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Après le « Ravel » de Jean Echenoz, trois nouvelles variations de Metin Arditi, Yasmine Khlat et Alexis Salatko, où se croisent compositeurs et interprètes. Littératures. Page 4. John W. Baldwin Le médiéviste américain explore les structures du Paris de Philippe Auguste, capitale d’un Etat en gestation. Rencontre. Page 12. ph. C. Hélie © Gallimard Gallimard Jean-Noël Pancrazi Cet amour peut-il durer, tenir, dans le monde si volatil des Caraïbes où l’on ne voit pas la vie plus loin que demain, où les seuls repères sont ces dollars des sables qui continuent à briller dans la nuit et que la mer, parfois, emporte ?Les dollars des sables roman La trilogie révolutionnaire est l’œuvre capitale et « testamentaire » de l’écrivain. Grâce à Claude Schopp, elle est enfin intégralement disponible. Littératures. Page 3. L’Autrichien Veit Heinichen fait de Trieste l’arrière-plan d’une série dont le premier volet paraît en français. Et aussi Henry Porter et Batya Gour. Page 10. Romans en musique OLIVIER ROLLER POUR « LE MONDE » En résidence surveillée à Hanoï, cette romancière très connue au Vietnam, où ses livres sont pourtant interdits, évoque son combat contre la censure. Rencontre. Page 5. DUONG THU HUONG LA VÉRITÉ AU PRIX FORT « French theory » Rajeunie, la pensée française des années 1970 revient après un long détour outre-Atlantique. Dossier. Pages 6 et 7. Alexandre Dumas Romans policiers 0123 Des Livres Vendredi 10 février 2006

Rajeunie, la pensée française détour outre-Atlantique

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Page 1: Rajeunie, la pensée française détour outre-Atlantique

Après le « Ravel » de Jean Echenoz,trois nouvelles variations deMetin Arditi, Yasmine Khlat et AlexisSalatko, où se croisent compositeurset interprètes. Littératures. Page 4.

John W. BaldwinLe médiéviste américain exploreles structures du Paris de Philippe Auguste,capitale d’un Etat en gestation.Rencontre. Page 12.

ph.C

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Gallimard

Jean-Noël Pancrazi

“Cet amour peut-il durer, tenir,dans le monde si volatil desCaraïbes où l’on ne voit pasla vie plus loin que demain, oùles seuls repères sont ces dollarsdes sables qui continuent àbriller dans la nuit et que lamer, parfois, emporte ?”

Les dollarsdes sablesroman

La trilogie révolutionnaire estl’œuvre capitale et « testamentaire »de l’écrivain. Grâce à ClaudeSchopp, elle est enfin intégralementdisponible. Littératures. Page 3.

L’Autrichien Veit Heinichen fait deTrieste l’arrière-plan d’une sériedont le premier volet paraît enfrançais. Et aussi Henry Porter etBatya Gour. Page 10.

Romans en musique

OLIVIER ROLLER POUR « LE MONDE »

En résidence surveillée à Hanoï, cetteromancière très connue au Vietnam, oùses livres sont pourtant interdits, évoqueson combat contre la censure. Rencontre. Page 5.

DUONG THU HUONGLA VÉRITÉAU PRIX FORT

« French theory »Rajeunie, la pensée françaisedes années 1970 revient après un longdétour outre-Atlantique.Dossier. Pages 6 et 7.

Alexandre Dumas

Romans policiers

0123

DesLivresVendredi 10 février 2006

Page 2: Rajeunie, la pensée française détour outre-Atlantique

2 0123Vendredi 10 février 2006

AU FIL DES REVUES

« Le Rocambole », géographiede la mouvance vernienne

LETTRE DE NEW YORK

Joan Didion,le deuil et le retour à la vie

Proposer un textepour la page « forum »par courriel :[email protected] la poste :Le Monde des livres,80, boulevard Auguste-Blanqui,75707 Paris Cedex 13

C’EST DE L’AUTRE côté de lavie. Ou plutôt, c’est la vie qui, enun instant, se joue de vous et faitvolte-face. « La vie change si vite.La vie change dans l’instant. Ons’assoit pour dîner et la vie tellequ’on la connaissait se termine. »New York, 30 décembre 2003.Joan Didion, la grande dame deslettres outre-Atlantique, la chro-niqueuse du malaise dans la civi-lisation américaine, vient de ren-dre visite à sa fille unique, Quin-tana, dans le coma depuis cinqjours à la suite d’un choc septi-que. Rentrée chez elle, elle met latable, lorsque soudain, la mainlevée dans un geste que, pourune fraction de seconde, elleprend pour une plaisanterie, sonmari décède d’une attaque coro-narienne. Gestes automatiques.Affairement insensé. Temps quis’accélère, se rétracte, se dissout.Secouristes, ambulance, formu-laires d’hôpitaux, timbre sourdde l’assistant social quand il ditau médecin légiste : « Vous avezlà une cliente cool. »

Quarante ans de mariage vien-nent de prendre fin. Sans un ges-te. Sans un mot. Sans adieux. Etpuis, tout de suite, cet insoutena-ble retour à une vie où les vivantsne veulent rien savoir des morts.Et cette manie, elle, la survivan-te, de faire comme si le mort étaittoujours vivant. Comme s’il allaitrevenir demain. Comme s’il mul-tipliait, en attendant, les signesfamiliers de son retour imminentparmi les âmes incarnées : unmessage qu’on n’efface pas, unefaute de frappe qui semble faire

sens, une paire de chaussuresqu’on se refuse à jeter, la vie mal-gré la mort, la rassurante étrange-té de la présence des morts auroyaume des survivants.

C’est de cette aventure éper-due de l’imagination en révoltecontre l’absence que rend comp-te, dans un style d’une étonnantepudeur, The Year of Magical Thin-king, le dernier ouvrage de JoanDidion, paru à l’automne 2005aux Etats-Unis. L’immense suc-cès du livre, tout à fait inattendu,lui vaut de figurer depuis quatremois sur la liste des best-sellersdu New York Times et, plus extra-ordinaire encore pour un ouvra-ge sur le deuil, d’être en passe dese voir adapter, pour le théâtre, àBroadway.

Evidences muettesTout cela laisse Didion, aujour-

d’hui âgée de 71 ans, absolumentde marbre. Son mari, John Grego-ry Dunne, était lui aussi écrivain.Pendant quarante ans, ils ont tra-vaillé côte à côte, se sont lus, édi-tés, n’ont cessé de dialoguer. Onles aperçoit tous deux, en compa-gnie de leur fille, sur une photoen noir et blanc reproduite audos du livre : « Malibu, 1976. »Ironie cinglante de ce tempsd’évidences muettes, mementomori sans appel et pourtantmélancolique, presque heureux.

La fille de Didion est morte àson tour, quelques semainesaprès la sortie du livre, et Didions’en est allée, sur les routesd’Amérique, promouvoir sonpetit tombeau de mots, homma-

ge à l’absent définitif, dernier ges-te, rite dérisoire et grinçant aupays du show must go on.

Le plus terrible, écrit-elle, c’estla fracture du sens. « Nous nousattendons peut-être à être fous dedouleur. Nous ne nous attendonspas à devenir littéralement fous,des clients cools qui croient queleur mari est sur le point de reveniret qu’il aura besoin de ses chaussu-res…. Et nous ne pouvons pas nonplus connaître par avance l’absen-ce sans fin qui s’ensuit, le vide, lasuccession sans pitié de momentsau cours desquels nous seronsconfrontés à l’expérience de l’absen-ce radicale de sens. »

Ce sont ces vertiges queDidion a fixés. Rien de plus. TheYear of Magical Thinking est lepremier livre que John GregoryDunne ne lira pas. C’est pourcela qu’elle s’acharnait à ne pasle terminer. Il est leur dernièreconversation. a

Lila Azam Zanganeh

SOUS-TITRÉ « Bulletin desamis du roman populaire », cequi ne rend compte ni de sa bel-le présentation de revue, ni de larichesse de son contenu, LeRocambole vient de faire paraî-tre, sous le direction de l’expertvernien Daniel Compère, un fortintéressant numéro consacréaux « cousins » de Jules Verne.Autrement dit, à ceux qui, dansla « mouvance vernienne », ontœuvré, soit dans la veine duroman d’aventures géographi-ques, soit dans ce qui ne s’appe-lait pas encore la science-fiction.

Pour la plupart, il s’agitd’auteurs populaires ou d’écri-vains d’ouvrages pour la jeu-nesse dont les noms ne sontpas passés à la postérité. Cequi, parfois, est assez injuste.

Trois auteurs font l’objet d’étu-des développées : Louis Bousse-nard et Paul d’Ivoi, piliers descélèbres « Tallandier bleus »dont le plus notoire fleuron fut la

collection « Grandes aventures,voyages excentriques », etAlexandre de Lamothe. Le pre-mier est l’auteur du Tour du mon-de d’un gamin de Paris, mais aus-si des étonnants Les Secrets deMonsieur Synthèse. Le second ducycle des « voyages excentri-ques » et surtout des Cinq sous deLavarède. C’est sans doute, destrois, celui qui est le moinsoublié. Le troisième ne doit d’yfigurer qu’à un seul roman,Quinze mois sur la Lune, qui s’ins-crit dans la droite filiation de Dela Terre à la Lune, mais est sur-tout prétexte à une charge anti-républicaine.

Tour d’horizonCes articles sont complétés par

un « petit dictionnaire des auteursfrançais, contemporains ou tardifsmais proches de Jules Verne » oùMarc Madouraud fait, en brèvesmais érudites notices, un tourd’horizon plus large, de Jean

d’Agraives au commandant deWailly en passant par René Thé-venin, Norbert Sevestre, MarcelPriollet, Jules Lermina, LouisJacolliot, Arnould Galopin, Mau-rice Champagne et d’autres.

Les titres de leurs romans nemanquent pas d’une certaine poé-sie : Les Sondeurs d’abîmes, LaBabylone électrique, Le Coureurdes jungles, Le Lac d’or du docteurSarbacane, L’Etrange croisière dela Terror… Le jugement porté surl’œuvre d’Henri Bernay nousparait bien sévère : après tout,nombre de lecteurs de science-fic-tion ont découvert le genre, grâceaux bibliothèques scolaires, dansses romans publiés par la série« Rouge et or » des éditionsLarousse. Le dossier comporteaussi une bibliographie des étu-des sur les « rivaux, successeurs,héritiers, imitateurs et continua-teurs » de Jules Verne établie parJean-Luc Buard, qui rend hom-mage au passage au précurseurYves Olivier-Martin, et un contede Paul d’Ivoi, extrait du Journaldes voyages, où nombre d’auteursréférencés dans ce numérofurent publiés.

En bref, un sommaire qui per-met de juger de l’influence consi-dérable exercée par le père ducapitaine Nemo. a

Jacques Baudou

Le Rocambole no 32 éditionsEncrage 176 p., 14 ¤.Signalons aussi le no 30 de cettemême revue qui expose undossier « Dans le sillage de JulesVerne ».

Pour Florence Lautel-Ribstein, « Rochester : le dernier des libertins », de Laurence Dunmore

Les « petites morts » de Rochester

publientde nouveaux auteurs

Service ML - 1 rue de Stockholm75008 Paris - Tél : 01 44 70 19 21

www.editions-benevent.com

Pour vos envois de manuscrits:

Dans une libre opinionpubliée par« Le Monde des Livres »du 3 février, Elisabeth deFontenay met en causel’interview, qualifiée de« traquenard », d’AlainFinkielkraut par un« journaliste sansscrupule » du quotidienisraélien Haaretz. Lapublication par Le Monde(le 24 novembre 2005)d’extraits de cet entretiena, selon elle, « aggravé leséquivoques », ainsi que letitre (« J’assume ») del’interview deM. Finkielkraut(Le Monde du28 novembre). Mme deFontenay dénonce une« cascaded’irresponsabilités » et la« promotion d'un choix deparoles fiévreusementprononcées et parfoisfalsifiées », sans donnerle moindre exemple de« falsification ».Nous laissons laresponsabilité de sespropos à Mme deFontenay et rappelons,comme l’avait fait lemédiateur Robert Solé,(Le Monde du5 décembre), que notrejournal a tenu à donnerlonguement la parole auphilosophe, dans desconditions agréées parlui. Le traitement par LeMonde de cettecontroverse ne relèvedonc ni del’« irresponsabilité » ni dela « falsification ».

Le Monde des Livres

PrécisionContrairement à ce quenous avons écrit dans« Le Monde des livres »du 3 février, Elisabethde Fontenay n’est pasprofesseur émérite, maismaître de conférenceshonoraire à Paris-I.

FlorenceLautel-Ribstein

U n homme ne s’élève à lagloire que sur des monceauxd’injures et (…), pourquiconque pense et agit, c’estmauvais signe que de n’être

point vilipendé, insulté, menacé. » Cettevision cynique d’Anatole Franceconcernant une société qui nereconnaîtrait le statut de grand hommequ’à ceux dont la vie ou l’œuvre seraientpassées au crible du sensationnalisme,voire de l’affabulation, vient de faire ànouveau l’éclatante démonstration de sapertinence avec la sortie du film deLaurence Dunmore, Rochester : le dernierdes libertins. Le film, adapté d’une piècede théâtre de Stephen Jeffreys, racontesur le mode biographique les aspects lesplus noirs et les plus anecdotiques de laprétendue vie de John Wilmot, comte deRochester (1647-1680), sans doute lepoète le plus doué de sa génération.Brillant esprit de la cour de Charles IId’Angleterre dans les années suivant larestauration de la monarchie des Stuart,il fut, nous dit Voltaire, « plus savant,plus éloquent qu’aucun jeune homme deson âge ».

Or l’image portée à l’écran, cellefantasmée et forgée d’un aristocrate,poète seulement à ses heures, et sidébauché qu’il aurait inspiré le marquisde Sade lui-même, est depuis longtempséradiquée. Après plus d’un demi-sièclede recherches universitaires, Rochester aradicalement changé de statut. Lapublication en 1999 aux Pressesuniversitaires d’Oxford d’un corpus detextes fiable par Harold Love, spécialistede la circulation des manuscrits auXVIIe siècle, a pu enfin établir de façonquasi certaine la paternité de sesœuvres. On découvre ainsi que JohnWilmot n’est l’auteur que d’une seulepièce de théâtre, Valentinien, œuvre quidénonce sans ambages les excès des

régimes tyranniques, y compris celui deCharles II. Il n’aurait écrit par ailleursqu’environ quatre-vingts poèmes, unetrentaine d’entre eux étant des pièceslyriques chantant l’amour, pastorales ouélégies dévoilant une conscience de soiexacerbée et ironique, une insatisfactionprofonde et une expression trèspyrrhonienne du doute. Une autretrentaine est composée de poèmessatiriques fustigeant les travers et lesmœurs de ses contemporains, ceux de lacour en particulier. Quelques piècesphilosophiques, méditationsmétaphysiques sur le rien, montrent sadette envers les penseurs grecs, lephilosophe Thomas Hobbes ainsi queles libertins français Montaigne ouThéophile de Viau. Celui qui obtint trèsjeune une maîtrise de l’universitéd’Oxford fut aussi un traducteur éméritedes auteurs classiques, tels Lucrèce,Ovide ou Sénèque. Enfin, il développa laveine libertine, mais jamaispornographique, dans seulement unedizaine de poèmes. Bref, d’auteurlicencieux de mœurs et d’esprit durantplus de trois siècles, il est devenu unauteur important dans le paysage de lacritique littéraire. On hésite d’ailleursaujourd’hui à le considérer commel’auteur de la pièce scabreuse Sodom etla Quintessence de la débauche, dont lefilm de Dunmore se délecte à l’envi, etencore moins comme celui du fameuxpoème Seigneur Dildoe vantant lesmérites du godemiché. L’objet estpourtant devenu à l’écran le point demire d’une danse rituelle aussigrotesque qu’improbable, puisqueprésentée officiellement devant le roianglais et sa cour.

Laurence Dunmore reprend donc leflambeau de ceux qui vouèrentRochester à l’enfer des bibliothèques. Ala fin du XVIIe siècle, le vilipendage dupoète s’inscrivait dans la logique d’unecertaine propagande religieuse etpolitique. Car de tout temps, lamanipulation a su se parer des habitsde la surenchère. Et l’Angleterre de laRestauration ne fit pas exception à larègle. A une époque où la monarchies’appuyant sur l’absolutisme de droit

divin avait été restaurée par Charles II,officieusement favorable aucatholicisme, l’assimilation entrepapisme, gouvernement arbitraire etcorruption des mœurs était encorerépandue. Il n’est guère étonnant alorsque certains aient fait de Rochester, cecourtisan sans foi ni loi et protégé dumonarque, l’emblème de ce pouvoir etde ses dérives. L’historien whig etarchevêque de Salisbury Gilbert Burnetfit ainsi le récit discutable de laconversion miraculeuse de Rochestersur son lit de mort. Moments de la vie etde la mort de l’honorable comte deRochester (1680) montrera commentune âme déchue put trouver le chemin(protestant) de la repentance. Quant àla publication posthume et plus quesuspecte la même année de la premièreanthologie des œuvres du libertinfraîchement converti, elle fut une

aubaine autant pour les détracteurs del’athéisme que pour le monde del’édition mercantile. L’image d’unRochester dépravé fut perpétuée bienaprès les remous de la Révolutionglorieuse, qui assit définitivement unesuccession protestante sur le trôned’Angleterre. Citons parmi une cohortede bien-pensants les ennemis deVoltaire, de celui qui avait osé chanterla verve satirique du libertin anglaisdans la Vingt et Unième Lettrephilosophique en adaptant unetraduction de la fameuse Satire contrel’humanité (1674). L’immense talent dupoète à la diction classique, au sens trèsmusical du rythme, à l’imaginationflamboyante, ou son courage pourdéfendre les libertés, toute cettequintessence de débauche littéraire futsystématiquement occultée dans unlynchage organisé.

Grâce à Laurence Dunmore, lejugement caricatural, voire erroné, etl’étalage de mœurs déréglées auront eu,de toute évidence, la préférence. Lediscours de soutien du poète quasimoribond à Charles II devant laChambre des lords à la fin du film estpure spéculation, et c’est un Rochesterconcupiscent qui traverse St James’sPark peuplé de corps lascifs entrelacés,car l’auteur et le narrateur-personnagedu poème satirique Ballade à St James’sPark ont été tristement confondus. Lesoutien inconditionnel à la première desféministes anglaises, la célèbre AphraBehn, est passé sous silence, toutcomme l’extrême sensibilité d’une âmepoétique capable de révéler lesméandres de la conscience féminine etla complexité du rapport amoureux.Enfin, justice n’est jamais rendue aulibertinage, ce vaste mouvementintellectuel européen qui ouvrit la porteau Siècle des lumières en s’opposant àtout dogmatisme et à toute croyanceétablie et osa prôner la raison, organede la critique individuelle.

Oui, Rochester aimait l’amour etparlait d’amour. Mais c’était un amourqui se pâme d’aimer, se languit dans lesupplice et se meurt de mourir, bien loindes complaisances cinématographiquesde Laurence Dunmore. Ni le premier nile dernier des libertins de ceXVIIe siècle, Rochester savait aussichanter ces vertiges amoureux baroques,ces instants « de l’ordre apocalyptiqueréalisé », selon le mot de PhilippeSollers, que l’admirable talent de JohnnyDepp n’aura pas eu l’occasion de nousfaire entrevoir.

Docteur ès lettresMaître de conférences en langue etlittérature anglaise à l’université d’Artois

A nos lecteurs

Justice n’est jamais rendueau libertinage, ce vastemouvement intellectueleuropéen qui ouvrit la porteau Siècle des lumières

FORUM

Page 3: Rajeunie, la pensée française détour outre-Atlantique

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LES BLANCS ET LES BLEUS,LES COMPAGNONS DE JÉHUet LE CHEVALIER DE SAINTE-HERMINEd’Alexandre Dumas.

Textes établis, préfacés et annotéspar Claude Schopp.Phébus, respectivement750, 640 et 1 080 p., 24, 23 et 26 ¤.

Vous me rendrez réponseen mangeant une dindeblanche & une langoustequ’on m’envoie de Ros-coff. » La lettre, datée du15 janvier 1870, est adres-

sée à l’un de ses fournisseurs en docu-ments. Dumas lui demande de la docu-mentation sur la campagne de Russie etsur l’Inde. Il vient de relire quelques-unes de ses œuvres, juge que Le Comtede Monte-Cristo, « ça ne vaut pas LesTrois Mousquetaires », et il travaille àla rédaction d’Hector de Sainte-Hermine,premier titre de ce Chevalier de Sainte-Hermine qu’il nous est donné de décou-vrir cent trente-cinq ans après sa rédac-tion. Un inédit de Dumas ! Un romanassez capital pour être dit « testamentai-re » et qui aurait sans doute manqué àjamais à notre domaine littéraire sansClaude Schopp, son obstination et saprodigieuse connaissance de Dumas.

La parution d’une œuvre inédite d’untel auteur est déjà un événement. Maisquand cette œuvre tient une place decette importance dans sa productionromanesque, quand elle est la part jus-que-là ignorée d’une trilogie, l’événe-ment prend forme de miracle. Ce Cheva-lier achève un ensemble qui, de Saint-Just à Cadoudal, de Bonaparte à Napo-léon, met en scène les protagonistes dela Terreur et du Premier Empire. Du11 décembre 1793 – la première datequi paraît dans Les Blancs et les Bleus (1)– au 14 avril 1809 – la dernière quiparaît dans Le Chevalier de Sainte-Her-mine –, Dumas crée une épopée. Toutau long d’une cascade de péripéties, seshéros croisent Mme de Staël et Cha-teaubriand, se trouvent acteurs du18 Brumaire, rencontrent Michele Pez-za dit Fra Diavolo à Naples ou Nelsonau cours de la bataille de Trafalgar. Une

prodigieuse distribution, dans laquellele personnage réel devient mythique etle personnage inventé réel.

Juillet 1830, Dumas est sur les barri-cades parisiennes, puis, à Soissons, ilparticipe à l’expédition qui, pour ravi-tailler les insurgés, s’empare d’un dépôtde poudre ; février 1848, à nouveau lesbarricades, il écrit : « Ce que nousvoyons est grand. Car nous voyons uneRépublique, et jusqu’ici, nous n’avionsque des révolutions » ; janvier 1860, ilrencontre Garibaldi et l’on connaît lasuite.

Le citoyen et le romancierAlors que le citoyen donnait des preu-

ves de son attachement à l’idéal républi-cain, le romancier ne pouvait pas éviterla saga que composent les trois volumesqui évoquent, comme il le dit, « cettegrande figure de Bonaparte se faisantNapoléon » et la lutte qui opposa lesBlancs (royalistes) aux Bleus (républi-cains). A ce carrefour, citoyen et roman-cier se rencontrent. Le 4 septembre1870, apprenant la proclamation de laRépublique, Dumas le Bleu, déjà mori-bond, essuie une larme d’émotion ; ilest celui qui a toujours préféré le « répu-blicanisme social » à celui des « républi-queurs qui parlent de couper des têtes etde diviser la propriété » et à celui des

« républiquets parodistes et aboyeurs quiélèvent les barricades et laissent les autresse faire tuer derrière ». Pour autant, com-me l’écrivent Dominique Frémy etClaude Schopp, « son amour de la répu-blique et de la démocratie ne l’empêchepas de regretter la disparition de la sociétépolie de l’Ancien Régime », cette sociétéqui, pour Dumas le Blanc, avait pourqualité « la vie élégante, la vie courtoise,la vie qui valait la peine d’être vécue ».Toutefois, il ne saurait masquer le fondde sa pensée. Quand il adapte Les

Blancs et les Bleus pour le théâtre, lesspectateurs peuvent être étonnés de ladernière réplique, qui risque fort dedéplaire au pouvoir en ce 10 mars 1869de la création de la pièce : « Vive laRépublique ! »

C’est ce double Dumas – en partiestrès inégales, le Bleu engagé l’empor-tant de beaucoup sur le Blanc nostalgi-que – qui donne vie aux antagonistes decette vaste fresque qui s’étend sur unequinzaine d’années. Quinze ans que leromancier ranime sans manichéisme.Préservés de tout parti pris, ces troisromans n’en sont que plus passion-nants, plus humains, ce qui n’ôte rien àl’espèce d’angoisse qui peut nous saisirdevant la masse que représentent lestrois volumes. Comment les aborder ?

Cette suite a été composée sans res-pecter la chronologie. Allant de 1799 à1801, Les Compagnons de Jéhu (2) futécrit en 1856, Les Blancs et les Bleus, quise déroule de 1793 à 1799, le fut en1869, comme Le Chevalier de Sainte-Her-mine dont le récit commence en 1801.Ce chaos des dates n’est plus un incon-vénient puisque désormais on peutpartir de la lutte entre républicains etvendéens pour arriver aux batailles del’Empire en passant par la société roya-liste qui emprunta son nom à Jéhu, ledixième roi d’Israël, qui vainquit les ado-rateurs du dieu Baal.

La vastitude de ces quelque2 500 pages a cette autre qualité d’être

« du Dumas » : elles coulent, empor-tent, fortes de cette magie de la narra-tion qui est sa bienheureuse spécificité.Certes, le puriste peut nourrir une criti-que en réalité bien vaine ; ici ou là, ledébit des dialogues sent son feuilletonet Dumas n’est pas Proust. Heureuse-ment. Proust n’aurait jamais mis d’Arta-gnan en action, Dumas n’aurait jamaisorchestré les amours de Swann. A cha-cun son génie. Et Dumas n’en manquepas quand il évoque l’esprit d’une épo-que en peu de mots – « L’incoyable, cethybride de la réaction, avait sa femelle(…) on l’appelait la meiveilleuse » –,quand il décrit, sur un ton poétique quine cède pas à l’exotisme facile, « lesnuits de l’Inde », quand il précise uncaractère en campant un Bonapartequi, pour s’attirer les sympathies,s’applique à retenir des noms, « une dis-tinction qui ne manquait jamais soneffet », quand il se lance dans des mor-ceaux de bravoure comme ce chapitredu Chevalier sur « la police du citoyenFouché ». Bref, quand il est non pasl’« esprit de quatrième ordre » vu par ceméchant Sainte-Beuve, mais « le mer-veilleux Dumas » qu’aimait tellementApollinaire. a

Pierre-Robert Leclercq

(1) Edition établie, annotée et complétéepar Claude Schopp. Phébus, 750 p., 24 ¤.(2) Edition établie, annotée par ClaudeSchopp. Phébus, 640 p., 23 ¤.

Cécile Vargaftig, le roman en toute liberté

Le dernier soupir de Dumas

Deux romans déjà, Frédérique (J’ailu, 1994) et Laisser frémir(Julliard, 1999), auraient dû

imposer sa voix. Mais Cécile Vargaftig ades qualités qui portent tort. Une énergie,une liberté de ton, une passion de mettrele monde en mots, en se jouant – manièrede prendre la littérature plus au sérieuxque tous les récits doloristes ou supposés« hard ». Ajoutons à cela une ironie et unsens de la dérision qui mènent volontiersle lecteur en bateau. En un mot, rien poursusciter un assentiment social, descritiques émues et enflammées. Donc, pasde succès commercial.

Qu’importe. Cécile Vargaftig gagne savie en faisant des scénarios. Rien ne peutalors l’empêcher de voir dans la fiction unchamp où vivre « comme un cheval enliberté », de continuer à inventer deshistoires qu’elle a vécues, à vivre deshistoires qu’elle a inventées.

Pour ses 40 ans (elle est née en 1965),elle s’est offert un vrai festival avec ceFantômette se pacse. Fantômette : voilàdéjà un signe de reconnaissance pour tousceux – surtout celles, peut-être – qui ontfait, dans leur enfance, une boulimie de« Bibliothèque rose » et « verte ». « Jevoulais tout lire, et de toutes les couleurs,écrit Cécile Vargaftig. Je ne faisais pas ladifférence entre Fantômette et les TroisMousquetaires. (…) Je pensais qu’onavançait dans la littérature comme dans lavie, jour après jour, naturellement, et c’est ceque je fis. »

En voyant ce livre – masque deFantômette sur la couverture et chaquechapitre s’ouvrant par un petit dessin –,

on pense qu’on va lire un romand’aventures à la Fantômette, un jeu deCécile Vargaftig avec sa mémoire delectrice fanatique. Pourquoi pas ? Maisl’affaire est un peu plus complexe. Oncommence par un début à la Philip Roths’adressant aux critiques qui prenaient sesfictions pour de l’autobiographie ettrouvaient ses écrits autobiographiquestrop romancés. « Mes deux précédents livresn’étaient pas autobiographiques, mais toutle monde y a cru quand même. Aussi, cette

fois, je décide de faire l’économie desmasques et de la fiction et de me livrer toutenue et toute honte bue, au risque de n’êtrepas crue. » Et elle affirme qu’elle varaconter une histoire arrivée pendantl’hiver 2000-2001, alors qu’elle vivait« encore seule », « vaguement amoureuse deplein de filles » et surtout de Reine,cuisinière, et sourde à ses avances(Marina, dans Laisser frémir, était prof decuisine et « laisser frémir » est aussi unterme culinaire.)

Auto-fiction ? Bien sûr. Voici une CécileVargaftig, scénariste, fille d’un écrivain –Bernard Vargaftig – qui a toujours refusé« la littérature de commande », la tenantpour « le compromis le plus abject ». Unpère juif, une mère communiste, une fillehomosexuelle se confiant à son « cherordinateur » : voilà de quoi écrire une

auto-fiction grosse comme un volume dela « Pléiade ».

Mais Fantômette dans tout ça ? On voitd’ici « le lecteur pressé qui s’impatiente ».Tout un article pour ne pas dire de quoiparle un roman ! Un livre dont on« tourne les pages pour voir si ça continuede digresser ou s’il y a bientôt des scènes,voire mieux, des dialogues. Bon allez, je t’enfais une, histoire de se dégourdir lesjambes ».

Les adeptes des émissions de télévisionoù l’on pense qu’un livre se définit par cequ’on appelle maintenant le « pitch »doivent se résoudre à perdre ici toutespoir. On ne « pitche » pas cette vraiedéclaration d’amour à la fiction et à lalecture, ce détournement d’auto-fiction, cefaux-vrai lesbo polar « qui n’intéresserapas les journalistes et encore moins lesrenseignements généraux », cetteconfession autobiographique loufoque,sincère et émouvante aussi. « Je crois auxhistoires, dit Cécile Vargaftig. Je suis unpersonnage de fiction. C’est pour cela que jeraconte des histoires. »

Si, comme elle, on voit « la vie commeune bonne histoire à raconter », si on aime« les Vrais Artistes Vivants », « quisupportent tout : auto et reprodistraction,indifférence, succès, richesse, pauvreté,glissements sémantiques, noyade dans lafoule », alors on découvrira la vraieidentité de Fantômette et on passera avecelle quelques heures de bonheur parfait. a

FANTÔMETTE SE PACSEde Cécile Vargaftig.Ed. Au Diable Vauvert, 252 p., 17,50 ¤.

Dans le monde paysan de l’enfancede Claude Schopp, on ne lisait guè-re. Quand il eut réussi dans ses

études, comme on disait alors, il choisitDumas sans avoir pour lui un attrait par-ticulier. Mais, bientôt, « ce mariage deraison est devenu passion ». A tel pointqu’il ressent désormais pour Dumas« une amitié par-delà la vie et la mort ».A cette amitié, nous devons de mieuxconnaître celui qui fit de si beauxenfants à l’Histoire.

La découverte d’un inédit est la récom-pense du chercheur. Claude Schopp eneut une bien grande quand il eut sous lesyeux les 118 chapitres d’un feuilleton de1869, Hector de Sainte-Hermine. Devant

ce roman, « que la maladie et la mortavaient interrompu, celui sur lequel sa plu-me infatigable s’était enfin arrêtée »,Claude Schopp se dit « aussi heureux que[s’il] avai[t] découvert l’Eldorado ».

Le miracle ne s’arrête pas là. Depuis,le patient chercheur a découvert troisnouveaux chapitres du Chevalier de Sain-te-Hermine – il ne doute pas que d’autressont à réapparaître – et, précise-t-il, « àpartir des plans de Dumas », il envisaged’écrire la fin de la trilogie révolutionnai-re. Vaste chantier, cette collaborationDumas-Schopp – le second étant lemieux qualifié pour épouser forme etesprit du premier – nous réserve doncpour bientôt un nouvel Eldorado. a

L’assemblée des Cinq-Cents, le 18 Brumaire an VIII, Jacques-Henri Sablet (détail).MUSÉE DES BEAUX ARTS, NANTES/COLLECTION G. DAGLI ORTI

PARTI PRIS JOSYANE SAVIGNEAU

Après la publication en 2005 d’un roman inédit,« Le Chevalier de Sainte-Hermine », les éditionsPhébus rééditent intégralementla trilogue révolutionnaire de l’écrivain

Un miraculeux inédit

LITTÉRATURES

Page 4: Rajeunie, la pensée française détour outre-Atlantique

4 0123Vendredi 10 février 2006

Quand un violoniste voit soudain rejaillir, l’espace d’une journée, les drames de son enfance

Concerto pour une défunte

Dans une longue missive, Yasmine Khlat conte les défaites et la rédemption d’une femme meurtrie

La musique pour sauver du désastre

Librairie DédaleEditions Zoé

vendredi 10 février à 19h.

PIERRE MICHONprésentera

IVAN FARRONLes Déménagements

inopportuns4 ter, rue des Ecoles, Paris 5e

Tél. 01 43 26 04 99

Est-ce le voisinage avec le250e anniversaire de la naissan-ce de Mozart et la déferlanteéditoriale qui l’accompagne ?

Toujours est-il que cette rentrée litté-raire semble placée sous le signe de lamusique. Que l’on pense au très beauRavel, de Jean Echenoz (Ed. deMinuit), au poétique Diamantaire, deYasmine Khlat (Seuil) ou encore à cet-te Pension Marguerite, de Metin Arditi.Un deuxième roman intense, boulever-sant et troublant, à travers lequel, com-me dans Victoria-Hall (1), on peut liretout autant l’amour de l’art de cet hom-me d’affaires et mécène (il dirige laFondation Arditi et préside l’Orches-tre de la Suisse romande) que les bles-sures secrètes d’un essayiste et écri-vain (2) qui, enfant, quitta Ankara (oùil est né en 1945) pour une pensionsuisse.

Douleurs de l’exil, solitude, arrache-ment à une mère débordante d’amour ;

honte et culpabilitérefoulées dans unecarrière érigée com-me un rempart…Tels sont les thèmesprincipaux qui tra-versent ce récit,dont la partitionambitieuse, comple-

xe et parfaitement maîtrisée se structu-re autour d’une journée dans la vied’un concertiste.

Violoniste virtuose, salué comme untechnicien hors pair, auquel manquecependant ce supplément d’âme etd’émotion qui en ferait un magnifiqueinterprète, Aldo Néri est de retour àParis après trois ans d’absence. Aumatin de son concert, alors qu’il s’apprê-te à entamer, avec la maîtrise qui sied àcet homme froid et distant, une journéesemblable à toutes les autres – rythméepar les séances d’échauffements, unerépétition générale et quelques inter-views –, une volumineuse enveloppe luiest apportée. Ecartant tout d’abord cequ’il croit être une énième partition d’uncompositeur amateur pour se concen-trer sur le bruit obsédant qui s’échapped’une fente de son stradivarius, Aldo,finalement, se décide à ouvrir le pli. Là, ilprend connaissance de la lettre du psy-chiatre et analyste qui suivit sa mère.Elle est accompagnée d’une liasse de

feuillets rédigés par cette dernière pen-dant son analyse.

Malgré les mises en garde de Rose,sa compagne et luthière, malgré sur-tout la terreur de déterrer ce qu’il refou-le depuis bientôt trente ans, Aldo com-mence à survoler ces feuillets qui pour-raient lui livrer les raisons qui ontconduit sa mère à se trancher les cor-des vocales. Avant d’être happé, commele lecteur, par ces notes éparses, ratu-rées et jetées au hasard des réminiscen-ces d’une vie de peine et de labeur, demensonges et de drames, de joies et debonheurs fugitifs. Ainsi, dans les déda-les d’une pensée qui se cherche décou-vre-t-il l’enfance d’Anna.

Incompréhension et mystèreUne enfance baignée d’incompréhen-

sion et de mystère face à une mère dontle corps n’exprime qu’abnégation etpénitence. Une enfance encore, sans cha-leur au sein d’une famille bourgeoise oùla mère officie comme femme de ména-ge ; une enfance enfin sans père, mort à

la guerre, mais que sa rencontre avecPaule, sœur d’infortune, parviendra àéclairer d’une lumière sensuelle et char-nelle. « La seule belle chose dans ma vied’enfant. Le reste, il n’y a pas de reste. Iln’y a que Paule, sa langue, mon âme. »

Une âme qui chavire lorsqu’après ledécès de sa mère, morte « de fatigue àforce d’avoir honte », elle découvre l’infâ-me mensonge lié à sa naissance. Rom-pant avec ses « bienfaiteurs », Annas’engage alors comme femme de cham-bre dans une pension tenue par Mar-guerite, une ex-chanteuse de beuglantportée sur la dive bouteille. C’est là,près de cette veuve, mélange d’amertu-me et de générosité aigre-douce, et aus-si de ses pensionnaires, que la jeunefemme se trouve une nouvelle famille.Là surtout que, dans ce quotidien tisséde rires, de chaleur et de musique, elles’éprend d’un ventriloque de passagequi deviendra le père d’Aldo. Mais à pei-ne le bonheur d’être mère esquissé, s’en-gage une lutte farouche avec Margueri-te qui voit dans le petit garçon le fils

qu’elle n’a jamais eu. Dès lors, la jeunefemme n’aura de cesse de reconquérirson enfant, jusqu’à verser, au bord dudésespoir, dans une confusion des gen-res et des rôles des plus troublantes…

Reste qu’au cœur de cette journéeoù se rouvrent, à l’image de la fente dustradivarius, des blessures et des dra-mes longtemps enfouis, Metin Arditidéveloppe en contrepoint une autrequête. Celle de Rose, dont il dessineavec délicatesse le portrait d’une fem-me sans âge, rongée par la culpabilitéaprès la mort de sa fillette. Une pertequi l’a laissée au bord de la vie, d’unbonheur, qu’à l’heure des aveux, Aldo,réconcilié avec lui-même, parviendraenfin à esquisser.a

Christine Rousseau

(1) Actes Sud, « Babel », no 726.(2) On lui doit notamment Le MystèreMachiavel (1999), Nietzsche oul’insaisissable consolation (2000), LaChambre de Vincent (2002, tous chezZoé) et Lettre à Théo (Actes Sud, 2005).

LE DIAMANTAIREde Yasmine Khlat.

Seuil, 128 p., 14 ¤.

A près la guerre qui a déchiré sonpays natal, le Liban ; après celle,plus intime, qui a vu son mari la

quitter et ses enfants suivre leur père enFrance, Lila, au mitan de sa vie, fait lechoix de rester seule dans la maison quelui a léguée son père. Au cœur des mon-tagnes libanaises, nimbées de brumeshivernales, de silences et de peur, aubord d’un précipice – aussi réel que figu-ré –, se tient la narratrice du très poéti-que Diamantaire, de Yasmine Khlat. Ouplus exactement, ainsi la découvre-t-on,

alors qu’elle est train d’écrire une lettreadressée au compositeur Pascal Dusa-pin. Une longue missive où elle exprimedans un premier mouvement la lassitu-de, le désenchantement d’une vie faite« de désirs inassouvis, de passions non réso-lues ». D’une vie de défaites.

Enfance chaotiqueEn proie aux doutes et aux interroga-

tions, face aux autres et à elle-même,mais aussi à son corps marqué par lespremiers signes de l’âge, Lila racontecomment elle s’est laissée peu à peu glis-ser vers la démission. Jusqu’au jour où,dans la dépendance de sa villa, vients’installer un jeune musicologue qui pré-pare une thèse sur Pascal Dusapin. Irri-

tée par cette présence sombre et dédai-gneuse, et par le trouble sonore qu’elleprovoque, Lila tente d’échapper à cettelitanie de notes étranges, dérangeantes.« Quand je m’étends dans mon obscurité àbout de force de ne pas trouver, à monenvie de vivre, d’épanchement, il arrive quedehors le piano invente des flux nouveaux,inattendus. De soie noire, de douceur rêvée.De peur à en hurler. »

Une musique lancinante, envoûtantequi peu à peu va s’insinuer chez elle, etplus sûrement en elle, pour abattre fina-lement ses résistances. Ebranlant ses cer-titudes, ses interrogations, elle va l’en-traîner dès lors hors de ses retranche-ments pour l’amener à s’ouvrir à Pierre,son voisin, et surtout à ce musicien dont

l’enfance chaotique, douloureuse, violen-te – insérée en de courts fragments toutau long de la missive – semble jouer enécho à son propre désastre. A son propresursaut face à la maladie. « J’étais pleinede regrets mais depuis que j’ai découvert, àtravers votre parcours et par la mysté-rieuse entremise de mon voisin, la routedes diamants, cela a bien changé. Je mesens pacifiée. »

C’est d’ailleurs dans cet état de pléni-tude, de sérénité retrouvée que l’onquitte, à regret, cette lettre d’hommageau compositeur-diamantaire. Ce testa-ment moral ciselé dans une prose fluideet ondoyante, traversée de fulgurances,d’éclats d’une musique rédemptrice. a

Ch. R.

HOROWITZ ET MON PÈREd’Alexis Salatko.

Fayard, 196 p., 14 ¤.

H istoire d’un duel. Qui se joue surprès d’un demi-siècle, du conser-vatoire de Kiev, aux derniers

temps des Romanov, à Carnegie Hall,aux pires heures de la guerre froide. L’ar-me choisie : le piano. Les adversaires :deux virtuoses, funambules du clavier,en quête de performance. Dimitri Radza-nov a tout, son condisciple VolodiaGorowitz presque rien. L’un jouit d’uneaisance et d’un statut social (vacances àVevey chez le père de sa mère, l’inferna-le Anastasie) qui font défaut au petit juifau physique ingrat – on le surnomme« Face de Chou » –, invité à partagerdes agapes inespérées.

Mais la révolution change la donne :l’un perd tout et échoue à Montrouge,avant de devenir « responsable de la gal-vanoplastie » chez Pathé-Marconi, où,ironie du sort, il fabrique des disquesde Cortot, Lipatti et d’« un certain Vla-dimir Horowitz qui commençait à faireparler de lui ».

Prodige anonymeA distance la compétition continue,

l’un en pleine lumière, l’autre, obscur,reclus dans un pavillon de banlieue,membre taciturne d’un cercle où MarcelAymé et le docteur Destouches inven-tent une sagesse des simples. Chroni-queur de cette longue partition, Ambroi-se est le fils de Dimitri et de Violette. Ilne sait pas encore que le médecin qui lesoigne a écrit le Voyage au bout de lanuit, « cette féerie souvent lugubre, ce tourde manège grinçant ». Mais il savoure lagalerie merveilleuse de silhouettes quil’entoure, dont ce confrère de papa, àl’usine de Chatou, jardinier à ses heureset concepteur d’objets « joyaux d’absur-dité », qui divulgue « le secret de la vie »,trois mots dits si bas et dans une languetrop mal connue pour que l’enfant lessaisisse. Ainsi lui échappent les règlesd’un jeu que les grands jouent, guerred’usure, tactique de harcèlement, esqui-ves et dos rond. Enrôlé par sa grand-mère dans la conspiration qui tente deremettre au clavier le prodige anonyme,Ambroise ira jusqu’au bout du défi,emmenant son père à New York, auseuil de la mort, pour le jubilé de soncamarade de conservatoire. Lui seul s’ef-force de comprendre ce qui anime le vir-tuose. « Jouer pour Horowitz signifie rece-voir. Il exauce les vœux du public. Il veutplaire à tout prix. Ou plutôt il a peur dedéplaire. »

La logique de son père est plus secrè-te. Pianiste empêché qui ne joue que dudedans. Pour ceux qu’il aime. Violette etlui. A 9 ans, il cherchait déjà à rejoindreson père, mobilisé, en pénétrant le sanc-tuaire, effleurant les touches sans mêmesonger à en tirer des sons. « Il s’agissaituniquement de mettre mes doigts dans sesempreintes encore tièdes, me servant dupiano comme d’un instrument de spiritis-me. » Performance à distance où chacundes solistes relève un même défi, sportifet éprouvant : « Allez viens, petit, on vaboxer l’ivoire. »

Match nul ? Non bien sûr, mais sansvainqueur. Sinon la flamme intérieurequi anime la prose tendre et brûlante deSalatko, d’une réjouissante virtuosité. a

Ph.-J. C.

« AMSTERDAM 1980 » ESTATE EREDI DI LUIGI GHIRRI

Le duel à distance dedeux virtuoses du piano

A quatremains

VOUSPLAISANTEZMONSIEURTANNER,de Jean-PaulDubois« Il faut biencomprendre cequ’estvéritablement

un chantier lorsqu’on l’assumeseul. Du point de vue du travail etde la tension, cela correspond àpeu près à la gestion simultanéed’un contrôle fiscal, de deuxfamilles recomposées, de troisentreprises en redressementjudiciaire et de quatre maîtressesslaves et thyroïdiennes. »

Documentariste animalier, PaulTanner menait une vie paisibleavant que ne commencent lestravaux de restauration de samaison familiale. Electriciensmalfaisants, maçonsincontrôlables, couvreursdéviants : tous les corps demétiers semblent s’être donné lemot pour rendre le narrateurbien plus fou encore. Unecomédie drôle et grinçante, quiparlera à tous ceux qui ont unjour « dirigé » un chantier, maisqui n’a cependant pas l’ampleurdu savoureux Une vie française,paru en 2004. Fl. N.Ed. de l’Olivier, 204 p., 16,50 ¤.

UNE GOLDEN EN DESSERT,de François Reynaert.C’est un drôle de petit manuel,sorte d’avant-goût d’une

anthologie du cafard. La façonqu’a François Reynaert d’aller lechercher, le cafard, partout oùl’on ne l’aurait pas clairementidentifié, pourrait être unemanière d’y faire face, et doncd’en sortir. Comment en effet nepas se laisser prendre par « cetteamertume de la psyché » alorsque point le mois de novembre ?Ou bien quand resurgissent les« souvenirs de l’enfance » aumoment de Noël, plus« cafardogène[s] » encore quel’enfance elle-même ?François Reynaert tente dedonner une dimensionuniverselle à ce qui lui « fout » lecafard, à lui, en y reconnaissantune forte part de subjectivité. Ilnous livre ses souvenirs, quiparfois confinent au cliché,comme Halloween, cette

« gigantesque escroqueriecommerciale, entièrementfabriquée dans les officines dumarketing américain ». Mais ilparvient avec habileté à fairerire, au détour d’anecdotes àl’« odeur de croque-monsieurfroid ». De quoi peut-être,endiguer le phénomène. C. de C.Nil, 140 p., 16 ¤.

NOS ANIMAUX PRÉFÉRÉS,d’Antoine VolodineDes mots. Beaucoup, beaucoupde mots dont certains plutôtbeaux et bien agencés, maisaprès ? On ne peut se défaired’un sentiment de vide et defrustration en lisant le dernierlivre d’Antoine Volodine. Lesaventures de l’éléphant Wong(qui refuse « d’engrosser » unefemme au motif qu’elle « sent la

crotte ») ou du roi Balbutiar etdes sirènes sont censées avoirune portée politique et peut-êtremétaphysique, croit-oncomprendre. L’ensembleressemble plutôt à un jeu pas

très drôle, joué par un auteurdont la virtuosité pourraittrouver de meilleurs exutoires.R. R.Seuil, « Fiction & cie »,152 p., 16 ¤.

ZOOM

LA PENSIONMARGUERITEde MetinArditi.

Actes Sud,154 p., 15 ¤.

LITTÉRATURES

Page 5: Rajeunie, la pensée française détour outre-Atlantique

0123 5Vendredi 10 février 2006 5

Luke Davies met en scène une longue et tragique descente aux enfers

L’héroïne pour horizonDeux récits posthumes d’Yvonne Vera

Lutte d’indépendance

Rencontre Dissidente très connue au Vietnam, la romancière publie en français « Terre des oublis »

Duong Thu Huongl’inflexible

L uke Davies est une star. Depuislongtemps déjà. Adolescent, aidéde ses deux frères, il sauve de la

noyade sept personnes. Cela lui vautune page avec photo dans une publica-tion locale. En 1997, quand sort Candy,son premier roman – découvert par Sabi-ne Amoore et publié aujourd’hui parHéloïse d’Ormesson –, les journauxdécouvrent cette fois un auteur. Ildevient la coqueluche des magazinesunderground. Neuf ans plus tard, Candycontinue à se vendre, et son adaptationcinématographique par Neil Armfieldest sélectionnée pour l’Ours d’or au Fes-tival de Berlin. Mais reprenons.

« J’étais le roi »Né à Sydney (Australie) en 1962,

Luke Davies grandit dans une maisonpleine de livres. Il a 13 ans quand sa viebascule une première fois : il découvrecoup sur coup Steinbeck et Faulkner.Alors que ses camarades jouent au foot,Luke Davies hante les bibliothèques.Avec une certitude : il sera écrivain. Acette même période, il découvre la dro-gue. L’herbe d’abord, puis, à l’université,les substances dures. Aujourd’hui, il necherche pas à s’en cacher : oui, il aimaitça. Oui, alors, au début, « c’était fun,c’était facile, j’étais le roi ». Très vite, ildevient accro. Continue à écrire, maissans espoir de se voir publier « puisquemême coller un timbre sur une enveloppeétait trop compliqué ». C’est cette pério-de, cette joie – aussi intense que brève –et cette longue descente aux enfers qu’ilraconte dans Candy.

C’est l’été à Sydney. Le narrateur estamoureux. Elle s’appelle Candy. Il l’ini-tie à l’héroïne, et contemple son innocen-ce : « Aujourd’hui, quand ça marche vrai-ment – ce qui se fait rare –, la poudre meprocure une espèce de profond soulage-ment (…). Candy, elle, y trouve une gaietéangélique, une profusion decouleurs. Je lui souhaite bon-ne chance : ça ne va pasdurer longtemps. »

Le glamour laisse bien-tôt place à l’horreur de ladécroche. Sans héro, lemonde semble un lieu hos-tile. L’envie de bâtir « quel-que chose », si forte après« un bon shoot », devientun cauchemar quand lemanque se fait sentir, queles crampes déchirent lecorps. Alors que le narra-teur multiplie les arnaquesà la petite semaine, Candyse prostitue : « Pour cha-que queue à 100 dollarsdans la chatte de Candy,Candy a besoin d’une piqû-re à 200 cents dollars dansle bras. Et moi je suis PrinceMaquereau, bienvenue aushow. Je vomirais ma vie si je le pouvais. »L’héroïne devient leur seul et uniquehorizon. Alors tout recommence. Cha-que jour. En pire. Toujours la même lut-te pour trouver l’argent, et les veines quise raréfient : « J’avais mis au point laméthode des quatre garrots. (…) Une cra-vate pour chaque cheville et chaque bras,

au-dessus du coude. Je les serrais puis jecommençais mes recherches. Ratissantavec une lampe électrique, en quête d’unetrace bleue sur ma peau. »

Luke Davies a réussi à décrocher, audébut des années 1990 : « Quand jeregarde aujourd’hui ce que j’étais alors, je

comprends dans quel mon-de étroit je vivais. Je vivaisdans la honte et la culpabi-lité, le regret d’hier et unegrande peur du demain. »

S’il est hors de ques-tion pour lui de juger oude donner des leçons,une chose est sûre : enrefermant Candy, on sesouvient de la chansonde Gainsbourg qui réson-ne, tel un avertissement :« Ne touchez pas à lapoussière d’ange » (in LesEnfants de la chance).

Aujourd’hui, LukeDavies termine son troi-sième roman – Isabelle,la navigatrice, le deuxiè-me n’est pas encore tra-duit. Celui d’une autreobsession : celle d’Ho-ward Hugues. Un livre

sur la folie d’un homme et celle de sonpays, l’Amérique. Mais, surtout, il savou-re le simple fait d’être encore en vie. Dejouir du présent. De ses richesses poten-tiellement infinies. Et d’avoir accomplison rêve : être enfin traduit en français,lui qui le parle si bien. a

Emilie Grangeray

Jusqu’à la dernière minute, DuongThu Huong aura manqué ne paspouvoir venir à Paris. Ses papiers,son visa, son autorisation de sortie,tout semblait en règle pour qu’elle

puisse séjourner en France à l’invitationde son éditeur, vendredi 27 janvier,quand soudain : patatras ! Le jourmême de son départ de Hanoï, la policea tenté d’intercepter cette romancière de59 ans dans les couloirs de l’aéroport,l’accusant de vouloir faire usage d’unpasseport volé. Un document qu’ellevenait pourtant de récupérer après dixans de confiscation pour délit d’opposi-tion. Le danger a été écarté grâce à sadétermination et à l’appui de l’ambassa-de de France. Mais l’affaire montre àquel point Duong Thu Huong est consi-dérée comme une sorte de bombe par lerégime de Hanoï.

Le crime de cette petite femme svelteet coquette, qui vit en résidence sur-veillée dans la capitale vietnamiennedepuis plus de dix ans ? Refuser de s’in-cliner devant la force ; ne pas vouloirmettre sa langue ni sa plume au fondd’un tiroir. Romancière, nouvelliste,auteur de nombreux articles politiqueset jouissant d’une grande notoriété dansson pays, Duong Thu Huong est la hanti-

se des gouvernements qui se succèdentau Vietnam, depuis les années 1970.

D’une manière ou d’une autre, tousont essayé de la faire taire, sans suc-cès : Duong Thu Huong ressemble àune sorte de liquide particulièrementcorrosif, qui ne se laisserait enfermerdans aucune bouteille, aussi grande,aussi flatteuse soit-elle (certains ontessayé de lui proposer honneurs et

appartement minis-tériel). Ce qued’autres appellent« destin », ellepourrait le nommeradversité, ou seule-ment réalité – nonpas une force irré-vocable, fixée pourl’éternité, mais unflux légèrementplus plastique, plusmalléable et parfoisinversable. Née au

nord du Vietnam et confrontée auxdélires de la guerre, puis de la dictatu-re, elle n’a jamais laissé le mot « fatali-té » faire son nid dans sa vie. Toujoursprête à prendre la parole pour dire la« vérité », elle a aussi mis en scène despersonnages en lutte avec le destin.

Sous son regard lyrique et cruel, desêtres se contorsionnent pour faire faceà leur existence.

Tenir deboutMême quand le destin semble s’être

refermé sur eux, certains parviennentencore à tenir debout. Ainsi des indivi-dus qui, dans Terre des oublis, voient leurexistence basculer dans une sorte d’enfer

moral, un beau jour du mois de juin. Lacatastrophe se présente sous les traits deBôn, un ancien combattant ravagé par le« paludisme chronique », les effets del’agent orange utilisé par l’armée améri-caine, et surtout, par les souvenirs de laguerre. Revenant dans son village d’origi-ne quelques années après avoir été décla-ré mort, Bôn y trouve Miên, son épouse,remariée avec un homme prospère qu’el-

le aime passionnément. A partir de cettetrame qui, comme toutes celles dont ellea fait l’armature de ses six romans, estnée d’une histoire vraie, Duong ThuHuong forge une longue tragédie placéesous le signe du dilemme moral.

A la différence du drame antique,dont l’ombre surgit ici et là, tout ne relè-ve cependant pas de la fatalité. Car lesort, suggère l’auteur, n’est pas seule-ment une force venue d’en haut. Il estl’œuvre des préjugés et des illusions, desbrides que les hommes ont inventéespour contenir leurs pulsions. Très des-criptif sans jamais être lassant, le romanoffre un aperçu saisissant des coutumesqui donnent corps à ces « préjugés »,notamment à travers quantité d’anecdo-tes et de personnages secondaires parti-culièrement savoureux. A l’opposé, il faitla part belle aux rêves, aux désirs et àl’évocation de la nature, dont l’ampleur,la luxuriance et parfois la dureté répon-dent aux états d’âme des êtres humainset reflètent leur part de liberté.

Que peut le destin ? Beaucoup, puis-qu’il parvient à briser Bôn – la guerrefait l’objet de passages splendides –,mais pas tout, naturellement : Miên etson deuxième mari pourront trouverune issue à leur amour, prouvant ainsique l’individu peut faire valoir des droitssinguliers face aux diktats de la collectivi-té. Quitte à payer cette indépendance auprix fort – Duong Thu Huong en saitquelque chose. a

Raphaëlle Rérolle

CANDYde Luke Davies.

Traduit de l’anglais(Australie)par Mona de Pracontal,éd. Héloïse d’Ormesson,352 p., 20 ¤.

Q uand elle parle des barres parallè-les, du cheval d’arçon ou des heu-res qu’elle passait à jouer au ping-pong dans sa jeunesse, il faut voir

le plaisir qui fait briller les yeux deDuong Thu Huong. Rien de communavec la lueur sérieuse qui surgit quandelle parle de ses livres. C’est qu’à l’origi-ne, cette jeune fille issue d’une « bonnefamille révolutionnaire » de la région dudelta du Fleuve rouge, dans la provincede Thai Binh, n’avait pas prévu de deve-nir écrivain mais championne de gym-nastique. Et puis la dictature, la guerre etencore la dictature sont passées par-des-sus ces rêves d’enfance. « C’est la douleurqui m’a fait écrire, explique-t-elle. Monœuvre est inséparable de la société où j’aivécu. » Deux événements, notamment,ont constitué des « virages » dans la viede cet écrivain réputé pour sa lucidité.

Le premier s’est produit pendant laguerre. A l’époque, la toute jeune DuongThu Huong avait été engagée pour diri-ger une troupe de théâtre ambulant, quise déplaçait le long de la ligne de feu, au17e parallèle (la région la plus bombar-dée du Vietnam). Mot d’ordre : « Chan-ter plus haut que les bombes » pour dis-traire les soldats et les blessés. Accapa-rée par « la nécessité de survivre, qui nelaisse pas beaucoup de temps à la poésie,ni à la politique », Duong Thu Huongcroise un jour une colonne de prison-niers sud-vietnamiens, « tout petits etcomplètement vietnamiens, eux aussi ».Pour la jeune patriote qui croyait se bat-tre contre l’ennemi américain, c’est unchoc terrible. « J’ai pensé : nous sommesprisonniers d’une vallée obscure et tout cequ’on nous raconte est faux. »

Le deuxième grand chamboulement a

eu lieu lors d’un congrès d’écrivains, en1985. Déjà reconnue pour ses nouvelleset son roman Au-delà des illusions (éd.Philippe Picquier, 1996), Duong ThuHuong est invitée à parler en public. Etque dit-elle ? Pas les flatteries auxquel-les tout le monde s’attend, loin de là : lesécrivains vietnamiens sont des fonction-naires déguisés en écrivains, affir-me-t-elle, des salariés aux ordres du régi-me, des propagandistes qui écriventsous la férule du parti. Suit un silenceglacial, avant qu’un ministre ne vienne àla tribune pour la menacer, l’accuser detraîtrise et finalement conseiller auxautres de la mettre à l’écart.

Ce qu’ils s’empressent de faire : « Al’heure du déjeuner, dans le restaurant éta-tique, je me suis retrouvée toute seule à unetable de six, avec cinq soupes fumantes,cinq assiettes de gâteaux et cinq cafés en

plus des miens. Les serveurs me regar-daient comme un monstre. Alors, bien queles portions aient été énormes pour moi, jeme suis forcée à finir, pour leur montrer àtous que je les méprisais, qu’ils ne me fai-saient pas peur. Ce jour-là, j’ai découvertce qu’était la lâcheté. »

Depuis Duong Thu Huong n’a jamaiscessé d’écrire, de dire ce qu’elle avait àdire. Jusqu’à être jetée en prison, durantsept mois en 1991 (c’est d’ailleurs làqu’elle a appris le français). Ses livres,qui sont interdits au Vietnam depuis lafin des années 1980, continuent, vailleque vaille, de circuler sous le manteau.En France, ils ont été publiés pour la pre-mière fois par les Editions de l’Aube(Histoires d’amour avant l’aube, 1991),puis par les éditions des Femmes et leséditions Philippe Picquier. a

R. R.

UNE FEMME SANS NOM,suivi de SOUS LA LANGUEd’Yvonne Vera.

Traduit de l’anglais (Zimbabwe) etpréfacé par Geneviève Doze,Fayard, 302 p., 19 ¤.

R econnue et saluée dans le mondeanglo-saxon, Yvonne Vera, morteen 2005, est traduite depuis peu

en France. Par ce dernier ouvrage, ellenous donne des nouvelles de son pays,le Zimbabwe, ex-Rhodésie du Sud ; etde son histoire récente, de bruit et defureur, exploitation, exactions, terreur.Mais elle en délègue la relation à Mazvi-ta et Zhizha, les femmes de ces deuxrécits, qui, d’une même voix, disent enmélopée leur condition sacrifiée, leursrêves et mirages de paria, la cruauté deleur sexe violé, les maternités subies, l’in-fanticide et l’inceste, et la folie desmâles, amants ou guerriers. « Il fallaitqu’elle trouve une voix qui lui permette deparler sans essayer de se cacher à elle-même », dit l’une. « L’espace est situédans ma tête, dans un endroit caché. Il n’ya qu’une seule parole gardée en sécuritédans cet endroit secret », dit l’autre.

Souvenirs enfantinsQuand leur seule propriété est leur

corps dévasté par les violences, il reste,pour manifester quand même son exis-tence, la gangue intime des sensations,les bribes de pensée, souvenirs enfan-tins enfouis dans le retrait mental oùnul ne peut les atteindre. Langue du

secret, de l’intime résistance, comme latraduction d’un texte censuré : c’est enimages qu’elle surgit, illuminations tri-viales et incantations visionnaires, unmatériau primitif de langue poétique.L’image est libre, elle se façonne et setord, s’épouvante et s’apprivoise, contrela raison mutilante du plus fort. Et s’iladvient du récit factuel, c’est au risquede cette voix qui travaille à l’obscurcis-sement de la parole, comme s’il étaitimpossible, interdit, qu’une histoire ouun discours s’y affirme, s’énonce et serevendique. Témoin de l’empêchementtotalitaire à dire, le texte ne peut racon-ter sans danger. Aussi la chronique demisère et de souffrance, parfois éclairéede grâce, de bonheurs ineffables, s’en-tend-elle par ellipses, tandis que laphrase psalmodie, que le tambour desmots recouvre les lambeaux narratifs. Ily a un paysage de collines jaunes, descrépuscules, des montagnes et de l’eaupartout, des champs que cultivent lesfemmes. Il y a des villes mauvaises, destownships de boue et d’immondices,l’invention de jeux avec les rebuts, descaresses et des cheveux qu’on peigne,une petite fille violée par son père, unegrand-mère miséricordieuse…

Si ces deux récits nous attachent,c’est que, par son travail d’écrivain,Yvonne Vera mène sa propre lutte d’in-dépendance. Son combat est d’appro-prier un langage à ce qu’on n’entend nine voit des guerres intérieures, de don-ner une parole aux mots gardés sous lalangue. a

Anne-Marie Garat

Duong Thu Huong février 2006. LAM DUC HIEN POUR « LE MONDE »

« C’est la douleur qui me fait écrire »

TERREDES OUBLISde DuongThu Huong.

Traduitdu vietnamienpar Phan HuyDuong,éd. SabineWespieser,794 p., 29 ¤.

LITTÉRATURES

Page 6: Rajeunie, la pensée française détour outre-Atlantique

6 0123Vendredi 10 février 2006

Après un long exil outre-Atlantique, la « French theory » est de retour.Rajeunie et très sollicitée, notamment par les études post-coloniales

La pensée françaiserevientd’Amérique

Une 4 CV étincelante, biensûr ; mais aussi une cuisi-ne parfaitement équipée,

et donc un assortiment de déter-gents ; une table basse, enfin,avec L’Express posé dessus…Comme les autres, la modernisa-tion française a eu ses objets-pha-res, ses étendards, qui firentirruption dans la sphère mar-chande comme dans l’espacedomestique, pour ébranler habi-tudes et cadres de référence. Ilss’y imposèrent peut-être plus bru-

talement qu’ailleurs, au coursd’une période brève (les années1950-1960), dont le pays sortittout chamboulé : « La France,qui était encore un pays catholiquefoncièrement rural et impérialiste,se mua en un pays urbanisé, pleine-ment industrialisé et privé de sescolonies », écrit Kristin Ross.

Or pour saisir ce processusdécisif, affirme celle-ci, ilconvient de le rattacher à deuxfacteurs indissociables, mêmes’ils demeurent souvent étudiés

de façon séparée : le triomphe del’american way of life et le délite-ment de l’empire colonial.

S’inspirant à la fois du mouve-ment situationniste, des Mytholo-gies de Barthes et d’une certainetradition sociologique marxiste(Henri Lefebvre, André Gorz), lachercheuse américaine tente debâtir un véritable matérialismede la vie quotidienne, où romans« réalistes » (Elsa Triolet, Simo-ne de Beauvoir) et œuvres ciné-matographiques (Jacques Demyet Jacques Tati) sont convoquésafin d’esquisser une ethnogra-phie de la France moderne, toutensemble exploitée et exploiteu-se, dominée et dominante, àmi-chemin entre Hollywood etAlger, entre défi américain etacharnement impérial.

Obsession hygiénisteLà est l’originalité de cet essai

incisif, agréablement illustrémais, hélas, plutôt mal édité(approximations et coquillesabondent) : la nouvelle sociétéde consommation, ses princi-paux acteurs (jeune cadre raséde près, ménagère très zélée,impeccable « techno-coupleurbain ») et ses principes (mobi-lité, propreté, conjugalité) y sonttour à tour étudiés à travers lemythe Françoise Sagan ou l’en-quête de Ménie Grégoire sur lesmagazines féminins, mais aussi

à partir de telle caricature depresse où se trouvent télescopéesl’obsession hygiéniste propre àl’air du temps, d’un côté, et lespratiques routinières du « net-toyage » colonial (le supplice dela « baignoire »), de l’autre.

Car pour Kristin Ross, l’Algé-rie apparaît alors comme le dou-ble pervers et monstrueux de lamétropole, les mesures d’« assai-nissement » qui bouleversent cel-le-ci répondant à la « sale guer-re » qui ravage celle-là : « deshommes qui n’auraient pas levé lepetit doigt pour faire le ménage enFrance se retrouvaient chargés desbasses œuvres au sein des foyersalgériens », écrit-elle.

De ce singulier jeu de miroirs,l’auteur apporte une illustrationinattendue, en comparant le sta-

tut de l’espace et de l’équipementménagers dans deux textes a prio-ri fort différents : Les Choses, leroman de Georges Perec, et LaQuestion, le témoignage d’HenriAlleg sur la torture qui lui futinfligée à El-Biar, notammentdans une cuisine standardisée encours d’aménagement. Evier, hot-te, paillasse : « La torture parl’eau et par le feu que les parasfrançais infligent à Henri Allegconstitue une parodie des activitésdomestiques », note Ross.

Laquelle tente de repérer lesmultiples traces de cette « épura-tion » généralisée, bien au-delàdes seuls champs économiqueset coloniaux. Et jusqu’au cœurde la scène intellectuelle, où leNouveau Roman prétendait« décaper » le langage littéraire,

tandis que l’école historique desAnnales voulait substituer lapure analyse des « structures » àl’étude non décantée des mouve-ments sociaux.

Dans une charge un brin véhé-mente, Kristin Ross croit doncpouvoir affirmer que le structura-lisme a représenté la doctrinenaturelle d’une classe moyenneégoïste, dépolitisée, indifférenteaux drames du présent. Etd’abord aux tragédies colonia-les : « Le structuralisme se char-gea des basses œuvres idéologiquesde la caste représentée par le jeunecadre ; il lui fournit sa légitima-tion idéologique et son vernis intel-lectuel », martèle Ross. Laquelleen vient à conclure que, en parti-cipant au refoulement de la ques-tion coloniale, le mouvementstructuraliste aura nourri le« consensus néo-raciste » qui,selon elle, domineraitaujourd’hui encore nos esprits a

J. Bi.

ROULER PLUS VITE,LAVER PLUS BLANC.Modernisation de la Franceet décolonisation autournant des annéessoixante,de Kristin Ross.

Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Sylvie Durastanti,Flammarion, 304 p., 20 ¤.

Après tout, ce ne serait pasla première fois que laFrance aurait besoin del’Amérique pour régler sescomptes avec elle-même. Amesure que s’approfondis-

sent les débats autour de l’héritage colo-nial (racisme, discriminations…), onprend conscience que certains outilsintellectuels propres à creuser la ques-tion se trouvent peut-être de l’autrecôté de l’Atlantique.

C’est là qu’il faudrait aller les cher-cher. Ou plutôt les récupérer, puisqu’àl’instar des cultural ou des genderstudies, les post-colonial studies (étudespost-coloniales) américaines puisentsouvent dans l’œuvre d’auteurs fran-çais qui furent un temps délaissés,voire malmenés dans leur propre pays(Derrida, Deleuze, Foucault, Lacan,Lyotard…), mais que les Américains,eux, n’ont jamais cessé de mobiliser,pour le meilleur et pour le pire, en les

regroupant parfois sous le label vaguede la « French theory ».

En témoignent, chacun à sa maniè-re, plusieurs ouvrages qui viennentd’être traduits : ceux de Kristin Ross etde Paul Rabinow, par exemple, quifont de la période coloniale le laboratoi-re de la modernité française : la premiè-re s’inspire de Roland Barthes etd’Henri Lefebvre, le second s’inscritdans la lignée de Michel Foucault. Enatteste aussi l’essai de Joseph Heath etAndrew Potter, qui s’en prennent àGuy Debord et au situationnisme pourdéplorer que la gauche américainedemeure sous l’emprise des ennemisde la « société du spectacle », de la cultu-re de masse et de la « coca-colonisa-tion ». Qu’ils les suivent ou qu’ils lescontestent, donc, tous ces auteurs per-pétuent leur corps-à-corps avec la pen-sée française des années 1960-1970.

En France même, le moment desretrouvailles est-il venu ? On traduit

ces textes, en tout cas, on les travailleaussi, afin d’examiner à nouveaux fraisce corpus un peu oublié, qui nousrevient, métamorphosé et rajeuni,après un long exil américain. Ce tardifretour en grâce exige toutefois sérieuxet prudence : « On peut transplanter destextes, mais on ne saurait bien sûr impor-ter un contexte », prévient François Cus-set dans la postface à son essai intituléFrench Theory, récemment reparu enpoche (La Découverte, 380 p., 12,50 ¤).

Cela posé, le fond de l’air pourraitbien se transformer. Et c’est en pariantsur ce changement de climat qu’unebande de jeunes intellectuels se retrou-ve aujourd’hui dans un double geste devigilance et d’enthousiasme, d’inventai-re et d’ouverture. Histoire de se réap-proprier le passé en toute liberté, et de« rafraîchir » la French theory. A l’hori-zon, il y aurait quelque chose commeune « fresh théorie », disent-ils… a

Jean Birnbaum

UNE FRANCE SI MODERNENaissance du social,1800-1950de Paul Rabinow.

Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Frédéric Martinetet Oristelle Bonis,Buchet-Chastel, 636 p., 32 ¤.

Enseignant à l’université deBerkeley (Etats-Unis),Paul Rabinow s’est fait

connaître par ses travaux consa-crés à Michel Foucault. C’estencore dans la pensée du philo-sophe français qu’il puise ici,afin de dessiner les contours

d’une anthropologie de la moder-nité, envisagée comme unensemble de pratiques et de dis-cours, une « coagulation » desavoirs et de pouvoirs.

Au centre de ce livre dense, ontrouve une enquête sur les origi-nes de la planification à la fran-çaise, telle qu’elle s’est d’aborddéployée au sein de l’universcolonial. Rabinow analyse lerôle de quelques hommes auxvastes ambitions réformatrices,ces « techniciens des idées généra-les », dont Hubert Lyautey, Rési-dent général lors du protectoratau Maroc de 1912 à 1925, fut laparfaite incarnation. Lyautey est

d’ailleurs l’un des personnagescentraux de cette fresque généa-logique. Militaire élégant etconservateur, fervent catholiqueet universaliste convaincu, ce sol-dat modernisateur avait un fai-ble pour les procédures autoritai-res. De fait, il se méfiait toutautant du colon français, cette« bête déchaînée », que des démo-crates de la métropole, dont lesdébats lui paraissaient entravertoute action. D’où la tentationde s’en affranchir, comme il eneut l’occasion au Maroc, où ilput mettre en œuvre ses concep-tions scientifiques de la « villenouvelle », alliant l’efficace et le

beau, et respectant la diversitédes traditions locales, par oppo-sition avec ce qui avait été fait àAlger : c’est donc à Rabat ou àCasablanca qu’ont été menées àbien « les premières réalisationsd’envergure de la France en matiè-re d’aménagement urbain », affir-me Rabinow ; et c’est du mêmecoup au cœur du Maroc colonialque se serait inventé quelquechose comme un « techno-cosmo-politisme », synonyme de ce« modernisme tempéré » quistructurerait toujours l’éthos col-lectif des actuelles élites adminis-tratives. a

J. Bi.

« Play Time » (1967). JACQUES TATI/LES FILMS DE MON ONCLE

Le laboratoire colonial

La société de consommation,ou les supplices de la modernité

DOSSIER

« Il faut que la torture soit propre », dessin de Bosc.COURTESY MUSÉE D’HISTOIRE COMTEMPORAINE/BDIC

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0123 7Vendredi 10 février 2006 7

Impassesde la contre-culture

U N L I V R E S U L F U R E U X ,V E R T I G I N E U X , F U L G U R A N T.

C O M M E S O N A U T E U R .

“À l ire Tosches , on al ’ impress ion de suivreun évangél is te fou, rêvantde planter sa croix surune col l ine de bookmakerset de f i l les perdues.C’est New Yorkcomme métaphore d’unGolgotha pour larronsmétaphysiques”.

Marc Lambron / Le Point .

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RÉVOLTE CONSOMMÉE.Le mythe de lacontre-culture,de Joseph Heathet Andrew Potter.

Traduit de l’anglais (Canada)par Michel Saint-Germainet Elise de Bellefeuille, Naïve« Débats », 432 p., 23 ¤.

En 1999, la ville de Seattle,aux Etats-Unis, fut le théâ-tre de manifestations puis

d’affrontements qui sont restésparmi les événements fondateursdu mouvement « altermondialis-te ». Sur les bandes vidéo où enest conservée la trace, on observenotamment des jeunes gens quis’en prennent aux vitrines d’unmagasin Nike, c’est-à-dire à l’undes grands symboles de la globa-lisation néolibérale et du fétichis-me marchand.

Or, remarquent perfidementJoseph Heath et Andrew Potter,on perçoit nettement sur les ima-ges aussi, que les protestatairesétaient « plusieurs à donner descoups de pied dans la vitrine enchaussures Nike »… Ce faisant,assurent les deux Canadiens, lesactivistes « alter » se sont trou-vés pris dans une contradictionqui est celle de toute la rébellion« contre-culturelle » depuis lesannées 1960.

Car loin d’organiser la subver-sion du système capitaliste, le« commerce équitable » ou le« marketing éthique », par exem-ple, ne feraient que consoli-der l’ordre social, au point deperpétuer son hégémonie : « Lemarché réussit extrêmement bienà répondre à la demande desconsommateurs qui exigent desproduits et des livres anticonsom-mation », ironisent les auteurs,qui prennent un malin plaisir àmultiplier les exemples. Ainsi dela débâcle des idéaux hippies(passés de la « Coccinelle » Volk-swagen à la Ford Explorer) ; oudu suicide de Kurt Cobain, le

célèbre chanteur du groupe« alternatif » Nirvana, en 1994.

Si certains des sarcasmesdont ils accablent les militantsaltermondialistes et leurs plusfameux théoriciens (Toni Negriou Naomi Klein) n’évitent pastoujours la facilité, JosephHeath et Andrew Potter n’enavancent pas moins une thèseintéressante : afin de retrouverun horizon politique, une straté-gie collective, disent-ils, la« gauche progressiste » doit rom-pre avec l’imaginaire propre àun « mythe contre-culturel »dont les sources intellectuellesse trouvent en France.

De Debord à « Matrix »Depuis Debord et les situa-

tionnistes, jusqu’à Baudrillardet Matrix, en effet, cet imaginai-re aurait imposé l’idée que laconsommation constitue le malabsolu, et le conformisme un« péché capital », jusqu’à consi-dérer la société tout entière com-me une illusion diabolique, unechimère répressive : « La Matri-ce est un système. (…) Ce qu’ilfaut que tu comprennes, c’est quela plupart de ces gens ne sont pasprêts à être débranchés », expli-que le personnage de Mor-pheus, dans le film Matrix.

Or voici venu le temps de laréconciliation : il est urgent de« faire la paix avec les masses »,concluent Heath et Potter.Avant de plaider pour un réfor-misme radical, dont les tenantsrenoueraient avec une authenti-que critique matérialiste qui nechercherait plus à se « débran-cher » du système, mais à lebouleverser de fond en comblepour améliorer le devenir com-mun, ici, maintenant. a

J. Bi.

Chez le même éditeur, signalonségalement La Fin du progrès ?, deRonald Wright, traduit de l’anglais(Canada) par Maris-CécileBrasseur (192 p., 16 ¤).

Spécialiste du structuralisme, Patri-ce Maniglier enseigne la philoso-phie à l’université de Lille-III. A

33 ans, il a déjà cosigné plusieurs ouvra-ges, dont l’Antimanuel d’éducation sexuel-le (avec Marcela Iacub, Bréal, 2005), etMatrix, machine philosophique (avecAlain Badiou, Thomas Benatouïl, ElieDuring, David Rabouin et Jean-PierreZarader, Ellipses, 2003). Il s’apprête àpublier chez Léo Scheer un essai consa-cré à Ferdinand de Saussure. Il fait par-tie des quelque soixante contributeursde Fresh Theory (Ed. Léo Scheer, 600 p.,15 ¤), un collectif réjouissant qui tentede « rafraîchir » la pensée française desannées 1970 : « S’il faut effectivement fai-re retour à la French Theory, il faut le fai-re contre la French Theory elle-même »,écrit Mark Alizart en ouverture du volu-me. Patrice Maniglier y signe, avec soncomplice Elie During, un texte intitulé« Que reste-t-il de la pop’philoso-phie ? » Entretien.

Comme les gender ou les culturalstudies, nées sur la scène anglo-saxonne, les études dites « postcolonia-les » se réclament notamment de la« French Theory ». Comment envisa-ger leurs effets en retour, en France,s’il y en a ?

L’intérêt pour la pensée françaisedes années 1950 à fin 1970 gagneaujourd’hui un peu de crédit en Fran-ce, après un héritage difficile, entrecalomnie et psalmodie. Mais cesauteurs – Deleuze, Foucault, par exem-ple – vous mettent dans une situationparadoxale : ils prétendent non pasconstruire un système auquel il fau-drait adhérer, mais fournir des instru-ments pour l’analyse théorique, la prati-que politique, voire la création artisti-que. Du coup, les traiter comme desobjets, ce serait trahir. Les travaux quevous mentionnez peuvent donner le

sentiment d’avoir la solution. On ver-rait une philosophie qui ne serait plus,par rapport à ses objets, dans une posi-tion de réflexion, de critique rationnel-le, mais qui s’articulerait avec eux laté-ralement, de manière constructive. Parexemple, au lieu de s’interroger sur lesfondements d’une action politique, ons’empare d’un discours philosophiquepour accompagner l’émergence demouvements hétérogènes sous unegrammaire commune : ainsi la politi-que des minorités, dans un contexte« postcolonial », utilise toute une sco-lastique anti-essentialiste qui fait appelà la catégorie de différence. C’est celaqu’on appelle le « postmodernisme ».Alors on peut imaginer que ces travauxfonctionnent comme une sorte d’expéri-mentation directe sur des construc-tions spéculatives, avec les effets enretour que permet toute expérimenta-tion, pour introduire de nouvelles dis-tinctions, susciter de nouveaux problè-mes. Ce serait bien. Malheureusement,je crains qu’ici comme souvent, la philo-sophie serve surtout à justifier des posi-tions toutes faites, à dire tout beau ceque tout le monde pense tout plat.

Aux Etats-Unis, la « French Theo-ry » est aussi mobilisée pour nourrirune critique renouvelée de la sociétédu spectacle. Peut-on « rafraîchir »cette tradition théorique française,ici, sans vomir la culture populaire ?

Ce qui est sûr, c’est qu’il y a desconcepts qu’on ne peut pas rafraîchir.Par exemple celui d’aliénation. Trop glo-bal, incapable de nourrir des analysesprécises, trop lié aussi à une conceptionde la liberté comme maîtrise de l’hom-me sur ses productions… Mais précisé-ment, la tradition théorique dont on par-le s’était écartée de ce que j’appelleraisla gauche paranoïaque. Pas de grandconflit de classes qui surdétermineraitd’avance toute activité humaine, mais

une multiplicité de tentatives hétérogè-nes. Pas d’espoir d’une reconquête de lavraie vérité de l’homme contre ses aliéna-tions, mais plutôt une manière de seconfier à la dérive propre aux systèmesculturels et d’apprendre à jouer avec lesmarges de manœuvre qu’ils nous lais-sent forcément. C’est ce qui caractérisele collectif Fresh Théorie : une approchepragmatique, joyeuse, positive, non pasde la culture populaire, mais de cas pré-cis – la musique électronique, le DVD, lerock –, avec une attention aux disposi-tifs et aux prises qu’ils donnent pour desusages.

Prenons un exemple. Avecd’autres, vous avez montré que lefilm Matrix « prend à partie » la phi-losophie. Qu’est-ce à dire ?

Justement pas que Matrix aurait unsens philosophique profond qu’il fau-drait dégager. Mais plutôt que ce film,qui fonctionne à la spéculation (vous nepouvez même pas comprendre l’actionsans passer par elle), mais qui l’intègredans ses contraintes propres – narrati-ves, techniques, commerciales –, évidem-ment hétérogènes à la philosophie, four-nit une sorte de protocole d’expérimenta-tion intéressant. Il s’agit de voir si on nepeut pas, en suivant ces amorces, poserautrement certains problèmes très classi-ques, celui du virtuel, de la liberté, etc.Embrayer en somme sur un fonctionne-ment effectif qui suppose de passer parla philosophie, pour écrire de la philoso-phie en quelque sorte sous contraintes,et voir les effets que ça produit. Manièrede sortir d’un rapport de la pensée à sesobjets, coincé entre critique altière d’uncôté et herméneutique pieuse de l’autre.Pas un jugement donc, ni une interpréta-tion, mais plutôt une expérimentation.Nous, nous appelons ça technophiloso-phie, pour souligner le fait que la philo-sophie est une construction. a

Propos recueillis par J. Bi.

Patrice Maniglier : « Il y a des conceptsqu’on ne peut pas rafraîchir »

DOSSIER

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Voir une image peut-il nous aider àmieux savoir l’histoire ? Cette ques-tion a généré nombre de réflexions,débats, livres, polémiques. Ayant béné-ficié d’un accès privilégié à des archi-ves pour la plupart inédites conser-

vées à Washington et à New York, l’historien Chris-tian Delage repose la question en se plaçant dupoint de vue de la justice internationale. Moinsqu’un essai philosophique ou éthique sur la « trahi-son documentaire » que représentent photos oufilms par rapport à une horreur indicible, son livreest le récit détaillé de la manière dont l’image a faitson entrée dans l’univers judiciaire, s’est vueoctroyer un rôle de preuve essentielle pour jugerdes crimes de guerre, est apparue depuis la secon-de guerre mondiale comme une médiation entre lebourreau et la victime.

Le personnage principal de ce récit est américainet s’appelle Robert H. Jackson. Il est juge, et c’estlui que le président Truman charge en 1945 de met-tre en place une instance judiciaire pour faire com-paraître les principaux criminels nazis. Jackson

prendra deux initiatives inédites : présenter desfilms comme preuves à l’audience, et filmer le pro-cès pour le constituer en archive historique.

Que ce double précédent (qui ne sera pas sansconséquences sur l’exercice de la justice, encourage-ra des erreurs stratégiques, modifiera la détermina-tion de la « valeur véritative » des archives) soit ini-tié aux Etats-Unis n’est pas un hasard. On est dansle pays où, pour obtenir des soutiens aux petits fer-miers, James Agee a demandé au photographe Wal-ker Evans d’agrémenter son témoignage sur lamisère en Alabama de photos (Louons maintenantles grands hommes), où le cinéaste van Dyke a tour-né un film, The River, pour justifier un projet de bar-rages dans le Tennessee, où des intellectuels com-me Lilian Hellman et Dorothy Parker ont rassem-blé des fonds pour financer le film de Joris Ivenssur la guerre d’Espagne (Terre d’Espagne).

« Ne vous dérobez pas. Regardez ! »Réfugié, Fritz Lang prône l’usage du reportage

d’actualité dans la fiction. Les News antihitlérien-nes projetées dans les salles par la Fox ou Univer-

sal invitent à la prise de conscience (« Ne vousdérobez pas. Regardez ! ») ; elles sont rassem-blées en un documentaire initialement comman-dé à Lubitsch, réalisé par Capra. Le présidentTruman est poussé par le Congrès à se pronon-cer sur les crimes de guerre. Jackson convaincBritanniques et Soviétiques de la nécessité deconstruire le Tribunal militaire international,s’adjoint les services de John Ford, entreprendde collecter des preuves des crimes de guerre,entre en contact avec les organisations juives.Budd Schulberg (l’auteur de Qu’est-ce qui fait cou-rir Sammy ?) est chargé de la recherche des ima-ges. Des liens sont tissés avec l’industrie du ciné-ma, Darryl Zanuck en tête.

Le livre de Christian Delage exhume nombrede documents, comme ces recommandationsdonnées aux reporters : comment filmer uncadavre ? Comment interroger un Allemand ?Le morceau de choix est évidemment le procèsde Nuremberg, qui débute par une projectiond’un film, Les Camps de concentration nazis, oùest reprise une séquence tournée par les Britan-niques à Bergen-Belsen pour le montage delaquelle conseil avait été demandé à Alfred Hit-chcock. Dan Kiley, qui est chargé de filmerl’audience, aménage la salle comme un décor,fait installer une rangée de néons au-dessus dubanc des accusés.

Dans leurs comptes rendus du procès deNuremberg, les journalistes, parmi lesquels JohnDos Passos et Joseph Kessel, mêlent inextricable-ment ce que le film montre des camps nazis et lamanière dont les accusés réagissent à ces ima-ges, tandis qu’un psychologue note leurs compor-tements : « On voit des piles de morts… Von Schi-rach regarde très attentivement, il halète. Funkpleure maintenant. Göring a l’air triste. Quand onmontre un abat-jour en peau humaine, Streicherdit : “Je ne crois pas ça.” Göring tousse. »

En fait, les images exhibées sont destinées àsoumettre les accusés à la vision de leurs crimes,mais aussi à favoriser la prise de conscience parl’opinion publique de leur gravité. Une politiquequi se poursuit avec la mise en chantier par Hol-lywood d’un film, None Shall Escape, réalisé parAndré De Toth, qui montre un procès intenté parles Nations unies à un dignitaire du parti nazi :

ce film préfigure, avec cinquante ans d’avance, lacréation de la Cour pénale internationale.

Populariser les leçons de Nuremberg : OrsonWelles s’en charge lorsqu’il utilise des imagesd’archives des camps nazis dans Le Criminel(1946), puis Samuel Fuller dans Ordres secretsaux espions nazis (1959) et Stanley Kramer dansJugement à Nuremberg (1961). Mais cette expé-rience fondatrice a des suites. Le procès Eich-mann à Jérusalem, pour lequel le gouvernementisraélien signe un contrat d’exclusivité avec unesociété, provoquant la fureur des networks améri-caines et des chaînes de télévision étrangères.

En France, où règne la crainte de « compromet-tre la dignité et le sérieux des salles d’audience judi-ciaires », il a fallu le vote d’une loi pour autoriserla captation audiovisuelle des procès. RobertBadinter en est l’instigateur. Elle a permis de fil-mer les procès de Klaus Barbie, de Paul Touvier,

de Maurice Papon. Une révolu-tion qui pose des problèmesd’intendance (où placer lacaméra ? qui montrer ? faut-ilfilmer en plan fixe ? privilé-gier tel ou tel protagoniste ?peut-on rehausser le siège del’accusé afin qu’il soit mieuxdans le cadre ?), mais aussi deprincipe : des personnes sesachant filmées ne sont-ellespas conduites à modifier leurcomportement, et la forme (sice n’est le contenu) desdébats ?

On a vu l’influence des images sur un procès :en mars 2000, Kamel Ben Salah ne supporte pasla vision du massacre des couples de Néerlan-dais dont il est accusé et qu’il nie. Ses réactionsconstituent une sorte d’aveu et mettent sa défen-se en péril.

Le TMI organisé par Jackson est à l’origine de lamise en place de tribunaux pour juger les crimescommis au Rwanda (TPIR) ou en ex-Yougoslavie(TPIY). Mais le procès de Slobodan Milosevic estdevenu un combat des images. Après s’être fait infli-ger la vision de films à charge, l’ex-chef d’Etat ripos-te sur le même terrain et fait projeter un documen-taire afin de démontrer qu’une actualité filmée n’estpas porteuse d’une seule signification. « Les effetsd’une projection à l’audience n’annulent en rien lanécessaire imagination qui doit se déployer quand lecrime excède les limites de la représentation », conclutDelage. Un procès filmé assure le débat public. a

Jean-Luc Douin

L’imageau tribunal de

Dis-moi quel est ton singe, je tedirai qui tu es. Les primates nesont pas nos prédécesseurs. Ce

sont nos révélateurs. La façon dontnous les considérons parle de notreépoque et de ses fantasmes. Ou de ceuxdes individus. Pourtant, on a rarementregardé les singes sous cet angle. Iln’était donc pas inutile de rassemblerquelques-uns des chimpanzés, gorilleset autres orangs-outangs qu’on trouveaujourd’hui dispersés un peu partout,en cherchant ce qu’ils disent de notreépoque.

Stine Jensen, qui enseigne àAmsterdam, a consacré son diplôme àl’étude de certains aspects de ce zooimaginaire, plus particulièrement lesrelations femmes-singes. A commencerpar le cinéma : trois versions de KingKong (1933, 1976, 2005), où toujoursune si frêle blonde hurle dans la maindu monstre, mais aussi Max monamour, du Japonais Nagisa Oshima, oùune femme trompe son mari avec unamant d’une autre espèce. Il fautajouter le rôle central des femmes dansle développement récent des études sur

les primates. Ce sont en effet presquetoujours des chercheuses qui se sontillustrées dans ce domaine : JaneGoodall, qui consacra sa vie auxchimpanzés, Diane Fossey, qui fitprotéger les gorilles, Biruté Galdikas,surnommée la « mère des singes ».Entre autres. L’enquête n’oublie pas lalittérature contemporaine, romans etnouvelles mettant en scène l’éducationsentimentale, sexuelle, et réciproque,de mâles simiesques et de femelleshumaines.

Point commun de l’ensemble : lesinge est un être imaginaire autantqu’un animal réel. C’est une surface deprojection, à la fois voisine et lointaine,semblable et différente, attirante etrepoussante. Perçu comme l’animalitéla plus proche de l’humain, le singehabite une frontière instable : toujourssur le point de devenir tout à faitcomme nous, ou de nous rendrecomme lui, sans y parvenir jamais.C’est pourquoi les singes peuventremplir des rôles au premier regardopposés. Considérés comme infra-humains, ils alimenteront des

fantasmes racistes. Vus au contrairecomme nos ancêtres, ou nos frèressauvages, ils serviront de caution,prétendument naturelle, à des choixsociaux : les bonobos eurent ainsi leurheure de gloire en Californie, quand ondécouvrit leurs pratiqueshomosexuelles, entre femelles commeentre mâles, leur goût pour l’amour de

groupe et leur structure matriarcale.Rien qui puisse être dit « contre-nature », puisque les bonobos…

Certains allèrent jusqu’à souhaiterque toute frontière soit abolie entrehumains et primates. En 1993, lesmilitants du « Projet grands singes »demandaient que chimpanzés, gorilleset autres orangs-outangs partagentavec les humains les mêmes droits à lavie, à la liberté individuelle, à laprohibition de la torture, sans oublier…

l’assistance médicale. De leur côté, desécrivains ont décrit, éventuellement àla première personne, les amours degrands singes avec des humaines. DansRéflexions d’un singe captif, duBritannique Ian McEwan, le narrateurse souvient de ses premiers émois :« Elle comptait mes dents avec son stylobille, (…) je cherchais d’improbableslentes dans son épaisse chevelure. »

Crise de l’identité masculine ?Avancées et impasses du féminisme ?Autant d’hypothèses en arrière-plan,cela va de soi. Mais il n’est plus tempsd’analyser le détail. Le processus est enmarche. Encore un effort, et l’avenir estaux singes ! Aujourd’hui amantsexotiques, presque expérimentaux, ilsseront peut-être demain substitués auxmâles humains. Une foule d’avantagespratiques plaident en leur faveur :performances sexuelles plus durables(bien qu’on manque de testscomparatifs fiables), entretien plussimple, frais de nourriture etd’habillement réduits. A quoi il fautajouter l’absence de contraceptifs, lesfemmes n’étant pas fécondables par ces

partenaires d’une autre espèce. Bref,que des atouts.

On aurait donc tort de ne pas allerplus loin dans le progrès. Pourquoi nepas envisager le clonage à grandeéchelle de quelques spécimensremarquables ? Notamment ceux quisont gentils avec les enfants, ou ceuxqui passent le mieux l’aspirateur. Unefois maîtrisée la congélation desembryons, et l’utérus artificiel mis aupoint, l’avenir décidément seraitradieux. L’histoire serait enfinterminée. Il n’est pas certain que celaarrive, certes. Mais il n’est pasvraiment rassurant qu’on puisseseulement l’envisager. Où sont lessinges d’antan ?

LES FEMMESPRÉFÈRENT LES SINGES(Waarom vrouwen van apenhouden)de Stine Jensen.

Traduit du néerlandaispar Micheline Goche,Seuil, 238 p., 20 ¤.

l’histoire

Demain, les singes ?

CHRONIQUE ROGER-POL DROIT

Slobodan Milosevic au tribunal de La Haye. PAUL VREEKER, POOL/ASSOCIATED PRESS

« Dans l’histoire de la procédure, lavisibilité de la vérité du crime a été parmoments directement organisée dansl’enceinte même du prétoire. A l’époqueromaine, quand un procès concernait lesaffaires de l’Etat, seule la sentence, lapeine de mort, était publique. Mais, laplupart du temps, le procès était unspectacle, comme les jeux du cirque ou lesreprésentations théâtrales. Sur une toiletendue de manière latérale entre la cour,l’accusation et la défense, les faitsincriminés étaient peints au fur et àmesure de leur révélation. Au contraire,au Moyen Age, et jusqu’à la Révolution,“la forme secrète et écrite de la procédure,rappelle Michel Foucault, renvoie auprincipe qu’en manière criminellel’établissement de la vérité était pour lesouverain et ses juges un droit absolu et unpouvoir exclusif”. Lors du momentrévolutionnaire, l’oralité des débatsmarquera la garantie de leurtransparence : “Avec le témoignage, laparole et le débat retrouvés proclament lasouveraineté nouvellement acquise par lasociété.” » (p. 122).

Christian Delagerelate l’irruptiondes photographieset des filmsdans la justiceinternationale,« de Nurembergau procèsMilosevic »

Voir et entendre

LA VÉRITÉPAR L’IMAGEDeNurembergau procèsMilosevicde ChristianDelage.

Denoël, 376 p.,24 ¤.En librairie le16 février.

ESSAIS

Page 9: Rajeunie, la pensée française détour outre-Atlantique

0123 9Vendredi 10 février 2006 9

LE GOÛT DEDUBLINTextes choisiset présentéspar Jean-PierreKrémeret AlainPozzuoliCe petit recueilrassemble des

poèmes, des bribes de récits oud’articles, dressant un portrait deDublin, historique, humain, vécu.Dans « Voir Dublin », sontévoqués les monuments de laville : l’Abbey Theatre, la GrandePoste ; les trams, le port, ou bienle temps qu’il y fait, ce « capricedu ciel (…) qui commençait par dela pluie et cédait ensuite au soleil »,comme l’exprime Mary Lavindans la nouvelle « Un souvenir ».Plus loin, la Guinness, les pubs etles chants traditionnels. Mais, ilfaut attendre la troisième partie,« Croire Dublin », et les histoiresde fantômes de Joseph SheridanLe Fanu ou les élans nationalistesdu « Pâques 1916 » de Yeats pourentrer véritablement dans le cœurbattant de Dublin : les « Dubs »ou Dublinois, leurs croyanceset leurs combats. C. de C.Mercure de France, « Le PetitMercure », 130 p., 5,40 ¤.

LE GOÛT DUMONT BLANCtextes réunis etprésentéspar StéphaneBaumontLe mont Blanc,mode d’emploi :des mots pourregarder, des

chiffres et des conseils pourconnaître, des fragmentsd’histoires pour rêver. Dans cerecueil de textes, une quarantained’auteurs, du guide de montagneau naturaliste en passantpar le poète, racontent leurfascination pour le plus hautsommet d’Europe. Ils stimulentl’imaginaire avec milleexpressions qui révèlent mieuxque la vue les différentes facettesdu mont Blanc : Victor Hugoparle du « pâtre blanc des montstumultueux », Senancour d’un« océan de vapeurs », ThéophileGautier d’un « chaos d’argent »,Goethe d’une « pyramidepénétrée d’une mystérieuselumière intérieure »… Amusant,émouvant et pédagogue, ce petitlivre, à emporter ou à consommersur place, est une ascensionpoétique jusqu’aux neigeséternelles. St. L.Mercure de France, « Le PetitMercure », 146 p., 5,40 ¤.

Le Livre de poche réédite « Le Siècle de Louis XIV », de Voltaire

Le philosophe était historienLE SIÈCLE DE LOUIS XIVde Voltaire.

Edition établie, présentée et annotéepar Jacqueline Hellegouarc’het Sylvain Menant, avec la collaborationde Philippe Bonnichon et Anne-SophieBarrovecchio, Le Livre de poche« Classique », 1 214 p., 15 ¤.

S oixante-douze années de règne.Quarante-quatre de pouvoir abso-lu. Roi à 5 ans placé sous la régen-

ce de sa mère Anne d’Autriche et la tutel-le de Mazarin, sacré à 15 ans, Louis XIVn’exercera vraiment son autorité demonarque qu’à la mort du cardinal, en1661. « On était si loin d’espérer d’être gou-verné par son souverain que, de tous ceuxqui avaient travaillé jusqu’alors avec le pre-mier ministre, il n’y en eut aucun quidemandât au roi quand il voudrait lesentendre. Ils lui demandèrent tous : “A quinous adresserons-nous ?” et Louis XIVleur répondit : “A moi.” »

Dès 1727, Voltaire songe à écrire lagrande fresque du Roi-Soleil. Il est alorsexilé en Angleterre, a déjà passé de longsmois à la Bastille pour des vers qui n’ont

pas plu au régent. Il a publié Œdipe,achève La Henriade et se lance dansl’Histoire de Charles XII. Son Siècle deLouis XIV sera imprimé en 1751. D’édi-tion en édition, Voltaire apportera desvariantes, corrections ou ajouts, jus-qu’en 1777, un an avant sa mort. Autantdire que ce texte a une place centraledans son œuvre. Lorsque le livre paraît,Voltaire est surtout connu de ses contem-porains comme historien. Ainsi que lesouligne Sylvain Menant dans sapréface, « c’est seulement après 1758 que“l’auteur de La Henriade”, comme on l’ap-pelait, deviendra “l’auteur de Candide” ».

Vaste entrepriseEn 1745, il a été nommé historiogra-

phe du roi de France : il ne se départirajamais de cette approche. Après l’Histoi-re de Charles XII, il y aura une Histoiregénérale de Charlemagne jusqu’à nosjours, publiée en 1756 sous le titre d’Es-sai sur les mœurs des nations, l’Histoirede la guerre de 1741, le Précis du siècle deLouis XV, l’Histoire de l’empire de Russiesous Pierre le Grand et l’Histoire du parle-ment de Paris. Une vaste entreprise. Dès1769, parlant du Siècle de Louis XIV, La

Harpe insiste sur le fait que « M. deVoltaire a changé totalement nos idéessur la manière d’écrire l’histoire ». C’est,en effet, au-delà de l’anecdote, se placerdans une observation de longue durée.« Il s’agit, poursuit Sylvain Menant, deconstruire une philosophie de l’homme,une philosophie politique, une philoso-phie morale ».

Ainsi, l’intérêt de Voltaire se repla-ce-t-il presque naturellement dans unedimension plus vaste. Celle de permettreà ses lecteurs une approche personnelleet critique. Cette nouvelle édition, établieà partir de celle de 1753, est le fruit d’untravail de très longue haleine. Savant.Clair et précis. Mais qu’on n’imagine pasque, même aujourd’hui, l’ouvrage aitquoi que ce soit de rébarbatif. Si Voltairese pose en historien, en philosophe, salangue est celle du dramaturge et duconteur. On y retrouve l’esprit vif du cau-seur des salons. Il cite les témoins, lesconfronte et fait de cette longue traver-sée (« un espace de temps, dit-il, pris entrel’année 1635 et environ l’année 1740 »)une singulière épopée. Celle d’un roi de5 ans et celle d’un très grand siècle. a

Xavier Houssin

Plusieurs ouvrages reviennent, avec un bonheur inégal, sur la période révolutionnaire

Expliquer la Révolution

Réédition de « La Guerre froide », d’André Fontaine

Vingtième siècle, roman

ZOOM

LA RÉVOLUTION FRANÇAISEEXPLIQUÉE À MA PETITE-FILLEde Michel Vovelle.

Seuil, 112 p., 8 ¤.

ACTES DU TRIBUNALRÉVOLUTIONNAIRERecueillis et commentéspar Gérard Walter.

Mercure de France, « Le Tempsretrouvé », 640 p., 9 ¤.

LA RÉVOLUTION,UNE EXCEPTION FRANÇAISE ?d’Annie Jourdan.

Flammarion, « Champs », 480 p., 9,50 ¤.

La Révolution redeviendrait-elle àla mode ? Après le purgatoirequi suivit les polémiques déclen-chées par la fièvre commémorati-

ve de 1989, on pourrait le croire, et c’estd’autant plus surprenant que l’Empiresemble connaître la même sanction sansavoir eu, ne serait-ce que brièvement,son heure de gloire à l’occasion du bicen-tenaire du sacre, puis d’Austerlitz.

En attendant que Jean Tulard,Thierry Lentz ou Jacques-Olivier Bou-don relèvent le gant et expliquent le Pre-mier Empire à un de leurs proches, c’estMichel Vovelle qui tente d’intéresser sapetite-fille Gabrielle à la Révolution.Une relative gageure puisque l’enfant vità Pise et n’a pas eu à la rencontrer au filde sa scolarité transalpine. Avec la pas-sion qu’il mit, quarante ans durant, àenseigner cet épisode disputé de lamémoire nationale, Vovelle s’attache àexpliquer la relative singularité de cetteRévolution dont les suivantes se réclame-ront immanquablement – quitte à privi-légier tel ou tel de ses moments –, àdégager ses origines, tant intellectuellesque matérielles, à présenter les quatrepremières années, de la chute de la Bas-tille à la Terreur, réponse légitime à sesyeux de ceux « qui ont eu le courage defaire face à des circonstances terribles »(!). On l’aura compris, cette initiation seréclame d’une tradition ancienne, pourne pas dire archaïque, mise à mal depuisplus de trente ans par le manuel deRichet et Furet et toute une historiogra-phie critique moins favorable au caté-chisme montagnard et à la figure deRobespierre, ici restaurée dans son auraexceptionnelle.

Une fois le parti pris admis, on pour-rait s’en accommoder toutefois, si l’onne déplorait par ailleurs les raccourcistrop vifs (toute personne qui signe sait-elle vraiment lire et écrire ?), des bévues

plus ou moins gênantes (la confusionentre Saint Empire et Autriche, le règnede Louis XVI allongé d’une décennie, ladéclaration de guerre de 1792 anticipéed’un an, la logique géométrique dudécoupage des Etats-Unis prise pourmodèle quand les treize colonies d’origi-ne l’ignorent en fait…), une tendance aujugement de valeur (Louis XVI « prépa-rait, en fait, un mauvais coup » ; lesGirondins logiquement sanctionnés den’avoir « pas été à la hauteur des périlsqu’ils avaient affrontés », mais cela justi-fie-t-il un coup d’Etat de la rue contre lareprésentation nationale ? On hésite àsuivre la leçon…).

Débat idéologiqueDe l’époque que Vovelle prend pour

référence, celle des Lefebvre, Mathiez etautres Soboul, nous revient dans lemême temps une précieuse anthologiede ce verbe révolutionnaire qui enflam-ma les prétoires, lors de ces procèsfameux dont quelques répliques ont tra-versé le temps, brûlantes et sans âge, deMarie-Antoinette à Danton, Gérard Wal-

ter réunit en 1968 les actes de sept pro-cès fameux (Charlotte Corday, Marie-Antoinette, Les girondins, Mme Roland,Bailly, les Hébertistes, Danton enfin),procès-verbaux des audiences de ce Tri-bunal révolutionnaire institué enmars 1793 et à jamais incarné par le terri-ble Fouquier-Tinville. Une lecture quireplonge dans la fièvre du moment, sanssouci d’en gommer les horreurs ni d’entempérer les iniquités.

Pour qui voudrait échapper au débatidéologique trop franco-français dontVovelle rejoue la partition sous couvertde simple présentation, reste à se tour-ner vers le formidable essai d’Annie Jour-dan, paru il y a moins de deux ans etdésormais disponible en « Champs »Flammarion. Non seulement l’historien-ne, en poste aux Pays-Bas, relativise lasingularité de l’événement national, ins-crit dans un ensemble de bouleverse-ments politiques qui jette un pont entreles deux rives de l’Atlantique, mais elledécrit la mécanique qui préside à undéroulement événementiel où les para-doxes et les contradictions le cèdent aux

passions et aux luttes de factions, avantde centrer son examen sur ce momentde Terreur qui embarrasse Vovelle etqu’elle lit comme la résultante de l’anta-gonisme de deux « vertus », la régénéra-tion des lois et des mœurs et l’indivisibili-té de la République, qui reclasse automa-tiquement les opposants au rang de traî-tres, jusqu’à en faire l’originalité vraie dece moment fondateur. Un livre impor-tant, décisif même, qui accomplit le vœuexprimé naguère par François Furet :penser la Révolution française. a

Ph.-J. C.

Signalons aussi les très instructivesRéflexions philosophiques sur l’égalité,de Jacques Necker, parues en 1796 etjamais rééditées depuis l’édition desŒuvres complètes du ministre de LouisXVI (1820-22). Composées en fait dès1793 en pleine Terreur et en réactioncontre ce moment tragique, ellesconstituent le 3e volet de son essai De laRévolution française (Les Belles Lettres,« Bibliothèque classique de la liberté »,160 p., 17 ¤).

LA GUERRE FROIDEd’André Fontaine.

Seuil, « Points », 572 p., 10,50 ¤.

L ’essai d’André Fontainesur l’histoire de la guerrefroide, réédité à présent

en format de poche, conserveintacts sa fraîcheur rigoureuse,sa force analytique, son profondintérêt historique et prospectif.En réalité, de 1917 à 1991, pério-de couverte par ce livre, c’esttout le roman du XXe siècle quise déroule sous nos yeux.

Sans doute, cet essai résis-te-t-il si parfaitement à l’épreu-ve du temps parce qu’AndréFontaine a su ajouter à la massed’informations rassemblées,commentées et mises en pers-pective et à l’exhaustive biblio-graphie, une qualité singulièredu récit : alerte, quasimentromanesque, où les personna-ges principaux, mis à nu, sedétachent individuellement ducontexte de l’époque ; de l’épais-se, parfois opaque, objectivitéhistorique.

Il est vrai que La Guerre froi-de d’André Fontaine est en quel-que sorte l’aboutissement deplus de trente ans de travaux

sur ce sujet, qui ont déjà pro-duit cinq volumes, plus de deuxmilles pages !

Journaliste, André Fontaine asuivi sur le terrain, depuis 1950,en fréquentant bon nombre desacteurs historiques, le déroule-ment du conflit Est-Ouest. A cet-te expérience pratique, à cetteconnaissance directe, il a su don-ner une rigueur incontestable.

Effort de synthèse globalePour apprécier à sa juste

mesure la réussite d’André Fon-taine, il suffirait de comparerson histoire de la guerre froideà l’ouvrage du grand historienmarxiste anglais, Eric Hobs-bawm. Celui-ci, en effet, dansL’Age des extrêmes, aborde égale-ment l’analyse du XXe siècle, eny mettant au centre l’expériencede la révolution communiste :de son projet, de son échec.Mais quelles que soient l’origi-nalité et l’indépendance d’espritd’Hobsbawm, le résultat de soneffort de synthèse globale estloin de l’ampleur de vision d’An-dré Fontaine.

Mais La Guerre froide,1917-1991 n’est pas seulementune formidable synthèse histori-que, une mise au point définiti-

ve sur le déroulement du conflitEst-Ouest – cette troisièmeguerre mondiale, « froide » par-ce que non déclarée, « brûlan-te » si l’on compte les dizainesde millions de morts dont ellefut la cause, tout en évitantl’apocalypse nucléaire –, celivre est aussi très utile pourdéchiffrer le nouveau désordremondial.

« Nous sommes en train devous faire quelque chose de terri-ble. Nous sommes en train devous priver d’ennemi… », décla-rait en mai 1988 Georgi Abatov,proche collaborateur de MikhaïlGorbatchev, aux lecteurs améri-cains de Time. André Fontaineconclut son essai en commen-tant cette phrase. « Les Etats-Unis, écrit-il, doivent regretter cet-te époque, maintenant qu’ils fontface, et, quitte à diverger sur lescomportements, toutes les démo-craties avec eux, à un adversaireimplacable et multiforme dontpersonne ne se hasarde à prédirequand et comment on en viendraà bout… »

Voilà qui est dit ! a

Jorge Semprun

André Fontaine est anciendirecteur du Monde.

LIVRES DE POCHE

Page 10: Rajeunie, la pensée française détour outre-Atlantique

10 0123Vendredi 10 février 2006

Quand le roman d’espionnage explore l’après-11-Septembre

Au cœur des prisons secrètes

L’Autrichien Veit Heinichen fait de Trieste l’arrière-plan d’une série de romans policiers, dont paraît le premier volet en français

Un polar en Adriatique

Le dernier roman de Batya Gour, décédée en 2005

Reflets d’Israël

JEUX DEMOTS,d’Ed McBainLe précédentépisode desaventures du87e district, LeFrumieuxBandagrippe,délirait autour

des mots-valises de LewisCarroll, celui-ci, l’avant-dernier(McBain est mort enjuillet 2005), est un véritable feud’artifice de virtuositélangagière. Une sorte de génie

du mal, Le Sourd, auquel lespoliciers ont déjà eu affaire,ressort du passé et les bombardede messages codés formésd’anagrammes, de palindromeset de citations tirées deShakespeare (bravo autraducteur, qui a dû se trouverconfronté à de sacrés casse-têteet s’en est très bien tiré). Lesflics pataugent, surtout ceux quiconfondent Philip Marlowe etChristopher Marlowe, plusencore ceux qui ne connaissentni l’un ni l’autre. McBain semoque de l’inculture des tempstout en rassemblant tous les filsdu roman policier, l’enquête deterrain, le sport cérébral et le

récit de la vie des flics. Au faitOllie retrouve son manuscritperdu et Carella conduit deuxfemmes à l’autel le même jour,sa femme et sa sœur. G. Me.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Jacques Martinache,Presses de la Cité, « Sangd’encre », 328 p., 19 ¤.

LE CODE ALTMAN,de Robert Ludlumet Gayle LyndsOn ne présente plus RobertLudlum, l’un des maîtres duroman d’espionnage. Troisièmeroman de la série « RéseauBouclier » (les deux premiersétaient Opération Hadès, écrit

avec Gayle Lynds, et Le PacteCassandre, écrit avec PhilipShelby), Le Code Altman réjouirales (nombreux) amateurs del’auteur de La Mémoire dans lapeau. John Smith, un agent dutrès secret Réseau Bouclier misà la disposition du président desEtats-Unis, doit empêcher unnavire battant pavillon chinoischargé de produits chimiquesdestinés à la fabrication d’armesde destruction massive de livrersa cargaison en Irak. LesEtats-Unis et la Chine sont aubord de la guerre nucléaire, unformidable compte à rebours estenclenché. Bien ficelé, avec uncoup de théâtre final bien dans

la tradition des romans deLudlum. F. N.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Renaud Morin, Grasset,496 p., 19,90 ¤.

LE SABLIER D’OR,de Julie ParsonsUne vieille dame charmantehabite dans une superbedemeure dominant la rivière deCork et la mer ; un jeunehomme séduisant et serviablevient à passer par là. On secroirait embarqué dans uneidylle façon Harold et Maude,sauf que la vieille dame n’a pastoujours été charmante. Etd’ailleurs comment a-t-elle

acquis cette maison ? Quant aujeune homme, il a fait en prisonun séjour très instructif… Il y ade la vengeance dans l’air, etdans l’écriture de Julie Parsonsune force d’évocation desabîmes et des courants quisemble établir de curieusescorrespondances entre l’océan etl’âme humaine. Difficilementexplicable, la présence d’un lienentre l’élément liquide et lespulsions meurtrières confère àce roman une étrangetéréellement inquiétante. G. Me.Traduit de l’anglais (Irlande)par Christine Barbaste,Calmann-Lévy, « Suspense »,360 p., 20 ¤.

MEURTRE EN DIRECTde Batya Gour.

Traduit de l’hébreupar Emmanuel Moses,Gallimard, « Série noire »,430 p., 22 ¤.

MEURTRE SUR LA ROUTEDE BETHLÉEMde Batya Gour.

Traduit de l’hébreupar Laurence Sendrowicz,Gallimard, « Folio policier »,470 p., 7,50 ¤.

L a fiction littéraire à la télévi-sion n’a pas toujours bon-ne presse. Les spectateurs

lui reprochent souvent de trahirl’œuvre qu’elle adapte et les pro-ducteurs de coûter trop cher, sur-tout si on la compare aux émis-sions de variétés, qui obtiennentde bien meilleures audiences.

C’est sur cet arrière-plan quese déroule le dernier roman deBatya Gour. Mais, cette fois, l’af-faire est plus grave puisqu’elle vaentraîner une série de meurtres.Beny Meyouhas a entrepris pourla première chaîne de la télévi-sion israélienne une adaptationd’Ido et Eïnam, une nouvelle

d’Agnon (1888-1970), PrixNobel de littérature en 1966 enmême temps que Nelly Sachs.Où a-t-il trouvé la somme colos-sale qui lui semble nécessaire ?On se le demande, et tout le mon-de l’accuse d’avoir déjà épuisétout le budget fiction de la chaî-ne. Beny vit avec Tirtsa, qui a étéautrefois la femme d’AriehRubin, un autre journaliste de lamême maison. A la surprisegénérale, les deux hommes sontrestés les meilleurs amis du mon-de. Mais Tirtsa, décoratrice enchef sur le tournage, est retrou-vée assassinée.

Miroir déformantIl faut reconnaître que l’exposi-

tion de l’intrigue est un peu labo-rieuse, mais la télévision étant lereflet de la société, ou son miroirdéformant, il est normal que l’im-brication des différents récits soitcomplexe. Il y a l’histoire desouvriers licenciés qui ont pris enotage la ministre du travail et desaffaires sociales – de quelle mar-ge disposent les médias face aupouvoir politique ? Il y a l’étran-ge comportement d’un rabbinqui trimballe des fortunes et serend régulièrement au Canadadéguisé en pope – faut-il en faire

un sujet de reportage au risquede se mettre à dos tous les ultra-religieux ? De toute façon, passéle cap des premiers chapitres, lesmorts se succèdent, clarifiantune intrigue dont on ne compren-dra le fin mot qu’en remontantloin dans le passé, précisément àla guerre de Kippour.

Comme toujours, la romanciè-re utilise les enquêtes de son com-missaire Michaël Ohayon pourmettre au jour les contradictionsde la société israélienne. Cettesixième enquête est la dernière,puisque Batya Gour est morte en2005, moins d’un an après laparution de ce livre.

Ces six romans offrent unpanorama original de l’Etathébreu – en particulier le précé-dent, qui reparaît aujourd’hui encollection de poche : Meurtre surla route de Bethléem, peut-être lemeilleur de la série, l’histoired’une simple querelle de voisina-ge nourrie d’une haine ancestra-le qui finit par empoisonner tou-te une société. Batya Gour a éga-lement publié des essais traduitschez Gallimard. Le titre de l’und’eux, Jérusalem, une leçon d’hu-milité, conviendrait à l’ensemblede son œuvre. a

G. Me.

EMPIRE STATEde Henry Porter.

Traduit de l’anglaispar Jean-François Chaix,Calmann-Lévy, 420 p., 19,50 ¤.

Q ui a organisé l’attentatcontre le vice-amiral Ral-ph Norquist, conseillerspécial du président des

Etats-Unis, à quelques kilomè-tres de l’aéroport londonien deHeathrow ? Quel lien cet atten-tat pourrait-il avoir avec un cer-tain Karim Khan, qui, avecd’autres réfugiés musulmans enprovenance d’Afghanistan, cher-che à gagner la Grèce ou l’Ita-lie ? Qui est ce mystérieux Sam-mi Loz, ostéopathe de renomexerçant dans l’Empire StateBuilding de New York aprèsavoir combattu en Bosnie, etqui compte parmi ses clients unespion anglais et… le secrétairegénéral des Nations unies ?

L’après-11-Septembre estdevenu une source d’inspira-tion considérable pour lesauteurs de romans d’espionna-ge. La guerre contre le terroris-me islamique a remplacé laguerre froide, Al-Qaida le KGB.Comme Robert Littell ou

Robert Ludlum, Henry Porterdémontre, dans son dernierouvrage, Empire State, que lasituation géopolitique actuellepeut parfaitement servir dematrice à de formidables intri-gues. Très classique dans safacture – ici, le héros est unefemme, Isis Herrick, brillantagent du service d’espionnagebritannique MI6 –, EmpireState est d’abord un bon romand’espionnage, un vrai, haletantet compliqué à souhait.

Touche politiqueJournaliste à Vanity Fair et

romancier (deux de ses ouvra-ges, Une vie d’espion et Nom decode : Axiom Day, ont étépubliés en France chez « FolioPolicier »), Henry Porter ajouteà son intrigue une touche poli-tique qui rend Empire Stateencore plus passionnant. Publiéen 2003 en Grande-Bretagne,ce roman aborde en effet demanière extrêmement directe laquestion de la légitimité de latorture dans le contexte de lalutte contre le terrorisme islami-que et fait état avec un luxe dedétails impressionnant deslieux de détention secrets de laCIA en Europe. Rappelons que

l’affaire des prisons secrètes n’aété révélée par la presse améri-caine qu’en 2005…

A Tirana et au Caire, Isis Her-rick va donc découvrir des cen-tres d’interrogatoire secretstravaillant pour la CIA. « C’estla civilisation qui est en jeu,dira-t-elle à un agent américain.C’est ce pourquoi nous nous bat-tons : le principe selon lequel latorture est une mauvaise voie. Iln’y a rien de plus absolu que lemal absolu que vous faites à cethomme. » Auparavant, l’Améri-cain lui avait demandé : « Vousaimeriez qu’on traite Khan genti-ment, quand Al-Qaida est prêt àfaire sauter un pétrolier ou à lan-cer un camion de déchets nucléai-res dans Washington ? Soyez réa-listes. Cette guerre est différente.Nous devons y répondre avec tou-tes les armes disponibles. Si celaimplique de pendre un de cessalauds à une poutre et de menerun interrogatoire intensif, pourma part je n’y vois pas d’inconvé-nients. Seul le résultat compte, laprotection des nôtres. »

Bref, si vous aimez lesromans de Le Carré, vous passe-rez un bon moment dans cetEmpire State. a

Franck Nouchi

D’Umberto Saba à Italo Svevo, deCarlo Michelstaedter à RobertoBazlen, de P. A. Quarantotti-Gambini à Claudio Magris, on

n’en finirait pas si on voulait dresser uneliste exhaustive des écrivains de Trieste.La raison d’une telle abondance ? C’estune autre affaire. Mais il y a tout demême un genre qui ne semble pas trèsreprésenté dans ce florilège, c’est leroman policier. Evidemment, Triesten’est pas Naples ou Palerme et n’a plusgrand-chose à voir avec sa grandeur dutemps où elle était la façade maritime de

l’Empire austro-hon-grois. Pourtant, VeitHeinichen, Autri-chien né en 1957 etqui vit à Triestedepuis plusieursannées, a entreprisde combler cette lacu-ne en mettant les spé-cificités du port del’Adriatique au servi-ce d’une intriguepolicière. La sériecomporte déjà qua-tre épisodes ; celui-ciest le premier, et lesdeux suivants sontannoncés en cours

de traduction.Parmi les atouts dont dispose Trieste,

il y a d’abord le décor, moins spectaculai-re, certes, que celui de son éternelle riva-le, Venise, mais tout de même impres-sionnant. Coincée entre la mer et la mon-tagne, Trieste est cette ville où souffleparfois un vent si violent, la bora, qu’il afallu prévoir des mains courantes danscertaines rues en pente pour éviter auxpiétons de s’envoler. Ses façades austèressont tournées vers un vaste port qui sem-ble disproportionné pour le faible trafic

qu’il assure encore. Ce bord de mer avecses châteaux, Miramare et Duino, qui res-te lié au souvenir de Rilke.

Tout comme l’auteur, son héros, lecommissaire Proteo Laurenti, vit à Tries-te, mais n’en est pas originaire, ce qui luilaisse une certaine capacité d’émerveille-ment. Dans le genre du policier quinqua-génaire qui n’a plus beaucoup d’illu-sions, il représente une variante origina-le. Il n’est ni veuf, ni divorcé, ni affligéd’un ulcère à l’estomac, mais marié etheureux en ménage. Son principal sou-ci : essayer d’empêcher sa fille cadette dese porter candidate à l’élection de Miss

Trieste. Même sa belle-mère est char-mante et fabrique, ce qui ne gâche rien,le fameux jambon de San Daniele. Il asimplement une certaine propension àse fourrer dans des situations ridicules...Comme cette fois où il se fait surprendreen grande conversation avec une prosti-tuée et retrouve le lendemain sa photodans le quotidien local.

Mais ce que Veit Heinichen utilise trèsbien et qui justifie largement le choix deTrieste comme cadre d’un roman poli-cier, c’est cette « identité de frontière »qu’analyse Claudio Magris. Le contextepolitique change, l’Autriche-Hongrie

n’existe plus, le rideau de fer non plus,mais la situation géographique de la villeen fait un passage obligé dans bien deséchanges.

Curieuses méthodesAinsi, après le terrible tremblement

de terre en Turquie en août 1999 (la pre-mière aventure du commissaire ProteoLaurenti est parue en 2001), l’Unioneuropéenne cherche un port pour ache-miner l’aide humanitaire. On choisitd’abord Bari, mais l’affaire tourne à lacatastrophe. Les conteneurs qui ne res-tent pas bloqués dans le port des

Pouilles sont pillés en Albanie, auKosovo ou au Monténégro. L’opinionpublique finit par s’émouvoir de cettegabegie, les donateurs renâclent, on serabat sur Trieste, où justement prospèreune société d’import-export à laquelle lecommissaire Laurenti a déjà eu affaire.Son directeur, Bruno de Kopfersberg, aperdu sa femme plus de vingt ans aupa-ravant, elle s’est noyée en tombant deson yacht. Laurenti est convaincu qu’ils’agit d’un meurtre, mais à l’époque iln’a rien réussi à prouver. Cette fois, c’estKopfersberg qui disparaît à son tour,son bateau est revenu vide s’échouer à lacôte. En enquêtant sur les activités de sasociété, Laurenti va découvrir quecelle-ci a de curieuses méthodes pourconvaincre les fonctionnaires européensde lui accorder le marché de l’exporta-tion d’aide humanitaire, et qu’en ma-tière d’importations elle serait plutôt spé-cialisée dans les travailleurs clandestinset les prostituées en provenance d’Euro-pe de l’Est. Alors, Trieste, capitale ducrime ou paisible endormie ?

Le roman de Veit Heinichen concilieles deux aspects en apportant une noteoriginale au mythe littéraire triestin.Plus qu’un décor, la cité devient unpersonnage, et les préoccupations deses habitants (la principale étant de trou-ver une place pour garer sa voiture surle Lungomare à l’heure de la baignade)contrastent avec les rouages du crimeorganisé. Pendant que Laurenti s’appli-que à démanteler les réseaux de traficsinternationaux, la population de Triestese passionne pour la nouvelle dumoment : on a signalé un requin dansla baie. Est-il bleu ? Est-il blanc ? Peut-on continuer à se baigner ? Ce qui estsûr, c’est que ce n’est pas lui le plusdangereux. a

Gérard Meudal

ZOOM

DANIELE DAINELLI/CONTRASTO/REA

POLICIERS

LESREQUINSDE TRIESTE(Gib jedemseineneigenen Tod)de VeitHeinichen.

Traduitde l’allemand(Autriche)par Alain Huriot,Seuil,« Policiers »,292 p., 20 ¤.

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LITTÉRATURESLa Révolution par les femmes,de Corinne Aguzou (éd. Tristram).Mes frères,de Jérôme d’Astier (Seuil).Petits contes noirs,d’A.S. Byatt (Flammarion).Des maisons, des mystères,de Germaine Beaumont (Omnibus).Œuvres, de Georges Henein (Denoël).Dead Girl, de Nancy Lee (Buchet-Chastel).Petits textes poétiques,de Robert Walser (Gallimard).

ESSAISL’Histoire, la guerre, la Résistance,de Marc Bloch (Gallimard).Impasse de l’espace, de Serge Brunier (Seuil).Histoire du corps, t. 3, dir. Alain Corbin,Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (Seuil).Le Livre des déserts, dir. Bruno Doucey(éd. Robert Laffont).L’Idée de l’Inde, de Sunhil Khilnani (Fayard).Comment guérir un fanatique,d’Amos Oz (Gallimard).La Pomme et l’Atome, de Sébastien Balibar(éd. Odile Jacob).

L’ÉDITION

Les éditeurs Barbara Cassin et Alain Badiou désavouent Pascal David, auteur d’une notice consacrée au philosophe

Nouveau différend autour de Martin Heidegger

Trois livres se sont vendus à plusd’un million d’exemplaires, enFrance, en 2005, selon le classe-ment effectué pour Livres-Heb-

do. De manière très symbolique, il s’agitd’une bande dessinée : Le ciel lui tombesur la tête, 33e opus d’Astérix (éd. AlbertRené), d’un livre pour la jeunesse :Harry Potter et le Prince de sang-mêlé(Gallimard Jeunesse), et d’un livre depoche : Da Vinci Code (Pocket). Ce trioenglobe trois des quatre secteurs (plusles livres pratiques) qui ont tiré leurépingle du jeu, dans un marché plutôtdéprimé. Le classement des meilleuresventes de l’année est réalisé par l’institutIpsos pour le compte de l’hebdomadairede la profession. Il inclut tous les cir-cuits de distribution de vente au détail– des petites librairies aux hypermar-chés –, mais ne comprend pas l’export,les DOM-TOM, les commandes réali-sées en ligne ou par les grossistes.

Pourtant, les cinquante meilleuresventes ont fait un bond de 16,3 % parrapport à 2004, avec 13,3 millionsd’exemplaires vendus, contre 11,5 mil-lions, l’an passé. Dans ce palmarès(grand format et poche confondus),trois auteurs, Dan Brown, Joanne Kath-leen Rowling et Marc Lévy, totalisent,avec seulement 10 livres, 5,5 millions de

volumes vendus. Les 7 BD présentesdans ce top 50 atteignent, quant à elles,2,5 millions d’exemplaires. Au total, ces17 livres cumulent 60 % des ventes, cequi montre une très forte concentrationdu marché.

A cela, il faut ajouter le phénomèneGavalda. Alors que l’auteur d’Ensemble,c’est tout (Le Dilettante) n’a publié aucunlivre en 2005, elle arrive en troisièmeposition des ventes pour les romanciers,avec 815 000 exemplaires de ses troisromans publiés en poche dans la collec-tion « J’ai lu ». Les poches occupent uneplace croissante : plus de 37 % des ven-tes des 50 premiers titres en 2005,contre 27 % en 2004. L’interclassementgénéralisé – c’est-à-dire le mélange dugrand format et du poche sur les rayon-nages des libraires –, mais aussi labaisse du pouvoir d’achat des ménagesexpliquent cette tendance lourde. Poc-ket, filiale d’Univers Poche (groupe Edi-tis), marque sa domination écrasante dumarché avec sept des dix titres qui dépas-sent 200 000 exemplaires et notammentles 4 premières places.

Parmi les maisons d’édition presti-gieuses, les contrastes sont saisissants.Au sein de la galaxie Hachette, c’est deloin Lattès qui rapporte le plus d’ar-gent. L’éditeur de Dan Brown en fran-

çais devance Robert Laffont, label d’Edi-tis. Chez Grasset, la meilleure vente estTrois jours chez ma mère, de FrançoisWeyergans, avec 192 000 exemplaires.Il s’agit d’un petit cru pour le Goncourt,qui n’a pas atteint les 218 000 commeLe Soleil des Scorta, de Laurent Gaudé(Actes Sud) en 2004.

Le premier livre de Fayard est La Pos-sibilité d’une île, de Michel Houelle-becq, avec 162 000 exemplaires vendus– un record pour le prix Interallié.Chez Stock, la meilleure vente est LaPetite-fille de monsieur Linh, de Philip-pe Claudel (118 800 exemplaires) loindevant Mes mauvaises pensées, de NinaBouraoui (51 100 ventes), un très faibleRenaudot.

Faiblesse des essaisAu Seuil, la meilleure vente est… Une

soirée, d’Anny Duperey, avec90 600 exemplaires. Chez Flammarion,le meilleur auteur reste Paulo Coelho,avec Le Zahir (170 700 exemplaires ven-dus). Albin Michel demeure la maisonqui place le plus de titres dans le « top50 » des romans : 9 au total, mais lesventes s’érodent pour Amélie Nothomb,avec Alcide sulfurique (133 200 exem-plaires vendus). Le Goncourt desLycéens confirme son attrait auprès du

public jeune : Magnus, de Sylvie Ger-main, atteint 75 500 ventes.

Le premier roman vendu par Galli-mard est La Malédiction d’Edgar, deMarc Dugain (82 600 exemplaires). Anoter chez Plon, le très bon score dePatrick de Carolis, avec Les Demoisellesde Provence (195 400 exemplaires).Bernard Fixot a fait une très piètreannée 2005, ne classant aucun ouvragedans les 50 meilleures ventes. Seul Etaprès… de Guillaume Musso, en Pocket,a dépassé 250 000 exemplaires.

La cote d’alerte est surtout atteintedu côté des documents et des essais.Sur deux ans, ils déclinent de 37,9 %,selon Livres-Hebdo. Le premier essai estle Traité d’athéologie de Michel Onfraychez Grasset (153 000 ventes). Vientensuite Mon Dieu, pourquoi ? le livred’entretien de l’abbé Pierre avecFrédéric Lenoir, édité par Plon(105 500 exemplaires). Aucun autretitre ne dépasse les 100 000. Letassement enregistré en 2004 se confir-me en 2005, et ce malgré des commé-morations, comme le dixième anniver-saire de la mort de François Mitterrand,ou des temps forts comme le débat surla Constitution européenne. Tristeannée. a

Alain Beuve-Méry

DU 13 AU 18 FÉVRIER.LEVINAS. A Freiburg etStrasbourg, pour le centièmeanniversaire de la naissanced’Emmanuel Levinas, leParlement des philosophesorganise un colloque intitulé« Ethique, politique,philosophie : Emmanuel Levinasdans le siècle à venir ». Avecnotamment Gérard Bensussan etJacob Rogozinski (au MAMCS,1, place Jean-Hans- Arp ; rens. :03-88-43-65-05 ou www.parlement-des- philosophes.org).

LE 15 FÉVRIER.NIZON. A Chambéry (73),l’Observatoire de l’écriture, del’interprétation littéraire et de lalecture (OEIL) reçoit Paul Nizonet sa traductrice Diane Meur (à

19 heures, à l’université deSavoie, rue Marcoz ; rens. :04-79-26-13-25/28-83-74). PaulNizon sera accueilli, le 17 àMontpellier, conjointement parla librairie Sauramps et laMaison de Heidelberg (à18 h 30, 4, rue desTrésoriers-de-la-Bourse ; entréelibre, rens. :www.sauramps.com).

LE 17 FÉVRIER.AGUALUSA. A Paris, leséditions Métailié invitent àrencontrer José EduardoAgualusa, auteur angolaisd’origine indienne, pour laprésentation de son livre LeMarchand de passés (à19 heures, à la librairie Libralire,116, rue Saint-Maur, 75011).

LE 17 FÉVRIER.CHANGE. A Saint-Germain-la-Blanche-Herbe (14), L’IMEC etEnt’revues proposent unerencontre consacrée à la revueChange, avec Alain Chanéac,Jean-Pierre Faye, Jean-ClaudeMontel, Christian Rosset etAlain Coste (à 20 heures àl’abbaye d’Ardenne ; rens. etrés. : 02-31-29-52-46). Unnuméro spécial de la revue Fairepart, intitulé « Ce que Change afait », paraîtra pour l’occasion.

LE 14 FÉVRIER.KUREISHI. A Lyon, rencontreavec Hanif Kureishi. PhilippeMorier-Genoud lira des extraitsde Contre son cœur (à 19 h 30, àla Villa Gillet, 25, rue Chazière,69004 ; rens. 04-78-27-02-48).

Il est inhabituel que deux directeursde collection prennent soin d’indi-quer, en tête d’un volume, leur prisede distance envers son contenu.

C’est pourtant le cas avec la publicationdu chapitre II d’Introduction à la méta-physique dans la collection de poche« Points-Seuil ». L’édition du texte alle-mand et la traduction française enregard, ainsi que les présentations etcommentaires sont de Pascal David, spé-cialiste du philosophe allemand. On lit àla suite de la présentation de cette sériebilingue : « Alain Badiou et Barbara Cas-sin tiennent à se désolidariser de la noticebiographique que, conformément aux prin-cipes de cette collection, ils ont demandé àPascal David de rédiger ».

La présentation des éléments biogra-phiques nie toute compromission réellede Heidegger dans le mouvement nazi.On y lit notamment : « Ayant commis

une erreur d’appréciation sur la nature durégime qui s’installe en Allemagne fin jan-vier 1933, Heidegger, qui ne s’est jamaisrallié toutefois à son idéologie et l’a mêmecombattue, accepte d’être recteur de l’uni-versité de Fribourg en mai 1933 commed’être inscrit, sous certaines conditions, auNSDAP, ce qu’il semble avoir comprisalors comme une simple formalité adminis-trative et nullement comme l’acte militantd’une adhésion. Contrairement à unelégende assez tenace en France, son Dis-cours de rectorat (27 mai 1933) est toutsauf l’expression d’une allégeance envers lenouveau pouvoir. »

« Climat d’intimidation »Cette version des faits contredit le

contenu des livres de Victor Farias, Hei-degger et le nazisme (Verdier), de HugoOtt, Martin Heidegger. Eléments pour unebiographie, (Payot), ou bien le récent tra-

vail d’Emmanuel Faye. Heidegger, l’intro-duction du nazisme dans la philosophie(Albin Michel).

Les directeurs de cette série préci-sent : « Nous avions d’abord rédigé un“Avertissement des éditeurs”, qui rendaitcompte des contraintes tout à fait singuliè-res de l’édition et de la traduction françai-ses de Heidegger et replaçait ainsi dansson cadre le travail de Pascal David. Nousdiscutions alors en philosophes certains élé-ments de la traduction et de la biographie.Cet avertissement s’est heurté au veto del’auteur, et nous avons dû y renoncer.Notre petite phrase est la trace recevable dece renoncement. »

De son côté, Pascal David constatequ’« il est de bon ton, dans certainsmilieux éditoriaux parisiens, d’excommu-nier Heidegger en le faisant passer pour cequ’il n’était pas : un penseur nazi. »

Il considère qu’« Alain Badiou et Bar-

bara Cassin, les éditeurs de la collection,ont cédé au climat d’intimidation créé parl’ouvrage d’Emmanuel Faye, qui voudraitfaire retirer les ouvrages de Heidegger desbibliothèques et programmes universitai-res. Ma notice biographique s’est voulue laplus objective possible [car, selon lui,] Hei-degger est entré en une sorte de dissidenceà partir de 1934 et a même combattul’idéologie nazie dans des coursaujourd’hui publiés ». « Je ne sache pasqu’aucun autre recteur ait officiellementdémissionné à cette époque, c’est-à-diremarqué sa désapprobation vis-à-vis durégime », poursuit-il.

« Les quelques lignes qui subsistent sontle fruit d’un compromis douteux. Je trouvepersonnellement fort peu élégant que deséditeurs “tiennent à se désolidariser”d’un auteur auquel ils ont eux-mêmes faitappel », termine M. David. a

A. B.-M. et R.-P. D.

LES CHOIX DU « MONDE DES LIVRES »

Astérix et Harry Potter dominent le classement 2005 des meilleures ventes

La jeunesse et la bande dessinée au sommet,les essais et documents à la traîne

AGENDA

LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES(SGDL), avec le soutien du Syndicatnational de l’édition (SNE), a lancé,mardi 7 février, une pétition pour lerespect des droits de tous les auteurssur leurs œuvres. La SGDL entendmobiliser contre le projet de licenceglobale intégrée par deux amendementsdans le projet de loi « relatif au droitd’auteur et aux droits voisins dans lasociété de l’information », dont ladiscussion est pour l’instant ajournée.Cette pétition est présente sur le site :www.sgdl.org et s’adresse à Jean-LouisDebré, président de l’Assembléenationale. Pour Alain Absire, présidentde la SGDL, « la révolution numériqueest une chance historique pour l’écrit »,mais « les progrès de cette technologie nedoivent pas conduire à la négation desprincipes fondamentaux du droitd’auteur. »

LE RÉALISATEUR PIERRESCHOENDOERFFER et la veuve dulieutenant de vaisseau Guillaume, quiattaquaient devant la 17e chambre dutribunal de grande instance de Parisdeux ouvrages consacrés à l’officier demarine, ont été déboutés de leurdemande. Pour le premier livre, coéditépar Plon et XO, M. Schoendoerfferprotestait contre l’utilisation du titre deson film sur le bandeau qui entourel’ouvrage, sur lequel est inscrit « LesMémoires du Crabe-Tambour ». Ildemandait aussi la suppression sur laquatrième de couverture d’extraits quifaisaient référence à Pierre Guillaume,« le Crabe-Tambour, immortalisé parSchoendoerffer ». La famille dumilitaire, mort en 2002, avait aussiassigné Perrin pour la parutionprochaine d’une biographie écrite parGeorges Fleury et qui, dans un premiertemps, avait reçu l’assentiment de laveuve du défunt. La famille a toutefoisobtenu la communication destapuscrits, déposés à la SGDL oudétenus par les maisons d’édition, quiont servi aux ouvrages.

PRIX. Le prix Alberto Benvenistepour la littérature a été attribué àMichèle Kahn pour Le Roman de Séville(Le Rocher), alors que le prix AlbertoBenveniste pour la recherche estrevenu à Jonathan I. Israël pour LesLumières radicales. La philosophie,Spinoza et la naissance de la modernité(1650-1750) (éd. Amsterdam). Le prixRoman Version Fémina-Le GrandLivre du mois a été décerné à YannQueffélec, pour Ma Première femme(Fayard). Le prix du livre enPoitou-Charentes revient àJean-Jacques Salgon, pour Les Sourcesdu Nil, Chroniques rochelaises (éd.L’Escampette). Le prix SNCF du polara couronné, pour le polar français,Caryl Férey, pour Utu (Gallimard), etpour le polar européen, Mo Hayder,pour Tokyo (Presse de la Cité).

ACTUALITÉ

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On mit du temps avant d’intégrer ledécompte du temps depuis la nativitésupposée du Christ, fixée au VIe sièclepar le moine Denys le Petit. Aussi,1200 est peut-être le premiermillésime de fin de siècle à êtrerepéré, sinon fêté. Le propos de JohnW. Baldwin coïncide heureusementavec un cru particulièrementsingulier. Année muette –sanctionnant la stratégiematrimoniale du roi, l’interditpontifical qui frappe le royaume entrejanvier et septembre prive lesParisiens, comme les autres sujets dePhilippe Auguste, des sonneries decloches qui rythment les heurescanoniques et carillonnent les fêteschômées – c’est aussi le temps de lapaix entre le Plantagenêt et leCapétien, trêve en fait dans le conflitséculaire franco-anglais, scellé par lemariage du prince héritier Louis et deBlanche de Castille ; c’est encore letemps des plus vives discordes entreles étudiants et les bourgeois de laville ; le début d’une ère enfin où lesfonds documentaires, dûmentarchivés, permettent de saisir la vied’une ville dans ses aspects les plusordinaires. Fort de ce corpus aussiformidable que conséquent,l’historien américain s’essaie à cette« résurrection » qu’appelait de sesvœux Michelet. D’une vitalité qui necède jamais à l’austérité de l’archive,le résultat fascine, par sa réelleaccessibilité comme par son éruditionheureuse.

Paris, 1200, de John W. Baldwin(traduit de l’anglais [Etats-Unis] parBéatrice Bonne, Aubier, « Collectionhistorique », 480 p., 28,50 ¤. Enlibrairie le 24 février).

Ce n’est pas tant son statut demembre associé étranger del’Académie des inscriptions etbelles-lettres, où il fut élu le14 février 2003, ni même sa parti-cipation au séminaire de Jean-

Claude Schmitt, à l’Ecole des hautes étudesen sciences sociales, qui explique la présen-ce à Paris du médiéviste américain JohnW. Baldwin. Pas davantage la sortie immi-nente du beau livre qu’il consacre à la capita-le française, royale, puis républicaine (lireencadré). En fait, depuis qu’il a pris sa retrai-te, en 1997, il partage son temps, presque àégalité, entre Baltimore et Paris, réservant àla France la saison froide. Installé dans unpremier temps rue Charlemagne, tout prèsde l’ancienne enceinte de Philippe Auguste,monarque dont il n’a cessé d’étudier lerègne – son maître ouvrage, The Govern-ment of Philip Augustus : Foundations ofFrench Royal Power in the Middle Ages, paruchez Fayard dès 1991 et improprement clas-sé dans la série biographique sous le titrePhilippe Auguste –, il vient d’aménager avecson épouse, l’historienne Jenny Jochens, ruede Bièvre. C’est à Paris du reste qu’ils sesont rencontrés, il y a plus d’un demi-siècle.Lui venait d’outre-Atlantique, elle du Dane-mark, et tous deux, boursiers, suivaient à lafaculté le séminaire de droit canon deGabriel Le Bras. Tous deux historiens aus-si : elle étudiait l’époque de Philippe le Bel,lui s’intéressait déjà au règne de son tri-saïeul, Philippe Auguste. Depuis, son épou-se a libéré le champ capétien : devenueexperte en vieux norrois, elle s’est tournéevers l’Islande médiévale, tout en contri-buant au chantier de l’histoire des femmes…

John Baldwin a beau être né à Chicago,le 13 juillet 1929, il se considère plutôt com-me « un homme de l’Est » – et de préciser :« New Jersey, Pennsylvanie, Maryland ». Ila pourtant passé une partie de son enfancedans la métropole de l’Illinois, mais le sou-venir en est contrasté : « C’était à l’époquedes gangsters. Nous étions trois frères – jesuis l’aîné, mais n’ai pas suivi les traces denotre père, ingénieur, qui rêvait pour nous decarrières scientifiques. Il ne m’en a, du reste,jamais voulu. C’était la Grande Dépression,et nous vivions dans une précarité réelle. Laville était très difficile, et la sécurité presqueinexistante. »

Voltaire ou CicéronIl ne fut pas mécontent de la quitter. Ce

qu’il regrette, de ses années de formation,c’est de n’avoir jamais appris le français.Au Maryland, où il poursuit ses études, illui faut choisir entre la langue de Voltaireet celle de Cicéron : il sera latiniste. Lechoix n’est pas mauvais pour un futurmédiéviste, d’autant que, malgré ses excu-ses répétées, il parle aujourd’hui un fran-çais des plus justes.

On s’étonne d’autant moins de l’optionpour la langue ancienne qu’il s’avoue issud’« une famille protestante presbytérienneécossaise très croyante » – « evangelical »,tient-il à souligner en récusant toute traduc-tion française. Logiquement tenté par lathéologie, il se met bientôt à l’allemand etau grec ancien, mais, faute de vocation, il yrenonce et se tourne vers l’histoire. Sansrompre avec la mouvance spirituelle dessiens, puisqu’il suit son cursus au WheatonCollege, dans l’Illinois, centre du mouve-ment evangelical alors. Le Moyen Age s’im-pose pour qui cherche une civilisation for-mée par la religion. Boursier Fulbright enquête d’un lieu européen où s’inscrire enthèse, il hésite entre l’Allemagne et leRoyaume-Uni. La solution est pragmati-

que : impossible en RFA, trop compétitiveoutre-Manche, la démarche contraint Bald-win à se replier sur l’Italie ou la France. Cesera Paris, donc, dès l’automne 1953.

La ville le séduit aussitôt. Et voilà le thé-sard qui s’attelle à comparer les théories desromanistes, canonistes et théologiens sur leJuste Prix à la fin du XIIe siècle. Mais lemilieu lui reste très fermé. Le Bras le confieà son assistant, Pierre Le Gendre, mais laplupart des médiévistes ignorent ce confrèreétranger, qui soutiendra sa thèse, de retour àBaltimore, à la Johns Hopkins Universitytrois ans plus tard, sans avoir réussi à péné-trer les cercles érudits français. Il lui faudraattendre 1961 – dans l’intervalle, Baldwinenseigne à l’université Ann Arbor du Michi-gan – et la rencontre avec Jacques Le Goffpour que la brèche s’ouvre. L’amitié entreles deux hommes ne se démentira plus –c’est Le Goff qui signera la préface du mémo-rable Philippe Auguste, trente ans plus tard–, même si Baldwin tient à l’écart entre leursvisions respectives : « Nos horizons sont trèsdifférents. Les miens sont moins ouverts. Là oùJacques Le Goff embrasse volontiers la longuedurée, je me contente d’une petite fenêtre chro-nologique. Mais là j’explore tout. »

C’est ainsi qu’il découvre Pierre le Chan-tre, ce fils de chevalier du Beauvaisis quidevient responsable du chœur de Notre-Dame de Paris, chargé des affaires publi-ques de l’Eglise, donc des intérêts du chapi-tre. Mais son enseignement de la théologiefait autant pour la réputation de sainteté

de Pierre que son décès, sous l’habit cister-cien, en 1197. D’articles savants en synthè-ses érudites – sa voix est de celles que l’his-torien croise pour appréhender les percep-tions de la sexualité du temps dans le seulautre de ses livres traduits jusqu’ici en fran-çais, Les Langages de l’amour dans la Fran-ce de Philippe Auguste (Fayard, 1997) –,John W. Baldwin le met en scène, analyseson œuvre et son action, le présente dansParis, 1200 comme le pôle complémentairedu roi lui-même, en tant que maître desécoles de la cité.

« Je l’ai écrit pour les Français »Si l’essentiel de la recherche de Baldwin

semble réservé à des médiévistes aguerris –n’a-t-il pas fortement contribué à l’éditiondes Registres de Philippe Auguste (1992) –, ledernier opus de l’historien a une autre voca-tion. « Je l’ai écrit pour les Français » : pourpreuve de cette offrande, l’ouvrage connaît làsa première édition, le public anglophonedevant se contenter de la leçon prononcée en2001, lorsqu’il mit fin à quarante ans d’ensei-gnement à Johns Hopkins – à l’inverse duCollège de France, où la leçon inaugurale estseule impérative, c’est l’ultime leçon qui faitréférence, séance d’adieux qui vaut consécra-tion. En proposant le bref tableau de la capi-tale capétienne au tournant du XIIIe siècle,Baldwin rompait avec l’usage. « Je voulais pré-senter des idées plus largement que je ne l’avaisfait jusque-là. Rassembler toutes les connais-sances accumulées sur ce court moment. Tenterune synthèse. »

L’audace ne paya pas. « Mes collèguesfurent peu enthousiastes. Ils applaudirent poli-ment, mais certains surent me dire qu’ils regret-taient un certain manque de cadres théoriques.Loin de m’accabler, ces réticences me stimulè-rent et je décidai de relever le défi en écrivantpour le public français cette évocation d’unedécennie particulière décisive. »

Pas de principe exclusif. Baldwin retienttous les indices, les croise, les sollicite sanscesse. Confrontant la documentation latinecomme l’illustration, la littérature – il a lon-guement étudié Jean Renart, auteur d’unpremier Roman de la Rose, et Gerbert deMontreuil – et la langue vernaculaire, Bald-win tente de dégager d’autres idées quecelles véhiculées par les sources cléricales, sinettement majoritaires qu’elles suffisent àfausser la perspective, même sur des sujetsaussi ordinaires que l’amour, le vêtement oula nourriture.

La place que fait le médiéviste à l’informa-tion littéraire est particulièrement origina-le. « Pour moi, l’enseignement dupost-structuralisme : “Tout est littérature”,permet d’atteindre une réalité souvent négli-gée. » Et l’historien n’est pas peu fier du sou-tien de son collègue de l’Institut MichelZink, qui, sans partager toujours ses vues,assista fidèlement à ses communications auCollège de France.

Son seul problème, qu’il souligne plutôtque de le minimiser, c’est sa méconnaissancede l’ancien français. Même si David Hult, l’unde ses collègues de Johns Hopkins, aujour-d’hui en poste à Berkeley, lui apporta uneaide précieuse, qu’il ne pouvait guère trouverau séminaire de Pierre Toubert. Baldwin n’in-siste volontiers que sur ses « défauts » : fait-il œuvre d’historien de la ville ? Non. « Ce

sujet d’étude a sa propre procédure, sa propreméthode ; et je ne suis pas un historien de l’urba-nisme. Je n’en ai pas la formation ni la compé-tence. Je me cantonne à l’image et à la trèscourte durée. » Avant de conclure par cettemorale d’une humilité rare : « Je me protègede mes défauts. »

Cela ne l’empêche pas de nourrir des pro-jets passionnants. A quelques mois d’un collo-que annoncé pour septembre, il reprend lapiste d’Etienne Langton, ce théologien qu’ilfréquente, comme son contemporain Pierrele Chantre, depuis plus de trente-cinq ans.Archevêque de Canterbury, le prélat, qui parti-cipa à la promulgation de la Grande Charteimposée en 1215 à Jean sans Terre, lui offrel’occasion d’étudier la relation entre l’ensei-gnant parisien et le politique anglais. Unefaçon de décaper une historiographie peuencline à croiser les préoccupations théologi-ques et pragmatiques.

Pour l’heure, c’est la vision du Paris médié-val que Baldwin bouscule en renonçant à lavision d’une « vie quotidienne » qui gommeles nuances et lacunes de la documentationpour ne laisser aucun blanc et s’en tenir auxseules sources, puisque, sur le petit pré carréqu’il s’est choisi, personne ne sait aussi bienles faire parler. a

Philippe-Jean Catinchi

John W. Baldwin

Un Américainà Paris

« Là oùJacquesLe Goffembrassevolontiersla longuedurée,je me contented’une petitefenêtrechronologique.Mais làj’explore tout »

OLIVIER ROLLER POUR « LE MONDE »

Une ville « ressuscitée »

RENCONTRE

Le médiéviste, spécialiste du règne de Philippe Auguste,dépasse dans « Paris, 1200 » la simple évocationde la vie quotidienne pour analyser les mécanismesinstitutionnels d’une capitale en gestation