le loisir de pratiquer, en amateur, uneactivité scientifique ou artistique. À la légèreté du dilet -tante s’opposait le sérieux méticuleux de l’autodidacte,confronté aux impératifs de la survie.

Le déclin de la figure de l’autodidacte est sans douteà mettre en lien avec l’allongement de la scolarité etl’emprise des diplômes dans l’accès aux positions pro-fessionnelles. Il faudrait se demander dans quellemesu re la disparition de la figure de l’autodidacte neconstitue pas la marque de l’effacement d’une imagepopulaire de l’émancipation par la lecture qui pouvaitêtre porteuse d’une vision positive du savoir pour lesjeunes des classes populaires. L’autodidacte était eneffet un individu qui avait acquis un rapport autodé-terminé au savoir. L’autodidaxie constituait une ouver-ture à au moins deux trajectoires possibles : la mobilitésociale ascendante par le savoir ou le militantisme(syndical ou politique).

N’Autre école

Les lectures personnellesoutils d’émancipation

doSSier

Page 29: Questions de classes/N'Autre école

Bénéfices secondaires On évoque traditionnellement un certain nombre debéné fices à tirer de ces lectures personnelles : syntaxe,vocabulaire, culture générale, etc. Mais il me sembleque l’élève issu des classes populaires peut y trouverd’autres avantages. Tout d’abord, acquérir une cultureintellectuelle qui n’est pas purement scolaire – mêmesi elle peut être valorisée dans le cadre institutionnel.Mais aussi avoir le sentiment valorisant qu’il est capa-ble d’acquérir des savoirs intellectuels par lui-mêmeen dehors ou à côté du système scolaire.

Ces deux éléments peuvent permettre une distancecritique par rapport à la parole enseignante : le profes-seur ne sait pas tout, il présente une certaine conceptiondu savoir, il existe d’autres points de vue et des savoirsqui ne sont pas abordés par le programme… L’élèveissu des milieux populaires ne dispose pas de ce typede ressources critiques au sein de son milieu familial.Cela peut ainsi l’aider, lorsqu’il est en échec scolaire,à posséder d’autres ressources d’évaluation de son pro-pre savoir et donc de sa propre valeur intellectuelle quecelles que l’institution scolaire valide.

Il existe d’autres sources de connaissance qui concur-rencent les enseignants et auxquelles ont accès lesélèves des classes populaires comme la télévision ouInternet. Mais l’élève connaît également le jugementque portent les enseignants : la télévision est mépriséeet Internet vue comme une jungle où se côtoient le pireet le meilleur. L’accès à ces seuls médias n’est pas enmesure de lui assurer la légitimité pour relativiser laparole enseignante. Les lectures personnelles consti-tuent ainsi probablement un facteur susceptible defavo riser la résilience scolaire.

de quelques obligations de l’institutionOn doit à Philippe Perrenoud une liste des droits impres-criptibles de l’apprenant… il serait bon d’énoncer cellede quelques devoirs que devrait respecter l’institutionscolaire vis-à-vis des élèves des milieux populaires.1) les méthodes de travail personnelLes méthodes de travail qui favorisent la réussite scolairereposent sur une forme spécifique de régularité et de dis-cipline inégalement répartie en fonction des classessocia les. Elle correspond à l’ethos de maîtrise de soi desclasses moyennes. C’est pourquoi l’institution doit com-penser cette inégalité par une prise en charge spécifiquede la méthodologie du travail scolaire.2) les curricula cachésLe système scolaire et ses apprentissages contiennent desimplicites qui sont, en particulier pour les enfants desclasses populaires, des sources de difficulté. C’est pour-quoi là aussi l’institution scolaire doit par la didactisationdes apprentissages scolaires en limiter les effets.3) les lectures personnellesLa faiblesse des pratiques de lecture fragilise les enfantsissus des milieux populaires face à certaines difficultéssocioculturelles auxquels ils sont confrontés. Les ensei-gnants pourraient revaloriser les figures de l’émancipa-tion autodidacte. L’institution scolaire doit se montrer

attentive à former les élèves à la sélection des sourcessur Internet, aux pratiques de lecture numérique, etc.

4) un espace de partage de la culture personnelleune difficulté à laquelle peut être confronté l’élève issudes classes populaires dans sa découverte personnelledes pratiques culturelles « savantes » est l’absence d’es-pace dans le cadre familial pour partager ses décou-vertes : lectures, musiques, films, etc. L’institutiondevrait avoir le souci d’offrir aux élèves un tel espaced’expression en marge des obligations du programmescolaire. Cet espace de discussion devrait également per-mettre de pouvoir conseiller ces élèves afin qu’ils puis-sent approfondir leurs découvertes. ■

perSpeCTiveSCulture de classe

29Printemps 2015– Numéro commun N’Ae 39 | Q2C 1

Nul ne l’ignore : « Proposez ce qui est faisable, ne cesse-t-on de me répé-ter. C’est comme si l’on me disait : proposez de faire ce qu’on fait… »Et encore : « Vivre est le métier que je veux lui apprendre ».L’Émile bien sûr. Premier livre sur lequel je travaillais à mon entrée dansl’enseignement en 1971 après dix ans de labeur dans l’industrie. Aupara-vant j’avais, bien entendu, parcouru des textes de Sébastien Faure, deFrancisco Ferrer, de Tolstoï au cours de ma quête militante et libertairequi commença fort tôt. Mais je n’y prêtais guère attention, l’idée mêmed’être professeur un jour, de ce privilège, m’était totalement étrangère. Pourtant ce jour vint et, peu après, je tombais sur La Joie à l’école deGeorges Snyders, ce marxiste adhérent du PCF qui osait parler de joie. Jedis « osait » car je n’ai jamais rien trouvé de plus triste que le « parler », larhétorique, la phraséologie émanant du « Parti ». Et c’est alors que j’ap-pris, dans ce « vivre » de Rousseau et cette « joie » de Snyders que s’éta-blissait là une cohérence, grâce à Spinoza, sur lequel, dit Snyders, il« osait prendre appui » pour définir ce qu’il entendait par joie :« La joie est le passage d’une perfection moindre à une perfection plusgrande » (Éthique, III-XI, scolie). Et je me jetais dans Spinoza. Etc.

Nestor Romero

L’école se livre : L’Émile

Page 30: Questions de classes/N'Autre école

30 Questions de classe(s)

Après Lire l’album (2006, L’Atelier du Poisson soluble), Sophie Van der Lindenpropose un nouveau livre sur le sujet. La production dans ce domaine est foisonnante, il y avait besoin d'une synthèserenouvelée sur ce champ de la création, synthèse étayée par une conception visuelle innovante, élaborée à partir du contenu.

peux-tu te présenter en quelques mots et nous racon-ter comment l’album a croisé ton chemin ?sophie Van DeR linDen – Je suis auteur-critique spé-cialiste de l’album pour la jeunesse. Très tôt passionnéepar la relation entre texte et image, j’ai croisé ces deuxdomaines tout au long de mes études, en explorant suc-cessivement la peinture (rapport du titre au tableau), lecinéma ou la bande dessinée. Au hasard de ces études,j’ai découvert que l’on pouvait étudier la littérature pourla jeunesse au sein de l’université. J’ai choisi de m’inté-resser à l’œuvre de Claude Ponti mais, si j’ai rapidementcompris que l’album était un objet très spécifique, autantque la bande dessinée, je n’ai pas trouvé d’outils théo-riques pour étayer mes analyses. Après avoir publié unepremière monographie consacrée à l’œuvre de ClaudePonti (éditions Être, 2000), je me suis donc attelée à cevaste chantier qui continue aujourd’hui à m’occuper :poser les bases théoriques du fonctionnement de l’album.

comment lit-on un album ? Quels sont les élémentsqui te semblent déterminants pour y entrer ? en quoipeut-il « révolutionner » la lecture ?s.V.d.l. – L’album est la forme la plus libre qui soit.On ne peut pas désigner un format « classique », nidéter miner une forme régulière. L’album est diversitéet liberté. C’est déjà assez révolutionnaire, non ?

Lire un album revient en premier lieu à s’adapter àune proposition singulière. Parfois, on va « s’accro-cher » au texte, lorsque celui-ci est assez long et portela narration. Parfois, c’est vraiment dans l’interactionentre texte et image que va se jouer la lecture. Celademan de, cognitivement, un aller-retour dynamiqueentre deux types de lectures très différentes… Le plussouvent, le sens profond n’est contenu dans aucun desmessages verbaux ou visuels, mais dans l’entre-deux.C’est donc une lecture de l’implicite.

avec Album(s), tu proposes un guide et un outild’analyse, en quoi ce projet répond-il à un besoin ?s.V.d.l. – Beaucoup d’adultes sont d’excellents lec-teurs de texte mais de piètres lecteurs d’images. Ils ont

très souvent une lecture déséquilibrée (en faveur dutexte). Surtout, l’album, quelque cent cinquante ansaprès son invention, est aujourd’hui extraordinairementmaîtrisé par ses créateurs, qui en font une forme d’ex-pression littéraire et artistique très aboutie. Prendre lamesure de ces œuvres, accompagner vers leur lecturepleine et entière, est l’enjeu de cet ouvrage. Le livreprend un peu le lecteur par la main. J’ai voulu uneforme assez innovante, très visuelle. Le créateur et édi-teur Olivier Douzou m’a accompagnée tout au long decette démarche. Pour chaque double-page, nous devions trouver la meilleure forme possible pour faireentrer le lecteur, qu’il soit novice ou expert, dans unenotion. Et puis, il ne me déplaît pas que nous soyonsparvenus à une sorte de beau livre sur l’album, commeun hommage à cette forme artistique.

Quelle vision as-tu de la place de l’album à l’école ?Quelles seraient les pistes qui te sembleraient impor-tantes à dessiner, en particulier autour des questionsd’inégalités sociales ?s.V.d.l. – J’ai une vision extérieure au monde scolaireet peut-être que je me trompe. Mais j’ai le sentimentque, ces dernières années, on a plutôt refermé l’écolesur les apprentissages fondamentaux. Il y a eu la ques-tion du « socle commun » qui, fonctionnant aussicomme « plus petit dénominateur commun », n’apportepas ce qu’il devrait apporter en plus aux élèves les plusdémunis. Et puis la question des budgets en baisse, dela fin des intervenants extérieurs qui géraient lesBCD, etc. ont plutôt eu pour effet de considérer lechamp culturel comme secondaire. Or, je crois qu’il estabsolument fondamental et prioritaire dans la réductiondes inégalités. Aujourd’hui, seuls les enseignants déjàconvaincus, déjà formés travaillent autour de l’album.C’est pourtant une forme exceptionnelle, au croisementdes arts plastiques, du cinéma, du théâtre mais aussi dela poésie et de la philosophie, c’est une porte d’entréeinédite et efficace dans tous ces domaines. ■ sophie Van der linden, Album[s], éditions De Facto - actes sud« encore une fois », novembre 2013, 144 p., 32 €. Directionartis tique : olivier Douzou.

N’Autre école

et aussi sur le site Q2C

À lire : les liens vers le blog de Sophie Van der Linden et des planches de son ouvrage Album[s].Un article pour la Revue des livres pour enfants : « Toc !Clap ! Clic ! Boum ! Wizz ! L’album illusionniste »

www.questionsdeclasses.org

album[s]

BibliographieLittératureL'incertitude de l'aube, bu-chet-Chastel, 2014, 160 p.La fabrique du monde, bu-chet-Chastel, 2013, 156 p.

EssaisAlbum[s], coédition defacto / Actes sud "encoreune fois", direction artis-tique, olivier douzou, 2013.Je cherche un livre pour unenfant – Le guide des livrespour enfants de la nais-sance à sept ans, coédi-tion GallimardJeunesse-Éditions defacto, 2011, 146 p.images des livres pour lajeunesse (dir.), sCereN-thierry magnier, 2006,234 p.Lire l’album, L'Atelier duPoisson soluble, 2006,168 p.Claude Ponti, Paris, Édi-tions etre, 2000, Collectionboîtazoutils, 320p.depuis 2007, elle estrédac trice en chef de la revue semestrielle Hors-Cadre(s) qui s’attacheaussi bien au domaine de l’édition jeunesse que de la bande dessinée pour adultes.

doSSier

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la Fue (Fédération unitaire de l’enseignement)naît en 1922 et rejoint la CGT-u révolutionnaire.Elle pratiquait l’action directe en tentant de met-

tre en place une pédagogie visant l’émancipation desclasses populaires. C’est dans ce cadre qu’elle a décidéde se doter d’outils, dont les Éditions de la Jeunesse(1923-1933) qui publiaient, chaque mois, un numérocomposé généralement d’un récit, sous forme de bro-chure, mais aussi d’ouvrage broché ou cartonné.

une initiative qui dérangeDès 1922, au Congrès de Paris, la question de la lectureet des bibliothèques est abordée. Il y est dénoncé la pau-vreté, voire la niaiserie, de la littérature jeunesse (gan-grenée par la recherche du profit), ainsi que ses contenustrop souvent chauvins et bellicistes. L’idée est de mettreentre les mains des enfants des livres progressistes etpaci fistes. Le premier numéro sort le 15 octobre 1923.C’est en 1933 qu’elles cessent à cause de tracasseries ad-ministratives (les PTT augmentent drastiquement desfrais d’envoi). Pour ne pas grever sa trésorerie, la Fédé-ration transforme Les Éditions de la Jeunesse en Lecturesde la Jeunesse, un journal, avec différentes rubriques, quia subsisté jusqu’après la réunification syndicale (1935).

une action militanteLes militants ont d’abord décidé d’établir une sorte delabel syndical en promouvant une liste de livres pouvantêtre utilisés et lus par les élèves, avant de choisir de faireparaître de manière autonome des ouvrages. Dans cer-tains départements, ils parviennent à faire figurer les Édi-tions de la Jeunesse dans les listes des recommandationsofficielles avant que, en 1929, le ministre Marraud sefende d’une circulaire condamnant le prosélytisme deslivres pour enfants. Les Éditions de la Jeunesses sont vi-sées, mais sortent finalement renforcées de cette épreuve.

Plus de la moitié des œuvres publiées a été écrite pardes écrivains (réédition ou traduction). Les autres ontété rédigées par des amateurs, surtout des militants maisaussi quelques classes dont ils étaient les enseignants –comme Célestin Freinet. On y trouve des récits, descontes et légendes pour les petits, des souvenirs d’en-

fance et des biographies de militants dans la collection« les belles figures du prolétariat ». Pour le choix desouvrages, les motivations sont de deux ordres : péda-gogique et politique. La littérature de jeunesse estconçue comme fondamentale pour donner aux enfantsl’envie de lire. La pédagogie des instituteurs de la Fédé -ration implique la liberté et la joie d’apprendre. Or ceplaisir est stimulé par des histoires.

Ces éditions ont été concurrencées par des outilscréés par Freinet qui allaient en effet plus loin dans lafabrication par les élèves du livre comme objet. Ellesn’ont pas évité l’écueil, qu’elles dénonçaient pourtant,de la propagande et d’un certain manichéisme. Il y aeu depuis d’autres expériences de littérature pour en-fant influencées par des organisations à visée sociale.La plus connue est Pif Gadget, créé dans l’orbite duPCF. On trouve encore aujourd’hui dans des revuessyndicales des chroniques de littérature de jeunessemais il n’existe plus d’éditions littéraires syndicalespour enfants, les considérant comme faisant partie inté -grante de l’engagement syndical. L’expérience desÉditions de la Jeunesse est unique. Le restera-t-elle ? ■

mÉmoireLittérature jeunesse

31Printemps 2015– Numéro commun N’Ae 39 | Q2C 1

Le bouquin dont j’ai envie de parler est Totto-Chan, la petite fille à la fenêtre, de Tet-suko Kuroyanagi (Pocket), qui fut élève à l’école de Tomoe. La remuante Totto-Chana été foutue dehors de sa première école. Elle débarque alors dans un lieu paradi-siaque et absolument non-directif. Tomoe est installée dans 6 wagons désaffectés,la cour n’en est fermée que par des parterres de fleurs et des buissons. À part la mu-sique, il n’y a pas de cours collectif : les enfants s’organisent comme bon leur semble.Ils apprennent la biologie, la géo et l’histoire en se promenant, se baignent ensembleà poil, préparent leur repas et dorment sous la tente à l’abri dans leur classe. Toutest vu par les yeux de Totto-Chan, 6 ans à sa première rentrée, mais on comprendque l’existence de cette école, créée à Tokyô en 1937 et bombardée par les Améri-cains en 1945, ne va pas de soi. On se demande comment elle a pu exister dans untel contexte, et on apprend que malgré une société fascisante, il existait dans leJapon des années vingt et trente des mouvements pédagogiques émancipateurs etdes pédagogues épris d’épanouissement et de liberté, tels Sôsaku Kobayashi, direc-teur de Tomoe, ou son prédecesseur dans cette voie, le fondateur de l’école primaireSeikei, Haruji Nakamura, auquel il emprunta ses techniques éducatives. Ce récitdémon tre l’universalité des aspirations émancipatrice dans l’éducation, et ça fait unbien fou ! En plus, il est très malicieux et émouvant. (Laurence Biberfeld)

L’école se livre : Totto-Chan

Quand le syndicat publiait pour la jeunesse

on peut aujourd’hui être étonné, voire interloqué qu’une organisation révolutionnaire ait jugénécessaire d’éditer de la littérature enfantine. Quoi de commun entre un conte merveilleux et le grand chambardement ? pour le savoir, jetons un œil sur l’histoire et la pratique syndicale de la Fédération unitaire de l’enseignement.

GAETAN LE PORHO,ENSEIGNANT, SUD ÉDUCATION 92.

et aussi sur le site Q2C

À lire : la version intégrale(une dizaine de pages) decet article est disponibleen ligne sur notre site.

www.questionsdeclasses.org

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32 Questions de classe(s)

l’aFl souTienT Que les DiFFiculTés ren-contrées par le système scolaire pourconduire le plus grand nombre d’élèves vers

un niveau de lecture compatible avec les opérations intel -lectuelles attendues dans l’enseignement secondaire sontle reflet de la réalité des pratiques sociales en matière detextes. On peut en effet soutenir que c’est encore dans lesystème scolaire qu’on lit le plus et qu’on écrit le mieux,si on veut bien comparer ce qui est comparable, c’est-à-dire l’ensemble d’une classe d’âge scolarisée au collègeaujourd’hui à l’ensemble d’une classe d’âge qui l’a quittéil y a dix, vingt ou trente ans lors de son entrée dans lavie « active ».

Le niveau du rapport à l’écrit dans un pays 2 ne s’éva-lue pas d’abord dans l’école mais en dehors d’elle, àtravers les usages qui en sont faits dans le fonctionne-ment, attendu et effectif, des multiples aspects de la viepersonnelle de chaque individu ; une marge de jeu pourl’école existe heureusement, mais elle reste insuffisantepour inverser le phénomène.

La Troisième République a confié à l’école le soind’alphabétiser les enfants d’une société qui, pour l’es-sentiel, l’étaient déjà, d’assurer la généralisation del’écrit. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Non que le ni-veau ait baissé. Mais les conditions d’apprentissagepour une lecture plus experte, celles que nécessite dés-ormais un recours à la diversité des écrits en tant quecomposante de l’activité, celles que suppose acquisesl’enseignement secondaire, sont loin d’être réunies pourla majorité des adultes.

Savoir social, savoir scolaireDans ces conditions, l’AFL considère que son premierobjectif, « la lecturisation », est à poursuivre simulta-nément, et par deux voies différentes, en tant que « sa-voir social » et en tant que « savoir scolaire ». D’unepart, faire évoluer le recours à l’écrit comme compo-sante reven diquée de tout travail 3, dans l’entreprise, detoute activité, dans la vie associative, dans l’accès àl’information, dans les relations citoyennes, dans lesloisirs, dans la formation continue, et donc mettre en

œuvre une politique volontariste quant à l’exigence,dans le quotidien de toutes et tous, du recours à l’écritintégré comme outil de pensée ; d’autre part, anticipercette même évolution dans l’organisation et les mé-thodes à l’école et au collège, notamment en deman-dant aux BCD et aux CDI de s’investir dans unepolitique de lecture et de production pour les besoinsinternes de tout collectif (ici l’établissement) à l’écoutede son environnement et y réagissant. C’est ainsi quel’AFL a travaillé autour de l’école avec les comitésd’entreprise et avec le tissu associatif des collectivitésterritoriales pour faire émerger dès 1985 le concept de« ville-lecture » et expérimenter celui de « classe-lec-ture » en tant qu’outil d’équipes impliquées dans l’évo-lution du rapport à l’écrit de la population.

Confiscation des langagesLire est l’une des deux composantes (l’autre étant écrire)de tout recours au langage écrit lequel, comme tout autrelangage, permet d’élaborer un rapport de second degréavec l’expérience, de mettre à distance la réalité vécueen construisant un point de vue sur elle, de la théoriseren contribuant, au-delà de l’événement, à l’examend’une abstraction qui tente d’en percer le mystère. Ainsi,tous les langages dont l’humanité s’est dotée sont desoutils spécifiques et complémentaires pour tout individudans le fonctionnement intellectuel qu’exige son rapportau réel afin de le penser et d’agir sur lui. Aucun de ceslangages ne fait double emploi avec un autre : ce qui sefait avec le langage oral n’est pas « faisable » avec lelangage mathématique, ou le langage écrit, ou photogra-phique, ou musical, ou corporel ou pictural. C’est seule-ment la maîtrise du plus grand nombre de cesinstruments pour penser qui caractérise la « culture géné -rale » de chaque individu.

On devine alors que le contrôle du niveau de maîtrisede ces langages a toujours été un enjeu politique majeurdans nos sociétés. Les outils pour « théoriser » ne doi-vent être confiés qu’à une minorité dont on s’assure parquelques privilèges qu’elle n’ira pas s’en servir pourdévoiler l’illégitimité de l’inégalité sociale. Le déve-loppement du capitalisme industriel dans la seconde

N’Autre école

L’AFL : lire l’écoleL’Association française pour la lecture (AFL), créée par des psychologues et des rééducateurs afin de diffuser des outils pour les enfants en difficulté dans l’apprentissage de la lecture, est « reprise » en 1979 par Jean Foucambert et Michel Violet, des chercheurs de l’INRP 1, qui travaillent sur une nouvelle organisation de la scolarité élémentaire (cycles, BCD, etc.). Les années qui suivent marquent la fin de la période des innovations avec la réhabilitation officielle de l’école de Jules Ferry, notamment en matière d’enseignement de la lecture.

doSSier

MICHEL PIRIOU,ASSOCIATION FRANÇAISE

POUR LA LECTURE (AFL).

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moitié du xIx e siècle en donne un bon exemple : JulesFerry a assuré aux « progressistes » que son école for-merait la force de travail dont ils avaient besoin et aux« conservateurs » qu’elle fermerait enfin l’ère des révo -lutions. Et il a réussi. D’autant plus aisément qu’en1860, sans être passés par une école, 80 % des ouvriersparisiens savaient déjà lire et écrire. Mais comment par-venir à inculquer le maniement de rudiments indispen-sables sans donner accès aux langages qui les créent ?C’est tout simple : recruter des maîtres d’école quiignorent eux-mêmes ces langages, soit dit sans man-quer de respect aux « hussards noirs » dont certains ontrésisté (cf. Célestin Freinet et son « Éducateur proléta-rien »). Aller les chercher pour cela dans les campagnes,sortant d’écoles au départ encore souvent religieusesoù l’objectif en matière d’écrit est de prononcer desmots latins et surtout pas auprès d’ouvriers s’étant mu-tuellement appris par l’usage en situation à surprendreentre les lignes le sens d’un texte. Ainsi s’est établie etse perpétuera la norme de l’alphabétisation…

les fondamentaux de la ségrégationLes rudiments sans les langages : les tables de multipli-cation, les quatre opérations et le calcul de quelques sur-faces sans avoir jamais rencontré les principes de lanumération ou les fondements de la géométrie. Qu’onsonge d’ailleurs au désarroi des maîtres chargés, quatre-vingts ans plus tard, d’enseigner les « maths modernes »alors qu’on leur avait demandé jusque-là « d’apprendreà compter » ! Pour le lire et l’écrire, le fossé est de mêmeampleur : ce qui a été enseigné depuis un siècle et demipar l’école gratuite, laïque et obligatoire, ce n’est pas lapratique de l’écrit dans sa spécificité d’outil de la raisongraphique. Sait-on que les inénarrables Instructions Of-ficielles de 1923 prescrivent, afin de ne pas « perturberl’acquisition des mécanismes fondamentaux », de com-mencer seulement à aborder le travail sur le sens au coursmoyen ? Ce n’est évidemment pas ce qu’on pratiquedans les petites classes des lycées que fréquente, dans lemême temps, la progéniture des classes supérieures !

Deux malentendus sont encore à craindre mêmequand on accepte de donner priorité aux langages surles rudiments.

Le premier : supposer une hiérarchie entre eux. À labase, l’oral, réputé « naturel » ! Ensuite, le langage écritet le langage mathématique. Puis les langages qu’onn’enseigne pas (même s’ils figurent à l’emploi dutemps) tellement il importe, la main sur le cœur, de res-pecter le goût et l’expression « spontanés » des enfantsdont certains parfois deviendront « artistes » ! Qui fixed’ailleurs la frontière entre artiste et artisan ? L’un etl’autre, comme tout autre amateur de cinéma, de théâ-tre, de photos, de littérature, de musique, de peinture,d’architecture, etc. sont des pratiquants d’une lecture etd’une écriture experte du langage spécifique qu’ils uti-lisent afin, comme le dit Pierre Bergounioux, de faireexister [l’expérience] par deux fois : la première en tantque tel, de fait, par corps ; la deuxième, dans l’ordre second d’une représentation explicite. Aucun de ceslangages n’est plus intellectuel ou plus sensible ou plus

abstrait ou plus utile ou plus difficile à apprendre − dèslors qu’on ne le réduit pas, pour l’enseigner, à la fonc-tion d’un autre.

une société de la lecturisationLe second malentendu : croire que les points de vue dont« l’élite » s’est arrogé l’exclusivité peuvent être reprissans risque par ceux à qui elle dénie la capacité d’exercerles langages nécessaires à leur élaboration. « Tant queles lions, dit un proverbe africain, n’auront pas leurs pro-pres historiens, les histoires de chasse continueront à glo-rifier le chasseur… » Ce qui importe, c’est que ce qui semodélise et se diffuse comme systèmes d’explication dumonde tel que le voient les chasseurs soit admis commevrai par les lions ! Tel est le principe de toute aliénation.Il faut mesurer ce que fait perdre à l’humanité l’imposi-tion de l’idéologie d’une minorité.

Aucun langage n’est un luxe et tous requièrent unelecture et une écriture expertes. L’AFL a donc recouruà ce pléonasme pour faire comprendre que, dans lesécoles primaires, l’alphabétisation a été délibérémentimposée afin de rendre difficile au peuple l’usageeffec tif de l’écrit. D’autres voies avaient pourtant déjàmontré qu’un langage ne s’apprend qu’en le prati-quant en tant qu’outil de pensée. Mais il s’agit alorsd’une autre école pour qui il n’y a pas de formationintellectuelle sans une production effective à destina-tion d’un corps social, ce qui, au passage, pose enprincipe éducatif que l’écolier est déjà un apprenti etque le travail doit être autre chose que ce que le capi-talisme en fait. Aïe !

Il urge donc de passer, et pour tous les langages,d’une alphabétisation qui a réussi ce qu’on attendaitd’elle à une lecturisation qui permettra d’invalider ladivision du travail entre du déclaré productif et du sup-posé conceptuel. Il est vrai que ce n’est pas seulementaffaire d’école ! ■

dÉCrypTaGeLecture & société

33Printemps 2015– Numéro commun N’Ae 39 | Q2C 1

Notes1. L’ancêtre de l’actuel Institutfrançais de l'éducation.2. Son niveau de « lecturisation »,pour le différencier de son niveaud'alphabétisation qui décrit un savoir technique « de base ».3. En d'autres termes, pour réduire la division entre travailmanuel et intellectuel, reconnaîtreet renforcer pour tous la néces-saire composante intellectuelle de toute activité.

Jean Foucambert, L’école de Jules Ferry – Un mythe qui a la vie dure, Retz,1986 (réédition AFL, 2004). Voici un livre court, mais qui déssille. Mais oui,mais c’est bien sûr ! Un livre qui réinscrit l’école dans un contexte social etpolitique (les années qui suivent la Commune de Paris), dans des rapportsde force entre classes sociales (le prolétariat réprimé, la bourgeoisie aupouvoir, l’aristocratie sur la touche, etc.), dans des débats au sein mêmedes classes : faut-il privilégier l’ignorance qui facilite la soumission, maislaisse l’initiative de la construction des savoirs à d’autres, ou l’éducationqui contrôle les esprits, mais apporte des savoirs et véhicule des pro-messes qui peuvent être prises au sérieux ? Faut-il refuser l’école de labourgeoisie, la pervertir de l’intérieur ? Un livre nuancé, qui évoque enquelques pages les décalages qu’il peut y avoir entre les projets des poli-tiques et la réalité de ce que les acteurs mettent en place concrètement,dans chaque école. Un livre d’actualité, soucieux de suivre les fils qui mènent à l’école d’aujourd’hui. Un livre marquant !

Patrice Bride, ancien rédacteur en chef des Cahiers pédagogiques,

Coopérative DireLeTravail

L’école se livre : L’École de Jules Ferry

Page 34: Questions de classes/N'Autre école

l’écRiT esT D’aboRD une manière de repous-ser les frontières du connu. C’est une portedérobée qui nous montre qu’il existe de la

réalité derrière la réalité. Paul Ricœur a une expressionqui dit bien cela : c’est le texte comme « monde aug-menté » 1. En nous confrontant à des réalités multiples,le texte fonctionne un peu comme une mise à distancedu réel, mais aussi de nous-même. À travers la mise encontact avec d’autres façons d’être au monde, la lectureest en effet aussi une forme de distanciation avec soi,nos habitudes, nos goûts ou notre milieu d’origine. Letexte nous fait violence d’une certaine façon en nous fai-

sant pénétrer dans un autre monde de signifi-cations et de références. En ce sens, l’acte delire peut aussi être envisagé comme une formed’éloignement d’avec soi et les siens. C’esttout particulièrement vrai pour ceux et cellesqui, venant de familles qui ne possèdent pas laculture légitime ou illettrées, doivent s’appro-prier la culture livresque au prix d’efforts consi-dérables qui sont autant de luttes contre soi. La lecture est donc aussi un conflit sourd

entre un fil narratif et sa propre existence. Enmême temps, c’est également à travers le textequ’on devient soi, c’est-à-dire un être singulier.Le beau témoignage d’Annie Ernaux en ditlong sur le conflit qui se joue à travers l’accèsà la culture « légitime » et les livres : le refou-

lement d’un héritage culturel, celui des classesdominées, qui permet le franchissement des bar-rières sociales 2. Plus récemment, le sociologueDidier Eribon s’est livré à un exercice d’auto-ana-lyse et de sociologie critique qui va un peu dans lemême sens. Il montre bien le rôle de distanciationque permet le texte par rapport à son milieu. Maiscette distance lui permet aussi d’étudier la classeouvrière du dedans et du dehors en quelque sorte :

tout en étant concerné par l’évolution du« groupe ouvrier », la distance lui per-met une bonne analyse de la repro-

duction sociale et du phénomène de l’aliénation propreà la condition ouvrière. Les livres vont permettre à D.Eribon de devenir lui-même, mais la mise à distancede sa classe d’origine ne signifie pas non plus qu’ilpasse de l’autre côté de la barricade 3.

rapports de force et jeux de pouvoirContrairement à ce que l’on pourrait croire au premierabord, la lecture n’est pas une activité passive. Les textesnous transforment, mais est-ce à dire que des lecturesdifférentes laissent les textes intacts ?

Michel de Certeau a remis en question l’oppositionentre l’écrivain nécessairement actif et le lecteurcomme simple réceptacle. Comme on lit avec toutes lesparties de soi, le lecteur transforme aussi le texte oul’objet livre. La lecture est en fait toujours un acte d’ap-propriation. C’est la raison pour laquelle il y a toujoursplusieurs lectures possibles d’un même texte. Mais deCerteau va plus loin en inscrivant le conflit des inter-prétations dans un véritable rapport de force entre domi -nants et dominés. Il y a des lectures plurielles, mais c’esttoujours les clercs qui donnent l’interprétation légitime.Ainsi l’enseignant qui impose aux élèves une certainepratique de la lecture, celle qui est conforme aux at-tentes de l’institution et aux normes sociales. Des rela-tions de pouvoir se nouent autour de la lecture et, plusque de liberté d’interprétation, il est davantage questiond’une élite qui se fait le gardien d’un butin et qui veillesur le sens à donner aux textes 4. Il serait en tout casinté ressant de se livrer à une expérience autour de lalecture pour essayer de comprendre comment desjeunes issus des classes populaires s’approprient desgrands classiques, comment ils les ramènent à eux etleur donnent du sens. Il s’agirait de comprendre nonseulement comment les textes nous transforment, maisaussi comment nous les transformons, ce que les lec-tures plurielles font à l’objet écrit.

De façon assez significative, M. de Certeau voit dansla lecture une forme de braconnage, un « espace de jeux

34 Questions de classe(s)N’Autre école

Le texte commechamp de bataille

les processus de dépolitisation à l’œuvre ces dernières décennies et les capacités d’intégrationdu capitalisme postmoderne ont tendance à faire oublier que la pratique de la lecture recouvredes enjeux qui vont bien au-delà du simple divertissement. en réalité, elle permet des subjectivations politiques individuelles et collectives de toutes sortes. Ce qui se joue entre les lignes, ce sont des rapports de force et des conflits d’interprétation, des tensions multiples entre soi et les autres. le texte est aussi un champ de bataille.

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JÉRÔMEDEBRUNEenseignant en Seine-Saint-Denis, syndiqué à Sud éducation

Page 35: Questions de classes/N'Autre école

oFFeNSiveÀ la reconquête de la lecture

35Printemps 2015– Numéro commun N’Ae 39 | Q2C 1

et de ruses ». L 'écrit comme rapport de classe pourraittout à fait s’appliquer à ce qui se joue en terme d’iden-tité collective au moment de l’émergence de la classeouvrière comme sujet politique au cours du xIx e siècle.Les ouvriers prennent alors la parole en leur nom ens’appropriant les mots de ceux d’en haut, les bourgeois,mais pour les retourner, les encoder autrement, pour lescharger d’un autre sens. C’est ce qu’ils font avec desmots comme « démocra-tie » et « république », ouencore la « liberté » etl’« égalité ». Il y a là unvéri table jeu de détourne-ments destiné à donner unesignification politique nou-velle aux mots del’« autre ». Cette façon defaire des mots des armes dela critique apparaît dans lapresse ouvrière qui se développe dans les années 1830-1840 pour faire entendre la voix des sans-voix 5.

lecture communeLa lecture joue un rôle important dans le développementd’une identité ouvrière. Selon l’historien anglais E.P. Thompson, tout au long du xIx e siècle, des clubs etunions politiques font des efforts importants pour fonderdes sociétés de lecture. Il existe des salles de lecture per-manentes où l’on trouve des journaux qui sont lus àhaute voix pour permettre la diffusion d’une culture ra-dicale et d’une conscience de classe. En France, on as-siste dans les années 1830 à la naissance de feuilles àdestination des ouvriers qui se définissent comme étantl’œuvre de tous et qui seraient le creuset où s’élaboreraitune pensée à la fois diverse et unifiée du prolétariat.C’est que la lecture commune peut être envisagéecomme un art au service de la constitution d’une intelli-gence collective 6.

On connaît le rôle des Bourses du travail en France àla fin du xIx e siècle dans la naissance d’une cultureouvri ère qui était aussi une contre-culture où se consti-tuait une conscience de soi et du monde spécifiquementouvrier. Ces Bourses avaient leur propre bibliothèqueet organisaient des conférences ; cela pouvait allerjusqu’à la création d’universités populaires. La lecturepublique est en fait conçue comme une véritable édu-cation du peuple par le peuple. La presse ouvrière del’époque contient d’ailleurs des articles écrits par lesouvriers pour les ouvriers qui proposent des réflexionssur l’avenir du monde, des hommes et sur le rôle d’uneaction ouvrière. En réalité, la lecture vue comme uneaffaire collective peut ainsi fonctionner à la manièred’un intellectuel collectif, un peu comme si les écritspouvaient transformer la société. Cette idée sera encored’actualité après 1945. La revue Socialisme ou Barba-rie se proposera ainsi de publier dans les années 1950des récits de vie des ouvriers concernant à la fois la re-lation de l’ouvrier à son travail mais aussi les rapportsentre les ouvriers, la vie hors de l’usine, etc. 7 Même si

l’article émet des réserves sur la force de telles enquêtesqui ne sauraient remplacer l’action politique concrète,il n’en reste pas moins que les animateurs de la revueaccordent une place non négligeable aux témoignagesécrits et les dotent d’un certain pouvoir. Ce peut être àtout le moins le ferment d’une conscience de classe.

On a sans doute un peu oublié qu’une transformationradicale de la société tient souvent dans la rencontre

entre un mouvement d’idéescritique et des groupes sociaux en lutte contre l’ordreétabli. Quant à savoir si la lec-ture pourrait encore donnerlieu à des formes de subjecti-vation politique actives, plu-sieurs éléments sont à prendreen compte. Depuis quelquesannées, des petites maisonsd’édition diffusent toute une

littérature critique qui trouve sans doute un terrain favo -rable depuis la crise de 2008. Mais on ne peut pas en-core parler de véritable regain pour la chose publiquesusceptible de conduire à une véritable politisation. Cequi manque surtout, ce sont des espaces publics oppo-sitionnels où il serait possible de s’adonner à des lec-tures croisées ou à des discussions libres autour d’écritsqui semblent importants d’un point de vue politique.On a vu se développer depuis quelques années des caféslittéraires ou des universités citoyennes qui sont autantd’opportunités. Mais ces espaces restent peut-être aussià inventer.

La lecture comme pratique culturelle est aujourd’huilargement conditionnée par l’industrie du divertisse-ment et le consumérisme. Il faudrait pouvoir lire en dehors de ce cadre et avec un réel souci de connaissancepartagée du monde pour faire à nouveau de l’écrit unearme au service de la critique. ■

Notes1. Cité par François Cusset, « Ceque lire veut dire : la lecture uneaffaire collective, une affaire poli-tique », La Revue des Livres, n° 10,août 2013.

2. 2. Annie Ernaux, La Place, Galli-mard, 1983. Annie Ernaux vientd’une famille des classes popu-laires. À la mort de son père, elleentreprend la rédaction de ce livrequi est une manière de renoueravec le monde d’où elle vient. Ellemontre bien comment la mise encontact avec la culture livresquefinit par l’éloigner des siens etcomment une distance sociales’installe peu à peu. C’est peu direqu’elle en parle en termes de dé-chirement.

3. Eribon donne des indications sur les livres qui ont le plus comp-tés pour lui durant sa formation in-tellectuelle : il s’agit de Sartre (LesMots) et de Jean Genet. Pour cequi est des lectures plus poli-tiques, il cite Histoire etConscience de classe de Lukacs etMarxisme et philosophie de K.Korsch, les deux livres-clés dumarxisme critique, ainsi que Dia-lectique du concret de K. Kosik. Cesont donc des auteurs marquéstrès à gauche qui ont ses faveurs,un peu comme s’il comblait la dis-tance avec son milieu d’origine ense rapprochant d’une classe ou-vrière « idéale ». Voir Retour àReims, éditions Fayard, 2009.

4. Michel de Certeau, L'Inventiondu quotidien. 1. Arts de faire, Folio,Gallimard, 1990.

5. Voir La Parole ouvrière 1830-1851, textes rassemblés et présen-tés par Alain Faure et JacquesRancière, éditions 10/18, 1976.

6. Sur cette question, voir E. P.Thompson, La Formation de laclasse ouvrière anglaise, éditionsHautes études/Gallimard/Seuil,1988, publiée en poche dans lacollection « Points » des éditionsdu Seuil en 2012, et, sous la direc-tion de Claude Willard, La Franceouvrière tome I : des origines à1920, Éditions sociales 1993.

7. Cette proposition figure dansl’article « L’expérience proléta-rienne », qui a été publié dans lenuméro 11 de la revue (novembre-décembre 1952). Il a été repris envolume dans Claude Lefort, Élé-ments d’une critique de la bureau-cratie, Gallimard, coll. Tel , 1979.

Je préparais le concours de professeur quand j'ai luune brochure sur la pensée de Castoriadis, j'ai rete -nu le rôle de l'éducation dans le processus d'avène-ment d'une société révolutionnaire basée surl'autonomie. C'est une brochure photocopiée qu'ontrouvait dans les librairies alternatives et les info-kiosques. Un texte pour vulgariser en quelquespages la pensée de Castoriadis. J'ai gardé en têtecette idée d'éducation globale à tout âge comme levier indispensable et puissant pour déconstruirel'humain façonné par la société capitaliste consu-mériste puis permettre l'intériorisation d'un nouvelidéal social, de pratiques politiques autogestion-naires. L'éducation développe une passion pour l'or-ganisation collective où chacun se sent concernépar l'élaboration du bien commun défini ensemble,où les gens ont une démarche critique et créatriceà chaque moment de vie intime, individuel et collec-tif. Embourbé dans des bachotages de concours cetexte m'a conforté dans mes conceptions politiquesde l'éducation. (Andres)

Ce qui manque surtout, ce sont des espaces publics oppositionnels où il serait possible de s’adonner à des lectures croisées ou à des discussions libres autour d’écrits qui semblent importants d’un point de vue politique.

L’école se livre : Castoriadis

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36 Questions de classe(s)N’Autre école

De l’établi à la bibliothèque

Lire à la chaîneAPrès treNte-sePt ANNÉes À reNAuLt fLiNs, fabienne Lauret n’a rien perdu de sa rage contre un système social qui exploite et opprime. d’abord établie dans les ateliers de l’usine,l’envie d’évoluer, au début des années 1980, et la victoire au Comité d’entreprise d’une section Cfdt d’inspiration autogestionnaire et combative, l’ont alors menée vers la médiathèque du Ce : pour ne pas quitter l’usine, pour ne pas quitter la lutte… parce que ce n’est ni le travail ni le livre qui nous émancipent mais le collectif et l’engagement.

DOSSIEREN LIGNE

À écouter : une partieinédite de cet entretienest en ligne, sur le siteQ2C avec des liens surdes reportagesconsacrés aux établisde flins.

Questions de classe(s) – Dans quelles conditionst’es-tu « établie » à Renault Flins ? Fabienne lauReT – Je suis entrée à Renault Flinsle trois mai 1972. Avant cela, il m’a fallu« construire » mon CV, passer par des usines pluspetites et moins suspicieuses face au risque d’em-baucher des « établis ». Quatre années exactementaprès la grande grève de mai 68 (qui a changé lecours prévisible de mon existence), et au bout dedeux années d’études dilettantes à l’université pourdevenir enseignante, me voilà ouvrière d’usine à 21ans. Par choix idéologique 1, politique, et même af-fectif… Car je n’y entre pas seule. Mon compagnond’alors, Nicolas 2, y travaille déjà. D’autres établissont également prévus pour travailler à Renault, ainsique dans d’autres entreprises du coin (Cellophane,cimenteries, etc.). Pour nous, c’était en usine que de-vait se faire prioritairement le travail politique. Maisnous avions, en plus des établis, une équipe de sou-tien extérieur, des enseignants, des étudiants, etc.C’est dans cette dynamique que certains d’entrenous ont été à l’initiative de la création d’une librai-rie : La Réserve, à Mantes-la-Jolie.

Q2c – Quel était, à cette époque, votre rapportavec les livres ?F. l. – La lecture était centrale pour nous, à traversnos écrits, tracts, bulletins, brochures (il n’y avait pasinternet !). On voulait les diffuser dans l’usine maisaussi dans les cités. L’équipe extérieure jouait un rôleimportant de soutien et de diffusion (par exemple denotre bulletin La Clef à molette). Mais nous voulionsaller plus loin. On a participé à une asso, pour ras-sembler des gens autour du projet de librairie. L’ob-jectif commun était d’avoir un lieu où l’on neparlerait pas forcément que de politique mais aussides enfants, de la maison… et dès le départ, l’identitéde la Réserve s’est construite autour de soirées dedébats… qui se tenaient dans la cave du local !C’était très divers, de Séverine Auffret, présentantson livre Des couteaux contre des femmes. De l’ex-cision des femmes à Catherine Baker parlant del’éducation à la maison (Insoumission à l’école obli-

gatoire, 1985). Dès le départ, cette librairie étaitconçue comme un lieu de rencontre : on n’y venaitpas uniquement pour acheter des livres mais aussipour retrouver des gens.

Q2c – Faire entrer les livres à l’usine… ça a étéau cœur de ton travail à Flins ?F. l. – J’ai une formation scolaire et dans ma famille(militante : mes parents m’ont prénommée Fabienneen l’honneur du résistant communiste le Colonel Fa-bien !), j’ai baigné dans la lecture. C’est surtout aucours de la deuxième partie de ma vie à Flins,lorsque j’ai quitté l’atelier, que le travail autour de laculture et de la lecture est passé au premier plan.J’aurais pu, à ce moment-là, quitter l’usine. Mais jene le souhaitais pas, c’était là que je voulais travail-ler, vivre et militer. Si, au départ, j’avais songé à de-venir enseignante au sein de l’usine, donner descours de français, la victoire de la CFDT aux élec-tions du CE, succédant à la CGT après une bellegrève victorieuse, m’a offert une autre opportunité.La nouvelle orientation tendait à développer une« culture émancipatrice ». Le service Loisirs et cul-ture (où il y avait la bibliothèque et la discothèque,les expositions, les voyages et les sorties, fêtes cul-turelles) était d’ailleurs déjà animé en grande partiepar la CFDT avant même la victoire au CE… J’aiété embauchée mais je ne voulais pas que cela ap-paraisse comme du favoritisme « syndical », j’aisuivi une formation, d’abord de discothécaire puisde bibliothécaire.

Il y avait la bibliothèque qui vivotait, une disco-thèque bien fournie, et une récente vidéothèque. Lenouveau CE a voulu faire un lien plus visible et plusvalorisant entre les différents supports culturels encréant la Médiathèque… ça a permis de renouveleren partie le fonds de la bibliothèque en remplaçantpetit à petit des ouvrages en trop grand nombre édi-tés par le Parti Communiste, des abonnements à despublications improbables que personne ne lisait…pour des ouvrages qui intéresseraient plus les sala-riés. Non sans contradiction parfois, quand, plustard – malgré l’opposition de Nadine, ma collègue

fAbieNNe LAuret,ProPos reCueiLLis PAr

G. CHAmbAt Pour Q2C

1. Ce groupe local, membre de« Révolution ! », devenu plustard « l’Organisation Commu-niste des Travailleurs » (scis-sion de la Ligue communiste en1971, dénommée plus tard laLCR puis le NPA), prône la« centralité de la classe ou-vrière » dans la nécessaire etinévitable révolution socialequi doit intervenir dans les dixannées à venir, nous n’en dou-tons pas. Le mouvement de1968 n’a été qu’une « répétitiongénérale » ! Nous inspirantaussi de certains apports de larévolution chinoise, nous esti-mons que nous devons « êtrecomme un poisson dans l’eau,et donc travailler au sein desusines »… 2. Nicolas Dubost, auteur deFlins sans fin, Maspero, 1979.

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TÉmoiGNaGeLectures de classe

37Printemps 2015– Numéro commun N’Ae 39 | Q2C 1

et de moi-même – la médiathèque s’est abonnée à la presse peo-ple (qui s’est arrachée).

Notre idée, c’était d’avoir une sorte de grand hall d’accueil etpas d’entasser des livres dans un coin. Pour que les gens lisent,il fallait ouvrir le lieu. Au début des années 80, les médiathèques,même municipales, étaient très rares. On a réfléchi à une orga-nisation qui permette des ponts entre les disques, les vidéos, leslivres et surtout les animations. L’idée, qui était celle portée parla CFDT d’alors, était de ne pas valoriser le livre comme le sup-port culturel suprême. On avait un fonds musical énorme, duclassique et aussi une belle collection de titres de jazz. Mais lesouvriers n’empruntaient pas suffisamment… Il fallait de l’ani-mation autour pour les attirer.

Pour toucher les 20 000 salariés (45 % d’immigrés dont 80 %à la chaîne) de cette « ville usine » en pleine campagne quis’étend sur 247 hectares, il existait déjà des bibliobus qui ve-naient présenter des ouvrages jusque dans les couloirs de l’usine,près des vestiaires, au moment des changements d’équipes. Ilfallait aller vers les ouvriers qui ne pouvaient pas forcément sedéplacer à la médiathèque. Le nouveau CE a renforcé et multi-plié les annexes du CE (jusqu’à 3), proches des restaurants dansl’usine, qui ont remplacé les bibliobus dans les couloirs.

Q2c – la lecture, une affaire de classe ?F. l. – La médiathèque n’était pas fréquentée par les cadres,trop marquée « syndicalement » pour eux… Ceux qui lisaientle plus, c’étaient les femmes (10 % du personnel sur le site). Lesecteur qui rencontrait le plus de succès était celui de la littéra-ture jeunesse, d’ailleurs on ne comptabilisait pas les empruntspour ces titres. Il était valorisé avec des animations spécifiques.

Mais le cœur de notre travail, ce dont on était les plus fières,ce sont les expositions : celle sur la poésie contre le racisme (dès1977, donc avant le changement de majorité au CE), par exem-ple, où on a fait participer les travailleurs. On présentait aussides choses sur Hergé, sur des chanteurs, sur les CD et leur fa-brication… L’exposition sur les nationalisations, entamée aumoment de l’arrivée de la CFDT, n’a jamais vu le jour à causedes divergences à ce sujet avec les membres du PCF…

Q2c – peux-tu nous parler de ces animations ?F. l. – J’ai quitté la médiathèque pour le service animation à sacréation en 1986 – avant de retourner à la Médiathèque en 2000,après moultes péripéties (déplacée, déqualifiée au gym -nase, etc.), car le service animation avait été supprimé par FO,devenue majoritaire.

Il fallait réussir à impliquer les travailleurs, les rendre actifs.Pour cela les thèmes n’étaient pas forcément politiques ou di-rectement sociaux… On a travaillé avec un boulanger de la ré-gion (dégustation journalière pour une expo-animation sur lepain), une autre fois ce fut le vin, etc. Il y avait 3 ou 4 animationsde ce type par an. Je me souviens surtout d’une expo consacréeà l’art et l’automobile où se mêlaient littérature, sculpture, BD,cinéma autour d’un thème central dans notre vie à l’usine ! Ona d’ailleurs exceptionnellement ouvert le CE un WE pour per-mettre aux familles de venir voir l’expo et elle a tourné sur d’au-tres sites. Nous proposions des choses sur l’artisanat, le parfum,les pin’s les costumes du monde, etc. On ne présentait pas d’ail-leurs systématiquement le livre comme le seul objet culturel oule plus « noble ». Les animations avec les collectionneurs plai-saient beaucoup et avaient toujours un grand succès parce queles gens s’y étaient investis en apportant des objets qui leur ap-partenaient. Il fallait partir du vécu, sans élitisme, et ensuite don-ner conscience du social derrière. Le personnel de la

JACQUES – « À l’usine, c’est à lafois une passion et une résis-tance : imposer le droit de lire,c’est-à-dire qu’à partir du mo-ment où le travail est fait, liredevient un droit ; et c’est aussipour qu’on tienne le coup, psy-chologiquement. Quand on estenchaîné, comme moi, j’étais àun carrousel, c’est un truc quitourne, toute la journée, un trucrégulier, épuisant… […] et puis ily a le bruit. donc je remontaislégèrement la chaîne, j’allaisplus vite que la cadence. et aubout de 10 minutes, j’avaisgagné une minute. J’avais untabouret, avec le bouquin ou-vert, et pendant une minute jelisais, en attendant que le trucrepasse, revienne. donc pen-dant dix minutes j’essayais deremonter, et j’avais une minutepour lire un peu. C’était un plai-sir, c’était une motivation,parce que je travaillais assezdur pour avoir une minute et

demie de lecture, et puis c’étaitun plaisir inimaginable quand jevoyais la tête des chefs.C’était un mélange complexede résistance au patron, deplaisir personnel, de motivation,de résistance à un truc quivous écrase comme lachaîne… moi j’ai vu des copainsqui ont régressé complète-ment, qui avaient le bac et sontdevenus des poivrots… J’ai faillitomber dedans : c’est le bis-trot, la culture ouvrière du bis-trot, c’est très agréable, etc’est une vraie culture. mais aubout de dix ans de chaînes, sion ne fait pas d’effort intellec-tuel… »

extrait d’« entretien avec stéphanebernard et Jacques Verlhac »,dossier Politiques du livre, mouve-ments, n° 57, 2009.

�Établi à flins jusqu’à sa retraite, membre à l’origine, comme fabienne, du groupe révolution, fondateur de la librairie La réserve.

Lire : entre résistance et passion

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médiathèque produisait souvent à ces occasions des bibliographies,discographie, filmographies pour faire le lien avec le fonds disponi-ble. C’était ça « le travail de masse », lointain héritage du vécumaoïste ! Mais on a aussi proposé des animations sur mai 68, 1789ou 1936 – à cette occasion, on a fait une animation accordéon et cer-taines d’entre nous étaient venues en habits d’époque !

On déambulait dans l’usine en faisant des appels pour inviter lesouvriers à venir aux animations. On a aussi obtenu une page du CEdans le journal officiel de l’usine, c’était un des moyens pour popu-lariser les activités du CE et notamment culturelles, parler littérature,musique, etc.

Q2c – en quoi ce travail d’animation culturelle dans l’usine sedistinguait-il de ce qui se faisait avant et de ce qui existe au-jourd’hui ?F. l. – Nous ne négligions pas pour autant les sujets politiques. Cefurent des combats difficiles parfois, comme celui de la conditiondes femmes. Avant notre arrivée, le CE CGT offrait un cadeau mé-nager (par exemple, un tablier de cuisine à l’occasion de la fête desmères). On a remplacé ça par des spectacles (un des premiers futcelui de Yolande Moreau à la salle Jacques Brel de Mantes-la-Ville),des animations pour le 8 mars avec des expos sur les droits desfemmes. Il fallait toujours le petit cadeau, mais on essayait de trouverdes choses plus culturelles… On a travaillé aussi sur une enquête au-près des femmes « Femmes et loisirs » : « Quels sont vos loisirs ?Quels sont ceux dont vous rêvez ? » À titre de comparaison, la poli-

tique du CE, aujourd’hui tenu par FO, est horrible et surtout trèsconsumériste. FO n’a jamais valorisé la médiathèque, préférant offriraux femmes des spectacles de Chippendales pour la fête des mèreset des calendriers avec des femmes nues pour les hommes… D’ail-leurs, ils ont supprimé le service animation, ce fut très dur. Je me suisretrouvée affectée au gymnase. Nadine, avec qui je travaillais m’adit : « alors OK, on va faire ça à mi-temps, en alternance sur chaquelieu. » Les gens qu’ils embauchaient ne s’intéressaient plus à l’usine.Moi, qui en venais, cela me choquait

Ce qui relie mes engagements à Flins, depuis mon arrivée jusqu’àma retraite, c’est peut-être cette volonté de valoriser les gens : qu’ilsne soient pas que des « ouvriers à la chaîne » mais aussi des travail-leurs conscients. Aujourd’hui, l’usine tourne surtout avec des intéri-maires qui ne sont pas attachés à l’entreprise. Être intérimaire, c’estterrible. Même le CE ne leur donne rien : pour emprunter à la mé-diathèque, il faut donner une caution parce qu’ils peuvent quitterl’usine du jour au lendemain… Les salariés (à ce jour 2 000 max àFlins et une dizaine au CE – longtemps une quarantaine), ne lisentquasiment plus, téléchargent musiques et films, n’ont plus le tempsde venir au CE (contrôle des déplacements accrus, temps de repasdes équipes basculé en fin de poste, fermeture des restaurants saufun en normale, fermeture des annexes CE, pour cause de baisse deseffectifs au CE). Des conditions peu favorables au développementde la lecture des livres et journaux, mais qui touchent aussi à l’en-semble de la société…

Je pense que le livre dans l’entreprise peut avoir un effet subversif,le fait de lire à l’atelier autre chose qu’un journal, c’est déjà un com-bat. Jacques, un autre établi de Flins, a eu un autre rapport que moiavec le livre (voir encadré). Mais il y a toujours un aspect subversif :t’es pas là pour lire, pour réfléchir, tu peux tricoter, jouer aux cartes,boire un coup, mais pas lire… En même temps, si tu es aussi toutseul dans ton livre, tu n’es pas avec les autres… à moins de faire deslectures collectives (mais c’est une autre histoire que nous avonsabordée dans la discussion enregistrée avec Fabienne et mise en lignesur le site Q2C). ■

38 Questions de classe(s)N’Autre école

Le livre dans l’entreprise peut avoir un effet subversif, c’est déjà un combat :t’es pas là pour lire, pour réfléchir, tu peux tricoter, jouer aux cartes, boireun coup, mais pas lire…

JACQUES – il y a un repli anti-intellec-tualiste, anti-lecture. Quand je suis ar-rivé à l’usine, il y avait de l’intérêt,mais là… Les gars m’aiment bien,mais s’il y a bien un truc qu’ils necomprennent pas, c’est que je lise.[…] Y’en a un, un bon copain, qui m’adit « heureusement que je te connaisbien, parce que vu comment tu lis, jete connaîtrais pas, je penserais quetu serais pédé ». Pourtant, dans l’ate-lier, les gars sont pas les plus bornés,on a des discussions sur l’homo-sexualité, y’a une tolérance énorme.[…] il y a un autre phénomène : avant,nos chefs connaissaient la produc-tion. Là, on a des ingénieurs de 25,26 ans, qui arrivent en pensant qu’ilsconnaissent mieux le travail que nous.tu es en train de travailler, ils arriventet te disent « c’est pas comme çaqu’il faut faire. il faut faire comme ci,et si tu ne fais pas comme ci, tu seras

sanctionné, c’est le règlement ». tuessaies de discuter : « À la fin de lajournée, j’ai mal à la jambe, donc jeme mets comme ça, pour pas avoirmal. » « Non, c’est le règlement ! ».« oui, mais ma jambe… » Pour lesgars de l’atelier, ces ingénieurs sor-tent des écoles, c’est eux qui lisent.Ça n’arrange pas les choses, et lesgars mélangent tout, il y a une haine,un rejet total. Pour eux, y’a que leschefs ingénieurs qui sortent desécoles, les profs, les intellectuels, quilisent, bref, tous ceux qui les mépri-sent, qui les écrasent…La lecture, c’est une ouverture aumonde, mais eux, ils se sentent coin-cés, ils se sentent prisonniers. Lasocié té, c’est un rouleau compres-seur qui remet toujours tout encause. ils ne savent pas s’ils aurontune retraite demain, s’ils auront unboulot. donc toute nouvelle, toute

nouveauté, de toute façon, c’est for-cément une catastrophe. demain, cesera pire. C’est complètement diffé-rent de ce qu’on a vécu. il y avait del’espoir. Pour les gars, aujourd’hui,l’espoir, c’est que rien ne se passe,que le pire n’arrive pas. […] Ce nesont pas des situations qui facilitentl’ouverture, l’imagination, la lecture.Quand je discute avec des copains, lelivre est le symbole de ce qu’ils haïs-sent, de ce qui est leur adversaire.Les copains immigrés, quand ils mevoient lire beaucoup, ils me disent« tu lis le Coran ». Pour eux, qui sontlaïcs, c’est pas un compliment : ceuxqui lisent, ce sont les intégristes,« t’es comme les barbus », ils me di-sent. Pour eux, être plongé dans unlivre, ce n’est pas un signe d’ouver-ture, ni que t’es de gauche…

extrait d’« entretien avec stéphane bernard etJacques Verlhac », dossier Politiques du livre,mouvements, n° 57, 2009.

«Pour eux, être plongé dans un livre, ce n’est pas un signe d’ouverture, ni que t’es de gauche…»

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reporTaGeUne page qui se tourne

39Printemps 2015– Numéro commun N’Ae 39 | Q2C 1

DOSSIEREN LIGNE

À regarder : une vidéode stéphane, dans la librairie, où il évoquel’histoire de La réserve,mais aussi L’Établi de robert Linhart.

INTERROGÉ sur le livre qui a changé sa vie, Sté-phane Bernard, l’un des fondateurs de La Ré-serve et son principal animateur, n’hésite pas un

instant : c’est L’Établi de Robert Linhart. « Ça a étépour moi un choc parce qu’il rassemblait des chosesque je pensais impossible à rassembler. À la fois lerécit d’un engagement et en même temps c’est unlivre qui, sur le plan littéraire, est tout à fait abouti.C’est exactement ce qu’on voulait faire et ce qu’on aessayé de faire dans la librairie. De ce point de vue,il a été un guide dans une certaine conception de lalibrairie, une conception qui mêle un engagement,une innovation dans le domaine des idées et il m’aaccompagné tout au long de ces 37 années. » Cettedouble exigence – politique et culturelle – a donnévie à ce lieu, né d’un coup de tête : « J’ai eu uneinsom nie cette nuit…, se souvient Stéphane, si on fai-sait une librairie ? »

« On », c’est un groupe de militants révolution-naires, au milieu des années 1970 : certains sont « éta-blis » aux usines Renault de Flins ou dans desentreprises de la région ; d’autres constituent ce qu’onappelle « un groupe de soutien extérieur », commeStéphane, correcteur chez Maspero.

Que faire ? (en attendant la révolution)« S’établir » – à l’usine et dans les quartiers – est, encette fin des années 1970, un engagement total. Cen’est déjà plus l’époque de l’établissement « mao »,romantique et « spectaculaire ». Parce qu’ils veulents’inscrire dans la durée (Fabienne et Jacques resterontà Flins jusqu’à leur retraite, Stéphane ne quittera ja-mais La Réserve), parce qu’ils ne sont pas issus dumême monde que leurs prédécesseurs gauchistes,

celui de l’élite intellectuelle de la rue d’ulm, leur rap-port à la politique, à la vie et aux livres est différent…mais aussi parce que, dix ans après Mai 68, la Révo-lution n’en finit pas de se faire attendre.

révolutionner le monde et le livre…Bien que leur programme politique soit encore de« créer les conditions matérielles du développementde l’organisation révolutionnaire » (ils militent alorsà « Révolution », issu de la LCR, qui devient, en1976, l’Organisation communiste des travailleurs), legroupe du mantois ne veut pas s’enfermer dans l’ou-vriérisme et participe localement aux luttes anti- nucléaire et anti-militariste, aux batailles pour lelogement, à un journal local La Pastille (… deMantes !) et à un groupe de théâtre. Inventivité et ra-dicalité sont étroitement mêlées.

Le projet s’inscrira dans cette double logique. Resteà trouver l’argent : « L’avantage que j’avais, se sou-vient Jacques, c’est que quand on fait les 2-8, on esttellement crevé qu’on ne dépense aucun argent ensemai ne. » S’il existe déjà une librairie à Mantes, elleest à l’image de ce qui se fait à l’époque. Les livres yétaient rangés par ordre alphabétique (d’éditeurs puisd’auteur pour chaque éditeur !) et peu de chance d’ytrouver des ouvrages militants… « Avant, raconteStéphane, les boutiques ressemblaient à des comp-toirs de pharmacie avec des vendeurs en blousegrise. » L’idée du premier cercle qui se lance dansl’aventure est tout autre : il s’agit certes de proposerd’autres contenus (Stéphane évoque le rayon « gay »dont aucun livre n’a jamais été vendu…), mais aussid’inventer un lieu. Si le projet n’est pas « que » com-mercial, il l’est aussi et se revendique comme tel pourassurer la pérennité de l’expérience. une dimension

Librairie La Réservesous les pavés... des pages

Le 18 oCtobre 2014, le rideau s’abaisse une dernière fois sur la devanture de la librairie La réserve à mantes-la-Ville. Le nom de ce lieu, tout simplement repris de celui du premierlocal acquis en 1977 (une ancienne boutique de produits diététiques) pour éviter les fraisd’acquisition d’une nouvelle enseigne, en dit déjà long : volonté de désacraliser le livre,souci d’attirer l’attention tout autant sur le local (pourtant minuscule) que sur sa « prestigieuse » fonction, mais aussi clin d’œil à l’esprit de résistance qui animait ses initiateurs, comme un territoire « préservé », arraché au modèle social des dominants.

GrÉGorY CHAmbAt,«CLieNt», «HAbituÉ» et même «iNVitÉ» Pour uN

dÉbAt de LA rÉserVe…

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40 Questions de classe(s)N’Autre école

qui tranche avec l’état d’esprit deslibrairies militantes et qui expli -que sa longévité.

Échanges, conseils, débats, ren-contres entre lecteurs et auteurs :les initiateurs veulent une librairie« militante, professionnelle, dequalité, de gauche, populaire, deproximité ». Ambitieux maisaussi contradictoire : « Moi, LaRéserve, j’en suis en même tempsclient, actionnaire, syndicaliste,militant révolutionnaire… »,décla re Jacques. Des contradic-tions qui se résolvent parfoisd’elles-mêmes : Jacques raconteavoir fait circuler à l’usine desexemplaires d’Obélix et Compa-gnie, pour la critique de l’écono-mie de marché qu’on y trouve.« En plus, quand le gars ne me lerendait pas, c’était très bon pourLa Réserve, je le rachetais et çafaisait marcher le chiffre d’af-faires… » Reconnaissons quandmême que tout ne fut pas aussisimple. Même si, après deux dé-

ménagements, la librairie et ses six libraires ont finil’aventure, entourés de 35 000 livres, dans un local de220 m2, partageant un ancien entrepôt (mais aussi unmême état d’esprit) avec la Biocoop de Mantes, d’ail-leurs lancée par Benoît, ancien libraire à la Réserve…

alors, pari tenu ?Le pari est gagné : commercialement – en 37 ans, avecune moyenne de 100 000 livres par an, ce sont 3 mil-lions de livres qui ont été vendus ! –, même si l’équilibrefinancier resta toujours précaire. Culturellement aussi,avec des centaines (des milliers ?) de rencontres litté-raires, musicales, théâtrales ou simplement conviviales.

Mais politiquement ? « La librairie est née du poli-tique, rappelle François Bon, un habitué du lieu auquelil a consacré un petit texte d’adieu. La première foisque je suis venu, c’était pour Sortie d’usine […] Lerayon consacré aux mouvements ouvriers et aux livresavec usines reste, à La Réserve, je le constate aujourd’hui, sans doute le plus musclé de ce pays. »Mais voilà, le dernier local, situé à Mantes-la-Ville,ferme ses portes quelques mois après l’arrivée du Frontnational aux commandes de cette commune, bastionde la gauche depuis 1945…

lire, relire, lier, relier…La Réserve, c’est donc l’histoire d’un lieu où l’on arêvé de transformer le rapport à la librairie et aux livres.Ni « commerce » ni « local militant », mais à la foisun peu des deux et beaucoup plus que cela. Il a tenuparce qu’il a osé, dès l’ouverture, sortir d’un ghetto politique qui commençait à se rétrécir et risquait de sereplier sur lui-même, sans lien avec le milieu qu’il vou-lait transformer. Mais aussi parce qu’il s’agissait derendre possible l’accès à la lecture, à celles et ceux qui,dans le désert culturel d’une ville de la banlieue pari-sienne (très) éloignée de tout, ne connaissent souventque le quotidien de l’usine et des grands ensembles (leVal Fourré).

Alors, le succès de La Réserve, c’est d’abord de lais-ser un immense vide ! Ses initiateurs prennent leurretrai te. Les salariés n’ont pas souhaité s’engager dansl’aventure d’une coopérative qui aurait permis de pro-longer l’histoire. Les horizons s’assombrissent pour detels lieux. Bien qu’il parte, Stéphane n’est nullementpessimiste sur l’avenir des librairies, à conditionqu’elles se réinventent, dit-il, qu’elles innovent (le nu-mérique, la vente à distance) sans abandonner leurdouble fonction sociale et culturelle. Il annonce d’ail-leurs le lancement d’un site (www.exlibraire.fr) etnous rassure en évoquant la naissance d’une nouvellelibrairie dans le Mantois, à Limay, vers février 2015 sitout se passe bien pour la nouvelle équipe.

Prolonger la lecture en ligne…

À écouter : « Être libraire : Le bruit despages qu’on tourne », un lien vers unreportage de France Culture sur la fer-meture de La Réserve.À lire : « Entretien avec Stéphane Ber-nard et Jacques Verlhac », dossier Politiques du livre, Mouvements n° 57,2009.30 ans de Mantes en librairie, un textede François Bon sur son blog.

www.questionsdeclasses.org

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Souvenirs du Roman de Renard : quand la lecture à voix haute collec-tive est plus qu’un exercice. Il est pour le moins curieux de retrouverdans la genèse d’une vocation de pédagogie sociale, un souvenir sco-laire agréable, voire « lumineux » d’un exercice des plus traditionnels.La lecture à voix haute collective en classe représente sans doute undes exercices scolaires les plus caractéristiques de l’école tradition-nelle. On y retrouve, pêle-mêle, bien des tares et des invariants de lapédagogie traditionnelle. : un groupe en silence concentré sur unetâche unique ; une relation d’autorité descendante avec un groupe quiobéit au doigt et à l’œil à l’enseignant ; et enfin conception de la lec-ture à finalité oraliste (l’image de la lecture renvoyée par cet exercicesemblait être celle d’une activité dont le but serait non la compréhen-sion mais la lecture à voix haute). Bref, tant de choses que je n’ai jamais cautionnées et avec les quelles je ne suis pas en accord ; etpourtant il y a ce souvenir puissant de cette situation-là : le plaisir àécouter la lecture de mes camarades, le désir que ce soit à moi de

prendre le relais, la forte impression que nous lisions tous et aumême moment la même chose.Est-ce à dire qu’à ce moment-là, nous étions un groupe. En tout cas,nous étions réunis sur une histoire commune que nous découvrionsensemble et au même moment. Nous pouvions rire ensemble des mésaventures de Renard mais, enmême temps, cet exercice racontait une autre histoire.Derrière la lecture parfois hésitante, les confusions de mots, le ton etla voix de mes camarades, je découvrais quelque chose d’eux de trèsintime : le rapport à l’écrit.Et d’un coup voici qu’une activité ordinairement solitaire, la lecture,devenait en quelque sorte l’affaire de tous. Voilà que derrière la ques-tion de la compétence individuelle, il était question d’un nous et denotre pouvoir de lire et de comprendre les mêmes choses.Jamais je ne me suis senti dans ma classe autant en groupe quedans ces moments-là où nous avions tous les yeux portés sur lemême texte, où nous partagions le même moment et écoutions lamême voix.

Laurent Ott

L’école se livre : Rusé Renard

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auToGeSTioNDe case en case

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PROPOS RECUEILLIS

PAR ERIC ZAFON POUR

N’AUTRE ÉCOLE.

eNTreTieN : c’est avec Charles piaget, l’un des animateurs de l’aventure autogestionnaire des lip que nous avons voulu lire la Bd : Lip des héros ordinaires. C’est l’occasion de revenir sur la manièredont on peut, au cinéma ou en Bd, partager et mettre en image les luttes collectives. il nous livreégalement dans ce long entretien (présenté dans son intégralité sur le site) sa vision du combat social.

Que pensez-vous de Lip, des héros ordinaires, labande dessinée de laurent galandon et DamienVidal consacrée à l’histoire du premier mouvementde grève de l’usine lip de 1972 à 1973 ? avez-vousété approché à un moment donné de la réalisationde la bD ?chaRles piageT – J’ai lu la BD. Elle retrace bien cettelutte et s’inspire visiblement du film de Rouaud. Pourmoi, le choix de raconter cette lutte en suivant le chemi-nement d’une ouvrière, Solange, ne détonne pas, aucontraire. Je n’ai eu aucun contact avec les auteurs.J’avais reçu par la poste trois pages de dessins, puis desphotos (reproduites à la fin de l’album) et la demandede retrouver les noms des personnes y figurant. Je nesavais pas que tout cela se rattachait à la préparation dece livre. Par contre, lors de la présentation du livre àBesan çon, j’ai été sollicité avec d’autres anciens ou-vriers pour y participer. Après lecture, nous avons ac-cepté car il nous semblait bien retracer la lutte des Lip.

les auteurs qualifient la bD de documentaire fiction.Que pensez-vous de leur choix de raconter l’histoirede la grève à travers celle de quatre personnages ? c. p. – Comment raconter une lutte ouvrière au grandpublic ? Comment intéresser un lecteur ? Est-il indispen-sable de personnaliser pour mieux vibrer au cours del’histoire ? Faut-il concentrer le récit sur quatre person-nages ? Je n’ai pas de connaissance particulière pourrépon dre à ces questions. Mais je sais que ChristianRouaud s’est posé le problème : au début, il voulait cen-trer le film sur moi, puis il a compris que cette lutte étaithautement collective. Donc, il fallait élargir. C’est ce qu’ila fait en construisant le film autour de sept personnages.Nous lui avons demandé d’élargir encore, il manquaittellement de militantes et de militants de valeur dans lechamp de la caméra. Rouaud nous a expliqué que ce serait contre-performant : il fallait que le spectateur nesoit pas perdu dans la multiplicité des personnages.

Dans la BD, le choix d’une ouvrière, Solange, commepersonnage principal, correspond à la réalité du conflit.En fait, il y avait 51 % d’hommes et 49 % de femmes àLip. Or toutes les images de la lutte, des AG et des manifs montrent le contraire : la présence des femmes

dans le conflit était plus forte, elles étaient plusconstantes, plus assidues et plus présentes. Les quatrepersonnages vivent aussi des conflits familiaux qui rap-pellent que le conflit social n’était pas sans effet sur lavie intime. L’ambiance dans l’usine Lip et celle dans lesfamilles n’était pas la même. un jour en AG, un Lip apris la parole pour parler de cela : « les samedi-di-manche, si je ne suis pas de garde ou en déplacement,dans la famille mon moral baisse fortement. La peur meprend ! Je m’entends souvent dire les propos suivants :c’est bien ce que vous faites mais cela va vous meneroù ? Toi, tu es chargé de famille, penses-y ! Tu as desresponsabilités envers ta famille… Je déprime. Et lelundi matin en arrivant à Lip, tout est différent : c’est laruche, tout fonctionne avec entrain. Le moral remonteet la peur s’efface. » Alors l’AG a pris quelques initia-tives pour réduire cette différence d’ambiance : invita-tion des conjoints, conjointes et des enfants au restaurantLip, organisation de jeux et des soirées festives etc. [...]

À la fin de la bD, la jeune ouvrière quitte besançon,ses anciens camarades de lutte et son mari pour deve -nir journaliste à paris. cet épisode semble conclurede façon amère l’expérience collective de la lutte enopposant émancipation individuelle et projet collectif.cette contradiction restitue-t-elle aussi l’esprit d’uneépoque ?

c. p. – Lorsqu’il y a lutte collective et démocratiquedans laquelle chacun et chacune se sent utile, reconnu,libre de s’exprimer, d’agir, de proposer et de débattre, ily a une rencontre de différents points de vue qui élèvele niveau de tous. Cela marque profondément : ce n’estplus « travaille et tais-toi ! ». Des jeunes Lip ont racontécela dans Les Effets formateurs d’une lutte collective,Ce que nous avons appris au cours de cette lutte, unbeau texte de 30 pages écrit après le conflit.

Le texte se termine par cette phrase : « Nous en avonsappris plus en dix mois qu’en dix ans (sur l’économie,la politique, les vrais pouvoirs, la fausse démocratie, ladiversité de l’information, la presse etc.) ! » Comment,dans l’usine, continuer de faire vivre cette richesse col-lective acquise dans la lutte ? La découverte est si forte,l’émancipation si rapide que cela a été difficile,

Lire Lip en BDentretien avec Charles Piaget

Lip, des héros ordinaires, Laurent Galandon (scénario) et Damien Vidal (des-sin et couleurs), Dar-gaud, 168 p., 2014,20 €. Voir recensionsur le site de larevue

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Les Lip, l’imagination aupouvoir, Rouaud, film do-cumentaire, 2007.

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après la fin de la lutte, de reprendre le travailcomme avant. Difficile de travailler avec si peu de viecollective. Même si l’ambiance était meilleure, ce retourau travail organisé de façon très hiérarchisé était en tropgrand décalage avec nos aspirations : cette frustrationplus ou moins consciente nous faisait sentir que cen’était pas la vraie vie. Certains ont voulu poursuivrel’expérience de l’autogestion, aller vers quelque chosequi correspondrait mieux à leur expérience de lutte. [...]

claude neuschwander replace le mouvement dansson contexte économique et politique, s’inspirant demai 68, et exprimant une alternative au capitalismeindustriel des Trente glorieuses. puis, en dépit de larentabilité de l’usine « autogérée », le pouvoir a faitobstacle à la reprise de l’activité parce que la coo-pérative ouvrière était un modèle concurrent à l’ac-tionnariat. Que pensez vous de son analyse ?c. p. – Tout conflit important entre un patron et des sala -riés met en cause, en tout ou partie, le système capita-liste : la propriété privée de l’outil de travail, contestée ;le système très hiérarchisé, le pouvoir d’une seule per-sonne, le patron, contestés ; le salariat ou autrement ditle contrat juridique de subordination, remis en cause.

Mai 68 a tellement bouleversé l’ordre capitaliste quede nombreuses rencontres ont eu lieu entre les grandspatrons qui, poussés par la nécessité de comprendre, sesont interrogés sur « le pourquoi de cette flambée decontestation ». Était-ce l’expression d’un besoin troplongtemps étouffé de participer aux décisions écono-miques ? Comment y répondre alors sans rien partagerdu pouvoir ? Ils se sont rencontrés pour préparer unecontre-attaque. Au milieu des années 1970, les capita-

listes ont vu leurs marges se réduire. Pour sortir duconflit, il fallait sortir du capitalisme industriel et adopterles règles des économistes libéraux et des nouveauxconservateurs. Pour rétablir ces marges, il était néces-saire de faire reculer les salariés et pour cela s’en pren-dre à leurs organisations. Thatcher et Reagan ontcommencé cette attaque frontale. Je partage l’analysede Claude Neuschwander, 1973 était l’année charnière.[…]

Quelle est la postérité de la lutte de lip ? Reste-elleune référence pour les travailleurs qui veulentrepren dre leur usine et se constituer en coopérative ?c. p. – Les salariés confrontés à la fermeture de l’en-treprise cherchent d’abord un repreneur. Ce n’est quedevant l’impossibilité de toute autre formule qu’ilss’orientent vers la coopérative. Alors, tout dépend desvraies raisons de la fermeture : si cela tient à une sur-production, un trop-plein sur le marché, ce sera très dif-ficile pour la coopérative. Comme d’autres entreprises,la coopérative doit chercher une place sur le marché ca-pitaliste. C’est un frein à son développement car, on lesait, le marché est dominé par l’entreprise privée à butlucratif. La place de l’économie sociale et solidaire estmarquée fortement par cette domination. Les Scop etcoopératives restent des copies de l’entreprise clas-sique : même système hiérarchique et mêmes règlescomptables. Les banques coopératives, le Crédit agri-cole, la Banque populaire ou le Crédit mutuel ne se sontpas comporté autrement que leurs concurrentes privéeslors de la crise des « subprimes ». Elles ont aussi cédéà l’attrait des produits financiers, alléchants maistoxiques.

Ceci dit, ce secteur reste précieux, car il rappelle enpermanence que d’autres règles de propriété sont pos-sibles comme l’égalité entre tous les salariés coopéra-teurs. une Scop ne peut s’acheter. Ses statuts ne lepermettant pas, aucune OPA n’est possible ! Ce secteurpourrait être encouragé par un gouvernement qui cher-cherait à affaiblir le système marchand et à libérer lessalariés de leur subordination. Je crois qu’Allende avaitcette orientation au Chili…

À Lip, nous avons créé sept coopératives lors du second conflit. Trente six ans après, il en reste deux.Nous nous sommes rendu compte combien leslongues années de salariat pesaient sur le comporte-ment de chacune et de chacun. On ne devient pas coo-pérateur, c’est-à-dire producteur libre, du jour aulendemain. Tous à égalité de droit, cela signifie quenous devenons tous responsables de la bonne marchede la coopérative. Il ne suffit plus de faire aveuglé-ment confiance aux animateurs mais d'exercer unvéri table contrôle sur eux. Il faut donc du temps col-lectif pour aviser, étudier les chiffres, du temps à com-prendre le marché et contrôler la production : touteune attitude nouvelle de la part des salariés. La démo-cratie économique comme la démocratie politiqueexige, pour être une réalité, un investissement qui dé-passe le cadre de la production : il faut consacrer dutemps à lire, à écrire, à débattre, à proposer et à agir. ■

L’intégralité de cet entretien est accessible sur le site Q2C

la bande dessinée de laurent Galandon et damien vidal raconte les 329 jours de lutte et degrève des ouvriers et ouvrières des montres lip de Besançon au travers du destin de deuxpersonnages de fiction Solange et adriel. d’avril 1973 à mars 1974 les salariés de lip ontmené, contre le démantèlement de leur entreprise par les actionnaires, une lutte exemplairepour la préservation de leur emploi et de leur dignité en choisissant la réappropriation au-togestionnaire du stock de montres, de l’outil de production et l’occupation à plusieurs re-prises l’usine.le livre est intéressant sur la forme car, à cheval entre le documentaire et la fiction, il chercheun peu à la manière de Ken loach au cinéma, à raviver la mémoire des luttes sociales enFrance et à témoigner de leur clairvoyance politique. Comment ne pas voir dans cette lutteautogestionnaire l’aboutissement de l’esprit de mai 68 et la première manifestation d’unrefus de producteurs de la globalisation capitaliste et son cortège de désindustrialisation ?Sur le fond, le parti pris fictionnel et sa focalisation sur deux personnages symboliques, So-lange une ouvrière qui s’émancipe de son foyer et du machisme, et adriel fils d’immigré quis’interroge sur son identité de classe, permettent au lecteur et à la lectrice de suivre les évé-nements de manière chronologique et de l’intérieure. mais l’identification se révèle parfoisun peu frustrante à cause de la limitation de leur expérience : on aurait aimé que le récits’étoffe d’autres points de vue et soit plus conforme au sous-titre.de même le choix graphique de la trame grisâtre et du noir et blanc, qui ne sont pas sansrappeler les strips de France soir ou les images de la télévision de l’époque, produit un effetvintage un peu désagréable sur la longueur : pour ceux qui ont connu, enfants, les années70, cette ambiance tristouille et nostalgique n’est pas raccord avec les moments d’ensoleil-lement et de couleur que connut la lutte de lip, notamment lors du rassemblement sur lecausse du larzac…en dépit de ces restrictions, cette Bd constitue un document indispensable. (Éric Z.)

« On fabrique, on vend, on se paie ! »

42 Questions de classe(s)N’Autre école

et aussi sur le site Q2C

À lire : l’intégralité de celong entretien que nous aaccordé Charles Piagetest en ligne sur le site.Nous proposons égale-ment, en complément àcette rencontre différentstextes sur la lutte des LIP,dont Les Effets formateursd’une lutte collective (voirencadré ci-dessous).

www.questionsdeclasses.org

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À lire : La Force du collec-tif, Entretien avec CharlesPiaget par le Réseau citoyens résistants, Libertalia (« À bouletsrouges »), 2012, 64 p.,5 €.

doSSier

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expreSSioNRencontre collective

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beRnaRD colloT – J’avais été très étonné de découvrirN’Autre école, une revue publiée par… un syndicat !Étonné et par le titre qui en lui-même était une perspec-tive inusitée dans un monde (le monde syndical) sclé-rosé, et par le contenu qui n’hésitait pas à la remise enquestion des pratiques. Le titre était beau. L’ouvertureétait déjà grande, on pouvait conseiller la lecture à unpublic plus large que celui des militants. C’est cela quime semble important : si dans nos propres sphères il ya encore beaucoup à secouer, c’est en sortir qui nousfera peut-être gagner. Ce qui impose alors une écritureun peu différente (disons plus populaire) pour une partiedu contenu (de nombreux textes du site ne sont lisiblesque par des experts). On trouve facilement d’innom-brables écrits de dénonciation. Beaucoup moinsd’écrits, de témoignages, de perspectives étayées pardes vécus, qui puissent faire entrevoir à un grand nom-bre tous les possibles. C’est peut-être une impulsionéditoriale à donner.ValéRie guiFFRey – Comme nouvelle arrivée (n° 38),mon regard va vers le futur. J’ai tout d’abord découvertle site Questions de classe(s) avant de connaître la revueN’Autre école. Pour moi l’un ne peut pas aller sans l’au-tre ! De plus, les deux supports se complètent. Le sitetraite de l’actualité et offre un prolongement à la revuequi, elle, approfondit. La contrainte de la version papierlimite la taille des articles des contributeurs, le site per-met désormais ce prolongement. anne QueRRien – J’ai rencontré le collectif de rédac-tion de N’Autre école parce qu’il avait remarqué un petitbouquin que j’avais écrit sur l’école mutuelle. Je mon-trais comment au xIxe siècle l’école mutuelle qui cher-chait à permettre à tous d’apprendre avait étéabandonnée puis réprimée au profit de l’école des Frères

des écoles chrétiennes, dont la pédagogie était devenuela pédagogie normale, celle de l’école gratuite, laïque etobligatoire. Nous avons eu quelques réunions pour essayer de poursuivre ensemble. Cela patinait. Et puis legroupe m’a rappelée quand il a fondé Questions declasse(s), sans me tenir grief de l’abandon de cette pre-mière phrase de travail. C’est une ouverture d’esprit vrai-ment rare. Le choix du titre Questions de classe(s) danslequel le pédagogique s’enlace avec le social et le poli-tique est déjà un premier signe du sens de ce projet.oliVieR RamaRé – La revue N’Autre école s’est déve-loppée comme une revue de fond, avec des numéros thé-matiques, pendant une longue période. En elle-même,elle est vite devenue un outil de réflexion bien en amontdes orientations de luttes, qu’elles soient syndicales ouplus généralement sociales. une des lignes de N’Autreécole est et a toujours été de façon duale d’analyser, decritiquer et parfois simplement de présenter l’existant, etd’éventuellement proposer des alternatives.

Le collectif Q2C se propose d’être plus près du ter-rain. D’une certaine façon, ce sera l’agence de pressede N’Autre école ! […] Comme de surcroît, ce site sem-ble avoir été adopté par une large communauté, profi-tons-en ! une partie de ce matériau prendra formepapier, mais cette fois de façon plus fouillée. Et le mou-vement ne s’arrête pas ici, car nous pouvons enrichir lecontenu de la revue par des documents électroniquesou des dépôts qui seront hébergés par le site, et mêmeobtenir des retours à des articles ou des contestationsde façon directe. FRanck anToine – L’époque est propice à la divisionalors que les ennemis de l’égalité sociale et de l’éman-cipation semblent n’avoir jamais été aussi puissants.Dans cette période l’urgence est de tisser des liens entretoutes celles et tous ceux qui luttent pour une autre écoleégalitaire et libératrice.nicolas heRnoulT – Plus qu’une convergence, il mesemble qu’il s’agit tout simplement de convictions ana-logues qui s’expriment sous différentes formes. Peuimpor tent ces formes, peu importent les étiquettes, l’im-portant est de nourrir l’effet boule de neige, que noussoyons de plus en plus nombreux à réfléchir ensemble àune autre école, une autre société.« lire, écrire… lutter ! », telle est la « devise » adop-tée par le collectif Q2c et qui entre en écho avec cenuméro commun. comment la comprends-tu et sur-tout comment la décliner sur le web et sur papier… ?gRégoRy chambaT – Si je devais ajouter quelquechose à cette formule ce serait : « Lire, écrire… lutterensemble ! » À l’origine de Q2C, il y a un double projet :mettre en place une sorte d’agence de presse alternativepour relayer les luttes sociales, les pratiques pédago-giques et les réflexions sur l’éducation (et pas seulementl’école) mais aussi – et peut-être surtout – dé-

Q2C à la question

Après plusieurs mois de « pause », la revue N’Autre école redémarre.Ce numéro commun avec le Collectif Q2C propose ainsi par la mêmeoccasion une première édition de sa version papier. Comment, en tant que participant(e), considérez-vous cette convergence ?

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fendre l’idée d’une complémentarité entre lescombats sociaux et les pratiques pédagogiques. alexanDRa henRy – Pour moi ça a plutôt été : « Lutter,lire… écrire ! » Du fait de mon implication dans lesluttes sociales, je me suis mise à bouquiner davantage :pour apprendre, pour mettre des mots sur ce que je per-cevais confusément, pour me sentir plus forte en consta-tant que je ne suis pas seule ! Et avec Q2C, j’ai passé lepas de l’écriture. Car écrire c’est partager : partager sesdécouvertes, ses convictions, ses combats mais aussi(surtout ?) ses doutes, son cheminement et ses tâtonne-ments. Bref, contrairement à ce que je pensais, écriren’est pas un acte individuel mais un engagement collec-tif… une autre dimension de la lutte.

solène lalFeRT – Lire l’autre c’est lire sa vision dumonde, c’est déplacer notre point de vue et découvrirune autre facette du monde qui vient enrichir la nôtre,l’empêcher de se scléroser. C’est entendre un autre dis-cours que celui qui nous est servi en continu. Lire l’autrec’est recommencer à penser. Écrire c’est développernotre pensée, lui donner forme et la mener jusqu’à sonterme. C’est en tirer les conséquences dans notre action.Construire notre pensée et la rendre lisible c’est déjàrecons truire le monde. Lutter c’est rester un sujet, c’estassumer la responsabilité qui est la nôtre en tant quepersonne dotée de la capacité de penser...

lauRenT oTT –Tandis que nous sommes assaillis debavardage médiatique régulier sur l’école, il n’a jamaisété aussi évident que tous nos débats actuels tournenten rond : autorité, créativité, retour à l’école d’avant-hier ou ouverture sur les médias. Il semble que tous lesdébats aient déjà été menés cent fois. Et pourtant nousbutons sur une réalité : l’impossibilité de l’école enFrance de changer quoi que ce soit à ce qui en elle resteinamovible, hors évolution possible. L’école en Francen’est pas logique, elle est idéologique. Et c’est dans cecontexte que N’Autre école-Q2C, réussit à ne pas êtreun lobby de plus, un média de plus, mais à apporter uneautre proposition : autorisons-nous à penser en dehorsdu cadre ; autorisons-nous à penser hors la classe et hors

l’école. Permettre aujourd’hui de penser une éducationglobale, à la fois formelle et non formelle. Inscrire laquestion de l’École et des apprentissages, dans uneperspective sociale et d’éducation populaire, telle meparaît la place finalement unique de Q2C.

écrire, c’est dire et se dire ; quelles sont tes raisonsde réfléchir-proposer-écrire dans cette revue ?Jean-pieRRe FouRnieR – Je n’aime pas parler à monmiroir, et je n’aime pas les gens qui s’en contentent. Jene pense qu’à voix haute (qu’à écrit diffusé). Non quej’aie besoin d’auditoire : mais d’interlocuteurs, oui.FRançois spinneR – J’écris très peu mis à part des notesde lecture mais/et je suis heureux de participer à uneaventure collective qui me porte et m’apporte depuisplus de dix ans, et m’oblige à mettre en question mespratiques en confrontant la réalité et mes aspirations.

Quels projets, quelles envies, quels espoirs pour lasuite de l’aventure ?izabel maRTineau– Pendant le premier stage PASE,j’avais proposé à Clément d’écrire son point de vued’élève sur le Lycée autogéré de Paris, pour le numérode N’Autre école qui suivait. L’expérience de suivre cejeune dans son article m’avait donné envie de faire passerd’autres paroles d’enfants sur l’école et la société, commele fait le Centre Paris-lecture. Ce numéro m’a donné lapossibilité de tenter d’écrire à mon tour, pour « dire et medire » et sans doute aussi pour m’aider à me sentir uneinterlocutrice. Surtout que ça continue ! Parce que je n’aipas eu beaucoup le temps de profiter de cet outil, de celieu enrichissant où l’on peut débattre sans se battre !samuel Ronsin – Que ça s’ouvre davantage, au-delàdu milieu enseignant. Faire de l’éducation une questionrenvoyant à la place de l’enfant dans notre société et nonune affaire de spécialistes. Le site et la revue doivent per-mettre des convergences sans rechercher l’alignement.C’est pour cela que j’aimerais que l’on développe lesblogs et que je suis attaché à la logique des dossiers. JéRôme DebRune – Sans savoir si c’est possible, je rêved’une revue qui fonctionnerait à la manière d’un « intel-lectuel collectif » : un espace de convergence où desformes de subversions résiduelles finiraient par se nourrirles unes les autres pour réactualiser le projet d’une trans-formation radicale de la société dans un souci de justice,d’égalité et de commune espérance. avec ou contre,écrire c’est toujours nouer un dialogue en constructionpermanente. C’est aussi une manière de mise au net deses pratiques pédagogiques ou de luttes quotidiennes,c’est rassembler des moments épars pour donner dusens à ce que l’on fait. C’est aussi populariser cesmêmes pratiques et, du coup, les partager. Lutter : c’estêtre dans le sang chaud de l’instant bien sûr. Mais il nefaut pas oublier non plus que des pratiques qui ne s’ap-puient sur aucune idée finissent par se dissiper dans lemarécage où nous nous débattons. C’est peut-être ceque le mouvement syndical a perdu de vue : la trans-formation sociale radicale, c’est l’organisation d’unevolonté collective de lutte portée par des idées qui sontautant d’images désirables. Les pédagogies émancipa-trices ne sont-elles pas elles-mêmes une certaine idéede la libération humaine mise en pratique ?

un projet pour la suite ? Fabriquer ensemble du com-mun et l’étendre, l’étendre, l’étendre… ■

Tyler Cowen – l’un des intellectuels les plus influents du monde, selonl’hebdomadaire The Economist – proclamait en 2004 : « Les causes les plussouvent citées des inégalités aux États-Unis – délocalisation, immigrationet revenus des super-riches – détournent notre attention du problème prin-cipal : celui de l’éducation. » Éducation contre inégalités ? Le discours n’estpas neuf, observe l’universitaire américain John Marsh. Depuis la fin duXIX e siècle, philanthropes et sociologues ratiocinent sur les moyens de« bonifier » des pauvres tenus pour responsables de leur condition. La logi -que s’est imposée comme une évidence, des deux côtés de l’Atlantique :avantageuse, elle permet de dénoncer les inégalités tout en ne menaçantpas le système économique et social qui les engendre. De sorte que« l’éducation a fini par éclipser certaines des pistes autrefois envisagées »pour changer le monde : le syndicalisme, la lutte sociale, etc. Accablée parune responsabilité – assurer, seule, la mobilité sociale – sans rapport avecsa mission première, l’école figure au rang des principales victimes decette évolution. « Tout porte à croire que nous devrions procéder autre-ment » : placer la lutte contre les inégalités au service de l’école. Et nonl’inverse. (Renaud Lambert)

Class Dismissed. Why We Cannot Teach Or Learn Our Way Out of Inequality, John Marsh, 2011.

L’école se livre : Class Dismissed

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proloNGemeNTSÀ lire sur le site

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GargantuaMa première lecture sur l’éducation, celle dontje me souviens, était un extrait de Gargantuadans le manuel de français en 6e. Je passaisbeaucoup de temps, au lieu de faire les exer-cices que je trouvais fastidieux, à le lire. L’ex-trait, que nous n’avons jamais lu en classe, m’amarqué parce qu’il présentait la vision d’uneéducation humaniste idéale. J’ai compris en lelisant qu’il n’y avait pas d’opposition entre déve -lopper son aptitude dans différentes activitésphysiques et acquérir des connaissances intel-lectuelles encyclopédiques dans tous les su-jets. J’ai même compris que c’était l’idéal del’éducation : développer toutes nos facultés. Àl’école, ceux qui étaient bons en sport étaientmauvais dans les matières intellectuelles et visversa. Plus tard, lorsque j’ai lu les auteurs liber-taires, j’ai retrouvé cette même aspiration à for-mer des « êtres complets ». • (Nestor Romero)

Pour nos ados soyons adultesLe premier livre qui m’est venu à l’esprit est celuidu professeur Philippe Jeammet, Pour nos adossoyons adultes (Odile Jacob, 2010). Point depéda gogie ou de didactique, mais un éclairagepsychologique de ce qu’est l’adolescence et sur-tout une réflexion sur la place de l’adulte, qu’ilsoit parent ou professionnel de l’éducation, au-près des jeunes dont nous avons la charge. Pourvivre, les adolescents ont besoin que les adultessachent tenir leur rôle et imposer, comme néces-saires et naturels, leur soutien, leur accompa-gnement, leur autorité. Philippe Jeammet, l’undes plus grands spécialistes français de l’adoles-cence, m’a donc permis de me questionner surma posture professionnelle, de travailler cetéquilibre délicat entre bienveillance et autorité(sans jamais tomber dans l’autoritarisme biensûr !), de mieux percevoir aussi ce qui se joueentre les adolescents eux-mêmes. Que PhilippeMeirieu et Serge Boimare ne m’en veuillent pastrop, ils figurent aussi en bonne place dans mabibliothèque ! • (Karina Jégout Collo)

La DistinctionÉvoquer le commencement de mon engagementsyndical dans l’éducation me ramène systémati-quement aux sciences sociales. En effet, il mesemble que l’objet même de la discipline socio-logique, à savoir l’analyse des rapports sociaux,conduit à la mise en lumière des rapports dedomi nation et des inégalités inhérentes à notresociété. En ce qui concerne l’école, La Repro-duction. Éléments pour une théorie du systèmed’enseignement (Bourdieu et Passeron, 1970) acertainement été l’ouvrage qui a formalisé ma

vision critique du système éducatif par son ana-lyse de la tension entre le capital culturel des in-dividus – c’est-à-dire l’ensemble des normes etreprésentations subjectives acquises au coursde sa socialisation dans un milieu spécifique – etla norme dominante imposée et reconnuecomme légitime par l’institution scolaire. Telleune introspection, la lecture de cet ouvrage merenvoyait alors à mon histoire personnelle et mefaisait réaliser que ma réussite scolaire n’étaitpas simplement due à mon labeur d’écolier, maisavant tout à mon appartenance à un milieu favo-risé : une famille de profs… A contrario, la vio-lence symbolique faite par l’institution à descultures qu’elle ne reconnaît pas comme légi-times, maintenait certains de mes camaradesdans une situation d’exclusion perpétuelle. Étaitremis en cause à mes yeux le mythe de l’« égalitédes chances » que l’on m’avait toujours présen-tée comme fruit de l’humanisme : maîtriser laculture scolaire – son langage, ses normes et sespratiques particulières – m’apparaissant désor-mais comme un luxe, réservé à une élite socialeque l’institution sélectionne, pérennisant ainsiles rapports de domination socio-économiques.Cet ouvrage, parce qu’il m’a permis d’objectiverles mécanismes de la reproduction d’un systèmeinégalitaire et d’appréhender l’école comme le-vier central de ce processus, a été décisif dansmon engagement syndical révolutionnaire dansle monde de l’éducation. • (Aurélien Étienne -CNT FTE)

PassagesUne poétique de l’émancipation. J’ai longtempspataugé : si l’école formate et reproduit, com-ment peut-elle émanciper ? Passages (Le syco-more, 1982) n’est pas un livre sur l’école maisun « récit dont le centre est le travail et une cer-taine poésie », dit Navel qui apporte cette répon -se en acte : en faisant confiance à l’intelligencedes sujets.

Nulle tendresse chez lui pour l’école fréquentéede 7 à 12 ans qui « façonne les petits Lorrainspour qu’ils deviennent de bons sujets heureux devivre en république », mais une constante envied’en faire un usage détourné, tout à tour drôle etsurtout inventif, au fil des innombrables métiersqu’il exerce. « Quand on doit mener une vie limi-tée... que fait-on, avec le reste de son esprit ? »demande-t-il. On peut ainsi rencontrer une autreécole, celle des Bourses du travail et de FernandPelloutier qui l’émerveille.

Un passage même étroit de l’aliénation à l’éman-cipation serait donc possible. • (Francis Vergne)

un dossier qui se prolonge...

notre numéro se prolonge sur le site avecdes articles complémentaires mais aussides documents à lire, écouter ou voir etde nombreux liens ainsi que les commen-taires que vous pouvez y poster.

entretien avec Ramon safon : « De l'écolerationaliste dans la barcelone de 36 à l'uni-versité de Vincennes dans le paris de 68 », parVéronique Busson.

postures de lecteurs (Quel lecteur suis-je ?Quels lecteurs sommes-nous ?) compterendu Recherche-Formation sur la lecturelittéraire en cycle iii, 2003-2006, par A. Pléna,enseignante-documentaliste, Lycée Profession-nel des Métiers du Bâtiment, Aubin, CNT-FTE.

une petite histoire des bcD, par Yves-MarieAcquier (Association française pour la lecture).

Claire Hugon, Moi, Jacob, 13 ans, globe-trotter,Jacob.Isabelle Martineau, Les Enfants de la mer,Jaume Escala.Michel Piriou, La Lecture, préalables à sa pédagogie, Edmond Beaume., AFL.Emmanuelle Lefevre, Je suis prof et je dés-obéis, Bastien Cazals et Pédagogie et Révolu-tion, Grégory Chambat.Patrice Pasturel, Libres enfants de Summerhill,Alexander S. Neill et Montségur, les cendres dela liberté, Michel Roquebert. Jérôme Ceccaldi, L’École, atelier de la sociétéusine, collectif « l’école en lutte ».Gérard Longhi, Journal d’un Éducastrateur,Jules Celma.Frédéric Mole, Rapport sur « La morale sansDieu », présenté par Ferdinand Buisson auCongrès de la Libre pensée de 1905 (texte misen ligne sur le site).

Lire pour changer l’école(suite, mais pas fin !)Faute de place au regard des très nombreuses et très riches contributions reçues suiteà notre appel sur des lectures qui ont changé l’école, nous ne pouvons toutes les présenter dans ce numéro. Tous les textes envoyés vous sont donc proposés sur le site Q2C et nous vous invitons à y déposer également vos propres suggestions.

www.questionsdeclasses.org

Et la suite des contributionslire l’école

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praTiQueS de ClaSSe(S)

L’exposition bénéfice d’un outil bien conçu :le site 1 qui l’accompagne pour préparer la vi-site, autant pour les familles (itinéraire) quepour les enseignants (dossiers), adapté à lademande formulée par les textes officielsd’éducation à la sexualité en milieu scolaire.Sa conception s’inspire totalement de l’album éponyme Le Guide du zizi sexuel(Glénat 2001) et bien connu des jeunes.

Elle aborde de façon simple, scientifique etexigeante les questions que se posent les 9-14 ans sur l’amour et la sexualité, accompa-gnés par les personnages de ZEP dont lecélèbre Titeuf et sa copine de classe Nadia.

Son élaboration a suivi un processus rigou-reux et scientifique testé ensuite par des en-fants et des classes, son itinéraire interactifest une des clefs de sa réussite et captel’atten tion du jeune public – et des adultes –grâce aux nombreuses manipulations etquestions, le spectateur devient alors « ac-teur » d’un parcours thématique en 5 étapes,« Être amoureux », « La puberté », « Fairel’amour », « Faire un bébé », « La rue ». Toutau long de l’exposition, les pré-ados doiventagir, réfléchir, répondre aux questions, pourterminer par l’atelier scientifique, « Les trans-formations du corps » (qui lui a l’inconvénientde nécessiter une réservation préalable).

À remarquer le film préventif réalisé pourexpliquer les dangers de la pédophilie, desréseaux sociaux ou de l’inceste, qui dénoncede façon simple et efficace 2. Un film àconseiller, un soulagement visible pour lesparents : trouver un relais, une réponse au« comment le dire ? ».

À la sortie, la boutique offre une largesélec tion d’ouvrages, pour les jeunes, richesaussi pour les adultes. Pour exemple Qu’est-ce qu’il m’arrive ? (pour les filles) et Commentse raser ? (pour les garçons) par Susan Méré -dith (Usborne) ou Filles et garçons, la parité(C. Louart et P. Paicheler, Actes Sud junior« à très petit pas »), sans oublier les adultesAntimanuel d’éducation sexuelle (M. Iacub etP. Maniglier, Bréal) dont la jaquette présenteles enjeux : « Nos problèmes sexuels sontbien des problèmes politiques, qui concer-

nent la manière dont une société institue desvaleurs, impose certains comportements etmême certaines manières de sentir et depenser. Au terme de ce livre une suggestion :Nous avons voulu libérer le sexe, mais c’estpeut-être du sexe que nous aurions dû nouslibérer. Devenez postsexuel : tel est l’énigma-tique proposition de ce livre… »

Reste l’incompréhension face aux polé-miques soulevées, tabous et/ou obscuran-tisme ? Quand allons-nous admettre quenous sommes des êtres pensants mais aussisexués et qu’il ne sert à rien de se voiler laface ? L’époque accumule malheureusementce type de manquements, ce qui nous ramè -ne vers une mémoire récente : l’abandon des« ABCD de l’égalité » à l’école 3 après une vi-rulente opposition comme les JRE 4 quiconduisit le ministère à déposer les armes.

L’égalité, le respect de l’autre et de soi-même, le droit de dire non et d’être entendu(bien démontré à l’expo) s’acquiert dès leplus jeune âge. Les deux petits livres LaDécla ration des droits des filles et La Décla-ration des droits des garçons (E. Brami et E.Billon-Spagnol, Talents hauts) sont la meil-leure des initiations pour les plus petits.Comme l’incontournable Melle Zazie a-t-elleun zizi ? 5 (T. Lenin et D. Durand, Nathan).

En observant le jeune public déambulertout au long de l’itinéraire, force était deconstater que le conditionnement des genresreste bel et bien présent, les filles mal à l’aiseet timides refusaient pour certaines de s’ypencher, les garçons étaient plus ouverts etattentifs, curieux de comprendre et de s’ap-proprier les connaissances mises à disposi-tion. Du chemin encore à parcourir…

« … sexuellement, c’est-à-dire avec monâme… » Boris Vian, L’Herbe rouge.

VALÉRIE GUIFFREY, HISTORIENNE DE L’ART

« Zizi sexuel (enfin) le retour ! » de Zep et HélèneBruller, du 14 octobre 2014 au 2 août 2015 à la Citédes sciences, 30, avenue Corentin-Cariou, 75019Paris, métro Porte de la Villette.

CultureL’exposition« Zizi sexuel

enfin le retour ! » de Zep et Hé-lène Bruller participe decet art militant celuiqui nous éclaire etprovoque la contro-verse. Comme a pu le

faire, malgré lui, Paul McCarthy, lors de la des-truction de son œuvre« Tree » installée sur la

place Vendôme en avant-pre-mière de la FIAC d’octobre2014. L’expo « Zizi sexuel », en 2014comme en 2007, soulève la polémique et subit attaqueset tentatives de suppression,par intervention, pétition, voiede presse et toutes sortes de calomnies. Présentée une première fois à la Cité des sciences de Paris en 2007, l’expositionremporte un franc succès :340 000 visiteurs. Suit alorsune tournée européenne toutaussi fameuse et ce mêmedans les pays les plus conser-vateurs. Elle se révèle d’une remarquable pédagogieet ouvre pour tous (exceptéles plus petits) un itinéraireserein pour aborder la sexua-lité avec les pré-ados. Elle mériterait sa place dans le corpus des exposi-tions permanentes de la Cité.

Une sexualité d’un autre genre…L’expo le Zizi sexuel

1.http://www.cite-sciences.fr/fr/au-pro-gramme/expos-temporaires/zizi-sexuel/2. Vers un adulte de confiance ou « en-fance maltraitée » téléphone 119.3. Pour complément voir le site Q2C.4. Ibid.5. Ibid

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appreNdre à luTTerLUTTER POUR APPRENDRE

QUESTIONS DE CLASSE(S) – Pouvez-vous nousprésenter en quelques mots votre par-cours, disons des bancs de l’école auxétals des librairies ?BOUTANOX – Pas grand-chose à dire surles bancs de l’école, j’ai eu un par-cours assez classique… Après un bacL et une licence d’histoire, je me suisdirigé vers l’animation : colos, centresde loisirs, bibliothèques scolaires(bCd), tout en continuant à dessiner,tout le temps. Je me suis mis plus sé-rieusement à la bd en 2008, en ou-vrant mon blog, ce qui m’a permis dem’infiltrer dans des collectifs d’auteurset des fanzines (30 jours de bd, rienÀ Voir, Culture Zine, Kazoum…) ; tra-vailler avec d’autres dessineuxcomme moi, ça motive. Au bout d’unmoment, j’ai fini par publier deux re-cueils de strips chez un éditeur indé-pendant (Comics trip) : Vlad et Lemanchot, dont je suis en train de réa-liser le tome ii, ainsi qu’une bd sursherlock Holmes aux éditions makaka,qui doit sortir pour Noël.

Vous travaillez avec le Centre Paris-lec-ture, comment s’est faite cette rencon-tre et comment vous retrouvez-vousdans cette démarche ?BOUTANOX – travaillant en bCd, jeconnaissais déjà le CPL, j’appréciaisleur démarche pédagogique, et jetrouvais enrichissant de faire des inter-ventions aux quatre coins de Paris…J’y suis rentré en 2010. Au bout de 5ans, j’apprécie toujours autant : c’estun boulot qui se renouvelle sanscesse, entre actions lecture, formationd’adultes et dessin, et une approchevraiment différente du rapport avec lesenfants, basée sur l’échange plutôtque sur la transmission à sens unique.on ne sait jamais où vont nousconduire leurs conclusions, du coup,c’est à nous de nous adapter, à nousde les relancer, et au final on enapprend pas mal aussi…

En visitant votre site, on découvre que ledessin, bien entendu, mais aussi la lec-ture, tout ce qui touche à la réflexion surla création artistique occupent unegrande place, comment expliquer cetteréflexion sur les processus de création ?

BOUTANOX – Je pense que c’est inévita-ble, pour un illustrateur… La lecture –entre autres – est, selon moi, indispen-sable à l’inspiration. C’est notre vécuqui nous donne de la matière pour nosidées. on me demande souvent« comment tu fais pour trouver desidées », honnêtement, je n’en saisrien ; le principe d’inspiration m’in-trigue. Je ne prétends pas avoir desidées fulgurantes ou originales, mais le

fait est que l’inspiration ne me fait pastrop défaut. Le vrai travail, ce n’estpas forcément « qu’est-ce que je vaisdire ? » mais plutôt « comment je vaisle dire pour que ça ait un intérêt ? ».

Un autre univers très présent, les pirates !

BOUTANOX – J’ai toujours beaucoupaimé les pirates, je pense qu’un despoints de départ est le film Pirates, deroman Polanski, un de mes filmscultes. Comme tous les gamins, le de-corum autour de cet univers m’attirait,et quand, plus grand, j’ai creusé unpeu le sujet dans des bouquins, je n’aipas été déçu. sur beaucoup d’aspect,l’organisation sociale de la piraterie aété très visionnaire : partage équitabledes revenus – à la place du salariat,de mise sur les navires marchands –,indemnités pour les blessés – la sécuavant l’heure –, remise en question del’autorité – le capitaine n’avait pas deréel traitement de faveur, et pouvaitêtre révoqué par l’équipage… L’utopiede Libertalia, république avantl’heure, décrite par daniel defoe,même si elle n’a probablement jamaisexisté, s’inspire de communautés pi-rates bien réelles ; certains navires pi-rates ont été le premier lieu d’égalitéentre blancs et Noirs ; les barrièresentre nations étaient abolies… mêmes’il ne faut pas verser dans l’angé-lisme, les pirates restant des bandits,ce sont avant tout des révoltés qui onttenté d’inventer, au niveau du micro-cosme, une autre façon de vivre ensociété. bref, je pourrais en parler desheures. ■

En imagesRencontre avec Boutanox,

l’illustrateur de ce numéro...Il vous a accompagné dans la lecture de ce numéro. Lui, c’est Boutanox,dessinateur qui ne se contente pas de réaliser les affiches du Centre Parislecture, mais qui tient également avec acharnement un blog (Les Réflexionsinutiles de Boutanox, http://boutanox.blogspot.fr/). Contacté au milieu d’uneactualité chargée (le tome II du Manchot, qui était resté bloqué avec l’ourspolaire sur un iceberg à la dérive, est en préparation pour Comics Trip édi-tions, et la préparation d’une nouvelle aventure pour lui, le tome III de Sher-lock Holmes, journal d’un héros chez Makaka éditions), il a gentillementaccepté de répondre à nos questions.

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praTiQueS de ClaSSe(S)

L’agriculture urbaine sème ses grainesdans les écoles… Zoom sur le collectifparisien « Vergers urbains ».

Dans le contexte actuel de crise écolo-gique, d’urbanisation croissante (plus de lamoitié de la population mondiale vit en ville)et d’artificialisation galopante des terres(avec des projets tels que le Grand Paris oul’aéroport de Notre-Dame-des-Landes parexemple), l’autonomie alimentaire des villesreprésente un véritable défi : elle ne seraitque de quelques jours pour les grandesmétropoles en cas de rupture d’approvi-sionnement. L’agriculture urbaine ne peutcertes pas garantir à elle seule l’autosuffi-sance alimentaire mais c’est une piste fer-tile pour renouer avec une naturenourricière, créer du lien entre les habi-tants et apporter de la verdure et de l’oxy-gène dans nos cités bitumées.

Créé en 2013, le collectif parisien « Ver-gers urbains » se propose de « partir à la re-conquête de la ville par les arbres fruitiers »en développant « le concept de “Ville co-

mestible”, où chaque espace vert a une uti-lité autre que d’être regardé, où chaque es-pace public laisse place à uneappropriation collective et non exclusive,où les “lieux délaissés” ne le sont plus etfont l’objet d’une valorisation comestible »1.

C’est ainsi qu’un verger a poussé àl’école maternelle des Boutours dans laville de Rosny-sous-bois (Seine-Saint-Denis) au mois de novembre dernier : lesélèves « ont assisté à une formation théo-rique et ludique » avant de plonger lesmains dans la terre pour planter des arbresfruitiers dans leur cour de récréation. « Lelendemain matin, ils ont eu l’occasion d’yamener leurs parents et d’autres habitantspour poursuivre ce chantier ouvert au public. Cette fois, c’était eux les forma-teurs, fiers de partager leur nouveau sa-voir-faire et coacher leurs parents. Ils sontdorénavant prêts à développer de nou-veaux vergers dans leur ville. »2

Dans le cadre du projet « La Chapelle co-mestible », « Vergers urbains » enfruite cequartier populaire du XVIIe arrondissementde Paris, en intervenant notamment danscinq écoles et un collège afin de « formerles enfants au jardinage urbain et favori-ser l’implication des enfants dans l’espacepublic ».

L’objectif du collectif est d’inviter tous leshabitants à participer à la végétalisation deleur quartier. Dernier chantier en datemené avec trois jeunes en insertion : laméta morphose d’un jardin partagé au cœurd’une résidence sociale du XIIIe arrondisse-ment afin de développer la végétationcomes tible. ■

ALEXANDRA HENRY

1. Vergers urbains, quand les arbres fruitiers partent à laconquête de Paris :https ://quartiersentransition.wordpress.com/2012/05/23/vergers-urbains-quand-les-arbres-fruitiers-partent-a-la-conquete-de-paris/2. Un verger pour l’éco-école des Boutours (Rosny-sous-

Bois) :http://villecomestible.org/un-verger-pour-leco-ecole-des-boutours-rosny-sous-bois/

écologie de terrain

CE SERAIT TROP FACILE de démolir ladéclaration commune Ségolèneroyal-Najat vallaut-Belkacem surl’éducation à l’environnement, pas-sée d’ailleurs inaperçue lors de saparution le 4 février. la vacuité s’ylit à chaque paragraphe : « luttecontre le gaspillage alimentairedans les cantines » : une missionsera effectuée ; pas de pesticidesdans les écoles (on espère bien) ;le développement durable dans lesprogrammes (il y est déjà) ; « les sorties seront encouragées »(comment ? et même avec vigipi-rate ?) ; dans le Supérieur, un concours sous la direction de l’indéracinable yann arthus-Bertrand…Ce sera moins facile de travailler le couple école/écologie : on estsouvent coincés entre les naïvetésdes éco-gestes quand ils ne sontpas explicités et l’addiction de la plupart d’entre nous à nos anti-éco-gestes ; entre un sys-tème irresponsable et polluant par définition – le capitalisme –et les stratégies marchandespeintes en vert. rapprocher ces continents éloignés que sontl’écologie, l’éducation, le social –et pas seulement en France –est difficile mais des individus et des collectifs y travaillent. Noustâcherons de nous en faire l’écho

dans cette rubrique.

alexaNdra HeNry / JeaN-pierre FourNier

Sous le bitume... la terre !

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ÉColo & pHiloPRATIQUES DU QUOTIDIEN

« LAISSE LES LIVRES », disait Marc-Aurèle. « À quoifaut-il donc s’exercer ? À une seule chose :une pensée vouée à la justice et des actions

accomplies au service de la communauté. » Pas malpour un empereur romain, et c’est pour nous un rap-pel : la philo sert à vivre pour la justice, pour soi etles autres, sinon, à quoi bon1 ?

La justice ne va pas sans la justesse : cela impliquede « redonner un sens aux mots de la tribu », et ils’agit d’un travail collectif, puisque le langage estnotre premier commun. C’est Socrate qui discutedans les rues, non sans garder le dernier mot il estvrai ; c’est Montaigne qui nous désigne interlocu-teurs (et frères) à l’ouverture des Essais, nous invi-tant au dialogue, intérieur certes mais prolongéjusqu’à nous. La philo n’est donc pas du bavardage,elle refuse les complaisances sans doute inévitablesdu langage phatique et de l’entre-soi. Elle débusqueles lieux communs, interroge les postures, les mots,les concepts, en crée à l’occasion. Elle argumente,compare, cherche des exemples, retissant à chaquefois la toile des interrogations fondamentales.

Dans ce cadre de pensée en travail, jamais fini etvisant à l’exigence, est-il indispensable d’écrire ? SiPlaton pouvait avoir la coquetterie de dénoncer lesdangers de l’écrit, c’est grâce à lui que nous leconnaissons. La vigueur d’une expression, la logiqued’un enchaînement se travaillent : le succès desPensées de notre Marc-Aurèle doit beaucoup à sonstyle. Surtout, nous sommes à présent dans lemonde de l’écrit : il modèle notre structure cérébrale(en en effaçant d’autres) et quasiment toutes nosrela tions (excepté les plus tendres, il est vrai). Im-possible de le contourner.

Faut-il pour autant s’incliner devant ces milliers devolumes, leur jargon qui cache tant de choses, del’impuissance sociale à la haine meurtrière (Heideg-ger) en passant par les petits privilèges des spécia-listes installés dans la paraphrase ad vitam de leurmaître à ne pas penser ? Comment s’y retrouver,entre ce volume d’« aboli bibelot d’inanité sonore »et les audaces de pensée qui ont grâce à l’écrit tra-versé les siècles ?

Et à l’école ?Longtemps – et encore aujourd’hui – la philo a étéidentifiée à la seule dissertation en terminale, saufen Bac pro 2. Introduction, trois parties, conclusion :technique sans âme, socialement marquée qui vafaire le succès d’un texte bien rédigé et stigmatiserla maladresse de celui qui ne sait pas s’y prendre.On ne peut même pas dire que l’écrit domine (mêmesi la parole magistrale est également bien présente),

il est là à la fois le chemin et le but, la réalité et lavérité de l’exercice philosophique.

Patatras ! Des mômes de maternelle ont tout foutupar terre. Discutant de la vie et de la mort, des copains et de la justice (encore elle !), selon des pro-cédures rigoureuses, « on » a fait de la philo en ma-ternelle, en élémentaire et en collège. Pour eux,c’est une expérience importante. Une de mes élèvesde 6e, en échec, mutique ou agressive selon lesjours, dit : « Ça fait du bien d’entendre les autrespenser. » Ça n’avait pourtant pas été toujours glo-rieux, mais c’était ça qui était « passé », plus que ladiscipline que j’étais chargé d’enseigner !

L’écrit existait : pendant que les élèves échan-geaient, je prenais des notes que je distribuais ensuite aux élèves (quelle qualité d’attention durantla lecture !). C’était un troisième tour de réflexion,après la reprise « méta » qui avait lieu juste aprèsl’échange.

Les promoteurs de ces ateliers-philo insistent : cen’est pas parce qu’on ne parle pas qu’on ne parti-cipe pas : gêne, mais aussi une maturation interne,un dialogue intérieur – ce dialogue dont sont dépour-vus les criminels selon Arendt. Si la parole n’est pasobligatoire, pourquoi l’écrit le serait-il ? Il est utilepour « revenir sur », pour sédimenter peut-être, pourvaloriser aussi (« ça, c’est moi qui l’a dit »).

Une promotrice des ateliers type Lévine distribueaprès la séance de brefs extraits de grands philo-sophes sur le thème débattu. Lien avec l’écrit maislien constitué, censé. Dans des écoles du XIXe arron-dissement (ateliers type Tozzi), des élèves ont un cahier de philo : ce sont eux qui écrivent, un peu,beaucoup, pas du tout. Ces phrases, comme cellesdes comptes rendus de recherche sur des pro-blèmes ouverts en maths, sont la trace d’un chemi-nement. Personnel. Issu du collectif. Pas le résuméde l’enseignant qu’on recopie.

L’important, c’est de penserDiscuter de grands sujets comme « habitant dumonde » (Lévine) ou comme « citoyen » (Tozzi) ne sefait pas n’importe comment. Les interlocuteurs sontvariés : les copains, le prof, les auteurs, et soi-même(« soi-même comme un autre »). Les lieux aussi ; laclasse bien sûr, mais on pourrait imaginer que ça sepasse au pied des tours (clin d’œil à la Pédagogiesociale ou à ATD Quart-monde). Les outils surtout :la parole d’abord, intérieure ou adressée, l’écritquand il le faut.Quand c’est une aide, pas une obligation. Quandc’est sincère : quand c’est juste. ■

Jean-Pierre Fournier

plus loin sur le site Q2C

Pour les ateliers de type Lévine, on se reportera à l’article de Patrick Torodans le n° 38 de N’Autreécole, ainsi qu’au site del’Agsas http://agsas.fr/les-ateliers-de-reflexion-sur-la-condition-humainePour les « discussions àvisée démocratique et philo-sophique » promus par Mi-chel Tozzi, par ailleursmilitant pédagogique,http://www.philotozzi.com/À noter que contrairement àl’usage les deux écoles nes’injurient pas… et qu’ellesse situent toutes deux dansune visée émancipatrice.Signalons aussi les travauxde Brenifier http://www.pra-tiques-philosophiques.fr/Vous pouvez réagir et com-menter cet article sur le site.

www.questionsdeclasses.org

écrit et philo, mariage forcé ?

notes1. On peut trouver un peurapide l’assignation de laphilosophie à une fonctionsociale. Mais que ce soit àl’échelle collective ou indi-viduelle, on ne peut éviter le« à quoi ça sert ? ». Épicure,qui lui s’écarte de la com-munauté des hommes pourrester dans un cénacled’amis, écrit « Vaine est laparole d’un philosophe quine guérit aucune souffrancede l’homme » : le mêmesouci que les mots ne restentpas lettres mortes.2. L’introduction d’un ensei-gnement d’exploration enseconde, sans notes ni pro-grammes fixés, est uncontrepoint intéressant.

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50 N’Autre école Questions de classe(s)

BilleT : uNe ÉCole du 3ème Type

il aVaiT éTé VaguemenT QuesTion de refon-der l’école, mais jamais de refonder le systèmeéducatif. Changer (un peu) l’école sans remet-

tre en question le système éducatif dans lequel elleest incluse ainsi que les fondements, les finalités dece système. Changer la pédagogie dans le mêmesystème a montré ses difficultés et ses limites etelles (les pédagogies) ont été en grande partie vidées de leur essence par ceux-là mêmes qui s’yengageaient comme par l’administration quand ellele tolérait.

Si on cherche une des causes des causes (sanss’exonérer des autres !), il y a la conception de laconstruction des apprentissages. Parce que c’estcette conception (transmission des savoirs), encorebien peu remise en question et pour laquelle est faitle système éducatif, qui fait qu’une immense majo -rité accepte ce dernier tel il est et l’empêche d’enconcevoir un autre qui pourrait alors nécessiter levivre ensemble et sa construction, sans avoir à enimposer artificiellement un (de vivre ensemble) quipeut alors légitimement être refusé 1. Et c’est le sys-tème lui-même qui produit les dégâts sociétauxsans solutions.

S’il était enfin admis et accepté ce que disentbeaucoup, depuis Dewey aux neurobiologistes, cequi a été prouvé depuis Freinet, Montessori etbeaucoup d’autres jusqu’à une école du 3e type, unsystème éducatif radicalement différent pourraitêtre conçu avec une finalité enfin humaniste. Lesconséquences, également prouvées, ce sont d’au-tres comportements, une autre socialisation etl’école une autre construction sociale par ceux-làmêmes qui y vivent.

une autre cause des causes : les macrostructures.Elle ne concerne pas que l’école. Nous pouvonsprendre n’importe quel domaine, nous la retrou-vons dans l’agriculture, les entreprises, les villes,etc. jusqu’au nucléaire. Les causes des causes sontsemblables dans tous les domaines.

Pour l’école, une révolution ne peut avoir lieu quesi on sort enfin de notre vieille et obsolète concep-tion des apprentissages. La révolution n’est pasalors que celle des représentations, elle induit unchambardement des positions et des pouvoirs dechacun. Elle suppose l’appropriation par les enfants, les parents, la population, avec l’aide deprofessionnels, des espaces scolaires mis à leur dis-position 2.

Lorsque l’on garde le même cadre (avec ses pro-grammes, ses diplômes comme aboutissement, sescases, ses découpages…), vouloir y instaurer ouessayer d’y systématiser la coopération par exem-ple est presqu’une vue de l’esprit et parfois une es-croquerie : on peut le mettre en relation avec ladifficulté qu’ont les entreprises coopératives à vivreou, mieux, aux patrons qui font autogérer par lesouvriers… leur demande (organisez-vous, entrevous, pour que mes objectifs soient atteints !).

Pour qu’une révolution ait lieu, il faut engagerdes processus, organiser la transition, tout agricul-teur voulant faire passer son exploitation en agri-culture biologique le sait. Mais aucun agriculteurne peut s’engager dans une transformation s’il necherche… la cause des causes, comment poussentharmonieusement les plantes, ainsi que la finalitéde sa culture : bien nourrir l’humanité ! Concevoirautrement les systèmes agricoles, éducatifs et tousles autres, induirait alors des conséquences socia -les, économiques, sociétales, politiques… radicaleset une autre façon, une raison de vivre ensemble !En remontant à la cause ou aux causes des causes,on obtient un objet non idéologique acceptablemais dont la prise en compte a des conséquences…sur les idéologies ! ■

La cause des causes

S’il est une question qui estunanimement posée après cemercredi tragique du 7 janvier,c’est bien celle-ci « Que fairemaintenant ? »or, question comme réponsesse situent toutes dans le cadre éducatif existant. dans tous les domaines, il enest ainsi, on essaie de traitertous les problèmes (SdF,retraites, crises financières,chômage) dans les cadressociaux, politiques,économiques… établis. Jamaisune solution n’a été trouvée endehors de faire perdurer cescadres dont une minorité tireprofit. Serait-il inintelligent de se dire que la cause, c’est le cadre, et que la causede la cause, c’est le fondementde ce cadre ?

1. un vivre ensemble se construit toujours, mais il faut que

l’on ait des raisons et un intérêt à vivre ensemble, que l’on

profite des autres dans ce vivre ensemble, que les autres

aient besoin de nous dans ce vivre ensemble.

2.Comme la population devrait aussi s’approprier sa santé,

le partage de son travail, sa finance, son hébergement, etc.

Pour l’école, une révolution ne peut avoir lieuque si on sort enfin de notre vieille et obsolète conception des apprentissages.

Le billet de Bernard Collot

J’ai découvert « l’école du troisième type » de Bernard Collot lors de madeuxième année d’enseignement, post IUFM, en poste dans un petit villagedes montagnes pyrénéennes (Oô). J’étais très seul dans l’école de ce RPIoù j’étais l’instit à l’ancienne, à plein-temps, car toujours en représenta-tion. J’ai trouvé dans ce livre l’élan généreux qui me portait face auxélèves, le droit de « s’autoriser à », le sentiment que l’individu-enfant étaitnon sécable et que tout est apprentissage ou peut faire apprentissage.C’était un sentiment de liberté qu’il m’offrait mais aussi la joie de ne pasme sentir esseulé dans cette démarche. Il m’apportait aussi l’envie et lanécessité d’aller plus loin que le sentiment, de réfléchir sur la pratique ; ilm’ouvrait des horizons. Ce livre est un élan pour tout ceux qui ressententque l’enfant n’est pas respecté dans la pédagogie classique que l’on veutnous imposer. Merci Bernard. (Patrice)

L’école se livre : L’École du troisième type

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Dans ce bouillonnemenT poliTiQue de la findes années 1960, l’École est une question cen-trale. L’histoire scolaire fait aussi l’objet d’uneinten se réflexion (les fameux programmes Brau-del souvent réduits à la « grammaire des civilisa-tions » en 1959). Suzanne Citron soulève dans cetarticle des blocages qui sont encore aujourd’huibien présents : le corporatisme disciplinaire, lesméthodes éculées d’apprentissage (grandes dates,repères fondamentaux) et le moule rigide des pro-grammes encore pétris du paradigme nationalo-républicain. Cet article vieux de plus de quaranteans m’a paru d’une étonnante actualité. J’ai doncdécidé, un peu sur un coup de tête, d’écrire à uneliste d’amis enseignants, universitaires, profes-seurs du secondaire et du primaire que je savaisengagés – de diverses manières – sur ces ques-tions. Ce courriel « Pour l’aggiornamento del’histoire-géographie » a ensuite fait son chemin.En avril, nous ouvrions le carnet de recherche surHypothèses.org par le texte inaugural qui fixenotre feuille de route 2. Aujourd’hui, il y a plus de200 textes publiés (communiqués, textes scienti-fiques, textes d’interpellations, dossiers théma-tiques) auxquels s’ajoute une liste de discussiontrès animée regroupant près de 230 personnes.

Les objectifs sont multiples. Le premier est deprolonger notre travail déjà impulsé dans l’ou-vrage collectif La Fabrique scolaire de l’his-toire 3 en interrogeant les contenus à enseignercomme des savoirs proprement scolaires, c’est-à-dire rele vant de finalités particulières, agencéesdans un montage (une chaîne de fabrication) ar-bitré par l’Institution et non réductibles à des sa-voirs académiques. Ce faisant, il s’agit decirconscrire le champ de compétences propre desenseignants d’histoire-géographie qui travaillentsur une matiè re première spécifique et qui créentleurs propres méthodes et outils selon une lo-gique professionnelle dont ils doivent être lesseuls dépositaires. Notre propos n’est donc pascorporatiste. Il n’est pas possible de penser unediscipline et ses (re)maniements sans l’indexeraux questions de l’école en général. De fait, nousen sommes venus à travailler également des

questions transversales et à investir le champ pluslarge de la pédagogie.

Le propos politique du collectif est précisémentà cet endroit : donner l’opportunité aux ensei-gnants de se saisir de leurs outils de travail, del’interroger, de le qualifier, de manière à évitertoute possibilité de dépossession ou confiscationpar des logiques autoritaires, institutionnelles ethiérarchiques. Dans le contexte actuel de sérieuse« mise au pas » des enseignants (accumulationdes réformes, multiplication des tâches, dévalo-risation de leur travail, suppression de la forma-tion, etc.), il nous semble primordial de disposerd’un lieu d’expression et d’interpellation en deçàet complémentaire d’autres organisations (asso-ciations disciplinaires, syndicats) ; un espace deprise de parole horizontal qui devienne une plate-forme critique et un tremplin pour des proposi-tions concrètes émanant du terrain.

Au bout de quatre ans d’existence, plusieursconstats sont possibles. Le collectif s’est imposédans le champ de la réflexion critique sur l’école.Nous apparaissons comme une sorte de poil àgratter de l’institution : ni mainstream ni évita-bles. Notre caractère informel est à la fois notreforce et notre faiblesse. Il nous rend insaisissablesmais nous empêche toute possible représentati-vité. En soi, cela ne nous dérange pas vraimentcar le collectif est en perpétuelle redéfinition. Ilagrège des collègues qui ne se reconnaissent pasdans toutes nos prises de positions mais appré-cient d’avoir un lieu de réflexion qui assume, sansétat d’âme, son caractère politique. ■Le site : http://aggiornamento.hypotheses.org

Gros plan sur...

GroS plaN Sur...

le collectif aggiornamentohistoire-géographie a vu le jourle 31 décembre 2010 dans unemaisonnette de cambridge.J’étais plongée dans l’ouvrageautobiographique de suzannecitron, Mes lignes dedémarcation. suzanne est une historienne qui a consacrésa vie professionnelle à s’engagersur les problématiqueséducatives et scolaires (en 1971, elle publieL’École bloquée), et sur la question plus particulière de l’enseignement de l’histoire.Dans son autobiographie, elle évoque un article, dont je ne connaissais pas encorel’existence, intitulé :« enseignement secondaire :pour l’aggiornamento de l’histoire-géographie » paruen 1968 dans les Annales ESCet paraphé par Fernand braudelqui lui apporte tout son soutien 1.

Le collectif Aggiornamento

Couverture de The History book,manuel d’histoire marxiste publié dans les années 1970

à feuilleter sur le site de Q2C.

... ni mainstream ni évitables. Notre caractère informel est à la fois notre force et notre faiblesse. Il nous rend insaisissables mais nous empêche toute possible représentativité.

1. Annales. Économies, sociétés, civilisa-tions, 1968, n°1. pp 136-143.2. laurence de Cock, « pour un aggiorna-mento de l’enseignement de l’histoire-géo-graphie »,http://aggiornamento.hypotheses.org/253. La Fabrique scolaire de l’histoire : Illusionset désillusions du roman national, collectif,agone, 2009, 212 p., 16,30 €.

LAURENCE DE COCK,PROFESSEURE DHISTOIRE-GÉOGRAPHIEÀ NANTERRE.

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52 N’Autre école Questions de classe(s)

« nous allons DescenDRe Dans lecaniVeau pour rejoindre la masse destravailleurs et la porter à des condi-

tions de vie décentes », c’est ainsi que Big Bill(William Haywood) résume le programme desIWW au congrès fondateur de 1905 à Chicago.

« all you eye Wobbly Wobbly ? »Si les luttes sociales connaissent alors un cer-tain développement, le syndicat dominant,l’AFL1, corporatiste et réactionnaire, se détour -ne des « indésirables » : les gens de couleur oules 30 millions d’immigrés de la période 1880-1920, originaires de l’Europe de l’Est et du Sudmais aussi du Mexique, d’Afrique ou d’Asie.C’est d’ailleurs aux difficultés de prononcia-tion d’un immigrant chinois – « All you eyeWobbly Wobbly ? » pour « Are you IWW ? » –que la légende attribue l’invention du surnom« Wobblies ».

Ne maîtrisant ni la langue ni les codes cul-turels, ces nouveaux arrivants forment un pro-létariat docile, divisé, surexploité et aisémentmanipulable 2. Pour le syndicat dominant, cesont des « inorganisables », tout comme lesfemmes, les travailleurs sans qualifications ouitinérants (les hobos). Sociales, raciales,sexuelles ou de qualification, l’IWW refusetoutes les ségrégations. C’est le sens de lastructuration « industrielle » visant à regrou-per tous les exploités dans la même organisa-tion (ils fonderont les premiers syndicats« interraciaux » dans le sud profond du pays).

Pour développer la conscience de classe etl’autonomie ouvrière, il faut réussir à dépas-ser le sentiment d’infériorité quand, au paysde Rockfeller peut-être plus qu’ailleurs, l’ou-vrier est assimilé au perdant. une nécessaireémancipation intellectuelle qui expliquel’hostilité envers les partis politiques (mêmesocialistes ou plus tard communistes), leursméthodes et leur structuration pyramidale,tout comme la conviction que l’érudition etles querelles byzan tines entre « idéologues »ne sont d’aucun secours aux exploités. « Labarbe de Marx fait 40 cm de long », chan-taient-ils pour ridiculiser les controversescommunistes. Au juge qui voulait savoir siles IWW étaient socialistes, Haywood rétor-qua qu’il prônait un socialisme « revêtu deses vêtements de travail 3 ».

Les « syndicalistes en guenilles » ne négli-gent pourtant pas la réflexion. C’est souventen prison qu’ils se familiarisent avec la penséesocialiste. S’ils n’ont pas laissé d’ouvragesthéoriques, ils ont su composer, dessiner etinven ter les slogans qui touchaient les exploi-tés et ils s’enorgueillissaient de parler des dia-lectes différents mais de chanter la mêmechanson… La devise du syndicat « un coupporté contre l’un d’entre nous est un coupporté contre tous », gravée dans le préambulede la constitution des IWW, exige uneconscience et une compréhension aiguës desmécanismes de l’exploitation qu’entraventl’analphabétisme et l’intériorisation de ladomi nation.

Lutte et instruction sont indissociables : « Siles ouvriers n’ont pas une éducation généraledès le départ, l’essentiel de notre savoir indus-triel sera semé sur une terre stérile. 4 » ou en-core : « les deux jambes du mouvementsyndical sont le savoir et l’organisation. 5 »C’est pourquoi les IWW consacrent toutesleurs forces « à former et à éduquer leursmembres afin qu’ils acquièrent la puissancenécessaire, ainsi que le savoir permettant des’en servir, pour renverser le capitalisme.6 »

Éduc’action culturelleÉtrangers à tout dogmatisme, impatients d’enfinir avec l’esclavage salarié, les Wooblies res-tent un exemple unique de créativité révolu-tionnaire. Les méthodes qu’ils ont inventées –grève sur le tas, action directe non-violentepour défendre la liberté d’expression, etc. – ontrésonné au cœur des mines, sur les docks et lelong des routes que sillonnaient les hobos.

Pour s’adresser à un prolétariat largementnon anglophone, l’IWW édite des brochureset des journaux dans différentes langues (es-pagnol, polonais, français, japonais, etc.),ouvre des écoles et des bibliothèques syndi-cales. Mais la panoplie classique de l’agit-propne suffisait pas. Les Wobblies ont cherché et,du fait même de leur composition, adopté unepédagogie qui leur soit propre et cohérenteavec le quotidien et les espoirs des dominés.Ils se sont inspirés – pour la subvertir – de laculture populaire, mobilisant toutes les formesd’arts (romans, théâtre, sketches, chansons,dessins), y insufflant solidarité et humour.

À l’école des IWW

l’ÉCole deS BarriCadeS

orGaNiSaTioN, ÉduCaTioN, ÉmaNCipaTioN :trois mots affichés en une de leursjournaux par les Wobblies, les syndicalistes révolutionnairesdes États-unis.Fondés en 1905, les iWW (industrialWorkers of the World) ont relevéle défi d’un syndicalisme ouvert aux immigrés, aux femmes et à tousles exploités et laissés-pour-comptede la société et du syndicalismeintégré. résolus à abattre le salariatet l’État, convaincus que « la structure d’une nouvellesociété » se forme « dans la coquillede l’ancienne », ils furent, pendantprès de trois décennies, en butte à toutes les répressions.et, depuis, le syndicalisme n’aprobablement jamais été aussipoétique, éducatif et subversif…

ENSEIGNEMENTS D’uN SYNDICAT DE COMBAT

GRÉGORY CHAMBAT,ENSEIGNANT, CNT ÉDUCATIONET COLLECTIF Q2C.

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C’est au cœur de l’action que s’est construitecette contre-culture de résistance maniant l’artet la dérision comme le sabotage. Pièces dethéâtres inspirées des grèves, rassemblementstransformés en fêtes ou en démonstrationsvisuel lement spectaculaires : l’émancipationpolitique s’est accompagnée d’une autonomieculturelle. Impusant les conflits sociaux lesplus marquants de la période, aux États-uniset au-delà – la radicalité des IWW ne peut secomprendre sans se référer à cet incessant tra-vail subversif d’agitation culturelle.

Aux austères réunions, le « syndicat chan-tant » a préféré les veillées des hobos seregrou pant en lisière des villes pour discuter etsurtout chanter. Des centaines de textes sontcomposées et certains regroupés dans le fameux Little Red Song Book. Ils ont propagé,à travers leurs chansons et leurs caricatures, lesprincipes d’une révolution sociale et culturelle,transformant leurs campements, les « jun-gles », festives et rebelles, en Bourses du travailà ciel ouvert. Aux conférences rigides et guin-dées, les Wobblies ont opposé les interventionsde rue, juchés sur des caisses en bois. Haran-guant la foule, parfois à la manière de saltim-banques, ils interpellaient, dénonçaient ettournaient en dérision policiers et patrons. Loind’être des anti-intellectuels, ils redoutaientd’être dépossédés de leur lutte et entendaientdépasser les clivages manuels / intellectuelsmais aussi artistes / consommateurs. Les efforts déployés par le système pour perfec-tionner et « rentabiliser » le rôle intégrateur etanesthésiant d’une certaine culture de masse

doit peut-être aussi à la peur suscitée chez lesdominants par les IWW. Jamais, probable-ment, le syndicalisme n’a été aussi poétique,éducatif et subversif. La conviction, la résolu-tion, la force du nombre et leur capacité àaigui ser les contradictions du système aurontraison de biens des ennemis.

ils ont continué à chanter…Plusieurs Wooblies payeront ce succès de leurvie comme Joe Hill, le parolier le plus célèbredu mouvement, exécuté en 1915 après un pro-cès truqué. L’entrée en guerre des États-unis,en 1916, permet aux autorités de déclencher unerépression féroce. Arrestations massives, assas-sinats par la police mais aussi lynchages cou-verts par les autorités, tout est bon pour détruireles IWW. Si l’organisation a survécu jusqu’à aujourd’hui, elle n’a jamais retrouvé sa forced’avant-guerre. L’héritage est cependant consé-quent. Les IWW, du fait même de leur créativitéet de la dimension culturelle de leur combat, ontsurvécu à travers les mouvements sociaux quiont pris la relève, de la lutte pour les droits civi -ques au mouvement des Black Panthers dont lesymbole félin serait inspiré du chat des Wob-blies, des Diggers californiens jusqu’auxgroupes écologistes radicaux. Tous ont repris enchœur les chants des hobos, popularisés mon-dialement par les Protest singers (Woody Gu-thrie, Pete Seeger ou le jeune Bob Dylan), tousse sont approprié leurs caricatures, ont adoptéun mode d’expression imagé et humoristiquepropre au mouvement social états-unien. Lessyndicalistes chantants continuent de faireenten dre leurs voix rebelles 7. ■

et aussi sur le site

À écouter : des enregistrements et des vidéos des fameuses IWW songs.À voir : un diaporama des illustrations– célèbres ou méconnus – des IWW.À lire : une sélection de liens vers destextes et des sites présentant l’histoire etl’actualité des IWW et une bibliographieenrichie.

www.questionsdeclasses.org

[...] Les syndicats corporatifs nourrissentun état de choses qui permet de monterles travailleurs les uns contre les autresdans une même usine, amenant par làune défaite après l’autre dans la guerresalariale. Les syndicats corporatifscontribuent en plus à tromper les ouvriers en les laissant croire à unecommunauté d’intérêts avec la classepatronale.Ces conditions ne peuvent être chan-

gées et l’intérêt de la classe ouvrière

ne peut être défendu que par une orga-nisation formée de telle façon que dansl’ensemble d’une industrie, ou danstoutes les industries si nécessaire, letravail cesse à partir du moment où unegrève ou un lockout est en court dansune de ses parties, parce qu’un tort faitaux uns est un tort fait à tous.

Plutôt que la devise conservatrice “Un bon salaire pour une bonne journéede travail”, inscrivons sur nos éten-

dards le mot d’ordre révolutionnaire :“Abolition du salariat”.La mission historique de la classe ou-

vrière est la suppression du capitalisme.Le prolétariat doit s’organiser, non seu-lement pour mener les luttes quoti-diennes contre le capitalisme, maisaussi pour continuer la production quandle capitalisme sera renversé. En nous or-ganisant dans l’industrie nous formons lastructure d’une nouvelle société dans lacoquille de l’ancienne. [...] »

Préambule à la Constitution des Industrial Workers of the World, modifié à la IVe convention, Chicago, 1908.

mÉmoireS

DOCUMENT « LA CLASSE OUVRIÈRE ET LA CLASSE PATRONALE N’ONT RIEN EN COMMUN.

Aucune paix ne sera possible tant que la faim et la misère accableront des millions de travailleurs ; tant que quelques-uns, la classe des patrons, s’approprieront toutes les bonnes choses de la vie.Entre ces deux classes, la lutte doit se poursuivre jusqu’à ce que les ouvriers du monde entier s’organisent en tant que classe, prennent possession de la terre, de l’appareil de production et abolissent le salariat.

SOCIALES& PÉDAGOGIQUES

Notes1. AFL : American Federation of Labor.2. Howard Zinn, dans son Histoire populaire desÉtats-Unis (Agone, 2003), explique très biencomment la minorité dominante blanche ali-menta ces divisions entre exploités pour semaintenir au pouvoir.3. Cité par Larry Portis, Le Syndicalisme révolu-tionnaire aux États-Unis, Spartacus, 2003, p. 87.4. Brochure publiée en français à Chicago, citéepar Patrick Renshaw, The Wobblies, Eyre etSpottiswode, 1967, p. 286.5. Les Partis politiques et les IWW, brochure deVincent St. John, 1910.6. Ibidem.7. Il existe toujours quelques sections IWW auxÉtats-Unis et dans différents pays.

BibliographieL’étroitesse du corpus disponible en français surles IWW est heureusement compensée par la richesse et la qualité des ouvrages. On retiendra : – KORNBLUH Joyce, Wobblies & Hobos : les Indus-trial Workers of the World, agitateurs itinérantsaux États-Unis, 1905-1919, contient un CD dechansons inédites, traduit de l’anglais par JuliusVan Daal, L’Insomniaque, 2012. – PORTIS Larry, IWW, le syndicalisme révolution-naire aux États-Unis, éditions Spartacus,2003, 174 pages. – ROSEMONT Franklin, Joe Hill – Les IWW et lacréation d’une contre-culture ouvrière révolu-tionnaire, Éditions CNT-RP, 2008.

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problèmes de comportement à l'école : Comprendrepour agir, m. Chevallier, K. Gagbé, o. Freymond, T. lenfant, Chronique So-ciale, (pédagogie - Forma-tion), 2013, 206 p., 15,90 €.

Sur le terrain

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CET OUVRAGE RASSEMBLE DES INTERVENTIONS de cespécialiste québécois des sciences de l’éduca-tion, interventions variées quant à leurs publicset à leurs sujets. il a le mérite, pour nous, d’évo-quer des thèmes qui nous intéressent avec uneréférence nationale différente – le Québec 1. l’in-térêt est redoublé quand on sait que ce pays estconnu comme étant, parmi les pays franco-phones, plus ouvert à la réflexion pédagogiqueque la France (il est vrai que c’est également lecas pour la Suisse et la Belgique – le plus groset le plus prétentieux de la bande n’est pas for-cément le plus intelligent).une troisième raison, qui justifie sa présencedans ces colonnes, est son parti pris en faveurd’une pédagogie émancipatrice. il s’en explique :le rêve de « transformer sa condition sociale »par l’école, fut-il réalisable par une pédagogiede la compensation qui s’en donnerait lesmoyens, est impossible car « c’est d’abord etavant tout affaire de postes disponibles dans ladivision du travail ». plutôt que d’encourager cesillusions, il faut, selon l’auteur, travailler à une« pédagogie de la conscientisation » sur lestraces d’un paulo Freire ou d’auteurs nord-amé-ricains de la «  pédagogie critique  » (Giroux,Kosol, mac laren) (p. 25 et 169-170). et déjà, entout cas, ne pas négliger les sciences sociales,sans lesquelles l’enseignant est comme perduface aux difficultés de ses élèves – et dessiennes. à partir de cet horizon émancipateur, sympa-thique mais qui reste très global, a. Baby s’at-taque à des points saillants du systèmequébécois. on relèvera notamment une critiquede l’approche par compétences, critique intéres-

sante dans la mesure où elle ne se fonde par surdes positions conservatrices : en l’état, cette ap-proche par compétences est pour lui trop pres-criptive, difficile à mettre en place, et elle risqued’être « le cheval de Troie de l’entreprise privéedans l’école » dans la mesure où elle assujetti-rait celle-ci à un « paradigme utilitariste ». et s’ilne rejette pas complètement l’idée, il appelle àla vigilance, de même que vis-à-vis des autresdogmes imposés par le Québec à ses écoles :rapprochement école / entreprise, le sociocons-tructivisme dont il n’est pas un adversaire maisqui pour lui doit n’être qu’un outil parmi d’autres,innovation « dictée » au lieu d’ouvrir la possibi-lité aux équipes d’avoir une marge spécifique detravail qui ne donne pas lieu à un contrôle tatil -lon mais à une confiance donnée sur plusieursannées (p. 147 et suivantes).Ce parcours, très lisible du fait du style enjouéet imagé de l’auteur, surprend parfois : ennemide la prescription autoritaire de l’État, il verraitvolontiers l’école contrôler l’éducation fami-liale ! (p. 256). il déçoit un peu quand il reste général, commenous le signalions plus haut, mais aussi quandil énonce l’idée intéressante d’encourager une« culture populaire de la culture » (p. 141), hélassans nous en indiquer les voies et les moyens.malgré tout, c’est un livre qui n’a pas seulementle mérite de nous dépayser de notre minusculebout de planète. C’est le reflet du parcours detoute une vie, de quelqu’un qui a essayé, commenous essayons modestement de le faire dans lecadre de cette revue – et sans doute avec descontradictions et des apories dont nous nesommes pas conscients –, de conjuguer hori-zon émancipateur et interrogation sur les ten-dances et les choix éducatifs tels qu’ils seposent. de ne pas en rester à la dénonciation,sans s’en priver toutefois : le « démontage » desprétentions de l’école privée (p. 202 et suiv.) estun régal ! de poser des questions, de les articu-ler précisément : comment motiver des jeunesdont il pense que l’indécision n’a pas que demauvaises raisons, dans des temps incertainssoumis aux fluctuations de « la mondialisationdes riches ». ■ (Jean-pierre Fournier)

1. il est très différent du contexte français (cursus, choixpédagogiques) mais quelques clics direction Wikipédiapermettent de déchiffrer sigles et réalités.

LES PROBLÈMES DE COMPORTEMENT mettent à malnombre d’enseignants dans leurs pratiques, lesquestionnent sur la position à tenir entre dou-ceur, compassion, rejet et rapport de forces. prisen étau entre la souffrance de leur élève expri-mée bruyamment et la gestion du groupeclasse, les enseignants sont mis en difficultépar ces élèves pas ordinaires qui bousculentl’ordre établi. après une première partie quipose un cadre théorique rapide, le juste néces-saire pour comprendre les problèmes de com-portement sous différents angles (historique,pédagogique, sociologique, psychologique), onentre rapidement dans le vif du sujet : quefaire ? des propositions concrètes qui répon-dent directement aux attentes des enseignants(plutôt du premier degré). les fameuses « re-cettes » tant espérées ! elles sont détaillées enfonction de situations particulières d’enfants :comment analyser les besoins, mettre en placedes projets avec des conseils avisés (place dela sanction, le renforcement positif, utilisationd’outils, telles les tablettes numériques…). despropositions d’activités qui s’étendent égale-ment à la gestion du groupe classe : celles-civisant à développer l’écoute, l’attention, la coo-pération. un bonus original qui élargit le cadred’horizon : des témoignages de jeunes qui ontrencontré des problèmes de comportement, quinous livrent leurs ressentis. ■ (isabelle rillet)

Vu d’ailleurs

Qui a eu cette idée folle ?

Qui a eu cette idée folle ? essai sur l’éducation scolaire, antoine Baby, presses de l’université du Qué-bec (éducation), 2013, 303 p., 26 €.

Pédagogie

La pédagogie

traditionnelle,

une histoire de la pédagogie,

Jean Houssaye, Fabert

(pédagogues du monde

entier), 2013, 373 p., 28 €.

ÉColeeN praTiQueS pÉdaGoGie

CELLES ET CEUX QUE LA PÉDAGOGIE intéresse ontobligatoirement croisé sur leur route JeanHoussaye et ses travaux sur les pédagogues.pour exposer le projet de ce nouvel ouvrage, ilpart de son vécu : « pendant plus de quaranteannées de vie professionnelle, j’ai toujourscombattu la pédagogie traditionnelle. Je l’aicombattue dans mes actes. Je l’ai combattuedans mes écrits. J’ai sans cesse pensé qu’elle

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LE TRAVAIL DE MAUD MANNONI et lapensée subversive qui animaitson combat contre la ségrégation,l’exclusion et l’aliénation institu-tionnelle ont marqué toute unegénération de praticiens de par lemonde.en cette époque de médicalisa-tion et de normalisation, en cetteépoque de comportementalisme,de chimie et de neuroscience, cepetit livre salutaire nous rappellequ’une approche radicalement dif-férente de l’autisme et de la psy-chose chez les jeunes adultes aexisté et existe encore. par petitschapitres bien structurés, et pour-vus d’exemples ou de dessins,l’auteur nous présente les pointsclés de l’école de Bonneuil crééepar maud mannoni en 1969, dontla notion d’institution éclatée. ilnous décrit comment fut inventéeune institution qui ne soit ni tota-litaire, ni idéale, mais structuranteet à la trame solide où inscrirel’histoire du sujet ; une institutionpourtant forte qui ne nie pas le besoin de cadre sans pour autant

figer le sujet dans son statut demalade et même insère un espaceentre le symptôme et l’individuafin d’ouvrir au statut de sujetdési rant. il présente la positionthéorique qui marie le jeu de Win-nicott, la psychanalyse freudienneet l’école de Freinet ; la symboli-sation via des médias imaginairesoù la parole advient de surcroît ;la question scolaireet le travail avec les parents sur laséparation ; la position vis-à-visde l’antipsychiatrie.la tendance actuelle est de « don-ner » le statut d’handicapé rapide-ment, de classer ces lieux enhôpitaux et de noyer sous un dis-cours technique l’importance dusujet, de sa parole et de son his-toire. Ce livre témoigne et deman -de de l’aide. il conclut sur lesmenaces administratives qui pèsent sur les centres de Bon-neuil et Guénouvry, et sur l’asso-ciation qui les gèrent. un livre clairqui parle d’espoirs et d’humanité.à lire. ■ (olivier ramare)

LAURENT OTT, dans ce recueil de réflexions aujour le jour (à la semaine la semaine), tâche dedonner du sens aux démarches simples et com-plexes du travail éducatif de rue (et de champ,puisque le jardinage occupe une large part dansles activités d’Intermèdes-Robinson) mené parune association qui s’adresse hors les murs del’école aux enfants dès leur plus jeune âge. Ils’agit des enfants de la précarité, de ces gossesde banlieue frappés comme leurs familles parces misères si peu dites, qui viennent redoublerles misères matérielles : mésestime de soi,

solitude et enfermement. La pédagogie socialede l’association joue sur le libre accès, la visibi-lité, la régularité pour mener des activités quipermettent la rencontre, le don et ce fameux« vivre-ensemble » qui devient ici autre chosequ’une hypocrisie officielle : il s’agit que lesinté ressés croient de nouveau à ce qu’ils font,que peu à peu la vraie sécurité, celle qui vientde relations vraies avec les autres, marque despoints sur la peur et les sirènes sécuritaires quil’accompagnent. Les formules heureuses par-sèment ces chroniques, avec de belles cita-

tions, de René Char à Vaneigem en passant parPaulo Freire ou Freinet, les grands inspirateurs.Il ne s’agit pas dans ce cas d’un décor littéraire,mais, pour l’auteur, de s’appuyer sur les pen-seurs vivants (fussent-ils disparus) pour penserl’action d’aujourd’hui dans ce domaine d’actionsociale peu connu – et pas si fréquemment pra-tiqué non plus.La lisibilité de ces textes courts, illustrés de pho-tos, n’empêche pas qu’il faut le temps d’un« arrêt sur texte » ; on ne peut pas en lire trop àla suite. Il serait aisé d’en conclure que c’est àdéguster à petites gorgées : ce serait tomberdans une facilité stylistique que Laurent Ott, poursa part, s’interdit, ce serait surtout négliger l’es-sentiel : c’est plutôt que, si l’on est impliqué dansdes activités différentes et parallèles sur le planpédagogique ou social, il faut prendre le tempsde lire cet ouvrage au titre un peu plat mais auriche contenu. L’auteur écrit : « Nous n’avons pasbesoin d’utopies, nous avons besoin de vraislieux, en commun ». Ce livre en est un. (J.-P. F.)

Travail social, les raisons d’agir, Laurent OttÉres̀, 2013, 256 p., 20 €.

GROS PLAN : De tels ouvrages sont rares : les praticiens engagés dans desdémarches profondément innovatrices écrivent peu, et pas seulement parmanque de temps ; les universitaires écrivent beaucoup par contre, maisen apesanteur : sans se confronter au vécu qui passe nécessairement parsoi – et ce n’est pas toujours facile – , sans la responsabilité qui va avec ;du coup, ils négligent la vraie innovation, celle qui existe sans forcémentbraquer les projecteurs sur elle.

les Cahiers pédagogiques, n° 513,mai 2014, 8,50 € : «  Quelle éducationlaïque à la morale ? »un dossier, deux attitudes : pour résu-mer la première, qui est une (op)-positionde principe, on peut reprendre le mot deFreinet «  la morale ne s’enseigne pas,elle se vit » (un article reprend par exem-ple le propos récent de ruwen ogien surune autre veine critique) ; la seconde atti -tude, plus pragmatique, est de faire parexemple des thématiques morales lesujet des ateliers philo version « débatsà visée démocratique philosophique » demichel Tozzi. des textes sur le site desCahiers complètent le dossier papier.voir également : n° 514, juin 2014 : « en-seignant, un métier qui bouge ».

dialogue, n° 151, janv. 2014, 7 € :« réussite éducative, réussite scolaire ».Ce numéro de la revue du GFeN méritequ’on y revienne quelques mois après saparution. il traite soit de façon généralesoit à partir d’expériences (ivry, Greno-ble, etc.) la question du lien entre activi-tés scolaires et périscolaires, notammentà partir de la réforme des rythmes (no-tamment p. 41, rencontre avec d. Frandjiet r. morel). S’y ajoutent des réflexionsde fond (J. Bernardin, J-y. rochex,v. miossec). la question de la réussiteéducative au sens de la politique de laville est également abordée.voir également : n° 152, « enseignementsecondaire, enjeux et pratiques  »,avril 2014, 7 €. ■ (Jean-pierre Fournier)

livreS&revues

Laurent Ott, Travail social, les raisons d’agir

Q2C c’est aussi un blog lecture : www.questionsdeclasses/lectures

En revuesétait tout à fait reconnaissable et émi-nemment présente. pourtant certains necessaient, de leur côté, de clamer soninexistence, tandis que d’autres affir-maient qu’elle était indéfinissable. lapédagogie traditionnelle n’existeraitpas ? N’existerait plus ? N’aurait pas deconsistance ? N’aurait plus de consis-tance ? il est, pour ma part, plus quetemps d’affronter ces questions… »à le lire, la question sonne en effetcomme une évidence : tant de textesécrits sur les pédagogies alternatives –pour les défendre ou les dénigrer – et sipeu sur ce qui constitue toujours lesocle des pratiques scolaires, singuliè-rement en France. définir ce qu’est lapéda gogie traditionnelle est un premierdéfi, puisqu’elle-même ne saurait seprésenter comme telle. il faut, en suivantJean Houssaye, remonter le temps,d’aujourd’hui à hier, étape par étape,dans un compte à rebours qui éclaire lapermanence de ces pratiques et surtoutleur incroyable plasticité. Face aux suc-cessifs coups de boutoirs – l’approchepar compétences, la pédagogie différen-ciée, les activités d’éveil, etc. – la péda-gogie traditionnelle a su non seulementse maintenir mais aussi s’adapter et,sans se renier, digérer et détourner àson profit les innovations qui luiétaient – à juste titre, l’ouvrage s’y at-tarde longuement – opposées.Sa force réside probablement beaucoupmoins dans son efficacité que dans sapérennité et l’inertie d’un système etd’une instution, pour la plus grande joiedes traditionalistes, notre plus grandetristesse et, peut-être, le plus grand mal-heur des élèves. ■ (Grégory Chambat)

Maud Mannoni :une autre pra-tique institution-nelle, RomualdAvet, Champs Social, 2014, 12 €.

Retour sur...

Sans oubliersur le blog « luttes-et-ratures »

Le site Q2C a lancé un blogde lectures où vousretrouverez régulièrementmises à jour nos différenteschroniques de livres et derevues :www.questionsdeclasses.org/luttes-et-ratures

Q2C c’est aussi un blog lecture : www.questionsdeclasses/luttes-et-ratures

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Page 56: Questions de classes/N'Autre école

Clichés de famille,oser (re)parler politique à table, philippe lamberts,Couleur livre, 2013, 110 p., 11 €.

Sur le terrain

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inventer une lecture sociale et politique de notresociété, tel est le défi relevé par cet ouvrage enréponse à l’arrêté municipal n° 2013/147 signédu maire de ris-orangis, mettant en demeureles habitants d’un bidonville de quitter les lieux.à l’initiative du pôle d’exploration des res-sources urbaines (perou), 33 contributrices etcontributeurs ont été sollicités pour proposerleur lecture de cet arrêté – à la fois « illisible »

du fait de son jargon et de sa rhétorique admi-nistrative (les « Considérant » auquel l’ouvrageemprunte son titre) – et d’une lisibilité froide etterrible pour qui va au-delà des mots. ils et ellessont architectes, philosophes, artis tes, écrivains,paysagistes, géographes, poètes, photographes,traducteurs, enseignants, metteurs enscène, etc. ils nous proposent de « lire » pour devrai ce texte : le « traduire », le décortiquer, le dé-construire, le triturer, le « mathématiser », le ma-quetter, le caviarder, le dynamiter, le ridiculiser, lemanipuler, lui redonner son sens inhumain… etle dénoncer avec rage, colère ou humour.C’est donc un livre rare et puissant qui permet-tra de prolonger le dossier de notre numéro enproposant une des pistes possibles d’une véri-table lecture collective et révolutionnaire pourréenchanter le monde, en le lisant, en l’écrivant,en le combattant. (G. C.)

l’expérience est prolongée par un film réalisépar Sébastien Thierry disponible surwww.perou-considerant.org

PAUL MATTICK (1904-1981), théoricien du commu-nisme des conseils et économiste marxisteanti-keynésien, a connu la misère des prolé-taires, – gamin des rues, il volait pour se nour-rir –, et a milité dans l’organisation de jeunessespartakiste dès l’âge de 14 ans dans l’alle-magne révolutionnaire de 1918. apprenti puisouvrier syndiqué et politisé, il raconte ici sonparcours d’agitateur, entre action directe etrépres sion, illégalisme et clandestinité : arrêtéà plusieurs reprises, il manque d’être exécutédeux fois.en 1926, il décide d’émigrer aux États-unis àChicago puis New-york, milite aux iWW, orga-nise des comités de chômeurs où se mêlenthobos, syndicalistes et révolutionnaires, estmembre de groupes communistes, écrit desbrochures, participe à des journaux… le texte est issu d’entretiens réalisés dans lesannées 1970. (FS)

La révolution fut une belle aventure : des rues de Berlinen révolte aux mouvements radicaux américains (1918-1934), paul mattick, trad. de l’allemand par laure Batieret marc Geoffroy, préface de Gary roth, notes deCharles reeve, postface de laure Batier et Charlesreeve, l’échappée, 2013, 189 p., 17 €.

Comprendre pour combattre

Considérant...... qu’il est plausible que detels événements puissentà nouveau survenir :sur l’art municipal de détruire un bidonville,textes réunis et présentéspar Sébastien Thiéry, post-éditions, 2014, 318 p., 17 €.

Révolution

la révolution fut une belleaventure : des rues de Berlin en révolte auxmouvements radicauxaméricains (1918-1934),paul mattick, l'échappée2013, 189 p., 17 €.

HiSToireSoCiÉTÉ revueS

QUI NE CONNAÎT PAS LES FINS DE REPASde famille qui

tournent au vinaigre entre le fromage et le des-

sert, obligé de se défendre face au beau-frère

facho et au tonton poujadiste ? voilà un petit

livre bien utile qui à travers sept thèmes récur-

rents des discussions familiales (la dette, le

coût du travail, les impôts, les fonctionnaires,

l'environnement, le bio, la croissance) offre le

matériel dialectique pour gentiment raisonner

les délires réacs de votre famille. après avoir

développé les arguments et donné des exem-

pédagogie de terrain et sociologie émancipatrice« Contre l’ordre établi du savoir, ma préférenceva aux enseignements qui permettent de voir etsentir qu’on a affaire à un champ de batailles oùil faut prendre parti et s’engager. » Trois annéesde suite, Nicolas Jounin a initié ses étudiants del’université de Saint-denis aux enjeux de l’en-quête sociologique en se rendant sur le « ter-rain » dans le très bourgeois viiie ar ron dissementde paris. « objectif : prendre à contre-sens lavoie ordinaire de la curiosité institutionnelle.des grandes “enquêtes sociales” du xixe sièclejusqu’à aujourd’hui, il n’y a pas plus enquêté queles pauvres. […] les rares recherches sur les

riches, l’élite, la bourgeoisie, sont le fait de cher-cheurs confirmés et appointés. […] l’enquête ausens large est un outil trop important de la dé-mocratie pour ne s’intéresser qu’à la conditiondes opprimés, et pour n’être réalisée que parcertains individus privilégiés. »

au fil des pages de ce livre qui se lit comme unroman, nous suivons le cheminement d’appren-tis sociologues issus majoritairement de quar-tiers populaires qui sondent le « gouffre social »les séparant des riches quartiers de la capitale,hauts lieux de la domination économique, poli-tique et symbolique : comptes rendus d’obser-vations, construction de statistiques, enquêtespar questionnaires. et à chaque étape, la néces-saire exigence méthodologique de mise à dis-tance des jugements personnels (pas si facilelorsque l’on perçoit, comme José et rokia que« notre argent n’était pas assez riche » pour leserveur de la terrasse où l’on a pris un café).Cette aventure pédagogique et sociologique apermis aux étudiants de devenir eux-mêmesproducteurs de savoir, subvertissant à cetteocca sion les habituelles hiérarchies culturelleset sociales. Si un jour nous étions égaux, « n’im-porte qui pourra étudier n’importe qui » : c’estbien tout l’enjeu de ce « voyage de classes ».(alexandra Henry)

voyage de classes.des étudiants de Seine-Saint-denis enquêtentdans les beaux quartiers,Nicolas Jounin, la décou-verte (Cahiers libres), 2014,248 p., 16 €.

Ils forment la jeunesse...

Page 57: Questions de classes/N'Autre école

l’armée avant de développer sa cri-tique de l’intérieur de la recherche encherchant à créer une «  n’autrescience ». (Fa)

Guerre nucléaire et catastropheécologique, Noam Chomsky, entre-tiens avec laray polk, agone (Contre-feux), 2014, 192 p., 15 €.

les grandes manœuvres (avec allers-retours) de la géopolitique améri-caine, aux confluents des intérêts del’armée et des grands groupes indus-triels : des informations précises, desrappels historiques utiles (assezcroustillants sur le nucléaire iranien,très encouragé par les États-unis audébut). autrement dit, des exemplesprécis de l’irresponsabilité totale desdirigeants vis-à-vis de toute notreespè ce (et des autres par la mêmeoccasion). pas franchement réjouis-sant, mais utile à savoir. (J.-p. F.)

(études supérieures) pour jeunes fillesnoires d’atlanta. il devient une figure na-tionale de la désobéissance civile et dumouvement des droits civiques. ren-voyé du collège alors qu’il est titulaire,le voilà, en 1964, professeur à l’univer-sité de Boston avec laquelle il sera enconflit pendant toute sa carrière : mou-vements civiques et étudiants, syndica-lisme, lutte contre la guerre du vietnam,puis contre celle en irak.

un film documentaire ambitieux – Ho-ward Zinn, une histoire populaire amé-ricaine –, est également en cours deréalisation au sein de la coopérativeaudio visuelle les mutins de pangée.réalisé par olivier azam et daniel mer-met, qui ont longuement rencontré Zinnavant sa mort en 2010, il a l’ambition derestituer l’histoire de « ceux qui ne par-lent pas […], les esclaves, les indiens,les déserteurs, les ouvrières du textile,les syndicalistes et tous les inaperçusen lutte pour briser leurs chaînes. » lefilm déjà bien avancé reste en souscrip-tion sur le site www.lesmutins.org. (FS)

Réfractions 32, printemps 2014,15 €, «Entre techno et éco, quellelogique pour l'avenir ? »

Des interrogations sérieusementposées sur la technique, « ni sacra-lisée ni démonisée » le dit une au-teure, et la place qu'elle pourraitavoir dans une autre société ; uneinterview d'Alain Bihr qui met enlien les différentes crises actuel -les ; un article qui « voit l'avenir ennoir » – mais ce n'est pas à causedu drapeau – et imagine quandmême des scénarios alternatifs. Unnuméro réussi de cette revue de« recherches et expressions anar-chistes ».

Ni patrie ni frontières, n° 42-43,juin 2014, 10 €.

Sous le titre « Nos tares poli-tiques », Yves Coleman poursuit desa verve tout ce que des intellec-tuels « radicaux » et des organisa-tions allant de la « gauche de lagauche » à l’ultra-gauche abritentde peu recommandable : complo-tisme, complaisances vis-à-vis desnationalismes, antisémitisme…L’animateur de la revue reproduitici des textes peu connus car parusdans des publications militantes àdiffusion restreinte. Il est toujourssalutaire de rappeler que « notreidentité, c’est l’humanité ».

... et aussisur le blog Q2C

À découvrir sur le blog lecture de Q2C nosrecensions régulièrement mises à jour....

www.questionsdeclasses.org/luttes-et-ratures

Professeur d’histoire à Paris-Nanterre, Pierre Cabanes sepropose de passer au crible des connaissances histo-riques actuelles quelques clichés sur l’Antiquité, héritésde citations partisanes passées à la postérité ou d’uneétude scolaire bien trop parcellaire de ces civilisationspour ne pas tomber dans la caricature. Si on reste dansun ton très académique par rapport à ce que FrançoisReynaert avait pu produire en 2010 avec Nos ancêtres les

Gaulois et autres fadaises, Pierre Cabanes couvre en vingt et un pointstoutes les grandes civilisations de l’Antiquité. Dans un style érudit maisaccessible à tous, on comprend par exemple pourquoi la Mésopotamien’est pas le « Paradis terrestre » décrit par la Genèse mais bien le lieu ras-semblant les conditions d’apparition de l’écriture ou à quel point la civili-sation romaine doit être considérée comme une suite de la Grèce Antique.On notera aussi le chapitre sur Vercingétorix et l’unité gauloisequi décons-truit habilement les théories des partisans encore nombreux d’une Francehéritière des Gaulois… (AP)Idées reçues sur l’Antiquité : de la Mésopotamie à l’Empire romain, Pierre Cabanes,Le cavalier bleu (Idées reçues), 2014, 220 p., 20 €.

livreS&revues

Revues

Écologie

À gauche

Howard Zinn :

une vie à gauche,

martin duber-

man, Thomas

déri (trad.), lux

2013, 392 p., 24 €.

ples et des chiffres concrets, chaque

chapitre se termine avec un plan en

cinq actes pour remporter la partie.

Bien pensé ! un petit bémol toutefois,

philippe lamberts est député euro-

péen belge écolo et le discours est par-

fois très institutionnel... Sinon le livre

s'appuie sur les chiffres et les fonction-

nements belges et il est assez intéres-

sant de voir que tout cela est assez

semblable à la situation française et

que les argumentaires sont valables

des deux côtés de la frontière. (ap)

Q2C c’est aussi un blog lecture : www.questionsdeclasses/luttes-et-ratures

CETTE BIOGRAPHIE TRÈS FOUILLÉE de Zinnraconte à travers l’histoire singulièred’un homme, l’histoire de la gauche ra-dicale états-unienne. mondialementconnu pour son Histoire populaire desÉtats-Unis : de 1492 à nos jours,agone, 2002 [1980], véritable « contre-histoire » sur les mythes américains, ils’engage comme bombardier pendantla Seconde guerre mondiale pourcombattre le fascisme et revient paci-fiste. après guerre, ouvrier métallo,étudiant, puis docteur en histoire, ilobtient un poste dans un collège

taire (les deux faces d’une mêmepièce) d’un point de vue philoso-phique, psychologique et anthropo-logique. il essaie donc à cetteoccasion de poursuivre le travail deGunther anders (voir sur le site deN’autre école L’obsolescence del’homme). il inscrit sa critique dansun point de vue anti-capitaliste, anti-étatique et contre le techno-scien-tisme et finit l’ouvrage par un appel à« militer pour la vie. » (Fa)

Survivre et vivre, Critique de lascience, naissance de l’écologie,Coordonné par Céline pessis,l’échappée (Frankenstein), 2014,480 p., 25 €.

Ce livre est une anthologie de textesparus dans la revue du même nom.Cette revue éditée au début des années 1970 fut parmi les premièresà traiter d’écologie politique. lestextes choisis sont précédés d’unepremière partie qui présente la revue,les groupes qui l’éditaient et les meten perspective avec le contexte his-torique. ils sont suivis par un ensem-ble de textes cherchant à prolongerla réflexion dans les années qui ontsuivi. leur lecture dépasse largementl’intérêt historique car ces textes sontétonnants d’actualité plus de qua-rante ans après. ils présentent desgrandes questions sur l’écologie qu’ilnous reste à trancher, voir à redécou-vrir. le mouvement est né au sein dela recherche scientifique autour dumathématicien alexandre Grothen-dieck (mort en 2014) et a d’abord cri-tiqué les liens entre la science et

la Condition nucléaire, réflexionssur la situation atomique de l’huma-nité, Jean-Jacques delfour, l’échappée(pour en finir avec), 2014, 290 p., 15 €.

Cet essai traite, comme son nom l’in-dique, de notre situation dans unmonde nucléarisé. Si l’auteur s’estbien sûr renseigné sur le sujet, il netraite pas de questions techniquesmais examine le nucléaire civil et mili-

Gros plan

57Printemps 2015– Numéro commun N’Ae 39 | Q2C 1

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58 N’Autre école Questions de classe(s)

Un abécédaire consacré au sexisme, de« amazones » à « zizi/zézette », on y trouvebien sûr les mots « discriminationsexuelle », « domination masculine »

« égalité des sexes », « féminisme »,« genre », mais aussi : « sexualité », « ru-meur », « publicité », « orientation sco-laire ». Sont présentes aussi quelquesfigures du féminisme comme AngelaDavis, Louise Michel, Simone de Beau-voir, Olympe de Gouges. Chaque entréene présente qu’une introduction suc-cincte sur le thème, mais le tout permetd’avoir en main un panorama des pro-blèmes posés par le sexisme. Ce livre neconviendra pas à celles et ceux qui cher-chent une analyse approfondie des rap-ports de genre, mais constitue uneentrée précieuse à mettre entre lesmains des adolescent-e-s.

(Franck Antoine)

Attention au crocodile !, Lisa Moroni (texte) et EvaEriksson (ill.), École des Loisirs (Pastel), 2014, 30 p.,12 €.Quand Tora part enfin en vacances, elle veut aller enforêt, planter sa tente au milieu des bêtes sauvages !Mais son papa est ennuyeux, il regarde son GPS et nevoit rien comme il faut… Alors Tora lui ouvrira les yeuxet les portes d’un monde fabuleux où l’on croise desgirafes, des trolls et des elfes, où un père sauve sa filled’un terrible crocodile et devient le meilleur papa dumonde. Une histoire suédoise illustrée par des su-perbes dessins en couleurs. (SN)

Tu te crois le lion ?, Urial (texte), Laetitia Le Saux (ill.),Didier jeunesse, 2014, 32 p., 12,50 €.Que de mépris a ce lion envers ses sujets ! Déjà, il sefait appeler Trop-Puissant, ensuite il hurle pour obtenirce qu’il désire et enfin il use de sobriquets ridiculespour nommer ses sujets (trop drôles…). Et c’est làtoute la réussite de ce livre ! Arriver à aborder la ques-tion du pouvoir avec autant d’humour sans que cela nenuise au message : ne pas se soumettre à l’autorité,s’en affranchir pour parvenir à l’égalité. Car un à un,Bonne-à-rien, Petit-tas-de crottes et tous les autresvont quitter le royaume pour s’installer sur la plage etvivre des moments paisibles tout en réussissant à ridi-culiser le lion à son tour. Urial écrit son tout premieralbum et l’on espère qu’il récidivera. Quant à LætitiaLe Saux, elle a réussi par ses collages à rendre lesscènes très drôles par l’expressivité des animaux. (SN)

Entre Chat et Chien, Éric Battut, Autrement jeunesse(fil rouge), 2014, 48 p., 5,20 €.Chien était poète, Chat était vagabond mais pas seu-lement car grâce à Chien, il se découvre des talentsd’illustrateur. Chien qui était en manque d’inspirationla retrouve au côté de Chat dont la présence le ras-sure. Évidemment de cette amitié va naître un livre il-lustré sur les lapins… un livre à deux qui est publié etbeaucoup apprécié surtout des renards amateurs depoésie.Malgré ce qui oppose au départ les deux personnages,on assiste à la naissance d’une belle amitié au cœurde l’hiver dans un paysage enneigé et dans la maisondouillette du chien. C’est un livre reposant, apaisant,qui fait sourire et qui, sous l’apparence de la simplicité,arrive à dire l’essentiel tant par le texte que par les il-lustrations. (SN)

Chat par-ci / Chat par là, Stéphane Servant, éditionsRouergue coll. « Boomerang » une série de livres danslesquels le lecteur découvre 2 courts romans à lirerecto/verso dès 7 ans, 2014, 80 p., 7 €. Après un accident de vélo en allant à l’école un petitgarçon, Sofiane, est immobilisé chez lui. Il rêve de ren-contrer la petite fille qui joue dans le jardin d’à côté.Peut-être pourrait-il lui faire parvenir un petit mes-sage ? Un chat noir errant passe et repasse de jardinen jardin, Sofiane décide d’en faire son messager. lepetit garçon lui attache autour du cou un ruban rougeet une petite noix qui s’ouvre et se ferme comme unepetite boîte, une boîte à message… une boîte à mys-tère ? Dans laquelle bien sûr il glisse son message… Le jardin suivant appartient à une vieille dame immo-bilisée chez elle, la jambe dans le plâtre après une col-lision avec un vélo, une vieille dame qui n’aime

À la Une...

Sexismeles mots indispensables pourparler du sexisme,Jessie magana,alexandre messager,Syros, 2014, 168 p., 12 €.

Animaux...

alBumSromaNS doCumeNTaireS

C’est d’abord l’objet qui retient l’attention :un format carré à la couverture rigide,sans aucune concession au choix – évi-dent et pourtant intriguant – d’une blan-cheur absolue. Le mot « Album[s] », grisé,vient simplement occuper le centre de cetécrin. Le soin le plus extrême a été apporté à laconfection de l’ouvrage, le lecteur ydécou vre l’admirable et sobre travail de«mise en scène visuelle » d’Olivier Douzouqui vient éclairer les propos et les ana-lyses de Sophie Van der Linden (voir l’en-tretien p. 30).

Les premières pages s’égrènent et lais-sent petit à petit découvrir le parti pris dece livre : « L’album est d’abord un support,blanc. » Dans l’ultime et fort intéressantchapitre, Olivier Douzou, nous proposantde partager sa démarche d’illustration dece travail, y revient en conclusion : « Leblanc de l’album est, c’est certain, unelumiè re directe au départ, pour un objetéclairant à l’arrivée ; une belle (vraie) ré-flexion. » La référence à l’alchimie pourraitbien accompagner la lecture de ces pageset nous confronter à « l’œuvre au blanc »qui naît du jeu entre le texte et l’image.« Aux origines de l’album est le blanc »,nous rappelle encore la 4e de couverture.Nous voilà donc parti pour un voyage, uneexploration du monde de l’album, de sesmécanismes et de ses principes, de sesjeux et de sa grammaire. Chaque doublepage illustre les multiples facettes de celangage qu’elle nous donne à apprendreet à comprendre. Un ouvrage de référencedoublé d’une œuvre magnifique : à se pro-curer absolument tout autant pour le plai-sir que pour la réflexion. (G. C.)

album[s],Sophie van derlinden, actes SudJunior, 2013,144 p., 29,00 €.

Album[s]

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n’ouvrirait pas mais là on n’a pas lechoix, il faut se lancer. Quelques-uns des illustrateurs : Zaü, Éric Bat-tut, Antoine Guilloppé, QuentinBlake, Laurent Corvaisier, Pef,François Place, etc. (SN)

14 comptines en son et en imagespour découvrir les chiffres ens'amusant, voilà l'idée de cet albumtout en carton avec une couverturemolletonnée bien agréable à la vueet au toucher. Les comptines sontcourtes, pas toujours faciles à com-prendre pour des petits à la pre-mière écoute mais comme ellessont bien rythmées et parfois répé-titives, elles attirent l'oreille et lavue avec des illustrations ellesaussi très poétiques. Elles peuventêtre un bon outil d'aide à la mémo-risation des chiffres en maternelletout en développant l'écoute de jeuxde mots. Apprendre à compter demanière ludique, ça marche, j'utilisecet album avec un groupe d'élèvesde GS qui ont peu souvent l'occa-sion de fréquenter les livres et quise réjouissent dès que je sors cetalbum. Ils se plaisent à écouter lescomptines, ils s'interrogent sur lesillustrations et bien sûr ils comptentet ... content avec moi. (SN)

livreS&revues

Abonnements

1, 2, 3...

la Nouvelle petiteBibliothèque ima-ginaire, a. Serres(textes), collectif(ill.), rue du monde(l'atelier de l'imagi-nation), 2014, 60 p.,14,50 €.

Rue du Monde nous met au travail !26 couvertures d'albums, imaginéespar des grands illustrateurs de litté-rature jeunesse accompagnées detextes d'auteurs imaginaires (sousla plume d'Alain Serres) qui donnentjuste le ton de l'histoire qui reste àimaginer.Riche idée, aucune passivité n’estpermise, place à l’imagination, àl’écriture collective ou individuelled’une histoire où l’on doit imaginerles personnages susceptibles d’êtrerencontrés, les rebondissements etbien sûr une fin. Cet exercice peutévidemment se faire avec n’importequelle couverture d’album que l’on

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Gros plan

personne, même pas les chats.Même pas ce chat errant qui vientla voir. Un jour, elle aperçoit unepetite noix attachée sur son collier,elle l’ouvre, elle contient un mes-sage. Serait-ce de la part du vieuxmonsieur d’à côté…Qui écrit ? Qui répond ? Qui est prisqui croyait prendre ? Qui se rencon-tre au centre de ce joli petit livre ?Est-ce grâce à ce chat noir errantde jardin en jardin ? Sofiane lenomme Lunes (lundi en espagnol)parce qu’il adore le lundi, les chatset l’espagnol. La vieille dame lenomme « Lundi » parce qu’elle dé-teste ce jour-là et les chats. Drôlede suspens !Boomerang : 2 courts romans à lirerecto/verso dès 7 ans. (VG)

Où est Petit-Tigre ? et Au croco !Au croco !

Anushka Ravishankar et Pulak Bis-was signent deux livres pour les pe-tits (dès 2 ans), des classiques de lalittérature indienne. Un graphismeoriginal, avec des illustrations dé-pouillées en bichromie et une typo-graphie élastique qui contribue à lanarration. Deux petits livres simplesqui posent des questions sur ledroit de l’homme sur l’Animal… Où est Petit-Tigre ? Petit Tigres’aventure loin de chez lui. Effrayépar une chèvre, il se réfugie dansun arbre et est capturé par deschasseurs. Que vont-ils faire delui ? L’emmener au zoo ? L’attacherà un arbre ? Le peindre en bleu ?Pleins de discussions possiblesavec les petits : le goût de l’aven-ture, la peur, la liberté…Au croco ! Au croco ! Les villageoisdécouvrent un crocodile dans lefossé. Il faut l’attraper, mais qui vas’en charger ?

Chaque adulte reste dans son rôle(le policier essaie avec un bâton, ledocteur avec une piqûre de somni-fère… et échoue. C’est une petitefille qui trouvera le moyen de fairesortir le crocodile du village sans luifaire de mal. On peut parler de lapeur de l’Animal qui empêche deréfléchir. (CT)

Où est Petit-Tigre ? Anushka Ravishan-kar (texte) et Pulak Biswas (ill.), Syros(mini Syros), 2014, 40 p., 5,50 €.

Au croco ! Au croco ! Anushka Ravishan-kar (texte) Pulak Biswas (ill.), Syros (miniSyros), 2014, 40 p., 5,50 €.

Notre histoire(tome 1) Lilian Thuram, Jean-Christophe Camus(scénario), Sam Gar-cia (dessin), Delcourt(Mirages), 2014,122p., 17,95 €.

Lilian Thuram, ancien internatio-nal de foot, auteur de Mesétoiles noires, de Lucy à BarackObama (2010), commissaire del’expo Exhibitions, L'invention dusauvage (Quai Branly, Paris,2011-2012) milite depuis plu-sieurs années sur des sujets liésà l'égalité, à l'immigration et auracisme. Il propose ici le premier

volume d’une BD adaptée de sonlivre sur 40 personnalités noires.La première partie, inédite, ra-conte l’enfance de Lico (Lilian),de ses frères et sœurs à traversle parcours de sa mère Marianaqui quitte la Guadeloupe, émi-gre en France au début des an-nées 1980 et y fait venir plustard ses enfants. Ce chemin estdécrit sans mièvrerie et l’on suitune famille pauvre et solidaire.Puis, Mariana quitte précipitam-ment son compagnon : « N’ac-ceptez jamais que votrecompagnon lève la main survous ! » dit-elle à ses enfants...Au cours du récit, le jeune Lilianrencontre un passeur, Neddo,

qui lui révèle qu’il est descen-dant d’Africains mis en escla-vage. Le vieux Neddo lui fait lerécit du combat à mort desnoirs et des métis guadelou-péens emmenés par Louis Del-grès qui combattit le Code noirremit en vigueur en 1802 parNapoléon. D’autres petits récitspédagogiques dénonce l’exploi-tation, l’infériorisation des Noirsou des femmes. Cette BD réus-sit le pari de ne pas se canton-ner aux discours humanistesinstitutionnels convenus et pro-pose une bonne introductionantiraciste et égalitaire pour lecollège ou le lycée. (FS)

Imaginaire

mes comptinesdes chiffres, anne-marie Chapou-ton (texte), Sébastienpelon (ill.), Flamarion-père Castor, 2014,16 p. + 1 Cd, 12 €.

Pour accéder aux formulaires

d’abonnement (par chèque

ou en paiement en ligne) :

Sur le site de N’Autre école :

http://www.cnt-f.org/nautreecole

Sur le site Questions de

classe(s) :

http://www.questionsdeclasses.org

Code lecteur (pour accéder

aux articles en ligne sur le site

de la revue http://www.ques-

tionsdeclasses.org/larevue) :

Identifiant : acces1

Mot de passe : numero391

59Printemps 2015– Numéro commun N’Ae 39 | Q2C 1

Chat par-ci / Chat par là,Stéphane Servant

Où est Petit-Tigre ? Anushka Ravishankar et Pulak Biswas

Page 60: Questions de classes/N'Autre école

ENTRER EN PÉDAGOGIE FREINET

ENTRÉE EN PÉDAGOGIE FREINETCatherine ChabrunCollection « N’Autre École », Éditions Libertalia, 121p., 10 €, disponi-ble en librairie à partir du 16 avril 2015.

À pré-commander sur le site deQuestions de classe(s) :www.questionsdeclasses.org

La collection N’Autre École, dansl’esprit de la revue du même nom,engage le débat sur une éducationémancipatrice.

À partir de pratiques militantes, socia -les et pédagogiques, s’y explorentdes pistes de réflexion et d’actionpour ceux qui veulent changer l’écoleet la société.

À paraître dans la même collection :Helena Radlinska, aux sources dela pédagogie sociale.

La collection N’Autre École Toujours disponibles

Apprendre à désobéir,Petite histoire de l’écolequi résiste

Laurence Biberfeld & Grégory Chambat,Coll. « N’Autre école »,éditions Libertalia, 224 p., 2013.Prix : 10 €Disponible en librairie.

Changer l’école,De la critique aux pratiques

Collectif,

Coll. « N’Autre école »,éditions Libertalia, 193 p., 2014.Prix : 10 €Disponible en librairie.

L’école des barricades25 textes pour uneautre école, 1789-2014

Grégory Chambat,

Coll. « N’Autre école »,éditions Libertalia, 233 p., 2014.Prix : 10 €Disponible en librairie.

POUR LANCER CETTE SÉRIE D’OUVRAGES « sur les chemins desémancipations concrètes », le choix de la pédagogie Freinet relèveassurément de l’évidence. Le mouvement, impulsé et inspiré parl’instituteur de Vence au début des années 1920, se confond avecl’histoire des alternatives pédagogiques et de la contestation dumodèle scolaire français. Une contestation qui s’est installée, nonsans combats et polémiques, au sein même de l’institution qu’elleentend subvertir. Cette volonté d’agir dans le cadre du servicepublic d’éducation, cet engagement revendiqué auprès des milieuxpopulaires, a contribué et contribue toujours à faire de lapédagogie Freinet un élément moteur des pratiques pédagogiquesémancipatrices. Aujourd’hui encore, des centaines d’enseignanteset d’enseignants s’inspirent de ces pratiques auprès de milliersd’élèves qui travaillent et vivent dans des classes coopératives.Avec ce livre, nous entendons proposer une clé d’accès à lapédagogie Freinet, en faisant entendre les « voix » de toutes celleset tous ceux qui ne se satisfont pas de l’école telle qu’elle est et quisouhaitent la transformer en changeant leurs pratiques auquotidien.

Sur les chemins de l’émancipation sociale et pédagogique...

Nouveau titre de la collection N’Autre École

L’auteurCatherine Chabrun est enseignante, rédactrice en chef du NouvelÉducateur, la revue de l’Institut coopératif de l’école moderne (ICEM-pédagogie Freinet).