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R. E T E M B LE

QUESTIONS DE POÉTIQUE COMPARÉE -s. 1 LE BABELIEN

Première partie (1959-1960)

Description sommaire

" Vera etiam rerum perdidimus nomina " TACITE

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INTRODUCTION

Ceux qui, après avoir suivi une année de cours sur l'Orient philosophique, et fâ- cheusement échoué au certificat de licence, vont se voir cette année invités à écouter quelques leçons de ce que j'appelle "poétique comparée", s'étonneront peut-être de ce qui leur paraîtra une différence de méthode. Mon propos les surprendra peut-être plus encore. Il importe par conséquent que je m'en explique tout d'abord, puisque c' e s t quatre années durant que je parlerai de poétique comparée , thème qui, autant que j e sache, ne figure pas sur la liste des sujets de littérature comparée telle que 11 ont officieusement dressée certains de mes prédécesseurs.

Différence de méthode ? Voyons. Une étudiante, parmi les mieux armées intellec- tuellement. et qui fut reçue en juillet, ne me cacha pas aue mon cours sur l ' Orient •çMlosor̂ lcue lui sv-dt paru à i* lois trop difficile par son orientation philosophique et; trr,r< ©r>«cia?.isé tu, fait de s-ar, sijet î'êïe; bref: peu convenable d- des étudiants de licence. Elle était assurément meilleur juge que moi. Le sujet m'étant ainsi assigné, je ne pouvais pas, moi, le traiter autrement. Je tiens en effet pour futile, sinon vain tout enseignement qui ne reste pas formatif autant qu'instructif. Or, ce que je pui s entrevoir du monde où vous vivrez se conjuguait avec ma formation personnelle pour m' inviter fortement à centrer mon souci sur la Chine, et pour vous montrer à t rave r s quels systèmes d'erreurs les civilisations agissent les unes sur les autres. Cela étant, et la Chine ayant puissamment agi sur des philosophes tels que Maie branche et Leibniz, je ne pouvais pas éluder les questions de métaphysique ; je le pouvais d'autant moins qu'à tort ou à raison les querelles sur Dieu ou non commandent presque toujours d' au- tres querelles, économiques celles-ci, et politiques. Cette année, plus de métaphysique et plus de physiocrates. Vous constaterez que je fais mon cours, pour une très grande part, avec des références empruntées à France-Soir, l'Equipe. Elle, et autres publica- tions de cette sorte, sans oublier les revues de médecine, les prospectus pharmaceuti- ques et les affiches publicitaires du métro. Je le devine déjà, l'étudiant qui,au mois de juillet prochain, me formulera ses doléances : "Nous attendions un cours de litté- rature, des dates, quoi, et non pas des citations de quotidiens et d'hebdomadaires 0 Vous ne nous prenez pas au sérieux". Eh bien, détrompez-vous : la méthode reste la mê- me. J'ai préparé ce cours avec autant de zèle, que celui qui portait sur l'influence ds la Chine. Mes fichiers ne sont pas moins gonflés. Et c'est une fois de plus afin d e vous aider à vivre dans le monde qui sera demain le vôtre que j'ai choisi d' examiner avec vous certains effets détestables d'un faux cosmopolitisme.

Mais alors, vous me reprocherez peut-être mon incohérence, 'et de vous infliger , deux années de suite, deux cours d'intentions parfaitement contradictoires : l'an der- nier, comme les précédents, je célébrais la "communication des lumières" et ses effets somme toute heureux ; cette année, je ne cesserai de dénoncer certain langage babélien qui devient aujourd'hui le nôtre , et le vôtre. Taxé l'an dernier de "cosmopolitisme " et de mauvais Français, je risque cette année de passer pour chauvin en instruisant un

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procès qui, pour reprendre pertinemment un mot depuis un an mal employé, sera en effet celui de 1'anti-France, celui des gens qui, au nom du nationalisme, et le plus fanati- que, se complaisent à souiller le français de mots hideux et de tours inutiles, lasune grecs, les autres yanquis, sans parler du reste. Néanmoins, j'ai le sentiment qu' u ne même exigence de l'esprit m'impose de recevoir avec gratitude toutes les influences heu- reuses sans lesquelles une littérature et un langage ne sauraient vivre, et d'extirper de mon mieux les excroissances cancéreuses que la radio, la presse, la publicité, l e snobisme, l'ignorance et la paresse font proliférer sur un langage qui m'est cher en- tre tous : le mien. J'aime le grec , mais en Grèce ; l'anglais, mais en Angleterre ; l'espagnol, mais à Madrid, Lima ou Mexico. Si la littérature comparée doit nous ouvrir l'esprit à toutes les formes de la beauté langagière, elle nous impose ou du moins n18 permet de rester imperméables à cette caricature de cosmopolitisme : le jargon des pa- laces, celui des Marie-Chantal et celui des illettrés (c'est tout un).

Il m'a donc paru que, dans le monde où nous vivons, il importait de vous proposer du langage une idée si possible juste, et qu'il appartenait à la littérature comparée de faire de vous, si possible, des gens capables d'enseigner aussi le français, sinon d'enseigner surtout le français. L'un de ceux qui ont fait le plus pour obtenir que l ' on créât l'agrégation de lettres modernes et qui, en sa qualité d'inspecteur général , connaît assez bien les faiblesses de l'enseignement, celles aussi des enseignants,Jean Guéhenno, me disait l'autre soir que les agrégés de lettres et de grammaire choisis- sent de préférence d'enseigner le latin ou le grec, et que , jeune professeur nouvelle- ment nommé dans un lycée de Paris, il dut accepter un horaire à peu près entièrement composé d'heures de français, les collègues plus anciens se réservant celles de lan- gues mortes. Je les comprends. Rien de plus facile que d'enseigner le grec ou le latin. Aussi facile que d'enseigner la physique, la chimie ou l'histoire : telle, dans c e s disciplines, la différence de savoir entre le maître et l'étudiant que l'on peut tou- jours, sans trop de peine, y devenir un passable, un bon, voire un excellent professeur. Rien de plus malaisé, en revanche, que d'enseigner bien le français. Vous le s av e z mieux que personne, vous qui vous plaignez toujours de notre médiocrité ou de notre in- suffisance. Je suis de ceux qui pensent que rien, pas même l'énergie atomique, n' im- porte plus aujourd'hui à la France que des professeurs capables d'enseigner proprement le français. C'est pourquoi j'applaudis mon collègue Wagner qui, répondant le 24 juil- let dans le Monde à une lettre de M. Boyancé sur et contre l'agrégation des lettres no- bernes, s'exprimait en ces termes : "J'aurais certes préféré que l'on créât franchemnt une agrégation de français qui avait sa place parmi les autres agrégations de langues vivantes. Mais comme elle devait nécessairement comporter des épreuves portant s u r deux autres langues (soit latin plus une langue vivante, soit deux langues vivantes) , l'épithète de "moderne" n'est pas pour me blesser.

A une formation qui, d'une manière trop,systématique, masque aux élèves et a u x meilleurs de nos étudiants à peu près tout ce que la pensée, la littérature françaises ont reçu de l'étranger (ou ce qu'elles ont aussi donné à l'étranger), il est permis d' en préférer une qui ne sacrifie rien de cela. Et je n'arrive pas à comprendre comment on peut craindre que celle-ci détourne l'esprit des étudiants de tout ce que le passé oriental, judaïque, hellénique, romain - dans ses formes originales mais aussi par to\>» tes les traductions, sur lesquelles on a vécu depuis le Moyen Age - a fait passer d e vivant (et aussi de mort) dans notre culture ..."

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Moi aussi, je l'avoue, j'avais été surpris de lire sous la signature de M. Boyancé que la licence et l'agrégation que vous préparerez "dissimulent à la plupart des profa- nes cette réalité qu'il ne s'agit que d'enseignement du français, là où les licences et agrégations dites de lettres classiques ou de grammaire embrassent en plus le grec et le latin.

Tout le reste, langues vivantes, histoire des idées, littérature comparée, etc •.. à la différence de ce qui se passe pour les autres licences ou agrégations est s a n s rapport direct avec l'enseignement envisagé et n'est là que comme garantie d'une cer- taine culture - ou comme fausse fenêtre destinée à assurer une symétrie trompeuse".

Quoique je sois l'un des rares professeurs de littérature comparée qui ait u n e formation "classique", puisque je passai l'agrégation de grammaire avec le grec et 1 e latin, je tiens à vous rassurer î vous n'avez aucun sujet de rougir en préparant une licence ou une agrégation de lettres modernes. Quand vous ne seriez bons qu'à enseigner le français, ce ne serait déjà pas si mal, vu que je les compte sur mes doigts, d an s chaque discipline, les gens qui savent notre langue et que précisément, parmi les oeu- vres de salut public auxquelles je tiens qu'un citoyen comme moi zélé peut donner 1 a main, la plus urgente, je le dis sans rire, après la paix en Algérie, c'est de former des professeurs qui sachent la langue française assez bien pour l'enseigner correctement • Du reste, l'enseignement du français en France dépend de la paix en Algérie. Car, si par malheur les partisans de "l'intégration" avaient pu imposer leur tyrannie, ce n'est pas le français qu'il vous faudrait enseigner à vos enfants, mais l'arabe : dans cette hy- pothèse, la France deviendrait bientôt colonie maghrébine, parce que les musulmans, qui font beaucoup d'enfants, seraient bientôt majoritaires au Parlement de Paris. Ce n' est pas, figurez-vous, un avenir qui m'enthousiasme. Vous pouvez même vous demander si line des causes des événements d'Algérie n'est pas l'abus que nous faisons de notre langue et le mépris dans lequel la tiennent en fait ceux qui affichent le patriotisme le p l u s voyant. Quand la guerre prend le nom de pacification et les tortures celui d'action psy- choloriQue. tout est faussé dans le monde. ( 1 ) La guerre est la guerre, et la torture , la torture. Voyez le Dictionnaire de Littré. Qui pervertit la langue pourrit là poli- tique. J'ai plusieurs fois cité dans mes livres, mais ce me sera l'occasion ou Jamais de vo'is la raeonter, l'anecdote illustrant la définition que donna Confucius du tcheng

miflff (jE. ^ 7 ) c'est-à-dire sa théorie des dénominations correctes. A qui lui de- mandait conraent' remettre l'ordre dans un pays si mal gouverné que les princes violaient toutes les lois humaines (l'impératrice, lîan-tseu, était laces tueuse)? Maître K'ong ré- pondit tout b onnq.,Uk-,nt, tout sagement : "Je commenceraia îanr (tcheng ming) par corriger des dénominations". Autrement dit, par restituer eux itots la plénitude de leur sena, de sorte qu'iis obligent moralement ceux qui s'en servent. Aussi longtemps que des "opérations de pacification"peuvent comporter l'attribution de la "croix de guerre". le monde est sens dessus dessous ; aussi longtemps qu'un homme d'Etat, M. Molotov, peut se permettre d'affirmer, comme il le fit en 1939 • "le mot agression vient de changer d e sens", le monde est prêt pour la guerre ; aussi longtemps qu'une démocratie ose envoyer a un Hitler un "second ultimatum*', ce qui fut le cas aussi en 1939, et ce, au mépris du sens évident d'ultimatum, la preuve est faite qu'un pays prêt à la guerre n'est p a s

v-w ce n'est pas toujours Pop dop dop l Ce peut être aussi dispositif opération- nel de protection , ou direction des opérations de police. -

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toujours prêt pour la guerre qu'il prétend vouloir déclarer. Aujourd'hui, en 1959, iln' y a plus de pauvres, mais des "économiquement faibles" ; de sorte qu'il n'y a plus non plus de maisons pour les hommes, mais des "unités de logement". Je préfère le monde vrai, un monde où les pauvres hélas ne manquent pas. Si je le préfère, c'est que, quand o n reconnaît qu'il y a des pauvres, on a peut-être envie îe leur construire des maisons . Oui, Confucius avait raison : quand tout va mal dans un pays, la première chose à faire, sinon la seule, c'est de mettre au point un rigoureux dictionnaire, que devront res- pecter, sous des peines elles aussi rigoureuses, tout les usagers du langage.

Par conséquent, je vous le répète, quand vous ne seriez bons qu'à enseignerle fran- çais, répétez-vous que la tâche qui vous incombe, si elle est de loin la plus difficile, est aussi la plus exaltante et la plus salutaire. Comme dit Jean Guéhenno (Sur le che- min des hommes Grasset, 1959, les Cahiers verts, n2 52), livre que je conseille aux futurs professeurs que vous êtes : "tout professeur devrait être aussi un professeur de fran- çais, de sa langue natale. Toute classe, la classe de mathématiques, ou de physique ou de sciences naturelles , ou d'histoire , ou de géographie, est ou devrait être, à l e bien prendre, autant que l'enseignement d'une spécialité, une classe de langage, une é- cole .de propriété et de rigueur. Le maître le plus savant en une chose et le plus ef- ficace n'est après tout que celui qui trouve les moyens d'en parler avec le plus d e clarté, et les choses ne commencent d'être que quand nous les avons exactement nommées" (p. 178).

Admettons que vous soyez en effet moins qualifiés que les anglicistes pour ensei- gner l'anglais ou que les germanistes pour tenir une classe d'allemand ; il vous reste- ra de pouvoir enseigner ce que personne ou peu s'en faut n'enseigne plus en France,à sa- voir la langue française. Voici en effet ce que je lisais au Monde du 12 septembre dans un article de M. Jean Baugrand : "A en juger rapidement, les résultats de notre ensei- gnement ne sont pas brillants. Si l'on compare le niveau actuel des classes du second degré à un passé qui n'est pas si lointain, la baisse est sensible. A l'entrée en sixiè- me, nous ne trouvons plus la même sûreté dans l'usage du vocabulaire et de 1' orthogra- phe, dans les connaissances grammaticales élémentaires, et nous avons tendance à accu- ser l'enseignement primaire de ne plus savoir faire son travail.

Mais nous constatons par la suite que nos propres efforts et nos propres méthodes n'ont plus la même efficacité. De toutes parts, affluent les doléances : quelle langue parlent les élèves 1 Elle charrie pêle-mêle des mots d'argot, des vocables étrangers , des néologismes pédants ou barbares ; aucune liaison logique entre les idées, nulle su- bordination dans les phrases ; une élocution qui se réduit à un jeu de termes techni- ques entre lesquels le verbe faire et autres mots passe-partout établissent un pet i t nombre de rapports élémentaires".

Indépendamment de ce fait sociologique hélas incontestable qu'est la décadence au- jourd'hui du langage qui porte encore, provisoirement, le nom de français, le recrute- ment nouveau des classes du second degré ne peut que favoriser, si l'on n'y met le ho- là, cette décadence de la langue. Puisqutil est admis désormais, ou peu s'en faut, que tout citoyen chez nous naît de droit bachelier ; puisque le baccalauréat n'est plus le diplôme qui donne accès à l'enseignement supérieur ; puisque sous ses diverses forme s

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(technique ? moderne ou classique) l'enseignement secondaire tend à devenir (on peut s'en réjouir en un sens) un équivalent de l'enseignement primaire dispensé à tous, garçons et filles, gratuit déjà et demain obligatoire, il serait absurde de prétendre qu'il jouera le même rôle et gardera le même niveau que celui dont j 'ai connu les dernières années . Certaines sections perpétueront le passé, je veux le croire ; d'autres, en un sens mieux adaptées aux besoins nouveaux, se mettront au niveau de tous •

Futurs professeurs de lettres modernes, il vous appartiendra de décider, par la qua- lité de vos cours, si la langue française, que vous enseignerez à tous, restera ou n o n l'une des plus belles langues de civilisation qui jamais aient fleuri sur la planète , ou si, grécisée par les pédants, puis anglicisée par les snobs, avant d'être américaniséepar les marchands, elle deviendra l'un des patois de ce que j'ai appelé d'un mot par malheur qui n'était pas outrancier : le sabir atlantique. Avec M. Baugrand, je crois donc que 1' enseignement du second degré étant ce qu'il sera, votré premier devoir, mon premier de- voir par conséquent, est d'entraîner les élèves à une pratique assidue de leur langue : "Il faut leur donner le désir, l'occasion et les moyens de s'exprimer oralement et p a r écrit, le plus souvent possible. Beaucoup plus fréquemment qu'aujourd'hui en tout cas, et sur tout ce qui les intéresse". Mais je ne suivrai pas ce collègue lorsqu'il affirme que la grammaire et la littérature expliquée ne doivent constituer que des auxiliaires,subor- donnés à la composition française. Je tiens au contraire que l'explication de texte,quand elle est réussie, donne la clé de tout ; ou plutôt l'une des clés î la seconde étant 1 a mise en bon français de textes mal écrits. Et puis, pour former votre langue et celle de vos élevés , apprenez par coeur, faites apprendre par coeur de beaux textes. Tenez pour sot le mépris de certains "progressistes" sur la mémoire. Si je sais un peu de français , je le dois à quelques instituteurs ou professeurs qui m'ont seriné la grammaire, et qui , dix ou douze années durant, m'ont imposé d'apprendre par coeur des tragédies entières de Corneille et de Racine, des fables de La Fontaine à la douzaine, des sermons de Bossuet , des pages de Pascal. Ils m'ont pourvu de mots et de syntaxe, et rendu moins docile a u x barbares. Quand on veut me mettre en relaxation, je réplique par deux vers de Molière :

L'esprit veut du relâche, et succombe parfois Par trop d'attachement aux sérieux emplois.

Relâche , c'est très exactement ce que nos imbéciles qualifient de relaxation .Mais comme ces super-patriotes n'ont jamais lu nos écrivains et qu'en revanche ils croient comme pa- role d'évangile toutes les dépêches de presse mal traduites de l'américain, ils s' imagi- nent que relaxation manque à notre langue et ajoute à leur dignité.

Apprenez donc par coeur une bonne grammaire française et quelques oeuvres classiques à votre choix. Faute de quoi, vous serez indignes d'exercer votre métier et la décadence de notre langage infailliblement s'ensuivra ; il n'y aura plus de français, ni de France. Hâtez-vous. C'est aujourd'hui, et non demain, qu'il faut que les Français rapprennent à parler leur langue. Comment la sauraient-ils , quand leurs professeurs l'ignorent ? Par- donnez-moi, mais tel est bien le cas. Vous avez des excuses, je le sais. Au lieu de vous enseigner votre langue, on vous bourre le crâne de dates et de faits concernant l'histoi- re littéraire, toutes données qu'on trouve dans les ouvrages de référence. Cette année,la première des quatre que je vais consacrer 3 divers sujets de poétique comparée, je vou- drais qu'elle orientât tout autrement les futurs professeurs de lettres modernes.

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Si je réussis à vous faire comprendre combien il est a la fois agréable et utile de gouverner sa langue avec sûreté, sinon avec élégance, peut-être accepterez-vous, dans votre enseignement, de substituer au bourrage de tous les crânes la formation des quel- ques bons esprits. Donnez à vos élèves une langue de qualité ; s'ils en sont incapables, inculquez leur au moins le respect de ceux qui en ont une, et vous aurez beaucoup plus fait pour votre pays que ceux qui, au nom du nationalisme, se gargarisent de briefing.de dispatching, de brigadiers g-énéraux.

J'organiserai en ce sens mes cours du vendredi. Outre que nous y expliquerons, une heure durant, des textes sur l'esthétique de la langue française et le problème du style en général, une seconde heure sera occupée à des travaux pratiques. Par infortune, jBne pourrai pas faire cela exactement que j'aurai souhaité. Vous êtes beaucoup trop nombreux pour les rares enseignants que vous offre la Sorbonne. M. Pierre Gaxotte n'a pas la ré- putation d'être un dangereux bolchevique ; qui donc pourtant, sinon lui, donnait au Fi- garo du 15 Septembre une chronique intitulée "Pas assez de professeurs", et qui s' ache- vait sur ces phrases inattendues : "Il faut le dire parce que c'est la vérité, seule l ' URSS a compris que -toute proportion gardée - elle devait donner à ses techniciens et à ses savants une vie meilleure. Ses succès n'ont pas d'autre raison. Si le capitalisme ne le comprend pas , il est condamné". Il me semble qu'une vie meilleure constitue exacte- ment un de ces américanismes que je pourchasse depuis des années : for a better life est aux Etats-Unis une manière de slogan ; mais comment contester la sagesse de la conclu- sion ? Pour vous donner un enseignement digne de ce nom, nous ne devrions pas nous oc- cuper de plus d'une vingtaine d'étudiants, que nous choisirions à la fois et qui n ou s choisiraient selon les atomes crochus du caractère et de l'esprit. Tel n'est pas le cas, vous le savez, de sorte que nos travaux pratiques perdront une part de leur vertu. D u moins auront-ils pour fin, pour seule fin, de faire de vous des gens qui seraient capa- bles de passer un jour cette agrégation de français si justement chère à Monsieur Wagneç autrement dit l'agrégation de lettres modernes.

Toutes les raisons qu'on aurait de désespérer ne doivent pas nous masquer quelques motifs de bonne humeur. Et d'abord, ceci : jusque dans les journaux mômes où l'on voit Je plus impudemment massacrer notre langue, des cris se font entendre : casse cou ! Un peu partout, cet été, j 'ai lu des articles qui se proposaient d'alerter l'opinion. J'en fe- rai l'état qu'ils méritent. Je ne veux aujourd'hui que me référer à certains propos pu- bliés au Figaro littéraire du 25 Juillet, et tenus par divers professeurs de français à l'étranger, alors réunis pourleur 21e congrès. L'un d'eux à qui l'on rappelait les cro- che teurs du Port au Foin, et les vertus d'un langage populaire, répondit à bon escient t "Le crochet ? Il n'amène plus que les guenilles du langage 1 Après onze ans d'absence, je trouve que les dégâts sont considérables. J'ai dû apprendre le sens d'une foule d' a- bréviations, et que l'igame n'était pas un oiseau exotique. Avec la brachylogie, je vois régner l'anglicisme et l'américanisme. Je ne suis pas contre, systématiquement, et si l ' on a besoin de suspense, qu'on l'emprunte 1 Mais l'anglicisation est infiniment pire , car elle touche au-delà du vocabulaire, à la construction de la phrase, à l'oeuvre vive! (...) Je lisais hier soir dans un journal ce titre : "Nouvelle approche du problème al- gérien". C'est le sens de tn approach. mais j'aurais compté une faute à mes élèves aus- traliens. Encore que je le juge trop indulgent à un suspense inutile et dangereux, c e professeur a raison. Comme lui, si je me découvre singulièrement sensible ou sensibilisé à la beauté de ma langue, c'est sans doute en partie pour avoir dix ans servi à l'étran-

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ger, de 1938 à 1948, et pour avoir observé moi aussi, à mon retour, la débâcle de m a langue. Débâcle dont je vous dormerai. maintenant une preuve, deux plutôt, l'une et 1 ' autre fort incroyables. Le Canard enchaîné du 22 Juillet 1959 publiait la circulaire que voici î

Campagne pour le fleurissement de la France

"J'ai l'honneur d'appeler votre attention sur la campagne pour le Fleurissement de la France, entreprise par M, Le Ministre des Travaux Publics, des Transports et du Tou- risme, à l'occasion des prochaines Floralies internationales de Paris.

A cette occasion, la Direction Générale du Tourisme organise en juin et juillet un "Concours National des Villes et Villages Fleuris et des Maisons Fleuries",dont les mo- dalités ont déjà été portées à la connaissance de MM. les préfets.

Pour contribuer au succès la campagne, dont je participe au Comité de Patronage, je vous prie de vouloir bien inriter les maîtres de l'enseignement du premier degré des localités de votre département presentant un attrait touristique, à signaler aux élèves, (voire même aux parents par l'intermédiaire des Associations de parents d'élèves), l'in- térêt national de ce concours de fleurissement, notamment sous l'angle de l'opportunité d'ordre économique qui s'attache actuellement, dans le cadre des efforts de rétablisse- ment de la balance des comptes, a rendre nos régions particulièrement accueillantes aux visiteurs étrangers".

Le loisir me manque qui me permettrait de vous donner aujourd'hui la traduction française de cette circulaire. Deux ou trois heures y suffiront à peine. J'en ferai cbnc le texte d'une des premières versions auxquelles nous travaillerons ensemble à 11 heure des exercices pratiques, le vendredi. Mais comment vous cacher ma stupeur et ma pei- ne : cette circulaire fut divulguée sous le timbre de la direction générale de l'ensei- gnement du premier degré. On la publia dans le Bulletin Officiel de l ' étuoation natio- nale. Voilà donc le langage auquel recourt le ministère pour s'adresser à nos institu- teurs ' Et l'on prétendrait *que nos enfants sachent encore leur langue ' Et l'on exi- gerait d'eux qu'ils respectent la syntaxe 1 Et l'on espérerait qu'ils gardent un sen- timent des beautés du française

Hélas, le mal ne sévit pas dans le seul enseignement primaire. Vous qui venez d ' entrer à ce qui s'appelait jadis la faculté des lettres, j'aimerais supposer que vous êtes révoltés à l'idée de franchir, chaque jour ou presque, le seuil d'une faculté dont le nom même, nouvellement choisi, insulte la langue française, celle des lettres et æien- ces humaines. Plus encore par son libellé que par ses intentions, l'appellation me ré- volte. Les Japonais, eux, n'ont pas la moindre honte de montrer à Tokyo une Faculté de culture générale ; et nous, qui. jetons toujours au nez de l'étranger notre culture par ci, notre passé par-là, sans parler de notre "honnête homme" qui ne se pique de rien , nous rougissons de présenter au monde l'image du Français en homme cultivée DansQLogène

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et la Nouvelle revue française , je lisais l'autre jour un essai de Roger Caillois sur les sciences diagonales. Si je l 'ai bien compris, ces disciplines nouvelles se propo- sent surtout d'étudier les sciences en diagonale. De mon temps, on appelait ça de l a culture générale. Culture générale, ça ne fait plus sérieux. Il n'y avait jadis de sa- lut que par la foi. Il n'y en a désormais que par les sciences humaines et diagonales. celles qu'un de mes amis physiciens qualifie plus pertinemment de "sciences inexactes et surnaturelles". Vous qui vous destinez à enseigner le français, comptez-vous sans vergogne parmi les étudiants de lettres ; parmi ceux qui seront simplement, du moins je vous le souhaite, des hommes cultivés qui auront assimilé le savoir nécessaire à leur formation morale et professionnelle. Comme si ce n'était pas assez que certains de nos collègues et de nos politicards ne prennent au sérieux que ceux qui se prévalent d' un mot en l'espèce galvaudé, "sciences humaines", il faut que, pour honorer notre faculté et pour bien marquer en quel désaveu on tient les littéraires et la langue française , on choisisse une formule qui est aussi une faute de français. Notre faculté, le papier à lettres le confirme, serait celle "des lettres et sciences humaines". D'où je con- clus, selon la grammaire et la logique, que l'adjectif "humaines" qualifie à la fo i s le substantif "sciences" et le substantif "lettres". Il ne me déplairait pas que 1' un d'entre vous m'expliquât le sens de "lettres humaines". Pour moi, qui ne connais pas encore de "lettres animales", ni de "lettres végétales", ni même, je le déplore , d e "lettres minérales", et qui, jusqu'à nouvel ordre, n'ai lu de littérature qu'écrite par des hommes, je voudrais savoir de quel droit notre ministère pervertit ainsi 1' adjec- tif » Si l'on tenait absolument à cette appellation contrôlée, ou plutôt incontrôlée , dont dépend parait-il et votre dignité, et quelque aumône budgétaire, il fallait d u moins exprimer la chose en français et désigner notre maison de la façon que voici : Faculté des lettres et des sciences humaines. Mais time is money«.ie le sais ; en éco- nomisant un fragment de seconde chaque fois que vous direz Faculté des lettres et scien- ces humaines, qui sait, à la fin de votre carrière d'étudiant, peut-être aurez-vous é- conomisé le temps d'aller avaler hâtivement un expresse sur le Boul'Mich' . Je vou- drais par conséquent que vous vous considériez, vous du moins, comme étudiant à 1 a Faculté des lettres et des sciences humaines, et. que, par le souvenir qu'elle v ou s laissera d'une faute officielle de français que vous avez en esprit corrigée, cette qua- lité vous suggère de traiter la langue française avec plus d'attention que ne lui ac- corde le ministère de l'Education nationale. Si, comme moi, vous aviez constaté dans la région de la Nouvelle Orléans l'agonie du français que parlaient encore ceux qu' on appelle là-bas les Acadiens , ou les Cayens, c'est-à-dire les descendants des colons français en Louisiane ; si vous saviez qu'à peine 200.000 personnes âgées utilisent encore là-bas une langue, la vôtre, qui, voilà un siècle et demi, était la leur, vous comprendriez la gravité de l'appel que je vous adresse ; si vous saviez comme moi, et comme tous ceux qui ont étudié la situation du français aux Etafc-Unis, avec quelle hai- ne le clergé louisianais, composé surtout d'Irlandais et d'Allemands, s'efforce d'éli- miner les vestiges d'une langue "hérétique et fille du dÔmon" comme disent galamment ces messieurs-prêtres, et avec quelle ferveur conjointe les secondent les protestants, qui espèrent, en arrachant aux Cayens leur langage, fabriquer grâce à l'anglais d e vertueux antipapistes, vous auriez devant les yeux l'image prémonitoire de ce qui at- tend vos enfants et petits-enfants pour peu que "ous laissiez votre langue en proie à l'américanisme. Comme disait à peu près T-l. Alfred Sauvy dans une chronique du Monde , le 6 août 1953, l'abandon langagier conduit à la servitude : "trop souvent nous voyons dans les congrès des Français oublier leur rang et les droits de leur pays. Aux Jeux

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Olympiques d'Helsinki, les officiels français ont tout oublié : leur langue et la fonda- tion des Jeux Olympiques par un Français. Ce sont des étrangers qui le firent remarquer.

Le recul n'est pas seulement à l'extérieur, mais à l'intérieur. Ici, la soumission prend des formes inexcusables". Or cette soumission , elle ne date pas d'hier. Relisant ces jours-ci la préface écrite par M. Lorédan-Larchey pour son Dictionnaire historique , étymologique et anecdotique de l'argot parisien. (Paris, 1872, chez le libraire-éditeur F. Paulo) j'y découvrais, p. 7, une expression qui devrait vous alerter î "l'argot a tou - jours pratiqué sobrement le libre-échange, sauf toutefois dans le Sport, qu'on peut con- sidérer comme une colonie anglaise (V. Dandy, turf, rider, betting, ring, handicap,flir- tat ion, cab. racer. four in hand, mailcoach. et une foule d'autres)". Colonie anglaise , vous avez entendu. Si donc vous désirez devenir colonie américaine, continuez à négliger tous les mots de votre patrimoine, pour mieux vous écorcher l'oreille et la bouche d e vocables barbares, parce qu'ils n'ont point été passés au gosier populaire, mais direc- tement transmis de pédant ignorant à ignorant pédant. Sinon, engagez-vous à former d e s élèves respectueux de notre sémantique, dévoués à notre syntaxe. Alors le ministère d e l'Education nationale lui-même retrouvera peut-être quelque souci de votre langue. Dans un pays bien gouverné, c'est le prince, m'a-t-on dit, qui doit irradier sa vertu.Dans un pays qui, de toute évidence, aspire au statut colonial, c'est aux humbles, aux citoyens, d'irradier l'amour de leur langue et de le diffuser jusqu'à la conscience des puissants: journaux, radio, publicité, etc ... A de rares exceptions près, nos hommes politiques , depuis 40 ans au moins, ignorent et méprisent notre langue. A vous de leur en imposer la loi et, ce faisant, de leur imposer une bonne politique, selon l'irréfutable philosophie des dénominations correctes, celle même du vieux littré.

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PREMIERE SECTION

LA CRISE DU LANGAGE

1) Le langage des Dieux

Words i words ! dit Hamlet. Eh l bien oui, prenons-en notre parti, tout passe en nous par les mota. Le langage est l'honneur des hommes, en effet, et ceux-là n'ont pas poussé bien loin leur réflexion, qui n'ont pas compris que tout héritage de mots, selon la formule de Léon Brunschvicg, est du coup héritage d'idées. "Tout le monde le sait d ' une manière plus ou moins confuse : un idiome est une façon de penser, autant dire d e voir et de sentir. Qu'est-ce qu'une substance sans qualités ? Or nous ne connaisso n s que les qualités des êtres qui nous entourent : leur nom propre en est une, au même ti- tre que le parfum, la couleur, le charme, la grâce". Ainsi s'exprime M. Wagner dans une brève étude sur la langue française incluse dans la France d'aujourd'hui (Hatier, 1959 , ouvrage qui rendra des services aux étudiants étrangers). Telle en vérité la puissance dl langage qu'en Chine, l'un des premiers soins des usurpateurs était de "modifier les ti- tres officiels, le calendrier, les mesures,la monnaie, ou même la forme de certains ca- ractères d'écriture". (Jacques Gernet, Ecrit et histoire en Chine, dans Journal de Psy- chologie normale et pathologique, janviers-mars 1959, p. 39).

Une initiative de ce genre prouve à quel point le langage est affaire de convention, ce qu' ont pu constater tous ceux qui s'en sont occupé avec sérieux. Si l' automobile , masculin au début du siècle, est aujourd'hui devenu un substantif du féminin, peu de gens contestent cette nouvelle conventiçn. Ils ont beau ignorer comment la psychanalyse ex- plique ce changement de sexe (la voiture est de toute évidence assimilée par le conduc- teur mâle à une femme qui lui résiste moins que celle de chair, et qu'il satisfait beau- coup plus aisémént ; à preuve cette façon grossière qu'ont certains mâles de définir les femmes en termes de carrosserie, sans parler ici de certains rêves classiques et pro - bants), nos contemporains acceptent sans rechigner qu'une automobile soit aujourd'hui du féminin. Il se peut du reste que le mot ait ainsi évolué à cause de sa structure.Avec son initiale vocalique et son _e final, automobile avait tous les caractères ambigus,her- maphrodites si vous voulez, qui lui permettaient de jouer selon les cas de l'un ou l'au- tre de ses sexes. Rares également, je m'en assure, ceux de nos contemporains qui refu- sent d'employer le mot automobile sous prétexte qu'il est mal fait. J'ai pourtant connu un homme de qualité, mon professeur de première, qui refusait ce mot-là et nous expli- quait qu'un bon Français ne peut accepter un mot construit d'un lambeau de grec : auto, et d'une bribe de latin : mobile. Comme il connaissait la Grèce, il avait observé qu' on y dit zo cxOîOKtVtyxov et nous suggérait autokinète. Nul n'a retenu l'idée de mon bon maître, je le crains, sinon moi. Bon ou mauvais, automobile au féminin l'emporte désor- mais et pour longtemps sur autokinète. Ainsi le veut l'usage. La langue ne vit que d e

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IMPRIMÉ EN FRANCE

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