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Questions d’insertion Tout ce que vous et moi en avons dit Philippe Labbé Préface d’Annie Jeanne, présidente de l’ANDML Les panseurs sociaux Éditions Apogée

Questions d'insertion

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Cet ouvrage répond au besoin de rassembler ce qui est épars, inconnu, oublié ou presque, érodé jusqu’à l’os par l’immédiateté. Il s’agit donc ici d’une sélection d’articles parus dans la presse nationale, régionale ou spécialisée, et de communications dont un des intérêts, sans doute, est qu’elle n’exige pas une lecture linéaire : selon ses préoccupations, ses besoins d’étayer tel ou tel projet, chacun pourra picorer çà et là.

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Éditions ApogéeDiffusion PUFISBN : 978-2-843398-427-321 e TTC en France

Le « tutorat partagé » dont il fut question à Rouen intéresse les Bourguignons tout comme les « jeunes avec moins d’opportunité », sujet débattu à Loudéac, concernent les professionnels de Montauban. De même, la « coéducation » préoc-cupe les centres sociaux poitevins mais aussi d’autres équipes franciliennes qui se sont penchées sur l’évaluation pendant qu’à Nantes on cogite sur les « décro-cheurs », etc. Cet ouvrage répond au besoin de rassembler ce qui est épars, inconnu, oublié ou presque, érodé jusqu’à l’os par l’immédiateté.

Il s’agit donc ici d’une sélection d’articles parus dans la presse nationale, régio-nale ou spécialisée, et de communications dont un des intérêts, sans doute, est qu’elle n’exige pas une lecture linéaire : selon ses préoccupations, ses besoins d’étayer tel ou tel projet, chacun pourra picorer çà et là. Pour autant, cet avan-tage utilitariste ne gomme pas une nécessité… qui n’est pas celle d’absorber un « savoir » mais, bien mieux, de goûter une intelligence partagée avec toutes celles et ceux qui, ces années durant, ont vécu ces situations de professionnalité. Car le point commun de tous ces textes est finalement bien là : partout, pour tous, l’essen-tiel est le sens de l’action. Il convient de s’y colleter avec méthode et raison.

Phillipe Labbé, ethnologue, docteur en sociologie, chercheur associé à Rennes 2 et consultant de la SCOP Pennec Études Conseils, travaille depuis trente ans dans l’accompagnement, l’évaluation et l’organisation des structures du champ social, de la politique de l’emploi et de la formation, de l’insertion et du développement local. Il est également directeur de la collection « Les panseurs sociaux » aux éditions Apogée où il a publié plusieurs ouvrages de référence.

Questionsd’insertionTout ce que vous et moi en avons dit

Philippe LabbéPréface d’Annie Jeanne, présidente de l’ANDML

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Collection « Les panseurs sociaux »dirigée par Philippe Labbé

© Éditions Apogée, 2012ISBN 978-2-84398-427-3

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Philippe Labbé

Questions d’insertion Ce que vous et moi en avons dit

Préface d’Annie JeannePrésidente de l’Association nationale

des directeurs de missions locales (ANDML)

Éditions Apogée

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SOMMAIRE

Préface d’Annie Jeanne 11

Liminaire 15

I. Une politique de non-civilisation 19

II. Les sept fantasmes des politiques de l’emploi 22

III. Ah ! nos chers parents… 25

IV. L’abbé Pierre était-il efficient ? précédé de

Psychomorphosociologie du pioupiou. Éthologie 28

V. Éléments de réflexion sur l’orientation

et le projet professionnel en mission locale 32

VI. Le projet associatif de structure de mission locale :

ce qu’il est… 47

VII. Qu’avons-nous fait de cette jeunesse ? 58

VIII. Propos sur le bonheur et la solidarité 71

IX. Le parrainage inspiré 778

X. Le risque du catastrophisme suivi de

La charrue de l’observatoire avant le bœuf

du projet politique

La Réunion : il faut parier,

de Un jeune vaut moins qu’un adulte

et de Réunion : le syndrome de la toupie 89

XI. Pourquoi les communes se désintéressent-elles

à ce point de l’insertion de leurs jeunes ? 99

XII. Éloge de la cuite… ou de la fuite ? 102

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XIII. Insertion : l’efficacité gangrénée par la performance 105

XIV. Raccrocher les décrocheurs. Mais à quoi ? 109

XV. Les territoires de l’insertion. Descartes avec Pascal 124

XVI. Jeunes : avec moins d’opportunités ?

Altérité, interculturalité… transculturalité 138

XVII. L’accompagnement socioprofessionnel (ASP)

en mission locale. Une approche systémique 150

XVIII. Missions locales : qu’en faire ? 184

XIX. Des objectifs et de l’évaluation 187

XX. À Albert 190

XXI. Coéduquer : l’impératif d’une idée

jeune de quelques siècles 191

XXII. Insertion : la voie est libre ! 195

XXIII. Au sujet du (vrai ?) travail : partager les emplois,

déchirer le voile de l’illusionnisme 199

XXIV. Dignité. Le tissu même de nos vies 204

XXV. Les missions locales dans l’œil de l’Acte III.

Hypothèse pour une décentralisation équilibrée.

Vers un pacte territorial pour l’insertion

et l’emploi des jeunes ! 207

XXVI. Le quartier nord d’Amiens a besoin

de travailleurs sociaux 240

Bibliographie 245

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« Joue le jeu. Menace le travail encore plus. Ne sois pas le personnage principal. Cherche la confrontation mais n’ai pas d’intention. Évite les arrières pensées. Ne tais rien. Sois doux et fort. Sois malin, interviens et méprise la victoire. N’observe pas, n’examine pas, mais reste prêt pour les signes, vigilant. Sois ébranlable. Montre tes yeux, entraîne les autres dans ce qui est profond, prends soin de l’espace et considère chacun dans son image. Ne décide qu’enthousiasmé. Échoue avec tranquillité. Surtout aie du temps et fais des détours. Laisse-toi distraire. Mets-toi comme ainsi dire en congé. Ne néglige la voix d’aucun arbre, d’aucune eau. Entre où tu as envie d’entrer et accorde-toi le soleil. Oublie ta famille, donne des forces aux inconnus, penche-toi sur des détails, pars où il n’y a personne, fous-toi du drame du destin, dédaigne le malheur, apaise le conflit de ton rire. Mets-toi dans tes couleurs, sois dans ton droit, et que le bruit des feuilles devienne doux. Passe par les villages. Je te suis. »

Peter Handke, Par les villages(traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt)1983, Paris, Gallimard.

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PRÉfACE

Quand on pense à Jules Verne qui vient d’entrer dans la Pléiade, viennent à l’esprit les images et toutes les illustrations de son œuvre monumentale. Quand on lit Philippe Labbé, on sait partir pour une lecture sinueuse, un voyage nourri de généalogies, de citations et de digressions sur de nombreuses pages.

Assurément, cet homme ne sait pas faire court ou plutôt, s’y refuse. Et pourtant, chacun sait qu’un texte de plus d’une page paraîtra trop long et ne sera pas lu. Alors il faut choisir : le texte fort et incisif, nécessairement ramassé, ou l’article documenté, une analyse riche et argumentée, prenant le temps de l’approfondissement souhaitable pour être complète.

Philippe — je m’autorise ce simple prénom au nom d’un partage éprouvé de valeurs — a choisi. Il persiste et commente ainsi le jugement de la rédac-trice en chef des Actualités sociales hebdomadaires (ASH) qui estime son texte (reproduit page 191) « trop philosophique » pour être publié : « Ma motivation originelle apparaît d’ailleurs plus clairement dans cet article : ne plus se contenter d’un regard horizontal sur les bonnes pratiques mais raison-ner en plongée pour atteindre les paliers en profondeur, selon l’expression de GurVicHt, et, surtout, retrouver le sens que permet l’historicité. »

Idée(s) fixe(s) ? La jeunesse et la justice sociale sont les préoccupations centrales (« existentielles » ?) de Philippe. Il se déclare possédé par des idées, tel qu’il l’écrit dans son introduction en citant Edgar Morin : « Les idées que je défends ici ne sont pas tant des idées que je possède, ce sont surtout des idées qui me possèdent. »

Sans cesse interrogée dans ces pages, l’insertion des jeunesses est l’une — majeure — d’elles ; pas de répit pour le lecteur entre éducation populaire et politiques locales d’insertion. Réfuter la fatalité des inégalités sociales le conduit à démasquer un système porteur de mécanismes d’exclusion afin de réhabiliter les aspirations partagées à « faire société ».

La complaisance n’est pas de mise lorsqu’il s’agit de bousculer nos édiles obnubilés par le résultat immédiat et la solution clé en main. Pas plus qu’à l’égard d’un endormissement techniciste dans les organes de gouvernance et de management du réseau imaginé par Bertrand scHwartz, destiné à accompa-gner l’insertion des jeunes.

Car Philipe fait montre d’un indéfectible attachement à la pertinence et à l’originalité du modèle des missions locales : « L’ADN d’une mission locale

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présente une anatomie échappant aux classifications habituelles, cet assem-blage de bric et de broc, fruit d’un collage facétieux tel l’ornithorynque, animal semblant bricolé. »

Chargées de réunir les conditions de la solidarité de l’action collective, les missions locales sont exposées au danger d’instrumentalisation et d’embolie.

Il est chaque jour impérieux de défendre une organisation coopérative fondée sur la culture du projet, adossée à un management participatif incitant chacun à émettre ses suggestions et à débattre des innovations possibles.

L’adaptation au contexte incertain nécessite de mobiliser l’intelligence collective et le travail collaboratif. Lorsque la légitimité ne repose pas sur la position hiérarchique, le pilotage s’appuie sur des compétences spécifiques afin de souder une équipe et d’optimiser les contributions de chacun, de répondre aux attentes et de reconnaître les compétences pour créer les conditions de l’engagement. Reste alors à conduire la négociation des moyens nécessaires à la réussite du projet…

L’espace d’intervention des missions locales est balisé par les dispositifs, les programmes, les mesures, à l’articulation de l’économique et du politique.

Au risque de heurter la logique de consensus, elles s’emploient à poser la question du sens de l’action dans lequel elles s’engagent, à interroger les pratiques sociales qui consistent à « gérer » la précarité ou l’exclusion.

Philippe interroge sans relâche le cadre déontologique de l’intervention sociale, comme François abaLLéa lorsqu’il écrit : « J’appelle professionna-lité une expertise complexe encadrée par un système de références valeurs et normes de mise en œuvre, ou pour parler plus simplement un savoir et une déontologie sinon une science et une conscience. En ce sens il n’y a pas de profession sans professionnalité.

La logique de gestion des compétences renvoie vers l’espace de profes-sionnalité où le sens l’emporte sur la technique, où l’hybridité est une qualité dans la mesure où elle permet la transversalité, la coopération, l’enrichisse-ment mutuel, un partage des droits et des devoirs1. »

Afin de résister à la dérive de l’action sociale vers une gestion du social, voici donc une compilation bien utile. Pour ne pas laisser partir dans l’oubli les réflexions partagées, on trouve ici des articles dispersés dont l’ensemble fait sens pour suivre l’évolution de la pensée et construire sa propre synthèse.

1. François AbAlléA, « Sur la notion de professionnalité », octobre-décembre 1992, Recherche sociale n° 124.

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Assurément, nous sommes des nains assis sur des épaules de géants. Ce livre est une incessante invitation à méditer en reconnaissant la dimension cumulative du savoir.

Annie Jeanne

Présidente de l’Association nationaledes directeurs de mission locale

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LIMInAIRE

« Les idées que je défends ici ne sont pas tant des idées que je possède, ce sont surtout des idées qui me possè-dent. »Edgar Morin, 2000.

« … Les écrits restent » conclut l’adage. Pas si sûr ! Les écrits, ceux qui sont publiés dans les revues et journaux, et les brouillons griffonnés que la main feuillette pour soutenir la voix et prévenir une absence, s’éparpillent comme les paroles qui s’envolent. Certes, aujourd’hui, une certaine forme de pensée de l’immédiateté (dont on ne mesure pas tous les effets) semble nous préparer à ne pas nous souvenir en nous proposant de grappiller sur la Toile : on prend, on note, on oublie. On wikipédie sans GPS. On kleenexe à tous vents. On agrège puis on désagrège, sautillant — « zappant », dit-on — d’une idée à l’autre avec autant d’attention qu’un enfant lançant une bille qui roule puis cogne dans le chat avant de glisser sous un meuble : la bille est oubliée, le chat n’a existé que furtivement, reste le tiroir de la commode qui, ouvert, va orienter encore ailleurs l’esprit… À une époque incertaine qui nécessiterait de la vigilance, on s’adapte par l’inconstance.

Cet ouvrage répond au besoin de rassembler ce qui est épars. Au cours des rencontres (colloques, forums, assises, journées professionnelles, sémi-naires,…) la réflexion se fait sur telle ou telle préoccupation qui enfièvre le monde de l’insertion (l’accompagnement, l’orientation, le projet, la jeunesse, la mobilité, le territoire, le tutorat,…) avec de forts risques que l’air du temps — quelque peu agité — balaie tout cela, que ne se sédimente pas en connais-sance robuste ce qui a été entendu et débattu. L’obsolescence est la marque du présent, plus que jamais. Elle charrie des alluvions qui ne parviennent pas à s’agréger. Quand il faudrait relier, elle disperse.

Pour cette raison, ce livre propose de découvrir ou de revenir sur des thèmes toujours singuliers lorsqu’ils correspondent au besoin d’échanges transversaux des acteurs locaux et, pourtant : le « tutorat partagé » dont il fut question à Rouen intéresse les Bourguignons tout comme les « jeunes avec moins d’opportunité » (étonnante expression, on en convient… mais l’acronyme est encore plus saisissant : « JAMO »), sujet débattu à Loudéac, concerne les professionnels de Montauban. De même, la « coéducation » préoccupe les centres sociaux poitevins mais aussi d’autres équipes franci-liennes qui se sont penchées sur l’évaluation pendant qu’à Nantes on cogite

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sur les « décrocheurs », etc. Sont également glissées, à la façon de ces dessins de presse à la page « détente », quelques publications que l’on pourrait quali-fier de fantaisies… mais André breton ne disait-il pas que l’humour est une révolte supérieure de l’esprit ? Pour Max Jacob, il était une étincelle qui voile les émotions. Les deux propositions sont recevables et non exclusives l’une de l’autre.

Il s’agit donc d’une sélection d’articles et de communications dont un des intérêts, sans doute, est qu’elle n’exige pas une lecture linéaire : selon ses préoccupations, ses besoins d’étayer tel ou tel projet, chacun pourra picorer çà et là. Pour autant, cet avantage utilitariste ne gomme pas une nécessité… qui n’est pas celle d’absorber un « savoir » mais, bien mieux, de goûter une intelligence partagée — « frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui », écrivait MontaiGne {1572-1575} (2009) — avec celles et ceux qui, ces années durant, ont vécu ces situations de professionnalité2. Car le point commun de tous ces textes est finalement bien là : partout, pour tous, l’essentiel est le sens de l’action.

Il n’est donc pas pertinent de sacrifier à l’usage des remerciements puisque celles et ceux qui en seraient destinataires sont au bout du compte les coau-teurs de cet ouvrage ou, plus exactement, les co-acteurs des situations qui l’ont permis. Ne dit-on pas qu’une situation est le moment où le spectateur devient acteur ?

Voici donc le livre de ces acteurs.

Philippe Labbé

Note 1. Certains articles sont précédés d’une citation ajoutée au moment de la confection de cet ouvrage. L’explication ? La voici… sous forme de citation. Pas celle de Voltaire pour qui « les citations sont les béquilles de l’esprit » mais celle de Jean Baudrillard : « Je ne cite que ceux que j’admire parce qu’ils ont su dire mieux que moi ce que j’ai voulu dire. Ou ce dont je sens que j’aurais pu l’écrire. C’est comme la déclinaison de votre pensée à travers quelqu’un d’autre, qui vous la restitue, comme si vous la lui aviez donnée. Qu’on ait pu le penser avant vous, mieux que vous, est alors un signe partagé, un signe prédestiné, comme un objet qui s’offre à l’objectif. Ce plaisir de la citation est donc extrêmement rare, et il doit le rester. » (2000). Cependant force est de constater que je n’ai pas suivi jusqu’au bout Baudrillard dans sa

2. Sur la « professionnalité », cf. chap. VI, Le projet associatif.

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recommandation d’« extrêmement rare » : il y a tant de choses que j’aurais voulu dire mais qui ont déjà été dites… il faut se faire à l’idée d’être un Pouli-dor… C’est ainsi.

Note 2. Quelques contributions ont été modifiées à la marge pour cette édition afin d’éviter des redondances. Ainsi le concept d’insertion déve-loppé dans l’article, « L’accompagnement socioprofessionnel (ASP) en mission locale : une approche systémique » est supprimé ou du moins simplifié dans d’autres communications. Lorsque tel est le cas, il est indiqué « cf. chap. XVII ». Le lecteur attentif trouvera cependant d’autres répétitions, phrases ou même paragraphes, maintenues pour une compréhension de la logique interne de l’article ou de la conférence : ne dit-on pas que la répéti-tion est mère de la sagesse ?

Note 3. « Traditionnellement » revenait à Michel Benquet, vieux compa-gnon de route, jeune retraité et ex-responsable des missions locales à la — regrettée, parce que noyée en DIRECCTE — DRTEFP de Bretagne, le soin d’illustrer les couvertures des ouvrages. Cette fois-ci, il n’est pas l’auteur mais le propriétaire de cette peinture dont il explique l’origine et la symbolique ici : si l’ornithorynque paraît un animal bricolé, les bricoleurs ne seraient-ils pas finalement des ornithorynques ?

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V. ÉlÉments de rÉflexion sur l’orientation et le projet professionnel en mission locale

« L’insertion hier réservée aux 20-25 ans s’est désormais décalée dans le temps, parfois jusqu’à 32 ans. Comment être jeune si longtemps ? »Daniel Cohen, 2007.

Ce texte correspond à une conférence faite au Sénat pour les missions locales d’Essonne, le 28 juin 2007. Je l’ai un peu « raccourci » afin d’éviter des analyses qui, plus tard et au fil de la réflexion, seront complétées, dévelop-pées. C’est notamment Albert Lagrée, un ami directeur de la mission locale des Ulis, qui m’avait invité. Accessoirement, en intervenant au Sénat, on ne tarde pas à comprendre pourquoi les places y sont si chéries.

Orientation, projet professionnel

La thématique de cette journée agence justement deux mots, l’orienta-tion précédant le projet. Ce qui nous est signifié est que l’orientation crée les conditions du projet : un jeune vient me voir ; nous explorons puis étudions le champ des possibles et, sur la base de cette objectivation compréhen-sive (raison + affection), un projet peut être défini ou, du moins, esquissé ; l’accompagnement, plus ou moins « renforcé », succédant, se chargera de la suite. Ceci étant, il est plus que probable que cet enchaînement logique n’est pas aussi mécanique que cela, ni même structuré de façon aussi nette entre antériorité et postériorité.

Deux ou trois précautions quant à l’orientation…Le jeune n’arrive pas en effet vierge de tout projet. Au cours de sa vie, il

a déjà multiplié des projets, certains aboutissant, d’autres étant abandonnés ou oubliés, d’autres enfin échouant. Or la vie d’un projet ne s’arrête pas avec son aboutissement ou son échec. Une fois réalisé ou abandonné, il entame une seconde vie et celle-ci est particulièrement importante durant cette période désormais interminable qui correspond au passage de la jeunesse à l’adultéité. Comprenons-nous. Le travail qui s’opère de la naissance à l’âge adulte est celui de la socialisation durant laquelle le concept-clé est l’altérité, reconnais-sance de l’autre en tant que sujet différent de moi et cependant de plein droit :

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il n’est pas moi et cependant je lui reconnais la même valeur ; le « je » et le « tu » qui permettent le « nous ». L’altérité est l’enjeu majeur de la sociali-sation, a fortiori dans une société qui, pour reprendre Éric Maurin dans Le Ghetto français (2004), s’organise dans « l’entre-soi », c’est-à-dire entre gens qui se ressemblent (alors que l’altérité implique la reconnaissance de la diffé-rence), et qui a fait de l’individu une valeur cardinale aux dépens du collectif, une société de métastases de l’ego où chacun raisonne de façon pré-coperni-cienne. L’altérité recouvre donc la mise à distance de l’autre, non pas dans le sens du rejet mais dans celui de la différenciation de soi (on n’est plus dans le « moi tout »).

L’altérité se porte assez mal pour de multiples raisons, certaines sociolo-giques et culturelles telles que la montée des individualismes qui trouve sa réponse dans l’intervention sociale ou le travail sur autrui par l’individuali-sation de l’offre, d’autres raisons étant économiques. Auparavant, le passage du monde scolaire au monde du travail était rapide, parfois brutal — vendredi en blouse à l’école, lundi en bleu au travail — mais il offrait l’avantage de confronter le jeune à l’adulte : le jeune pouvait adhérer à l’adulte ou s’y confronter, en tout cas il avait en face de lui un modèle d’identification ou, s’il le réfutait, la possibilité de construire par contraste un autre modèle d’adul-téité. Si l’on prend les années soixante-dix, une partie de la jeunesse contestant le modèle adulte avait inventé des stratégies point par point opposées : à la famille mononucléaire répondait la vie en communauté ; à l’espace urbain était opposée la vie à la campagne, en Ariège ou ailleurs ; plutôt que « le poulet aux hormones » chanté par un Jean Ferrat mi-mélancolique, mi-ironique, ce fut l’autoproduction et les débuts du bio ; au vin rouge et aux alcools (hips…) répondaient l’herbe et les substances hallucinogènes (do it !) ; rejetant le prêt-à-porter industriel, cette jeunesse tissait ses vêtements artisanaux et chaussait des sabots ; face au menton glabre et au cheveu discipliné (Pento, Brillantine), les hommes choisissaient la pilosité, barbe diffuse et cheveux longs ; pour les femmes, le soutien-gorge était jeté aux orties ou à ranger avec le corset au rayon des vêtements de brocante ; etc. Bref, à l’échelle d’une partie de la jeunesse, on pouvait observer l’expression, jusqu’à la caricature, d’un système de rela-tions par opposition, système possible parce que, précisément, se construisant contre un autre système rencontré puis réfuté. Pour se construire, l’alterna-tive nécessite qu’existe et qu’ait été rencontré ce qui est contesté. Quitte à s’y cogner, on s’oppose au « dur », pas au vide. Ce dernier vous déséquilibre, vous absorbe comme un trou noir. Un mur se franchit, s’abat, des sables mouvants absorbent.

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La socialisation c’est donc tout d’abord cette capacité d’altérité qui s’acquiert progressivement, par expérimentation, et le passage à l’adultéité correspond à une sédimentation des expérimentations qui deviennent des expériences4. La période de la jeunesse est par excellence ce moment où l’on multiplie les expérimentations de toutes sortes : cognitives, professionnelles, affectives, existentielles, sexuelles, intellectuelles… et dont, qu’elles soient réussies ou ratées, on conserve la mémoire pour ensuite agir de façon plus précise, plus avertie : on tire les enseignements de son histoire ; on se frotte aux situations ; on apprend les rôles sociaux. J’associe « expérimentations » à jeunesse et « expérience » à adultéité… même si, bien sûr, le fait d’être adulte n’exclut pas — fort heureusement — de nouvelles expérimentations ! En d’autres termes, la jeunesse est une période de vie dont un intérêt va être la multiplication des expérimentations, faute de quoi le socle expérientiel serait mince, une maison sans fondations.

Ceci attire notre attention sur le risque qu’il y aurait à tracer trop tôt un chemin sur lequel le jeune serait invité, si ce n’est contraint, à s’engager. Parcourant l’Annexe au schéma national de l’orientation et de l’insertion professionnelle des jeunes (Pierre LuneL, 2007) du délégué interministériel à l’orientation5, on y trouve des propositions aussi intéressantes que d’autres désespérantes. Par exemple la mesure 17 dont l’ambition de mieux coordon-ner les établissements scolaires et les missions locales rappellera à certains la lettre de commande de Pierre Mauroy à Bertrand SChwartz… en 1981 ! Mais on y décèle également la tentation adéquationniste de résoudre le problème de l’orientation par des procédures de plus en plus précoces dont un « entretien d’orientation personnalisé pour tous en classe de 3e ». Je me souviens de mes enfants à cet âge et je me dis que, vraiment, ils devaient être retardés tant leur souci d’orientation était ténu… Surtout je me dis « laisse-t-on à nos enfants et à nos jeunes le temps des expérimentations… le temps, banalement, de vivre et de choisir ? »… sachant que la vie ne se résume pas au travail… sauf à ce que, pour reprendre la formule de Marx, « on la perde à la gagner ».

Cependant ce serait un mauvais procès que de résumer le Schéma national de l’orientation et de l’insertion à une seule volonté adéquationniste, linéaire, où tout s’enchaînerait mécaniquement, comme si cela pouvait se programmer.

4. Pour Olivier Galland (1997), « le modèle de socialisation change et passe d’un mode instantané (modèle de l’identification — ou, selon moi, de la réfutation) à un mode progressif (modèle de l’expérimentation) d’accès à l’âge adulte (le passage d’un modèle de socialisation à un autre générant la complexité croissante du processus d’insertion profes-sionnelle des jeunes) ».5. Placée sous l’autorité du ministère de l’Éducation, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, ainsi que du ministère délégué à l’Emploi, au Travail et à l’Insertion professionnelle, la délégation interministérielle à l’orientation a été créée par décret le 11 septembre 2006.

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On y lit, par exemple, que « l’orientation doit permettre le meilleur choix à un moment donné. Mais les éléments déterminants de ce choix ne sont pas donnés une fois pour toutes. Les capacités se révèlent dans le temps, les désirs changent, de nouvelles opportunités se présentent. Aucune orientation ne doit être irréversible. Fluidité et passerelles doivent être la règle d’un système de formation intelligent ». Mais, l’adéquationnisme, qui est une simplification et la recherche de solutions sur le modèle de la complication pour des problèmes d’ordre complexe, n’est jamais très loin. On le trouve par exemple avec le thème de la GPEC (Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences) territoriale, un des axes des maisons de l’emploi, qui cherche la correspondance « juste et parfaite » entre l’offre et la demande sur un territoire… comme si les gens avaient un fil à la patte les empêchant de sortir du périmètre du bassin d’emploi ou comme si untel ne pouvait ni ne voulait faire garçon de café après avoir passé un CAP de menuisier6.

Ce qui est posé ici est la différence entre logiques programmatique et projectale, entre le programme et le projet. Reliant stratégie et projet, Edgar Morin écrit dans un petit ouvrage destiné aux enseignants, Les Sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur (2000), « La stratégie doit prévaloir sur le programme. Le programme établit une séquence d’actions qui doivent être exécutées sans variation dans un environnement stable mais, dès qu’il y a modification des conditions extérieures, le programme est bloqué. La stra-tégie, par contre, élabore un scénario d’action en examinant les certitudes et les incertitudes de la situation, les probabilités, les improbabilités. Le scénario peut et doit être modifié selon les informations recueillies, les hasards, contre-temps ou bonnes fortunes rencontrées en cours de route. » De la même façon, la logique de projet, sinon opposée à celle de programme du moins s’en distin-guant, est présente dans le rapport SChwartz : « Définir une démarche plutôt qu’une suite de dispositions immuables… »

En fait, le risque de l’orientation programmatique est double.

Il est d’abord, comme indiqué, dans une représentation linéaire de la construction d’une vie. La vie de chacun est de plus en plus faite de bifur-cations, de changements, de ruptures : il n’y a pas que les emplois qui soient

6. Parmi les limites de la GPEC territoriale, une n’est pas des moindres : l’incapacité des entreprises à projeter leurs besoins de main-d’œuvre, pour partie déterminée par les fluctuations chaotiques des commandes (concurrence, labilité des consommateurs, obsoles-cence des produits…). Interviewant le directeur des ressources humaines des Chantiers de l’Atlantique, par ailleurs sacré « manager de l’année » dans une revue pour cadres en mal d’inspiration, j’ai pu constater qu’au-delà de six mois, comme l’aurait dit Colette Petonnet, « on est tous dans le brouillard » (1979).

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VII. Qu’aVons-nous faIt de cette jeunesse ?

« Je  suis  tellement  conscient  de  la  difficulté  de  trans-mettre ce que je veux transmettre que je suis constamment coincé entre les stratégies de communication (comment faut-il  dire  ce  que  j’ai  à  dire ?)  et  les  impératifs  de  la cohérence  de  ce  qu’il  y  a  à  communiquer.  La  contra-diction  entre  les  deux peut  parfois  donner  à  ce  que  je dis des allures bizarres qui me font souffrir sans doute autant que vous. »Pierre Bourdieu, 2012.

C’est au mois d’août 2008 que je fis cette conférence à l’université de la Solidarité de la Réunion. Une opportunité : je séjournais dans « l’Île intense » pour accompagner le projet associatif de structure de la mission locale Est et, ma foi, d’une pierre deux coups… Avec Sophie ArzAl, à l’époque direc-trice de cette mission locale (elle a quitté depuis le réseau), et son équipe, nous avions construit une organisation « matricielle » croisant les territoires et les expertises, ainsi qu’accordant une place importante à l’ingénierie, particulièrement en concevant un pôle où étaient regroupées trois cellules : « observation », « innovation » et « communication ». Autrement formulé : connaître, concevoir et faire savoir. La conférence se tint en fin de journée à Saint-Denis, peu de temps après une autre sur l’accompagnement à l’IRTS (Institut Régional du Travail Social) : effet de grappe ? Parmi le public, une majorité de conseillers-ères de mission locale et d’étudiants préparant leur diplôme de « CIP » (conseiller en insertion professionnelle).

Contrairement aux apparences, parler de  la  jeunesse n’est pas aisé. Pour une raison ordinaire : chacun a été jeune, voire — jeunisme aidant — se sent toujours  jeune,  et  beaucoup  ont  été  parents,  donc  ont  dû  faire  face  à  leurs jeunes… car  tout n’est pas de calme, grâce et volupté dans  l’éducation des enfants ! Autrement dit, la jeunesse étant la chose la mieux partagée, l’exper-tise sur la jeunesse est la chose la plus contestable… puisque l’expertise est, par définition, réservée alors que la jeunesse est partagée. Elle se heurte au bon sens, ce qui d’ailleurs est très bien puisque cela renvoie à des réalités le discours qui se risquerait à être abstrait. François Mitterrand disait à Raymond aron « que feriez-vous à ma place ? » et, paraît-il, c’est la question qui déstabilisait le plus ce grand penseur confronté à la « vraie » politique, celle qui se fait les mains dans le cambouis, les pieds dans la glaise. Le bon sens est donc positif, il  permet  l’interaction  entre  le  concept  et  la  pratique,  le  logos et la praxis. 

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Cependant, s’agissant de jeunesse, il n’y a pas que le bon sens : il y a égale-ment le sens commun. Et cela est bien différent. La jeunesse est, bien sûr, une situation générationnelle concrète, effective, mais elle est également et surtout un construit social, une affaire de représentations. Or celles-ci ne sont pas, loin de là, exemptes de stéréotypes…

Un  de  ces  stéréotypes  s’exprime  au  travers  de  l’association  habituelle — et pourtant  récente, globalement  trois décennies — entre « jeunesse » et « problème ». La  jeunesse, auparavant associée au dynamisme, à  la  régéné-rescence,  est  désormais  associée  à  un  problème…  sans  que  d’ailleurs  soit généralement  précisé  s’il  s’agit  de  problèmes  posés  à ou par  la  jeunesse. Les yeux de Chimène lancent maintenant des cillements soupçonneux. Trois adultes  devant  une  voiture,  c’est  une  panne ;  trois  jeunes  devant  la  même voiture, c’est un coup fourré.

« Qu’avons-nous fait de cette jeunesse ? »,  titre de cette contribution, est une interrogation qui appelle immédiatement deux précisions.

La première est qu’il n’est pas dit « notre » jeunesse, formulation qui pour-rait être comprise de deux façons : notre  jeunesse « à nous », celle que nous avons vécue, et « notre » jeunesse, c’est-à-dire celles et ceux qui sont jeunes et dont on se sentirait propriétaires parce qu’ils sont nés des adultes que nous sommes. Non, il s’agit bien de « cette » jeunesse, c’est-à-dire d’une jeunesse qui s’organise comme elle peut, qui bricole avec et hors de nous, parfois contre nous. La jeunesse comme entité — démographique, sociologique, culturelle — distincte, propre, autonome. Cette autonomie n’exclut d’ailleurs pas que, bien sûr, la jeunesse soit poreuse, incluse dans un ensemble humain et même plus : elle aiguise et sature les contradictions de cet ensemble. La jeunesse est en ce sens un excellent révélateur des contradictions de notre système ; elle accentue les contrastes ; elle contraint en forçant le trait à prendre des positions qui nous font quitter  la  couette du confort  intellectuel,  d’un certain  conformisme que l’installation dans la vie favorise. La phrase de Baudrillard, « vivre en intelli-gence avec le système et en révolte contre ses conséquences » (1987), est bien souvent faite sienne pour sa première partie — « vivre en intelligence avec le système » — mais sa seconde partie — « en révolte contre ses conséquences » — subit, avec l’avancée en âge, l’érosion de ce que Pierre Bourdieu nommait la reproduction. De son côté, Howard S. Becker écrivait dans Outsiders : « En fait, on peut considérer l’histoire normale des individus dans notre société (et probablement dans toute société) comme une série d’engagements de plus en plus profonds envers les normes et les institutions conventionnelles. » (1985) C’est une conception de l’avancée en âge… il en est d’autres comme celle d’un 

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XXIV. DIgnIté. Le tIssu même De nos VIes

Voici un article écrit un jour pluvieux, la veille du second tour des élec-tions présidentielles, à partir d’un article de Stéphane Hessel paru sur LeMonde. fr. Ce même jour paraissaient, cette fois dans la version papier du Monde, deux pages d’un débat entre Edgar Morin et François Hollande. La veille du scrutin, se rejoignaient le philosophe qui avait appelé à une « poli-tique de civilisation » et le présidentiable devenu probable président pour qui « L’humanité reste en marche. Nous devons être dans l’évocation de notre histoire et dans l’invention de notre futur ». À la dernière question, « quels sont les penseurs et acteurs politiques qui vous ont le plus inspirés pour vos combats politiques ? », Edgar Morin répond par Héraclite, Montaigne, Pascal, rousseau, Hegel, Marx et von Foerster (un des pères de la cyberné-tique), François Hollande plus sobrement par Jaurès, Victor Hugo et Albert caMus. Héraclite pour qui « joignez ce qui est complet et ce qui ne l’est pas, ce qui concorde et ce qui discorde, ce qui est en harmonie et en désaccord ; de toutes choses une et d’une, toutes choses » (Fragments, 10) et Hugo écrivant dans Les Misérables : « Il vient une heure où protester ne suffit plus : après la philosophie, il faut l’action. »

Dans LeMonde.fr daté du 4 mai 2012 et signé de Stéphane Hessel, que l’on ne présente plus, ça s’appelle « Je crois à la dignité humaine » et ça rappelle des valeurs et des principes qui devraient (re-)irriguer le champ de l’insertion… qui, d’ailleurs, occupe la conclusion de cette contribution ou de cet appel.

À l’heure où, semble-t-il, beaucoup de missions locales s’interrogent sur leur projet associatif, se souvenir qu’un tel projet n’est ni une charte (exclu-sivement des intentions), ni un plan d’action (exclusivement des réalisations) mais qu’il se fonde sur des valeurs avant, par le diagnostic du territoire, des besoins des jeunes et de l’environnement, de concevoir une stratégie dégagée des horloges programmatiques, tout cela est bel et bon. La « métamorphose », dont parle Morin, c’est-à-dire le passage d’un vieux monde-chenille à un nouveau monde-papillon, deux configurations bien différentes mais pour-tant avec le même ADN, est en route. Sur celle-ci, les risques et pièges sont nombreux : repli, individualisme, communautarisme, ostracisme… Tout ce qui peut réveiller l’homo demens (le parti néo-nazi Aube dorée qui va entrer au Parlement grec) et qui est encouragé par la division (assistés et travailleurs, public et privé, insiders/outsiders, curés, institueurs, etc.). Après les Français

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de souche et les immigrés, ces derniers et les Roms, le curé et l’instituteur,… les grands référentiels et intégrateurs (le travail, l’appartenance culturelle, l’altérité) sont ainsi déconstruits par un deus ex machina idéologique et ce délabrement produit des gens déboussolés. Or précisément, sur le chemin de cette transformation bio-psycho-économico-sociétale, nous avons besoin d’une boussole et de valeurs cardinales, d’une aimantation axiologique.

Stéphane Hessel les rappelle fort justement : la dignité humaine qu’il illustre par « une place pour chacun » auquel ne peuvent que souscrire les missions locales dont la Charte de 1990 énonce : « Construire ensemble une place pour tous les jeunes. » Notons, ceci n’est pas sans signification, qu’à ce mot de « place » s’est substituée la notion de « parcours »… comme si nous n’étions pas assurés de la possibilité d’une place et que, faute de mieux, nous nous résignons à accompagner, accompagner encore, accompagner toujours… jusqu’à où ? jusqu’à quand ?

Toujours est-il qu’en écho et le lendemain, s’agissant de dignité et cette fois dans le quotidien Le Monde rapportant un entretien entre François Hollande et Edgar Morin (« Du progrès au pacte social, les pistes pour sortir de la crise de civilisation », p. 16), le premier déclare : « Le politique doit intervenir pour lutter contre l’économie de casino et la spéculation financière, pour préserver la dignité du travailleur… »

« Un toit, un repas, de la chaleur humaine », ajoute Hessel. Voilà des mots assurément antipathiques au sens commun du néolibéralisme, des mots humains qui n’entrent pas dans les cases du BOP 102, de la LOLF, de la RGPP, des mots réfractaires aux acronymes. De la chaleur humaine… quelle drôle d’idée ! Et, pourtant, comme cela est évident que le jeune en insertion en a bien plus besoin que de prestations calibrées par la lorgnette des CIVIS, PPAE et autres abréviations d’une pensée réduite à l’homo oeconomicus !

Autres valeurs, l’humanisme et la solidarité charrient d’autres mots — épanouissement, émotions, responsabilité mutuelle, confiance, ouverture… — dont l’incongruité actuelle dans le champ de l’insertion ne lasse pas d’étonner alors qu’ils appartiennent historiquement à la culture qui a fécondé l’éducation populaire et que, malgré cela, on a pris l’habitude de les oublier au bénéfice d’un vocabulaire technocratique dont on a pu croire, un moment et à tort, qu’il témoignait d’un professionnalisme. « Plus la politique devient tech-nique, plus la compétence démocratique régresse », écrivait cependant Morin dans La Tête bien faite (1999). Or, l’insertion est — évidemment — politique, éminemment politique.

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Hessel conclut par un focus sur l’insertion : « Pour ces moments de rupture, de difficultés, la société a créé des dispositifs d’accompagnement social, qui aident à retrouver une voie vers sa place. C’est ce qu’on appelle le travail d’insertion sociale, un travail de fourmi et sur mesure ! Une mission délicate, qui requiert tact, empathie et compréhension. Et parce qu’elle est dimension-née pour une petite proportion de bénéficiaires, elle donne des résultats ! » Les professionnels de l’insertion apprécieront, eux qui (se) désespèrent des slogans et injonctions de résultats et de performance car qu’ils fassent preuve de tact, d’empathie et de compréhension n’est pas à l’ordre du jour de l’éva-luation de leur CPO… À vrai dire, tout le monde s’en fout… sauf, assurément, les jeunes et, probablement, eux-mêmes. Imaginons pourtant, ne serait-ce qu’un instant, une société où chacun agirait selon ses intérêts exclusifs, sans précaution aucune pour les autres, où chaque échange serait surdéterminé par la méfiance et l’agressivité, où chacun n’apprécierait le monde qu’à l’aune de sa seule perspective… un monde de luttes permanentes… Cela paraît absurde ? C’est pourtant un monde où le tact, l’empathie et la compréhension sont quan-tités négligeables, superfétatoires voire inopportunes. Un aveuglement qui, selon Morin, « résulte également de la conception techno-économique du développement qui ne connaît que le calcul comme instrument de connais-sance (indices de croissance, de prospérité, de revenus, statistiques prétendant tout mesurer). Le calcul ignore non seulement les activités non monétarisées comme les productions domestiques et/ou de subsistance, les services mutuels, l’usage de biens communs, la part gratuite de l’existence, mais aussi et surtout tout ce qui ne peut être calculé ni mesuré : la joie, l’amour, la souffrance, la dignité, autrement dit le tissu même de nos vies. » (2011)

Il s’agit donc d’ouvrir les yeux et de se poser une question simple : qu’est-ce qui compte ?

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XXV. Les mIssIons LocaLes Dans L’œIL De L’acte III. HypotHèse pour une DécentraLI-satIon équILIbrée. Vers un pacte terrItorIaL pour L’InsertIon et L’empLoI Des jeunes !

« Les taux de pauvreté ont augmenté pour les jeunes, alors que ceux des seniors ont beaucoup baissé. Les seniors qui ne sont pas en emploi sont relativement bien couverts, en moyenne. Aujourd’hui, ce sont les jeunes sans diplôme qui sont les plus démunis ; ce sont eux qu’il faut aider en priorité. »Pierre CaHuC, 2012.

Ce texte fut précédé d’un autre, rédigé rapidement un matin, le 25 mai 2012, et adressé à une trentaine d’acteurs et têtes de réseau des missions locales, à la suite d’une initiative que j’avais prise deux semaines auparavant. Consul-tant quelques personnes, j’avais en effet constaté que l’avenir des missions locales dans le cadre de la nouvelle loi de décentralisation annoncée pour l’au-tomne au Parlement s’exprimait en point d’interrogation. J’ai donc pris ma plume le 9 mai : « J’ai eu plusieurs d’entre vous au téléphone afin de mieux comprendre les évolutions qui allaient intervenir pour les missions locales dont, compte tenu du nouveau président, la signification de ce grand service public de l’orientation et de l’accompagnement prévu dans un packaging de l’acte III de la décentralisation… qui n’est pas sans rappeler 2004.

Force est de constater que nous sommes tous dans le brouillard, ce qui signifie que, si nous y restons, l’évolution sera plus subie que choisie.

C’est pour cette raison qu’il m’a semblé important, dans une logique d’initiative citoyenne et participative, de telle façon à évacuer toute question de représentativité, de vous solliciter en tant qu’acteurs du réseau pour une situation de laboratoire social visant à produire au terme d’une ou deux jour-nées de rencontre une lettre ouverte au Président qui exprime un ou deux scénarios d’évolution des missions locales — étant entendu que les prin-cipes rappelés dans le Manifeste et plus en amont dans la Charte de 1990 demeurent inaliénables.

L’origine de cette invitation est à traduire comme une volonté de débat au titre de l’intérêt des missions locales, hors de tout clivage. Chaque acteur pourra bien sûr, par la suite, affiner cette lettre ouverte en fonction de ses positions et rôles dans le dialogue social. Il ne s’agit pas de gommer les