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transform ! revue européenne pour une pensée alternative et un dialogue politique 11/2012 Rapports de force en Europe

Rapports de force en Europe - Espaces Marx · 2015. 9. 22. · Après une formation d’opticien, il tra-vaille, depuis 2000, comme photographe et rédacteur en chef du journal de

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  • transform !revue européenne pour une pensée alternative et un dialogue politique

    11/2012

    Rapportsde forceen Europe

  • 2

    Éditorial 4Dominique Crozat

    Grandeur et limite d’une œuvre politique 7Eric Hobsbawm

    Lutte des classes et compromis de classe en période de stagnation et de crise 17Erik Olin Wright

    Dossier :L’UE et le modèle allemandLe TSCG : une erreur ou une forfaiture ? 43Jean-Marie Harribey

    Le noyau dur de l’intégration européenne 48Lutz Brangsch

    L’Allemagne, une puissance hégémonique. Crise de l’intégration européenne 57Joachim Bischoff, Richard Detje

    Économie allemande et rapports de force 65Roland D. Kulke

    Capitalisme allemand et crise européenne : partie de la solutionou partie du problème ? 76Steffen Lehndorff

    Repenser l’Europe, ne pas l’imposer d’en haut 87Andreas Fisahn, Peter WahlLe puzzle de l’intégration européenne : la Grèce sera-t-elle la premièrepièce défaillante ? 96Marica Frangakis

    Conscience de classe et défis pour la gaucheEurope : risques existentiels, nouveaux défis politiques  111Elisabeth Gauthier

    à propos de l’hégémonie 120Pierre Dardot

    Sommaire

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    Pour une gauche solidaire en Europe 124Gabi Zimmer

    La démocratie en temps de crise 131Alex Demirović

    La libéralisation financière au cœur de la crise  142Xavier Dupret

    La gauche grecque aux élections de 2012 : le retour du vote de classe 149Christoforos Vernardakis

    Quel renouvellement possible de l’articulation entre matérialisme et idéalisme ? 156Sophie Heine

    Quelques remarques sur l’histoire des fronts 164Jean-Numa Ducange

    Jeunes, engagement public et transformation sociale 171Michel Vakaloulis

    La crise de Die Linke comme opportunité 181Michael Brie

    Les forces politiques de gauche en Russie 191Aleksander Buzgalin

    Le Printemps québécois, les racines d’une résistance 196Olivier Clain, André Drainville, Gérard Duhaime, Andrée Fortin, Gilles Gagné, Sylvie Lacombe, Simon Langlois, Richard Marcoux, Daniel Mercure, Stéphanie Rousseau [Université de Laval]

    Traducteurs/traductrices 207

    Sommaires des derniers numéros 208

  • 4

    Éditorial

    Nous avons souhaité, dans ce numéro, rendre hommage à Eric Hobsbawm dont le travail a constitué un apport considérable et fort stimulant à la pensée de gauche. Le texte que nous publions ici fut écrit en 1998 pour la ren-contre internationale organisée par Espaces Marx à Paris à l’occasion du 150e anniversaire du Manifeste, qu’Eric Hobsbawm avait inaugurée. La finesse de l’analyse de ce grand historien y transparaît pleinement lorsqu’il nous propose un regard critique sur le Manifeste communiste tout en montrant la saisissante actualité de la pensée de Marx, notamment en ce qui concerne la représenta-tion synthétique de la société de notre époque marquée par une profonde crise de civilisation.

    Le deuxième texte que nous publions est un texte d’Erik Olin Wright concer-nant le compromis de classe. L’auteur aborde ici ce qu’il appelle le « compro-mis de classe positif » et son érosion. Il examine divers types de compromis de classe et identifie les facteurs qui peuvent conduire à des résultats positifs du point de vue des travailleurs. Il interpelle la gauche : est-il envisageable et souhaitable de donner plus de place aux alternatives non capitalistes au sein des économies capitalistes ?

    Le dossier de ce numéro est consacré à une série d’analyses visant à appro-fondir notre compréhension des rapports de force au sein de l’Union euro-péenne, des causes et des conséquences de la crise qui affecte l’Union euro-péenne et la zone euro. Les différents articles publiés ici abordent les défauts affectant les fondements mêmes de l’UE et les problèmes engendrés par le rôle dominant de l’Allemagne dans l’élaboration des politiques communau-taires. Loin d’être une solution à la crise, les politiques menées par les forces dirigeantes allemandes et sous leur égide aggravent considérablement la crise

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    et mettent ainsi l’Europe au bord du gouffre. Du traité de stabilité au désastre des politiques menées en Grèce, en passant par la dangerosité du modèle allemand, les différents articles montrent que, jamais depuis ses débuts, la construction européenne n’a été aussi fragile.

    L’attribution du prix Nobel de la paix à l’UE ne peut masquer l’aggrava-tion de la guerre et de la violence économiques et sociales en Europe. La Commission européenne, le Conseil européen et la Banque centrale euro-péenne font avancer l’intégration européenne dans une voie de plus en plus centralisée et autoritaire. L’austérité imposée par la troïka a déclenché un pro-cessus de destruction sociale en Europe du Sud et risque d’entraîner toute la zone euro dans la récession.

    Mais, en 2012, les peuples européens ont aussi montré leur détermination à s’imposer sur la scène politique, à s’opposer aux politiques mises en œuvre et à ouvrir des alternatives. Cela s’est traduit par une progression électorale (parfois spectaculaire) de la gauche alternative dans plusieurs pays, comme le Danemark, l’Espagne, la France, la Grèce, la République tchèque. Dans ce numéro, Christoforos Vernardakis analyse les élections du printemps dernier, en Grèce, comme le retour d’un vote de classe. Dans leurs articles respectifs, Michael Brie, Gabriele Zimmer et Elisabeth Gauthier reviennent sur les défis auxquels les forces de gauche ont à répondre, observation à laquelle les contri-butions de Sophie Heine et Pierre Dardot et d’autres apportent une réflexion stimulante.

    À la suite de l’initiative lancée par les syndicats espagnols, portugais et grecs, le 14 novembre, a eu lieu la première grève générale transfrontalière de l’histoire de l’Union européenne. La Confédération européenne des syndicats en a fait une Journée européenne de solidarité et d’action pour un pacte social européen.

    L’Alter-Sommet, qui se tiendra en juin 2013 à Athènes, s’inscrit dans ce contexte et s’appuie sur ce mouvement pour travailler à la construction d’une alternative. Ce projet – soutenu aujourd’hui par plus de 100 organi-sations, parmi lesquelles de nombreux syndicats de différents pays (CGT, CGIL, CCOO et CGT-P) et d’importants mouvements sociaux et réseaux comme ATTAC, des ONG – bénéficie du soutien de la CES. Les forces et personnalités politiques partageant les mêmes objectifs sont appelées à soutenir ce projet ambitieux, ce à quoi le Parti de la gauche européenne, dont son président Pierre Laurent, a répondu dès le début. L’ambition de l’Alter-Sommet est double : transformer le rejet des politiques actuelles en une vaste lutte pour une alternative et traduire cette alternative en une po-litique pour changer le rapport des forces en Europe. Transform ! Europe participe activement à ce processus qui peut contribuer à l’articulation entre la gauche sociale, culturelle et politique et la lutte pour une nouvelle hégémo-nie.

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    Dans ce contexte marqué par une évolution des consciences, solidarité, démocratie, projet de gauche, rassemblement, construction d’une véritable gauche européenne, nouvelle hégémonie constituent autant de défis à relever pour la gauche.

    Dominique CrozatMembre de la direction d’Espaces Marx

    Les illustrations de ce numéro sont du photographe autrichien Mario Lang. Ce dernier est né en 1968, à Vienne. Après une formation d’opticien, il tra-vaille, depuis 2000, comme photographe et rédacteur en chef du journal de rue viennois Augustin. Il a contribué comme photographe à plusieurs ou-vrages de reportage. Il dirige par ailleurs le chœur Stimmgewitter Augustin (www.stimmgewitter.org). Il est actif sur la scène musicale locale comme arti-san amoureux de la musique. Il aime les cours d’eau, notamment le Danube, ainsi que l’Est. Il vit et travaille à Vienne.

    www.mariolang.com

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    Grandeur et limite d’une œuvre politique

    Eric Hobsbawm

    Quelle impression Le Manifeste fera-t-il au lecteur qui l’aborde pour la première fois en 1998 ? Le nouveau lecteur ne peut pratiquement pas manquer d’être entraîné par la conviction passionnée, la brièveté concentrée, la force intellectuelle et stylistique de cette brochure étonnante.

    Ce texte est écrit, comme d’un seul jet créateur, en phrases lapidaires se trans-formant presque naturellement en aphorismes mémorables dont la notoriété a dépassé le monde du simple débat politique : de la phrase d’ouverture « Un spectre hante l’Europe – le spectre du communisme » à la phrase finale « Les prolétaires n’ont rien que leurs chaînes à perdre. Ils ont un monde à gagner ».

    Tout aussi peu fréquent dans les écrits allemands du xixe siècle, Le Manifeste est écrit en paragraphes courts d’une évidence irréfutable, principalement d’une à cinq lignes, dans seulement cinq cas sur plus de 200, de 15 lignes ou plus. Quel qu’il soit par ailleurs, Le Manifeste communiste comme morceau de rhétorique politique atteint une force quasiment biblique 1.

    En bref, il est impossible de nier sa puissance irrésistible comme œuvre lit-téraire.

    Cependant, ce qui frappera sans doute le lecteur contemporain, c’est le dia-gnostic remarquable du Manifeste, de l’impact du caractère révolutionnaire de « la société bourgeoise ».

    Le texte qui suit a pour base l’allocution d’ouverture prononcée par Eric Hobsbawm, à la Conférence internationale organisée par Espaces Marx, en 1998, à la Bibliothèque nationale à Paris, à l’occasion du 150e anniversaire du Manifeste communiste. Il a été mis à la disposition d’Espaces Marx et publié dans Le Manifeste communiste aujourd'hui (1998, éditions de l'ate-lier, 400 p.) Une version plus étoffée a été publiée en anglais.

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    Le fait remarquable, ce n’est pas simplement que Marx reconnut et démon-tra les réalisations extraordinaires, le dynamisme d’une société qu’il détestait, à la surprise, par la suite, de plus d’un défenseur du capitalisme luttant contre la menace rouge. C’est que ce monde transformé par le capitalisme qu’il dé-crivait en 1848 dans des passages d’une éloquence sombre et laconique est le monde dans lequel nous vivons 150 ans plus tard.

    Curieusement l’optimisme politiquement tout à fait irréaliste de deux révo-lutionnaires de vingt-huit ans et de trente ans s’est avéré être la force la plus durable du Manifeste, car bien que « le spectre du communisme » hantât en effet les politiciens, et bien que l’Europe traversât une période importante de crise sociale et économique et dût éclater pour donner lieu à la plus grande révolution de son histoire à l’échelle du continent, il n’y avait manifestement aucune raison suffisante de croire, comme Le Manifeste, que le moment de renverser le capitalisme approchait (« La Révolution bourgeoise allemande ne peut être que le prélude immédiat d’une révolution prolétarienne »). Bien au contraire. Comme nous le savons maintenant, le capitalisme se tenait prêt à entamer sa première ère de progrès global triomphant. Ce qui donne au Manifeste sa force, ce sont deux choses :

    La première, c’est sa vision, même au début de la marche triomphale du ca-pitalisme, selon laquelle ce mode de production n’était pas permanent, stable : il ne correspondait pas avec « la fin de l’histoire », mais à une phase tempo-raire dans l’histoire de l’humanité, qui, comme les phases précédentes, doit être remplacée par une autre forme de société – à moins qu’elle ne sombre « dans la ruine commune des classes en lutte », comme l’indique une expres-sion du Manifeste qui n’a guère été relevée.

    La deuxième, c’est la reconnaissance des tendances historiques nécessai-rement de long terme du développement capitaliste. En 1848, le potentiel révolutionnaire de l’économie capitaliste était déjà évident. Marx et Engels ne prétendaient pas être les seuls à le reconnaître. Depuis la Révolution fran-çaise, certaines des tendances qu’ils observaient avaient manifestement un effet considérable, par exemple le déclin « des provinces indépendantes, tout juste fédérées entre elles, ayant des intérêts, des lois, des gouvernements et des tarifs douaniers différents ». Désormais, les États-nations « avaient un seul gouvernement, une seule loi, un seul intérêt national de classe, derrière un seul cordon douanier ». Néanmoins, vers la fin des années 1840, ce que « la bourgeoisie » avait réalisé était bien plus modeste que les miracles que lui attribuait Le Manifeste.

    Après tout, en 1850, le monde ne produisait pas plus de 71 000 tonnes d’acier (dont presque 70 % en Grande-Bretagne) et avait construit moins de 38 000 km de voies ferrées (dont les deux tiers en Grande-Bretagne et aux États-Unis). Les historiens n’ont pas eu de difficultés à montrer que, même en Grande-Bretagne, la révolution industrielle (un terme employé spécifique-

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    ment par Engels à partir de 1844 2) n’avait guère créé un pays industriel ni même un pays à prédominance urbaine avant les années 1850.

    Marx et Engels décrivaient, non pas le monde tel qu’il avait déjà été transfor-mé par le capitalisme en 1848, mais prédisaient comment il était logiquement destiné à être transformé par celui-ci. Nous vivons maintenant dans un monde où cette transformation a, en grande partie, eu lieu, même si les lecteurs du Manifeste du troisième millénaire du calendrier occidental observeront sans aucun doute que cette transformation s’est poursuivie au-delà de ce qui peut être décrit en 1998. À certains égards, nous pouvons même mieux apprécier la force des prédictions et des prévisions du Manifeste que les générations qui nous séparent de sa publication. Car jusqu’à la révolution des transports et des communications, depuis la Seconde Guerre mondiale, il y avait des limites à la globalisation de la production, à « donner un caractère cosmopolite à la pro-duction et à la consommation de tous les pays ». Jusque dans les années 1970, l’industrialisation restait massivement enfermée dans ses régions d’origine. Certaines écoles marxistes pouvaient même argumenter que le capitalisme, au moins dans sa forme impérialiste, bien loin de « forcer toutes les nations, sous peine de disparition, à adopter le mode de production bourgeois », perpé-tuait, ou même créait du « sous-développement » dans les pays qu’il convient d’appeler tiers-monde. Tandis qu’un tiers de l’humanité vivait dans des éco-nomies liées au modèle de communisme soviétique, il semblait que le capita-lisme ne réussirait jamais à forcer toutes les nations « à devenir elles-mêmes bourgeoises ». Il ne « formerait pas un monde à son image » ; encore une fois, avant les années 1960, l’annonce du Manifeste selon laquelle le capitalisme entraînerait la destruction de la famille, semblait ne pas avoir été vérifiée : aujourd’hui dans les pays occidentaux avancés, environ la moitié des enfants sont nés ou élevés par des mères célibataires, la moitié des ménages dans les grandes villes est constituée de personnes seules.

    Bref, ce qui en 1848 aurait pu donner l’impression au lecteur non engagé d’une rhétorique révolutionnaire ou, au mieux, d’une prédiction vraisem-blable peut maintenant être interprété comme une représentation synthétique de la société à la fin du XXe siècle. De quel autre document peut-on dire ceci ? Cependant si, à la fin du millénaire, on ne peut qu’être frappé par la perspi-cacité du Manifeste dans sa vision du futur – alors même qu’au moment de la rédaction de ce texte le capitalisme ne se présente pas comme un système globalisé et planétaire –, l’échec d’une autre de ses prévisions est tout aussi frappant. Il est maintenant évident que la bourgeoisie n’a pas produit dans le prolétariat « avant tout, ses propres fossoyeurs. Son déclin et la victoire du prolétariat » ne se sont pas révélés « également inévitables ».

    Le contraste entre les deux moitiés de l’analyse du Manifeste dans sa section sur « Bourgeois et Prolétaires » exige davantage d’explications qu’au mo-ment de son centenaire. Le problème provient non pas de la vision que Marx

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    et Engels avaient du capitalisme qui transformait nécessairement la majorité des gens gagnant leur vie dans cette économie, en hommes et en femmes qui, pour leur gagne-pain, devaient se faire embaucher pour des gages ou des sa-laires. Cela a été sans aucun doute le cas, bien qu’aujourd’hui certains cadres d’entreprises pourtant salariés ne peuvent être assimilés à des prolétaires ; le hiatus ne provient pas non plus de la croyance selon laquelle la majorité de la population active devait se concentrer dans l’industrie. En effet, alors que la Grande-Bretagne restait tout à fait exceptionnellement un pays où les tra-vailleurs manuels salariés formaient la majorité absolue de la population, le développement de la production industrielle exigeait encore des apports mas-sifs et croissants de travail manuel bien plus d’un siècle après la rédaction du Manifeste.

    Indiscutablement, ce n’est plus le cas dans la production moderne qui néces-site l’emploi de beaucoup de capital de haute technicité : cet élément n’est pas pris en considération dans Le Manifeste, bien qu’en fait dans les études éco-nomiques de sa maturité, Marx lui-même envisage la possibilité du dévelop-pement d’une économie utilisant de moins en moins de main-d’œuvre, tout au moins dans l’ère post-capitaliste 3.

    Même dans les économies industrielles de type ancien du capitalisme, le pourcentage de gens employés dans les industries de fabrication reste stable jusque dans les années 1970, à l’exception des États-Unis où le déclin survient un peu avant.

    En effet, exception faite de la Grande-Bretagne, de la Belgique et des États-Unis, en 1970, les ouvriers de l’industrie formaient une proportion de la popu-lation active jamais atteinte auparavant dans le monde industriel et en cours d’industrialisation.

    En tout cas, le renversement du capitalisme envisagé par Le Manifeste ne dépendait pas d’une prolétarisation préalable de la majorité de la popu-lation active, mais dépendait donc de l’hypothèse selon laquelle la situation du prolétariat dans l’économie capitaliste était telle qu’une fois organisé en un mouvement de classe nécessairement politique, il prendrait l’initiative et rassemblerait, fédérerait autour de lui le mécontentement des autres classes ; il acquerrait ainsi le pouvoir politique et deviendrait « Le mouvement indé-pendant de l’immense majorité au profit de l’immense majorité ». Ainsi, le prolétariat « s’érigerait en classe dirigeante de la Nation […] deviendrait la Nation ».

    Le capitalisme n’ayant pas été renversé, nous sommes enclins à exclure cette prédiction. Cependant, aussi improbable que cela puisse paraître en 1848, la politique de la plupart des pays capitalistes européens devait être transformée par la montée des mouvements politiques organisés, basés sur la classe ouvrière et l’existence d’une conscience de classe, lesquels avaient tout juste fait leur apparition à l’extérieur de la Grande-Bretagne à l’époque

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    de la rédaction du Manifeste. Les partis ouvriers socialistes émergèrent dans la majeure partie du monde « développé » dans les années 1880, et devinrent des Partis de masse dans des États au droit de vote démocratique qu’ils avaient tant contribué à obtenir. Pendant et après la Première Guerre mondiale, alors qu’une ramification des « Partis prolétariens » suivit la route révolutionnaire des Bolcheviks, une autre ramification devint le pilier soutenant le capitalisme démocratisé. La ramification bolchevique n’a plus de grand sens en Europe où bien des partis de ce type se sont assimilés à la sociale démocratie. La social-dé-mocratie, telle qu’on la concevait du temps de Bebel ou même de Clément Attlee, mène un combat d’arrière-garde dans les années 1990. Cependant, à l’heure où ces lignes sont écrites en 1997, les descendants des partis sociaux démocrates de la Seconde Internationale, quelquefois sous leur nom original, sont des partis de gou-vernement dans tous les États européens à l’exception de l’Espagne et de l’Alle-magne : dans ces deux pays, les partis ont par le passé participé au gouvernement et ont à l’avenir des chances de renouer avec cette expérience.

    Bref, là où Le Manifeste s’est trompé, ce n’est pas en prédisant un rôle es-sentiel au mouvement politique fondé sur la classe ouvrière et portant quel-quefois encore le nom de classe spécifique comme dans les actuels partis tra-vaillistes britannique, hollandais, norvégien et australien. Le Manifeste s’est trompé en avançant que « de toutes les classes qui s’opposent actuellement à la bourgeoisie, le prolétariat seul est une classe vraiment révolutionnaire dont la destinée inévitable impliquée par la nature et le développement du capita-lisme est de renverser la bourgeoisie : “son déclin et la victoire du prolétariat sont également inévitablesˮ ».

    Même dans les années bien connues sous le nom de « la décennie affa-mée » (les années 1940), le processus qui était censé conduire à la paupéri-sation inévitable des travailleurs 4 n’était pas totalement crédible sauf à sup-poser – ce qui est peu plausible même à l’heure actuelle – que le capitalisme, ayant atteint sa crise finale, était sur le point d’être renversé. C’était un double mécanisme. Ce processus devait avoir deux effets : outre l’effet de paupérisa-tion sur le mouvement ouvrier, il s’agissait de prouver que la bourgeoisie ne pouvait plus régner « parce qu’elle est incapable d’assurer l’existence de son esclave, dans le cadre de son esclavage, parce qu’elle est obligée de se laisser déchoir au point de le nourrir plutôt que de se faire nourrir par lui ». Donc, loin de fournir le profit qui alimentait la machine du capitalisme à ce moment-là, la main-d’œuvre l’affaiblissait. Mais étant donné le potentiel économique du capitalisme exposé de manière si spectaculaire dans Le Manifeste lui-même, pourquoi le capitalisme devait-il forcément être incapable d’assurer un gagne-pain même misérable à la majorité de la classe ouvrière, ou alternativement être incapable d’assurer un système de protection sociale ?

    Pourquoi le « paupérisme » (au sens strict, voir la note 4) « se développe encore plus rapidement que la population et la richesse » 5 ? Si le capita-

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    lisme avait une longue vie devant lui – et cela devient évident très vite après 1848 – cette prédiction ne se produirait pas obligatoirement. Et en effet, elle ne s’est pas produite.

    La vision que donne Le Manifeste du développement historique de la « so-ciété bourgeoise », y compris la classe ouvrière à laquelle elle donne naissance, ne conduit pas nécessairement à conclure au renversement du capitalisme par la bourgeoisie ouvrant ainsi la voie au communisme : la vision et la conclu-sion de ce raisonnement ne découlent pas en effet de la même analyse. Le but du communisme adopté avant que Marx ne devienne « marxiste » ne se dé-duit pas de l’analyse de la nature du développement du capitalisme mais d’un raisonnement philosophique et quasi eschatologique, sur la nature humaine et la destinée. L’idée, fondamentale pour Marx à partir de ce moment-là, selon laquelle le prolétariat était une classe qui ne pouvait se libérer de cette façon sans libérer de ce fait la société dans son ensemble, apparaît d’abord « comme une déduction philosophique plutôt qu’un produit de l’observation » 6.

    Selon la formule de George Lichtheim : « Le prolétariat apparaît pour la première fois dans les écrits de Marx comme la force sociale dont on avait besoin pour prendre conscience des buts, des objectifs, de la philosophie alle-mande » telle que Marx la voyait en 1843-1844.

    « La possibilité positive de l’émancipation allemande, écrivait-il dans son introduction à la Critique de la philosophie du droit selon Hegel, provenait de la formation d’une classe aux chaîne radicales […] une classe qui soit la dis-solution de toutes les classes, une sphère de la société qui ait un caractère uni-versel parce que ses souffrances sont universelles et qui ne revendique aucun droit particulier parce que l’injustice qu’on lui a faite n’est pas une injustice particulière mais l’injustice comme telle […] Cette dissolution de la société pour devenir une classe particulière, c’est le prolétariat. L’émancipation du peuple allemand, c’est l’émancipation de l’être humain. La philosophie est la tête de cette émancipation et le prolétariat son cœur. La philosophie ne peut se réaliser sans abolir le prolétariat et le prolétariat ne peut être aboli sans que la philosophie ne devienne une réalité. »

    À cette époque, Marx ne savait guère plus du prolétariat sinon qu’ « il prendrait naissance en Allemagne uniquement en fonction de la montée du développement industriel » et c’était précisément ce qui constituait son poten-tiel comme force de libération car, contrairement aux masses pauvres de la société traditionnelle, c’était l’enfant d’une dissolution radicale de la société, « et par conséquent son existence même réclamait la dissolution de l’ordre mondial existant jusque-là ». Marx en savait encore moins sur les mouve-ments ouvriers, bien qu’il ait accumulé des connaissances sur l’histoire de la Révolution française. Dans la personne d’Engels, il se fit un associé qui apporta le concept de « révolution industrielle », une compréhension de la dynamique de l’économie capitaliste telle qu’elle existait effectivement en

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    Grande-Bretagne et les rudiments d’une analyse économique 7 ; ces éléments conduisaient Engels à prédire une révolution sociale qui serait réalisée par une véritable classe ouvrière sur laquelle il avait pas mal de connaissances, du fait de son travail en Angleterre au début des années 1840. Les façons qu’avaient Marx et Engels d’aborder « le prolétariat » et le communisme se complé-taient. De même pour leur conception de la lutte de classe comme moteur de l’histoire : dans le cas de Marx, elle découlait dans une large mesure de l’étude de la période révolutionnaire en France ; dans celui d’Engels, de l’expérience des mouvements sociaux dans l’Angleterre post-napoléonienne. Il n’y a rien de surprenant à ce qu’ils se soient trouvés (selon les termes d’Engels) « en accord dans tous les domaines théoriques » 8. Engels apporta à Marx les élé-ments d’un modèle qui démontrait la nature fluctuante et auto-déstabilisante des opérations de l’économie capitaliste, notamment les grandes lignes d’une théorie des crises économiques 9 et une documentation empirique sur la mon-tée du mouvement ouvrier britannique et le rôle révolutionnaire qu’il pouvait jouer en Angleterre.

    Dans les années 1840, la conclusion suivant laquelle la société était au bord d’une révolution n’est pas invraisemblable. Pas plus que la prédiction selon laquelle la classe ouvrière, si immature soit-elle, en prendrait la tête. Après tout, ce n’est que quelques semaines après la publication du Manifeste qu’un mouvement des ouvriers parisiens renversa la monarchie française et donna le signal de la révolution à la moitié de l’Europe. Toutefois, la tendance du développement capitaliste à donner naissance à un prolétariat essentiellement révolutionnaire ne pouvait se déduire de l’analyse de la nature même de ce capitalisme. C’était une conséquence possible, parmi d’autres, de ce déve-loppement, mais il était impossible de prouver que c’était la seule. On pou-vait encore moins démontrer que le renversement réussi du capitalisme par le prolétariat devait nécessairement ouvrir la voie au développement d’une société communiste. (Le Manifeste ne revendique pas plus qu’il ne devait le faire au moment de sa première publication, d’amorcer un processus de changement très graduel.) 10 La vision que donne Marx du prolétariat – dont l’essence même le destinait à émanciper toute l’humanité et mettre fin à la société de classe par le renversement du monde du capitalisme – représente un espoir que l’on peut discerner dans son analyse du capitalisme. Cette vision n’est pas une conclusion découlant nécessairement de cette analyse. L’analyse du capitalisme dans Le Manifeste aurait pu conduire sans aucun doute à l’étude que fait Marx de la concentration économique à laquelle il est fait à peine allusion en 1848. Il s’agit ici d’une conclusion plus générale et moins spécifique portant sur les forces autodestructrices inhérentes au développe-ment capitaliste. Cela doit atteindre le point – et en 1998, il n’y a pas que les marxistes qui reconnaissent cela – où « les conditions bourgeoises de produc-tion et d’échange, le régime bourgeois de la propriété, la société bourgeoise

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    moderne qui a fait surgir de si puissants moyens de production et d’échange, ressemblent au magicien qui ne sait plus maîtriser les puissances infernales qu’il a fait surgir […] Les rapports bourgeois sont devenus trop étroits pour contenir les richesses qu’ils ont créées ».

    Il n’est pas déraisonnable de conclure que les « contradictions » inhérentes au système de marché fondé sur aucun autre lien entre l’homme et l’homme que le froid intérêt des dures exigences du « paiement comptant », et sur un système d’exploitation et d’accumulation incessante, ne peuvent jamais être surmontées ; ces contradictions atteindraient un tel point que, par une série de transformations et de restructurations, le développement de ce système en se déstabilisant essentiellement de lui-même, mènera à une situation que l’on ne peut plus qualifier de capitalisme. Une situation où, pour citer le Marx de la maturité, « la centralisation des moyens de production et la socialisation du travail en arrivent enfin au point où ils deviennent incompatibles avec leur enveloppe capitaliste et où cette enveloppe est mise en pièce ». Le nom par lequel la situation ultérieure est décrite est immatériel. Cependant, comme le démontre l’explosion économique mondiale dans l’environnement mon-dial, elle devra nécessairement marquer un net changement en s’éloignant de l’appropriation privée pour une gestion sociale à une échelle globale 11. Il est extrêmement improbable qu’une telle « société post-capitaliste » corresponde aux modèles traditionnels du socialisme et encore moins aux socialismes « réels » de l’ère soviétique. Les formes qu’elle prendrait et la façon dont elle incarnerait les valeurs humanistes du communisme de Marx et d’Engels dépendraient de l’action politique par laquelle ce changement serait intervenu car celui-ci, comme l’estime Le Manifeste, est essentiel à la forme que pren-drait le changement historique.

    Dans une perspective marxienne, de quelque manière que nous décrivions ce moment historique où « l’enveloppe vole en éclat », la politique en sera un élément essentiel. Le Manifeste a été essentiellement interprété comme un document démontrant le caractère inévitable de l’histoire : en effet, sa force provenait dans une large mesure de la certitude donnée à ses lecteurs que le capitalisme était inévitablement destiné à être enterré par ses fossoyeurs et que jusque-là, et à aucune période précédente dans l’histoire, les conditions de l’émancipation ne s’étaient réalisées. Cependant, contrairement à des sup-positions largement répandues, Le Manifeste affirme que le changement histo-rique avance par l’intermédiaire des hommes qui font leur propre histoire. Ce n’est donc pas un document déterministe. Les tombes doivent être creusées avec ou par l’intermédiaire de l’action de l’homme.

    Une lecture déterministe du raisonnement des auteurs est néanmoins pos-sible. On a suggéré qu’Engels y tendait plus naturellement que Marx, avec des conséquences importantes pour le développement de la théorie marxiste et le mouvement ouvrier marxiste après la mort de Marx. Cependant, bien

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    que les versions antérieures – de la responsabilité d’Engels 12 – aient été ci-tées comme preuves, en fait on ne peut retrouver ce déterminisme dans Le Manifeste lui-même. Quand il quitte le domaine de l’analyse historique et aborde le présent, c’est un document de choix, de possibilités politiques plutôt que de probabilités, encore moins de certitudes entre le moment présent et le moment imprévisible où « dans le cours du développement » naîtrait une « association où le libre développement de chacun serait la condition du libre développement de tous », et où se trouve le domaine de l’action politique.

    Le changement historique à travers la politique sociale, à travers l’action collective est au cœur du Manifeste. Il considère le développement du prolé-tariat comme « l’organisation des prolétaires en classe et par conséquent en parti politique ». La « conquête du pouvoir politique par le prolétariat » (« La victoire de la démocratie ») est « le premier pas de la révolution ouvrière » et le futur de la société dépend des actions politiques ultérieures du nouveau ré-gime (de la manière dont « le prolétariat utilisera sa suprématie politique ») ; l’engagement dans la politique est ce qui distinguait historiquement le socia-lisme marxiste des anarchistes et des successeurs de ces socialistes dont Le Manifeste condamne explicitement le rejet de toute action politique. Même avant Lénine, la théorie marxienne ne traitait pas seulement de « ce que l’his-toire nous montre qu’il va arriver » mais aussi de « ce qu’il faut faire ». Il faut reconnaître que l’expérience soviétique du xxe siècle nous a appris que mieux vaudrait ne pas faire « ce qu’il faut faire » dans des conditions historiques qui mettent la réussite pratiquement hors d’atteinte. Mais on aurait aussi pu tirer cette leçon en prenant en considération les implications du Manifeste communiste.

    Le Manifeste – ce n’est pas la moindre de ses remarquables qualités – est un document qui prévoyait l’échec. Il espérait que l’aboutissement du déve-loppement capitaliste serait « une transformation révolutionnaire de toute so-ciété » mais, comme nous l’avons déjà vu, il n’excluait pas l’alternative : « la ruine commune ». De nombreuses années plus tard, un autre penseur marxien reformule ceci en termes de choix entre le socialisme et la barbarie. Lequel des deux l’emportera est la question à laquelle le xxie siècle aura la responsa-bilité de répondre.

    Notes

    1) Pour une note analyse stylistique, voir S.S. Prawer, Karl Marx and World Literature (Oxford, New York, Melbourne 1978), p. 148-149. À ma connaissance, les traductions du Manifeste n’ont pas la force du texte allemand original.

    2 ) Dans « Die Lage Englands. Dans 18. Jahrhundert » (Marx-Engels Werke I, p. 566-568).

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    3) La discussion sur « capital fixe et développement des ressources productives de la société » dans les manuscrits de 1857-1858 (Œuvre complète, vol. 29 – London 1987 –, p. 80-89).

    4) Le paupérisme ne doit pas être interprété comme synonyme de « pauvreté ». Les termes allemands empruntés à l’emploi en anglais sont « indigents », « une personne dans le dénuement assistée par une œuvre de bienfaisance ou par des dons publics » (Chambers’Twentieh Century Dictionary) et paupé-risme : le fait d’être indigent (ibid.).

    5) Paradoxalement, on retrouve un peu l’argument marxien de 1848 aujourd’hui largement utilisé par les capitalistes et les gouvernements d’économie de marché pour prouver que les États dont le PNB conti-nue à doubler toutes les deux ou trois décennies feront faillite s’ils n’abolissent pas les systèmes de transfert de revenu (États-providence, etc.) installés à une période de plus grande pauvreté par lesquels ceux qui ont un salaire entretiennent, soutiennent ceux qui ne sont pas en mesure d’en avoir un.

    6) Leszek Kolalowski, Main currents of Marxism, vol. 1, Les Fondateurs (Oxford, 1978), p. 130.7) Publié comme les éléments d’une critique de l’économie politique en 1844, Œuvre complète, vol. 3, p.

    418-443.8) « Sur l’Histoire de la ligue communiste » (Œuvre complète, vol. 26 – London, 1990 –, p. 318).9) « Éléments de critique » (Œuvre complète, vol. 3, p. 433 FF). Ceci semble provenir des écrivains

    britanniques radicaux, notamment John Wade, Histoire des classes moyennes ouvrières – à laquelle se réfère Engels à ce sujet.

    10) C’est encore plus clair dans les formulations d’Engels dans ce qui est, en réalité, deux versions préli-minaires du Manifeste : « Ébauche d’une profession de foi communiste » (Œuvre complète, vol. 6, p. 102) et « Principes du communisme » (ibid., p. 350).

    11) Tiré de « La tendance historique de l’accumulation capitaliste » in : Le Capital, vol. 1 (Coll. Works, vol. 35, p. 750).

    12) George Lichtheim, Le Marxisme, p. 58-60.

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    Lutte des classes et compromis de classe en période de stagnation et de crise 1

    Erik Olin WrightProfesseur de sociologie à l’université du Wisconsin, à Madison ; son dernier ouvrage est Envisioning Real Utopias (London : Verso 2010)

    Au cours des décennies ayant suivi la Deuxième Guerre mondiale, la social-démocratie (dans son sens général) 2 a construit et consolidé trois grandes choses :

    1. Un système d’assurance sociale multiforme soutenue par l’État pour parer aux risques de la vie, notamment en termes de santé, d’emploi et de revenus.

    2. Un régime fiscal suffisant pour permettre à l’État de financer un grand nombre de biens publics, notamment un enseignement de base et supérieur, une formation professionnelle, des transports publics, des activités culturelles, des équipements de loisirs, de la recherche et du développement, une stabilité macro-économique, etc.

    3. Un régime de réglementation de l’économie capitaliste, qui a limité un certain nombre d’externalités négatives des marchés capitalistes : pollution, dangers des produits et des lieux de travail, comportement de marché préda-teur, etc. Ces accomplissements ont été, du moins en partie, le résultat de ce qu’on pourrait appeler un compromis de classe positif entre la classe capi-taliste et les forces sociales populaires 3. En gros, on a laissé les capitalistes affecter librement le capital selon les opportunités de profit du marché, tan-dis que l’État s’est chargé de remédier aux trois principales défaillances des marchés capitalistes, à savoir la vulnérabilité des individus face aux risques, le manque de services publics et les externalités négatives de l’activité éco-nomique, axée sur la maximisation des profits privés. Il serait exagéré de dire que ces réalisations n’ont suscité aucune contestation (même les démocraties

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    sociales les plus solides ont connu des conflits quant à l’étendue et la portée de chacun de ces éléments). Cependant, tout le monde s’est plutôt accordé à dire qu’il s’agissait d’activités légitimes de l’État et qu’elles étaient globalement compatibles avec une économie capitaliste robuste.

    Ce consensus n’est plus, même dans le cœur social-démocrate d’Europe du Nord. On assiste partout à des appels au retrait des « droits » liés à l’assurance sociale, à une réduction des impôts et des services publics ainsi financés, et à la dérèglementation des marchés capitalistes. Cette attaque contre l’intervention de l’État s’est intensifiée face à la crise économique qui touche le capitalisme mondial depuis plusieurs années. Le rythme et l’intensité de la crise varie d’un lieu à un autre : aux États-Unis, c’est en 2008-2009 qu’elle a été la plus aiguë, alors qu’elle est plus présente en 2012 en Grèce et dans d’autres pays de la périphérie de l’Europe. Les caractéris-tiques de cette crise économique varient aussi beaucoup entre les pays capi-talistes, même si le sentiment commun est que les prévisions économiques sont mauvaises, que la vie sous le capitalisme est devenue plus précaire pour la plupart des gens et va le rester encore un certain temps, et que l’État doit abandonner son rôle initialement étendu.

    Pour l’instant, la gauche politique n’a nulle part réussi à mobiliser une réac-tion positive cohérente à la crise. Certes, il y a eu des manifestations, par-fois de masse. Certaines ont eu un impact indéniable sur le débat public et d’autres ont peut être même eu des répercussions importantes sur les élites, entravant leurs stratégies de lutte contre la crise selon leurs propres conditions. Toutefois, ces manifestations ont surtout été de nature défensive : il s’agissait d’une résistance aux coupes draconiennes dans le filet de sécurité sociale, les retraites, la santé, l’éducation et d’autres programmes publics, et non de mobi-lisations autour d’un projet positif destiné à surmonter la crise par une recons-truction ou une transformation des conditions économiques et politiques en faveur des idéaux sociaux et démocratiques.

    Dans cet article, je vais tracer les contours de ce à quoi pourrait ressembler un projet positif de nouvelle politique progressiste. J’appuierai mon analyse sur un contraste entre les conditions rencontrées par la politique progressiste à ce que l’on appelle parfois « l’Âge d’or » du développement capitaliste dans les pays capitalistes les plus avancés (décennies ayant suivi la Deuxième Guerre mondiale où les acquis sociaux et démocratiques ont débuté) et les conditions de l’actuelle période de stagnation et de crise. L’argument central sera que la gauche a rencontré ses plus grands succès durables lorsqu’elle a pu forger ce que j’appellerai un compromis de classe positif au sein du capita-lisme. La question est donc de savoir ce qu’il faudrait faire pour (ou s’il serait possible ou non de) réinstaurer ce compromis de classe à l’heure actuelle.

    La première partie de cet article présente les outils théoriques nécessaires pour analyser le compromis de classe positif. La deuxième partie compare

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    les conditions du compromis de classe pendant la période relativement fa-vorable du troisième quart du xxe siècle et les conditions beaucoup moins favorables du début du xxie siècle. La troisième partie traite des types de transformation nécessaires pour reconstruire ces conditions favorables sur de nouveaux fondements. Enfin, la quatrième partie examine comment un compromis de classe positif au sein du capitalisme pourrait aussi aider à montrer la voie de l’après-capitalisme.

    Les outils théoriques d’un compromis de classe 4

    En général, à gauche, l’idée de « compromis de classe » a une connota-tion négative, en particulier chez les marxistes. Elle suggère de l’opportu-nisme et de la collaboration, plutôt que du militantisme et de la lutte. Cette objection est fondée sur l’idée que les efforts réalisés pour un compromis de classe empêchent des transformations plus radicales qui nous éloigneraient du capitalisme d’une manière plus favorable aux intérêts de la classe ouvrière et des autres forces sociales populaires. Ce sujet sera abordé dans la quatrième partie. Dans un premier temps, je vais me contenter de supposer que, dans un avenir prévisible, il est impossible de rompre avec le capitalisme et que l’amé-lioration des conditions de vie des gens ordinaires passe donc par l’instaura-tion des meilleures conditions possibles face aux contraintes du capitalisme, ce qui dépend de la viabilité du compromis de classe.

    Pour comprendre l’idée du compromis de classe, il faut d’abord faire la distinction entre ce que l’on peut appeler le « compromis de classe négatif » et le « compromis de classe positif ». On entend par compromis de classe négatif une situation dans laquelle il existe un certain équilibre des forces de classe opposées, chacune étant capable d’infliger des coups considérables à l’autre, mais aucune n’étant en mesure de vaincre l’opposant de manière décisive. Dans cette situation, les forces concurrentes peuvent accepter un compromis dans lequel chacune fait des concessions contre la promesse de ne pas imposer de dommages à l’autre force. Dans ce cas, le « compromis » signifie que l’issue des batailles de chaque partie se trouve quelque part entre une victoire totale et une défaite absolue.

    Le compromis de classe positif est très différent. Dans un compromis posi-tif, malgré leurs intérêts contraires, les forces opposées trouvent une façon de coopérer activement afin que les gains ne soient pas à somme nulle. Les formes actives de coopération mutuelle aident aussi bien les travailleurs que les capitalistes à mieux réaliser leurs intérêts que par l’obtention de conces-sions issues d’une confrontation.

    Il y a de quoi être très sceptique à l’égard de cette possibilité. En général, ceux qui décrivent le capitalisme comme un jeu à somme positive sont les dé-fenseurs de ce système. Ils nient l’antagonisme fondamental des intérêts entre

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    les capitalistes et les travailleurs et considèrent les luttes de classe comme irra-tionnelles et contre-productives. Ce type de discours se retrouve dans la théo-rie économique du « ruissellement » 5 concernant l’investissement capitaliste et l’inégalité : « la marée montante soulève tous les bateaux » et cela nécessite des investissements stables de la part des capitalistes, ce qui dépend des pro-fits, etc. Néanmoins, j’avancerai, d’une manière générale, que la gauche a mieux réussi à institutionnaliser solidement ses gains pour les gens ordinaires lorsque ces gains étaient consolidés par des compromis de classe positifs.

    Pour comprendre le raisonnement sous-tendu par cet argument, nous devons nous pencher sur la relation entre les intérêts de classe et le pouvoir populaire 6. Dans un souci de simplicité, je vais me focaliser sur les intérêts des travailleurs et des capitalistes et ne pas tenir compte de la complexité des différentes caté-gories réunies sous la rubrique « classe moyenne » et des diverses catégories sociales marginalisées par rapport à l’axe principal de la structure de la classe capitaliste 7. La relation entre la réalisation des intérêts de la classe ouvrière et le pouvoir populaire est évidente, comme le montre la Figure 1 : au fur et à mesure que le pouvoir populaire se renforce, la réalisation des intérêts de la classe ouvrière augmente, d’abord lentement, puis plus rapidement. Ce qui est beaucoup moins évident, c’est la relation entre la réalisation des intérêts de la classe capitaliste et le pouvoir populaire. C’est ce qu’illustre la Figure 2 : le renforcement initial du pouvoir populaire compromet la réalisation des intérêts capitalistes. En effet, au départ, le renforcement du pouvoir populaire nuit aux capitalistes bien plus qu’il n’aide les travailleurs, ce qui montre que, dans les conflits sociaux, il est généralement plus facile de faire du mal à ses opposants que de procurer des avantages à ses partisans. Néanmoins, une fois que le pou-voir populaire a atteint un certain niveau de force, tout nouveau renforcement de ce pouvoir est associé à une réalisation accrue des intérêts du capital. Cette pente ascendante de la courbe est le point crucial du compromis de classe posi-tif.

    Comment le renforcement du pouvoir populaire peut-il être bénéfique aux capitalistes ? L’idée centrale est que certains types de problèmes rencontrés par les capitalistes et le capitalisme sont plus faciles à résoudre dans un contexte de pouvoir populaire relativement élevé plutôt que faible et désorganisé. L’un des exemples classiques est le rôle du syndicalisme (l’un des fondements du pouvoir populaire) dans la résolution de certains problèmes posés par la poli-tique macro-économique keynésienne. Le plein-emploi, dans la mesure où il implique une forte exploitation des capacités et une demande globale plus élevée à l’égard des produits des entreprises capitalistes, sert potentiellement les intérêts des capitalistes. Mais il risque également d’entraîner un resserre-ment des profits à cause de la hausse rapide des salaires et de la montée en flèche de l’inflation. Keynes lui-même a reconnu qu’il s’agissait d’un sérieux

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    Figure 1 : Intérêts de la classe ouvrière et pouvoir populaire

    Figure 2 : Intérêts de la classe ouvrière, intérêts capitalistes et pouvoir populaire

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    problème : « Je ne doute pas qu’un sérieux problème va se poser quant à la modération salariale lorsque la négociation collective et le plein-emploi seront combinés » 8. L’apparition et la consolidation, dans un certain nombre de pays, de syndicats forts et centralisés capables d’imposer des modérations salariales aux travailleurs et aux employeurs étaient peut-être la solution la plus efficace à ce problème 9. En ce sens, un mouvement syndical puissant ne doit pas seulement être à la base d’un compromis de classe négatif, en obte-nant des avantages pour les travailleurs par des menaces envers le capital. Si un mouvement syndical est suffisamment discipliné, notamment s’il est lié à un État bienveillant, il pourra contribuer positivement à la réalisation des inté-rêts capitalistes en aidant à résoudre ces problèmes macro-économiques.

    Il existe beaucoup d’autres exemples concrets de l’aide apportée par un pouvoir populaire relativement fort dans la résolution des problèmes des capitalistes. En raison des pressions liées à la maximisation des profits, les capitalistes opèrent souvent avec le court terme pour horizon ce qui n’est pas optimal pour leurs intérêts à long terme. A court terme, les capitalistes sont moins enclins à soutenir les niveaux de taxation nécessaires pour le finance-ment des biens publics, parmi lesquels figurent des éléments cruciaux pour la productivité à long terme : éducation, formation, infrastructures et recherche fondamentale. La présence d’un fort pouvoir populaire au sein de l’État peut augmenter la production de services publics cruciaux pour la formation et l’innovation ainsi que d’autres éléments de haute productivité. Un fort pou-voir populaire peut également aider à freiner la stricte recherche du profit par les capitalistes au sein de l’État, réduire la corruption, mais aussi améliorer les performances de l’État 10.

    Je suppose que la forme basique de cette courbe reliant le pouvoir populaire aux intérêts capitalistes est un J inversé plutôt qu’un U symétrique ou un J. S’il s’agissait d’une courbe en J, les capitalistes auraient fortement intérêt à ren-forcer au maximum le pouvoir populaire. Leur opposition à cela témoignerait d’une incohérence de leur part. Si la courbe était en U, les capitalistes seraient globalement indifférents à leur position sur la courbe, que ce soit à l’extrême gauche ou à l’extrême droite. Ils n’auraient certainement aucune raison de s’opposer fermement aux mouvements en faveur d’un fort pouvoir populaire, une fois que celui-ci aurait atteint un niveau modéré. Le fait que les capita-listes résistent historiquement à un haut niveau de pouvoir populaire prouve que la courbe sous-jacente est un J inversé. Cela montre qu’un fort pouvoir populaire inflige des coûts réels au capital (par exemple, une plus grande re-distribution des revenus par rapport à ce que souhaiteraient les capitalistes ou la création de vastes biens publics susceptibles d’améliorer le bien-être social sans bénéficier directement à l’accumulation de capital) mais que la stabilité de l’économie et les aspects favorables du compromis de classe positif pour la productivité rendent ces négociations acceptables.

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    La forme en J inversé de la courbe de la Figure 2 part du principe que le pou-voir populaire n’est pas assez fort pour remettre en question les fondements du pouvoir capitaliste. Si cela devait se produire, le pouvoir populaire pourrait lui-même devenir la forme de pouvoir dominante. La classe ouvrière et les autres forces sociales populaires seraient alors en mesure de forger un com-promis de classe positif avec le capital, mais aussi de subordonner le capital. De toute évidence, cette situation menacerait les intérêts capitalistes. C’est ce que montre la Figure 3.

    Figure 3 : Intérêts de classe et pouvoir populaire quand le pouvoir populaire devient dominant

    Dans les économies capitalistes réelles (ou, du moins, dans un capitalisme développé et stable), les extrêmes de la courbe sont exclues par de fortes insti-tutions qui limitent la portée du pouvoir populaire. D’une part, les règles juri-diques et les politiques publiques qui protègent la propriété privée excluent la partie droite de la courbe. Compte tenu de l’application effective des droits de propriété capitalistes par l’État, le pouvoir populaire ne peut pas se développer au point de pouvoir devenir dominant. D’autre part, les règles juridiques et les politiques relatives aux libertés civiles, aux droits d’association, aux droits du travail et à l’État-providence excluent l’extrémité gauche de la courbe. L’existence stable des ces conditions institutionnelles assurent, au minimum, une certaine capacité de mobilisation et de pouvoir populaires. La partie his-toriquement accessible de la courbe (voir Figure 4) couvre donc les zones de pouvoir populaire intermédiaires, de modéré à fort.

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    Les conditions d’un compromis de classe à l’Âge d’or et au début du xxie siècle

    Les relations décrites à la Figure 4 permettent de comparer les conditions de compromis de classe selon les époques et les lieux. Un certain nombre d’éléments de cette figure peuvent varier : d’abord la forme de la courbe elle-même, avec des pentes plus ou moins favorables dans la zone du compromis de classe positif, puis les parties de la courbe qui sont exclues par les règles juridiques et les politiques publiques, ce qui crée une zone historiquement ac-cessible plus ou moins favorable, et enfin la position d’un pays dans cette zone historiquement accessible, en fonction de l’équilibre des forces. Il faut, bien sûr, des recherches très poussées pour détailler tous ces types de variations. Il n’existe pas d’indicateur simple pour l’une des dimensions ni de réels moyens (à ma connaissance) de mesurer l’évolution d’aspects tels que la forme de la courbe ou les zones d’exclusion. Le but de la figure est donc de clarifier les arguments théoriques et d’offrir un moyen de formuler plus systématiquement les revendications de changement au fil du temps. On pourra voir ci-dessous un moyen de formuler le contraste des conditions centrales de compromis de classe dans la situation très favorable de l’Âge d’or du capitalisme après la

    Figure 4 : Zones exclues de la courbe de compromis de classeRé

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    Deuxième Guerre mondiale et le contexte plus difficile de l’actuelle période de crise et de stagnation.

    La Figure 5 présente la courbe de compromis de classe du pays modal dans le monde capitaliste développé, pendant l’Âge d’or. En raison de la forte ins-titutionnalisation des droits du travail et de l’État-providence stable et relati-vement généreux promu par différentes formes de social-démocratie, la zone d’exclusion de gauche a été très vaste. Tant que ces règles du jeu s’appli-quaient, il était relativement facile pour le mouvement ouvrier et les autres forces sociales populaires d’atteindre un niveau de pouvoir populaire au moins modéré. En ce qui concerne la forme de la courbe, les conditions relativement favorables à la croissance et à la rentabilité capitalistes ont fait grimper la pente ascendante de la courbe jusqu’à un niveau assez élevé. Du point de vue des intérêts capitalistes, la partie de la courbe représentant le compromis de classe semble donc plutôt attrayante et il vaut certainement mieux se trouver quelque part sur la pente ascendante plutôt que dans la vallée. Peut-être que les capitalistes préfèreraient encore se trouver à l’extrême-gauche, en haut de la pente descendante, mais cette zone est – du moins à court terme – inacces-sible en raison de la stabilité des règles institutionnelles. Alors, tout compte fait, un compromis de classe positif est un modus vivendi tolérable : les capi-talistes font des profits adéquats, le pouvoir populaire exercé à travers l’État crée des biens publics qui renforcent le capitalisme et garantissent de l’emploi et une sécurité des revenus, et le pouvoir du mouvement syndical dans l’éco-nomie stabilise les relations du travail et soutient une forte croissance de la productivité.

    Alors que la configuration de la Figure 5 aurait pu être acceptable pour le capital, elle n’était pas optimale – du moins c’est ce qu’on a estimé au fil du temps 11. Dans les années 1960 et au début des années 1970, des contra-dictions ont commencé à s’intensifier dans le régime d’accumulation et ont progressivement rendu le compromis de classe positif moins sûr, notamment aux États-Unis : l’État-providence s’est développé au point de commencer à absorber une trop grande partie de l’excédent social (du point de vue capita-liste), les salaires n’ont pas baissé immédiatement et ont commencé à créer un resserrement des profits, et la concurrence mondiale s’est intensifiée avec le développement du Japon et de l’Europe, ce qui a sapé les avantages propres aux États-Unis et le système financier mondial implanté par ce pays. Dans ce contexte, la débâcle de la guerre du Vietnam a intensifié les problèmes budgé-taires des États-Unis. Et pour finir, le choc pétrolier a éclaté en 1973. Tous ces processus économiques et politiques ont fait vaciller l’équilibre de l’Âge d’or aux États-Unis et ailleurs.

    Ces évolutions économiques ont favorisé le contexte politique d’attaque des fondements institutionnels du compromis de classe qui est apparu dans les an-

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    Figure 5 : Intérêts de la classe capitaliste et pouvoir populaire à « l’Âge d’or » du capitalisme après la Deuxième Guerre mondiale dans les pays capitalistes développés

    nées 1980 et a pris le nom de néolibéralisme 12. À son tour, ce néolibéralisme a ouvert la porte à d’autres évolutions dynamiques, qui se sont accélérées dans les dernières décennies du xxe siècle. Deux d’entre elles sont particulièrement importantes dans le contexte actuel : la mondialisation et la financiarisation.

    La mondialisation du capitalisme s’est intensifiée dans ses nombreuses di-mensions. Ainsi, les conditions économiques de certaines régions n’ont plus été déterminées de manière aussi autonome par ce qui s’y passait, mais sont devenues plus dépendantes des événements du monde. Ce qui a été particu-lièrement important, c’est l’apparition d’une force ouvrière mondiale compo-sée de centaines de millions de travailleurs très mal payés des pays en déve-loppement dans un système de production mondial relativement intégré du secteur manufacturier et de certains services. La mondialisation a également

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    d’association, aux droits du travail et à l’état-providence

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    contribué à la montée en flèche de l’immigration dans les pays développés et à l’hétérogénéité ethnique croissante de leurs forces sociales populaires.

    Du fait de l’incroyable financiarisation des économies capitalistes des pays riches, l’accumulation de capital s’est enracinée dans des processus spéculatifs beaucoup plus volatiles et moins connectés au développement de l’économie réelle qu’auparavant 13. La mondialisation des marchés financiers a encore in-tensifié les effets potentiellement déstabilisants du transfert de l’accumulation de capital vers le secteur financier. Cette combinaison de mondialisation et de financiarisation a fait qu’à partir du début des années 1980, les intérêts des segments les plus riches et les plus puissants de la classe capitaliste dans de nombreux pays capitalistes développés, notamment aux États-Unis peut-être, ont été de plus en plus ancrés dans les transactions et la spéculation financières mondiales et moins connectés aux conditions et aux rythmes économiques de leur base nationale.

    Ces développements structurels ont transformé la courbe du compromis de classe et les zones d’exclusion (voir Figure 6). Les principaux développe-ments ont été les suivants : La financiarisation et la mondialisation du capitalisme ont tiré le pic de

    droite de la courbe de compromis de classe vers le bas. En gros, la valeur du compromis de classe positif pour de nombreux capitalistes décline au fur et à mesure que les retours sur investissement deviennent moins dépendants des conditions politiques et sociales d’un lieu donné.

    Le néolibéralisme modifie les zones d’exclusion aux deux extrémités de la courbe de compromis de classe. D’une part, l’affirmation et l’application agressives des droits de propriété privée freinent le renforcement du pou-voir populaire. D’autre part, l’érosion du droit du travail dans certains pays (notamment aux États-Unis) et le démantèlement partiel du filet de sécurité de l’État-providence réduisent la zone d’exclusion sur la pente descendante de la courbe, ce qui rend une plus grande partie de cette zone stratégiquement accessible.

    Dans le cadre des développements susmentionnés, le niveau de pouvoir po-pulaire dans le pays modal décline à cause d’un certain nombre de facteurs : la concurrence croissante pour l’emploi au sein de la classe ouvrière au fur et à mesure que le chômage augmente et que la sécurité de l’emploi dimi-nue, l’hétérogénéité croissante des forces sociales populaires due à l’immi-gration qui a pour effets de dégrader la solidarité de masse et d’ouvrir la porte au populisme de droite, les politiques d’austérité qui accentuent la vulnérabilité et la prudence des travailleurs et les stratégies antisyndicales agressives des employeurs qui, eux, profitent de cette vulnérabilité.

    Tout cela a poussé l’équilibre des forces de classe sur la mauvaise pente descendante de la courbe de compromis de classe.

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    Figure 6 : Intérêts de la classe capitaliste et pouvoir populaire en période de stagnation et de crise

    Comment restaurer les conditions d’un compromis de classe ?

    Je pars du principe qu’une sortie du capitalisme n’est pas envisageable dans le contexte historique actuel, non pas parce que certains ont des scrupules à croire qu’une rupture avec le capitalisme en tant que système économique est souhaitable, mais parce ce que l’idée circule qu’aucune stratégie de rupture viable n’est possible. Cette idée est ancrée dans le dilemme central relatif à la transformation révolutionnaire des démocraties capitalistes : comme l’a affirmé Przeworski dans les années 1980, si l’on tente de rompre avec le capitalisme dans des conditions démocratiques ouvertes, alors, même dans les scénarios les plus optimistes, il est très peu pro-bable qu’un projet politique socialiste de rupture survive à plusieurs élec-tions 14. À cause des bouleversements entre l’élection de forces politiques

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    publiques relatives aux libertés civiles, aux droits

    d’association, aux droits du travail et à l’état-providence

    Zones exclues par des règles juridiques et des politiques publiques qui protègent la propriété

    privée

    Effets du néolibéralisme sur l’état-providence et la réglementation des marchés du travail

    Pays modal

    Effets de la financiarisation et de la mondialisation

    Conséquences de l’intensification de la concurrence pour l’emploi et clivages au sein des forces sociales populaires

    Sens de l'évolution

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    tentant une rupture avec le capitalisme et la stabilisation d’une économie socialiste, toute transition possible sera marquée par un « creux transition-nel », où les conditions de vie matérielles de la plupart des gens seront fortement dégradées et l’avenir vraiment incertain. Dans des conditions démocratiques ouvertes et compétitives, il est probable que la solidarité de la coalition hétérogène ayant initialement soutenu la rupture perdure pendant les différents cycles électoraux nécessaires pour accomplir une transition. Par conséquent, une rupture avec le capitalisme n’est possible que dans des conditions non démocratiques. En revanche, si une rupture avec le capitalisme s’opère dans des conditions non démocratiques, il est très peu probable qu’elle débouche sur la construction d’un socialisme démocratique et égalitaire, comme en témoignent les tragiques tentatives de rupture révolutionnaire et non démocratique avec le capitalisme qui ont eu lieu au xxe siècle. Les seuls scénarios plausibles sont donc une rupture non démocratique avec le capitalisme, débouchant sur un étatisme auto-ritaire au lieu d’un socialisme démocratique, ou une tentative de rupture démocratique avec le capitalisme, qui s’inversera pendant la période de transition prolongée. Par conséquent, dans un avenir prévisible, même si nous gardons nos aspirations révolutionnaires pour un après-capitalisme, nous vivrons dans un système économique dominé par le capitalisme. La question est de savoir à quelles conditions et sous quelle forme. Tant que la classe ouvrière et les autres forces sociales populaires vivront dans un monde capitaliste, le compromis de classe positif offrira les meilleures perspectives pour assurer un bien-être matériel à la plupart des gens. Cela ne signifie pas qu’aucun gain n’est possible sans compromis positif : on peut parfois obtenir des concessions par des batailles débouchant sur des compromis négatifs. Les partis socialistes et sociaux-démocrates peuvent remporter des élections et lancer des réformes progressistes, même en l’absence d’un compromis de classe positif. Mais ces gains sont toujours plus précaires que ceux que l’on obtient dans le cadre d’un compromis de classe positif, à la fois parce qu’ils rencontrent une plus grande résistance et parce qu’ils sont plus sujets à des contre-offensives.

    Il existe deux grandes réponses à l’érosion des conditions de compromis de classe positif : d’abord les stratégies qui pourraient inverser les tendances de la Figure 6 et restaurer les conditions favorables de la Figure 5, puis les moyens de rendre le bien-être des gens ordinaires vivant dans une économie capita-liste moins dépendant des perspectives de compromis de classe positif avec la classe capitaliste. Mes réflexions sur ces questions sont très incomplètes et hésitantes car je ne dispose pas d’une analyse approfondie des stratégies de transformation sociale pour la période actuelle. J’avance ces idées dans l’espoir de contribuer à la discussion sur les dilemmes et les possibilités que nous avons.

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    1. Stratégies visant à recréer les conditions d’un compromis de classe positif

    La Figure 7 présente brièvement les types de transformation nécessaires pour rétablir les conditions d’un compromis de classe positif. Je voudrais tout particulièrement me pencher sur le problème de la forme de la courbe elle-même : existe-t-il des stratégies et des politiques publiques plausibles qui pourraient influer sur la forme de la relation fonctionnelle sous-jacente entre le pouvoir politique et les intérêts des élites de façon à améliorer les perspectives d’un compromis de classe positif stable ? Ou, la détérioration actuelle des conditions macro-économiques d’un compromis de classe est-elle le résultat inexorable des dynamiques du capitalisme opérant dans le dos des acteurs et exclut-elle toute intervention stratégique ? 15 Il est possible que les quelques décennies d’après-guerre aient été une heureuse anomalie his-torique, où les conditions se sont avérées favorables au compromis de classe positif qui a assuré la sécurité économique et la modeste prospérité de la plu-part des gens dans les pays capitalistes développés. Nous sommes peut-être maintenant dans un capitalisme plus normal, où l’on peut espérer au mieux des périodes occasionnelles de compromis de classe négatif et où la plupart des gens adoptent, autant qu’ils le peuvent, des stratégies individuelles pour gérer les risques et les privations de la vie sous le capitalisme.

    Figure 7 : Transformer les conditions de compromis de classe

    Zone exclue par des règles juridiques et des politiques publiques relatives

    aux libertés civiles, aux droits d’association, aux droits du travail et à

    l’état-providence

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    Reconstruire l’état-providence et une réglementation cohérente des marchés du travail

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    Réguler la finance de façon démocratique et renforcer l’ancrage géographique de l’accumulation de capital

    Elargir la solidarité sociale par de nouvelles formes de pouvoir démocratique

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    J’aimerais maintenant étudier le scénario le moins pessimiste, dans lequel il serait possible d’instaurer de nouvelles conditions structurelles afin d’obtenir un compromis de classe positif plus solide. Je ne vais pas m’attarder sur la question politique plus étroite liée aux perspectives de mobilisation des forces politiques avec les engagements idéologiques progressistes nécessaires à la mise en œuvre des politiques créant ces conditions. La question est de savoir si des politiques viables peuvent être instaurées et lesquelles devraient être mises en œuvre si des forces politiques progressistes étaient en mesure de le faire 16. Si mon diagnostic de la Figure 6 est juste (selon lequel le pic de droite de la courbe de compromis de classe a décliné en raison des forces libérées par la mondialisation et la financiarisation), il faut alors des stratégies qui encou-ragent les formes d’accumulation de capital ancrées au niveau géographique et qui imposent des contraintes démocratiques réelles aux institutions finan-cières.

    Ancrage géographique

    En ce qui concerne le problème d’ancrage géographique, Joel Rogers nous offre un axe de réflexion prometteur sur ces sujets avec ses propositions de « démocratie productive » (qu’il avait précédemment appelée le « capita-lisme vertueux ») 17. Rogers affirme qu’il est important de centrer son atten-tion sur les économies régionales ancrées dans les zones métropolitaines plutôt que sur l’économie nationale, et notamment sur le rôle des autorités locales dans la construction de biens publics locaux susceptibles de soutenir des activités économiques très productives. Ici, l’accent est mis sur la four-niture d’une forte densité d’infrastructures améliorant la productivité et inci-tant les entreprises capitalistes à mieux s’intégrer au niveau local : transport public, éducation, parcs de recherche, efficacité énergétique, etc. De solides biens publics locaux peuvent être particulièrement efficaces pour les PME – qui sont généralement moins mobiles d’un point de vue géographique et dont les gérants sont plus susceptibles d’avoir des racines non économiques dans la région.

    L’un des éléments clés de ces biens publics locaux est la formation profes-sionnelle, l’un des problèmes d’action collective classiques rencontrés par les entreprises capitalistes (car la tentation est grande de profiter de la formation en cours d’emploi offerte par d’autres entreprises). Voilà un point sur lequel les syndicats puissants peuvent jouer un rôle particulièrement constructif dans la conception des programmes de formation et la coordination des normes essentielles pour la transférabilité des compétences. Les stratégies de déve-loppement régionales qui se concentrent sur ces biens publics et impliquent les acteurs collectifs locaux (notamment les syndicats) dans la résolution des problèmes liés à ces biens publics pourraient créer des conditions locales de compromis de classe positif avec le capital ancré localement.

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    Les évolutions technologiques peuvent améliorer la faisabilité de cet an-crage de la production capitaliste dans les PME très productives enracinées localement. L’un des aspects primordiaux de l’ère du capitalisme industriel est d’augmenter significativement les rendements d’échelle en matière de production et de distribution, puisque cela donne un avantage concurrentiel aux grandes entreprises. À l’ère du numérique, la profonde transformation de l’environnement technologique de l’activité économique a beaucoup fait baisser ces rendements d’échelle dans de nombreux secteurs. Prenons l’exemple de l’édition. Alors que les grands éditeurs restent importants, les coûts de publication unitaires sont beaucoup moins sensibles à l’échelle qu’ils ne l’étaient il y a dix ans, notamment depuis l’avènement des livres électroniques. En outre, les nouvelles technologies de fabrication qui se profilent à l’horizon laissent entrevoir des rendements d’échelle beaucoup plus linéaires – ce qui, en principe, devrait rendre les PME beaucoup plus productives et compétitives. Tout ceci peut accroître les perspectives d’une démocratie productive garantie par les biens publics locaux et régionaux.

    Bien sûr, les biens publics requièrent des taxes et certains estiment que la mondialisation nuit fortement à la capacité de taxation de l’État. L’argument est le suivant : si les taxes augmentent, le capital fuit. Cet argument semble encore plus convaincant pour les biens publics locaux : si les impôts locaux augmentent pour financer des biens publics locaux, les entreprises capitalistes quitteront simplement la juridiction de ces impôts. Ces arguments partent du principe que la taxation augmente toujours, directement ou indirectement, les coûts assumés par les entreprises capitalistes. Cela peut être le cas, bien sûr, notamment lorsque les taxes sont directement prélevées sur les profits. Mais, en principe, la taxation peut simplement servir à diviser la consommation des salariés entre leur consommation privée et leur consommation collective au travers des biens publics et avoir peu de répercussions sur les profits des entreprises capitalistes. La volonté des salariés d’accepter une taxation éle-vée ou faible dépend, évidemment, du niveau de solidarité entre eux et de leur confiance dans l’utilisation de ces taxes en faveur des biens publics. La contrainte fiscale liée à la création des biens publics locaux nécessaires pour un capitalisme productif ancré au niveau local est donc beaucoup plus poli-tique et idéologique que strictement économique.

    Imposer des contraintes à la finance

    Eu égard au problème de financiarisation, deux actions semblent particu-lièrement importantes. La première est de faire en sorte que la finance ne soit plus centrée sur l’activité spéculative mais sur l’investissement dans l’éco-nomie réelle. Même s’il n’existe souvent aucune ligne de démarcation non ambiguë entre ces deux aspects de l’affectation du capital, l’une des choses

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    qui éloigne les intérêts des investisseurs des conditions de vie des gens or-dinaires et rend le compromis de classe positif moins probable est la fuite des investissements dans l’économie réelle. Pour remédier à cela, l’État doit pouvoir imposer des contraintes réelles sur l’activité d’investissement, ce qui nécessite, au moins en partie, de freiner le flux mondial de capitaux. Tant que le capital pourra quitter facilement la juridiction de l’autorité politique, ce règlement restera précaire. La deuxième tâche cruciale est donc de redon-ner à l’État le pouvoir de réglementer efficacement la finance et de la rendre démocratiquement responsable. Plusieurs propositions sont avancées pour suivre cette direction : décomposer les plus grandes institutions financières, à la fois pour saper leur pouvoir de manipulation de l’autorité réglementaire et pour leur faire passer l’envie de prendre des risques excessifs parce qu’elles se sentent infaillibles compte tenu de leur taille, reconnaître explicitement l’inté-rêt de la finance pour les biens publics afin de créer un secteur d’institutions financières publiques et coopératives plus dynamique (coopératives de crédit, banques coopératives et banques communautaires) et instaurer de nouvelles formes de taxes sur les transactions, à l’instar de la taxe Tobin, pour freiner le flux mondial de finance spéculative.

    L’exemple des politiques publiques qui aident à construire une démo-cratie productive ancrée localement et imposent plus de contraintes démo-cratiques à la finance pourraient faire ressembler la courbe de compromis de classe de la Figure 6 à celle de l’Âge d’or (Figure 5). Ces politiques, notamment celles qui empiètent sur le pouvoir de la finance, rencontre-raient certainement une forte opposition de la part des différentes élites. Le problème est, bien sûr, de mobiliser des forces politiques suffisamment fortes et résilientes pour vaincre cette opposition. Bon nombre des mêmes évolutions structurelles politico-économiques qui ont généré une courbe de compromis de classe défavorable ont également contribué à saper le pouvoir des forces démocratiques populaires nécessaires pour imposer ce type de politiques publiques.

    2. Stratégies qui renforcent les domaines économiques non capitalistes

    Parce qu’il est politiquement difficile d’instituer des politiques qui chan-geraient les conditions de la courbe de compromis de classe illustrée à la Figure 7, cela vaut la peine d’envisager des stratégies qui répondent aux condi-tions défavorables à un compromis de classe en se focalisant sur les moyens de construire des alternatives dans la société civile et l’économie elle-même, plutôt qu’en affrontant directement l’État. Mon analyse des alternatives so-cialistes dans Envisioning Real Utopias est centrée sur l’idée que toutes les économies sont des hybrides de différentes sortes de relations économiques. J’avance notamment que les économies capitalistes modernes devraient être

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    considérées comme des hybrides de structures économiques capitalistes, étatistes et socialistes. La description raccourcie de cette économie hybride comme du « capitalisme » implique que la composante capitaliste est « domi-nante ». L’idée de compromis de classe positif est axée sur les relations de pouvoir et les intérêts de classe générés par les dynamiques capitalistes du système. L’une des solutions au problème du rétablissement de conditions favorables à l’obtention de quelques avantages du compromis de classe positif consiste à renforcer les aspects non capitalistes de l’hybride structurel écono-mique. Voici quelques exemples.

    Coopératives de travailleurs

    Les sociétés coopératives détenues par les travailleurs sont, par nature, ancrées au niveau géographique. Les patrons-employés de ces sociétés sont concernés par le lieu où ils vivent et ont donc tout intérêt à créer des condi-tions économiques localement favorables et à soutenir les biens publics qui les rendent possibles. Même si dans la plupart des économies capitalistes existantes, les coopératives de travailleurs tendent à n’occuper que de petites niches (aux États-Unis, on en comptait moins de 400 en 2012), certaines grandes coopératives détenues par les travailleurs réussissent, à l’instar de la Corporation Mondragon composée de quelque 270 coopératives.

    Ce qu’il faut retenir, c’est que, dans le contexte de l’actuelle crise écono-mique espagnole, Mondragon s’en sort beaucoup mieux le reste de l’écono-mie espagnole : une seule des 270 coopératives du groupe a dû être dissoute. La résistance des coopératives Mondragon face à la crise s’explique de dif-férentes manières. Entre autres choses, la structure Mondragon comprend un système de subventionnement croisé des coopératives les moins rentables par les plus rentables, ce qui sert de « tampon » en période difficile. Grâce aux intérêts communs des travailleurs des coopératives et au niveau d’inégalité interne relativement faible, la solidarité et l’engagement des travailleurs sont assez importants. L’expression « On est tous dans le même bateau » est une réalité, ce qui fait que les travailleurs sont moins réticents à accepter des sacri-fices partagés pour surmonter la crise. En outre, les coopératives comptent également des employés non membres et leur licenciement a également contribué à cette réussite.

    L’existence de Mondragon en tant que grand groupe de coopératives pro-ductif qui réussit montre que les coopératives de travailleurs ne sont pas condamnées à se limiter à de petites entreprises artisanales, marginales dans l’économie. En tout état de cause, compte tenu de la perte d’intensité capi-talistique dans de nombreux domaines d’activité économique (notamment en raison du développement des technologies numériques) et des possibili-tés accrues de formes de production modularisées, les contraintes d’échelle

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    subies par les coopératives de travailleurs de plusieurs secteurs diminuent. L’un des moyens de promouvoir une structure d’accumulation de capital plus ancrée au niveau géographique serait d’encourager le développement de ces coopératives.

    Les coopératives de travailleurs sont principalement fondées de deux ma-nières différentes : soit par un groupe de personnes qui se réunit pour mon-ter une entreprise de type coopérative, soit par les employés d’une entreprise capitaliste établie qui rachètent les parts des propriétaires de l’entreprise. Cette dernière stratégie est particulièrement pertinente lorsque les dirigeants âgés d’une entreprise familiale font face à une « crise de succession » où aucun membre de la jeune génération de la famille ne souhaite reprendre l’entreprise. Dans ce cas, les salariés ont la possibilité de racheter l’entreprise. Toutefois, le problème est qu’ils n’ont généralement pas assez d’économies pour le fai