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Quéte, écriture et prose arthurienne chez Jacques Roubaud

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Quéte, écriture et prosearthurienne chez JacquesRoubaudFlorence MarsalPublished online: 19 Aug 2006.

To cite this article: Florence Marsal (2006) Quéte, écriture et prose arthurienne chezJacques Roubaud, Contemporary French and Francophone Studies, 10:1, 43-51, DOI:10.1080/17409290500429236

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Contemporary French and Francophone StudiesVol. 10, No. 1, January 2006, pp. 43–51

QUETE, ECRITURE ET PROSE

ARTHURIENNE CHEZ

JACQUES ROUBAUD

Florence Marsal

With an introduction by Anne Berthelot

Florence Marsal et les ambages pulcherrimaede Jacques Roubaud

La familiarite de Florence Marsal avec les grands romans arthuriens en prose ne date pasd’hier, puisque sa premiere maıtrise a l’Universite de Bordeaux portait sur le Lancelot,volet central de ce que l’on appelle communement Lancelot-Graal et dont la collection‘‘La Pleiade’’ chez Gallimard a entame l’edition complete (en trois volumes !) sous le titrede Livre du Graal. Mais le virus du Moyen Age n’est pas si aisement vaincu—sanscompter que la medievistique exige l’acquisition de competences linguistiques et theoriquesque l’on ne souhaite pas laisser tomber dans les oubliettes du temps. Apres un detour ducote de la didactique du francais et de quelques cruciales questions qui s’y rapportent (dutype ‘‘Pourquoi enseigner la litterature en classe de langue seconde?’’, sujet de la troisiememaıtrise de Florence, soutenue celle-ci a Kent State University), cette transfuge des etudesmedievales decida de revenir a la litterature. Et elle chercha tout naturellement un sujetqui reponde a la fois a son interet pour la periode contemporaine et les recherches enmatiere de poetique, et a son gout ancien pour les ‘‘vieux romans’’ longtemps obliteresde l’histoire litteraire, mais revenant en force dans les annees 80 et 90. Pour cetteconjointure de prime abord improbable, Jacques Roubaud s’est revele l’objet ideal : noncontent de s’etre interesse de tres pres a l’ecriture des Troubadours dans le cadre d’une lenteexegese des principes de sa propre pratique poetique (La Fleur inverse), et de s’etre,seul ou avec sa complice-magicienne Florence Delay, inscrit dans la longue lignee

ISSN 1740-9292 (print)/ISSN 1740-9306 (online)/06/010043–9 � 2006 Taylor & Francis

DOI: 10.1080/17409290500429236

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des scribes medievaux remaniant sans cesse l’inepuisable ‘‘matiere de Bretagne’’(Graal-Fiction, Graal-Theatre), il place deliberement et ostensiblement son grandœuvre impossible, Le Grand Incendie de Londres, sous le signe des romans en prose duXIIIe siecle.

Ce texte mythique et impossible, dont les cinq volumes publies (un sixieme au moinsannonce) ne sont que l’ombre portee du projet originel qui n’a(ura) jamais vu le jour,est construit selon le principe de l’entrebescar, ou entrelacement, procede d’ecritureromanesque medieval qui transforme un texte lineaire et progressif en une efflorescence de‘‘branches’’ et d’histoires paralleles, digressives et regressives, dont le but ultime, peut-etre,n’est rien d’autre que l’‘‘evitisme’’1, l’invention d’une technique qui garantit pour ainsidire la prolongation indefinie de l’ecriture. Si le mathematicien, membre de l’Ou-li-po,qu’est Roubaud ne manque pas de se plier a d’autres ‘‘contraintes’’ rhetoriquesou semiotiques, le fil directeur qui circule a travers le foisonnement de cette‘‘pseudo-autobigraphie’’ qu’est le GIL n’en demeure pas moins la pratique retorse,‘‘inverse’’ elle aussi, de la ‘‘mise en ecrit’’ telle que l’illustre le Livre du Graal. A traversles livres de memoire, les ‘‘arts poetiques’’ en latin et en langue vulgaire, le maquis desrecits arthuriens qui se mordent la queue, Florence Marsal, moderniste et medieviste,a montre qu’elle etait particulierement bien armee pour elucider le ‘‘mirage des sources’’2

dans le texte-monument, au demeurant inacheve comme tout roman medieval qui serespecte, de Jacques Roubaud.

L’erudition et la variete interdisciplinaire des travaux de Jacques Roubaudest telle, qu’il ne faudrait pas moins de plusieurs douzaines de specialistes pourl’explorer et l’analyser a fond. Meridional, Jacques Roubaud est entre dans lesetudes medievistes par le biais des Troubadours et de leur conception del’amour et de la poesie, puis est passe aux romans arthuriens du XIIIe siecle, oul’amors brille et s’etend a travers les procedes d’amplification et d’entrelacementde la prose. Cette prose, il va la prendre comme modele lorsqu’il se mettra aecrire le recit multiforme Le Grand Incendie de Londres. Meme si ce romann’existera jamais tel qu’il a ete reve par l’auteur, Destruction, publie en 1989, estle premier volume du grand incendie de Londres (sans majuscules, souvent abregeen Gil), double plus modeste du GIL, mais qui reste neanmoins un cycle d’unegrande ampleur et de facture complexe. En outre, les entrelacements formels nesont pas les seuls elements empruntes a la prose medievale : Roubaud vaegalement reecrire, avec Florence Delay, les multiples episodes de cette legendearthurienne pour la transformer en pieces de theatre. C’est donc bien a la fois laforme et le fond des romans arthuriens, notamment la «Vulgate » que constitueLe Livre du Graal,3 qu’il s’agit d’explorer afin de mieux comprendre une desmultiples facettes de l’impulsion creatrice de Roubaud.

Le sous-titre du Gil, « recit, avec incises et bifurcations », met en avantle caractere digressif et non lineaire du texte. Or, dans le cinquieme volume,La bibliotheque de Warburg, c’est non seulement en termes d’organisation,

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mais aussi de quantite de textes que le narrateur compare son GIL reve au cyclearthurien :

Je le prevois de dimension raisonnable (???) (a peu pres l’equivalent duLancelot en prose, version complete, de l’Estoire du Graal a La mort Artu).La strategie narrative principale y sera celle de . . . l’entrelacement,enchevetrement regle de fils de recits constituant le roman comme unetoile . . . (305)

Si ce GIL-la n’a jamais ete ecrit, le cycle que nous connaissons est lui aussitres ambitieux : cinq branches ont deja ete publiees, une sixieme devraitl’etre bientot. Et si l’on en croit l’auteur, plusieurs « entre-deux-branches » ontete ecrits et doivent paraıtre apres les six branches principales. En outre,la strategie de l’entrelacement est identifiable dans le Gil aussi, qui mele filsnarratifs du passe et des souvenirs, a ceux du present d’enonciation.

L’entrelacement des romans medievaux est une extraordinaire strategied’amplification narrative qui permet a priori toutes les digressions possibles etimaginables, qui tient le lecteur en haleine, et met a l’epreuve sa memoire.A partir de la formation de la Table Ronde, et bien avant la quete du Graal(quete fondamentalement religieuse, vouee a l’echec pour tous les chevalierssauf Galaad, et dont la motivation narrative est justement de supprimerl’entrelacement et le suspense, en tuant un maximum de chevaliers arthurienspour mettre fin au recit trop courtois de leurs aventures), c’est la queted’aventures indefinies—chevaliers ou dames cruelles qui font regner le chaosdans le royaume d’Arthur, demoiselles deconseillees a secourir, coutumesviolentes a supprimer—qui sert de matiere narrative a l’entrelacement de laprose. C’est en effet une fois qu’Arthur a plus ou moins mis fin aux guerresinternes et externes a son royaume et qu’il s’est etabli avec Guenievre a sa cour,que ses chevaliers peuvent aller et venir en toute liberte a la recherched’exploits individuels. Merlin organise alors la mise en recit de ces exploits afind’identifier les meilleurs chevaliers : a leur retour a la cour, ils raconteront leursaventures aux scribes d’Arthur, sans rien omettre ni ajouter. Or, selon la fictionmetanarrative du texte, c’est ce conte-meme, organise en branches et debarrassede quelques recits sans importance par les scribes d’Arthur, que nous lisons.

Pour devenir l’un des meilleurs chevaliers d’Arthur et etre admis dans lesbranches du grand recit, comme l’affirme Philippe Walter dans l’Introductiondu Livre du Graal, un chevalier doit avoir du courage et de la force, mais aussi,et surtout, faire preuve de « disponibilite » et de « perseverance » (xxxix-xl).La principale occupation du chevalier errant est en effet de parcourir la foret ala recherche d’aventures, de n’en refuser aucune—car ce serait alors fairepreuve de lachete—et de les mener toutes a terme, meme, et surtout lorsqu’ilen poursuit plusieurs a la fois. Les detours et digressions que semblentconstituer ces sous-quetes sont de fait la seule voie possible pour mener a bien

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une quete principale. Car si les chevaliers qui ne veulent pas devoyer sont punis,disponibilite et perseverance sont toujours recompensees en chemin. AinsiGauvain ne trouve-t-il les nombreux indices qui vont le mener a Lancelot, objetde sa quete principale, que lorsqu’il part momentanement a la recherched’Hector, un chevalier mysterieux qui pleure et qui ri en meme temps, et qu’ilsuit une ravissante demoiselle le menant chez une demoiselle plus belle encorequi veut coucher avec lui. Tout cela s’accomplit avec nombre de combatsjudiciaires supplementaires, Gauvain ne pouvant evidemment pas laisser regnerl’injustice dans le royaume d’Arthur sous le mauvais pretexte qu’il mene troisquetes simultanees. Aux quetes de Gauvain se melent egalement celles d’autreschevaliers, Hector, Sagremor ou Lionel par exemple, qui se battent eux aussipour mener a bien leurs propres aventures (Le Livre du Graal II, p. 594–877).L’extraordinaire valeur des meilleurs chevaliers d’Arthur constitue ainsi lefondement diegetique de l’entrelacement, figure narrative paradoxale qui melefragmentation et continuite : ils acceptent tous les defis qui s’offrent a eux,mais resolvent toutes les aventures d’une narration qui finit par se concluremomentanement, le temps de la mise en recit, lors d’une reunion joyeuse a lacour d’Arthur. C’est ainsi qu’Alexandre Micha decrit l’entrelacement dans leLancelot : «Deux modes en apparence contradictoires, mais en fait comple-mentaires, s’unissent intimement : d’une part le morcellement, d’autre part laconnexion et la convergence ; des tranches temporelles qui se suivent, mais aussis’interrompent ou s’engendrent les unes les autres » (122).

Or, «morcellement » et « connexion » sont deux termes operatoires pourdecrire la forme du Gil : le narrateur melant recit de souvenirs, parfois treslointains, a des descriptions au present d’enonciation de l’activite meme d’ecrirele texte que nous lisons. Le «morcellement » est celui des contraintesd’ecriture qu’il s’impose : ecrire une, deux heures chaque jour, au petit matin,pour remplir un moment de prose avec son propre titre et son numero deparagraphe, separe de celui de la veille ou du lendemain par un blanc sur lapage. L’organisation du texte est egalement fragmentee en trois parties plus oumoins hierarchisees : la partie principale est le « recit », dont certains momentsde prose se poursuivent en « insertions » digressives d’une ou deux pages, ou en« bifurcations » qui constituent des explications ou des digressions plus longues.Ainsi, dans la premiere branche, le chapitre trois, qui raconte une premieretentative de commencer ce GIL reve mais si difficile a ecrire, est dissemine endix-huit moments de prose dans la partie « recit », x 24–41, p. 79–121, troismoments de prose dans la partie « insertions », x 110–112, p. 278–283, et neufmoments de prose dans les « bifurcations », x 164–172, p. 363–378. Le lecteurpeut donc choisir de lire le texte dans la relative continuite thematique de seschapitres : il lui faut pour cela passer d’un moment de prose dans le « recit »a son insertion ou bifurcation une centaine de pages plus loin, puis revenir enarriere dans le recit, etc. Il peut aussi lire le texte de maniere lineaire, de lapremiere a la derniere page : ce type de lecture est celui qui, comme dans les

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romans medievaux, met le plus sa memoire a contribution. Il lui faut en effet serappeler par exemple, pourquoi le narrateur parle de gelee de mure au x 112,alors qu’il expliquait la raison de l’agencement du texte en moments de prose aux 111 ! Comme le remarque David Bellos, pour parvenir au bout de chaquebranche du Gil, le lecteur a bien besoin des trois qualites suivantes : « stamina,concentration and tolerance » (5), a mettre en parallele avec la demonstrationimpressionnante de disponibilite et de perseverance qu’il faut a l’auteur duGil comme aux chevaliers errants d’Arthur.

Si la quete d’aventures infinies et indefinies guide l’entrelacement narratifdans le Lancelot, le narrateur du Gil mene lui aussi, a l’image de Gauvain ouLancelot, une recherche dont le sujet semble tres vaste : c’est dans un reve,en 1961, aux lendemains de la mort de son frere, que le narrateur decided’entreprendre le GIL, en meme temps que d’importantes recherches enmathematique et en poesie, regroupees sous le terme englobant de « Projet ».Le reve que fait le narrateur fait miroiter la fin de la quete, sa resolutionimminente : « je devais penetrer le mystere apres de longues recherches »(Destruction, 37). En realite, cette quete se poursuit encore aujourd’hui,a travers les nombreuses publications de recueils de poemes, romans oulipiens,livres pour enfants, essais de poetique, travaux sur le fonctionnement de lamemoire, sur les theories du rythme abstrait, traductions d’ouvrages anglais ouamericains, et autres recherches en mathematiques. C’est dans le Gil, identifiepar le narrateur comme une « (auto)biographie du Projet et de son double,Le Grand Incendie de Londres »4 (La boucle, 285), que les avancees decette quete intellectuelle sont narrees : c’est la que, comme dans les romansarthuriens, la narration suit les errances complexes et variees de sespersonnages : disponibilite de celui qui est en quete et emiettement du recit,perseverance (stamina) du « chevalier », connexion et convergence des filsnarratifs, ces elements diegetiques et metadiegetiques sont lies entre eux et aumotif de la quete d’aventures et d’exploits personnels.

Il ne s’agit pas la, pourtant, d’orgueil excessif : si les chevaliers quittent lacour d’Arthur pour chercher des aventures au lieu de demeurer aupres de l’etreaime, ce n’est pas par vanite deplacee ; de meme que le nombre impressionnantde recherches simultanees qu’entreprend le narrateur du Gil ne ressort pasd’une megalomanie maladive. L’errance, la quete et l’aventure ne sont que larealisation, dans le recit, des potentialites cachees des personnages ; elles sontaussi, tout simplement, le moteur de l’action, sans laquelle il n’y aurait pas derecit. L’etymologie du mot « aventure » est le terme latin populaire« *adventura », participe futur au pluriel neutre qui signifie « ce qui doitarriver ». A travers l’aventure, la temporalite du recit est projetee vers l’avant :les mots « aventure » et « avenir » partagent la meme etymologie. L’aventure,comme micro evenement, fait partie integrante de la temporalite continue eteschatologique du roman en prose. Au depart pour l’aventure s’oppose le retoura la cour et le repos, pauses narratives indispensables puisqu’elles permettent

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la mise en ecrit, donc la transmission des aventures, mais qui, si elles seprolongent, representent un danger pour le chevalier qui s’immobilise dela sorte. Le roman de Chretien de Troyes Erec et Enide illustre un aspect de ceprobleme : le chevalier arthurien Erec est tellement amoureux de sa femmeEnide qu’il en oublie les combats et les tournois, et c’est elle-meme qui luirevele l’insulte supreme dont on le couvre en cachette : « tous vous appellentrecreant », c’est-a-dire « lache et deloyal aux armes » (64). L’auteur avait dejaintroduit ce concept, en justifiant son entreprise d’ecriture dans le prologue :« celui-la n’est pas sage qui ne repand pas la science quand Dieu lui donne lagrace de le faire » (3). Il faut exercer le talent que Dieu nous a donne, que cesoit le talent de combattre ou celui d’ecrire : voici ce que nous enseigne leroman. Dans le Lancelot, c’est un autre danger, tout aussi grave que la recreantise,qui guette un chevalier egalement paralyse d’amour : Galehaut succombe a lamelancolie, parce qu’il croit que Lancelot, le chevalier qu’il aime plus que tout,est mort. Il en perd l’appetit et le sommeil, et meurt de faiblesse et de douleur.

Or, la premiere phrase du Gil revele l’importance du Projet de recherchesentreprises par l’auteur : il est en effet concu comme « alternative a ladisparition volontaire » (7). Le lecteur comprend tres vite, au cours du cycle,que le suicide commis par son jeune frere tente aussi le narrateur. Les aventuresdu Projet sont donc bel et bien, comme celles des chevaliers, comme la poesiedes Troubadours egalement, la seule « forme de vie » (Cardone-Arlyck) possiblepour l’auteur. Ne pas exercer le talent d’ecrire, ne pas multiplier les voies derecherches pour les entrelacer dans le recit du Gil equivaudrait, pour lui, a lamort. Le cycle du Livre du Graal se termine de meme sur la mort de tous leschevaliers arthuriens, dans le recit non plus entrelace mais inexorablementlineaire de La mort Artu : il n’y a plus d’aventures, puisque le Graal qui en etaitla source cachee, apres etre apparu a la cour d’Arthur dans La quete du Graal,et avoir monopolise les chevaliers desormais depourvus de la disponibilitenecessaire a l’entrelacement, est retourne en Orient. Les chevaliers, desœuvreset obligatoirement recreants puisqu’il n’y a plus rien a chercher, s’apercoiventenfin de la relation adultere de Guenievre et Lancelot, et entrent en conflit lesuns avec les autres, pour finir par s’entretuer purement et simplement. Maisavant cette fin brutale, et avant l’apparition a decouvert du Graal, chaque departd’un nouveau chevalier, chaque emprisonnement de Lancelot, chaque detourque prend Gauvain au milieu d’une, deux, trois quetes deja commencees et nonencore achevees, ont constitue une victoire du recit, un moyen de lutter contrel’achevement inevitable. Eviter la fin du recit est aussi, pour l’auteur du Gil,un imperatif : pour cela, il lui faut, comme aux chevaliers, a la fois multiplierles domaines de recherches, mais aussi eviter de les achever, ou du moins enretarder le plus possible l’aboutissement.

L’aventure du Graal Theatre est un bon exemple de cette «methode » queRoubaud appelle ailleurs « evitisme » (Poesie, etcetera, 241–247) : commencee en1973, cette entreprise de mise en ecrit du grand Livre du Graal sous la forme

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de pieces de theatre, dans le but de le faire revivre et de le rendre populaire etaccessible a tous, s’est enfin achevee cette annee. Les six premieres pieces del’ensemble sont parues en 1977 et 1981, mais le lecteur et spectateur a duattendre mai 2005 et la publication du volume integral pour lire les quatredernieres pieces. Est-il utile de preciser que ce qu’il a fallu attendre plus devingt ans, c’est la fin de la legende, c’est-a-dire l’entree en scene du Graal et deson seul et unique chevalier, Galaad. En 2001, Roubaud ecrit a ce propos :

L’arret du travail a . . . une raison de fond. Nous avions une reticence a finirles temps aventureux et extraordinaires pour tomber dans la theologieclericale de la Quete du Graal et la tragedie guerriere de la Mort du Roi Arthur.Dans chaque cas, il y avait fin des aventures :—une seule aventure dans laQuete, donc aucune. Et dans la Mort, une chute : temps de nouveauordinaires : la guerre, la mort. (Pour f eter Florence Delay, 87–88)

Il faut bien dire que les aventures de Graal Theatre sont avant tout celles del’amour et de la mise en ecrit, les deux etant etroitement associes. Si lescombats chevaleresques, qui occupent souvent plusieurs pages dans les romansmedievaux, sont ici tres rapidement liquides—en une didascalie du genre « Brefcombat a l’avantage de Lancelot » (297) par exemple—les actions et discoursdes personnages de Merlin et Blaise, mais aussi de Viviane et Morgane, sontparticulierement developpes, et revelateurs du lien entre amour et amour de lalangue si cher a Roubaud. Ce lien, brise en 1983 a la mort d’Alix, la femme deRoubaud, ce avant meme le commencement de la mise en ecrit du Gil, se voittransfere avec jubilation dans les personnages de Graal Theatre. Merlin est eneffet le premier auteur intradiegetique de l’histoire d’Arthur et du Graal,comme il l’est egalement dans les versions medievales : c’est lui qui, passant desroles de conseiller et magicien aupres d’Uterpendragon et de son fils Arthur,a celui de prophete et de poete,5 dicte les aventures des chevaliers a Blaise, unpretre qui etait le confesseur de la mere de Merlin avant de devenir le premierscribe du Livre du Graal. Mais Merlin disparaıt assez vite du recit dans lesbranches medievales : sa presence tres ambigue, puisqu’il est le fils d’un demonincube qui voulait faire de lui l’Antechrist, gene la narration qui laisse peu a peula place a une doctrine chretienne de plus en plus intransigeante vis-a-vis desaventures courtoises et amoureuses des personnages. Heureusement, les textesmedievaux offrent tres souvent plusieurs versions d’un meme episode etplusieurs facettes a leurs personnages. Cette mouvance caracteristique de l’ecritmedieval, qui est souvent la reecriture d’un texte ou d’un episode preexistant,offre une liberte extraordinaire aux scribes modernes Delay et Roubaud. Danscertaines versions, Merlin est tue par Viviane dont il a eu le malheur detomber amoureux. Mais dans les Premiers faits, Viviane enferme Merlin dansune prison d’air et d’amour dans laquelle elle seule a le loisir de venir le voirquand bon lui semble (1632). Les auteurs de Graal Theatre choisissent cette

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version-la : lorsqu’il comprend que Viviane va bientot l’enfermer, il accepte cetavenir et explique a Blaise, au moment des adieux : « non seulement l’amour deViviane ne peut en rien alterer l’amour de la prose, mais encore et tout aucontraire . . . l’amour qui meut le soleil la lune et les etoiles est la source obligeede tout recit . . . » (141). Effectivement, Merlin continue a diriger le recitdepuis sa prison d’amour, en parlant a Blaise, ou Morgane, par l’intermediairede telegrammes, de courriels ou d’emissions de radio. Viviane et Morgane,quant a elles, ne participent pas a la mise en ecrit a proprement parler, maisdirigent le recit en amont, des l’etape de l’inventio, puisqu’elles arrangent oumodifient les evenements selon leur amour et leurs desirs, qu’ils soientmaternels, sexuels, ou la consequence d’une soif de pouvoir absolu.

Les auteurs medievaux ont invente plusieurs techniques d’« evitisme »,pour que l’aventure de l’ecriture ne s’acheve jamais : la mouvance des texteset l’entrelacement, qui non seulement multiplie les fils narratifs en multipliantpersonnages et episodes, mais qui les allonge egalement, en retardant aumaximum la resolution et la fin de chacune des milliers d’aventures quijalonnent le parcours des chevaliers errants, sont de formidables sourcesd’inspiration pour Roubaud. Ces techniques laissent entrevoir non seulement le« lien indissoluble . . . qui unit l’amour a la poesie » (La fleur inverse, 10), celuique les Troubadours ont invente, mais aussi le lien qui unit amour, textes et vie,et qui revele une profondeur nouvelle a l’ecriture du moi. Celle-ci est aconsiderer desormais, et ce grace a l’entreprise du Gil, comme une lecon de vie,une errance remplie d’esperance et d’attente, une multiplication de quetesinfinies et indefinies exigeant toute la disponibilite, la perseverance, laconcentration et la tolerance qu’il nous faut pour vivre et ne pas succombera la tentation du desespoir et de la recreance.

Notes: Introduction

1 Le terme est de Roubaud.2 Pour emprunter le titre d’un ouvrage de Roger Dragonetti.

Notes: Texte

3 Compose de six branches, Joseph d’Arimathie, Merlin, Les Premiers Faits du roiArthur, Lancelot, la Quete du Saint-Graal, et la Mort du roi Arthur, probablementecrit entre 1220 et 1230, ce cycle retrace toute l’histoire du Graal, depuis lestemps christiques jusqu’a l’epoque d’Arthur. Le Livre du Graal est le titregeneral choisi pour la collection de la Pleıade. Roubaud intitule quant a luiLancelot en prose le cycle entier.

4 C’est l’auteur qui souligne.5 Cette nomenclature est empruntee a Peter H. Goodrich.

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Page 11: Quéte, écriture et prose arthurienne chez Jacques Roubaud

Works Cited

Bellos, David. «The Pact of London ». A Casebook on Jacques Roubaud’s Great Fire ofLondon. Ed. Peter Consenstein. Elmwood Pk : Dalkey Archive, 2003.

Cardone-Arlyck, Elisabeth. « Poesie, forme de vie (Jacques Roubaud). » L’EspritCreateur 32.2 (Ete 1992) : 89–101.

Chretien de Troyes. Oeuvres completes. Ed. Daniel Poirion. Paris : Gallimard, 1994.Goodrich, Peter H. et Raymond H. Thomson. Merlin, a Casebook. New York,

London : Routledge, 2003.Le Livre du Graal. Vol. 1 et 2. Ed. Daniel Poirion. Paris : Gallimard, 2001–3.Micha, Alexandre. Essais sur le cycle du Lancelot Graal. Geneve : Droz, 1987.Roubaud, Jacques. Le grand incendie de Londres. Paris : Seuil, 1989.—, La boucle. Paris : Seuil, 1993.—, La fleur inverse : essai sur l’art formel des troubadours. Paris : Les Belles Lettres,

1994.—, Poesie, etcetera : Menage. Paris : Stock, 1995.—, Mathematique : recit. Paris : Seuil, 1997.—, Poesie : recit. Paris : Seuil, 2000.—, «Graal 2001 ». Pour f eter Florence Delay. Collectif. Paris : Presses de la Sorbonne

Nouvelle, 2001.—, La bibliotheque de Warburg. Version mixte. Paris : Seuil, 2002.—, et Florence Delay. Graal Theatre. Paris : Gallimard, 2005.

Anne Berthelot is professor of French and Medieval Studies at the University of

Connecticut. She is the author of numerous books and articles on Medieval literature,

focusing especially on the Arthurian legend with a comparatist approach. She is part of

the team making the so-called Lancelot-Grail cycle accessible to a large audience in

the prestigious ‘‘La Pleiade’’ series (Gallimard). Her most recent book is a synthetic

presentation of the Arthurian legend for the Editions du Chene, La Legende du roi

Arthur (Fall 2004), which was recently translated into German. She is currently working

on a book-length study of the enunciation problems in the Roman de Perceforest, and is

also preparing an edition of a little-known Arthurian romance that may be considered

as the source for Perceforest, the Roman des fils du roi Constant.

Florence Marsal is professor of French in residence at the University of Connecticut.

Last year, she defended her dissertation on ‘‘The Rhetoric of Interlacing in Thirteenth

Century Arthurian Romances and Jacques Roubaud’s Great Fire of London.’’ She has

written numerous articles on the work of Jacques Roubaud, more specifically on the

various relationships between Arthurian romances’ form and characters, and The Great

Fire of London and Graal Theatre.

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