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RAPPORT DU COMITÉ D’EXAMEN DE LA CONDUITE JUDICAIRE CONSTITUÉ PAR LE CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE AU SUJET DE L’HONORABLE GÉRARD DUGRÉ DE LA COUR SUPÉRIEURE DU QUÉBEC PLAINTE DU 31 AOÛT 2018 PAR MONSIEUR CONSTANTIN SOLOMENTSEV (DOSSIER CCM : 18-0301) 30 AOÛT 2019

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RAPPORT DU COMITÉ D’EXAMEN DE LA CONDUITE JUDICAIRE CONSTITUÉ PAR LE CONSEIL CANADIEN DE LA

MAGISTRATURE AU SUJET DE L’HONORABLE GÉRARD DUGRÉ DE LA COUR SUPÉRIEURE DU QUÉBEC

PLAINTE DU 31 AOÛT 2018 PAR MONSIEUR CONSTANTIN SOLOMENTSEV

(DOSSIER CCM : 18-0301)

30 AOÛT 2019

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RAPPORT DU COMITÉ D’EXAMEN DE LA CONDUITE JUDICIAIRE CONSTITUÉ PAR LE CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE AU SUJET

DE L’HONORABLE GÉRARD DUGRÉ DE LA COUR SUPÉRIEURE DU QUÉBEC

AU SUJET DE LA PLAINTE DU 31 AOÛT 2018 PORTÉE PAR MONSIEUR CONSTANTIN SOLOMENTSEV

(DOSSIER CCM-18-301)

30 AOÛT 2019

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RAPPORT DU COMITÉ D’EXAMEN DE LA CONDUITE JUDICIAIRE CONSTITUÉ PAR LE CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE CONCERNANT

L’HONORABLE GÉRARD DUGRÉ, JUGE À LA COUR SUPÉRIEURE DU QUÉBEC –DOSSIER CCM-18-301-

INTRODUCTION

Le 31 août 2018, monsieur Constantin Solomentsev a soumis au Conseil canadien de la magistrature (« Conseil ») une plainte contre l’honorable juge Gérard Dugré de la Cour supérieure du Québec.

Essentiellement, le plaignant reproche au juge Dugré d’avoir indûment tardé à rendre jugement dans un dossier de droit familial dans le cadre duquel il était appelé à prononcer le divorce, à déterminer la garde des trois enfants des parties et à statuer sur diverses mesures financières.

Le 14 mars 2019, en application du paragraphe 2 (1) du Règlement administratif du Conseil canadien de la magistrature sur les enquêtes (2015) (« Règlement administratif »), après avoir examiné la plainte, les commentaires du juge Dugré et du juge en chef de la Cour supérieure du Québec, l’honorable Jacques Fournier, et pris en considération les plaintes antérieures à l’égard du juge Dugré sur des questions de délais excessifs à rendre jugement, le vice-président du Comité sur la conduite des juges, l’honorable Glenn Joyal, juge en chef de la Cour du banc de la Reine du Manitoba, a émis les conclusions suivantes :

« Le juge Dugré semble avoir démontré, au fil des années, une certaine désinvolturequant à ses obligations déontologiques et juridiques en matière de diligence. Il a sanscontredit été bien informé de ses obligations et a reçu de l’aide afin de favoriser demeilleures pratiques. Malgré cela, il continue à manquer à ses obligations »;

« La réponse qu’il a fournie à la présente plainte démontre un manque de souci et desens de responsabilité quant à ses obligations déontologiques et juridiques, unmanquement qui n’a fait que se confirmer au cours des années. Il semble vouloir faireporter à d’autres le blâme pour les allégations portées contre lui »;

« Pour ces raisons, je suis d’avis que l’allégation dans cette plainte est bien établie.Je suis d’avis que, lorsqu’examinée dans le contexte des plaintes antérieures, laconduite du juge Dugré peut être suffisamment sérieuse pour justifier sa révocation »;

« En conséquence, et sous l’autorité du paragraphe 2 (1) du Règlement administratifdu Conseil canadien de la magistrature, j’ai décidé de constituer un comité d’examende la conduite judiciaire qui sera chargé de décider s’il y a lieu de constituer uncomité d’enquête en vertu du paragraphe 63 (3) de la Loi sur les juges ».

Le même jour, un comité d’examen de la conduite judiciaire (« Comité d’examen ») a été constitué afin de déterminer si « l’affaire pourrait s’avérer suffisamment grave pour justifier la révocation du juge », comme le prévoit le paragraphe 2 (4) du Règlement administratif.

Ce Comité d’examen est composé des signataires du présent rapport.

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Après avoir procédé à un examen de la plainte, des commentaires du juge Dugré et du juge en chef Fournier, des plaintes antérieures à l’égard du juge Dugré sur des questions de délais excessifs à rendre jugement, de l’ensemble de la preuve documentaire mentionnée à l’annexe 1 du présent rapport, des Motifs (du juge en chef Joyal) au soutien de la décision de déférer un dossier de cette plainte à un comité d’examen de la conduite judiciaire dans l’affaire du juge Gérard Dugré de la Cour supérieure du Québec, en date du 14 mars 2019 (« Motifs du 14 mars 2019 ») et des observations du juge Dugré au sujet de ces motifs, et après avoir écouté l’enregistrement sonore de l’audition du 16 février 2018, fourni par le juge Dugré, le Comité d’examen conclut : Que l’affaire pourrait s’avérer suffisamment grave pour justifier la révocation du

juge Dugré et qu’en conséquence, il y a lieu de constituer un comité d’enquête;

Qu’il y a lieu, en application du paragraphe 2(7) du Règlement administratif, de formuler les questions suivantes devant être examinées par le comité d’enquête :

1. Le juge Dugré a-t-il manqué aux devoirs de sa charge en rendant jugement dans

l’affaire Solomentsev plus de neuf mois après avoir pris l’affaire en délibéré alors qu’il avait laissé entendre aux parties qu’il rendrait jugement rapidement et, « hopefully », dans un délai d’une semaine et que le Code de procédure civile prévoit que le juge doit rendre jugement au fond dans un délai de six mois, sauf dispense de son juge en chef?

2. Les motifs invoqués par le juge Dugré pour justifier son retard à rendre jugement dans l’affaire Solomentsev et plus particulièrement l’urgence de rendre jugement dans d’autres dossiers, notamment dans l’affaire Ville de Montréal-Est, permettent-ils de conclure que le juge Dugré n’a pas manqué aux devoirs de sa charge?

3. Le juge Dugré a-t-il manqué aux devoirs de sa charge en ne répondant pas à la correspondance d’une partie dans l’affaire Solomentsev qui lui a rappelé à deux reprises l’urgence de rendre jugement, son engagement à le faire rapidement et ses obligations à cet égard en vertu du Code de procédure civile?

4. Le fait que la plainte de monsieur Solomentsev s’inscrive dans le contexte où le juge

Dugré a fait l’objet en 2012 et en 2014 de deux plaintes du juge en chef Rolland relativement à sa tardiveté à rendre jugement - plaintes qui ont donné lieu à des interventions du Conseil - et où en 2019, le juge en chef Fournier considère que le retard du juge Dugré à rendre jugement est un « problème chronique », a-t-il pour effet d’augmenter la gravité des manquements et si oui, dans quelle mesure?

5. Le fait que le juge Dugré ne s’est pas excusé et n’a pas manifesté de regrets doit-il

être pris en considération et si oui, dans quelle mesure?

6. Le cas échéant, les manquements du juge Dugré aux devoirs de sa charge sont-ils suffisamment graves pour justifier de recommander sa destitution, eu égard aux critères prescrits par la Loi sur les juges et la jurisprudence?

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LA PLAINTE ET LE CONTEXTE DANS LEQUEL ELLE S’INSCRIT

Le plaignant, monsieur Constantin Solomentsev et sa conjointe, madame Julia Belomoina, ont entrepris des procédures de divorce en août 2015. En raison de nombreuses requêtes et demandes intérimaires de la part des deux parties, ce n’est qu’en décembre 2017 que le juge Dugré a commencé à entendre les représentations des parties au fond sur la demande de divorce et les mesures accessoires. L’audience a duré trois jours. Après une audience supplémentaire d’une demi-journée tenue le 16 février 2018, la cause a été prise en délibéré.

Le jugement prononçant le divorce et statuant sur les mesures accessoires, notamment sur la garde des trois enfants issus du mariage, la pension alimentaire pour les enfants, le patrimoine familial, la propriété des acquêts, les régimes enregistrés d’éparque-retraite (RÉER), la pension alimentaire à l’épouse, la provision pour frais et d’autres réclamations de l’épouse, a été rendu le 27 novembre 2018, soit plus de neuf mois après la prise en délibéré.

Le plaignant soutient qu’à l’audience le juge Dugré a reconnu qu’il était très important de rendre jugement dans cette affaire le plus rapidement possible et qu’il a affirmé qu’il le ferait dans un délai maximum de deux semaines après le procès.

Il ajoute que le 12 janvier 2018, son procureur, Me Yvan Caireac, a écrit au juge Dugré pour l’informer que les parties n’étaient pas en mesure de s’entendre sur les paramètres de la vente de la résidence familiale et qu’en conséquence, il n’avait d’autre choix que de lui soumettre une requête pour la vente immédiate de cette résidence. Cette requête a été entendue par le juge Dugré le 16 février 2018 et ce dernier, à la fin de l’audience, aurait promis de rendre jugement dans les meilleurs délais et au maximum en deux semaines, à tout le moins au regard de la vente immédiate de la résidence familiale.

N’ayant pas reçu le jugement ni aucune communication à ce sujet du juge Dugré, le procureur du plaignant a contacté le cabinet du juge à la mi-mars 2018. Il a alors été informé par l’adjointe du juge Dugré que le jugement serait rendu le 16 mars 2018.

Il appert d’un courriel du 19 mars 2018 transmis aux parties par l’adjointe du juge Dugré, que ce dernier, en raison d’une rage de dents, n’avait pas été en mesure de rendre jugement sur la requête pour la vente immédiate de la résidence familiale le 16 mars 2018.

Sans nouvelles du juge Dugré, le 27 mars 2018, le procureur du plaignant, Me Caireac, a réécrit au juge pour lui demander de rendre rapidement jugement relativement à la résidence familiale dans le contexte où la Ville de Beaconsfield menaçait de vendre celle-ci en raison du non-paiement des taxes municipales. Le juge Dugré n’a pas répondu à cette correspondance.

Le 21 août suivant, Me Caireac a écrit une fois de plus au juge Dugré pour lui rappeler l’urgence de rendre jugement dans cette affaire ainsi que son engagement à le faire dans un court délai – à tout le moins pour la vente de la résidence familiale – et porter à son attention que son client, monsieur Solomentsev, attendait le jugement de divorce pour entreprendre les procédures d’immigration de sa nouvelle compagne et de son fils. Cette correspondance est demeurée sans réponse.

Dans les circonstances, avant même d’obtenir le jugement du juge Dugré, le 31 août 2018, monsieur Solomentsev a porté plainte au Conseil à l’encontre du juge Dugré auquel il

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reproche de ne pas avoir rendu jugement rapidement dans cette affaire, comme il s’était engagé à le faire, et d’avoir contrevenu à la règle voulant que les jugements en telle matière, aux termes du Code de procédure civile, doivent être rendus dans un délai maximum de six mois. LE TRAITEMENT DE LA PLAINTE ET LES OBSERVATIONS DU JUGE DUGRÉ La transmission de la plainte au juge Dugré et à son juge en chef Le Conseil a accusé réception de la plainte de monsieur Solomentsev le 10 septembre 2018. Le 11 décembre suivant, à la demande du vice-président du Comité sur la conduite des juges, le directeur exécutif et avocat général principal du Conseil, Me Norman Sabourin, a écrit au juge Dugré pour lui transmettre la plainte de monsieur Solomentsev, en date du 31 août 2018, ainsi que sa correspondance postérieure et pour lui demander, en application de l’article 8.1 des Procédures du Conseil canadien de la magistrature pour l’examen de plaintes ou d’allégations (« Procédures d’examen »), de lui transmettre ses observations écrites dans un délai de trente jours. À cette occasion, Me Sabourin a notamment mentionné au juge Dugré que le vice-président du Comité sur la conduite des juges « pourrait tenir compte de décisions antérieures, le cas échéant, au sujet de plaintes formulées à votre endroit ». À la même date, le 11 décembre 2018, Me Sabourin a écrit au juge en chef de la Cour supérieure du Québec, l’honorable Jacques Fournier, pour lui transmettre la plainte de monsieur Solomentsev au sujet du juge Dugré et requérir son avis à ce sujet. La réponse du juge Dugré et ses observations Le 10 janvier 2019, le juge Dugré a répondu à Me Sabourin pour lui faire part de ses observations au sujet de la plainte. À l’encontre des prétentions du plaignant, il a fait valoir les arguments suivants : Le plaignant, monsieur Solomentsev, a porté en appel son jugement rendu le

27 novembre 2018;

Le 6 juin 2017, l’honorable juge David Collier, j.c.s., a rendu dans cette affaire un jugement sur les mesures provisoires au divorce qui n’a pas été contesté par les parties et qui a régi leur relation pour la période s’échelonnant entre le 6 juin 2017 et le 26 novembre 2018, soit une période de dix-sept mois qui est conforme à la période usuelle d’application de mesures provisoires dans le district de Montréal;

En ce qui concerne le divorce, aucune des parties ne lui a demandé de le prononcer immédiatement et de prendre en délibéré le litige sur les mesures accessoires. Si cela lui avait été demandé par les parties, il lui aurait fait plaisir de prononcer le jugement de divorce;

De plus, les parties s’étant entendues sur la garde des enfants, il ne restait donc que les mesures accessoires à caractère financier du divorce à trancher;

« Contrairement à ce qu’affirme le plaignant, je ne me suis jamais engagé à rendre jugement dans un délai précis, quoique j’avais bon espoir au début de cette affaire

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de pouvoir rendre jugement dans les meilleurs délais. Hélas, ce dossier s’est avéré plus compliqué que je ne l’avais envisagé. »;

Le dossier s’est avéré particulièrement complexe puisque, surtout, le plaignant acontesté âprement toutes les demandes de la défenderesse;

« Je considère que j’ai été diligent dans cette affaire considérant l’ensemble descirconstances suivantes :

1. Il y avait plus d’une vingtaine de questions complexes à résoudre (plusieursimmeubles et compagnies en litige);

2. L’ampleur de la documentation à analyser (54 pièces en demande et 51 pièces endéfense);

3. La charge de travail du tribunal;

4. Plus de 25 jugements ont dû être rendus durant la période de délibéré parce qu’ilsétaient plus urgents que cette affaire;

5. Pendant la période de délibéré, les parties étaient régies par un jugement sur lesmesures provisoires qu’elles n’avaient pas contestées;

6. Le plaignant n’a subi aucun préjudice puisqu’il ne m’a jamais demandé deprononcer le divorce immédiatement; et

7. La Cour d’appel pourra corriger – rétroactivement au mois d’août 2015 – toutes lesdemandes financières du plaignant si jamais des erreurs ont été commises enpremière instance. »

La réponse du juge en chef Fournier et ses observations

Le 28 janvier 2019, le juge en chef Fournier a répondu à la correspondance qui lui avait été transmise le 11 décembre précédent par le directeur exécutif et avocat général principal du Conseil. Dans sa réponse, le juge en chef Fournier mentionne que le retard du juge Dugré à rendre jugement est un « problème chronique ». Il note cependant que le juge Dugré a progressé, mais que ce problème n’a pas été réglé, malgré la nomination d’un mentor par le Conseil, dont il est fait état dans une lettre adressée au juge Dugré par le directeur exécutif et avocat général principal du Conseil, le 25 janvier 2012 (dossier 10-0257), suite à une plainte portée contre lui par le juge en chef de la Cour supérieure de l’époque, l’honorable François Rolland. Le juge en chef Fournier réfère également, dans sa correspondance, à une seconde plainte portée contre le juge Dugré auprès du Conseil en janvier 2014 par le juge en chef Rolland (dossier 13-0460) en raison de ses retards à rendre jugement ainsi qu’à la lettre transmise au juge Dugré par la présidente du Comité d’examen de la conduite judiciaire, le 28 janvier 2015, pour lui faire part des préoccupations des membres du Comité d’examen à ce sujet.

En plus de fournir une copie des documents précédemment mentionnés auxquels il fait référence dans sa lettre au Conseil, le juge en chef Fournier a joint à sa correspondance une copie de la lettre transmise le 29 janvier 2015 au juge en chef Rolland par le directeur

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exécutif et avocat général principal du Conseil au sujet de sa plainte de 2014 dans laquelle on peut notamment lire ce qui suit :

« Le Comité (d’examen) a ensuite procédé à l’examen du dossier et informé le juge Dugré de ses préoccupations. Le Comité est d’avis qu’à plusieurs occasions le juge Dugré n’a pas respecté le délai imposé par l’article 465 du Code de procédure civile, qui prévoit comme vous le savez que « le jugement sur le fond doit être rendu dans les six mois qui suivent le délibéré… ». Cette situation s’est répétée tout au cours des quatre dernières années. Il ne fait aucun doute qu’il a ainsi ignoré les balises suggérées par le Conseil en matière de promptitude et de diligence. »

[nos soulignements] La transmission au juge Dugré des Motifs du 14 mars 2019 et la réponse de sa procureure Le 18 mars 2019, le directeur exécutif et avocat général principal du Conseil a transmis au juge Dugré les Motifs du 14 mars 2019 afin de lui demander, comme le prévoit l’article 8.5 des Procédures d’examen, de fournir ses observations écrites d’ici le 17 avril 2019, y compris sur la question de savoir si une enquête devrait ou ne devrait pas être menée en vertu du paragraphe 63 (3) de la Loi sur les juges. Le 16 avril 2019, le juge Dugré a écrit à la directrice exécutive par intérim et avocate générale principale du Conseil, Me Odette Lalumière, afin de lui demander un délai de trente jours supplémentaires pour faire part de ses observations dans le contexte où il avait décidé de retenir les services d’un procureur pour le représenter. Le 2 mai 2019, la procureure du juge Dugré, Me Magalie Fournier, Ad.E., a écrit au Conseil afin de soumettre les observations de son client suite à la décision du vice-président du Comité sur la conduite des juges, l’honorable juge en chef Joyal, de déférer le dossier de plainte au Comité d’examen. Les arguments soumis par Me Fournier, au nom du juge Dugré, sont essentiellement les suivants :

1. Le juge Dugré a été nommé en janvier 2009. Depuis sa nomination, il a fait preuve d’une assiduité exemplaire, n’ayant jamais manqué une journée d’assignation. De plus, il est un juge efficace et productif et rend beaucoup plus de jugements écrits que la majorité de ses collègues;

2. Depuis sa nomination, le juge Dugré a rendu 339 jugements écrits dont 162 ont été sélectionnés par la Société québécoise d’information juridique (SOQUIJ) comme étant des jugements importants;

3. Les statistiques fournies démontrent que le juge Dugré a rendu 339 jugements écrits alors qu’en moyenne, les juges nommés en même temps que lui, ont rendu 195 jugements écrits. Par rapport aux juges nommés depuis plus de 15 ans, les cinq juges ayant un profil d’assignation semblable à celui du juge Dugré ont en moyenne rendu 258 jugements écrits, par rapport à 339 pour le juge Dugré. Trois des jugements rendus par le juge Dugré ont été confirmés par la Cour suprême du Canada;

4. Le juge Dugré prend ses responsabilités de rendre jugement rapidement très au sérieux, tel que le démontrent les affaires Construction Lavacon c. Icanda

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Corporation, 2015 QCCS 4543 et Centre Hospitalier de l’Université de Montréal c. K.D., 2019 QCCS 7;

5. Selon les Principes de déontologie judiciaire des juges fédéraux « les juges s’efforcentde remplir toutes leurs fonctions judiciaires, notamment de rendre jugement dans lesaffaires mises en délibéré, avec une promptitude raisonnable »;

6. Le Code de procédure civile prévoit des délais précis pour rendre jugement et accordeau juge en chef des pouvoirs spécifiques à cet égard, pouvoirs qu’il n’a pas jugé bond’exercer dans la présente affaire;

7. Le dossier Solomentsev était complexe et âprement contesté;

8. La juge en chef adjointe Eva Petras, lorsqu’elle a communiqué avec le juge Dugré versle 14 novembre 2018, lui a accordé jusqu’au 27 novembre 2018 pour rendre jugementdans cette affaire, ce à quoi le juge Dugré s’est conformé;

9. Pendant qu’il délibérait dans ce dossier, le juge Dugré a été saisi de plusieurs autresdossiers pour lesquels les jugements étaient plus urgents que dans l’affaireSolomentsev, notamment une affaire d’injonction interlocutoire qu’il avait entenduele 27 septembre 2018 (Ville de Montréal-Est c. 2775328 Canada inc., 2018 QCCS 4951).Dans les circonstances, le juge Dugré a fait preuve d’une promptitude raisonnablerelativement au dossier Solomentsev;

10. Le délai à rendre jugement dans l’affaire Solomentsev n’a pas causé de préjudice auxparties puisque dans l’intervalle, elles étaient régies par le jugement interlocutoirerendu par le juge Collier le 6 juin 2017;

11. Le Conseil doit tenir compte des circonstances dans lesquelles les juges de la Coursupérieure du district de Montréal exercent leurs fonctions, notamment :

a) La répartition du travail des juges à la Cour supérieure sur la base de 110 jourssiégés ne représente aucunement la charge réelle de travail d’un juge;

b) Imposer des délais sans que le juge ne contrôle son agenda apparaît difficilementraisonnable; et

c) Les différents délais dans lesquels doivent être rendus différents jugements (selonl’objet) obligent souvent le juge à retarder le prononcé de ses jugements dans lesaffaires qui sont en délibéré, mais qui sont moins urgentes que d’autres;

12. Il n’est pas justifié de conclure, comme l’a fait le juge en chef Joyal, que le jugeDugré aurait démontré une certaine désinvolture quant à ses obligationsdéontologiques et juridiques en matière de diligence lorsque l’on examine l’ensembledes jugements qu’il a rendus depuis sa nomination;

13. La très grande majorité des jugements rendus par le juge Dugré le sont dans des délaiset avec une promptitude raisonnables;

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14. En somme, le plaignant est mécontent du jugement rendu par le juge Dugré le 27 novembre 2018, sans compter qu’il s’agit d’une matière qui relève de la Cour d’appel et non pas du Conseil.

Les informations supplémentaires demandées au juge Dugré par le Conseil et par le Comité d’examen Le 9 juillet 2019, le directeur exécutif et avocat principal du Conseil a écrit à la procureure du juge Dugré afin de lui demander de fournir l’enregistrement sonore de l’audition du 16 février 2018 dans le dossier Solomentsev. Me Fournier a donné suite à cette demande le 22 juillet 2019, en transmettant l’enregistrement demandé. Cet enregistrement était accompagné d’une correspondance réitérant certains points mentionnés dans sa correspondance du 2 mai 2019 et en ajoutant de nouveaux. Elle demandait de plus de rencontrer le Comité d’examen afin de compléter ses représentations et de répondre aux questions des membres du comité. Les arguments soumis par Me Fournier dans sa correspondance du 22 juillet 2019 sont les suivantes : Tel qu’il appert de l’enregistrement, le juge Dugré n’a jamais admis qu’il s’agissait

d’une urgence et n’a pas non plus promis de rendre jugement à l’intérieur d’un délai de deux semaines;

Il est vrai qu’à la fin des plaidoiries, le juge Dugré pensait être en mesure de rendre jugement rapidement, et il l’a mentionné aux personnes présentes. Il n’a toutefois fait aucune promesse à cet égard;

Peu après la prise en délibéré, le juge Dugré a débuté sa préparation afin d’être en mesure de rendre jugement. Toutefois, il s’est vite aperçu que les représentations de monsieur Solomentsev ne correspondaient pas à la preuve. Il devenait évident qu’une analyse poussée de la preuve devenait essentielle;

Malgré son désir de rendre jugement rapidement, les assignations postérieures du juge Dugré ont fait en sorte qu’il a dû évaluer le degré d’urgence du dossier Solomentsev et le comparer avec ses autres dossiers;

Dans son évaluation de l’urgence du dossier Solomentsev, le juge Dugré a tenu compte notamment du fait que : 1. La garde ne faisait plus l’objet d’un débat puisque cette décision avait été

rendue quelques mois auparavant et n’était plus contestée dans le cadre du procès;

2. Une pension alimentaire basée sur le salaire déclaré des parties avait été

ordonnée dans ce même jugement, mais les parties en demandaient une modification sur la base d’un salaire présumé;

3. À la fin de l’audition, il a pris soin de noter au procès-verbal que le jugement du

juge Collier continuait de s’appliquer jusqu’au jugement final;

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4. Les questions qui devaient être tranchées étaient nombreuses mais, à leur facemême, pas urgentes, dans la mesure où les intérêts des enfants étaient protégéstant par la garde mise en place, que par la pension alimentaire alors déterminée;

5. Le dossier a été institué en 2015, mais son évolution a été retardée par lesnombreuses demandes des parties et;

6. Le procès a été remis à deux reprises à la demande des parties.

Tel qu’il appert du jugement rendu par le juge Dugré, les faits étaient complexes, lesparties ne s’entendaient même pas sur la valeur réelle de leur salaire respectif et onttoutes deux versées plusieurs formulaires d’évaluation de pension alimentaire. Le jugeDugré n’a eu d’autre choix que de faire ses propres calculs, ceux des parties étantirréconciliables avec la preuve soumise. En plus, il a dû répondre à un nombreimportant de questions soumises par les deux parties qui, d’ailleurs, n’ont pas hésité àmodifier leur réclamation tout au long du procès;

Jamais le juge Dugré n’a eu à travailler dans un dossier contenant autant decontestations sur des mesures accessoires. De fait, le jugement comporte près de60 ordonnances, un nombre beaucoup plus élevé que la vaste majorité de ses dossiers;

D’ailleurs, depuis que le jugement a été rendu, un appel a été produit à la Courd’appel par monsieur Solomentsev et on peut constater que ce dernier a demandédeux fois des prolongations de délai afin de produire son mémoire et ce, malgré saprétention qu’il s’agit d’un dossier urgent.

Le 26 juillet 2019, par l’intermédiaire de son conseiller juridique, le Comité d’examen a écrit à la procureure du juge Dugré afin de lui demander de fournir, dans la mesure où ils existaient, les échanges intervenus entre le juge Dugré et le juge en chef Fournier relativement au délai à rendre jugement dans l’affaire Solomentsev. À cette occasion, le conseiller juridique du Comité d’examen a rappelé à Me Fournier que le processus mené par le Comité d’examen était un processus purement administratif et qu’en l’espèce, les règles de l’équité procédurale avaient été pleinement satisfaites car elles n’exigent pas la tenue d’une audience. Il a de plus invité Me Fournier à faire part de ses observations supplémentaires par écrit, si elle le jugeait opportun. Il a de plus indiqué que s’il avait des questions à poser ou des précisions à obtenir, le Comité d’examen n’hésiterait pas à s’adresser à elle.

Le 1er août 2019, la procureure du juge Dugré a répondu à cette correspondance en transmettant au Comité d’examen copie d’une lettre transmise le 20 novembre 2018 par la juge en chef adjointe Eva Petras aux procureurs des parties dans l’affaire Belomoina c. Solomentsev pour les informer que le juge Dugré rendrait jugement avant le 27 novembre 2018. La procureure du juge Dugré a également mentionné ce qui suit dans sa correspondance adressée au Comité d’examen :

Le premier et le seul avis que le juge Dugré a reçu du juge en chef Fournierrelativement au délibéré dans cette affaire lui a été transmis par courriel le13 novembre 2018 lui indiquant que ce dossier était en délibéré depuis 269 jours et luidemandant un échéancier;

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Le juge Dugré a accusé réception de ce courriel le 14 novembre 2018 indiquant au juge en chef qu’il siégeait à l’extérieur et qu’il lui ferait part d’un échéancier à son retour;

Le ou vers le 15 novembre 2018, le juge Dugré a eu une conversation avec la juge en chef adjointe Petras au cours de laquelle il l’a informée que le jugement dans l’affaire Solomentsev serait rendu le 27 novembre 2018 puisqu’il avait un autre jugement plus urgent à rendre dans une affaire d’injonction interlocutoire, ce avec quoi elle s’est dite d’accord;

Le juge Dugré a ensuite reçu une lettre de la juge Petras datée du 20 novembre 2018 confirmant aux procureurs au dossier que le jugement serait rendu le 27 novembre 2018;

Le 27 novembre 2018, le juge Dugré a effectivement rendu jugement dans cette affaire qui a depuis lors été portée en appel;

Le 29 novembre 2018, le juge Dugré a répondu au courriel du juge en chef Fournier daté du 13 novembre 2018 l’informant que le jugement dans l’affaire Solomentsev avait été rendu le 27 novembre 2018.

Enfin, le 8 août 2019, la procureure du juge Dugré a communiqué au Comité d’examen une copie de la lettre adressée par courriel le 13 novembre 2018 par le juge en chef Fournier au juge Dugré lui fournissant la liste « des dossiers en délibéré » qui « ont dépassé les délais » ainsi que la réponse du juge Dugré à son juge en chef dans un courriel daté du 14 novembre 2018. Il y a lieu de noter que la procureure du juge Dugré, dans sa lettre de transmission de ces documents, mentionne « que les courriels en question ont été caviardés afin de retirer toute information qui n’est pas relative, donc pertinente, à la plainte de M. Solomentsev ». L’ANALYSE ET LES MOTIFS DU COMITÉ D’EXAMEN Le rôle du Comité d’examen Le Règlement administratif décrit succinctement le rôle que doit jouer le Comité d’examen dans le contexte du traitement des plaintes soumises au Conseil canadien de la magistrature. Certains éléments méritent cependant d’être pris en considération pour établir les paramètres de ce rôle. Premièrement, il y a lieu de comparer les paragraphes 2 (1), 2(4) et 2 (7) du Règlement administratif qui se lisent comme suit :

« 2 (1) Le président ou le vice-président du comité sur la conduite des juges constitué par le Conseil afin d’examiner les plaintes ou accusations relatives à des juges de juridiction supérieure peut, s’il décide qu’à première vue une plainte ou une accusation pourrait s’avérer suffisamment grave pour justifier la révocation d’un juge, constituer un comité d’examen de la conduite judiciaire qui sera chargé de décider s’il y a lieu de constituer un comité d’enquête en vertu du paragraphe 63(3) de la Loi.

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[…] (4) Le comité d’examen de la conduite judiciaire ne peut décider de constituer un comité d’enquête que s’il conclut que l’affaire pourrait s’avérer suffisamment grave pour justifier la révocation du juge. […] (7) Le comité d’examen de la conduite judiciaire rédige alors ses motifs et les questions devant être examinées par le comité d’enquête. Le directeur exécutif du Conseil envoie une copie de la décision, des motifs et de l’énoncé des questions aux destinataires suivants : a) le juge et son juge en chef; b) le ministre; c) le comité d’enquête, une fois constitué. »

[nos soulignements] L’analyse de ces dispositions permet de constater que la décision du président ou du vice-président du Comité sur la conduite des juges de constituer un Comité d’examen est rendue sur la base d’une analyse « à première vue » (« on its face ») d’une plainte ou d’une accusation, comme le mentionne expressément le paragraphe 2(1) du Règlement administratif. De plus, cette disposition énonce clairement qu’il appartient au Comité d’examen de décider s’il y a lieu de constituer un Comité d’enquête. En revanche, le paragraphe 2 (7) impose au Comité d’examen de justifier sa décision de constituer un Comité d’enquête puisqu’il est tenu de « rédiger ses motifs » (« must prepare written reasons »). Dans ce contexte, le Comité d’examen est d’avis qu’il n’est pas tenu de prendre exclusivement en considération les faits portés à sa connaissance dans les motifs au soutien de la décision du vice-président du Comité sur la conduite des juges de déférer le dossier de plainte à un Comité d’examen puisque l’analyse du vice-président en est une prima facie alors que celle du Comité d’examen doit donner lieu à une décision écrite motivée. Deuxièmement, le Comité d’examen croit pertinent de distinguer son rôle de celui du Comité d’enquête. Ce dernier a véritablement pour mission de recueillir la preuve afin de statuer sur le bien-fondé de la plainte. C’est dans cette perspective que l’article 4 du Règlement administratif prévoit que le Comité d’enquête peut retenir les services d’avocats et d’autres personnes pour le conseiller et le seconder dans le cadre de son enquête. Cet avocat pourra notamment rencontrer les témoins et recueillir des témoignages, obtenir des éléments de preuve, etc. À l’inverse, le Comité d’examen ne dispose pas d’un tel pouvoir d’enquête mais doit néanmoins rendre une décision motivée. Sur ce point, le Comité d’examen constitué par le Conseil concernant l’honorable juge Newbould écrivait dans son rapport ce qui suit :

« [33] Un comité d’examen n’entend pas la preuve. Par conséquent, il ne formule aucune conclusion de fait. Son rôle consiste à examiner l’information disponible concernant l’affaire et à décider s’il y a lieu

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de constituer un comité d’enquête en vertu du paragraphe 63 (3) de la Loi sur les juges.1

[nos soulignements] Le Comité d’examen partage ce point de vue. Il entend en conséquence rendre sa décision en fonction de l’information disponible. Le rôle du Comité d’examen est de nature administrative et en l’absence d’indications précises dans le Règlement administratif relativement à la façon d’exercer sa mission, il nous apparaît raisonnable de penser qu’il est maître de sa procédure et de son mode de fonctionnement, comme le prévoient les principes généraux du droit administratif2. Il est toutefois tenu de respecter les règles de l’équité procédurale, comme il l’a fait dans la présente affaire en permettant au juge interpellé de faire part de ses observations écrites au sujet des Motifs du 14 mars 2019 de même qu’au sujet de toute information disponible concernant l’affaire, tel qu’il appert de la correspondance échangée avec le juge Dugré ou ses procureurs ainsi que des réponses fournies par ces derniers, au nom du juge Dugré. La notion « d’affaire suffisamment grave pour justifier la révocation du juge » L’article 65 de la Loi sur les juges énonce qu’à l’issue d’une enquête, le Conseil peut recommander la révocation d’un juge s’il est d’avis que ce dernier est inapte à remplir utilement ses fonctions pour l’un ou l’autre des motifs suivants : âge ou invalidité; manquement à l’honneur ou à la dignité; manquement aux devoirs de sa charge; situation d’incompatibilité, qu’elle soit imputable au juge ou à toute autre cause.

Dans Therrien (Re)3, la Cour suprême du Canada décrit comme suit le genre de conduite qui peut justifier la révocation d’un juge :

« [147] (…) Aussi, avant de formuler une recommandation de destitution à l’endroit d’un juge, doit-on se demander si la conduite qui lui est reprochée porte si manifestement et si totalement atteinte à l’impartialité, à l’intégrité et à l’indépendance de la magistrature qu’elle ébranle la confiance du justiciable ou du public en son système de justice et rend le juge incapable de s’acquitter des fonctions de sa charge (…). »

[nos soulignements] Par ailleurs, dans le document intitulé « Principes de déontologie judiciaire »4, qui sert de guide aux juges de nomination fédérale, le Conseil canadien de la magistrature écrit que « les juges doivent exercer leurs fonctions judiciaires avec diligence ». Cet énoncé s’appuie, entre autres, sur le principe voulant que « les juges s’efforcent de remplir toutes leurs fonctions judiciaires, notamment de rendre jugement dans les affaires mises en délibéré, avec une 1 Rapport du comité d’examen constitué par le Conseil canadien de la magistrature concernant

l’honorable F.J.C. Newbould, 10 février 2017. 2 Baker c. Canada (Ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au par. 53. 3 Therrien (Re), [2001] 2 R.C.S. 3, au par. 147. 4 Conseil canadien de la magistrature. Principes de déontologie judiciaire, 2004, aux pp. 17 à 22.

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promptitude raisonnable ». Ce même document souligne que s’il est vrai que les juges doivent faire preuve de diligence dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires, certains éléments influent sur leurs capacités de respecter cette obligation, à savoir leurs charges de travail, le caractère suffisant ou non des ressources dont ils disposent – en outre le personnel et l’aide technique qui leur est offerte - ainsi que le temps qu’ils peuvent consacrer à la recherche, à leurs délibérations, à la rédaction et à l’accomplissement de fonctions judiciaires autres que la présidence des audiences :

« L’élaboration d’un bon jugement est souvent longue et ardue. Toutefois, le juge doit prononcer son jugement, et les motifs qui l’accompagnent, dès qu’il est raisonnablement possible de le faire, compte tenu de l’urgence de l’affaire et des autres circonstances particulières auxquelles le juge fait face. Ces circonstances peuvent comprendre la maladie; la longueur ou la complexité de l’affaire; ainsi qu’une charge de travail ou un autre facteur exceptionnel pouvant empêcher qu’un jugement ne soit prononcé plus rapidement. En 1985, le Conseil canadien de la magistrature a, par voie de résolution, exprimé l’avis que, sauf s’il existe des circonstances particulières, les juges qui ont mis une affaire en délibéré doivent rendre jugement dans les six mois qui suivent l’audience. »5

Il ne s’agit pas ici d’une règle péremptoire mais bien de lignes directrices de conduite. Par contre, la situation est quelque peu différente au Québec puisque l’article 324 du Code de procédure civile énonce spécifiquement une règle de droit qui exige du juge qu’il rende jugement dans un délai précis, sauf dispense de son juge en chef. En l’espèce, le délai prescrit par la loi était de six mois après la prise en délibéré, sauf dispense du juge en chef. Le Comité d’examen est donc d’avis qu’un manque de diligence répété et récurrent d’un juge à rendre un jugement avec promptitude et à l’intérieur d’un délai maximal de six mois, en l’absence de circonstances particulières, pourrait constituer un manquement aux devoirs de sa charge. De plus, une telle inconduite pourrait s’avérer suffisamment grave pour justifier la révocation d’un juge, aux termes du paragraphe 2 (4) du Règlement administratif, surtout en présence d’une obligation statutaire comme c’est le cas au Québec. Mais il faudra cependant, selon le Comité d’examen, que la tardiveté à rendre jugement porte manifestement et totalement atteinte à l’impartialité, à l’intégrité et à l’indépendance de la magistrature, qu’elle ébranle la confiance du justiciable ou du public en son système de justice et qu’elle rende le juge incapable de s’acquitter des fonctions de sa charge, pour reprendre les mots de la Cour suprême dans l’arrêt Therrien. La considération des plaintes antérieures Afin d’apprécier la gravité de la conduite du juge, la question se pose de savoir si les plaintes antérieures, de même nature et visant le même juge, peuvent être prises en considération et ce, même si ces plaintes n’ont pas donné lieu à la constitution d’un comité d’enquête ni à l’imposition de sanctions. En droit disciplinaire, la jurisprudence enseigne qu’il est pertinent de tenir compte des antécédents disciplinaires d’un professionnel au moment d’évaluer la gravité d’une infraction. Ce facteur est notamment pertinent à l’étape de la détermination de la peine,

5 Idem, à la p. 21.

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puisque cela permet de mieux évaluer les risques de récidives. Les conseils de discipline peuvent également prendre en compte les fautes reprochées aux professionnels qui n’ont pas entraîné de sanctions disciplinaires, quoiqu’ils ne peuvent leur accorder autant de poids qu’à une sanction disciplinaire antérieure6.

La détermination de la peine en droit disciplinaire tient donc compte de l’existence des antécédents disciplinaires, incluant les plaintes dont a fait l’objet le professionnel et qui n’ont pas donné lieu à la constitution d’un conseil de discipline ou à l’imposition de sanctions. L’absence d’antécédents disciplinaires militerait en faveur d’une peine plus clémente alors que la récidive serait susceptible de donner lieu à une plus grande sévérité compte tenu de l’objectif de protection de la société propre à la sanction disciplinaire.

Dans le contexte de la déontologie judiciaire, le Comité d’examen est d’avis qu’il n’y a aucune raison de soutenir que ces mêmes principes ne sont pas applicables.

Puisque le paragraphe 2 (4) du Règlement administratif précise que « le comité d’examen de la conduite judiciaire ne peut décider de constituer un comité d’enquête que s’il conclut que l’affaire pourrait s’avérer suffisamment grave pour justifier la révocation », il semble logique de conclure que les antécédents disciplinaires d’un juge, incluant les plaintes dont il a fait l’objet, mais qui n’ont pas mené à la constitution d’un comité d’enquête ou à l’imposition de sanctions, sont pertinents pour évaluer que l’affaire pourrait s’avérer, compte tenu de ces antécédents disciplinaires, suffisamment graves pour justifier la révocation du juge.

S’il ne semble pas exister de décision du Conseil traitant des antécédents disciplinaires, comme facteurs aggravants, il n’est pas sans pertinence de mentionner que dans une décision récente7, le Conseil de la magistrature de l’Ontario, en se basant sur sa décision antérieure dans l’affaire Re Chisvin8 ainsi que sur la décision de la Washington State Supreme Court dans l’affaire Hammermaster9, a jugé que devait notamment être pris en considération la fréquence et l’occurrence de l’inconduite, son caractère isolé ou la présence d’un pattern d’inconduite ainsi que l’existence de plaintes antérieures visant le même juge pour évaluer la gravité des gestes posés.

Dans leur traité de déontologie judiciaire10, les professeurs Pierre Moreau et Emmanuelle Bernheim concluent également que les antécédents disciplinaires d’un juge sont pertinents aux fins de l’appréciation de son comportement et de l’évaluation de la sanction. Au soutien de cette affirmation, ils citent les affaires Ruffo11, Bradley12, De Michelle13 ainsi que l’affaire relative au juge Provost14.

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Conseil de discipline des dentistes, 2015-01-27 (culpabilité) et 2015-12-21 (sanction), 2015 CanLII 7717 (QCODQ), appel rejeté; Terjanian c. Dentistes (Ordre professionnel des), T.P. 2018-12-05, AZ-51554916, désistement d’un pourvoi en contrôle judiciaire; Tarjanian c. Tribunal des professions, C.S. 2019-03-15; Ouellette c. Médecins (Ordre professionnel des), 2006 QCTP 74, aux par. 67 à 73; Camerlain c. Bergevin, 2007 QCTP 36-A, aux par. 189 à 192; Genest c. Chicoine, 2008 QCCS 4570, aux par. 33 et 34; Ubani c. Médecins (Ordre professionnel des), 2013 QCTP 64, aux par. 9, 65 et 66. Re Keast, OJC, 15 décembre 2017. Re Chisvin, OJC, 26 novembre 2012. Hammermaster, 985 P.2D 924 (1999). Pierre MOREAU et Emmanuelle BERNHEIM, La Déontologie judiciaire appliquée, Wilson et Lafleur, 4e édition, 2018, aux pp. 102 et 103. Re Ruffo, 2001 CMQC 84, [2006] R.J.Q. 26 (C.A.), 2005 QCCA 97, au par. 244. Drolet c. Bradley, 2017 CanLII 4771 (QCCM), au par. 49.

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En somme, à la lumière de la jurisprudence et de la doctrine, le Comité d’examen est d’avis que les antécédents disciplinaires du juge Dugré, incluant les plaintes qui n’ont pas fait l’objet d’une enquête ou d’une sanction, sont pertinents pour lui permettre d’apprécier la gravité des allégations et d’examiner si elles peuvent justifier la révocation du juge.

Dans la présente affaire, faut-il rappeler que le juge Dugré a été informé par le Conseil, dans sa correspondance du 11 décembre 2018, que « dans le cadre de l’examen de cette affaire, le vice-président pourrait tenir compte de décisions antérieures, le cas échéant, au sujet de plaintes formulées à votre endroit ».

La conduite du juge Dugré

Le fait que le juge Dugré ait dépassé de plus de trois mois (103 jours), le délai prescrit par l’article 324 du Code de procédure civile n’est pas contesté.

S’il est vrai que le juge Dugré n’a pas reçu d’avis du juge en chef Fournier avant le 13 novembre 2018 lui indiquant que le dossier Solomentsev était alors en délibéré depuis 269 jours et lui demandant de lui fournir un échéancier, le Comité d’examen croit pertinent de souligner que cela ne saurait constituer une excuse car le juge Dugré ne pouvait ignorer l’obligation que lui impose le premier paragraphe de l’article 324 du Code de procédure civile de rendre, pour le bénéfice des parties, son jugement dans un délai de six mois à compter de la prise en délibéré d’une affaire contentieuse.

Le ou vers le 15 novembre 2018, le juge Dugré a informé la juge en chef adjointe Eva Petras qu’il rendrait jugement dans l’affaire Solomentsev le 27 novembre 2018 « puisqu’il avait un autre jugement plus urgent à rendre dans une affaire d’injonction interlocutoire », à savoir le dossier Ville de Montréal-Est c. 2775328 Canada inc. (500-17-100686-172). Le juge Dugré invoque entre autres ce dossier « plus urgent » pour justifier son retard à rendre jugement dans l’affaire Solomentsev.

Le Comité d’examen croit opportun de souligner que, contrairement à ce que soutient le juge Dugré, la juge en chef adjointe Petras ne semble pas lui avoir accordé jusqu’au 27 novembre 2018 pour rendre jugement. Elle aurait plutôt pris acte de ce que le juge Dugré lui a dit :

« I have spoken to Justice Dugré who has informed me that his judgment in the above-captioned file will be rendered by November 27, 2018. »

Pour ce qui est de l’affaire Ville de Montréal-Est invoquée par le juge Dugré pour justifier son retard, le tribunal était saisi d’une demande pour l’émission de deux ordonnances d’injonction interlocutoire mandatoire visant à forcer la défenderesse à respecter certaines normes environnementales. Depuis le 23 octobre 2017, la défenderesse avait pris divers engagements de réduire l’impact environnemental de ses activités et le même jour, le tribunal avait pris acte de ces engagements et avait ordonné à la défenderesse de s’y conformer. L’instruction dans cette affaire avait eu lieu le 27 septembre 2018, soit près deux mois avant que le juge Dugré rende jugement.

13 Bielous et De Michelle, 2014 CMQC 057, 2014 CMQC 061, 2014 CMQC 066 et 2014 CMQC 093. 14 Couvrette et Provost, 2007 CMQC 96.

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Sans se prononcer sur le fond de la plainte de monsieur Solomentsev, le Comité d’examen croit qu’un Comité d’enquête pourrait évaluer l’urgence à rendre jugement dans l’affaire Ville de Montréal-Est ainsi que dans les autres affaires invoquées par le juge Dugré pour justifier le retard qui lui est reproché par monsieur Solomentsev mais dont il n’a pas fourni les noms des parties.

Qu’en est-il maintenant de la prétention du plaignant et de son procureur voulant que le juge Dugré se soit engagé à rendre jugement le plus rapidement possible et dans un délai maximal de deux semaines après le procès?

L’écoute de l’enregistrement sonore de l’audience du 16 février 2018, à la toute fin, permet de constater que le juge Dugré, avant de quitter la salle et de prendre la cause en délibéré, a notamment affirmé ce qui suit :

« On va rédiger ça, puis on va vous envoyer ça. Ça va être sous forme probablement de« considérant », « seeing », « whereas », « boum, boum, boum. Vous allez avoir un oudeux « considérant » pour chaque conclusion que j’accorde. That’s it » [16:42:50 à16:43:03].

« Vous allez avoir ça rapidement et il faut passer à autre chose… » [16:43:04 à16:43:06].

« Hopefully, next week, you will get something off my desk » [16:43:14 à 16:43:17].

Le Comité d’examen constate que le juge Dugré n’a pas pris d’engagement formel et catégorique auprès des parties à rendre jugement dans un délai de deux semaines. Cependant, de l’avis du Comité d’examen, les propos du juge précédemment cités pourraient constituer une reconnaissance du juge Dugré de l’existence d’une urgence à rendre jugement dans cette affaire. Les parties pouvaient raisonnablement avoir cru, vu l’utilisation des phrases « Vous allez avoir ça rapidement » et « Hopefully next week », que le juge Dugré rendrait jugement très rapidement.

Dans ce contexte, le Comité d’examen est d’avis qu’un Comité d’enquête pourrait raisonnablement conclure, après avoir entendu toute la preuve, que le juge Dugré n’a pas respecté son intention exprimée aux parties de rendre jugement rapidement et idéalement, dans un délai d’une semaine.

Non seulement cette expression de son intention n’a pas été respectée mais de plus, le Comité d’examen note que le juge Dugré n’a pas donné suite à la correspondance du procureur du demandeur qui, les 27 mars 2018 et 21 août 2018, a écrit au juge Dugré, avec copie aux autres parties, pour lui rappeler l’urgence à rendre jugement dans cette affaire et, dans la seconde correspondance, pour souligner le fait que le délai de six mois était largement dépassé. Un comité d’enquête serait en mesure d’examiner la justification de ce silence.

En outre, le Comité d’examen, pour les motifs précédemment énoncés, est d’opinion que son appréciation de la conduite du juge Dugré pour les fins de déterminer si l’affaire pourrait s’avérer suffisamment grave pour justifier la révocation du juge doit tenir compte du fait qu’à deux reprises, en 2012 et en 2014, son juge en chef a porté plainte au Conseil en raison des retards du juge Dugré à rendre jugement et de son non-respect du délai de six mois

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prescrit par le Code de procédure civile. Bien que ces plaintes n’aient pas donné lieu à la constitution d’un comité d’enquête, il n’en demeure que la plainte de 2012 a donné lieu à l’imposition d’un mentorat au juge Dugré afin de l’aider à modifier sa conduite et à rendre ses jugements dans le délai imparti et que la plainte de 2014 a amené les membres du Comité d’examen à manifester leurs préoccupations face au comportement du juge Dugré.

Le Comité d’examen croit important de rappeler que les deux plaintes du juge en chef Rolland ne visaient pas des situations ponctuelles mais bien un comportement systématique du juge Dugré qui ne rendait pas jugement dans les délais impartis. Dans la seconde plainte, tel que mentionné dans la correspondance du Conseil de 2015, la tardiveté à rendre jugement du juge Dugré a été qualifiée de « situation qui s’est répétée tout au cours des quatre dernières années ». Un comité d’enquête pourrait prendre ces faits en considération pour juger de la gravité de l’inconduite alléguée du juge Dugré.

Les autres justifications invoquées par le juge Dugré

Outre l’argument invoqué par le juge Dugré pour justifier son retard à rendre jugement dans l’affaire Solomentsev en raison de plusieurs autres dossiers pour lesquels les jugements étaient plus urgents, notamment l’affaire Ville de Montréal-Est c. 2775328 Canada inc. dont il a été question précédemment, d’autres motifs sont invoqués dans la correspondance que lui-même ou sa procureure ont fait parvenir au Conseil ou au Comité d’examen. Afin d’apprécier la gravité de l’inconduite alléguée par le plaignant, il y a lieu d’examiner sommairement ces autres motifs.

Premièrement, le juge Dugré affirme que depuis sa nomination, en janvier 2009, il a fait l’objet d’une assiduité exemplaire et qu’il n’a jamais manqué une journée d’assignation. Il se dit un juge efficace et productif. De l’avis du Comité d’examen, cet argument n’est pas pertinent puisque l’objet de la plainte n’est pas l’assiduité du juge Dugré mais bien son retard à rendre jugement.

En second lieu, le juge Dugré invoque le fait qu’il a rendu nettement plus de jugements écrits que ses collègues nommés en même temps que lui et même que les juges nommés depuis plus de 15 ans qui ont un profil d’assignation semblable au sien. Il ajoute que trois de ses jugements ont été confirmés par la Cour suprême du Canada. Or, il importe de souligner que le juge Dugré a invoqué ce même argument en 2012 et en 2014 pour justifier son comportement à l’encontre des plaintes portées contre lui par son juge en chef pour ses retards à rendre jugement. Comme le mentionnait le Comité d’examen constitué à l’époque dans sa correspondance du 28 janvier 2015 au juge Dugré, « ces indicateurs de rendement sont peu fiables et ne peuvent en aucun cas justifier les délais excessifs à rendre jugement ».

Par ailleurs, le fait que le juge Dugré ait rendu jugement rapidement dans d’autres dossiers, notamment dans les affaires Construction Lavacon c. Icanda Corporation, 2015 QCCS 4543 et Centre hospitalier de l’Université de Montréal c. K.D., 2019 QCCS 7, ne permet pas, selon le Comité d’examen, en tant que tel de justifier le délai de plus de neuf mois à rendre jugement dans l’affaire Solomentsev, non plus que les retards à rendre jugement dont il a été fait reproche au juge Dugré par son juge en chef en 2012 et en 2014. Un comité d’enquête pourrait apprécier la preuve à ce sujet et le bien-fondé de l’argument.

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Cela dit, il est exact que les Principes de déontologie judiciaire des juges fédéraux indiquent que les juges s’efforcent de rendre jugement « avec une promptitude raisonnable ». Le même document ajoute que le délai à rendre jugement doit tenir compte de l’urgence de l’affaire et des autres circonstances particulières auxquelles le juge fait face, notamment la maladie, la longueur ou la complexité de l’affaire, une charge de travail ou un autre facteur exceptionnel pouvant empêcher qu’un jugement ne soit prononcé plus rapidement. Il est également mentionné qu’à moins qu’il existe des circonstances particulières, les juges doivent rendre jugement dans les six mois qui suivent l’audience et la mise en délibéré. Un comité d’enquête pourrait apprécier les circonstances invoquées par le juge Dugré de manière à déterminer si la tardiveté à rendre jugement constitue une inconduite et, le cas échéant, évaluer sa gravité. Le Comité d’examen ne croit pas que le fait que le juge en chef Fournier n’ait pas jugé bon d’exercer dans la présente affaire les pouvoirs que lui confère le dernier alinéa de l’article 324 du Code de procédure civile atténue l’inconduite potentielle du juge Dugré. Ce dernier ne pouvait ignorer les exigences de ce code et l’on peut se demander si la correspondance transmise aux procureurs des parties le 20 novembre 2018 par la juge en chef adjointe Eva Petras pour les informer du fait que le juge Dugré rendrait jugement le 27 novembre suivant constituait une reconnaissance ou une acceptation du retard à rendre jugement dans l’affaire Solomentsev. Le cas échéant, un comité d’enquête pourrait approfondir cette question. En ce qui concerne la complexité du dossier et le fait qu’il ait été âprement contesté par les parties, le Comité d’examen constate que les paragraphes 16, 18, 30, 35 et 36 du jugement rendu le 27 novembre 2018 par le juge Dugré dans cette affaire semblent confirmer ces affirmations. Quant à l’argument du juge Dugré voulant que le Conseil doive tenir compte des circonstances dans lesquelles les juges de la Cour supérieure du district de Montréal exercent leurs fonctions (répartition du travail, absence de contrôle sur leur agenda, etc.), le Comité d’examen ne dispose pas des faits lui permettant d’apprécier les circonstances qui s’appliquaient alors que l’affaire Solomentsev était en délibéré. Le Comité d’examen souligne toutefois que le juge Dugré ne se trouve pas dans une situation différente des autres juges de la Cour supérieure de Montréal alors que dans son cas, son juge en chef considère que sa tardiveté à rendre jugement est un « problème chronique ». Ce constat du juge en chef Fournier, note le Comité d’examen, semble être en porte-à-faux avec l’affirmation du juge Dugré que la plus grande majorité de ses jugements sont rendus « dans des délais et avec une promptitude raisonnable ». Le Comité ignore l’ampleur du « problème chronique » soulevé par le juge en chef Fournier et croit qu’un comité d’enquête serait sans doute en mesure de la savoir et de l’apprécier. Le juge Dugré remet aussi en question l’allégation du plaignant selon qui le délai de trois mois supplémentaires à rendre jugement lui a causé préjudice et des frais additionnels. Le Comité d’examen est d’avis qu’il n’y a pas lieu d’accorder une importance significative en l’espèce à l’allégation du plaignant non plus qu’aux arguments invoqués par le juge Dugré à son encontre. Pour le Comité d’examen, l’enregistrement sonore de l’audience du 16 février 2018 semble confirmer que le juge Dugré reconnaissait une certaine urgence à rendre jugement dans cette affaire. La correspondance subséquente du procureur du plaignant a réitéré les

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conséquences vraisemblables du délai à rendre jugement. Le juge Dugré n’a pas donné suite à cette correspondance. Le Comité d’examen ne juge pas non plus pertinent le fait que le jugement rendu par le juge Dugré le 27 novembre 2018 ait été porté en appel par monsieur Solomentsev, car il s’agit de son droit le plus strict. Le Comité d’examen n’a pas de raison de penser, comme l’affirme le juge Dugré, que la plainte portée contre lui par monsieur Solomentsev serait animée par son mécontentement à l’égard du jugement rendu par le juge Dugré. En fait, la plainte de monsieur Solomentsev est antérieure au jugement du juge Dugré dans cette affaire. Enfin, le Comité d’examen note qu’en aucun temps le juge Dugré ne s’est excusé de son délai à rendre jugement dans l’affaire Solomentsev, n’a indiqué regretté les inconvénients subis par les parties ou reconnu qu’il avait quelque responsabilité à l’égard de ce retard. Pour le Comité d’examen, ceci démontre un certain manque de considération à l’égard des devoirs de la charge de juge et des exigences du Code de procédure civile en matière de délais à rendre jugement. Tout compte fait, le Comité d’examen constate que les allégations du plaignant sont sérieuses et que les justifications avancées par le juge Dugré ne permettent pas, à ce stade, d’en atténuer la gravité. Le fait que le juge Dugré ait en 2012 et en 2014 fait l’objet de plaintes de même nature de la part de son juge en chef accentue, selon le Comité d’examen, la gravité de l’affaire. Il reste maintenant à déterminer si l’affaire pourrait s’avérer suffisamment grave pour justifier la révocation du juge, eu égard aux critères énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Therrien. La gravité de l’affaire eu égard aux critères de l’affaire Therrien Le juge Dugré exerce ses fonctions depuis plus de dix ans. Durant cette période, il a fait l’objet de trois plaintes en raison de sa tardiveté à rendre jugement. Les deux premières plaintes, celles de 2012 et 2014, avaient été soumises au Conseil par le juge en chef Rolland et visaient non pas un retard ponctuel à rendre jugement mais bien un comportement général que le juge en chef Rolland considérait suffisamment sérieux pour en saisir le Conseil. L’appréciation de la gravité du retard du juge Dugré à rendre jugement dans le dossier Solomentsev qui fait l’objet de la plainte qu’est appelé à examiner le Comité d’examen ne saurait être faite de manière isolée puisque d’une part, le juge Dugré a fait l’objet de plaintes de même nature et visant son comportement général à l’égard des délais en 2012 et en 2014 et que d’autre part, le juge en chef Fournier considère toujours que le juge Dugré a un « problème chronique » à rendre jugement dans les délais malgré la nomination d’un mentor en 2012 et la manifestation des préoccupations d’un Comité d’examen en 2015. Il y a également lieu, selon le Comité d’examen, de prendre en considération le fait que dans la province de Québec, l’article 324 du Code de procédure civile impose au juge de rendre jugement au fond dans un délai de six mois, sauf dispense de son juge en chef. À l’instar du juge en chef Joyal, le Comité d’examen note qu’en aucun temps dans la présente affaire le juge Dugré n’a manifesté des regrets pour son retard à rendre jugement ou s’en est excusé. Il n’a pas non plus répondu à deux lettres du procureur de monsieur

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Solomentsev lui rappelant l’urgence à rendre jugement dans cette affaire et l’engagement informel qu’il avait pris le 16 février 2018. De l’avis du Comité d’examen, un comité d’enquête serait notamment en mesure de savoir ce que le juge en chef Fournier voulait dire lorsqu’il a écrit que les retards du juge Dugré à rendre jugement constituaient « un problème chronique ». Il pourrait également évaluer l’urgence à rendre jugement dans l’affaire Ville de Montréal-Est ou dans les autres dossiers invoqués par le juge Dugré pour justifier son retard dans l’affaire Solomentsev. L’absence de réponse du juge Dugré à la correspondance du procureur du plaignant lui faisant part de l’urgence à rendre jugement et sa promesse de le faire rapidement pourraient également être élucidées. À ce stade toutefois, le Comité d’examen croit que les informations et les faits dont il a pris connaissance et qui étaient disponibles, pourraient s’avérer suffisamment graves pour permettre à un comité d’enquête de conclure à une certaine incurie ou à un laxisme de la part du juge Dugré et à une incapacité à s’acquitter des devoirs de sa charge. Le Comité d’examen est d’opinion que mis au fait du dossier tel que présentement constitué, et tout particulièrement parce qu’il s’agit d’une troisième plainte alléguant la tardiveté du juge Dugré à rendre jugement, et qu’il y aurait un « problème chronique » de sa part à respecter les délais prescrits par la loi, les justiciables et le public pourraient perdre confiance dans notre système de justice. Dans ce contexte et en gardant à l’esprit qu’au Québec, le Code de procédure civile impose aux juges l’obligation de rendre jugement dans un délai de six mois, sauf dispense du juge en chef, le Comité d’examen est d’avis que l’affaire pourrait s’avérer suffisamment grave pour amener un comité d’enquête à recommander la destitution du juge Dugré eu égard aux critères énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Therrien. LES CONCLUSIONS En conséquence, le Comité d’examen juge qu’il y a lieu de constituer un comité d’enquête sur la conduite du juge Dugré faisant l’objet de la plainte de monsieur Constantin Solomentsev dans le dossier CCM-18-301 et formule ainsi les questions devant être examinées par le Comité d’enquête :

1. Le juge Dugré a-t-il manqué aux devoirs de sa charge en rendant jugement dans l’affaire Solomentsev plus de neuf mois après avoir pris l’affaire en délibéré alors qu’il avait laissé entendre aux parties qu’il rendrait jugement rapidement et, « hopefully », dans un délai d’une semaine et que le Code de procédure civile prévoit que le juge doit rendre jugement au fond dans un délai de six mois, sauf dispense de son juge en chef?

2. Les motifs invoqués par le juge Dugré pour justifier son retard à rendre jugement dans l’affaire Solomentsev et plus particulièrement l’urgence de rendre jugement dans d’autres dossiers, notamment dans l’affaire Ville de Montréal-Est, permettent-ils de conclure que le juge Dugré n’a pas manqué aux devoirs de sa charge?

3. Le juge Dugré a-t-il manqué aux devoirs de sa charge en ne répondant pas à la correspondance d’une partie dans l’affaire Solomentsev qui lui a rappelé à deux

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reprises l’urgence de rendre jugement, son engagement à le faire rapidement et ses obligations à cet égard en vertu du Code de procédure civile?

4. Le fait que la plainte de monsieur Solomentsev s’inscrive dans le contexte où le juge

Dugré a fait l’objet en 2012 et en 2014 de deux plaintes du juge en chef Rolland relativement à sa tardiveté à rendre jugement - plaintes qui ont donné lieu à des interventions du Conseil - et où en 2019, le juge en chef Fournier considère que le retard du juge Dugré à rendre jugement est un « problème chronique », a-t-il pour effet d’augmenter la gravité des manquements et si oui, dans quelle mesure?

5. Le fait que le juge Dugré ne s’est pas excusé et n’a pas manifesté de regrets doit-il

être pris en considération et si oui, dans quelle mesure?

6. Le cas échéant, les manquements du juge Dugré aux devoirs de sa charge sont-ils suffisamment graves pour justifier de recommander sa destitution, eu égard aux critères prescrits par la Loi sur les juges et la jurisprudence?

Le 30 août 2019 Original signé L’honorable Mary Moreau Juge en chef de la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta Original signé L’honorable Richard Chartier Juge en chef du Manitoba Original signé L’honorable Brigitte Robichaud Juge de la Cour du Banc de la Reine du Nouveau-Brunswick Original signé André Dulude Original signé L’honorable Alexandra Hoy Juge en chef associé de la Cour d’appel de l’Ontario et présidente du Comité d’examen