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28 D’ARCHITECTURES 211 - SEPTEMBRE 12 Les architectes semblent s’être précipités à Charleville-Mézières pour apporter leur eau au mou- lin Rimbaud, figure emblématique du poète voyant. Pas moins de quinze équipes ont été sélectionnées pour présenter des propositions oscillant entre éru- dition et pédanterie, vision et imagerie. La mairie de Charleville-Mézières, souhaitant sim- plement moderniser et rendre accessible aux per- sonnes handicapées le musée du Vieux Moulin, a pourtant organisé une consultation assez large. Comme pour insidieusement inciter les candidats retenus à s’interroger, avec le langage qui leur est propre (composé d’escaliers, de poteaux, de plan- chers…), sur l’un des auteurs les plus commentés de la littérature française. L’enfant de Charleville incarne en effet le poète moderne comme le person- nage faustien préférant la vie à la poésie. Le bâtiment qui accueille les collections a été construit en 1626 sur les plans de Claude II Métezeau, frère de l’architecte de la place des Vosges. C’est un ancien moulin édifié sur un bras de la Meuse. Ses arches monumentales abritaient à l’ori- gine les roues à aubes destinées à capter la puissance nécessaire à la mise en mouvement des meules. Quant à sa haute façade, elle a été dessinée pour fer- mer la perspective de l’un des axes majeurs partant en croix de la Place ducale. Son arrière, plus bas, trahit la vocation fonctionnelle de l’édifice, tout en assurant efficacement l’articulation de la ville à la petite île inondable lovée en croissant dans l’un des méandres du fleuve. Le musée actuel contient des photographies et des fac-similés retraçant l’œuvre et la vie de l’artiste, quelques manuscrits originaux, notamment celui du sonnet Voyelles, et des objets qui ont accompagné le poète jusqu’en Abyssinie dans sa seconde vie : valise, pièces d’étoffe, livres techniques… Outre l’aménagement du musée, les quinze candi- dats devaient prévoir le réaménagement paysager de l’île, sans dépasser l’enveloppe prévisionnelle de 4 millions d’euros. Les différentes propositions, chacune constituée d’un panneau A0 accompagné d’un livret explica- tif d’une dizaine de pages, peuvent rapidement être classées en trois catégories : réponse, projets et scénographies. Dans la première ne rentre qu’un seul projet, celui du lauréat, un cas d’école à médi- ter. Dans la deuxième, ceux qui ont librement tra- vaillé sur la morphologie du bâtiment existant. Dans la dernière, ceux qui ont cherché à faire dire à l’architecture plus qu’elle ne peut le faire (sait- elle exprimer davantage que le fermé et l’ouvert, le haut et le bas ?) en rivalisant de visions de « voyant » tout en jouant, parfois dangereusement, avec les métaphores. La composition du jury et des équipes ayant concouru est consultable sur darchitectures.com. MAGAZINE > CONCOURS Ut Architectura Poesis Concours pour le musée Rimbaud à Charleville-Mézières par Richard Scoffier 29 // ÉQUIPE ABINAL ET ROPARS, LAURÉATS © Photos DR « Nature narrative : chaque séquence du parcours est fondée sur l’évocation de la vie du poète (depuis le grenier évoquant Roche, jusqu’au belvédère de l’Adieu ouvrant sur la Meuse, en passant par l’espace de la première travée [vers Charleville] que le visiteur traversera plusieurs fois au cours de son parcours et ici appelé On ne part pas, l’espace magnifié des anciennes roues du moulin – le Wasserfall –, et le Départ vers les espaces naturels et exotiques du jardin aux fleurs blanches). » ^ Le parcours extérieur : A - Le jardin aux fleurs blanches. B - Le Parcours. C - Le belvédère Adieu.D- Au cabaret vert. E - La place (événements). F - La proue. V Roche. Muséographie : vie / l’écriture, séquence 3. V On ne part pas. Installation « Cadran », séquence 5. V Wasserfall. Installation « Reflets », séquence 8. V Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs. Parcours extérieur : jardin de fleurs blanches, séquence 10. ^ Le parcours intérieur du musée.

R D P Ut Architectura Poesis Concours pour le musée ... · Une fine construction métallique, semblable à une étagère et composée de six plateaux libres, ... Comme si l’architecture,

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28 D’ARCHITECTURES 211 - SEPTEMBRE 12

Les architectes semblent s’être précipités àCharleville-Mézières pour apporter leur eau au mou-lin Rimbaud, figure emblématique du poète voyant.Pas moins de quinze équipes ont été sélectionnéespour présenter des propositions oscillant entre éru-dition et pédanterie, vision et imagerie.

La mairie de Charleville-Mézières, souhaitant sim-plement moderniser et rendre accessible aux per-sonnes handicapées le musée du Vieux Moulin, apourtant organisé une consultation assez large.Comme pour insidieusement inciter les candidatsretenus à s’interroger, avec le langage qui leur estpropre (composé d’escaliers, de poteaux, de plan-chers…), sur l’un des auteurs les plus commentés dela littérature française. L’enfant de Charlevilleincarne en effet le poète moderne comme le person-nage faustien préférant la vie à la poésie.Le bâtiment qui accueille les collections a étéconstruit en 1626 sur les plans de Claude IIMétezeau, frère de l’architecte de la place des Vosges.C’est un ancien moulin édifié sur un bras de laMeuse. Ses arches monumentales abritaient à l’ori-gine les roues à aubes destinées à capter la puissancenécessaire à la mise en mouvement des meules.Quant à sa haute façade, elle a été dessinée pour fer-mer la perspective de l’un des axes majeurs partanten croix de la Place ducale. Son arrière, plus bas,

trahit la vocation fonctionnelle de l’édifice, tout en assurant efficacement l’articulation de la ville à la petite île inondable lovée en croissant dans l’undes méandres du fleuve.Le musée actuel contient des photographies et desfac-similés retraçant l’œuvre et la vie de l’artiste,quelques manuscrits originaux, notamment celui dusonnet Voyelles, et des objets qui ont accompagné lepoète jusqu’en Abyssinie dans sa seconde vie : valise,pièces d’étoffe, livres techniques…Outre l’aménagement du musée, les quinze candi-dats devaient prévoir le réaménagement paysager de l’île, sans dépasser l’enveloppe prévisionnelle de 4 millions d’euros.Les différentes propositions, chacune constituéed’un panneau A0 accompagné d’un livret explica-tif d’une dizaine de pages, peuvent rapidementêtre classées en trois catégories : réponse, projets etscénographies. Dans la première ne rentre qu’unseul projet, celui du lauréat, un cas d’école à médi-ter. Dans la deuxième, ceux qui ont librement tra-vaillé sur la morphologie du bâtiment existant.Dans la dernière, ceux qui ont cherché à faire direà l’architecture plus qu’elle ne peut le faire (sait-elle exprimer davantage que le fermé et l’ouvert, lehaut et le bas ?) en rivalisant de visions de« voyant » tout en jouant, parfois dangereusement,avec les métaphores.

La composition du jury et des équipes ayant concouru est consultable sur darchitectures.com.

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Ut Architectura PoesisConcours pour le musée Rimbaud à Charleville-Mézièrespar Richard Scoffier

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// ÉQUIPE ABINAL ET ROPARS, LAURÉATS

©Ph

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DR

« Nature narrative : chaque séquence du parcours estfondée sur l’évocation de la vie du poète (depuis le grenierévoquant Roche, jusqu’au belvédère de l’Adieu ouvrantsur la Meuse, en passant par l’espace de la premièretravée [vers Charleville] que le visiteur traversera plusieursfois au cours de son parcours et ici appelé On ne part pas,l’espace magnifié des anciennes roues du moulin – le Wasserfall –, et le Départ vers les espaces naturels et exotiques du jardin aux fleurs blanches). »

^ Le parcours extérieur : A - Le jardin aux fleurs blanches.B - Le Parcours. C - Le belvédère Adieu. D - Au cabaret vert.E - La place (événements). F - La proue.

V Roche. Muséographie : vie / l’écriture, séquence 3. V On ne part pas. Installation « Cadran », séquence 5.

V Wasserfall. Installation « Reflets », séquence 8. V Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs. Parcours extérieur : jardin de fleursblanches, séquence 10.

^ Le parcours intérieur du musée.

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RÉPONSE

ABINAL ET ROPARS, LAURÉATS (VOIR PAGE 29)

Les deux architectes, associés à l’artiste ClaudeLévêque et à l’écrivain Stéphane Bouquet, font uneproposition surtout remarquable par son habileté etsa sobriété. Leur beau texte laisse pressentir qu’ilsmaîtrisent parfaitement le sujet. Tandis que leur pan-neau répond exactement à la demande, en montrantdes transformations modestes et pertinentes quisavent s’inscrire sans problème dans l’enveloppe bud-gétaire. Revisitant La Poétique de l’espace de GastonBachelard, le projet propose un parcours séquencémontant des fondations au-dessus du fleuve vers letoit, pour se poursuivre ensuite sur l’île, subtilementaménagée. La symbolique propre de chaque séquence– les arches, l’escalier, le grenier, la clairière – est miseen correspondance avec les thèmes qui traversentl’œuvre ou la vie du poète.

PROJETS

Quittant Rimbaud pour mieux le retrouver, la plu-part des propositions se sont surtout attachées àcomposer des dispositifs spatiaux nous permettantde mieux comprendre la puissance de cet immeuble-pont étrangement asymétrique.Certains jouent la carte du vide. Ainsi Kengo Kumasectionne l’arrière du bâtiment pour le vitrer et l’ou-vrir sur le paysage. À l’intérieur de la tour, plancherset cloisons ont été déposés et un escalier serpente. Ildessert des espaces uniquement définis par des tigessuspendues, rappelant les Pénétrables de Jesús-RafaelSoto, le peintre Op Art des années soixante. Unespace météorologique qui semble témoigner d’unevolonté de ramener l’altérité au cœur de l’intimitépour illustrer le « je est un autre » du poète. Demême, l’équipe Dorell, Ghotmeh & Tane creuse levolume pour y inclure une salle de théâtre silen-cieuse, un espace piranésien traversé de volées d’esca-lier mettant en scène les déambulations du public.Plus introverti, H2O glisse dans la coque de pierreun atrium éclairé zénithalement desservant desalcôves périphériques. Ces alvéoles sont sculptéescomme des écrins autour des objets du poète. Unparcours sensoriel qui traverse des vides vertigineuxet des espaces étirés ou compressés.D’autres jouent sur l’idée d’insertion. VincentBrossy et ses associés imaginent un dispositif composé de petites tours parasites venant s’immiscer,à la manière des bernard-l’ermite, dans la coquille enpierre du vieux moulin. Thomas Raynaud optepour un dispositif plus minimaliste à la Sol LeWitt.Une fine construction métallique, semblable à uneétagère et composée de six plateaux libres,

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// ÉQUIPE DORELL,GHOTMEH & TANE

// ÉQUIPE KENGO KUMA & ASSOCIATES EUROPE

// ÉQUIPE THOMAS RAYNAUD

// ÉQUIPE H2O

La maison des infinis

// ÉQUIPE VINCENT BROSSY ET ASSOCIÉS

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Comme si l’architecture, à l’instar des consonnes, res-tait seconde et ne pouvait qu’accompagner ou modu-ler le regard, l’espace, la lumière, sans jamais prétendreen être la source. Cependant, ils s’égarent vite dansune improbable scénographie à la Jules Verne, organi-sée autour d’un enchaînement vertical de rouages etdans l’évocation de multiples références savantes.Cherchant sans doute à dénoncer l’inanité d’unmusée dédié à un éternel adolescent fugueur,Stéphane Malka tente de le faire disparaître en ayantrecours à la pixélisation. Les murs et les escaliers sontainsi très scolairement recouverts de boîtes cubiquesdont certaines présentent les pièces de la collection. Leprocédé, déjà peu convaincant lorsqu’il est notam-ment utilisé par l’OMA pour la tour MahaNakhon àBangkok, tend ici au grotesque.Enfin, certains candidats détournent les règles du jeuet placent l’île au premier plan en considérant le

// ÉQUIPE HOGE ARCHITECTES

// ÉQUIPE CHARTIER ET CORBASSON

// ÉQUIPE STÉPHANE MALKA

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accueille manuscrits, éditions originales et pho-tos comme autant de pièces à conviction témoignantde l’existence du poète. Plus surréaliste, PhilippeProst inscrit dans le bâtiment une tête dorée cyclo-péenne évoquant le portrait d’Ernest Delahaye, LaTronche Machin. Une proposition qui interroge l’idéed’un espace cerveau, de l’architecture comme méca-nisme qui cadre poétiquement le monde à travers sesmurs, ses portes et ses fenêtres.Pierre Hebbelinck, enfin, structure son aménage-ment autour d’un escalier oblique qui découpe de part en part le volume existant afin d’esquisserune organisation interne dynamique, à la mesure de l’énigmatique silhouette latérale de l’édifice-pont. Il en révèle le caractère zoomorphique, rap-pelant le Sphinx de Gizeh.

SCÉNOGRAPHIES

Les dernières équipes se sont attachées à définir desespaces moins architecturaux que purement scéno-

graphiques, certaines ont préféré investir l’espacevacant de l’île pour mieux se laisser emporter par lessirènes d’une architecture plus imagée ou parlante.K architecture libère complètement l’espace. Elle créeun sol servant transparent contenant des caissonsmuséographiques, des écrans vidéo et des haut-parleurs. Ce sol actif alimente un bain sensoriel oùsont plongés les spectateurs, tandis que les murs,débarrassés de leurs planchers, servent de cimaises où s’accumulent pêle-mêle portraits de l’artiste et fac-similés en tout genre. Moins portée sur le visuel quesur le sonore, l’équipe de Hoge Architectes tente trèsjustement de donner forme au « moulin à paroles »,un thème rimbaldien par excellence. Mais elle multi-plie des meubles symboliques très anecdotiques sansparvenir à représenter un lieu hanté par de multiplesvoix. Chartier et Corbasson, eux aussi, partent d’uneintuition intéressante : explorer l’envers de l’œuvre del’auteur de Voyelles en se focalisant sur les consonnes.

// ÉQUIPE PHILIPPE PROST

// ÉQUIPEK ARCHITECTURE

// ÉQUIPEPIERRE HEBBELINCK

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MAGAZINE > CONCOURS

bâtiment existant comme un simple appendice.Ainsi pour Duncan Lewis, l’île est le musée. Il s’ap-puie sur le caractère inondable du secteur pour tracerune promenade surélevée glissant dans la canopée. Levieux moulin est relégué au rang de bloc servant, assu-rant la desserte du parcours suspendu dans les arbres.L’inversion est portée à son paroxysme par des dispo-sitifs permettant de considérer les visiteurs comme desauteurs en puissance et non comme de simples récep-teurs. Une proposition à la fois totalement démago-gique et totalement réaliste, à l’ère de l’explosion dublog et du renversement du rapport de l’auteur au lec-teur. Tout aussi vaine, celle de l’équipe réunie autourde Michel Goutal et Didier Faustino délaisse l’édi-fice historique pour investir l’île et y construire un carrousel distribuant des belvédères comme autant de chemins qui ne mènent nulle part.Traversant la frontière du réel et du virtuel pourmieux assimiler l’intervention architecturale à unesous-catégorie des effets spéciaux du cinéma à grandspectacle, Moatti et Rivière brodent librement sur ladouble vie du poète et proposent de construire uneserre tropicale qui duplique la silhouette du moulinpour accueillir des baobabs et des fromagers. <

// ÉQUIPE DUNCAN LEWISSCAPE ARCHITECTURE

// ÉQUIPE MICHEL GOUTAL ET MÉSARCHITECTURE

// ÉQUIPE ALAIN MOATTI ET HENRI RIVIÈRE