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La formation des aidants familiaux confrontés à la maladie
d’Alzheimer : pour une éthique du "penser-à-l'autre".
Introduction
Plaace 93 est une structure médico-sociale qui accompagne les malades at-
teints d’Alzheimer et leurs proches. L'équipe est composée d'une psychologue, d'une
neuropsychologue, d'une assistante sociale et d'une assistante de coordination. Elles
travaillent en coopération avec les neurologues et psychologues de l'hôpital Avicenne
à Bobigny. Entre autres actions (diagnostic, suivi psychologique...), elles proposent
une formation aux aidants familiaux. C'est pour travailler sur cette question qu'elles
ont fait appel à Ethires, avec la volonté d'introduire de la réflexivité dans leurs ac-
tions. Elles nous ont également demandé de travailler sur une idée qu'expérimente
Plaace 93 dans le cadre d'un appel à projet de l'ARS, et qui consiste à proposer aux
familles issues de la multi-culturalité une formation adaptée culturellement parlant.
Ce projet est né du constat que 20% de leurs patients sont d'origine maghrébine, et se
fonde sur l'idée que les familles maghrébines vivent et conçoivent différemment la
maladie.
Dans le cadre de notre travail sur le terrain, nous avons assisté à des bilans
neuropsychologiques, à des entretiens de l'assistante sociale avec les aidants, ainsi
qu'à des ateliers de stimulation cognitive et de relaxation pour les patients, un projet
innovant qui associe les proches lors de certaines séances. Enfin nous avons pu assis-
ter au début de la formation des aidants maghrébins, c'est-à-dire à la phase d'explica-
tion de la maladie. La séance était animée par un neuropsychologue. Les séances sui-
vantes porteront sur la communication verbale et corporelle, l'alimentation, le
prendre soin de soi... Elles seront animées successivement par des psychologues, une
psychomotricienne et des assistantes sociales.
L'organisation de formations des aidants s'effectue dans le cadre du plan Al-
zheimer 2008-2012 et d’appels à projet de l’ARS, qui accordent une grande impor-
tance à l’aide aux aidants. Ce principe s’est développé bien avant les plans Alzheimer
puisque le concept d’aide aux aidants est apparu dans les années 90, après la publica-
tion de plusieurs travaux sur les aidants et la « charge » qui leur incombe. Rappelons
qu’il y a 3,4 millions d’aidants en France (toutes maladies confondues) et que dans le
cas d’Alzheimer 30% décèdent avant leur proche malade. L’intérêt porté aux aidants
naît donc de ce constat : on remarque un facteur de dépression plus important dans
cette catégorie de personnes, qui connaît également une sur-morbidité anormale.
S’ajoute à cela un problème économique, les aidants s’arrêtant souvent de travailler et
représentant un poids pour la Sécurité Sociale. On cherche alors à les aider au travers
de nombreuses actions mais beaucoup n’acceptent aucune aide extérieure car ils con-
sidèrent cela comme une intrusion.
Le dernier plan Alzheimer donne ainsi la possibilité aux aidants familiaux de
bénéficier d’une formation de 14 heures, réparties en trois temps : le savoir (recevoir
des informations sur la maladie), le savoir-faire (apprendre des astuces pour gérer les
problèmes pratiques de la vie quotidienne) et le savoir-être (gérer son stress, prendre
du temps pour soi…). L'objectif est d'apporter une compétence au proche, d'en faire
un aidant qualifié, et par conséquent une ressource humaine pour le système de san-
té ; tout en réduisant son épuisement, souvent lié à une mauvaise compréhension de
la maladie.
Face à un tel dispositif, nous nous sommes interrogées sur le rôle que pouvait
jouer la médecine à partir du moment où elle se charge d’intervenir dans la relation
entre un malade et son proche. Si l’on conçoit très bien en quoi une formation peut
répondre au besoin de solutions standard apportées à des problèmes pragmatiques
quotidiens, notre problématique consistera à se demander si cette solution est vrai-
ment idoine pour accompagner des subjectivités souffrantes et des parcours de vie
singuliers.
Certes, le psychologue s’intéresse déjà à la subjectivité mais il demeure avant
tout un professionnel de la santé qui prend place dans le dispositif médico-social et
est au cœur de celui-ci. Alzheimer est une maladie qui dépasse, de bien des points de
vue, l’identification des mécanismes corporels sur lesquels la médecine agit techni-
quement : elle est surtout une maladie de l’existence, de la subjectivité. Que le psy-
chologue soit en ce sens le professionnel de l’humain, nous ne le remettons pas en
cause. Notre interrogation consistera à nous demander s’il ne faut pas aussi parler de
l’humain autrement que dans un discours professionnalisé, et ailleurs qu’au sein du
dispositif médico-social de prise en charge des malades et de leurs proches. Le psy-
chologue intervient au sein du dispositif médical à des fins interventionnistes, en vue
d’une prise en charge ; le philosophe, lui, interroge non la prise en charge psycholo-
gique, mais le dispositif lui-même et les concepts qu’il produit : la figure de l’aidant
dans notre cas.
En effet, comme l’explique Foucault, tout dispositif a besoin de transformer les
sujets qui le composent afin de faciliter son action sur eux. Dans notre cas, former les
proches contribue à construire une figure de « l’aidant », qui ne correspond pas né-
cessairement à ce qu’est un proche aidant en réalité. Ainsi, pour la formation des ai-
dants, Plaace 93 respecte un cahier des charges où tout est planifié de manière ca-
drée, avec une façon pragmatique et objective d’envisager le malade et ses pro-
blèmes : c'est la manière dont fonctionne la médecine moderne, et c'est en bien des
aspects un progrès puisque la médecine y a acquis sa rigueur, mais certains travaux
ont mis en évidence qu’une telle vision de la médecine risquait de minorer, voire
d’écraser le vécu de la maladie.
Etre aidant pose en effet un problème épineux : il s’agit pour un proche à la
fois d’assimiler un savoir médical de la maladie et d’absorber un ensemble de com-
portements standard pour répondre à des situations concrètes, et en même temps de
conserver ce qui fait l’unicité de son lien avec le malade, sa subjectivité propre de
conjoint ou d’enfant, d’autant plus que c’est précisément ce lien qui est menacé par
l’oubli consécutif à la maladie. Nous pensons donc que les proches ont des besoins
existentiels, notamment des besoins de réflexions sur ce que deviennent la conscience
et l'humanité de leur proche malade, et sur la relation qu'ils peuvent avoir avec eux.
Il faut ici préciser que Plaace 93 s’inscrit dans une volonté d'écoute et d'atten-
tion aux singularités, l'équipe menant notamment des entretiens avec les familles
avant la formation pour recueillir leurs attentes. Notre démarche consiste à réfléchir
sur cette question, à aider Plaace 93 à avancer dans cette direction tout en identifiant
les limites de ce qui est possible à l'intérieur du dispositif qui comporte certaines con-
traintes.
Notre problématique s'est donc construite à partir d'une question majeure de
la philosophie de la médecine que le philosophe et médecin Canguilhem formule
ainsi : notre médecine objectivante et planificatrice ne laisse-t-elle pas échapper le
point de vue d’une subjectivité souffrante, qui ne se reconnaît pas ou se reconnaît
difficilement dans ces dispositifs ? Cette question prend une ampleur nouvelle au-
jourd’hui où de nombreuses maladies, et particulièrement les maladies d’Alzheimer
et apparentées, s’avèrent chroniques. Le sens même de la médecine se trouve trans-
formé puisqu’elle n’est plus la puissance de guérir à l’hôpital, mais de permettre de
vivre avec la maladie à domicile.
Alzheimer est indéniablement une maladie de l’existence, d’où notre choix de
nous concentrer sur un corpus existentialiste plutôt que sur un corpus de philosophie
de la médecine classique. Nous nous appuierons donc sur notre lecture de Karl Jas-
pers, psychiatre et philosophe allemand, pour comprendre les limites de l'objecti-
visme en médecine, ainsi que certains concepts fondamentaux pour nous comme ce-
lui d'existence et celui de communication. Puis nous aborderons l'éthique de Levinas
qui nous aidera à repenser l'aide aux aidants sous l’angle positif du penser-à-l’autre.
En cherchant une voie de sortie à ce qu’il nomme « la souffrance inutile », Levinas
nous ouvre les portes de l’ordre interhumain : l’expérience qu’il y a dans le Moi indi-
viduel le souci de l’autre et l’impératif d’une exigence éthique proprement humaine,
celle de la Présence.
« J’ai mal à l’univers parce que j’ai mal à la tête » disait le poète-philosophe
Fernando Pessoa : comment mieux résumer l’interpénétration profonde de l’existence
dans le concret du quotidien ? L’aidant est lui aussi confronté à ce « mal de l’univers
», et il serait réducteur de penser que ses préoccupations essentielles s’arrêtent au
stade de la prise en charge quotidienne de son proche malade : comment alors
prendre en charge « ce mal de l’univers » tout en formant les aidants à une meilleure
réactivité face aux problèmes récurrents auxquels ils seront confrontés ? C’est tout
l’enjeu, à notre sens, d’une formation des aidants.
Il peut sembler malvenu de la part de philosophes, traditionnellement associés
au doux monde de la contemplation, ce monde bien éloigné de la douloureuse réalité
et de ses impératifs concrets, d’empiéter sur le terrain de la médecine, et plus encore
de la médecine qui prend en charge une maladie aussi impitoyable que celle
d’Alzheimer : pour les patients, nul espoir de rémission, pour les médecins, nulle
« récompense » de guérison ; maladie qui cristallise toutes les peurs d’une société qui
a choisi l’autonomie comme valeur et l’individu comme héraut. Pourtant, lorsque
nous nous interrogeons sur l’aidant, nous nous interrogeons avant tout sur le statut
d’une personne confrontée à la déstructuration d’une subjectivité qui s’effondre, à
une vie réduite à l’idéal du mécanisme cartésien dans les derniers stades de la
maladie, c’est-à-dire une vie sans transcendance ni désir de projet. Cette interrogation
prend une forme résolument philosophique lorsqu’il s’agit de penser ce qui peut
faire, ou non, l’objet d’une formation. Leriche définissait la santé comme « la vie,
dans le silence des organes » ; nous pourrions définir la maladie d’Alzheimer comme
« la vie, dans le silence de la mémoire » : peut-on former les aidants à cela, et si oui,
comment ?
« Le corps, il est la vie, il est le vivant ; l’âme est un principe de vie ; ces deux entités
sont au fond tellement imbriquées l’une dans l’autre qu’il serait ridicule de tenter d’objectiver
la première sans la seconde ou la seconde sans la première. Cela montre seulement que la
distance est grande entre ce que peut accomplir la science objectivante et le problème qui se
pose ici ». Retenons de ces mots de Gadamer1 que s’il y a toujours en l’homme une
double dimension, corporelle et psychique, matérielle et immatérielle, immanente et
transcendante, il importe de ne pas oublier qu’il s’agit de la double dimension d’un
seul et même être : certes l’aidant sera confronté à des situations difficiles, il s’agira,
par exemple, pour un enfant de laver son parent, ou pour une épouse de savoir
réagir calmement face à la sexualité désinhibée de son époux ; certes il aura besoin de
réponses concrètes et de comportement standards pour faire face à ces
manifestations de la maladie. Cependant, ce besoin d’une aide concrète et
pragmatique ne recouvre en aucun cas la nécessité d’une aide sur le plan existentiel :
comment accepter la déchéance de son proche, qui nous ramène également à la
déchéance constitutive de la condition humaine, à l’acceptation de notre déchéance ?
La médecine technoscientifique trouve là ses limites. Il ne s’agit en aucun cas de
porter sur cette dernière un jugement de valeur négatif et réducteur mais bien plutôt
d’accepter comme un fait cette limitation qui lui est propre et de partir à la recherche
d’un moyen de retrouver une unité, celle de la pratique médicale et du rapport à la
vie. Et sans doute cette unité passe-t-elle par la philosophie.
« Je voudrais faire prendre conscience d’une chose qu’au fond tout le monde sait : je
voudrais faire prendre conscience que la science moderne et son idéal d’objectivation nous
imposent à nous tous, que nous soyons médecins ou patients ou encore simples citoyens
attentifs et vigilants, une très forte aliénation » déclare Gadamer dans sa conférence
« L’expérience du corps et la possibilité de son objectivation », prononcée devant des
médecins. Dans une autre conférence, « Philosophie et médecine pratique », il justifie
l’apport de la philosophie en expliquant que « leur mal [des personnes âgées et des
malades chroniques], aujourd’hui, revêt une signification particulière pour la médecine, il
apporte la preuve singulièrement cruelle des limites du savoir-faire technique de cette
dernière. Le traitement d’un malade chronique et, pour finir, l’assistance apportée au
mourant, nous rappellent sans cesse que le patient n’est pas un « cas » mais une personne ».
1
Gadamer, Philosophie de la santé, Grasset, Paris, 1998, p. 107.
C’est fort de cet avertissement que nous avons établi comme fil directeur de
notre réflexion la tension qui parcourt la médecine personnalisée à notre époque :
comment en effet articuler une médecine de protocole, de rationalité scientifique, un
idéal d’objectivation donc, avec des maladies qui engagent de plus en plus une
totalité de vie, un vécu, une existence ; non plus un « cas » donc, mais une
« personne » ?
En effet, pour emprunter les mots de Gadamer, « la médecine moderne s’est vue
en tout premier lieu confrontée aux maladies chroniques pour lesquelles les problèmes se
posent différemment. Là, tout repose sur les soins apportés au malade, lesquels devront
nécessairement être accompagnés de soins psychiques ». Le problème de la maladie
chronique se pose de manière emblématique avec la maladie d’Alzheimer : ce que
l’on appelait une maladie de la vieillesse et que l’on assimilait autrefois à une
démence due à la sénilité, se révèle en fait être une maladie organique pouvant
atteindre des patients dits « jeunes », c’est-à-dire des quinqua- ou des sexagénaires.
Souvent, les malades et les membres de leur famille sont encore en activité.
Il est intéressant de replacer ce fait récent, la prise de conscience brutale de la
réalité de la maladie d’Alzheimer et de sa dimension chronique, dans l’histoire de la
médecine occidentale : « la science moderne a dû renoncer à l’unité, qui existait autrefois,
entre le rapport à la vie et la pratique médicale ». En effet il est loin le temps où chaque
village possédait son « homme-médecine » ou sa guérisseuse, où chaque famille
possédait son « médecin de famille », où les pratiques pouvaient être individualisées
car les structures sociales elles-mêmes étaient réduites. « Mais nous sommes
aujourd’hui à l’époque de la société de masse et de l’institutionnalisation. La science est l’une
de ces institutions omniprésentes. Nous ne devons pas nous leurrer : il n’y aura pas de retour
possible ». Gadamer2 pointe du doigt cette tension en analysant la notion de « cas »
telle qu’on l’utilise dans la langue : peut-on en effet parler du « cas du patient »
comme on parle du « cas d’une loi » ? Il est évident que non, et pourtant le mot garde
pour le médecin en quelque sorte les deux sens, « d’un côté, le cas particulier de la règle,
de l’autre côté, le cas de la maladie qui suppose une tout autre problématisation de la réalité de
la vie et définit la situation d’exception dans laquelle se trouve le malade » 3 . Ce que
2
Idem, p. 105.
3
Idem, p. 106.
Gadamer signifie par cette réflexion lexicale, c’est l’interpénétration problématique
d’un stade scientifique, celui auquel a accédé notre médecine au même titre que de
nombreuses institutions, avec un stade pré-scientifique, celui de tout homme
confronté à la déchéance de son individualité, à la mort.
Il nous semble important de rappeler que ces questions s’inscrivent à
l’intérieur d’un débat qui parcourt l’histoire de la médecine, celui des objectivistes,
qui définissent la maladie en des termes « froidement » objectifs, et des normativistes
pour qui la pathologie est avant tout une construction sociale, chargée de valeurs, de
représentations, dotée d’une véritable épaisseur existentielle donc.
Face au cas singulier de la maladie d’Alzheimer, nous souhaitons reposer la
question, chère aux normativistes, du statut de la subjectivité lorsqu’elle est ressaisie
dans les protocoles médicaux. En effet Alzheimer demeure une maladie à de
nombreux titres très problématique : certes il s’agit d’une maladie dite organique
mais la multiplicité des facteurs déclencheurs rend son commencement quasi non
identifiable. De plus, les manifestations de la maladie sont diverses, très
individualisées et chargées de représentations.
Le philosophe trouve ici sa place, qui est de prendre en charge cette tension
d’une médecine qui, pour avoir accès à la maladie, risque de passer à travers le
malade et d’oublier la souffrance vécue. Telle était l’exigence de Canguilhem,
médecin-philosophe, qui enjoignait à ses confrères de se rendre au chevet du
malade. La pensée de Canguilhem s’inscrit en effet dans une réflexion sur la
médecine occidentale et le traitement qu’elle fait de la maladie, réflexion que nous
souhaitons reprendre et prolonger en la replaçant au plus près de l’épaisseur du
travail de l’aidant.
Notre hypothèse sera donc qu’il y a des limites à l’objectivation, limites qu’il
convient de définir et de prendre en compte, non comme un échec, mais comme un
fait inhérent à l’humain confronté au processus d’objectivation. L’enjeu ici est de
ressaisir l’humain, et plus encore l’humain face à la maladie, dans ce que Gadamer
nomme « le monde de la vie » afin que sa dimension existentielle ne tombe pas dans
l’oubli face à la prolifération des données fournies par nos appareils de mesures
scientifiques, médicaux...
L’aidant est celui qui est présent jusqu’à la fin aux côtés d’un proche
déstructuré, la question qu’il convient donc de se poser est : cela peut-il faire l’objet
d’une formation ? Qu’occulte-t-on dans le vécu de l’aidant lorsqu’on le ressaisit
uniquement comme un nouveau maillon dans le dispositif de santé ?
L’objectivisme en médecine
Notre travail s’inscrit dans une réflexion plus large sur la fonction de la méde-
cine, sur ce qu’elle peut prendre en charge et sur la manière dont elle peut le prendre
en charge. Nous souhaitons donc rendre compte d’un débat qui a structuré la philo-
sophie de la médecine dans la seconde moitié du XXe siècle, entre des pensées objec-
tivistes et normativistes de la médecine. Les premières s'articulent autour de l'idée
que la différence entre normal et pathologique se définit théoriquement et corres-
pond à une réalité naturelle, – comme l’explique Christopher Boorse dans Le concept
théorique de santé -, tandis que les secondes consistent à affirmer que cette différence
est construite culturellement et socialement. Ainsi, les normativistes soutiennent
qu'on est dit "malade" en fonction d'un jugement de valeur, suite au constat d'un
manque par rapport à un attendu culturellement fondé, relatif à des normes sociales.
Bien entendu, cette stricte opposition entre fait et norme est ici artificielle, et il serait
plus juste de parler comme J. Wakefield d'une double définition de la maladie
comme "dysfonctionnement préjudiciable" (réalité physiologique et jugement de va-
leur étant deux critères concomitants), particulièrement lorsqu'il s'agit de maladies
mentales - qui sont au cœur du débat. En effet, à cette époque, des auteurs comme
Foucault signalent une médicalisation de l’existence, une extension du domaine
d’action de la médecine qui consiste à nommer pathologie des phénomènes d’une
autre nature4. Certains auteurs vont jusqu’à contester l’existence même des maladies
mentales et les considèrent comme la pathologisation de comportements déviants
par rapport aux normes sociales. Ce qui doit retenir notre attention dans ce débat,
c'est la mise en évidence du caractère socialement déterminé de la maladie. Ainsi,
dans nos sociétés, on peut voir Alzheimer comme un écart par rapport aux idéaux
d'indépendance et de jeunesse (ce qui pourrait expliquer l'exclusion des personnes
4
Foucault M., « Crise de la médecine ou crise de l’anti-médecine ? », in : Dits et Ecrits, III, texte 170, 1976-1979 : « les
objets qui constituent le domaine d'intervention de la médecine ne se réduisent pas aux seules maladies. » Foucault cite
l’exemple de la sexualité : « Depuis le début du XXe siècle, la sexualité, le comportement sexuel, les déviations ou les anomalies
sexuelles sont liés à l'intervention médicale sans qu'un médecin dise, à moins qu'il ne soit particulièrement naïf, qu'une
anomalie sexuelle est une maladie. L'intervention systématique d'un thérapeute du type du médecin chez les homosexuels des
pays de l'Europe orientale est caractéristique de la médicalisation d'un objet qui, ni pour le sujet ni pour le médecin, ne constitue
une maladie. »
dites « séniles » en marge de la société ? ), associer cette maladie à de la folie (rappe-
lons que le terme médical de "démence" a une toute autre signification dans le lan-
gage courant)... En somme, il est manifeste que la maladie d’Alzheimer est plus diffi-
cile à vivre du fait d'un certain état de la société. C'est un des problèmes que doivent
vivre les proches des malades au quotidien. Il est donc indispensable, lorsqu'on s'in-
terroge sur le sens de l'aide aux aidants, de prendre en compte ce paramètre. Aider
les proches pourrait consister, entre autres choses, à accueillir l'expression de leur
colère vis-à-vis de la société.
Karl Jaspers : objectivisme et existence
L’ambition de notre médecine technoscientifique est la volonté de ressaisir,
dans ses dispositifs, la totalité des dimensions de la personne. La question que nous
nous posons est : ces dispositifs sont-ils adaptés, à même de tout ressaisir ? Que lais-
sent-ils échapper ? Peut-on alors « former » une existence, c’est-à-dire objectiver des
comportements, une relation à autrui, des sentiments, bref totaliser un vécu ? La for-
mation aux aidants cristallise cette tension et cet enjeu : soigner son proche se réduit-
il à la dimension pragmatique du soin comme prise en charge, certes essentielle
(nourrir, laver, surveiller…) ? Ou cela peut-il recouvrer la dimension d’un projet,
l’avènement d’un sens, sous la forme du souci à l’autre ?
Psychiatre de formation, le philosophe Karl Jaspers va nous aider à définir les
principaux concepts qui structureront notre argumentation et à les articuler. Nous
retiendrons trois dimensions : la critique de l’objectivisme, l’existence et la singulari-
té, la communication (autrui est inséparable de moi), et nous verrons en quoi elles
nous éclairent sur la relation du médecin au malade. En effet le médecin n’est pas
seulement le savant positif qu’il doit être bien sûr ; il est aussi une existence avec une
autre existence : il doit prendre en compte le point de vue existentiel.
Dans Philosophie, Jaspers interroge la science moderne et l'empirisme et fait
remarquer que celle-ci est confrontée aux limites de sa propre méthode scienti-
fique. En effet, l’objectivisme5, véritable atout (et presque valeur) de la science est la
5
L’objectivité est le caractère de la démarche scientifique en tant qu’elle tend à s’affranchir de la sensibilité subjective en
construisant méthodiquement son objet à partir de l’observation, de l’expérimentation et d’une démarche hypothético-
croyance que tout part des choses autour de moi, des conditions extérieures y com-
pris du corps comme simple somme d’organes et des fonctions associées. On oublie
alors que tout cela n’existe que pour un sujet, un je, le ‘moi’, et n’a de sens que par
rapport aux décisions de ce moi. La maladie d’Alzheimer a cependant révélé qu’il y a
des aspects qui échappent aux compétences de la médecine telle qu’elle s’est déve-
loppée en Occident : avec cette maladie, on ne peut plus se contenter d’un partage
corps/esprit. Comment faire ? C’est tout ce dilemme qui est reporté sur l’aidant. En
effet, Alzheimer est une maladie que l’on pourrait qualifier d’existentialiste. C’est
pourquoi « La totalité de la vie n’est ni objet possible, ni fondement d’unité pour ces
sciences universelles auxquelles la médecine appartient. Le tout doit s’être brisé pour
devenir objet. Lorsqu’on le construit à l’aide d’une théorie englobante, il y échappe
toujours ». La cohérence se trouve au contraire dans « un intérêt existentiel qui, dans
l’orientation dans le monde, cherche à saisir la vie comme totalité dans la mesure où
celle-ci a une importance pour la manifestation de l’existence ». Il est impossible
d’objectiver la totalité de la vie, l’existence excède toujours la connaissance que l’on
peut en avoir et seule la philosophie peut tenter de l’appréhender : « L’être avait un
sens clair lorsqu’il s’agissait de l’être objectif, de l’être qui, étant objet, n’est rien de
plus que cet objet : du concevable. A l’opposé, si on pense l’existence et la transcen-
dance, ce sont là des points imaginaires ; la réflexion philosophique consiste à tour-
ner autour d’eux ».
Mais que peut réellement la philosophie ? Pour Jaspers, elle consiste à rétablir
le point de vue de l’existence face à l’objectivisme : « C’est quand on ne renonce pas à
approfondir l’existence, même si la connaissance y est impossible, qu’il s’agit vrai-
ment de philosophie. C’est justement parce que la réflexion philosophique part de
l’existence virtuelle, qu’elle ne peut pas la prendre encore pour un objet, pour
l’étudier et la connaître. […] Le véritable danger réside dans la tentation de faire de
l’existence un objet absolu. […] Une telle absolutisation de l’existence lui serait fatale,
puisqu’elle reste en devenir dans sa présence au temps ». Ce que Jaspers désigne par
« existence virtuelle » désigne moins la vie réelle que l’ensemble des possibles que
renferme cette vie : l’existence ne peut donc être ni décrite, puisqu’elle n’est pas de
l’ordre du fait, ni connue, mais seulement « éclairée », et c’est là la quête d’une philo-
sophie de l’existence. Exister, pour l’Homme, ne se réduit jamais au simple fait
d’être, cela excède toute logique, toute tentative de mise en ordre.
déductive. Elle vise ainsi l’adhésion universelle. L’objectivité est donc la représentation correcte de la réalité, ou plus exactement
la réalité telle qu’on a raison de se la représenter.
Reconnaître ces limites, les accepter, est essentiel pour ce docteur en médecine
qu’est Jaspers, car « sans existence, actuelle ou virtuelle, la pensée et la vie se perdent
dans ce qui n’a ni fin, ni essence. Si je nie l’être de l’existence, non seulement en pa-
roles, mais en réalité, et si je fais de l’être objectif l’être absolu, le monde sans fin des
objets me renvoie de partout au désert et au vide de ma vie empirique ; privée de
l’existence, cette vie n’est plus que hâte et tâtonnement, poussée qu’elle est par un
restant d’existence ponctuelle qui ne la laisse pas en repos parce qu’elle réclame subs-
tance et accomplissement ». Jaspers nous enjoint ainsi de ne pas réduire l’existence à
une accumulation sans fin, à un défilement d’états liés aux conditions externes, une
sensation, une réaction, un réflexe.... L’existence recouvre au contraire une unité, le
projet que je lui donne, l’intention que j’ai, qui la dirige vers un avenir. Sans cela, elle
n’est pas au sens propre ce que j’appelle ‘ma vie’.
C’est pourquoi « l’homme dans sa totalité n’est pas objectivable. Dans la me-
sure où il l’est, il est l’objet dans le cadre de l’orientation dans le monde, mais en tant
que tel, il n’est jamais lui-même. Se référant à lui comme à un objet, on peut agir en
prenant des dispositions rationnelles, extérieures, conformes à des règles et à des ex-
périences. Me référant à lui-même, c’est-à-dire à une existence virtuelle, je peux seu-
lement agir dans l’historicité concrète, où personne n’est plus un « cas », mais où
s’accomplissent un destin et l’éclairement de ce destin. Maintenant il n’est plus per-
mis de confondre l’homme en ce qu’il a d’objectif, de réel au sens empirique, avec
l’homme comme existence se manifestant dans la communication. Le premier se
prête à la recherche scientifique, à la généralisation, à l’application de règles ; le se-
cond est toujours dans l’histoire, hors de toute généralisation ; le premier peut être
traité techniquement, recevoir des soins, bénéficier de l’art médical ; le second ne se
développe que dans une communauté de destin ».
Tentons de définir maintenant cette « existence », réalité radicale de la philo-
sophie de Jaspers : « L’existence est ce qui ne sera jamais objet, l’origine à partir de
laquelle je pense et j’agis, de laquelle je parle à travers des raisonnements qui
n’apportent aucune connaissance ; l’existence est ce qui se rapporte à soi-même et, ce
faisant, à sa transcendance ». L’existence ne peut être un objet car elle précède tout ob-
jet : il n’y a d’objet, c’est-à-dire de réalité saisissable pour la science, que s’il y a origi-
nairement un sujet qui constitue précisément cet objet. La priorité du sujet est donc la
première exigence d’une pensée de l’existence : ce qui est donné pour qu’il y ait un
homme, ce n’est pas la somme des conditions externes ni même la somme des or-
ganes de son corps mais ce que j’appelle ‘moi’, ‘je’. C’est par rapport à ce ‘je’ que je
peux reconnaître des ob-jets, des choses en face de moi. Ce ‘je’ est le sujet d’une exis-
tence, de ce que nous appelons ‘notre vie’, et cela bien avant d’être le ‘je’ qui connais,
expérimente, énonce des lois objectives, bref le sujet scientifique, connaissant.
La deuxième caractéristique de l’existence est la suivante : « Etre signifie en
prendre la décision originelle. Quand je me considère, je suis certes tel que je suis,
quoique étant un individu, je suis un cas particulier d’un genre soumis à la loi de la
causalité […]. Mais là où je suis l’origine de moi-même, tout n’est pas encore décidé
d’après des lois générales. Ce n’est pas seulement à cause du nombre illimité de con-
ditions que j’ignore quelle serait la décision une fois prise, mais sur un tout autre
plan je suis ce qui décide encore soi-même de ce qu’il en est ». Cela signifie que bien
qu’étant un spécimen appartenant à l’espèce humaine, et par là possédant les caracté-
ristiques spécifiques, mon existence n’est pas réductible à ces caractéristiques. En ef-
fet, le lot de possibles qu’elle recouvre déborde ce que l’on peut déduire de toute gé-
néralité objective. La décision, c’est-à-dire le choix, la liberté, nous permet toujours de
trancher dans le strict enchaînement causal auquel nous sommes soumis en tant
qu’organisme, de faire sécession en quelque sorte. L’organisme est déterminé ; cet or-
ganisme qui est le mien, qui est l’organe de mon existence, est surtout le lieu de ma
liberté.
En conséquence les concepts généraux, qui sont inévitablement ceux des
sciences, sont insuffisants à englober la totalité de la vie. Ce n’est pas qu’ils manquent
de pertinence, ils sont au contraire indispensables, mais ils ne pensent pas tout, ils ne
permettent pas de comprendre l’existence que nous venons de définir, mon existence,
qui est toujours une singularité, quelque chose qui ne se produit qu’une fois : « A
l’inverse de ce qui est général, régulier et répétitif, ce qui est individuel, particulier et
singulier se présente à la considération objective comme une multiplicité sans fin ;
l’être individuel, inépuisable, impose une limite à ce qui peut être objectivement pé-
nétré. En revanche, c’est l’existence, qui, à cette limite, devient possible, elle qui ne
sera jamais cas particulier d’une généralité ». La science ne peut se satisfaire d’une
collection indéfinie de cas particuliers. L’existence ne peut se satisfaire d’un recou-
vrement du singulier par le général.
Jaspers affine sa conception de l’existence en insistant sur l’ouverture du Moi à
autrui : les sujets de l’existence ne sont pas des ‘je’ solitaires ; bien loin de la solitude
de l’ego cartésien, ils sont avant tout « des compagnons liés les uns aux autres ; telle
nous apparaît la vraie réalité dans notre monde. C’est la communication qui en-
gendre les instants les plus lumineux et qui donne à la vie son poids ».
En effet, « ce que je suis, ce n’est pas en tant qu’être isolé que j’en prends cons-
cience […] jamais je ne suis plus certain d’être moi-même que lorsque je suis pleine-
ment disponible pour autrui ; si bien que si je deviens moi-même, c’est que, à travers
ce que révèle notre combat, l’autre devient, lui aussi, un véritable moi » : les autres
hommes ne se présentent pas à moi comme des objets, je les reconnais immédiate-
ment comme des « moi ». Ils sont comme moi et en ce sens, ils sont moi. De même, je
m’attends à être reconnu pas eux comme ils se voient, eux. Dans la communication,
‘’l’homme est un homme pour l’homme’’. Jaspers illustre cela par l’exemple de
l’éducation et des soins, qui a le mérite de convenir particulièrement à nos interroga-
tions sur la formation des aidants : « Entre la maîtrise technique des choses et la libre
communication entre existences, il y a encore le champ des soins et de l’éducation : on
continue, il est vrai, de traiter l’autre en objet, mais on reconnaît en même temps son
être propre. Dans les soins et dans l’éducation, on compte sur quelque chose
d’originel à l’intérieur de l’autre ».
Comprendre un individu, une existence est donc une tâche de communication.
La démarche « qui donne de la substance aux sciences de l’esprit est, dans un monde
où règnent les idées, de se mettre à l’écoute de l’existence en tant qu’individuelle et de
s’ouvrir à elle. C’est là, certes, une tâche toujours particulière, jamais universelle ;
mais si on l’accomplit, c’est la plus bouleversante. C’est en effet dans la volonté qu’a
l’existence de communiquer avec toute existence qui s’approche d’elle que réside le
sens le plus profond des sciences de l’esprit ».
C’est la question du statut de la subjectivité, celle de l’aidant tout particulière-
ment, lorsqu’elle est ressaisie dans des protocoles expérimentaux et médicaux, qui se
pose ici. L’aidant est certes un relais pour la médecine, en tant qu’il absorbe tout le
savoir que celle-ci a de la maladie, mais il est surtout cette existence qui voit une sub-
jectivité s’effondrer, et cela ne peut faire l’objet d’une formation : c’est bien plutôt le
défi d’une rencontre entre êtres humains comme on dit, d’une relation horizontale,
paritaire, et non verticale de deux rôles, de deux statuts, le médecin et le pa-
tient/aidant. Les concepts généraux des sciences, nous l’avons vu, sont insuffisants
pour englober la totalité de la vie ; il s’agit pour l’aidant, bien plutôt de penser une
existence, celle du proche malade, son existence qui est toujours une singularité, et de
la penser dans son rapport avec sa propre existence à lui, l’aidant. Accepter cela est
d’autant plus important dans le cas d’une maladie comme Alzheimer, dont on dit
qu’il n’y a pas « deux Alzheimer semblables ». Chaque vécu de la maladie est émi-
nemment singulier. De même, dire que l’aidant est une existence, et donc une déci-
sion, un choix, à l’origine de cette existence, c’est dire qu’il ne peut être simplement
l’exécutant d’un programme scientifiquement et techniquement agencé (savoir, sa-
voir-faire, savoir-être). L’humain, en tant qu’existence, ne saurait être une ressource
pour un « management du soin ».
« C’est pourquoi, conclut Jaspers, entre médecin et malade, la relation ultime
est celle de la communication existentielle : le médecin aussi prend en charge le des-
tin du malade. Il adopte maintenant une attitude nouvelle : tous les procédés anté-
rieurs deviennent relatifs, et il connaît une pratique du taire et du dire qui a son ori-
gine dans l’existence, qui ne se fonde sur aucune règle et reste intransmissible ». Dans
l’idée de ‘communication existentielle’, c’est l’adjectif qui importe : il ne s’agit pas seu-
lement d’échanger des informations sur le corps, les fonctions, les symptômes, bref
sur cet objet général qu’est une maladie. Cela est nécessaire bien sûr, l’acquis de la
connaissance positive est à valoriser absolument, mais on n’a pas encore tout dit. Car
le malade n’est pas une somme d’objets qui seraient les parties de son corps, il n’est
pas un cas d’une généralité, le malade en général affecté de telle maladie. Il est une
existence, une singularité qui rencontre cette autre existence qu’est l’homme médecin.
On est « entre hommes », entre êtres humains comme on dit, relation horizontale,
paritaire, et non relation verticale de deux rôles ou de deux statuts, le médecin, le
patient.
Certes « il s’ajoute pour l’action thérapeutique une limite générale : aucun mé-
decin n’est capable, ni physiquement ni existentiellement, de saisir ses patients dans
la totalité […]. Lorsqu’il intervient par des mesures purement techniques-
mécaniques, il doit certes penser à la vie, qui doit contribuer au succès du traitement.
Cela, c’est possible. Mais lorsqu’il intervient au niveau de la vie, il doit penser à
l’âme, qui se trouve également atteinte par tout acte, toute intervention. C’est déjà
plus difficile. Mais ce qui lui est tout-à-fait impossible, c’est d’entrer en communica-
tion existentielle avec tous ses patients. C’est pourquoi l’action thérapeutique est tou-
jours acculée à des compromis pratiques : elle en vient à exclure les tendances ulté-
rieures et à limiter sa pensée et son intervention, plus ou moins, aux seuls niveaux
technique et biologique ». Certes la totalité ne peut pas être le champ de
l’investigation scientifique, mais pour autant, Jaspers ne réduit pas catégoriquement
à cela la relation du médecin au malade. Il formule au contraire plus qu’une injonc-
tion, un espoir, un appel à la prise de conscience que « dans la réalité, les rapports
entre médecin et patient peuvent être bien plus variés […] le médecin [est] lui-même
un destin pour le malade, en ce sens que le malade suscite ce destin en partie par lui-
même, et que pour une autre part, il le rencontre dans la manière dont son médecin
assume sa fonction » : ce qui se joue dans l’action thérapeutique, c’est avant tout une
communauté de destin, et c’est pour cela que « le médecin n’est ni un technicien ni un
sauveur, il est existence pour existence, être humain éphémère avec l’autre être hu-
main, faisant advenir à l’être, en l’autre et en lui-même, dignité et liberté, et les recon-
naissant pour norme ».
Dès lors les valeurs ne sont plus celles seulement de la science positive. Suis-je
moins digne de l’humanité suis-je moins défini par ma liberté parce que je suis affec-
té de telle maladie ? Non, l’existence est une dignité, une liberté, irréductibles à un
complexe organique. La prise en compte de cette exigence permettrait alors
d’articuler une médecine nécessairement rationnelle, protocolaire et objective, une
médecine de prise en charge, avec, dans une maladie comme Alzheimer qui engage
la totalité d’une vie, le souci de l’existence, du vécu.
Levinas, le visage
Le visage tel que le pense Levinas nous aide à comprendre de manière imagée
comment se construit une relation éthique. Car, pour Levinas, une relation n'est
éthique que si elle se fonde sur la conscience en chacun de l'altérité de l'autre, de sa
singularité profonde qui reste inconnaissable quoi qu'on fasse. Lévinas explique que
cette prise de conscience naît d’une attention au visage de l'autre, car le visage laisse
transparaître la "particularité intime" du sujet6. Il n’est pas réductible à son appa-
rence, à sa forme, mais la déborde en tant qu’il est un signe vers l'invisible et l'indéfi-
nissable de la personne. Face au visage de l'autre, je rencontre et prends conscience
de son étrangeté, d’une altérité si profonde qu'elle est insondable : la transcendance
de l’autre. Dans la relation éthique, je m’aperçois ainsi que l’autre échappe à toute
prise de mon entendement, que sa personne résiste à toute production de savoir sur
elle. Par la vue du visage de l’autre, j’accède à un au-delà de l’être, à un monde qui ne
se résume pas à une matérialité impersonnelle et dans lequel mes capacités de repré-
sentation sont impuissantes.
La relation éthique est alors une relation où chaque subjectivité se trouve res-
pectée dans son caractère insaisissable, et non aliénée dans le cadre d’une interpréta-
6
Ce travail sur le visage a été élaboré à partir d’un texte qui traite de la relation éthique chez Levinas : Bastiani F., La
Conversion éthique, Introduction à la philosophie d’Emmanuel Levinas, L’Harmattan, 2012.
tion objectivante où notre raison - pour comprendre un objet - l'assimile et le fait sien.
Cette conception du rapport à l’altérité nous montre qu’il est important que la forma-
tion des aidants ne conduise pas à ce que la singularité profonde du proche soit écra-
sée sous les règles apprises, la création d’un sentiment de compétence, l’emploi du
terme d’aidant… qui font entrer le proche dans des catégories, avec le risque qu'il ne
s'y reconnaisse pas.
Bien entendu, la médecine actuelle est attentive à cette question de la singula-
rité puisqu'elle se personnalise à partir d'une description de l'individu jusque dans la
singularité de son génome, mais aussi parce qu'elle prend en charge l'affectif et l'in-
time par le biais de la psychologie. Néanmoins, la singularité telle que la pense Levi-
nas est encore autre chose : il s'agit d'un je-ne-sais-quoi indescriptible en l'autre et
que l'on approche uniquement lorsqu'on renonce à faire entrer l'autre dans ce que
Levinas appelle le Cercle du Même, c'est-à-dire les cadres de pensée par lesquels on
s'approprie les choses pour les comprendre et avoir prise sur elles. Car l'humain
n'entre pas tout entier dans ces cadres. Nous pensons ici au fait que le proche, avant
d’être aidant, est aussi par exemple souffrant et présent. Dans sa souffrance et son
mode d’être auprès du malade, on appréhende ici des éléments que la formation ne
peut prendre en charge (et ce n’est d’ailleurs pas souhaitable) mais qu'il est important
d'avoir à l’esprit. Les animateurs peuvent alors y faire référence et informer les
proches sur des espaces extérieurs où ces dimensions peuvent s’exprimer, comme
nous l’indiquerons dans nos recommandations.
Quel est au fond le sens d'une "aide aux aidants"?
Les projets d'aide aux aidants impliquent la construction d'une figure de l'aidant.
Cet artefact est le corrélat d'une pratique interventionniste. Nous étudierons ici la
construction d'une fiction sociologique pour permettre l'intervention technico-
scientifique dans le projet d'une formation culturellement adaptée aux familles issues
de l'immigration arabo-musulmane.
Il s’agit d’un projet naissant qui part de l’hypothèse selon laquelle ces familles
rencontreraient des difficultés spécifiques dans le vécu de la maladie. L’équipe de
Plaace 93 soutient qu’elles acceptent plus difficilement l’aide extérieure (perçue
comme une intrusion) et veulent tout gérer elles-mêmes, que les liens parent-enfant
sont très forts et associés à un sentiment de devoir, d’une gratitude à exprimer envers
ses parents. Ce projet de formation est aussi justifié par Plaace 93 en invoquant l’idée
que les Maghrébins n’ont pas la même conception de la maladie que les Occidentaux,
qu’ils peuvent confondre folie et dégénérescence du cerveau et sont attachés à leur
médecine traditionnelle (« ils veulent voir leur marabout »). Enfin, la dernière spécifi-
cité invoquée par l’équipe de Plaace 93 réside dans le fait qu’une incompréhension
pourrait naître entre les immigrés et leurs enfants quand les premiers, avec Alzhei-
mer, se rattachent à un passé au pays natal et donc à des pratiques et des modes de
pensée étrangers à l’enfant qui, lui, est né en France.
Il est bien sûr intéressant d’adopter une approche culturelle de ce sujet
puisque le vécu du malade et de ses proches - ainsi que le regard qu’ils portent sur la
maladie - est lié à leur culture. Mais ici la manière de comprendre le concept même
de culture est problématique. Pour donner prise à l'intervention technoscientifique de
l'équipe, un artefact est élaboré à partir de représentations qui sont à questionner. Il
faut ici se demander si une culture peut réellement être saisie, figée, substantialisée
dans le contenu d'une formation. En outre, ce projet naît d'une intention louable mais
risque d'isoler les immigrés sur un sujet pourtant universel, par rapport à des pro-
blèmes que tout le monde rencontre. Pour approfondir cette question, il est pertinent
de se référer aux actes du colloque « Représentation de la santé et de la maladie »
organisé à Bruxelles en 2005, et qui aborde la question du culturalisme. Ce mode de
pensée consiste à définir des manières d’être, de penser et de se comporter typiques
d’une culture donnée. A l’occasion de ce colloque, l’anthropologue Sylvie Carbonnel
explique que le culturalisme en médecine permet d’envisager l’adaptation des pra-
tiques aux cultures des patients, mais qu’il suppose de réifier et de figer les représen-
tations culturelles, alors qu’une culture est toujours vivante et plurielle puisqu’elle
n’existe que dans les individus qui la portent. Or, « David Le Breton et même Pierre
Bourdieu rappellent très utilement que chaque humain s’approprie en fait les don-
nées de sa culture ambiante et les rejoue selon son style personnel. La relation intime
à la maladie, à la douleur, ne met pas face à face une culture et un ensemble de lé-
sions, mais immerge dans une situation douloureuse particulière une personne dont
l’histoire est unique, même si la connaissance de son origine de classe, de son appar-
tenance culturelle, de sa confession, donne des indications précieuses sur le style de
son ressenti et de ses réactions, comme sur les réactions de ses proches. »
Comment dès lors se défaire des préjugés et accéder à une réelle compréhen-
sion de cette culture ? Nous souhaitons ici proposer une idée qui nous a été soumise
par le sociologue Omar Samaoli au cours d’un entretien. Il soutient que pour une
telle question il est nécessaire de passer par le dialogue, dans la mesure où ce n'est
qu'en parlant avec la personne, en retraçant son histoire particulière, qu'on en vient à
comprendre comment elle s'approprie - d'une manière qui est propre à chacun - la
culture de son pays d'origine et celle de son pays d'accueil. Nous pensons donc que
l’idée de Plaace 93 de créer un groupe homogène d’aidants maghrébins ne sera perti-
nente qu’à condition de traiter les questions de culture par le seul biais du dialogue
(entre aidants comme avec les animateurs) et non au travers de contenus de la forma-
tion prédéfinis. Ainsi, on évite d'enfermer les subjectivités dans une totalité stable et
déjà construite. De la même façon, nous allons tenter de déterminer comment dépas-
ser la figure construite de l"aidant" pour une compréhension plus juste de ce qu'est et
de ce que vit le proche.
Levinas et l'ordre interhumain : la souffrance inutile
« Si nous ne sombrons pas dans la victimisation, alors la souffrance est une porte ou-
verte sur une nouvelle compréhension de la vie. J’ai découvert qu’une souffrance personnelle,
une grande douleur, au lieu de nous renfermer sur nous-même, pouvait nous rendre sensibles
au malheur des autres » peut-on lire dans le témoignage de Denise Lallich, aidante de
son mari pendant dix ans. C’est de ce sens que peut avoir la souffrance que nous al-
lons parler, à la lumière de la pensée de Levinas.
La lecture du texte La souffrance inutile, tiré des Essais sur le penser-à-l’autre, à
l’aune des maladies telles que Alzheimer et les démences apparentées, va nous
permettre de renverser la perception que nous avons de ces maladies très
existentiellement ancrées. Certes, ces maladies bouleversent l’ordre social dans lequel
nous avions confiance, remettent totalement en question notre valeur d’autonomie et
brisent en quelque sorte la solitude de l’ego cartésien, ce je qui n’existe que parce qu’il
se pense, lui. Levinas au contraire voit dans l’épreuve un appel à retrouver le sens de
ce qu’il nomme l’interhumain qui n'est pas la communauté vitale ou la société tendue
vers un but partagé, mais une relation éthique de moi à l'autre dont la souffrance
constitue une sorte de voie d'accès. Dans le rapport des aidants à leur proche malade,
et dans le rapport de la société à ces aidants qu’il faut également aider, c’est quelque
chose de fondamental dans le rapport des hommes entre eux qui se joue, quelque
chose de fondamental que le discours médical doit être attentif à ne pas écraser.
Nous analyserons le texte en détail, tout en montrant en quoi la pensée de
Levinas peut se rattacher à la situation complexe des aidants et aux modalités de
l’aide aux aidants. Le point de départ du philosophe est une analyse pointue de la
souffrance : la souffrance est-elle vraiment une donnée de ma conscience, une
sensation comme une autre, ainsi qu’elle est généralement présentée dans les traités
des sensations ?
Pour Levinas, la réponse est sans ambiguïté : cette « ressemblance » avec les
autres sensations est douteuse, car la souffrance est un « malgré-la-conscience », un
inassummable : je ne peux pas la prendre en compte comme je prends en compte un
son par exemple. Elle est l’expérience même qu’il y a des choses que je ne peux pas
prendre en compte, qu’il y a des choses qui mettent en échec ma conscience. Ce
faisant, Levinas pointe le caractère constitutivement contradictoire de la souffrance :
c'est un vécu de conscience, elle est à ce titre censée relever d'une investigation
phénoménologique, c'est-à-dire, pour aller vite, d'une science des vécus, de
l’apparition pour moi de ces vécus avec leur organisation, leur ordre interne, leurs
lois eidétiques. Mais la souffrance est aussi ce qui vient déranger toute possibilité de
mise en ordre des vécus ; elle n'est pas seulement le vécu qui échappe à la synthèse
des vécus, elle n'est pas seulement ce qui s'excepte de la synthèse : elle est le vécu qui
va jusqu'à rendre impossible cette synthèse, elle en ruine l'achèvement. D'où le
caractère contradictoire de la souffrance : un vécu qui déroge à l'ordre synthétique
dans lequel tout vécu se manifeste à la conscience comme vécu7. La souffrance
n’impose pas à ma conscience un excès au sens quantitatif mais un « de trop » :
quelque chose qui ne devrait pas être là même si cela s’inscrit dans un contenu
sensoriel. J’ai une sensation qui ne devrait pas être une sensation humaine. Si le Moi
est un acte de synthèse, de rassemblement de toutes mes perceptions, la souffrance
est précisément ce que je ne peux pas faire rentrer dans une synthèse et, plus
radicalement, ce qui empêche la synthèse elle-même. Telle est la façon dont le refus
s’oppose : c’est ma conscience qui est en péril quand je souffre, je ne prends rien dans
la souffrance, je ne suis qu’un moment de révulsion, à la différence de mes autres
perceptions. Il est évident à la suite de cette analyse que Levinas entend par
souffrance celle, physique, du grand malade, et celle, morale, des génocides, des
crimes de guerre, des actes qui témoignent d’une profonde déshumanisation. La
maladie d’Alzheimer est à ce titre emblématique car elle combine la souffrance
physique du malade, sujet à la désorientation, à l’impossibilité toujours plus grande,
à mesure que la maladie progresse, d’accomplir les actes vitaux premiers, tels que se
7
C'est aussi dans ces mêmes termes que Levinas parle du visage. Le visage est une pure singularité qui se manifeste,
qui se tient tout entier dans sa manifestation, c'est en première analyse le pur phénomène, et pourtant il vient déranger l'ordre
des phénomènes, il ne s'inscrit pas dans la structure d'ensemble des phénomènes et va jusqu'à ruiner toute possibilité d'une
parfaite organisation des phénomènes selon les lois de la synthèse éidétique.
nourrir, se vêtir, se laver, assumer une vie sociale … et celle, morale, de ses proches
confrontés à l’effondrement d’une subjectivité qui leur est chère.
La souffrance, continue Levinas, est pure passivité, elle est même plus, un
« subir le subir » : je ne peux pas faire autrement que subir le fait que je ne suis plus
qu’une conscience passive. Il n’y a pas d’objet dans l’expérience de la souffrance, ce
qui n’en fait justement plus une expérience, mais une épreuve. L'expérience suppose
une activité, l'épreuve apparaît ici comme passivité pure, elle n'implique en aucun
cas une activité y compris l'activité la moins « active » qui soit, à savoir la réceptivité
sensorielle. Je ne vois plus ma souffrance comme l’effet des choses qui me font mal
mais elle devient une chose en elle-même qui m’agresse. La souffrance est intime,
exclusivement subjective : c’est le moi qui éprouve en lui-même la perte du moi. Nous
ne sommes pas loin, nous semble-t-il, des raisons profondes de l’épuisement et de la
sur-morbidité des aidants. Si l’on veut agir sur cet état à travers une formation, il
faudra alors trouver comment sortir du cercle vicieux du « subir le subir ».
Dans la souffrance, il y a quelque chose qui n’est plus réductible aux autres
expériences de la conscience, quelque chose qui relève d’une radicalité totale. Il est
indéniable que l’on ne s’ouvre pas à elle, comme aux autres sensations : elle bouscule
l’analyse classique des sensations en y introduisant la notion de vulnérabilité. Dans
la sensation normale, c’est un état de la chose que j’accueille en moi, la relation est
objective, entre le sujet – moi – et un ob-jet, une chose devant moi ; or dans la
souffrance je découvre ma propre vulnérabilité, c’est pourquoi ce n’est pas l’objet de
souffrance qui importe. La relation est subjective, de moi à moi, elle n’est plus une
‘relation’ au sens propre. On n’est plus dans l’ordre de la connaissance, mais de
l’épreuve. La souffrance ne peut pas venir prendre sa place dans un ordre dont la
conscience aurait la clé. La souffrance « est l’impasse de la vie et de l’être » : elle
m’empêche d’être mon être, de faire ma vie. C’est à cet instant qu’éclate l’absurdité :
c’est toute ma vie, qui ne peut plus être une vie, qui se trouve concernée.
L’analyse de Levinas prend alors un nouveau tournant : on cherche toujours à
justifier la souffrance, or celle-ci est contraire au fait d’être, elle est « pour rien ».
Quand on voit des exemples de douleur extrême, la détresse et l’angoisse qui
surgissent, et donc la souffrance, l’absurdité de la vie8, se pose un problème éthique
8
Camus illustre parfaitement cela dans La Peste, lors de l’agonie d’un enfant touché par la peste, et de la confrontation
du médecin et du prêtre dont la foi vacille.
pour nous : pourquoi souffrent-ils ? Pourquoi c’est-à-dire en vue de quoi et non pas
seulement à cause de quoi ? Alzheimer nous confronte radicalement à cette angoisse, à
cette absurdité que les aidants cristallisent : que faire quand il n’y a plus rien à faire,
quand la maladie est incurable et dégénérative, quand la médecine atteint sa limite,
qu’elle ne peut plus être thérapie, art de soigner dans l’espoir de guérir le malade ?
C’est bien entendu cette détresse que la formation des aidants doit prendre en charge,
certes dans sa dimension quotidienne et pragmatique, mais cela ne doit pas suffire. Si
la souffrance du malade est proprement « inutile », la souffrance de l’aidant, elle,
peut porter un nouveau sens. Levinas passe par un paradigme historique pour faire
advenir ce sens.
En effet le XXème siècle a été le siècle de la souffrance sans nom, avec ses
guerres, ses fascismes, ses génocides, l’holocauste. Ce n’est plus « X souffre » mais
« X souffre de la souffrance de Y ». Là réside la vraie possibilité d’une théodicée, la
seule encore acceptable : dans la souffrance que j’ai de la souffrance de l’autre. Cela
seul est « justifiable », cela seulement peut prendre un sens : la souffrance que j’ai,
moi, de la souffrance injustifiable d’autrui. On doit quitter la solitude de l’ego
cartésien, enfermé avec lui-même : l’homme est ce souci de l’autre, cette attention à
lui, cet être-à-l’autre. La théo-dicée se fait anthropo-dicée. Ce n’est pas Dieu qui va
sauver celui qui souffre mais c’est à moi de lui consacrer mon attention9 : en aucun
cas il ne faudrait voir ici une conception sacrificielle de l’être-à-l’autre, mais bien
plutôt la redécouverte de la puissance active de notre être quand il prend en charge
la souffrance de son prochain.
Arrêtons-nous plus en détail sur ce paradigme, pour apprécier en quoi il peut
nous permettre de mieux concevoir l’aide apportée par les aidants tout comme l’aide
que l’on peut apporter aux aidants. La question du sens de la souffrance, de son
« utilité » parcourt l’histoire des religions et de la pensée en général, notamment à
travers le problème du Mal. La réponse de la culture fut de « passer Dieu au
tribunal », de faire une théodicée, terme que nous devons à Leibniz, afin de disculper
Dieu qui a créé un homme libre, et un homme qu’Il a prévenu10. La Théodicée vise à
9
On trouve une idée semblable chez Rousseau dans son examen critique de la religion : être proche de Dieu, ce n’est
pas s’habiller en rouge pour les cardinaux ou manger du poisson le vendredi, c’est d’abord et surtout être proche des hommes
selon la pure leçon de l’Evangile qui propose des conduites au lieu d’imposer des dogmes (voir la Lettre à Christophe de
Beaumont).
10
faire entrer en conjonction la quiddité, l’essence, de la souffrance avec d’autres
contenus pour trouver des raisons de la souffrance et pour en rendre raison. Ce type
de Jugement (au sens judiciaire du terme) ne concerne pas seulement la foi, la
justification du mal du point de vue du croyant ou du fidèle, il concerne aussi le
concept purement rationnel de Progrès, lequel suscite une autre ‘foi’, laïcisée mais
dont la structure est identique à la foi religieuse que prétend sauver la théodicée –
bref, une telle théodicée porte aussi sur notre foi en la science et en sa capacité à
justifier l'injustifiable.
Le XXème siècle marque la fin de la Théodicée car on ne peut plus justifier la
thèse de la souffrance « utile » après l’Holocauste, Hiroshima, les guerres mondiales,
les totalitarismes... Nous assistons à un phénomène atypique, nouveau. Or n’est-ce
pas une expérience analogue que l’on fait dans l’affrontement avec la maladie
d’Alzheimer ? Ce que l’on prenait pour la démence propre à la vieillesse s’avère être
une véritable maladie, qui frappe également des personnes encore jeunes. Maladie
où ce n’est plus seulement le corps qui est touché mais la chair au sens
phénoménologique : le vécu singulier, le corps en tant qu’il est un corps qui a un
vécu personnel, unique, une identité, des souvenirs, des liens avec le monde et
autrui… Dans la plupart des cancers, une distanciation est encore possible entre mon
corps qui est malade et le Moi. Avec Alzheimer, cette dernière barrière s’effondre :
c’est le Moi qui s’efface à cause de la maladie du corps. Le désordre neurologique
s’exprime essentiellement dans le symptôme principal et finit par se confondre avec
lui : la déstructuration du moi, qui n’est plus simplement un événement
physiologique. Ce qu’on entend par ‘moi’ c’est la possibilité pour le sujet de
s’apercevoir lui-même, de se réfléchir dans chacun de ses actes, dans chacune de ses
pensées, la possibilité ainsi de se retenir, de se voir toujours, de se garder de moment
en moment. C’est cette possibilité même, cette aptitude qui est atteinte. Maladie
« atypique » en ce sens, et c’est sans doute la raison pour laquelle elle est
surmédiatisée : elle cristallise toutes nos peurs individuelles et sociales car dans
Le raisonnement théologique donne une réponse métaphysique : si je ne vois pas l’utilité d’une telle souffrance ou
une fin immanente, c’est qu’elle doit être transcendante à l’ordre humain (cf. les épreuves de Job) ; cela suppose de renoncer à la
raison pour la foi. Le sens réside soit dans la faute originelle (la récompense est à la fin des Temps, dans l’accession au Paradis
et donc la souffrance, qui paraît arbitraire, prend un sens dans le supra sensible), soit dans la finitude humaine : l’homme est
inévitablement confronté au mal et à la souffrance. On retrouve toujours un effort pour justifier le mal, que ce soit dans la
spéculation théologique ou dans les raisons des athées : pour le marxisme, il y a une utilité des souffrances du prolétariat qui
l’amènent à prendre conscience de sa condition et à choisir la révolution, appelée à triompher.
Alzheimer je se perd lui-même, il ne perd pas seulement telle ou telle fonction
organique.
Levinas constate que les tentatives de Théodicée ont perdu cette fonction de
justification : les épreuves de souffrance qui ont marqué le XXe siècle les rendent
impraticables, inaudibles. L’on pourrait d’ailleurs se demander si la médicalisation
d'Alzheimer, et jusqu'à la situation du proche transformé en « aidant », n'est pas un
dernier effort pour inscrire la souffrance dans l'horizon d'une théodicée – celle d'une
médecine de plus en plus personnalisée, de mieux en mieux capable de répondre au
maladies chroniques, c'est-à-dire aux maladies qui abritent le plus manifestement
l'épreuve de la souffrance.
Levinas interroge cela : quelle est mon intention lorsque je fais ce type de
raisonnement ? Force est de constater que nous sommes toujours tentés par ce genre
de raisonnement : le besoin de justifier, d’expliquer nous rassure et nous empêche de
penser à d’autres questions plus problématiques. C’est l’histoire de notre conscience
que Levinas retrace, l’Holocauste est ainsi envisagé comme donnée de notre
conscience et non comme fait historique. Il sert ici de paradigme pour illustrer la
disproportion entre les raisonnements justificateurs, les ‘théodicées’ et la souffrance
d’un siècle marqué par les atrocités d’Auschwitz où le mal est imposé de façon
délibéré, sans limite aucune. Souffrance qui est également celle d’un siècle qui
échoue à comprendre et guérir certaines maladies. Levinas conclut son analyse avec
le cas de la victime elle-même, incapable de trouver un sens, une finalité à sa
souffrance. La justification de la souffrance devient elle-même injustifiable : recourir
à la théodicée quand elle n’est plus possible est odieux.
C’est dans le rapport à l’autre, rapport dans lequel je souffre pour l’autre,
qu’est l’éthique. Plutôt que de seulement rabattre le proche sur une fonction
« d'aidant », objectivée, structurée par des connaissances et des préceptes d'action
rationnels, il convient de le laisser être celui qui souffre de la souffrance d'autrui, de
lui fournir les ressources de pensée qui lui permettront de comprendre que son
destin à lui n'est pas d'objectiver la situation, de la rabattre sur l'objectivité du
discours médical 11 , mais plutôt de se laisser envahir par cette souffrance de la
souffrance de l'autre. Ne convient-il pas de réviser selon cette direction la finalité
11
Ce qu’au reste l’équipe médicale fera bien mieux que lui.
d’une formation aux aidants ? L’éthique de Levinas nous aide à renverser la
perception que l'on a d'Alzheimer : certes, nous le disions au début de cette analyse,
la maladie d'Alzheimer est effectivement ce qui vient bouleverser l'ordre social dans
lequel nous avions confiance, mais elle est aussi un appel à retrouver le sens de ce
que Levinas appelle l'inter-humain, qui est autre chose que la simple communauté
vitale ou la société structurée par un but partagé, qui est une relation éthique de moi à
l'autre. La souffrance est alors une véritable voie d'accès à ce qui est fondamental
dans le rapport des hommes entre eux, que le discours médical doit être attentif à ne
pas oublier complètement.
L’ordre interhumain résulte de cette conversion du regard, typique de la
pratique réflexive de la philosophie : il est cette nouvelle modalité de la souffrance
envisagée comme la souffrance dans l’autre. La véritable perspective de la souffrance,
c’est le souci que tout homme a de celui qui souffre, c’est la non-indifférence des uns
aux autres, la responsabilité au sens d’un altruisme pur. Je n’attends rien de l’autre, je
suis pur don, à la différence de l’ordre juridique qui repose sur la réciprocité.
L’éthique est ce rapport asymétrique, cette position irréductible du moi comme moi
éthique et non du moi comme partenaire social inscrit dans l’échange. Nous en avons
le meilleur exemple dans La mort d’Ivan Ilitch de Tolstoï : un homme atteint du cancer
agonise dans la souffrance pendant plusieurs semaines. Son seul soulagement dans
la solitude de sa souffrance lui vient d’un serviteur qui lui tient les jambes en l’air,
symbole d’une main tendue, d’un ordre inter-humain.
La souffrance ouvre ainsi à l’expérience qu’il y a dans le Moi individuel le
souci de l’autre (l’inter) et le sentiment d’une exigence éthique. Le Moi acquiert une
valeur profondément humaine, il n’est plus une froide chose métaphysique ou le
résultat d’une synthèse sensorielle. L’interhumain est une catégorie du Moi éthique,
toute entière fondée sur une exigence du Moi qui s’exprime dans la modalité du don.
La souffrance trouve son ‘utilité’, - si on peut encore employer ce terme -, dans la
révélation du sens vrai de mon Moi qui est d’être un être éthique. En ce sens,
l’éthique serait bien le « rappel de cette fameuse dette que je n’ai pas contractée ».
Dette parce que je me dois à l’autre du seul fait qu’il est là alors même qu’aucun
contrat ne nous lie l’un à l’autre puisque précisément nous n’avons rien, aucun bien, à
échanger, mais seulement du bien à nous faire. Ma réalité, c’est le penser-à-l’autre.
L’humain apparaît à ce moment-là. Sans cela, il échappe à lui-même.
L’analyse par Levinas de la souffrance inutile et du penser-à-l’autre nous aide
ainsi à redéfinir une nouvelle approche de la formation aux aidants. En effet il y a
dans Alzheimer quelque chose comme un Destin – il n'y a pas de traitement, aucun
cas particulier n'est subsumable sous une loi générale autorisant la prévision. On sait
que la dégradation est inexorable, mais on ne peut jamais prévoir la vitesse du
processus, on ne peut pas non plus faire le décompte de toutes ses manifestations, en
outre on ne peut pas assigner une origine à ce processus. Cette maladie est une figure
contemporaine du Destin dans des sociétés qui n'ont plus de répertoire pour assumer
cela. En outre, n'est-ce pas justement en rabattant Alzheimer sur le pathologique –
n'est-ce pas justement en en faisant d'emblée une maladie, qu'on manque la
dimension levinassienne de l'épreuve ? Médicaliser, y compris le rapport du proche
au souffrant – faire de ce rapport un rapport « d'aidant à aidé » - n'est-ce pas de facto
vouloir réduire cette épreuve, la rendre précisément « assumable », en d'autres
termes la faire entrer dans un ordre de significations établies, la différence instituée
entre l’aidant-substitut du médecin et l’aidé-substitut du malade ? Le contraire, donc,
de l'épreuve de la souffrance au sens de Levinas, qui dérange tout ordre concevable.
Etre-dans-une-relation-éthique, penser-à-l’autre, implique qu’on n’enferme pas
l’aidant dans une totalité factice de discours, de formations stabilisées mais sans
doute qu’on le laisse à la spontanéité inventive de son être-avec-l’autre. Comme le dit
Christian Bobin dans La présence pure, « la maladie d’Alzheimer enlève ce que l’éducation a
mis dans la personne et fait remonter le cœur en surface ». Cela, à notre sens, s’applique
aussi bien au malade qu’à son aidant.
Le proche comme Présent : témoignages
Réfléchir au sens de l'aide aux aidants exige de nous que nous considérions
l'entièreté de la relation proche-malade et non uniquement la dimension d'aide ap-
portée au malade. Dès lors, il nous faut questionner le mode de présence du proche
auprès du malade. Car le problème pour le proche est en fait de savoir comment être
face à la présence mystérieuse du malade. Quelle présence adopter face à un proche
qui perd des repères sociaux tels que la différence entre familier et étranger, qui
semble se situer hors du temps, qui perçoit des choses qu'on ne perçoit pas et dit des
choses qu'on ne comprend pas toujours?
Nous avons choisi de traiter cette question de la présence au travers de deux
témoignages de proches : l’un de l’écrivain Jean Witt, l’autre de Denise Lallich. Dans
le premier, Jean Witt s'interroge sur sa position d'accompagnant auprès de sa femme
qui ne le reconnaît plus et demande chaque jour la présence de son mari : « ne pou-
vant changer son regard sur moi, il a fallu que je change mon regard sur elle. Au-delà
du vrai et du faux, voir sa vérité humaine. Au-delà de sa vérité formelle, voir sa véri-
té existentielle et toute sa beauté. Comprendre son amour pour Jean, alors même
qu’elle ignore que c’est moi. » Il cesse alors de tenter de la ramener vers sa vérité à lui
en lui répétant « je suis ton mari », et se place du point de vue de sa femme en deve-
nant son confident, la personne à qui elle dit son amour pour Jean.
A mesure que la maladie évoluait, il a adapté sa position et son regard de ma-
nière à toujours voir sa femme comme une personne. Lorsqu'elle est encore cons-
ciente de sa maladie et qu'elle l'évoque, il perçoit en elle une grandeur, la grandeur
propre à l'humain lorsqu'il se sait misérable, lorsqu'il a conscience de la fragilité de
notre condition humaine. Même quand elle ne parle presque plus, il sent toujours un
lien entre elle et lui, créé par des échanges de regards ou des sourires. Il passe par les
signes d'humanité en elle pour communiquer. Cela n’est pas sans rappeler l’analyse
que produit Levinas sur le visage : la relation éthique passe par cette attention au
visage de l’autre qui nous dévoile son être profond.
Ce témoignage nous donne des pistes de réponses à la question de la présence.
Il s'agit d'entrer dans le monde étranger du malade plutôt que de le ramener au
nôtre, et de maintenir avec lui un contact d'humain à humain. Jean Witt remarque
que la maladie d’Alzheimer lui a appris que toute identité est au fond inconnaissable
par essence. Elle n’apparaît qu’au travers de traces, de signes à saisir. Pour le proche,
comprendre ce fait et adopter un regard par lequel il peut toujours voir l’humanité
de la personne, pourrait s’avérer une manière d’être qui rend possible un lien fort
avec le malade. Sa propre identité s’en trouve changée, sa vision de l’homme, son
idée de la place qu’il tient auprès du proche malade. En un sens, cette forme de rela-
tion ressemble fort à la conception levinassienne de la relation éthique : l’autre se pré-
sente à moi comme une subjectivité résistant à toute compréhension, je prends cons-
cience de sa nature insaisissable, et ce n’est qu’ainsi qu’une relation éthique est pos-
sible : au-delà de l’être.
Dans le second témoignage dont nous voulons faire état, Denise Lallich pointe
la même idée au sujet de son mari malade. Elle évoque leur fils disant de lui que ce
n'est plus son père. Selon elle, cette position, cette manière d'être vis à vis du malade
le momifie dans l'image passée qu'on a de lui et l'empêche d'être autrement.
Elle souligne que si l'on s'arrête au paraître de ces personnes, on peut ne per-
cevoir que leur déclin alors qu'en réalité, nul ne sait ce qu’elles sont, qui elles sont.
Elle explique qu'avec la maladie d'Alzheimer on en vient à se demander quelle est la
frontière entre l'humain et le non-humain, et à quel moment notre proche la franchi-
ra. Seulement cette frontière n'existe probablement pas. On ne peut se fonder sur un
savoir pour la situer, en définissant par exemple des critères discriminants permet-
tant de distinguer l’humain du non-humain. En effet, ce n'est pas parce qu'une per-
sonne perd le langage, la raison, la conscience de soi ou encore la sociabilité et l'em-
pathie, qu'elle n'est plus humaine.
Pour Denise Lallich, c'est donc en passant du savoir à la confiance qu'on peut
garder une place au malade parmi les hommes. La présence est donc une question de
positionnement et dépend ici de quelque chose qui est de l'ordre de la croyance, de la
conception qu'on a de l'humain.
Recommandations
Nous avons vu que la médecine ne pouvait ressaisir la totalité de la personne,
notamment parce que la personne dans sa dimension existentielle échappait à cette
maîtrise, et ne saurait se réduire au contenu objectif d’une formation.
Notre recommandation principale portera donc sur la nécessité d’un espace
permettant la prise en compte de cette dimension existentielle. Nous assumons le fait
que cet espace devra être extérieur au dispositif médical et donc à la formation. Mais,
pour autant, le dispositif ne devrait pas être ignorant ou détaché d’un tel espace :
Plaace 93 crée déjà des passerelles qui facilitent l'accès à d'autres structures, l'équipe
devrait donc continuer en ce sens et orienter du mieux que possible les proches vers
des espaces qui puissent prendre en charge ces dimensions, notamment des groupes
de parole : c’est là la tâche de l’assistance sociale. A titre d’exemple Claude Van
Leeuwen, une ancienne aidante, a créé un réseau social par téléphone (« Avec nos
proches ») pour mettre en lien les aidants et anciens aidants. Selon elle, d’ordinaire,
les proches n’osent pas exprimer tous leurs ressentis parce qu’ils craignent le juge-
ment des autres. Mais au téléphone, avec quelqu’un qui comprend ce qu’ils vivent,
ils osent et cela les libère et c’est un bon moyen de privilégier le dialogue comme
transmission du savoir et échange d'expériences.
Plaace 93 pourrait également mettre en place, à côté de la formation, des cafés-
philo à destination des aidants ou les orienter vers des structures qui en propose (par
exemple L'Association Française des Aidants).
Dans le cadre de la formation, il serait sans doute bénéfique de verbaliser les
limites propres à cette formation, ainsi que le fait que ce qui se joue et qui est de
l’ordre de la condition humaine peut trouver sa place dans un ailleurs du dispositif
médico-social. La relation à l’autre ne s’épuise pas, en effet, dans cette intégration de
l’autre dans des discours professionnels établis.
La question du rapport à l’altérité est tout aussi importante lorsqu’on réfléchit
à l'idée d'une formation adaptée culturellement aux aidants maghrébins. Ce projet
s'inscrit justement dans la volonté de répondre aux attentes de chaque sujet dans sa
singularité, en prenant en compte son identité culturelle. Mais reconnaître la singula-
rité intime de chacun c’est aussi, - nous le disions -, être conscient du fait que chacun
s’approprie sa culture d’une manière qui lui est propre et selon son vécu, et que la
culture n’existe qu’au travers des sujets qui l’incarnent : elle est donc vivante et plu-
rielle. Il est bien sûr intéressant d’adopter une approche culturelle de ce sujet puisque
le vécu du malade et de ses proches - ainsi que le regard qu’ils portent sur la maladie
- sont liés à leur culture. La question est simplement de savoir si le dispositif envisagé
par Plaace 93 est ou non la meilleure solution pour prendre en considération la cul-
ture des aidants. Pour l’instant, Plaace 93 s’appuie sur des études sociologiques, ainsi
que sur les connaissances de plusieurs ethnopsychiatres, pour comprendre les spéci-
ficités culturelles dans le vécu d’Alzheimer. Ce partenariat est essentiel et doit être
favorisé. Nous souhaitons cependant proposer une seconde piste, qui consisterait à
organiser la formation de manière souple en s’inspirant du discours, des questions
spécifiques des proches pour adapter le contenu des séances en fonction de ces dis-
cours et être ainsi au plus proche des besoins que chacun peut avoir selon la manière
dont il s’approprie sa culture. L’idée d’adapter le contenu de la formation aux ques-
tions des aidants s’expérimente par exemple dans les formations que dispense France
Alzheimer, dont les séances débutent par un moment d'échange.
BIBLIOGRAPHIE
Bastiani F., La Conversion éthique, Introduction à la philosophie d’Emmanuel Levinas,
L’Harmattan, 2012.
Canguilhem G., Le normal et le pathologique, PUF, Paris, 1966.
Fagot-Largeault A. et al., Philosophie et médecine : en hommage à Georges Canguilhem,
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Gadamer H.-G., Philosophie de la santé, Grasset, Paris, 1998.
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Paris, 2012.
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Lévinas E., Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, La Haye, 1965.
Sites internet :
Site d’Omar Samaoli : http://www.migration-vieillesse.net/topic/index.html
http://www.espace-ethique-alzheimer.org/
http://plaace93.wix.com/plaace93
Témoignages :
Bobin Christian, La présence pure et autres textes, Poésie Gallimard, 2008.
Lallich-Domenach D., L'accompagnement du malade d'Alzheimer, Quelques années après,
in Études, 2001/11, Tome 395/5, pp. 467-474.
http://www.implications-philosophiques.org/actualite/une/lessentiel-est-que-tu-
continues-a-me-regarder-comme-une-personne/
CONTRIBUTION ANNEXE
L’AVENEMENT DU CONCEPT DE FORMATION DES AIDANTS EN
QUESTION
Le présent écrit se veut être une réflexion sur la formation des aidants dans le cadre spécifique
de la maladie d’Alzheimer. Il nous parait intéressant dans un premier temps de questionner le
concept même de « formation des aidants ». En effet, si l’acte d’aider un proche malade
n’apparaît pas être une pratique récente et peut être conçu comme une obligation morale
atemporelle, il n’en est pas de même de cette notion de formation ou d’aide aux aidants. Nous
avons donc décidé de nous interroger sur cette approche récente ainsi que sur la sémantique
présente au sein de ce concept de « formation des aidants ». Notre problématique sous forme
interrogative sera la suivante : pourquoi a-t-on vu naître le concept d’aide ou de formation des
aidants ? Davantage encore : d’où vient la diffusion massive, notamment dans les institutions
de santé, de cette injonction qui consiste à affirmer la nécessité de posséder un aidant référent
pour tout malade d’Alzheimer et que celui-ci soit « formé » à ce rôle d’adjuvant dans la
pathologie ?
I/ L’aide aux aidants : une réponse économique à la maladie d’Alzheimer
La législation française en matière de santé accorde une place de plus en plus conséquente à la
question de l’aide aux aidants. De fait, l’aide aux aidants est un concept reconnu et inscrit
dans les priorités du « Plan démence » et de la loi sur la santé publique de 2004. On retrouve
également la formation des aidants sous la forme d’une mesure dans le Plan Alzheimer : la
consolidation des droits et la formation des aidants12, qui dit la chose suivante :
« Formations des aidants
La maladie d’Alzheimer est une maladie très éprouvante pour les proches de la personne
malade : la prise en charge quotidienne de ces personnes est d’autant plus difficile que les
aidants n’ont jamais été formés. Effacements de la mémoire, troubles du comportement, accès
de violence, autant de symptômes que l’aidant ne connaît pas et ne peut anticiper. A l’inverse,
12
http://www.plan-alzheimer.gouv.fr/mesure-no2.html
il ignore tout des comportements adaptés qui permettront de limiter- autant que faire se peut-
certains impacts de la maladie. Il convient donc d’offrir aux familles, qui accompagnent un
parent atteint d’une maladie d’Alzheimer, des connaissances en leur apportant des outils
essentiels à la compréhension des difficultés du malade, à l’adaptation de l’environnement et
au maintien de la relation.
Deux jours de formation par an seront ainsi proposés à chaque aidant familial
Un cahier des charges sera élaboré par l’ANESM, en partenariat avec la HAS, concernant la
relation d’aide, les techniques de prise en charge, la communication non verbale et la gestion
du stress. »
Face à ce pluralisme de législations en faveur d’un soutien de l’aidant, il est légitime de
s’interroger sur les raisons qui poussent l’Etat français à faire appel à des non-professionnels
pour accompagner quotidiennement les malades d’Alzheimer. Bien plus encore, nous voulons
comprendre pourquoi l’aide aux aidants devient une préoccupation telle qu’elle est érigée en
obligation légale. Afin d’élucider cette question, nous proposons en premier lieu le
commentaire d’un article intitulé : « L’aide aux aidants : au delà du « mot d’ordre »
l’ambivalence de toute une société vis à vis de la vieillesse » écrit par le docteur en sociologie
Bernard Ennuyer. Puis nous nous intéresserons aux moyens de mise en œuvre pour
développer de type de formation, en relatant notamment les propos de Nicole Piazza13.
a) L’aide aux aidants, une consigne des pouvoirs publics
Dans son article14 le sociologue Bernard Ennuyer met en lumière le fait que l’aide aux aidants
est devenue depuis les années 1990 un véritable « mot d’ordre » des pouvoirs publics. Si dans
l’incipit de notre réflexion nous avions pressenti toute l’importance et la nécessité pour l’état
d’une formation des aidants, le sociologue va plus loin en affirmant que l’aide aux aidants est
une injonction, un ordre, une obligation imposée par la société française. Pour étayer sa thèse,
Bernard Ennuyer se réfère notamment à deux rapports sur la question de la dépendance des
personnes âgées datant de 1991 :
« Aider les aidants : le soutien aux familles, et de façon plus générale à tous les aidants de
personnes âgées dépendantes, doit être développé si l’on veut renforcer les possibilités de
maintien à domicile de ces personnes » 15
13
Directeur des Ressources Humaines au Centre Hospitalier de Cavaillon.
14
L’aide aux aidants : au delà du « mot d’ordre » l’ambivalence de toute une société vis à vis de la
vieillesse. Bernard Ennuyer dans Alzheimer, L’aide aux aidants, une nécessaire question éthique. Sous
la direction de Jacques Gaucher, Gérard Ribes et Thierry Darnaud.
15
Dépendance et solidarités. Mieux aider les personnes âgées. Rapport de la commission présidée par
Pierre Schopflin.1991.
« Accroître le soutien aux familles naturelles (…) alors que les familles naturelles continuent
de jouer un rôle essentiel dans l’accompagnement de la dépendance (…) il serait tout à fait
judicieux d’accompagner les familles et d’aider les aidants ».16
Selon le sociologue donc, aider les aidants est une consigne qui provient des pouvoirs publics.
Tout l’enjeu du propos de Bernard Ennuyer consiste à questionner la signification de cette
consigne donnée par la société française à partir des années 1990 : il faut aider les aidants.
Bernard Ennuyer remarque dans un premier temps toute l’ambivalence de l’expression « aider
les aidants ». De fait, il apparaît pour le sociologue que « ce mot d’ordre », comme il
l’appelle lui-même, revêt une double signification. Premièrement, aider les aidants renvoie à
l’idée explicite qu’il faut soutenir et assister les personnes qui aident les personnes âgées en
difficulté, car c’est un rôle difficile à assumer. Toutefois cette locution semble également
posséder un second sens que l’on pourrait qualifier d’implicite : en aidant les proches des
malades, on « aide indirectement les gens âgés à rester chez eux et donc à conserver le choix
de leur mode de vie ». Selon Bernard Ennuyer, il apparaît très clairement qu’au premier mot
d’ordre provenant de la politique public « il faut aider les aidants », se corrèle un second
impératif qui affirme qu’il faut favoriser l’autonomie des personnes âgées. Le sociologue
affirme qu’il existe « une nouvelle tendance forte à pousser les gens à recouvrer ou à garder
leur autonomie, c’est à dire étymologiquement le choix de la façon dont ils entendent de se
gouverner ». Ceci apparaît être particulièrement vrai dans toutes les maladies qui nécessitent
une prise en charge sur une période de plusieurs années ou de plusieurs décennies : les
maladies chroniques telle que la maladie d’Alzheimer. En une phrase, la politique publique en
matière de vieillesse valorise l’autonomie du malade atteint d’Alzheimer.
L’autonomie est un concept fondamental en éthique médicale et en bioéthique. Ainsi T.
Beauchamp et J. Childress, auteurs des Principes d’éthique biomédicale évoquent le principe
d’autonomie ainsi défini :
« Respecter l’autonomie d’un agent, c’est, au minimum, reconnaître qu’une personne est en
droit d’avoir sa façon de voir, de faire ses choix, et de décider d’actions fondées sur ses
valeurs et croyances personnelles. »17
Cette définition de l’autonomie est une définition positive puisqu’elle met en exergue le
16
Boulard J-C, Rapport d’information sur les personnes âgées dépendantes- vivre ensemble, Assemblée
nationale, 1991.
17
Beauchamp (Tom), Childress (James) : Principles of Biomedical Ethics – Fifth Edition, Oxford
(USA) Oxford Univ. Press, 2001. Traduction française Principes d’éthique biomédicale, Paris, Ed. Les
Belles Lettres, 2007.
respect de la volonté des personnes qui doit être appliqué. Or, il apparaît que l’autonomie
valorisée par la politique publique semble être d’une toute autre nature. Effectivement, il
s’agit d’une compréhension de l'autonomie qui pousse le malade et ses proches à apporter
une réponse individuelle aux défis que soulève la pathologie, au lieu que la société prenne en
charge cette réponse – rester à domicile plutôt qu'être accueilli dans des institutions
collectives comme l'hôpital. Ce que dénonce Bernard Ennuyer ici, c’est une définition que
l’on peut qualifier de négative de l’autonomie, dans laquelle on retrouve « toute l’évolution
d’une société moderne privilégiant la dimension individuelle au détriment souvent de l’aspect
collectif considéré comme aliénant. » Autrement dit, le sociologue critique sévèrement la
signification donnée par les pouvoirs publics à l’autonomie et qui consiste en une absence de
prise en charge du malade par une institution de santé, et pire encore en une autonomie
comprise comme solitude pour le malade et individualisme pour l’ensemble des individus
autour de lui. Or, l’autonomie individuelle du malade atteint d’Alzheimer, ce diktat implicite
du pouvoir public, n’est possible qu’à la condition que la société offre les moyens de la
réaliser. Ce que met en exergue Bernard Ennuyer, c’est que la politique publique ignore la
dimension collective de la notion d’autonomie. Pour dire les choses très clairement,
autonomie ne peut pas vouloir dire abandonner le malade à son propre sort, mais bien plutôt
organiser l’ensemble des actions sociales qui permettent au malade de conserver sa liberté le
plus longtemps possible. Il est impossible de penser l'autonomie sans la société et
inversement. De fait, l’autonomie des personnes âgées demande « une véritable politique
publique en termes de moyens d’aide (aides à domicile diverses, hébergements temporaire,
accueil de jour) et de professionnels qualifiés et rémunérés. ». Autrement dit, l’autonomie a un
prix et demande de véritables financements de la part de la collectivité. Bernard Ennuyer fait
l’hypothèse suivante : « le terme « d’aide aux aidants » peut alors être une façon économique
pour un gouvernement de répondre à cet impératif de mise en place d’une politique publique
d’aide en se servant de l’aide familiale érigée en institution … ». L’aidant est donc bien plus
qu’un intermédiaire entre l’Etat et l’individu malade, son rôle consiste à prendre le relais de la
société lorsque celle ci n’a pas les moyens techniques et financiers de prendre en charge les
maladies chroniques. Le sociologue va même jusqu’à dépeindre un tableau bien plus noir de
l’Etat dans son approche de l’aide aux aidants : « il (l'Etat donc) feint de s’intéresser aux
aidants, les plaignant au passage, mais ne les aidant pas véritablement à assumer la charge
d’aidant qui leur est dévolue, sans leur laisser aucun choix de refuser cette charge ».
Ici donc nous pouvons apporter un premier élément de réponse à notre interrogation initiale
qui est celle, rappelons le, de comprendre pourquoi l’aide aux aidants est devenue une
injonction légale. Nous pouvons répondre ici avec Bernard Ennuyer qu’il est absolument
nécessaire pour l’Etat français de « former » des aidants afin que les malades gardent au
maximum leur autonomie, pour éviter de déployer des moyens financiers trop importants.
Très concrètement, la société française n’a pas les moyens d’assumer financièrement la prise
en charge en institution des malades d’Alzheimer pendant toute la durée de leur pathologie,
qui se compte en années. L’aide aux aidants apparaît être une réponse à un problème
économique dans le domaine de la santé, celui du coût et des moyens occasionnés par les
maladies chroniques telle que la démence de type Alzheimer. Autrement dit, la formation des
aidants est la forme choisie par les pouvoirs publics pour la mise en place d’une politique
publique de prise en charge de la vieillesse.
Le sociologue relève en outre une seconde contradiction fondamentale dans l’injonction de
l'aide aux aidants. En effet, si l’état utilise l’aidant pour permettre au malade de conserver son
autonomie, il apparaît pourtant qu’aider les aidants entre en parfaite contradiction avec
l’autonomie. En effet, comment concilier l’autonomie de la personne si la gestion quotidienne
du malade d’Alzheimer est confiée aux aidants ? Autrement dit encore, comment peut être
garanti le mode de vie libre du malade atteint d’Alzheimer alors même que l’aidant gère sa
vie quotidienne et même davantage » ? Plus précisément, le sociologue réfute violemment
l'idée d’infantilisation de la personne vieillissante ou en fin de vie. En aucun cas la situation
d'un malade ne peut être comparée au « début de la vie des touts petits ». Effectivement, cette
comparaison apparaît comme un lieu commun des personnes qui travaillent avec les malades
d’Alzheimer et leurs proches. Or, il est absolument nécessaire de ce rendre compte qu’en
dépit des difficultés psychologiques ou physiques qu’éprouvent les malades d’Alzheimer, ces
derniers demeurent des adultes. L'impératif « aider les aidants » crée « une confusion en
donnant à penser que ce sont les enfants qui sont en position de décider pour leurs parents du
fait qu’ils les aident ». Ce que le sociologue met en lumière ici est une conséquence empirique
de l’application de ce mot d’ordre des pouvoirs publics : en commandant aux aidants de
s’occuper des malades, on leur laisse suggérer qu’ils ont le droit et le pouvoir de choisir le
mode de vie du malade. Ainsi il y a abolissement de la primauté donnée au libre choix du
malade et donc à l’autonomie. Les droits fondamentaux des malades apparaissent ainsi
bafoués.
Pour conclure sur cette analyse de la pensée du sociologue Bernard Ennuyer, nous pouvons
affirmer que la sociologie nous a permis d’apporter une réponse très pragmatique et pratique à
cette émergence de l’idée selon laquelle il faut former les aidants des malades atteints
d’Alzheimer. Une des lectures possible de l’apparition de la formation des aidants répond
donc à une logique strictement économique de l’Etat. Ceci nous amène à une seconde
interrogation quant à la prise en charge de cette formation. En effet, si désormais il est très
clair qu’il faille, légalement et économiquement parlant, former les aidants, on peut se
demander à qui doit revenir cette tâche. Sur ce point, les propos de Nicole Piazza sont
précieux.
b) « L’aide aux aidants : mission de l’hôpital public » ?
Dans un article, dont nous avons repris l’intitulé comme sous titre, Nicole Piazza s’interroge
sur la légitimité de la prise en charge par l’hôpital public de l’aide aux aidants. Sur cette
question, l’auteur relève tout d’abord qu’il est du ressort des établissements publics de santé,
et ce en regard des récentes législations sur les droits des patients, de prendre en compte et en
considération les proches des malades. Cette injonction légale a donnée naissance à un
nouveau concept, celui de « patientèle ».Ainsi, il est reconnu et affiché que l’hôpital public se
doit de considérer autant le malade que son entourage. L’auteur perçoit cette reconnaissance
comme le premier stade d’une prise en charge de l’aide aux aidants. Dès lors, « pourquoi ne
pas aller plus loin et envisager que cette patientèle puisse avoir besoin d’une prise en charge
spécifique ? ». La position de Nicole Piazza est très claire : l’aide aux aidants est une des
missions de l’hôpital public. « Il serait logique d’envisager en même temps que la prise en
charge médicale et soignante des personnes âgées dépendantes et/ou démentes, une prise en
charge spécifique des aidants qui ne prendrait pas uniquement la forme d’un accueil de jour. »
Autrement dit, il relève du soin et plus précisément encore de l’éthique du soin d’apporter une
aide aux aidants. Se pose ensuite la question de la mise en pratique de cette aide. Sur ce point
Nicole Piazza rappelle l’une des missions de l’hôpital public qui se trouve inscrite dans le
Code de la Santé Publique : la formation des professionnels de santé. Or comme nous le
savons cette exigence de formation ne se limite aucunement aux hospitaliers. Ainsi, la
formation des professionnels de santé offre tout un ensemble de prestations à domicile qui
facilite la vie de l’aidant. De plus, ces interventions peuvent être le lieu et l’occasion
d’échanges ou de conseils aux familles. En sus de cette forme d’aide issue des établissements
publics de santé, on peut également citer la mission de prévention. En effet, l’hôpital se doit
de tenir informé l’aidant par exemple des risques d’épuisement dans des situations de
maintien à domicile de la personne malade. On retrouve ici un concept éthique et juridique,
celui de consentement éclairé. L’aidant doit absolument être informé des risques et bénéfices
liés à son statut avant même de décider de devenir aidant. Son propos s’achève sur l’évocation
d’une réalité économique : « De nombreux hôpitaux ont pris conscience de la nécessité de
mettre en place une aide aux aidants, quelle qu’en soit la forme. Mais il ne faut pas se voiler la
face, toute activité a un coût ». La problématique se pose alors bien plus en terme de mode de
financement de l’aide aux aidants, qu’en terme de reconnaissance d’une formation des aidants
comme mission de l’hôpital public.
Ce qui ressort principalement de l’intervention de Nicole Piazza lors d’un séminaire initié en
2004 par le Laboratoire de Psychologie de la Santé et du Développement de l’université Louis
Lumière- Lyon 2 sur la question de l’aide aux aidants, est que la formation des aidants relève
bel et bien de la mission de l’hôpital public ceci est d’ailleurs inscrit dans le droit. Outre la
mise en exergue de cette responsabilité de formation des aidants pour l’hôpital public, Nicole
Piazza suggère que l’aide aux aidants répond à une éthique du soin. La mobilisation du
concept de patientèle ou l’évocation du consentement éclairé rendent compte de cette
démarche. Ainsi, nous nous demanderons si, outre les raisons économiques et juridiques que
nous avons évoquées, l’aide aux aidants ne relève pas plutôt d’une démarche éthique.
II/ La formation des aidants : une démarche éthique ?
A présent, nous nous interrogeons sur la visée éthique d’une formation des aidants. En effet, il
ne faut pas omettre qu’au-delà du cadre réglementaire et de l’enjeu économique, cette
formation s’intéresse à l’humain et ce, sous le double prisme du malade et de l’entourage de
ce dernier. Nous proposons donc ici d’établir en quoi la formation des aidants peut être lue
comme une approche éthique du soin.
a) La formation des aidants : synonyme d’une aide de qualité pour les
malades.
Les différentes formations proposées aux aidants de malades atteints d’Alzheimer répondent
principalement à un objectif : « offrir une prise en charge de qualité aux malades qui doivent
malgré leurs différences être respectés dans leur intégrité ». La finalité de la formation des
aidants répond donc à un objectif de bien-traitance des personnes dépendantes et de
bienveillance à leur égard, principes éthiques par excellence. En assurant ce respect de la
personne, ce climat de confiance et cette qualité de vie, l’aidant est également l’élan vital du
malade. Comme le souligne à juste titre la fondation France Alzheimer : « Tout soin
gériatrique est un soin global : il s’agit d’aider à vivre ou de préserver le désir de vivre des
personnes ».
b) Former les aidants pour les préserver dans leur rôle d’accompagnement.
Le rôle d’aidant est un rôle difficile puisqu’il s’agit d’accompagner le malade atteint
d’Alzheimer tout au long de sa pathologie, le plus souvent à domicile et ce jusqu’à la fin de
vie. La maladie d’Alzheimer entraîne différent troubles telles que la désorientation, l’aphasie,
l’apraxie, des angoisses, une perte d’autonomie … qui sont autant de difficultés quotidiennes
que doit surmonter l’aidant. L’accompagnement dans la maladie d’Alzheimer se révèle donc
être des plus éprouvants, au point même que l’aidant risque l’épuisement aussi nommé « burn
out ». Une enquête française, Handicaps- Incapacités- Dépendances (HID), a montré que
pour près de 50% des personnes âgées, l’aide provient uniquement de l’entourage et que les
aidants informels sont dans 90% des membres de la famille de la personne âgée. Ainsi, ce sont
bien les aidants non professionnels qui sont le plus en proie à ce risque d’épuisement. En plus
de ce rôle spécifique d’aidant, l’entourage remplit le plus souvent d’autres rôles : marital,
parental, social etc. L’aidant doit donc être polyvalent et endosser des responsabilités aussi
diverses que des tâches administratives, légales ou tout ce qui relève du soin et de l’hygiène
.Il ne faut pas omettre également que ce rôle est le plus souvent assumé dès l’annonce du
diagnostic, par devoir ou dévouement au malade, et ce sans aucune formation particulière.
L’aidant se retrouve donc soumis à deux risques particulièrement graves : le stress et
l’épuisement.
Le stress
Zarit et Edwards, dans un écrit intitulé « Family caregiving : research and clinical
intervention » distinguent deux sources principales de stress pour l’aidant :
-les stresseurs « primaires » qui proviennent de l’aide apportée à un proche dépendant. Parmi
ces stresseurs primaires on retrouve la quantité de temps passé auprès du malade, la nature des
soins apportés (la toilette par exemple), le comportement parfois agressif et violent du malade,
le sentiment de solitude de l’aidant, l’intolérance et l’incompréhension des autres face à des
comportements embarrassants et inappropriés du malade, la vigilance et la surveillance
constante du malade et ce de jour comme de nuit. Bien évidement cette liste n’est pas
exhaustive ;
- les stresseurs « secondaires » qui sont la conséquence directe de l’investissement par le
proche dans ce rôle d’aidant. On peut penser à l’absence de loisirs pour l’aidant, aux tensions
qui surviennent au sein de sa cellule familiale et au désinvestissement social par exemple.
Nous pouvons donc constater qu’au stress légitime qui provient du rôle d’aidant d’un malade
d’Alzheimer s’ajoute un stress propre au changement de vie personnelle de l’aidant .Ainsi,
bien souvent , l’ « aidant se sent souvent dépassé, incapable de satisfaire aux besoins de
tous »18 c'est-à-dire à ceux du malade qu’il accompagne ainsi qu’aux besoins de sa propre
famille. Concernant cette problématique du stress, il faut noter que la détérioration du lien
entre aidant et malade est également une source majeure de stress. En effet, à partir d’un
certain stade de la maladie, la communication devient difficile voire impossible car le patient
atteint d’Alzheimer n’est plus en mesure de suivre une conversation. Il y a donc perte de toute
relation intime avec le patient. Ce sentiment d’altération de la relation intime avec le malade
se traduit bien souvent dans le langage par des expressions telles que : « J’ai l’impression de
l’avoir déjà perdu » ou, « ce n’est plus la même personne ».
L’épuisement
A ce premier dommage possible lié à l’activité d’aidant se corrèle un second danger :
l’épuisement. Jeanne Tyrrell, maître de conférences en psychologie, propose la définition
suivante de l’épuisement : il s’agit d’« une expérience psychique négative, vécue par l’aidant,
liée au stress émotionnel et chronique, causée par son engagement et ses efforts dans le rôle
d’aidant d’une personne dépendante ». L’épuisement est donc un stade de fatigue physique et
psychologique extrême dû à l’accomplissement du rôle d’aidant. Cet épuisement peut
apparaître de façon différente chez les aidants. Effectivement, l’épuisement peut survenir d’un
coup ou au contraire se développer tout au long de l’accompagnement, on parle alors de
« processus » d’épuisement. L’épuisement est provoqué par la difficulté d'accompagner le
malade. L’accompagnement d’un malade atteint d’Alzheimer est à ce point difficile qu’on
utilise souvent le terme de « fardeau » (ou burden) pour désigner toute l’ampleur et la
lourdeur de l’activité d’aide de cette maladie. Le fardeau se définit comme l’ensemble des
conséquences physiques, psychologiques, émotionnelles, sociales et financières supportées
par l’aidant19. Bien que la sémantique choisie puisse sembler choquante et froide, il n’en reste
18
Alzheimer, L’aide aux aidants, une nécessaire question éthique. Sous la direction de Jacques
Gaucher, Gérard Ribes et Thierry Darnaud
19
Boquet et andrieu page 53
pas moins que la tâche d’aidant est telle que les aidants informels sont repérés comme une
population à risque du point de vue de leur santé mentale et physique. Cela se traduit par une
forte probabilité de dépression chez les aidants, une consommation de médicaments et autres
antidépresseurs particulièrement élevée pour cette catégorie d’individus, ou encore de la
négligence concernant la santé propre de l’aidant.
La science s’est penchée sur cette notion de fardeau et a tenté de quantifier l’impact du rôle
d’aidant. L’une des échelles d’évaluation de mesure du fardeau la plus connue est l’échelle de
Zarit, composée de 22 questions abordant toute les relations avec la personne aidée, les
conséquences de l’aide sur la vie de l’aidant et l’état émotionnel de l’aidant. Pour « mesurer »
les conséquences d’une entreprise telle que la relation d’aide au malade d’Alzheimer, l’aidant
se doit de répondre à ces vingt deux questions en indiquant la fréquence à laquelle ce dernier
ressent chaque émotion. A partir de ses réponses, un calcul est effectué et un score global est
obtenu. Ce score aura pour correspondance un niveau de fardeau (absent, léger, modéré et
sévère).
Il est donc désormais reconnu que le rôle d’adjuvant dans la maladie est particulièrement ardu
et suppose une prise en charge de l’aidant par les professionnels de santé. Or c’est la
formation des aidants qui a été retebnue par l’Etat et l’hôpital public pour répondre à cette
demande d’aide des aidants. L’hôpital public, outre ses fonctions reconnues, joue de plus en
plus un véritable rôle dans la prise en charge éthique des patients et de leur entourage.
Désormais, il ne s’agit plus seulement de soigner et de guérir (ce qui est, rappelons-le,
impossible dans la maladie d’Alzheimer) mais d’entreprendre une véritable « démarche
éthique » (Haute Autorité de Santé) qui se concrétise ici sous la forme d’une formation des
aidants.
c)La formation des aidants de patients atteints d’Alzheimer comme action thérapeutique
pour prévenir l’épuisement.
Très conscient des phénomènes de stress et d’épuisement que nous venons de décrire, le corps
médical et les structures médico-sociales (telle que PLAACE 93) ont mis en place des moyens
d’action pour améliorer la qualité de vie et la santé psychique de l’aidant. L’ensemble de
cette démarche éthique peut être décrite sous la forme des quatre catégories20 que voici :
Le soutien aux familles
20
Alzheimer, L’aide aux aidants, une nécessaire question éthique. Sous la direction de Jacques
Gaucher, Gérard Ribes et Thierry Darnaud
Nous avons pu mesurer à quel point le rôle d’aidant est complexe et difficile, ainsi il est
primordial que les aidants principaux ne demeurent pas seuls dans cette fonction. Si ce soutien
peut provenir exclusivement du cercle familial, dans d’autres cas les proches ont besoin
d’aide professionnelle. Cette aide extérieur peut concerner par exemple l’aide à domicile,
l’accueil de jour ou des soins de répits. Une fois le relais passé aux professionnels, l’aidant
peut profiter de ces moments pour avoir du temps libre et prendre soin de lui.
L’information
Un constat est fait : celui de l’absence d’information sur les possibilités d’aide dans des
domaines aussi différent que la santé, la protection sociale, le droit ou l’administration. Il est
fréquent en effet que les aidants ignorent l’éventail des services qui leur sont proposés. Le
professionnel, qui lui au contraire se doit d’être très au fait des aides existantes à destination
des aidants, a pour mission d’informer les aidants quant à leur existence. L’information est
primordiale car elle permet une prise en charge meilleure et complète du malade et de
l’aidant. Davantage encore, le recours aux aides permet d’éviter l’épuisement de l’aidant
principal.
L’éducation
La difficulté de l’aidant provient également souvent de la méconnaissance de la pathologie.
En effet, si le proche se retrouve propulsé dans son rôle d’aidant il n’est pas pour autant un
spécialiste de la maladie d’Alzheimer. Une ignorance des grandes lignes de la pathologie
conduit à des situations d’incompréhension et de malentendu autour de comportements
engendrés par Alzheimer, comme lorsque le malade se montre agressif, qu’il a des idées
noires, cache les objets, ou a des comportements sexuels inappropriés…. L’éducation permet
de faire face à ces situations emblématiques de la maladie d’Alzheimer et d’adapter ses
réactions. D’une façon générale, l’éducation améliore la vie quotidienne de l’aidant.
La psychothérapie
Face à cette épreuve psychologique, l’aidant principal et les proches de façon plus générale
ont parfois besoin d’exprimer leur souffrance ou d’échanger sur la maladie. L’entretien avec
le psychologue ou le groupe de parole apparaissent alors comme des moyens privilégiés pour
« aider » les aidants.
La formation des aidants répond donc prioritairement à un besoin humain et tente de répondre
à des interrogations sur le malade, du type : que faire lorsque mon proche est diagnostiqué
Alzheimer ? Comment comprendre ses nouveaux comportements ? Comment préserver au
maximum son autonomie c'est-à-dire le respecter en tant que personne ? Mais aussi des
interrogations sur ce rôle nouveau d’aidant : quelles sont les aides existantes ? Est ce
« normal » d’être à ce point fatigué ? En une phrase, la formation des aidants possède la
mission de former des intermédiaires entre les professionnels de santé et le malade, mais elle
a également pour objectif de transmettre au maximum une éthique du soin qui se soucie des
pratiques quotidiennes du soin. On pourrait dire que ces formations on pour but d’enseigner
comment agir conformément à la morale dans les activités de soins quotidienne et ainsi éviter
toute maltraitance.
Conclusion
Nous nous sommes interrogé sur l’émergence et la diffusion du concept d’aide ou de
formation des aidants depuis les années 1990 dans le domaine de la santé. Notre premier
constat a été celui d’une nécessité économique de faire appel à des aidants non professionnels
pour faire face au problème des maladies chroniques telle que la maladie d’Alzheimer. Ainsi,
la formation des aidants a pris place dans le cadre réglementaire. Au-delà de cette lecture
strictement juridico-économique de la formation des aidants, il existe une approche éthique de
l’aide aux aidants. En effet, il est important de garder à l’esprit qu’il s’agit avant tout d’une
problématique humaniste relevant de l’éthique du soin. Ce qui se cristallise autour de la figure
de l’aidant, ce sont des problématiques telles que : Comment assurer l’autonomie et la bien-
traitance des malades atteints d’Alzheimer ? Comment garantir la qualité de vie du malade
dément et dépendant ? Ou encore : dans quelle mesure peut-on prévenir le risque
d’épuisement de l’aidant principal d’un malade atteint d’Alzheimer ? Ainsi, ce qui doit primer
dans nos réflexions autour de ce concept de formation des aidants, c’est l’éthique et l’humain.
Concernant la réalisation de ces formations des aidants, nous saluons toute la bienveillance de
l’hôpital public ou des structures médico-sociales qui mènent des actions d’éducation,
d’information, de conseil et d’écoute des malades atteints d’Alzheimer, dont l’objectif final
est le bien-être des patients et la meilleure qualité de vie possible pour les aidants. Nous
sommes certains du bien fondé de leur actions ainsi que de leur conformité à la moralité. Il
n’en demeure pas moins que si, théoriquement, les principes éthiques du soin mis en place
pour aider les aidants sont peu critiquables (la bienveillance, l’autonomie …), la réalisation
pratique de la formation gagnera à être continuellement repensée, réfléchie et améliorée.
Effectivement, nous ne pouvons qu’inciter l’hôpital public et les structures médico-sociales à
développer dans leur approche l’écoute des aidants et des malades. Nous pensons et croyons
que l’informel (discussion, sourire, écoute …) peut parfois davantage aider que la
transmission de connaissances plus ou moins pointues sur la maladie. Ainsi nous
encourageons chaque personne se destinant à former ou aider les aidants à entrer dans une
démarche « d’humanitude » et de « proximologie ». L’humanitude, concept popularisé
par Yves Gineste et Rosette Marescotti, prône une nouvelle approche des soins donnés aux
personnes âgées qui repose sur quatre piliers : le regard, le toucher, la verticalité et la parole.
En effet, si cela peut surprendre de devoir rappeler à chacun d’être humain, il n’en reste pas
moins que c’est cette voie que nous privilégions pour véritablement « aider » les aidants et les
malades. Nous achèverons notre propos en rappelant la philosophie de George Canguilhem,
philosophe et médecin, qui déjà avait mis en lumière cette nécessité, afin d'apporter un soin de
qualité, de prendre en compte l’homme comme substance pensante et non pas seulement
comme substance physique. Le philosophe affirme qu’ « il n'y a pas de maladie sans un sujet
qui en porte le témoignage ». Ainsi, venir en aide au patient requiert de considérer le sujet
malade dans sa totalité, qui est à la fois organique, sensible et intelligente. Dans la formation
des aidants, bien plus que la connaissance ou l’éducation, ce sont les rapports humains qui
doivent prévaloir.