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Ce document est extrait de la base de données textuelles Frantext réalisée par l'Institut National de la Langue Française (INaLF) Rapports du physique et du moral de l'homme [Document électronique] / P.-J.- G. Cabanis NOTE DE L'AUTEUR p1 sur la seconde édition de l' ouvrage intitulé : rapports du physique et du moral de l' homme. L' accueil favorable que cet ouvrage a reçu du public, m' a engagé à le revoir avec attention. Mon but principal a été d' en rendre la lecture plus facile. Je ne me flatte pas d' avoir épargné tout travail au lecteur ; mais je crois qu' avec de l' attention, on pourra suivre, sans beaucoup de peine, toute la chaîne des idées et des raisonnemens. C' est dans cette même vue que j' ai ajouté deux tables de l' ouvrage : l' une analytique, dressée avec beaucoup de soin par mon collègue, M De Tracy ; l' autre alphabétique, que je dois au zèle complaisant de mon laborieux et savant confrère, M Suë, professeur et bibliothécaire à l' école de médecine de Paris. Les corrections que j' ai faites, portent, en général, plutôt sur la rédaction que sur le fond même des idées. Je n' ai pas cru devoir changer la forme de mémoires, sous laquelle l' ouvrage a paru d' abord : elle me semble caractériser l' époque de sa composition et de sa première publication. J' ai cru bien moins encore devoir céder à l' avis qui m' a été donné, de réunir dans un seul mémoire, ce que j' ai dit dans le second, le troisième et le dixième, sur les premières déterminations vitales, sur p11

Rapports Du Physique Et Du Moral de l'Homme

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Rapports du physique et du moral de l'homme [Document électronique] / P.-J.-G. Cabanis

NOTE DE L'AUTEUR

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sur la seconde édition de l' ouvrageintitulé : rapports du physique et du moralde l' homme.L' accueil favorable que cet ouvrage a reçu dupublic, m' a engagé à le revoir avec attention.Mon but principal a été d' en rendre la lectureplus facile. Je ne me flatte pas d' avoirépargné tout travail au lecteur ; mais jecrois qu' avec de l' attention, on pourrasuivre, sans beaucoup de peine, toute lachaîne des idées et des raisonnemens.C' est dans cette même vue que j' ai ajoutédeux tables de l' ouvrage : l' une analytique,dressée avec beaucoup de soin par mon collègue,M De Tracy ; l' autre alphabétique, que jedois au zèle complaisant de mon laborieuxet savant confrère, M Suë, professeur etbibliothécaire à l' école de médecine de Paris.Les corrections que j' ai faites, portent,en général, plutôt sur la rédaction que surle fond même des idées. Je n' ai pas cru devoirchanger la forme de mémoires, sous laquellel' ouvrage a paru d' abord : elle me semblecaractériser l' époque de sa composition et de sapremière publication. J' ai cru bien moins encoredevoir céder à l' avis qui m' a été donné, deréunir dans un seul mémoire, ce que j' ai ditdans le second, le troisième et le dixième,sur les premières déterminations vitales, sur

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l' instinct, la sympathie, etc. Si j' avais placédans le second et le troisième, ce que ledixième renferme sur les mêmes sujets, il m' eutété absolument impossible de me faire entendre ;toutes ces idées ayant besoin d' êtrepréparées d' avance par les mémoires intermédiaires :et si j' avais réservé pour le dixième ce quise trouve dans le second et dans le troisième,j' aurais écarté de ceux-ci des choses nécessairesà l' intelligence facile des suivans. Il mesemble que, dans tout l' ouvrage, les idées sontrangées suivant leur ordre naturel, et qu' onne pourrait changer cet ordre, sans beaucoupnuire à leur enchaînement et à leur clarté.

PREFACE.

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L' étude de l' homme physique est égalementintéressante pour le médecin et pour lemoraliste : elle est presque égalementnécessaire à tous les deux.En s' efforçant de découvrir les secrets del' organisation, en observant les phénomènesde la vie, le médecin cherche à reconnaîtreen quoi consiste l' état de parfaite santé ;quelles circonstances sont capables detroubler ce juste équilibre ; quels moyenspeuvent le conserver, ou le rétablir.Le moraliste s' efforce de remonter jusqu' auxopérations plus obscures, qui constituentles fonctions de l' intelligence et lesdéterminations de la volonté. Il y chercheles règles qui doivent diriger la vie, et lesroutes qui conduisent au bonheur.L' homme a des besoins : il a reçu desfacultés pour les satisfaire ; et les unset les autres dépendent immédiatement de sonorganisation.Est-il possible de s' assurer que les pensées

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naissent, et que les volontés se forment,par l' effet de mouvemens particuliers,

exécutés dans certains organes ; et que cesorganes sont soumis aux mêmes lois, que ceuxdes autres fonctions ?En plaçant l' homme au milieu de ses semblables,tous les rapports qui peuvent s' établirentre eux et lui, résultent-ils directement,ou de leurs besoins mutuels, ou de l' exercicedes facultés que leurs besoins mettenten action ? Et ces mêmes rapports, qui sontpour le moraliste, ce que sont pour lemédecin, les phénomènes de la vie physique,offrent-ils divers états correspondansà ceux de santé et de maladie ? Peut-onreconnaître par l' observation, les circonstancesqui maintiennent, ou qui occasionnent ces mêmesétats ? Et peuvent-ils à leur tour, nousfournir, par l' expérience et par le raisonnement,les moyens d' hygiène, ou de curation, qui doiventêtre employés dans la direction de l' homme moral ?Telles sont les questions que le moralistea pour but de résoudre, en remontant dansses recherches, jusqu' à l' étude des phénomènesvitaux et de l' organisation.

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Les écrivains qui se sont occupés avecquelque profondeur, de l' analyse des idées,de celle du langage, ou des autres signes quiles représentent, et des principes de lamorale privée ou publique, ont presque toussenti cette nécessité de se diriger, dans leursrecherches, d' après la connaissance de lanature humaine physique. Comment, eneffet, décrire avec exactitude, apprécier etlimiter sans erreur, les mouvemens d' unemachine, et les résultats de son action, sil' on ne connaît d' avance sa structure et sespropriétés ? Dans tous les tems, on a vouluconvenir, à ce sujet, de quelques pointsincontestables, ou regardés comme tels. Chaquephilosophe a fait sa théorie de l' homme ;ceux même qui, pour expliquer les diversesfonctions, ont cru devoir supposer en lui,deux ressorts de nature différente, ontégalement reconnu qu' il est impossible desoustraire les opérations intellectuelles etmorales, à l' empire du physique : et dansl' étroite relation qu' ils admettent entre cesdeux forces motrices, le genre et le caractèredes mouvemens restent toujours subordonnésaux lois de l' organisation.

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Mais si la connaissance de la structure etdes propriétés du corps humain doit dirigerl' étude des divers phénomènes de la vie ;d' autre part, ces phénomènes, embrassésdans leur ensemble, et considérés sous tousles points de vue, jettent un grand jour surces mêmes propriétés qu' ils nous montrenten action. Ils en fixent la nature ; ils encirconscrivent la puissance ; ils font sur-toutvoir plus nettement, par quels rapports ellessont liées avec la structure du corps vivant,et restent soumises aux mêmes lois quiprésidèrent à sa formation primitive, qui ladéveloppent, et qui veillent à sa conservation.Ici, le moraliste et le médecin marchenttoujours encore sur la même ligne. Celui-cin' acquiert la connaissance complète del' homme physique, qu' en le considérantdans tous les états par lesquels peuventle faire passer l' action des corps extérieurs,et les modifications de sa propre faculté desentir ; celui-là se fait des idées d' autantplus étendues et plus justes de l' homme moral, qu' il l' a suivi plus attentivement dans toutesles circonstances où le placent les chances de lavie, les événemens de l' état social, les diversgouvernemens,

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les lois, et la somme des erreurs, ou desvérités répandues autour de lui.Ainsi, le moraliste et le médecin ont deuxmoyens directs de donner à la théorie desdifférentes branches de la science quechacun d' eux cultive particulièrement, toute lacertitude dont sont susceptibles les autressciences naturelles d' observation, qui nepeuvent pas être ramenées au calcul : et parces mêmes moyens, ils sont en état d' en porterl' application pratique, à ce haut degré deprobabilité, qui constitue la certitude de tousles arts usuels.Mais depuis qu' on a jugé convenable detracer une ligne de séparation entre l' étudede l' homme physique, et celle de l' hommemoral, les principes relatifs à cette dernièreétude, se sont trouvés nécessairement obscurcis

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par le vague des hypothèses métaphysiques.Il ne restait plus, en effet, aprèsl' introduction de ces hypothèses dans l' étudedes sciences morales, aucune base solide,aucun point fixe auquel on pût rattacher lesrésultats de l' observation et de l' expérience.Dès ce moment, flottantes au gré des idéesles plus vaines, elles sont, en quelque sorte,rentrées avec elle dans le domaine del' imagination ; et de bons esprits ont puréduire à l' empirisme le plus borné, lespréceptes dont elles se composent.Tel était, avant que Locke parût, l' étatdes sciences morales ; tel est le reprochequi pouvait lui être fait avec quelquefondement, avant qu' une philosophie plussûre eût retrouvé la source première de toutesles merveilles que présente le mondeintellectuel et moral, dans les mêmes lois, oudans les mêmes propriétés qui déterminent lesmouvemens vitaux.Déjà cependant quelques hommes, doués deplus de génie peut-être que ce respectablephilosophe, avaient entrevu les véritésfondamentales exposées dans ses écrits. Onen retrouve des vestiges dans la philosophie

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d' Aristote, et dans celle de Démocrite, dontépicure fut le restaurateur. L' immortelBacon avait découvert, ou pressenti presquetout ce que pouvait exiger la refonte totale,non seulement de la science, mais, suivantson expression, de l' entendement humain lui-même. Hobbes sur-tout, par la seuleprécision de son langage, fut conduit, sansdétour, à la véritable origine de nosconnaissances. Il en trace les méthodes avecsagesse ; il en fixe les limites avec sûreté.Mais ce n' était point de lui, c' était deLocke, son successeur, que la plus grande etla plus utile révolution de la philosophiedevait recevoir la première impulsion. C' étaitpar Locke que devait, pour la première fois,être exposé clairement et fortifié de sespreuves les plus directes, cet axiome fondamental,que toutes les idées viennent par les sens, ou sont le produit des sensations.

Helvétius a résumé la doctrine de Locke : illa présente avec beaucoup de clarté, desimplicité, d' élégance. Condillac l' adéveloppée, étendue, perfectionnée : il endémontre la vérité par des analyses toutesnouvelles, plus profondes et plus capables de

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diriger son application. Les disciples deCondillac, en cultivant différentes branchesdes connaissances humaines, ont encoreamélioré, quelques-uns même ont corrigé,dans plusieurs points, son tableau des procédésde l' entendement.Mais quoique, depuis Condillac, l' analyseait marché par des routes pratiques parfaitement sûres, certaines questions,qu' on peut regarder comme premières dansl' étude de l' entendement, présentaient toujoursdes côtés obscurs. On n' avait, par exemple,jamais expliqué nettement en quoi consistel' acte de la sensibilité. Suppose-t-il toujoursconscience et perception distincte ? Etfaut-il rapporter à quelqu' autre propriétédu corps vivant les impressions inaperçues,et les déterminations auxquelles la volonténe prend aucune part ?Condillac, en niant les opérations del' instinct, et cherchant à les ramener auxfonctions rapides et mal démêlées duraisonnement, admettait implicitement l' existenced' une cause active, différente de lasensibilité : car, suivant lui, cette dernièrecause est exclusivement destinée à laproduction des divers jugemens, soit quel' attention puisse en saisir véritablementla chaîne, soit que leur multitude et leurrapidité, chaque jour augmentées par l' habitude,en cachent la véritable source à celui quis' observe lui-même. Il est évident qu' alorsles mouvemens

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vitaux, tels que la digestion, la circulation,les sécrétions des différentes humeurs, etc.,doivent dépendre d' un autre principe d' action.Mais, en examinant avec l' attention

convenable les assertions de Condillactouchant les déterminations instinctives, onles trouve (du moins dans l' extrême généralitéqu' il leur donne) absolument contraires auxfaits : et pour peu qu' on se soit rendufamilières l' analyse rationnelle et les lois del' économie animale, on voit ces mêmesdéterminations se confondre en effet, d' une part,avec les opérations de l' intelligence,et de l' autre, avec toutes les fonctionsorganiques ; de sorte qu' elles forment uneespèce d' intermédiaire entre les premièreset les secondes, et semblent destinées à leurservir de lien.Tous ces divers phénomènes peuvent-ilsêtre ramenés à un principe commun ?La sympathie morale offre encore des effetsbien dignes de remarque. Par la seulepuissance de leurs signes, les impressionspeuvent se communiquer d' un être sensible,ou considéré comme tel, à d' autres êtres qui,pour les partager, semblent alors s' identifieravec lui. On voit les individus s' attirer ou se

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repousser : leurs idées et leurs sentimens,tantôt se répondent par un langage secret,aussi rapide que les impressions elles-mêmes,et se mettent dans une parfaite harmonie ;tantôt ce langage est le souffle de ladiscorde : et toutes les passions hostiles,la terreur, la colère, l' indignation, lavengeance, peuvent à la voix et même au simpleaspect d' un seul homme, enflammer tout-à-coupune grande multitude ; soit qu' il les exciteen les exprimant, soit qu' il les inspire contrelui-même, par le point de vue sous lequel ils' offre à tous les regards.Ces effets, et beaucoup d' autres qui s' yrapportent, ont été l' objet d' une analysetrès-fine : la philosophie écossaise lesconsidère comme le principe de toutes lesrelations morales.Sommes-nous maintenant en état de lesfaire dépendre de certaines propriétéscommunes à tous les êtres vivants ? Et serattachent-ils

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aux lois fondamentales de la sensibilité ?Enfin, tandis que l' intelligence juge, etque la volonté desire ou repousse, ils' exécute beaucoup d' autres fonctions, plus oumoins nécessaires à la conservation de la vie.Ces diverses opérations ont-ellesquelqu' influence les unes sur les autres ?Et d' après la considération des différensétats physiques et moraux, qu' on observesimultanément alors, est-il possible de saisiret de déterminer avec assez de précision lesrapports qui les lient entre eux dans les casles plus frappans, pour être sûr que, dansles autres cas mal caractérisés, si le mêmerapprochement est moins facile, c' estuniquement à des nuances trop fugitives qu' ilfaut l' imputer ?En supposant qu' il nous fût permis de répondrepar l' affirmative aux diverses questionsénoncées ci-dessus, les opérations del' intelligence et de la volonté se trouveraientconfondues, à leur origine, avec les autresmouvemens vitaux : le principe des sciencesmorales, et par conséquent ces scienceselles-mêmes, rentreraient dans le domaine de la

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physique ; elles ne seraient plus qu' unebranche de l' histoire naturelle de l' homme :l' art d' y vérifier les observations, d' y tenterles expériences, et d' en tirer tous lesrésultats certains qu' elles peuvent fournir,ne différerait en rien des moyens qui sontjournellement employés avec la plus entière etla plus juste confiance, dans les sciencespratiques dont la certitude est le moinscontestée : les principes fondamentaux des uneset des autres seraient également solides : ellesse formeraient également par l' étude sévèreet par la comparaison des faits ; elless' étendraient et se perfectionneraient par lesmêmes méthodes de raisonnement.Il résultera, je crois, de la lecture de cetécrit, que telle est, en effet, la base dessciences morales. Le vague des hypothèses,hasardées pour l' explication de certainsphénomènes qui paraissent, au premiercoup-d' oeil, étrangers à l' ordre physique,ne pouvait manquer d' imprimer à ces sciencesun caractère d' incertitude : et l' on ne doit

pas s' étonner que leur existence même, commevéritable corps de doctrine, ait été révoquéeen doute par des esprits d' ailleurs judicieux.

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Il s' agit maintenant de les remettre à leurvéritable place, et de marquer les pointsfixes d' où l' on doit partir, dans toutes lesrecherches qu' elles peuvent avoir pour but.Car ce n' est qu' en s' appuyant sur la natureconstante et universelle de l' homme, qu' onpeut espérer de faire dans ces sciences desprogrès véritables ; et que, ramenées à lacondition des objets les plus palpables de nostravaux, elles peuvent, par la sûretéreconnue des méthodes, offrir un certain nombrede résultats évidens pour tous les esprits.Le lecteur s' apercevra bientôt que nousentrons ici dans une carrière toute nouvelle :je n' ai pas la prétention de l' avoirparcourue jusqu' au bout : mais des hommes plushabiles et plus heureux, achèveront ce quetrop souvent je n' ai pu que tenter ; et monespoir le plus solide est d' exciter leursefforts : car, je le confesse sans détour,cette route est, à mes yeux, celle de la vérité.Plusieurs personnes d' un grand mériteparaissent en avoir jugé ainsi. Depuis lapublication des parties de ce travail, qui setrouvent dans les deux premiers volumes desmémoires de la seconde classe de l' institut,

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différens écrivains, versés dans les matièresphysiologiques et philosophiques, les ontcitées d' une manière honorable. Quelques-unsmême ont fait mieux, s' il m' est permisde le dire : ils ont cru pouvoir s' emparer,sans scrupule, de plusieurs idées qu' ellescontiennent, en négligeant d' indiquer leursource. Je le remarque ; mais je suis loin dem' en plaindre : au contraire, ce genre d' élogeest assurément le moins suspect. Si je nemettais à mon ouvrage qu' un intérêt devanité, je leur devrais beaucoup de remercîmenspersonnels ; mais, comme la principalerécompense que j' ose en attendre, est de voir

répandre des vérités qui me paraissent utiles,je dois bien plus encore à ces écrivains, dontle savoir et le talent leur imprime un degré deforce et de poids, qu' il n' était malheureusementpas en moi de leur donner.D' après la direction que suit depuis trenteans l' esprit humain, les sciences physiqueset naturelles semblent avoir généralementobtenu le premier pas. Leurs rapidesprogrès, dans un si court espace de tems,ont rendu l' époque actuelle la plus brillantede leur histoire. Tout leur présage encore denouveaux succès : et c' est en rapprochantd' elle, de plus en plus, toutes les autressciences et tous les arts, qu' on peut espérer,avec fondement, de les voir tous éclairésenfin d' un jour, en quelque sorte, égal.Peut-être avons-nous passé l' âge des plusbrillans travaux d' imagination (bien qu' à direvrai, je sois éloigné de souscrire, même surce point, aux décisions amères et doctoralesdes censeurs du moment présent) : mais, dureste, toutes les connaissances et toutes lesidées directement appliquables aux besoinsde la vie, à l' augmentation des jouissancessociales, au perfectionnement des esprits,à la propagation des lumières, semblent êtreaujourd' hui devenues par-tout, le but communde tous les efforts. Jamais la vérité nefut, dans tous les genres, recherchée avecautant de zèle, exposée avec autant de forceet de méthode, reçue avec un intérêt si général :

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jamais elle n' eut de si zélès défenseurs,ni l' humanité, des serviteurs si dévoués.Quoique l' état de la société civile enEurope ait crée sur différens points decette vaste partie du monde, plusieurs grandsfoyers de lumière, qui, pour le dire enpassant, rendent impossible toute rétrogradationdurable de l' esprit humain, la France est endroit de s' attribuer une grande part dansles progrès de la raison, pendant le dix-huitièmesiècle. Sa langue, plutôt claire, précise etélégante, qu' harmonieuse, abondante etpoétique, semble plus propre aux discussionsde la philosophie, ou à l' expression dessentimens doux et de leurs nuances les plusdélicates, que capable d' agiter fortement etprofondément les imaginations, et de produire

tout-à-coup sur les grandes assemblées, cesimpressions violentes dont les exemplesn' étaient pas rares chez les anciens.L' indépendance des idées, qui se faisaitsur-tout remarquer parmi nous, même sousl' ancien régime, le peu de penchant à selaisser imposer par les choses, ou par leshommes ; la hardiesse des examens ; en un mot,toutes

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les dispositions et toutes les circonstancesauxquelles la France devait la placerespectable qu' elle avait prise dans le mondesavant, ont acquis un nouveau degré d' énergieet de puissance, par l' effet de la plus étonnantecommotion politique dont l' histoire aitconservé le souvenir. Et depuis que le mouvementest réduit à ne plus être que celui desidées, et non celui des passions, les progrès,plus lents en apparence, seront en effet plussûrs. La marche mesurée d' un gouvernementfort et établi, pourra sans doute y contribuerbeaucoup elle-même. Enfin, la maturitéqu' une expérience imposante et terrible donneà toutes les conceptions, à toutes lesespérances, à tous les voeux, est, sans doute,ce qui peut empêcher le plus efficacement laphilanthropie de se laisser égarer dans desprojets chimériques ou prématurés ; maiselle fait en même tems que les vues utilesdoivent toutes, à la longue, recevoir leurapplication.C' est au moment où l' esprit humain estdans cet état de travail et de paisiblefermentation, qu' il devient plus facile, etqu' il est aussi plus important de donner une base

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solide aux sciences morales. Les chocsrévolutionnaires ne sont point, comme quelquespersonnes semblent le croire, occasionnés parle libre développement des idées : ils onttoujours, au contraire, été le produitinévitable des vains obstacles qu' on luioppose imprudemment ; du défaut d' accord entrela marche des affaires et celle de l' opinion,

entre les institutions sociales et l' étatdes esprits. Plus les hommes sont généralementéclairés et sages, et plus ils redoutentces secousses : ils savent, comme le ditPascal, que la violence et la vérité sontdeux puissances qui n' ont aucune actionl' une sur l' autre ; que la vérité ne gouvernepoint la violence, et que la violencene sert jamais utilement la vérité.C' est donc en environnant sans cesse lesidées nouvelles, d' une lumière égale et pure,qu' on peut rendre leur action sur l' étatsocial, insensible et douce, comme celle desforces qui tendent sans relâche à conserver,ou à remettre en harmonie, les différenscorps de l' univers.Les idées relatives à la morale publique,sont indubitablement celles qui, par la manière

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dont elles entrent dans les têtes et reçoiventleur application, peuvent produire lesplus grands effets, soit avantageux, soitfunestes : il faut donc porter la plus grandesévérité de méthode, et dans les recherchesdont elles sont l' objet, et dans leur exposition ;c' est principalement pour elles, qu' il devientessentiel de connaître, jusques dans leursélémens les plus déliés, le mécanisme desprocédés de l' intelligence, celui des passions, ettoutes les circonstances particulières quipeuvent altérer, ou modifier leurs mouvemens.Mais les principes de la morale privée et del' éducation individuelle n' ont pas moinsbesoin de cette même lumière : ils reposent, eneffet, sur la même base. Ce qui les éclaircit,est aussi ce qui peut le plus les fortifier.Si l' aspect des désordres qui règnent dansle monde, corrompt, ou afflige les hommeslégers et superficiels, une expérience plusréfléchie et plus saine prouve aux espritsattentifs que les biens les plus précieux de lavie ne s' obtiennent que par la pratique de lamorale. Le véritable bonheur est nécessairementle partage exclusif de la véritablevertu ; c' est-à-dire, de la vertu dirigée parla sagesse ; car, éclairer sa conscience n' estpas moins un besoin qu' un devoir ; et sansle flambeau de la raison, non seulement lavertu peut laisser tomber les hommes lesplus excellens dans tous les degrés de

l' infortune ; elle peut encore devenir elle-mêmela source des plus funestes erreurs.Par une heureuse nécessité, l' intérêt dechaque individu ne saurait jamais êtrevéritablement séparé de l' intérêt des autreshommes : les efforts qu' il peut vouloir tenterpour cela sont des actes d' hostilité générale,qui retombent inévitablement, tôt ou tard, surleur auteur.Mais c' est sur-tout en remontant à lanature de l' homme ; c' est en étudiant les lois deson organisation, et les phénomènes directsde sa sensibilité, qu' on voit clairementcombien

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la morale est une partie essentielle de sesbesoins. On reconnaît bientôt que e seulcôté par lequel ses jouissances puissent êtreindéfiniment étendues, est celui de sesrapports avec ses semblables ; que son existences' agrandit à mesure qu' il s' associe à leursaffections, et leur fait partager celles dont ilest animé. C' est en considérant à leur sourceles passions même qui l' égarent le plus loinde son but, qu' on se convainc, à chaqueinstant davantage, que pour le rendre meilleuril suffit d' éclairer sa raison, et qu' êtrehonnête homme est le premier et le plusindispensable caractère du bon sens.Ainsi, les principes de la morale s' établissentsur la base la plus ferme : leur enchaînementet leurs applications se démontrent avecle dernier degré d' évidence : les avantagesqui résultent non seulement pour les sociétéstout entières, mais encore pour chacun de leursmembres, de son respect et de sa soumissionaux règles de conduite qui dérivent de cesmêmes principes, peuvent se prouver, enquelque sorte, mathématiquement.Mais il ne suffit pas que les lumières de la

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sagesse éclairent l' homme ; c' est par seshabitudes qu' il est gouverné : il importedonc sur-tout de lui faire prendre de bonneshabitudes. La sévérité des maximes auxquelles

on a voulu l' assujétir dès l' enfance, sansmotif valable, les lui fait bientôt rejeter,quand il devient son propre guide. Mais cellesque sa raison avoue prennent d' autant plusd' empire sur lui, qu' il les discute davantage ;et leur utilité, pour son bonheur, lui paraîtd' autant plus démontrée, qu' il les a pratiquéesplus longtems. Telle est la puissance,et tels sont les fruits de la seule bonneéducation.Il importe d' autant plus de rattacher lamorale à ses motifs réels, qu' elle est d' unenécessité plus générale et plus journalière,et que toute autre méthode est incapable delui donner une entière solidité. Les espritssages auront toujours des égards pour lesopinions accidentelles qui servent à rendreun autre homme meilleur, ou plus heureux. Mais,sans discuter ici les avantages ou lesinconvéniens d' aucune de ces opinions, il estévident qu' on ne peut pas toujours comptersur leur appui. Indépendamment

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de leur diversité, qui rend leur actiontrès-incertaine et très-variable, il estbeaucoup d' esprits qui leur sont fermés sansespoir. Un plus grand nombre passent del' une à l' autre plusieurs fois dans la vie, oumême finissent par les toutes rejeterindistinctement ; et peut-être le momentprésent est-il celui où l' on peut le moinsattendre d' elles de véritables secours. Mais,quoi qu' il en soit, rien n' est sans douteplus indispensable que d' affermir la moralede ceux qui les rejettent, et d' empêcher que ceuxqui cessent de croire à leur vérité, pensentdès lors, pouvoir fouler impunément auxpieds, comme chimériques, toutes les vertusdont elles étaient pour eux le soutien.Heureusement, la culture du bon sens etles bonnes habitudes suffisent pour cela.Quoiqu' égaré trop souvent par des impostures,l' homme est fait pour la vérité, dont larecherche est son besoin le plus constant, etdont la découverte le pénètre de la plus douceet de la plus profonde satisfaction. Quoiquetrop souvent agité par des passions aveugleset funestes, l' homme est également né pourla vertu : la vertu seule peut le mettre enharmonie avec la société. Sans elle, son coeur

est toujours dévoré de sentimens hostiles ; savie est un orage, et le monde n' offre à sesyeux que des ennemis. L' habitude des actionsutiles aux hommes, des sentimens bienveillanset généreux perpétue au contraire, dansl' âme, ces vives émotions de l' humanité,que personne peut-être n' est assez malheureuxpour n' avoir pas éprouvées quelquefois. Enliant toutes ses affections aux destinéesprésentes et futures de ses semblables,le sage n' agrandit pas seulement sans limitesson étroite et passagère existence ; il lasoustrait encore, en quelque sorte, àl' empire de la fortune : et dans cet asyleélevé, d' où sa tendre compassion déplore leserreurs des hommes, source presque unique detous leurs maux, son bonheur se compose dessentimens les plus exquis ; les vrais biens de lavie humaine lui sont exclusivement réservés.L' écrit suivant n' a point, au reste, pourobjet l' exposition et le développement de cesvérités incontestables : encore moinsaurons-nous la prétention de vouloir lesappliquer à la morale publique. S' il est iciquestion de considérations morales, c' estpar rapport aux lumières qu' elles peuventemprunter de l' étude des phénomènes physiques ; c' est uniquement parce qu' elles sont une partieessentielle de l' histoire naturelle de l' homme.Quelques personnes ont paru craindre, à cequ' on m' assure, que cet ouvrage n' eût pourbut, ou pour effet de renverser certainesdoctrines, et d' en établir d' autres relativementà la nature des causes premières ; mais cela nepeut pas être, et même, avec de la réflexionet de la bonne foi, il n' est pas possible de lecroire sérieusement. Le lecteur verra souvent,

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dans le cours de l' ouvrage, que nousregardons ces causes comme placées hors dela sphère de nos recherches, et comme dérobées,pour toujours, aux moyens d' investigationque l' homme a reçus avec la vie. Nousen faisons ici la déclaration la plus formelle :et s' il y avait quelque chose à dire encore surdes questions qui n' ont jamais été agitéesimpunément, rien ne serait plus facile que deprouver qu' elles ne peuvent être ni un objetd' examen, ni même un sujet de doute, et quel' ignorance la plus invincible est le seul

résultat auquel nous conduise, à leur égard, lesage emploi de la raison. Nous laisserons doncà des esprits plus confians, ou si l' on veut,plus éclairés, le soin de rechercher, par desroutes que nous reconnaissons impraticablespour nous, quelle est la nature du principequi anime les corps vivans : car nous regardonsla manifestation des phénomènes qui ledistinguent des autres forces actives de lanature, ou les circonstances en vertu desquellesont lieu ces phénomènes, comme confondues,en quelque sorte, avec les causes premières,ou comme immédiatement soumises aux lois quiprésident à leur action.

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On ne trouvera point encore ici ce qu' onavait appelé longtems de la métaphysique : ce seront de simples recherches dephysiologie, mais dirigées vers l' étudeparticulière d' un certain ordre de fonctions.J' avais espéré pouvoir joindre aux mémoires,dont cet écrit est composé, le tableaud' une suite d' expériences sur les dégénérationset les transformations animales et végétales.Quelques essais m' avaient fait regarderces expériences comme propres à jeter dujour sur les circonstances qui déterminent laproduction des êtres organisés. Mais desdérangemens de santé, presque continuels,m' ont forcé d' interrompre ce travail, et d' enremettre la continuation à d' autres tems. Jeme propose de le reprendre aussitôt que celame sera possible ; et si les résultats m' enparaissent dignes d' intéresser le public, je meferai un devoir de lui rendre un comptescrupuleux des faits que j' aurai observés.

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On me permettra de témoigner publiquementau citoyen François Thurot, ma vivereconnaissance de tous les soins qu' il a bienvoulu prendre pour donner à l' édition de cetouvrage une correction de détail, que peut-êtrele fonds ne méritait pas. Son amitié généreuse,jointe au zèle de la science, a pu seulelui faire entreprendre la tâche minutieuse

et fatigante qu' il a remplie si patiemment.Déjà connu, quoique jeune encore, pardes écrits que caractérise la maturité del' esprit et du talent, le citoyen Thurot, aumilieu de ses importantes occupations, a eula bonté de surveiller l' impression de monmanuscrit. Il en a fait disparaître beaucoupde défectuosités : et si j' eusse été toujours àtems de recueillir et de mettre à profit sesexcellens conseils, l' ouvrage aurait pu devenirmoins indigne du public.Je dois aussi des remercîmens à mes jeunesconfrères, les citoyens Richerand et Alibert,pour l' intérêt qu' ils ont mis à cettepublication. Il est seulement à craindre queleur ardeur pour les progrès de la médecinephilosophique, et les préventions favorables quecette ardeur même peut leur inspirer, n' aientégaré leur jugement. Car, d' ailleurs, qui jamaiseut plus le droit d' être difficile ? Ne sont-ilspoint, en effet, des premiers parmi cesélèves déjà célèbres, dont s' honore l' écolede médecine de Paris, et dont les succèsattestent la perfection des méthodesd' enseignement employées par ses illustresprofesseurs, et l' excellent esprit qui dirigel' administration de ce bel établissement ?

PREMIER MEMOIRE

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considérations générales sur l' étudede l' homme, et sur les rapports de sonorganisation physique avec ses facultésintellectuelles et morales. introduction.C' est sans doute, citoyens, une belle et grandeidée que celle qui considère toutes les sciences ettous les arts comme formant un ensemble, un toutindivisible, ou comme les rameaux d' un mêmetronc, unis par une origine commune, plusétroitement unis encore par le fruit qu' ils sonttous

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également destinés à produire, le perfectionnementet le bonheur de l' homme. Cette idée n' avaitpas échappé au génie des anciens ; toutes lesparties de la science entraient pour eux dansl' étude de la sagesse. Ils ne cultivaient pasles arts seulement à cause des jouissancesqu' ils procurent, ou des ressources directesque peut y trouver celui qui les pratique ;ils les cultivaient parce qu' aussi ils enregardaient la connaissance comme nécessaireà celle de l' homme et de la nature, et lesprocédés comme les vrais moyens d' agir surl' un et sur l' autre avec une grande puissance.Mais c' est au génie de Bacon qu' il étaitréservé d' esquisser le premier un tableau detous les objets qu' embrasse l' intelligencehumaine, de les enchaîner par leurs rapports,de les distinguer par leurs différences, deprésenter ou les nouveaux points de communicationqui pourraient s' établir entre eux dans lasuite, ou les nouvelles divisions qu' uneétude plus approfondie y rendrait sansdoute indispensables.Vers le milieu de ce siècle, une associationpaisible de philosophes, formée au sein de laFrance, s' est emparée et de cette idée et dece tableau. Ils ont exécuté ce que Bacon avaitconçu : ils ont distribué d' après un plansystématique, et réuni

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dans un seul corps d' ouvrage, les principesou les collections des faits propres à toutesles sciences, à tous les arts. L' utilitéde leurs travaux s' est étendue bien au delàde l' objet qu' ils avaient embrassé, bienau delà peut-être des espérances qu' ils avaientosé concevoir : en dissipant les préjugésqui corrompaient la source de toutes les vertus,ou qui leur donnaient des bases incertaines, ilsont préparé le règne de la vraie morale ;en brisant d' une main hardie toutes les chaînesde la pensée, ils ont préparé l' affranchissementdu genre humain.La postérité conservera le souvenir des travauxde ces hommes respectables, unis pour combattrele fanatisme, et pour affaiblir du moins leseffets de toutes les tyrannies : elle bénirales efforts de ces courageux amis de l' humanité :elle honorera des noms consacrés par cettelutte continuelle contre l' erreur ; et parmi

leurs bienfaits, peut-être comptera-t-ellel' établissement de l' institut national,dont ils semblent avoir fourni le plan. Eneffet, par la réunion de tous les talens et detous les travaux, l' institut peut êtreconsidéré comme une véritable encyclopédievivante ; et, secondé par l' influence dugouvernement républicain, sans doute il peutdevenir facilement un foyer immortel delumière et de liberté.Elle est, dis-je, pleine de grandeur, cetteidée qui réunit, distribue et organise en unseul tout, les différentes productions dugénie. Elle est pleine

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de vérité : car leur examen nous offre par-toutles mêmes procédés et le même ordre decombinaisons. Elle est d' une grande utilitépratique : car les succès de l' homme dépendentsur-tout de l' application nouvelle des forcesqu' il s' est créées dans tous les genres, auxtravaux qu' il veut exécuter dans un seul ;et les facultés qui lui viennent immédiatementde la nature sont si bornées dans leurspremiers efforts, qu' il a besoin de connaîtretous ses instrumens artificiels, pour n' êtrepas accablé du sentiment de son impuissance.Mais quoique toutes les parties des sciencessoient unies par des liens communs ;quoiqu' elles s' éclairent et se fortifientmutuellement, il en est dont les rapportssont plus directs, plus multipliés, qui seprêtent des secours, ou plus nécessaires, ouplus étendus : et quoiqu' aux yeux du philosophe,qui ne peut séparer entièrement les progrès del' une de ceux des autres, elles soient toutesd' une utilité générale et constante, il en estcependant qui sont plus ou moins utiles, suivantle point de vue sous lequel on les considère.Ainsi, les sciences mathématiques s' appliquentplus immédiatement à la physique des masses,la chimie à la pratique des arts ; ainsiles découvertes qui perfectionnent lesprocédés généraux de l' industrie, les idées quitendent à réformer les grandes machines sociales,influent plus directement sur les progrès del' espèce humaine en général : tandis que leperfectionnement

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des pratiques particulières dans les artsmanuels, et celui de la diététique et de lamorale, contribuent davantage au bonheurdes individus. Car le bonheur dépend moinsde l' étendue de nos moyens, que du bon emploide ceux qui sont le plus près de nous ; ettant qu' on ne fera pas marcher de front l' artusuel de la vie avec ceux qui nous créent denouvelles sources de jouissances, de nouveauxinstrumens pour maîtriser la nature, tous lesprodiges du génie n' auront rien fait pour ledernier et véritable but de tous ses travaux.Dans la classification des différentes partiesde la science, l' institut offre avec raisonà côté les unes des autres, et sous un titregénérique, celles qui s' occupent spécialementd' objets de philosophie et de morale. Mais ilest aisé de sentir que la connaissance physiquede l' homme en est la base commune ; que c' estle point d' où elles doivent toutes partir,pour ne pas élever un vain échafaudageétranger aux lois éternelles de la nature.L' institut national semble avoir voulu consacrer,en quelque sorte, cette vérité d' une manièreplus particulière, en appelant des physiologistesdans la section de l' analyse des idées : et votrechoix même leur indique l' esprit dans lequelleurs efforts doivent être dirigés.Permettez donc, citoyens, que je vousentretienne aujourd' hui des rapports de l' étudephysique

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de l' homme avec celle des procédés de sonintelligence ; de ceux du développementsystématique de ses organes avec le développementanalogue de ses sentimens et de ses passions :rapports d' où il résulte clairement que laphysiologie, l' analyse des idées et la morale,ne sont que les trois branches d' une seuleet même science, qui peut s' appeler, à justetitre, la science de l' homme. plein de l' objet principal de mes études,peut-être vous y ramènerai-je trop souvent : maissi vous daignez me prêter quelque attention, vousverrez sans peine que le point de vue souslequel je considère la médecine, la faitrentrer à chaque instant dans le domaine

des sciences morales.I.Nous sentons : et des impressions qu' éprouventnos différens organes, dépendent à la fois, etnos besoins, et l' action des instrumens quinous sont donnés pour les satisfaire. Cesbesoins sont éveillés, ces instrumens sont misen jeu dès le premier instant de la vie. Lesfaibles mouvemens du foetus dans le ventrede sa mère doivent sans doute être

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regardés comme un simple prélude aux actes dela véritable vie animale, dont il ne jouit, àproprement parler, que lorsque l' ouvrage de sanutrition s' accomplit en entier dans lui-même :mais ces mouvemens tiennent aux mêmes principes ;ils s' exécutent suivant les mêmes lois. Exposés àl' action continuelle des objets extérieurs,portant en nous les causes d' impressions nonmoins efficaces, nous sommes d' abord déterminésà agir sans nous être rendu compte des moyensque nous mettons en usage, sans nous être mêmefait une idée précise du but que nous voulonsatteindre. Ce n' est qu' après des essaisréitérés, que nous comparons, que nous jugeons,que nous faisons des choix. Cette marcheest celle de la nature ; elle se retrouvepar-tout. Nous commençons par agir ; ensuitenous soumettons à des règles nos motifsd' action : la dernière chose qui nous occupeest l' étude de nos facultés et de la manièredont elles s' exercent.Ainsi, les hommes avaient exécuté beaucoupd' ouvrages ingénieux, avant de savoir se tracerdes règles pour en exécuter de semblables,c' est-à-dire, avant d' avoir créé l' art qui s' yrapporte : ils avaient fait servir à leursbesoins, les lois de l' équilibre et dumouvement, longtems avant d' avoir la plus légèrenotion des principes de la mécanique. Ainsi,pour marcher, pour entendre, pour voir, ilsn' ont pas attendu de connaître les muscles desjambes, les organes de l' ouïe et de la

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vue. De même, pour raisonner, ils n' ont pas

attendu que la formation de la pensée fûtéclaircie, que l' artifice du raisonnement eûtété soumis à l' analyse.Cependant les voilà déjà bien loin despremières déterminations instinctives. Dumoment que l' expérience et l' analyse leurservent de guide, du moment qu' ils exécutentet répètent quelques travaux réguliers, ilsont formé des jugemens, ils en ont tiré desaxiomes. Mais leurs axiomes et leurs jugemensse bornent encore à des objets isolés,à des points d' une utilité pratique directe.Pressés par le besoin présent, ils ne portentpoint leur vue dans un avenir éloigné : leursrègles n' embrassent que quelques opérationspartielles ; et les progrès importans sontréservés pour les époques où des règles plusgénérales embrasseront un art tout entier.Tant que la subsistance des hommes n' est pasassurée, ils ont peu de tems pour réfléchir ;et leurs combinaisons, resserrées dans lecercle étroit de leurs premiers besoins, nepeuvent pas même être dirigées avec succèsvers ce but essentiel. Mais sitôt que, réunisen peuplades, les plus forts, et sur-toutles plus intelligens, ont su se procurer lesmoyens d' une existence régulière ; sitôt qu' ilscommencent à jouir de quelque loisir, ce loisirmême leur pèse ; de nouveaux besoins sedéveloppent ; et leurs méditations se portentsuccessivement,

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et sur les différens objets de la nature,et sur eux-mêmes.Je crois nécessaire de considérer ici les faitsd' une manière sommaire et rapide ; j' entends lesfaits rlatifs aux progrès de la philosophierationnelle. Sans entrer dans de grands détails,on peut voir que les hommes qui l' ont cultivéeavec le plus de succès étaient presque tousversés dans la physiologie, ou du moins que lesprogrès de ces deux sciences ont toujours marchéde front.Ii.En revenant sur les premiers tems de l' histoire,et l' histoire ne remonte guère que jusqu' àl' établissement des peuples libres dans la Grèce(au delà l' on ne rencontre qu' imposturesridicules ou récits allégoriques) : en revenant,dis-je, sur ces premiers tems, nous voyons les

hommes qui cultivaient la sagesse occupésparticulièrement de trois objets principaux,directement relatifs au perfectionnement desfacultés humaines, de la morale et du bonheur ;1) ils étudiaient l' homme

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sain et malade, pour connaître les lois qui lerégissent, pour apprendre à lui conserver ou à luirendre la santé ; 2) ils tâchaient de se tracerdes règles pour diriger leur esprit dans larecherche des vérités utiles ; et leurs leçonsroulaient, ou sur les méthodes particulièresdes arts, ou sur la philosophie rationnelle,dont les méthodes plus générales les embrassenttous ; 3) enfin ils observaient les rapportsmutuels des hommes, rapports fondés sur leursfacultés physiques et morales, mais dansla détermination desquels ils faisaient entrer,comme données nécessaires, quelques circonstancesplus mobiles, telles que celles des tems,des lieux, des gouvernemens, des religions : etde là naissaient pour eux tous les préceptes deconduite et tous les principes de morale.Il est vrai que la plupart de ces sages seperdirent dans de vaines recherches sur lescauses premières, sur les forces actives de lanature, qu' ils personnifiaient dans des fablesingénieuses : mais les théogonies ne furent poureux que des systèmes physiques ou métaphysiques,comme parmi

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nous les tourbillons et l' harmonie préétablie,qui seraient sans doute aussi devenus desdivinités, si la place n' avait pas été déjàprise. Ils s' en servaient pour captiver desimaginations sauvages, et les plier auxhabitudes sociales : et ces premiers bienfaiteursde l' humanité paraissent avoir tous étéconvaincus qu' on peut tromper le peuple avecavantage pour lui-même ; maxime corruptrice,excusable sans doute avant que tant de funestesexpériences en eussent démontré la fausseté, maisqu' il ne doit plus être permis d' avouer dans unsiècle de lumières.Quelque sujet qu' on traite, c' est toujours cette

ancienne Grèce qu' il faut citer. Tout ce qui peutarriver d' intéressant dans la société civile s' yrassemble, s' y presse, en quelque sorte, sous lesregards, durant un court espace de tems, et surle plus petit théâtre. La Grèce ne fut passeulement la mère des arts et de la liberté : cettephilosophie, dont les leçons universellespeuvent seules perfectionner l' homme et toutesses institutions, y naquit aussi de toutes parts,comme par une espèce de prodige, avec la plusbelle langue que les hommes aient parlée, et quin' était pas moins digne de servir d' organe à laraison, que d' enchanter les imaginations, oud' enflammer les ames par tous les miracles del' éloquence et de la poésie. Quel plus beauspectacle que celui d' une classe entièred' hommes occupés sans cesse à chercher

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les moyens d' améliorer la destinée humaine,d' arracher les peuples à l' oppression, defortifier le lien social, de porter dans lesmoeurs publiques cette énergie et cetteélégance, dont l' union ne s' est rencontréedepuis nulle part au même degré ; et,lorsqu' ils désespéraient de pouvoir agir surles polices générales, s' efforçant du moins,tantôt par les préceptes d' une philosophieforte et sévère, tantôt par des doctrines plusriantes et plus faciles, tantôt par uneappréciation dédaigneuse de tout ce quitourmente les faibles humains, s' efforçant,dis-je, de mettre le bonheur individuel àl' abri de la fureur des tyrans, de l' iniquitédes lois, des caprices même de la nature !Parmi ces bienfaiteurs du genre humain, dontles noms suffiraient pour consacrer le souvenird' un peuple si justement célèbre à tantd' autres égards, quelques génies extraordinairesse font particulièrement remarquer. Pythagore,Démocrite, Hippocrate, Aristote et épicuredoivent être mis au premier rang.Quoiqu' Hippocrate soit plus spécialementcélèbre par ses travaux et ses succèsdans la théorie, la pratique et l' enseignement deson art, je le mets de ce nombre, parce qu' iltransporta, comme il le dit lui-même, laphilosophie dans la médecine, et la médecinedans la philosophie. tous les cinqcréèrent des méthodes et des systèmes rationnels ;ils y lièrent leurs principes de morale ;

ils fondèrent ces principes, ces

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systèmes et ces méthodes sur la connaissancephysique de l' homme. On ne peut douter que lagrande influence qu' ils ont exercée sur leursiècle et sur les siècles suivans, ne soitdue en grande partie à cette réunion d' objetsqui se renvoient mutuellement une si vivelumière, et qui sont si capables, parleurs résultats combinés, d' étendre, d' éleveret de diriger les esprits.C' est en vain qu' on chercherait dans lesmonumens historiques, des notions précises surles doctrines de Pythagore, sur les véritablesprogrès qu' il fit faire à la science humaine : sesécrits n' existent plus ; ses disciples,trop fidèles au mystère dont l' ignorancepublique avait peut-être fait une nécessitépour les philosophes, n' ont guère divulguéque la partie ridicule de ses opinions ; etles historiens de la philosophie sont presqueentièrement réduits sur ce sujet, à desconjectures. Mais il est une autre manière dejuger Pythagore : c' est par les faits. Or,son école, la plus grande et la plus belleinstitution dont un particulier ait jamais forméle plan, a fourni, pendant plusieurs siècles, deslégislateurs à toute l' ancienne Italie, dessavans, soit géomètres, soit astronomes, soitmédecins, à toute la Grèce, et des sages àl' univers. Je ne parlerai point de cette vue,si simple et si vraie, mais si pitoyablementdéfigurée par l' imagination d' un peupleencore enfant, touchant les éternellestransmutations de la matière : je ne rappelleraipas sur-tout

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les découvertes qui sont attribuées à cephilosophe, en arithmétique, en géométrie,et même en astronomie, si l' on en croitquelques savans : quoique propres sans douteà donner une haute idée de son génie, ellessont entièrement étrangères à notre objet. Maisje dois observer qu' il porta le premierle calcul, dans l' étude de l' homme ; qu' il

voulut soumettre les phénomènes de la vieà des formules mécaniques ; qu' il aperçut entreles périodes des mouvemens fébriles, dudéveloppement ou de la décroissance des animaux,et certaines combinaisons, ou retours réguliersde nombres, des rapports que l' expérience dessiècles paraît avoir confirmés, et dontl' exposition systématique constitue ce qu' onappelle en médecine, la doctrine des crises. de cette doctrine, découlent, non seulementplusieurs indications utiles dans le traitementdes maladies, mais aussi des considérationsimportantes sur l' hygiène et sur l' éducationphysique des enfans. Il ne serait peut-êtrepas même impossible

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d' en tirer encore quelques vues sur la manièrede régler les travaux de l' esprit, de saisirles momens où la disposition des organes luidonne plus de force et de lucidité, de luiconserver toute sa fraîcheur, en ne le fatiguantpas à contre-tems lorsque l' état de rémissionlui commande le repos. Tout le monde peut observersur soi-même ces alternatives d' activité et delangueur dans l' exercice de la pensée : maisce qu' il y aurait de véritablement utile, seraitd' en ramener les périodes à des lois fixes,prises dans la nature, et d' où l' on pûttirer des règles de conduite applicables,moyennant certaines modifications particulières,aux diverses circonstances du climat, dutempérament, de l' âge, en un mot à tous lescas où les hommes peuvent se trouver. Une partiedes matériaux de

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ce travail existe : l' observation pourraitfacilement fournir ce qui manque ; et laphilosophie rattacherait ainsi quelques idéesde Pythagore, et l' une des plus précieusesdécouvertes de la physiologie ancienne,à l' art de la pensée, qui sans doute n' endoit étudier la formation que pour parvenir,par cette connaissance, à la rendre plus facileet plus parfaite.On peut en dire autant de Démocrite que de

Pythagore. Les particularités de ses doctrinesn' ont point échappé aux ravages du tems ; onn' en connaît que les vues générales et sommaires.Mais ces vues suffisent pour caractériser songénie et marquer sa place. C' est lui qui lepremier osa concevoir un système mécanique dumonde, fondé sur les propriétés de la matière etsur les lois du mouvement ; système adoptédans la suite et développé par épicure, et qui,par cela seul qu' il se trouvait

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débarrassé de l' absurdité des théogonies, avaitconduit, comme par la main, ses sectateurs à nechercher les principes de la morale que dans lesfacultés de l' homme et dans les rapports desindividus entre eux.Démocrite avait senti que l' univers doits' étudier dans lui-même, dans les faits évidensqu' il présente. Il avait senti de plus que lecours ordinaire des choses ne nous dévoile pastout ; que l' on peut forcer la nature àproduire de nouveaux phénomènes qui jettentde la lumière sur l' enchaînement de ceux quenous connaissons déjà, ou l' inviter, enquelque sorte, à présenter ces dernierssous des aspects nouveaux qui peuvent les faireconnaître mieux encore. En un mot, il indiqua lesexpériences comme un nouveau moyen d' arriver àla vérité ; et seul parmi les anciens, il pratiquaconstamment cet art qui, depuis, a fait presquetous les succès et la gloire des modernes.Dans le tems que ses compatriotes le croyaienten démence, il était occupé de dissectionsd' animaux. Pour étudier les procédés del' esprit, il avait jugé nécessaire d' en examinerles instrumens. C' est dans l' organisation del' homme, comparée avec les fonctions de la vie,avec les phénomènes moraux, qu' il cherchait lasolution des problêmes de méthaphysique : c' estsur les facultés et les besoins qu' il établissaitles devoirs ou les règles de conduite. Dansl' impossibilité de se procurer des

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cadavres humains, dont les préjugés publicseussent fait regarder les dissections comme

d' horribles sacrilèges, il cherchait surd' autres espèces, et par analogie, desconnaissances qu' il ne lui était paspermis de puiser directement à leur source.Il jetait ainsi les premiers fondeens destravaux qu' Erasistrate, Hérophile et Sérapion,secondés par de plus heureuses circonstances,poussèrent rapidement assez loin, quelque temsaprès, mais qui semblent avoir été tout-à-faitoubliés pendant plusieurs siècles, jusqu' àce qu' enfin les modernes leur aient donnéplus d' ensemble et de méthode.Hippocrate, appelé par les abdéritains, pourguérir Démocrite de sa prétendue folie,le trouva disséquant des cerveaux d' animaux,dans lesquels il s' efforçait de démêler lesmystères de la sensibilité physique, et dereconnaître les organes et les causes quiproduisent la pensée. Ces deux sagess' entretinrent de l' ordre général de l' univers,et de celui du petit monde, ou de l' homme,dont l' un et l' autre étaient presque égalementoccupés, quoique chacun le considérât plusparticulièrement sous le point de vue qui serapportait le plus à son objet principal. Danscette conversation. Démocrite

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paraît avoir senti mieux encore les étroitesconnexions de l' état physique et de l' étatmoral : et le médecin, en se retirant, jugeaque c' était aux abdéritains, mais non pointau prétendu malade, qu' il fallait administrerl' ellébore.Sur quelques résultats qui tiennent à tout ; surquelques vues isolées, mais qui supposent degrands ensembles ; sur le caractère, le nombre etla gloire de leurs élèves ou de leurs sectateurs,on peut juger que Pythagore et Démocritefurent des génies rares : mais, encore une fois,on ne connaît point, par le détail, leurs travauxet leurs opinions ; on ignore sur-tout quelsprogrès la philosophie rationnelle fit entreleurs mains. Une grande partie des ouvragesd' Hippocrate nous ayant été conservée, nousne sommes pas tout-à-fait dans le mêmeembarras à son égard. Comme la médecine et laphilosophie, fondues ensemble dans ses écrits,y sont absolument inséparables, on ne peutécarter ce qui regarde l' une, quand onparle de l' autre. Je prie donc qu' on me permette

quelques détails qui, je le redis encore,pourront paraître ici tenir par trop de pointsà la médecine, mais sans lesquels pourtant on nesaurait faire entendre la méthode philosophique dece grand homme.

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Hippocrate n' eut pas seulement ses propresobservations à mettre en ordre : il était ledix-septième médecin de sa race ; et de pèreen fils, les faits observés par des hommespleins de sagacité, que la lecture des livresne pouvaient distraire de l' étude la nature,avaient été successivement recueillis, entasséset transmis comme un précieux héritage.Hippocrate avait d' ailleurs voyagé danstous les pays où quelque ombre de civilisationpermettait de pénétrer : il avait copié leshistoires de maladies, suspendues aux colonnesdes temples d' Esculape et d' Apollon ; ilavait profité des observations faites et desidées heureuses proposées par les ennemis mêmede sa famille et de son école, les maîtresde l' école de Cnide, qui ne savaient pasvoir comme lui dans les faits, mais qui cependantavaient eu les occasions d' en rassembler un grandnombre sur presque toutes les parties de l' art.Ce fut donc après avoir fouillé dans tous lesrecueils, après s' être enrichis des dépouillesde ses prédécesseurs et de ses contemporains,qu' Hippocrate se mit à observer lui-même.Personne n' eut jamais plus de moyens de le faireavec succès, puisque, dans le cours d' une longuevie, il exerça constamment sa profession avec unéclat dont il y

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a peu d' exemples. Dans ses épidémies, ilnous fait connaître l' esprit qui dirigeaitses observations, et sa manière d' en tirerdes résultats généraux. Je ne considère pointdans ce moment cet ouvrage sous le point devue médical ; mais il est un vrai modèlede méthode, et c' est par là qu' il se rapportebien véritablement à notre sujet.Il est aisé de faire voir combien la manière dontHippocrate dirigeait et exécutait ses travaux,

est parfaitement appropriée à leur nature età leur but.Ici, le but de ce grand homme était d' observerles maladies qui régnaient dans une ville, oudans un territoire ; d' assigner ce qu' ellesavaient de commun, et ce qui pouvait lesdistinguer entre elles ; de voir s' il ne seraitpas possible de trouver la raison de leurdominance et de leurs retours, dans lescirconstances de l' exposition du sol, del' état de l' air, du caractère des différentessaisons. Il sentait que toute vue générale quin' est pas un résultat précis des faits, n' estqu' une pure hypothèse : il commença donc parétudier les faits.Dans chaque malade, il se développe une sériede phénomènes : ces phénomènes sont tout cequ' il y a d' évident et de sensible dans lesmaladies. Hippocrate s' attache à les décrirepar ces coups de pinceau frappans, ineffaçables,qui font mieux que reproduire la nature, carils en rapprochent et distinguent fortementles traits caractéristiques. Chaque histoireforme un tableau particulier : le

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sexe, l' âge, le tempérament, le régime, laprofession du malade, y sont notés avec soin. Lasituation du lieu, son exposition, la nature deses productions, les travaux de ses habitans, satempérature, le tems de l' année, les changemensque l' air a subis durant les saisons précédentes ;telles sont les circonstances accessoires qu' ilrassemble autour de ses tableaux. De là naissentdes règles simples, sivant lesquelles les maladiesse divisent en générales et en particulières : etl' influence de ces circonstances diverses surleur production, déterminée par des rapprochemenset des combinaisons faciles, s' énonce par desdéductions immédiates et directes.Je le répète encore : la médecine est identifiéedans ses écrits avec les règles ou la pratique desa méthode ; on ne peut les séparer... mais jeparle à des hommes qui savent trop bien que dansles méthodes se trouve renfermée, en quelquesorte, toute la philosophie rationnelle de chaquesiècle et de chaque écrivain.Les livres aphoristiques d' Hippocrate présententdes résultats plus généraux encore. Pour êtreexacts, il faut que ces résultats soient conformes,non seulement aux observations d' Hippocrate, mais

à celles de tous les siècles et de tous le pays :il faut que tous les faits qui sont, ou quipourront être recueillis, les confirment et leurservent, pour ainsi dire, de commentaires.C' est-là qu' il fondit ces

immenses matériaux, qu' une tête aussi forte étaitseule en état d' arranger et de réduire dans desplans réguliers : et l' on voit clairement que ce nesont pas ceux de ses écrits dont il attendait lemoins de gloire.Mais Hippocrate ne se contenta point depratiquer et d' écrire ; il forma des élèves,il enseigna. La force et la grandeur du géniese développent mieux dans les livres : maisdans la perfection de l' enseignement, on voitmieux aussi peut-être l' excellence, la lumièreet la sagesse de l' esprit. Pour instruire lesautres, il ne suffit pas d' être fort instruitsoi-même, il est nécessaire d' avoir beaucoupréfléchi sur le développement des idées, d' enbien connaître l' enchaînement naturel, afin desavoir dans quel ordre elles doivent êtreprésentées, pour être saisies facilement etlaisser des traces durables : on a besoind' avoir étudié profondément l' art de lesrendre, afin d' en simplifier et d' en perfectionnerde plus en plus l' expression. Il semblequ' Hippocrate fût déjà initié à tous les secretsde la méthode analytique. Dans son école, lesélèves étaient entourés de tous les objets deleurs études : c' est au lit des malades qu' ilsétudiaient les maladies ; c' est en voyant, engoûtant, en préparant sans cesse les remèdes, enobservant les résultats de leurs différentesapplications, qu' ils acquéraient des notionsprécises, et sur leurs qualités sensibles,et sur leurs effets dans le corps humain.

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Ces premiers médecins avaient peu d' occasionsde cultiver la mémoire qui puise dans leslivres : à peine alors existait-il quelquesvolumes. Mais, en revanche, ils exerçaientbeaucoup celle qui est le résultat des sensations.Par là tous les objets de leurs études leurdevenaient infiniment plus propres ; ilsen avaient des idées plus nettes ; et leuresprit, pensant plus par lui-même, devenait

aussi plus actif et plus fort.Et qu' on ne s' imagine pas qu' Hippocrate, commela plupart des hommes d' un grand talent, aitemployé les procédés analytiques, sans savoir cequ' il faisait, poussé par la seule impulsiond' un génie heureux. La lecture attentive deplusieurs de ses ouvrages prouve qu' il avaitprofondément médité sur les routes que l' espritdoit suivre dans ses recherches, sur l' ordrequ' il doit se tracer dans l' exposition de sestravaux.Les reproches qu' il fait aux auteurs des maximescnidiennes, annoncent un homme à qui l' artd' enchaîner les vérités n' était pas moinsfamilier que celui de les découvrir ; égalementen garde, et contre ces vues précipitées, quigénéralisent sur des données insuffisantes, etcontre cette impuissance de l' esprit qui, nesachant pas apercevoir les rapports, se traîneéternellement sur des individualités sansrésultats. Qui jamais mieux que lui sutappliquer aux différentes parties de sonart, ces règles générales de raisonnement, cette

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métaphysique supérieure qui embrasse et tous lesarts et toutes les sciences ? (car elle n' enexistait pas moins déjà pour ceux qui savaientla mettre en pratique, quoi qu' elle n' eût pointencore de nom particulier.) quel autre écrivain,sortant de la sphère de ses travaux, jeta plussouvent ou sur les lois de la nature enelles-mêmes, ou sur les moyens par lesquelson peut les faire servir aux besoins del' homme, quelques-uns de ces coup-d' oeilsqui rapprochent les objets les plus distans,parce qu' ils partent de haut et de loin ? Enfinne semble-t-il pas avoir fait, en deux mots à samanière, l' histoire de la pensée, dans cettephrase des paraggliai ? " il faut déduireles règles de pratique," non d' une suite de raisonnemens antérieurs," quelque probables qu' ils puissent être, mais de" l' expérience dirigée par la raison. Le jugement" est une espèce de mémoire qui rassemble et met" en ordre toutes les impressions reçues par les sens :" car, avant que la pensée se reproduise, les sens" ont éprouvé tout ce qui doit la former ; et ce" sont eux qui en font parvenir les matériaux à" l' entendement. "le mot si répété par l' école des analystes

modernes, il n' y a rien dans l' esprit quin' ait passé par les sens, est célèbresans doute à juste titre :

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l' exactitude et la briéveté de l' expression n' ensont pas moins remarquables que l' idée elle-même,et l' époque dont elle date. Mais Aristoteénonce un résultat, tandis qu' Hippocratefait un tableau ; et ce tableau date d' uneépoque antérieure encore. Nous ne dirons cependantpas que l' un soit l' inventeur, et l' autrele copiste. Aristote fut sans doute un desesprits les plus éminens, une des têtes lesplus fortes ; et ses créations métaphysiquesportent, il faut en convenir, un tout autrecaractère que celles de ses prédécesseurs. C' està lui qu' on doit la première analyse complète etrégulière du raisonnement. Il entreprit d' endéterminer les procédés par des formulesmécaniques en quelque sorte : et s' il étaitremonté jusqu' à la formation des signes,s' il avait connu leur influence sur celle même desidées, peut-être aurait-il laissé peu de choseà faire à ses successeurs.La manière heureuse et profonde dont il traçales règles de l' éloquence, de la poésie et desbeaux arts en général, devait donner beaucoup depoids à sa philosophie rationnelle : on envoyait l' application faite à des objets où toutle monde

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pouvait juger et sentir leur justesse. Il étaitdifficile de ne pas s' apercevoir que, sil' artiste produit ce que le philosophe voudraiten vain répéter, le philosophe découvre souventdans les travaux de l' artiste, ce que celui-cin' y soupçonne pas. L' histoire des animaux, dont Buffon lui-même n' a point fait oublierles admirables peintures, nous dévoile le secretde ce beau génie. On le sent avec évidence :c' est dans l' étude des faits physiques,qu' Aristote avait acquis cette fermeté de vuequi le caractérise, et puisé ces notionsfondamentales de l' économie vivante, surlesquelles sont établies et sa méthaphysique

et sa morale. Aucune partie des sciencesnaturelles ne lui était étrangère : maisl' anatomie et la physiologie, telles qu' ellesexistaient alors, l' avaient particulièrementoccupé.épicure ressuscita la philosophie deDémocrite : il en développa les principes ; ilen agrandit les vues ; et il fonda la moralesur la nature physique de l' homme. Mais lemalheur qu' il eut de se servir d' un motqui pouvait être pris dans un mauvais sens,déshonora sa doctrine aux yeux de beaucoupde personnages plus estimables qu' éclairés, etl' altéra même, à la longue, dans l' esprit, etpeut être même dans la conduite de plusieurs deses sectateurs.Pour suivre les progrès de l' art du raisonnement,il faut passer tout d' un coup d' Aristote àBacon. Après quelques beaux jours, quin' étaient,

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à proprement parler, que l' aurore de laphilosophie, les grecs tombèrent dans dessubtilités misérables. Aristote, malgré toutson génie, y contribua beaucoup ; Platon encoredavantage. Les rêves de Platon, qui tendaientéminemment à l' enthousiasme, s' alliaient mieuxavec un fanatisme ignorant et sombre : aussiles premiers nazaréens se hâtèrent-ils de fondreleurs croyances avec le platonisme, qu' ilstrouvaient établi presque par-tout. Le péripatétismeexigeait des esprits plus cultivés. Pour devenirsubtil, il faut y mettre un peu du sien : pourêtre enthousiaste, il suffit d' écouter et de croire.Les doctrines d' Aristote ne reparurent que dutems des arabes, qui les portèrent en Espagneavec leurs livres ; de là, elles se répandirentdans tout le reste de l' Europe.Ce qu' Aristote contient de sage et d' utile avaitdisparu dans ses commentateurs. Son nom régnaitdans les écoles : mais sa philosophie, défigurée parl' obscurité dont il s' était enveloppé lui-même(et quelquefois à dessein) par les méprises descopistes, par les erreurs inévitables des premièrestraductions, par les absurdités que chaquenouveau maître ne manquait guère d' y ajouter,était entièrement

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méconnaissable ; il n' en restait que lesdivisions subtiles et les formes syllogistiques.Bacon vient tout à coup, au milieu des ténèbreset des cris barbares de l' école, ouvrir denouvelles routes à l' esprit humain : il indiquede nouveaux moyens d' arracher ses secrets à lanature ; il trouve de nouvelles méthodes pourdévelopper, fortifier et diriger l' entendement.Sa tête vaste avait embrassé toutes les partiesdes sciences. Il connaissait les faits surlesquels elles reposent, et que la suitedes siècles avait recueillis : il fut assezheureux pour grossir lui-même ce recueil, d' unassez grand nombre d' expériences entièrementneuves. Mais il s' occupa, d' une manière particulière,de la physique animale. Dans le petit écritintitulé, historia vitae et mortis, onrencontre une foule d' observations profondesqui lui appartiennent ; et dans le grandouvrage de augmentis scientiarum, il y aquelques chapitres sur la médecine, quicontiennent peut être ce qu' on a dit de meilleursur sa réforme et son perfectionnement.Une constitution délicate lui avait donné lesmoyens d' observer plus en détail, et de sentirplus directement les relations intimes du physiqueet du moral. Il ne s' occupe pas avec moins desoin, de l' art de prolonger la vie, de conserver lasanté, de donner aux organes cette sensibilitéfine, qui multiplie les impressions, et demaintenir entre eux cet équilibre qui règle lesidées, que de perfectionner

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ces mêmes idées par les moyens moraux del' instruction et des habitudes. En même temsqu' il assigne et classe les sources de nos erreurs,qu' il enseigne comment il faut passer des faitsparticuliers aux résultats généraux, appliquerces résultats à de nouveaux faits, pour allerà des généralités plus étendues encore ; enmême tems qu' il fait voir pourquoi les formessyllogistiques ne conduisent point à la vérité,si les mots dont on se sert n' ont pas unedétermination précise, et qu' il crée, commeil le dit lui-même, un nouvel instrument pour les opérations intellectuelles, on le voitsans cesse occupé de diétique et de médecine, sousle rapport de l' influence que les maladies et lasanté, tel genre d' alimens, ou tel état des

organes, peuvent avoir sur les idées et sur lespassions.Les erreurs de Descartes ne doivent pas faireoublier les immortels services qu' il a rendus auxsciences et à la raison humaine. Il n' a pas toujoursatteint le but ; mais il a souvent tracé laroute. Personne n' ignore qu' en appliquantl' algèbre au calcul des courbes, il a fait changerde face à la géométrie : et ses écrits, purementphilosophiques ou moraux, sont pleins de vuesd' une grande justesse, autant que d' une grandeprofondeur. On sait aussi qu' il passa une partiede sa vie à disséquer. Il croyait que le secretde la pensée était caché dans l' organisation desnerfs et du cerveau ; il osa même, et sans douteil eut tort en cela,

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déterminer le siége de l' ame : mais il étaitpersuadé que les observations physiologiquespeuvent seules faire connaître les lois qui larégissent ; et, sur ce dernier point, il avaitbien raison. " si" l' espèce humaine peut être perfectionnée, c' est," dit-il, dans la médecine qu' il faut en chercher" les moyens. "on peut regarder Hobbes comme l' élève deBacon. Mais Hobbes avait plus médité que lu : ilétait entièrement étranger à plusieurs parties dessciences, et ne paraissait guère pouvoir suivre sonmaître que dans les matières de pur raisonnement.Mais par une classification extrêmementméthodique, et par une précision de langage quepeut-être aucun écrivain n' a jamais égalée, ilrendit plus sensibles et plus correctes, ilagrandit même et lia par de nouveaux rapports,les idées qu' il avait empruntées de lui. Sansdoute l' un des plus grands sujets d' étonnement,est de voir à quels sophismes misérables sur lesplus grandes questions politiques, cette fortetête put se laisser entraîner, en partant deprincipes si solides et se servant d' uninstrument si parfait : et cet exemple du troubleet de l' incertitude que l' aspect des grandescalamités publiques peut faire naître dans lesmeilleurs esprits, devrait bien n' être pas perdupour nous dans ce moment.Depuis Bacon jusqu' à Locke, la théorie del' entendement n' avait donc pas fait tous lesprogrès

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qu' on pouvait attendre. Mais Locke s' empare del' axiome d' Aristote, des idées de Bacon sur lesyllogisme. Il remonte à la véritable sourcedes idées ; il la trouve dans les sensations : ilremonte à la véritable source des erreurs ; il latrouve dans l' emploi vicieux des mots. Sentir avecattention ; représenter ce qu' on a senti par desexpressions bien déterminées ; enchaîner dans leurordre naturel, les résultats des sensations : telest, en peu de mots, son art de penser. Il fautobserver que Locke était médecin ; et c' est parl' étude de l' homme physique, qu' il avait préludéà ses découvertes dans la métaphysique, la moraleet l' art social.Parmi ses successeurs, ses admirateurs, sesdisciples, celui qui paraît avoir eu le plusde force de tête, quoiqu' il n' ait pas étél' esprit le plus lumineux, quoique même on puisselui reprocher des erreurs, Charles Bonnet futun grand naturaliste autant qu' un grandmétaphysicien. Il a fait plusieurs applicationsdirectes de ses connaissances anatomiques à lapsychologie ; et si, dans ces applications,il n' a pas été toujours également heureux,il a du moins fait sentir plus nettement cetteétroite connexion entre les connaissances relativesà la structure des organes, et celles qui serapportent aux opérations les plus noblesqu' ils exécutent.Enfin notre admiration pour l' esprit sage, étendu,profond d' Helvétius, pour la raison lumineuse etla méthode parfaite de Condillac, ne nousempêchera

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pas de reconnaître qu' ils ont manqué l' un etl' autre de connaissances physiologiques, dontleurs ouvrages auraient pu profiter utilement.S' ils eussent mieux connu l' économie animale,le premier aurait-il pu soutenir le système del' égalité des esprits ? Le second n' aurait-ilpas senti que l' ame, telle qu' il l' envisage,est une faculté, mais non pas un être ;et que, si c' est un être, à ce titre elle nesaurait avoir plusieurs des qualités qu' il luiattribue ?Tel est le tableau rapide des progrès del' analyse rationnelle. On y voit déjà clairement

un rapport bien remarquable entre les progrèsdes sciences philosophiques et morales, et ceuxde la physiologie, ou de la science physiquede l' homme : mais ce rapport se retrouve encorebien mieux dans la nature même des choses.Iii.La sensibilité physique est le dernier termeauquel on arrive dans l' étude des phénomènes de lavie, et dans la recherche méthodique de leurvéritable enchaînement : c' est aussi le dernierrésultat, ou, suivant la manière commune de parler,le principe le plus général que fournit l' analysedes facultés intellectuelles et des affections del' ame. Ainsi donc, le physique et le moral seconfondent à leur source ; ou, pour mieux dire,le moral n' est

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que le physique considéré sous certains points devue plus particuliers.Si l' on croyait que cette proposition demandeplus de développement, il suffirait d' observer quela vie est une suite de mouvemens qui s' exécutenten vertu des impressions reçues par les différensorganes ; que les opérations de l' ame ou del' esprit résultent aussi des mouvemens exécutéspar l' organe cérébral ; et ses mouvemensd' impressions, ou reçues et transmises parles extrémités sentantes des nerfs dans lesdifférentes parties, ou réveilléesdans cet organe par des moyens qui paraissentagir immédiatement sur lui.Sans la sensibilité, nous ne serions point avertisde la présence des objets extérieurs ; nousn' aurions même aucun moyen d' apercevoir notrepropre existence, ou plutôt nous n' existerionspas. Mais du moment que nous sentons, noussommes. Et lorsque, par les sensations comparéesqu' un même objet fait éprouver à nos différensorganes ou plutôt par les résistances qu' iloppose à notre volonté, nous avons pu nousassurer que la cause de ces sensationsréside hors de nous, déjà nous avons une idée dece qui n' est point nous-mêmes : c' est là notrepremier pas dans l' étude de la nature.Si nous n' éprouvions qu' une seule sensation, nousn' aurions qu' une seule idée ; et si à cettesensation, était liée une détermination de lavolonté, dont l' effet fût empêché par unerésistance, nous saurions

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qu' indépendamment de nous, il existe quelquechose ; nous ne pourrions savoir rien de plus.Mais comme nos sensations diffèrent entre elles,et qu' en outre lesdifférences de celles reçuesdans un organe, correspondent, suivant des loisconstantes, aux différences de celles reçuesdans un autre, ou dans plusieurs autres, noussommes assurés qu' il règne entre les causesextérieures, du moins relativement à nous,la même diversité qu' entre nos sensations : jedis relativement à nous ; car puisque nos idéesne sont que le résultat de nos sensationscomparées, il ne peut y avoir que des véritésrelatives à la manière générale de sentirde la nature humaine ; et la prétention deconnaître l' essence même des choses est d' uneabsurdité que la plus légère attention faitapercevoir avec évidence. Pour le dire en passant,il s' ensuit encore de là qu' il n' existe pour nousde causes extérieures que celles qui peuvent agirsur nos sens, et que tout objet auquel nous nesaurions appliquer nos facultés de sentir,doit être exclu de ceux de nos recherches.Mais les impressions que font sur nous lesmêmes objets, n' ont pas toujours le mêmedegré d' intensité, ne sont pas toujoursaussi durables. Tantôt elles glissent sanspresque exciter l' attention ; tantôt ellesla captivent avec une force irrésistible, etlaissent après elles des traces profondes.Certainement les hommes ne se ressemblent pointpar la manière de sentir : l' âge, le sexe,le tempérament, les maladies,

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mettent entre eux de notables différences,et dans le même homme, les diverses impressionsont, suivant leur nature et suivant beaucoupd' autres circonstances accessoires, un degrétrès-inégal de force, ou de vivacité. Cela posé,l' on voit que certaines idées doivent tour-à-tour,ou ne pas naître, ou devenir dominantes : qu' unepersonne peut être frappée, saisie, maîtrisée,par des impressions que l' autre remarque àpeine, ou ne sent même pas : que l' imagedes objets disparaît quelquefois au premiersouffle, comme les figures tracées sur lesable, d' autrefois acquiert un caractère de

persistance, et, pour ainsi dire, d' obstination,qui peut aller jusqu' à rendre sa présencedans la mémoire incommode et pénible : que deces impressions, si peu semblables chez lesdivers individus, doivent résulter des tournurestrès-diverses d' esprit et d' ame : et quede l' association, ou de la comparaison chezle même homme, d' impressions inégales dans lesdiverses circonstances, doivent résulterégalement des idées, des raisonnemens, desdéterminations très-variables, qui ne permettentpas de leur assigner de type fixe ou constant,et sur-tout de type commun à tout le genre humain.Non seulement la manière de sentir estdifférente chez les hommes, à raison de leurorganisation primitive et des autres circonstancesde l' âge et du sexe, exclusivement dépendantesde la nature ; mais elle est modifiéepuissamment par le

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climat, dont l' homme n' est pas toujours dansl' impossibilité de diriger l' influence ; ellel' est aussi par le régime, le caractère,ou l' ordre des travaux ; en un mot, parl' ensemble des habitudes physiques, qui leplus souvent peuvent être soumises à des plansraisonnés : et la médecine, en faisantconnaître les maladies qui changentparticulièrement l' état de la sensibilité, etdéterminant quels sont les remèdes dont l' actionpeut la ramener à l' ordre naturel, fournit ungrand moyen de plus, d' agir sur l' origine mêmedes sensations.C' est sous ce point de vue que l' étude physiquede l' homme est principalement intéressante ; c' estlà que le philosophe, le moraliste, le législateur,doivent fixer leurs regards, et qu' ils peuventtrouver à la fois et des lumières nouvellessur la nature humaine, et des vues fondamentalessur son perfectionnement.Attachés sans relâche à l' observation de lanature, les anciens remarquèrent bientôt cettecorrespondance de certains états physiques aveccertaines tournures d' idées, avec certainspenchans du caractère. Galien, dans saclassification des tempéramens, voulut enrapporter les lois à des points fixes. Hippocrateen avait déjà donné le premier aperçu par sadoctrine des élémens. Dans le traité des eaux,des airs et des lieux, il avait examiné

l' influence de ces trois causes réunies surle naturel des individus et sur les moeurs desnations :

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il l' avait fait en philosophe autant qu' enmédecin. Les modernes qui ont traité les mêmessujets se sont presque bornés à copier ces deuxgrands hommes. Ce qu' ils ont hasardé,relativement au point de vue moral de ladiététique, porte plutôt l' empreinte de l' espritd' hypothèse que celle d' une sage observation. Maisil n' en reste pas moins évident que les anciensnous avaient mis sur la route de la vérité : ets' ils ne l' ont pas toujours dégagée desobscurités, ou des erreurs qui l' embarrassent,c' est qu' ils manquaient des faits nécessaires pourcela.Pour prendre un exemple, suivons-les dans leurtableau des tempéramens.Iv.Les anciens, dis-je, avaient remarqué qu' à tellesapparences extérieures, c' est-à-dire, à tellephysionomie, taille, proportion des membres,couleur de la peau, habitude du corps, étatdes vaisseaux sanguins, correspondaient assezconstamment telles dispositions de l' esprit,ou telles passions particulières. Je me borneaux traits principaux, me réservant de traiterailleurs ce sujet plus en détail, et d' aprèsdes considérations qui me paraissent plus exactes.Dans l' esquisse suivante, les trois tableaux,1) de l' état physique, 2) du caratère des idées,3) des

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affections et des penchans, vont toujours marcherde front et se rapporter les uns aux autres,suivant certaines lois fixes. C' est par là que ladoctrine des tempéramens est étroitement liée àtoutes les études psychologiques.Ainsi donc, les anciens avaient vu que leshommes d' une taille et d' un embonpoint médiocreavec des membres bien proportionnés, un visageriant et fleuri, des yeux vifs, des cheveuxchâtains, une peau souple et molle, un poulsondoyant et facile, des mouvemens libres, lestes,

déterminés, mais sans violence, jouissent, dansles opérations intérieures de leur esprit, de lamême aisance, de la même liberté ; que leursaffections, aimables et riantes comme leurphysionomie, en font des hommes de plaisir et d' uncommerce agréable. Dans ces sujets, des nerfstoujours épanouis rendent les impressions viveset rapides : mais cette promptitude même, et lafacilité singulière avec laquelle toutes les partiesdu système communiquent entre elles, font que lesmouvemens se calment aussi facilement qu' ils sontexcités. Il y a donc peu de constance et de suitedans les déterminations physiques ; il n' y en apas davantage dans les sensations dont ellesdépendent. Par la même raison, les maladies ontchez eux le même caractère d' instabilité : ellesse forment et se montrent tout-à-coup ; ellesse terminent promptement. Leurs maladiesmorales, leurs passions,

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leurs chagrins, n' ont pas des racines plusprofondes. Leurs passions sont vives,instantanées, quelquefois impétueuses ; maisbientôt elles s' appaisent et s' éteignent. Lechagrin, auquel l' habitude du plaisir et dubonheur les rend plus sensibles, et que,pour cela même, ils écartent avec grandsoin, s' empare vivement de leurs amesmobiles : mais ses traces y sont peu durables.On peut compter sur une bienveillance habituellede leur part : il ne faut pas en attendredes procédés suivis et constans, un systèmede conduite que les occasions de plaisir nepuissent jamais distraire, que les obstaclesne rebutent pas. Ils sont propres aux travauxd' imagination, sur-tout à ceux qui nedemandent que des impressions heureuses, et cedegré d' attention à leurs circonstances et àleurs effets, qui devient un plaisir de plus.Tout ce qui exige une grande et forte méditation,beaucoup de soin et d' opiniâtreté, ne sauraitleur convenir ; ils en sont entièrementincapables.D' autres hommes, avec une physionomie plushardie et plus prononcée, des yeux étincelans,un visage sec et souvent jaune, des cheveux d' unnoir de jais, quelquefois crépus, une charpenteforte, mais sans embonpoint ; des musclesvigoureux, mais d' une apparence grêle ; en tout,un corps maigre et des os saillans ; un pouls

fort, brusque, dur : ces hommes, dis-je,montrent une grande capacité de conception,reçoivent et combinent

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avec promptitude beaucoup d' impressionsdiverses, sont entraînés incessamment par letorrent de leur imagination, ou de leurspassions. Des talens rares, de grands travaux,de grandes erreurs, de grandes fautes, quelquefoisde grands crimes ; tel est l' apanage de ces êtresou sublimes, ou dangereux. Ils veulent toutemporter par la force, la violence, l' impétuosité :mais leur imagination, qui les promène sanscesse d' objets en objets, de plans en plans,ne leur permet guère d' exécuter avec patienceet dans le détail, ce qu' ils conçoivent avecaudace et dans l' ensemble. Ils ne sont pasincapables d' opiniâtreté ; mais ils ne lamontrent que lorsqu' il s' agit de vaincre degrandes et fortes résistances. D' ailleurs,aussi mobiles que les précédens, ils leparaissent davantage : leurs changemensbrusques ont en effet quelque chose de bienplus frappant ; car leur vie entière étantun état de passion, ce qu' ils rebutent aujourd' huiavec dégoût, ils l' avaient embrassé hier avectransport. Ils sont ordinairement grands mangeurset portés à tous les excès. Leurs maladies ont uncaractère singulier de véhémence : elles serapportent presque toutes à la classe des plusaigues, changent brusquement de face, et seterminent ou par une mort prompte, ou par descrises précipitées.Il est au contraire des hommes dont lacomplexion lâche et molle, la physionomietranquille

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et presque insignifiante, les cheveux plats etsans couleur, les yeux ternes, les musclesfaibles, quoique volumineux, le corps chargéd' embonpoint, les mouvemens tardifs et mesurés,le pouls lent, petit, incertain, disparaissantsous le doigt, annoncent des dispositionsphysiques entièrement opposées à celles que nousvenons de décrire. Leurs sensations sont peu vives

et peu profondes ; leurs idées peu nombreuses etpeu rapides, mais, par cette raison même, asseznettes ; leurs affections paisibles et douces,mais sans énergie. Ils mangent peu, digèrentlentement, dorment beaucoup, ne cherchent que lerepos. Leurs maladies sont catarrales etmuqueuses. Ordinairement la nature n' yfait que des efforts incomplets ; et l' on n' yrencontre point de vraies solutions critiques. Lemême génie semble présider aux travaux de ceshommes. Ceux qui demandent de l' activité, de lahardiesse, de la promptitude, de grands efforts,les effraient et les rebutent : ils se plaisentet réussissent à ceux qui peuvent se faire àloisir et tranquillement, où l' attention et lapatience tiennent lieu de tout. Leurs qualitésmorales répondent à leur constitution,à leurs habitudes physiques, à leurs penchansdirects. Ils ont un esprit sage, un caractèresûr, une conduite modérée, des opinions et desgoûts qui se plient facilement à ceux d' autrui. Enun mot, leurs idées, leurs sentimens, leursvertus, leurs vices, ont un caractère demédiocrité qui,

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malgré l' indolence naturelle de ces individus,les rend extrêmement propres aux affaires de lavie : de sorte que, sans se donner beaucoup demouvement pour rechercher les hommes, ils endeviennent bientôt naturellement les guides,les conseils, et finissent souvent par lesgouverner avec une autorité que des qualités plusbrillantes, ou plus prononcées donnent quelquefois,mais ne permettent guère de conserverlongtems.Enfin, il est des hommes qui semblent presqueégalement étrangers aux différentes formesextérieures et aux habitudes dont nous venons demarquer les traits distinctifs. Leur physionomieest triste, leur visage pâle, leurs yeux enfoncéset pleins d' un feu sombre, leurs cheveux noirset plats, leur taille haute, mais grêle, leurcorps maigre et presque décharné, leursextrémités longues. Ils ont le pouls petit,tardif, dur : ils sont sujets à des maladiesopiniâtres, dont les crises se font avec peine,après de longs tâtonnemens de la nature. Tousleurs mouvemens portent un caractère de lenteuret de circonspection. Ils marchent courbés et àpetits pas qu' ils ont l' air d' étudier

soigneusement ; leur regard a quelque chosed' inquiet ou de timide. Ils fuient les hommes,dont la présence agit sur eux d' une manièreincommode : ils cherchent la solitude, qui lessoulage de ces impressions pénibles. Cependant leurphysionomie porte l' empreinte d' une sensibilité qui

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intéresse ; et leurs manières ont un certaincharme, auquel, peut être, je ne sais quelcommencement de compassion donne encoreplus d' empire.Ces hommes, dont l' aspect est celui de lafaiblesse, sont d' une force de corpsremarquable : ils supportent les travauxles plus longs et les plus fatiguans ;ils y mettent une patience, une opiniâtretésans égales. Leurs impressions ne sont, engénéral, ni multipliées, ni rapides : maiselles ont une profondeur, une ténacité,qui font qu' ils ne peuvent s' y soustraire ;et voilà pourquoi elles deviennent confuses,importunes, pour peu qu' elles se pressentet se multiplient ; voilà pourquoi ilsveulent toujours se retirer à l' écart, pours' en occuper tranquillement, pour les méditeren liberté : de là, vient aussi cette forcesingulière de mémoire qui leur est propre.Leurs idées sont l' ouvrage de la méditation ;elles en portent l' empreinte. Ils retournentun sujet de toutes les manières, et finissentpar y trouver ou des faits, ou des rapportsnouveaux : mais ils en trouvent souvent dechimériques ; c' est parmi eux que sont les plusgrands visionnaires ; et comme ils ont méditésoigneusement, ils ont beaucoup de peineà revenir de leurs erreurs. Leur langageest plein de force et d' imagination ; c' estcelui d' hommes persuadés : ils y portentsouvent des expressions neuves et des formesoriginales. Ils sont propres à beaucoupde choses, mais rarement à ce

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qui demande de la promptitude et de ladétermination dans l' esprit ; d' ailleursd' une défiance d' eux-mêmes, qui ne nuit

pas seulement à leurs succès dans le monde,mais encore à la perfection même, et sur-toutà l' utilité de leurs travaux.Quant à leurs passions, elles ont un caractèrede durée, et, pour ainsi dire, d' éternité, quiles rend tour-à-tour très-intéressans,et très-redoutables. Amis constans, ils sontimplacables ennemis. Leur timidité naturelleles rend soupçonneux ; leur défianced' eux-mêmes les rend jaloux. Ces deuxdispositions se trouvent singulièrementaggravées par une imagination qui retientobstinément et combine sans cesse lesimpressions les plus légères en apparence,et pour qui les moindres choses sontdes événemens : et lorsque la réflexion, quiles porte aux habitudes d' ordre et de règle,ne donne pas une bonne direction à leursensibilité, ne les rend pas et meilleurs,et plus moraux, elle en fait souvent desêtres d' autant plus dangereux, que lanature leur a donné de grands moyens d' agirsur les hommes, notamment cette persévéranceopiniâtre avec laquelle ils usent, pour ainsidire, les résistances que la force tenteraitvainement de briser.Les anciens, dont l' esprit méditatif cherchait àsystématiser toutes les connaissances, avaientcru voir dans le corps humain quatre humeursprimitives, qui, par leur mélange, formenttoutes les

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autres, et, par leur dominance respective,déterminent particulièrement l' état et leshabitudes des différens organes. Ils rapportaientchacun des tempéramens principaux à l' unede ces humeurs. Ils avaient cru voir aussides analogies frappantes entre chacune d' elleset chacune des quatre saisons de l' année,et, par suite, entre les saisons et lestempéramens. Enfin, ils avaient constaté quecertains tempéramens sont plus communs, ouplus rares dans certains climats : et pourrendre leur système plus brillant et pluscomplet, ils avaient pensé que les différensâges pouvaient venir s' y ranger dansle même ordre, chacun à côté de l' humeur ou dutempérament qui lui correspond ; ce qui faisait,en quelque sorte, passer successivementtous les individus par les diverses habitudes

physiques, en même tems que par les diversesépoques de la vie.Voilà, sur ce sujet, leur doctrine en peu demots. On sent bien qu' elle demande beaucoupd' explications et de modifications : ilsle sentaient eux-mêmes. Ils n' ont pas prétendutracer des modèles dont l' observationjournalière offrît les copies

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exactes. Dans la nature, les tempéramens secombinent et se mitigent de cent manièresdifférentes. On n' en rencontre presque pointqui soient exempts de mélange. Les anciensl' ont reconnu, l' ont déclaré formellement ;ils ont même tracé les caractères desgenres principaux qui devaient naître deces combinaisons. Ils appelaient tempéramenttempéré par excellence, celui qui se formedes quatre, mêlés, pour ainsi dire, à partieségales. C' est le meilleur de tous ; rienn' y domine : mais c' est encore un type abstraitqui n' existe pas dans la nature. Les autrestempéramens tempérés, les seulsvéritablement existans, sont d' autant plusparfaits, qu' ils se rapprochent davantage decelui-là. Les hommes les plus sages et lesplus excellens appartiennent à cette grandeclasse.Mais il faut convenir qu' en quittant lesgénéralités, les anciens se sont ici perdusdans des visions.V.Les modernes ont ajouté quelque chose à cettedoctrine ; ils en ont écarté des vues erronées ;ils ont entrevu qu' il était possible de luidonner des bases plus solides et plus conformesà l' état actuel des lumières.Qu' on me permette quelques réflexions à cetégard : elles sont nécessaires à la suite età l' ordre des idées que nous parcourons.

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D' abord, on a dit que cette division destempéramens primitifs en quatre, étaitabsolument arbitraire ; qu' il pouvait y enavoir, qu' il y en avait même quelques-uns

de plus dans la nature. Par exemple, lessujets musculeux et robustes (musculosiquadrati), chez qui les forces sensitiveset les forces motrices sont plus parfaitementen équilibre, chez qui nulle espèce d' habitudephysique n' est dominante, ne paraissent guèrepouvoir se rapporter à aucun chef de l' ancienneclassification : ils forment véritablementune classe à part. C' est Haller qui a faitcette observation ; elle est juste.En second lieu, on a révoqué fortement en doutecette dominance de certaines humeurs, dans lesdifférentes constitutions : on est allé mêmejusqu' à nier l' existence de l' une de ceshumeurs, dont l' anatomie n' a jamais pu découvrirla source, et qui ne se montrant que dans lesétats de maladie, semble être plutôt lerésultat d' une dégénération, qu' une productionrégulière de la nature.Troisièmement, en revenant sur l' histoire desmaladies et des penchans propres à chaque âge,on a vu clairement que ce n' était pas dansl' absence, ou la présence de telle ou de tellehumeur, dans sa prépondérance, ou sasubordination relativement aux autres,qu' on pouvait trouver la raison de cesdivers phénomènes et de leur ordre de succession.Mais la proportion des fluides et des solidesn' est pas uniforme dans l' enfance et dansl' âge mûr,

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dans l' âge mûr et dans la vieillesse : or,comme la même différence se rencontre dansles divers tempéramens, il est naturel depenser que cette circonstance y joue un rôleprincipal.On n' a pas eu de peine à remarquer en outre,que, dans chaque âge, les humeurs ont unedirection particulière ; que les mouvemenstendent spécialement vers tel, ou tel organe ;que non seulement les organes ne se développentpas tous aux mêmes époques, mais qu' àdéveloppement d' ailleurs égal, ils deviennentsuccessivement des centres particuliersde sensibilité, des foyers nouveaux d' actionet de réaction ; et que les phénomènes quiaccompagnent et caractérisent ces déplacemenssuccessifs des forces sensitives, ont lieu dansun ordre qui se rapporte entièrement à celui desidées, des sentimens, des habitudes, en

un mot à l' état des facultés intellectuelleset morales.Cette considération devait conduire directementà une autre vue, qui n' a cependant encore étéque soupçonnée.Quelques observateurs se sont aperçus que lesdifférens systèmes d' organes n' ont pas le mêmedegré de force, ou d' influence chez les diverssujets : chaque personne a son organe fort etson organe faible. Chez les uns, le systèmemusculaire semble tout attirer à lui : chezd' autres le système cérébral et nerveux jouele principal rôle ; c' est-à-dire, queles forces sensitives et les forces motricesne sont

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pas toujours dans les mêmes rapports. De làrésultent des différences notables dans lesdispositions purement physiques ; de làrésultent aussi des différences analoguesdans l' état moral. Les médecins penseurs,à qui cette remarque appartient, se sonthatés d' en faire l' application à la pratiquede leur art : mais ils n' ont pas négligétotalement les inductions que la philosophierationnelle et la morale peuvent en tirer.Zimmermann a traité la partie médicalede ce sujet, avec quelque étendue, dans sonouvrage, von der erfahrung in arzneykunst (de l' expérience en médecine). Il a fait voirque la connaissance de cette force, ou de cettefaiblesse relative des organes étaitextrêmement importante pour la déterminationdes plans de traitement : et il a tracédes règles pour arriver à cette connaissance,par des signes évidens et sensibles, ou pardes faits qui s' offrent d' eux-mêmes àl' observation.Je trouve dans des notes isolées, que j' airecueillies sous Dubreuil, en suivant avec luises malades, un passage qui me semble serapporter parfaitement au sujet que nous examinons.C' est Dubreuil qui parle." cette justesse de raison, cette sagacité froide" qui, d' après l' ensemble des données, sait tirer les" résultats avec précision, ne suffit pas au médecin :" il lui faut encore cette espèce d' instinct qui" devine dans un malade la manière dont il estaffecté. Etc. "

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ce qui suit dans cette note, est relatif auxconsidérations particulières qu' exige letraitement de la même fièvre aiguë dans cestrois sujets : les vues en sont purementmédicales, et je ne crois pas devoir lesrapporter.Voilà ce que pensait un homme qui réunissaità toutes les lumières de son art, la plushaute philosophie et l' esprit d' observationle plus exact : homme précieux sous tous lesrapports, qui, enlevé subitement, au milieude sa carrière, à la science, à ses amis,à l' humanité, n' avait eu, dans le coursd' une pratique immense, le tems de rien écrire,et dont la gloire n' existe que dans le souvenirdes hommes qui l' ont connu, et des maladesqui doivent la vie à ses soins.Ces idées, dis-je, et celles de Zimmermann,devaient mener immédiatement à une autre vue,qui paraît n' avoir pas été tout-à-faitétrangère à Bordeu : c' est que la différencedes tempéramens dépend sur-tout de celle descentres de sensibilité, des rapportsde force, ou de faiblesse, et des communicationssympathiques de divers organes. On sentbien que je ne puis qu' indiquer ici cette vueimportante, qui se lie à tous les principesfondamentaux de l' économie animale, et parconséquent

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doit faire partie de la science de l' homme ;mais on sent aussi qu' elle mérite d' êtredéveloppée ailleurs plus en détail.Jusqu' ici nous n' avons parlé que de l' étatphysique sain. Mais les maladies y portentde grands changemens ; et leur effet seremarque aussitôt dans la tournure, ou lamarche des idées ; dans le caractère, oule différent degré des affections de l' ame.Quand cet effet est léger, il ne frappe,il est vrai, que les observateurs extrêmementattentifs : cependant il n' en est pas pourcela moins réel alors. Mais sitôt qu' ildevient plus grave, il se manifestepar des bouleversemens sensibles à tousles yeux : c' est déjà ce qu' on appelledélire. si le désordre est encore

plus grand, c' est la manie, lafolie complète, soit paisible, soit furieuse.Ici, les phénomènes moraux peuvent êtrefacilement soumis à l' observation raisonnée ;et les dispositions organiques correspondantesont nécessairement des caractères moinsfugitifs.La théorie des délires, ou de la folie, et lacomparaison de tous les faits que cettethéorie embrasse, doivent donc jeter beaucoupde jour sur les rapports de l' état physique avecl' état moral, sur la

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formation même de la pensée, et des affectionsde l' ame.Vi.Ici, pour diriger utilement les recherches, ilfallait d' abord savoir quels sont les organesparticuliers du sentiment ; et si, dans leslésions des facultés intellectuelles, cesorganes sont les seuls affectés, ou s' ilsle sont avec d' autres, et seulementd' une manière plus spéciale.Des expériences directes, dont il est inutile derendre compte, ont prouvé que le cerveau, lamoelle allongée, la moelle épinière et lesnerfs, sont les véritables, ou du moins lesprincipaux organes du sentiment. Les nerfs,confondus à leur origine, et formés de lamême substance que le cerveau, sont déjàséparés en faisceaux à leur sortie du crâne,et de la cavité vertébrale : les grostroncs contiennent, sous une enveloppe commune,des troncs plus petits, qui contiennent, à leurtour, de nouvelles divisions ; et ainsi de suite,sans qu' on ait jamais pu trouver un nerf, quelquefin qu' il parût à l' oeil, dont l' enveloppe n' enrenfermât encore un grand nombre de plus petits.Tous ces nerfs, si déliés, vont se distribueraux différentes parties du corps : de sorte quechaque point sentant a le sien, et communique,par son entremise, avec le centre cérébral.

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D' autres expériences ont fait voir que lasensation, ou du moins sa perception, ne se fait

pas à l' extrémité du nerf et dans l' organeauquel la cause qui la détermine est appliquée ;mais dans les centres, dont tous les nerfstirent leur source, où les impressionsvont se réunir. On a vu même que, dansplusieurs cas, les mouvemens occasionnésdans une partie, tiennent aux impressionsreçues dans une autre, dont les nerfs necommuniquent avec ceux de la première que parl' entremise du cerveau. Or, on sait que toutmouvement régulier suppose l' influencenerveuse sur le muscle qui l' exécute, etcette influence, la communication libre desnerfs avec leur origine commune. Ainsi donc cesont bien véritablement les nerfs quisentent ; et c' est dans le cerveau, dans lamoelle allongée, et vraisemblablement aussidans la moelle épinière que l' individu perçoitles sensations.Ce premier point bien déterminé, l' on a dûrechercher si, dans les délires aigus ouchroniques de toute espèce, le système cérébralet les nerfs se trouvaient dans des étatsparticuliers ; si ces états étaient constammentles mêmes, ou s' ils étaient variés comme lesphénomènes des différens délires ; enfin,si l' on pouvait y rapporter ces phénomènes,en les distinguant et les classant avecexactitude.Mais d' abord on a vu que souvent ni le cerveau,ni les nerfs n' offraient aucun vestiged' altération, ou

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que les changemens qui s' y faisaient remarquerétaient communs à d' autres maladies que la folien' accompagne pas toujours.Ce second point étant encore bien reconnu,l' attention et les recherches se sont dirigéesailleurs. Les viscères contenus dans la poitrineont été considérés avec soin : ils n' ont fournipresque aucune lumière. Mais il n' en a pas été demême de ceux du bas-ventre. Une grande quantitéde dissections comparées ont fait voir que leursmaladies correspondent fréquemment avec lesaltérations des facultés morales. Par une autrecomparaison de cet état organique avec lescrises au moyen desquelles la nature ou l' arta quelquefois guéri la folie, on s' est assuréque son siége ou sa cause étaient en effetalors dans les viscères abdominaux ;

et de là résulte une importante conclusion ;savoir, que puisqu' ils influent directementpar leurs désordres sur ceux de la pensée,ils contribuent donc égalemet, et leurconcours est nécessaire, dans l' état naturel,à sa formation régulière : conclusion quise confirme encore, et même acquiertune nouvelle étendue, par l' histoire des sexes,où l' on voit, à des époques déterminées, ledéveloppement de certains organes produire unchangement subit et général dans les idées etdans les penchans de l' individu.En revenant encore, et à plusieurs reprises, surles dissections des sujets morts dans l' étatde folie,

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en ne se lassant point d' examiner leur cerveau,des anatomistes exacts sont cependant enfinparvenus, touchant les divers états de ceviscère, à quelques résultats assez générauxet constans. Ils ont trouvé, par exemple,le cerveau d' une mollesse extraordinairechez des imbécilles ; d' une fermeté contrenature chez des fous furieux ; d' une consistancetrès-inégale, c' est-à-dire, sec et dur dans unendroit, humide et mou dans un autre, chez despersonnes attaquées de délires moins violens.Il est aisé de voir que, dans le premier état, lesystème cérébral manque du ton nécessaire pourexercer ses fonctions avec l' énergie convenable ;que, dans le second, au contraire, le ton, et parconséquent l' action doivent être excessifs ;que, dans le troisième, il y a discordance entreles impressions, puisque les parties qui lesreçoivent se trouvent dans des dispositions sidifférentes, et que, par suite, les comparaisonsportant sur de fausses bases, les jugemensdoivent nécessairement être erronés. Onpourrait croire, d' après les observationsde Morgagni, que, même chez les fous furieux,

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cette inégalité de consistance dans la pulpedu cerveau, non seulement n' est pas rare, maisqu' elle forme le caractère organique le plusconstant de la folie, du moins de celle qui

tient directement aux altérations du systèmenerveux. Il semble même que l' inflammationdes meninges et des anfractuosités cérébralespeut se rapporter au même vice, puisquetoute inflammmation entraîne ou supposesurcroît d' énergie et d' action vitale dans lesystème artériel, et une diminutionproportionnelle de cette action dans les autressystèmes généraux.Ces observations jettent beaucoup de jour sur lathéorie du sommeil ; elles servent à mieuxentendre le délire vague par lequel il commenced' ordinaire, et les songes qui l' accompagnentassez souvent ; et réciproquement, elles tirentune nouvelle force de l' histoire de cesphénomènes, lesquels s' y rapportent d' unemanière sensible.Quelques autres particularités relatives àl' influence des maladies sur le caractère desidées et les passions, méritent également toutel' attention du philosophe : telles sont, parexemple, les habitudes morales propres auxaffections hypocondriaques et mélancoliques, lespenchans singuliers que développe le virusde la rage, etc.L' histoire des affections hypocondriaques n' ajamais été traité dans cet esprit ; mais pourpeu qu' on soit au fait des singularités que cesmaladies présentent, il

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est facile de sentir que rien ne met plus à nul' artifice physique de la pensée. Et quant à larage, je me borne, pour ce moment, à la remarquede Lister, qui dit avoir vu souvent des hommesmordus par des chiens attaqués de cette maladie,prendre, en quelque sorte, leur instinct,marcher à quatre pattes, aboyer, et se cachersous les bancs et sous les lits. Cetteremarque avait été faite longtems avantLister ; mais il l' a confirmée de sontémoignage et de l' autorité de plusieursexcellens observateurs. Nous avons eu dans mondépartement, une occasion bien funeste de lavérifier. Soixante personnes avaient été morduespar un loup, ou par des chiens, des vaches,des cochons, qui l' avaient été eux-mêmes parce loup enragé. Un grand nombre de ces personnesimitaient, dans la violence de leurs accès, lescris et les attitudes de l' animal qui les avaitmordues ; et elles en manifestaient, à plusieurs

égards, les inclinations.

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Concluons.Il est donc certain que la connaissance del' organisation humaine et des modificationsque le tempérament, l' âge, le sexe, le climat,les maladies, peuvent apporter dans lesdispositions physiques, éclaircit singulièrementla formation des idées ; que sans cetteconnaissance il est impossible de se fairedes notions complètement justes de lamanière dont les instrumens de la penséeagissent pour la produire, dont les passions etles volontés se développent ; enfin, qu' ellesuffit pour dissiper, à cet égard, une foulede préjugés également ridicules et dangereux.Mais c' est peu que la physique de l' hommefournisse les bases de la philosophie rationnelle,il faut qu' elle fournisse encore celles de lamorale : la saine raison ne peut les chercherailleurs. les lois de la morale découlent des rapportsmutuels et nécessaires des hommes en société, cesrapports de leurs besoins. Leurs besoins peuvent,même sans nous écarter des idées reçues, sediviser en deux classes ; en physiqueset moraux.Il n' y a point de doute que les besoins physiquesne dépendent immédiatement de l' organisation :mais les besoins moraux n' en dépendent-ils paségalement, quoique d' une manière moins directe,ou moins sensible ?L' homme, par la raison qu' il est doué de lafaculté de sentir, jouit aussi de celle dedistinguer

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et de comparer ses sensations. On ne distingue lessensations, qu' en leur attachant des signes quiles représentent et les caractérisent : on neles compare, qu' en représentant et caractérisantégalement par des signes, ou leurs rapports,ou leurs différences. Voilà ce qui fait dire àCondillac qu' on ne pense point sans le secoursdes langues, et que les langues sont des méthodesanalytiques : mais il faut ici donner au mot

langue, le sens le plus étendu. Pour quela proposition de Condillac soit parfaitementjuste, ce mot doit exprimer le systèmeméthodique des signes par lesquels on fixe sespropres sensations. Un enfant, avant d' entendreet de parler la langue de ses pères, a sansdoute des signes particuliers qui lui serventà se représenter les objets de ses besoins, deses plaisirs, de ses douleurs ; il a salangue. On peut penser, sans se servird' aucun idiome connu ; et sans doute il y a deschiffres pour la pensée comme pour l' écriture.Mais, je le répète, sans signes il n' existe nipensée, ni peut-être même, à proprement parler,de véritable sensation, c' est-à-dire, desensation nettement aperçue et distinguée detoute autre.

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Nous avons dit que l' usage des signes étaitde fixer les sensations et les pensées. Ilsles retracent, et par conséquent ilsles rappellent : c' est là dessus qu' estfondé l' artifice de la mémoire, dont la forceet la netteté tiennent toujours à l' attentionavec laquelle nous avons senti, à l' ordreque nous avons mis dans la manière de nousrendre compte des opérations de nos sens,ou dans cette suite de comparaisons etde jugemens qu' on appelle les opérationsde l' esprit.Les signes rappellent donc les sensations ; ilsnous font sentir de nouveau. Il en est quirestent, pour ainsi dire, cachés dans l' intérieur,ils sont pour l' individu lui seul. Il en estqui se manifestent au dehors ; ils lui serventà communiquer avec autrui. Parmi ces derniers,ceux qui sont communs

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à toute la nature vivante, par exemple,ceux du plaisir et de la douleur, qui seremarquent dans les traits, dans l' attitude,dans les cris des différens êtres animés,nous font sentir avec eux, compatir à leurs joies et à leurs souffrances, pourvuque d' autres sensations plus fortes ne tournent

pas ailleurs notre attention. Si nous sommessusceptibles de partager les affections detoutes les espèces animées, à plus forte raisonpartageons-nous celles de nos semblables, quisont organisés pour sentir, à peu de choseprès, comme nous, et dont les gestes, la voix,les regards, la physionomie nous rappellentplus distinctement ce que nous avons éprouvénous-mêmes. Je parle d' abord des signespantomimiques, parce que ce sont les premiers detous, les seuls communs à toute la race humaine.C' est la véritable langue universelle : et,antérieurement à la connaissance de toutelangue parlée, ils font courir l' enfant versl' enfant ; ils le font sourire à ceux qui luisourient ; ils lui font partager les affectionssimples dont il a pu prendre connaissancejusqu' alors. à mesure que nos moyens decommunication augmentent, cette faculté sedéveloppe de plus en plus : d' autres languesse forment ; et bientôt nous n' existons guèremoins dans les autres, que dans nous-mêmes.Telle est, en peu de mots, l' origine et la natured' une faculté qui joue le rôle le plus importantdans le système moral de l' homme, et queplusieurs

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philosophes ont cru dépendante d' un sixièmesens. Ils l' ont désignée sous le nom desympathie, lequel exprime en effettrès-bien les phénomènes qu' elle produitet qui la caractérisent.Cette faculté, n' en doutons pas, est l' un desplus grands ressorts de la sociabilité : elletempère ce que celui des besoins physiquesdirects a de trop sec et de trop dur ;elle empêche que ces besoins, qui, bienraisonnés, tendent également sans douteà rapprocher les hommes, n' agissent plussouvent en sens contraire pour les désunir : c' estelle qui nous procure les jouissances les pluspures et les plus douces : enfin, comme d' elleseule dérive la faculté d' imitation, d' oùdépend toute la perfectibilité humaine,l' étude attentive de sa formation et de sondéveloppement fournit des principes égalementféconds, et pour la philosophie rationnelle,et pour la morale.Vii.En appliquant la nature à la nature, l' art, qui

n' est dans chaque genre que le système desrègles relatives à cette application, modifiepuissamment les effets qu' amène le coursordinaire des choses : il peut même quelquefoisen produire qui sont entièrement nouveaux,et dans lesquels les lois de l' universparaissent obéir aux besoins, aux passions,aux caprices de l' homme.

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Si notre première étude est celle des instrumensque nous avons reçus immédiatement de lanature, la seconde est celle des moyens quipeuvent modifier, corriger, perfectionner cesinstrumens. Il ne suffit pas qu' un ouvrierconnaisse les premiers outils de son art,il faut qu' il connaisse également lesoutils nouveaux qui peuvent en agrandir,en perfectionner l' usage, et les méthodesd' après lesquelles ils peuvent être employésavec plus de fruit.La nature produit l' homme avec des organes etdes facultés déterminées : mais l' art peutaccroître ces facultés, changer ou diriger leuremploi, créer en quelque sorte de nouveauxorganes. c' est là l' ouvrage de l' éducation,qui n' est, à proprement parler, que l' art desimpressions et des habitudes.L' éducation se divise naturellement en deux :celle qui agit directement sur le physique,et celle qui s' occupe plus particulièrementdes habitudes morales. Nous ne parlons icique de la première.On sait qu' une bonne éducation physiquefortifie le corps, guérit plusieurs maladies,fait acquérir aux organes une plus grandeaptitude à exécuter les mouvemens commandéspar nos besoins. De là, plus de puissance etd' étendue dans les facultés de l' esprit, plusd' équilibre dans les sensations : de là, cesidées plus justes et ces passions plus élevées,qui tiennent au sentiment habituel età l' exercice régulier d' une plus grande

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force. Dans l' éducation physique, il fautcomprendre sans doute le régime, et non

seulement le régime propre aux enfans, maisencore celui qui convient à toutes les époquesde la vie : comme, sous le titre d' éducationmorale, il faut comprendre égalementl' ensemble des moyens qui peuvent agiret sur l' esprit, et sur le caractère del' homme, depuis sa naissance jusqu' à sa mort.Car l' homme, environné d' objets qui font sanscesse sur lui de nouvelles impressions, nediscontinue pas un seul instant son éducation.Le régime est certainement une partieimportante de la science de la vie : et quand onle considère sous le rapport de son influencesur les facultés intellectuelles et sur lespassions, on n' est pas étonné du soin particulierqu' y donnaient les anciens ; on doit seulementl' être beaucoup de voir combien, dans toutesles institutions modernes, on a négligé cettepartie essentielle de toute bonne éducation,et par conséquent aussi de toute sagelégislation.Quoique les médecins aient dit plusieurs choseshasardées, touchant l' effet des substancesalimentaires sur les organes de la pensée, ousur les principes physiques de nos penchans, il n' enest pas moins certain que les différentescauses que nous appliquons journellement ànos corps, pour en renouveler les mouvemens,agissent avec une grande efficacité sur nosdispositions morales. On se rend

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plus propre aux travaux de l' esprit parcertaines précautions de régime, par l' usage,ou la suppression de certains alimens.Quelques personnes ont été guéries de violensaccès de colère, auxquels elles étaientsujètes, par la seule diète pythagorique : etdans le cas même où des délires furieuxtroublent toutes les facultés de l' ame,l' emploi journalier de certaines nourrituresou de certaines boissons, l' impressiond' une certaine température de l' air, l' aspectde certains objets ; en un mot, un systèmediététique particulier, suffit souvent poury ramener le calme, pour faire toutrentrer dans l' ordre primitif.Ici, comme on voit, le régime se confond avecla médecine ; et c' est effectivement à celle-ciqu' il appartient de le tracer. Mais lamédecine proprement dite exerce une action,

et produit, sous le même rapport, des effetsavantageux qui ne méritent pas moins d' êtrenotés. Elle agit en intervertissant l' ordredes mouvemens établis ; c' est pour lesremettre dans une voie plus conforme aux plansoriginels de la nature : et quand cet art, quitouche à de grandes réformes, aura porté dansses méthodes la précision dont elles sontsusceptibles, il ne sera plus permis de mettreen doute ses immédiates connexions avec toutesles parties de la philosophie et de l' art social.Enfin, si l' on considère que les dispositionsphysiques se propagent par la génération ;que toutes

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les analogies et plusieurs faits importans,recueillis par d' excellens observateurs,semblent prouver, comme le remarque très-bienCondorcet, qu' il en est de même, à plusieurségards, des dispositions de l' esprit et despenchans, ou des affections : il serafacile de sentir combien les progrès de lascience de l' homme physique peuvent contribuerau perfectionnement général de l' espèce humaine.Conclusion.Ainsi, les objets de cette science qui sontrelatifs à celles dont s' occupe particulièrementla seconde classe de l' institut, se trouventcompris dans les chefs principaux que je viensde parcourir sommairement : ils peuventêtre traités en détail, dans l' ordre qui suit.Histoire physiologique des sensations ;influence,1) des âges,2) des sexes,3) des tempéramens,4) des maladies,5) du régime,6) du climat,sur la formation des idées et des affectionsmorales ;considérations sur la vie animale, l' instinct, lasympathie, le sommeil et le délire ;

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influence, ou réaction du moral sur le

physique ;tempéramens acquis.Si ce programme était rempli d' une manièredigne des grands objets qu' il présente, l' onaurait, je pense, touchant l' homme physique,toutes les notions qui peuvent être, ou devenirun jour d' une application directe, aux rechercheset aux travaux du philosophe, du moraliste et dulégislateur.Tel est, citoyens, le plan de travail que je mepropose d' exécuter : il me semble propre àdissiper les derniers restes de plusieurspréjugés nuisibles ; et j' ose croire qu' ilpeut donner une base solide, et prise dans lanature même, à des principes sacrés qui,pour beaucoup d' esprits éclairés d' ailleurs, nereposent encore, s' il est permis de parler ainsi,que sur des nuages.

SECOND MEMOIRE

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histoire physiologique des sensations. dans le premier mémoire que j' ai eu l' honneurde vous lire, citoyens, j' ai indiqué, d' unemanière sommaire et générale, les rapportsprincipaux qui existent entre l' organisationde l' homme, ses besoins, ses facultésphysiques, d' une part, et la formationde ses idées, le développement de sespenchans, ses facultés et ses besoins moraux,de l' autre. Vous avez vu qu' aux différencesprimitives établies par la nature, et auxmodifications accidentelles introduites par leschances de la vie, dans les dispositionsdes organes, correspondent constammentdes différences et des modifications analoguesdans la tournure des idées et dans le caractèredes passions. De là, nous avons conclu que,soit pour donner des bases invariables à laphilosophie rationnelle et à la morale ; soitpour découvrir les moyens de perfectionnerla nature humaine, en agissant sur la sourcemême et de ses passions et de ses idées, ilétait nécessaire d' étudier soigneusement

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les diverses circonstances physiques quipeuvent rendre un homme si différent des autreset de lui-même : et les objets de ces recherchesse sont trouvés, pour ainsi dire, spontanémentclassés sous un certain nombre de chefs qui ferontle sujet de plusieurs mémoires, et dont l' ensembleme paraît embrasser tout ce que la physiologiepeut offrir à la philosophie morale, commematière de nouvelles méditations.Le premier objet qui fixe nos regards, estl' histoire des sensations, considérées dansleurs premiers phénomènes : c' est celui qui vanous occuper aujourd' hui. Je vais essayer dedéterminer avec quelque exactitude, en quoiconsistent les opérations de cette facultésingulière, propre aux animaux, par laquelleils sont avertis de la présence des objetsextérieurs : je vais suivre ces opérations dansdiverses circonstances, qui ne me paraissent pasavoir été distinguées et circonscrites avec assezde soin : je vais sur-tout m' efforcer de remplirles lacunes qui séparent encore les observationsde l' anatomie ou de la physiologie, et lesrésultats incontestables de l' analyse philosophique.Vous sentez, citoyens, que dans des matièressi nouvelles, où le plus léger faux-paspeut conduire aux conséquences les pluserronées, il faut s' imposer une grande précision,une grande sévérité de langage : vous sentez doncaussi que j' ai besoin de toute votre attention,pour

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être bien entendu, même de vous, à qui ces objetssont familiers.I.Nous ne sommes pas sans doute réduits encoreà prouver que la sensibilité physique est lasource de toutes les idées et de toutes leshabitudes qui constituent l' existence moralede l' homme : Locke, Bonnet, Condillac,Helvétius, ont porté cette vérité jusqu' audernier degré de la démonstration. Parmi lespersonnes instruites, et qui font quelque usagede leur raison, il n' en est maintenant aucunequi puisse élever le moindre doute à cet égard.D' un autre côté, les physiologistes ont prouvéque tous les mouvemens vitaux sont le produitdes impressions reçues par les partiessensibles : et ces deux résultats fondamentaux,

rapprochés dans un examen réfléchi, neforment qu' une seule et même vérité.Mais les philosophes peuvent rester encore diviséssur quelques points. Les uns peuvent croire, avecCondillac, que toutes les déterminations desanimaux sont le produit d' un choix raisonné, et par

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conséquent le fruit de l' expérience : d' autrespeuvent penser, avec les observateurs detous les siècles, que plusieurs de cesdéterminations ne sauraient être rapportéesà aucune sorte de raisonnement, et que,sans cesser pour cela d' avoir leur sourcedans la sensibilité physique, elles se formentle plus souvent sans que la volonté des individusy puisse avoir d' autre part que d' en mieuxdiriger l' exécution. C' est l' ensemble de cesdéterminations qu' on a désigné sous le nomd' instinct. parmi les physiologistes, une discussion s' estégalement élevée pour savoir si la sensibilitédevait être regardée comme l' unique source detous les mouvemens organiques ; ou s' ilexistait, dans les parties qui composent lescorps vivans, une autre propriété distincte,et même indépendante, à certains égards, de lapremière. Ceux qui soutiennent l' affirmativede la seconde proposition, à la tête desquelson doit placer le célèbre Haller, qui ena fait, pour ainsi dire, son patrimoine,désignent cette propriété particulière sous lenom d' irritabilité. c' est en vertu desimpressions transmises par les nerfs auxparties musculaires, ou reçues immédiatementpar celles-ci, que l' irritabilité semanifeste : mais comme elle subsiste encorequelque tems après la mort, ces physiologistesnient qu' elle puisse dépendre de la sensibilité,qui, suivant leur opinion, est détruite au mêmeinstant que la vie de l' individu.

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Les autres, et l' on peut compter parmi euxplusieurs hommes de génie, objectent que lasensibilité subsiste dans les asphyxiés,les léthargies, les apoplexies, en un mot dans

les syncopes de tout genre, quoiqu' elle ne semanifeste alors par aucun acte précis qui laconstate, quoiqu' elle ne laisse après elleaucune trace, aucun souvenir qui la confirme.Ils ajoutent qu' entre l' état d' un noyé quirevient à la vie, et l' état de celui dont lamort est irrévocable, la différence seradifficile à bien établir ; que les signeset l' instant de la mort ne peuvent êtredéterminés avec précision ; que la ligature, oul' amputation des nerfs qui portent la sensibilitédans un organe, le rendent non seulementinsensible, mais encore paralytique ; c' est-à-dire,qu' elles enlèvent à la fois à ses épanouissemensnerveux, la faculté de sentir, et à ses muscles,celle de se mouvoir. Enfin, disent-ils, toutes lesobservations faites sur le vivant, et lesexpériences tentées sur les cadavres,ou sur leurs parties isolées, nous autorisentà supposer que la sensibilité répandue dans tousles organes n' est pas anéantie à l' instant mêmede la mort ; qu' il en subsiste quelque tems desrestes, qui se remarquent sur-tout dans lesparties dont les mouvemens étaient le pluscontinuels, ou le plus forts ; et qu' elle aseulement cessé de se reproduire alorsque la communication entre les organesprincipaux a cessé d' exister elle-même.Voilà ce que disent, à-peu-près, les stahliens,

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les sémianimistes, les nouveaux solidistesd' édimbourg, et les plus savans professeursde l' école de Montpellier.Un peu de réflexion suffit pour faire voir que lesdeux questions précédentes se tiennent, etqu' elles ont l' une et l' autre un rapport directavec l' objet qui nous occupe.Car, d' un côté, s' il était bien démontré qu' il ya des mouvemens qui ne dépendent pas immédiatementde la sensibilité, l' on pourrait trouver plusfacile de concevoir des déterminations sans choixet sans jugement.Et de l' autre, s' il est vrai qu' il y ait desdéterminations et des mouvemens dont l' individun' a pas la conscience, l' on sent que beaucoup dephénomènes qui ont été confondus auront besoind' être distingués ; que les principes, sanschanger de nature, doivent être énoncés en d' autrestermes, et les conséquences tirées d' une manièremoins générale et moins absolue : je veux dire

qu' il ne faudra pas confondre l' impulsion quiporte l' enfant, immédiatement après sa naissance,à sucer la mamelle de sa mère, avec leraisonnement qui fait préférer des alimens sainsqu' on a déjà trouvés bons, à des alimenscorrompus qu' on a trouvés mauvais ; et que,s' il n' en est pas, pour cela, moins certain que lasensibilité physique est la source unique de nosidées et de nos déterminations, il y aurait dumoins peu d' exactitude à dire, comme on le faitd' ordinaire

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dans les livres d' analyse philosophique,qu' elles nous viennent toutes par les sens, sur-tout d' après la signification bornée qu' onattache à ce dernier mot. Il sera nécessaire derevenir encore là-dessus, afin d' exposer mapensée plus en détail : les observationssur lesquelles je me fonde, serviront, jecrois, à rendre compte de plusieurs singularités,qui, sans cela, paraissent inexplicables, et quidevaient laisser beaucoup d' incertitudes dans lesmeilleurs esprits.Mais reprenons la suite de nos idées.Quand on examine attentivement la questionde l' irritabilité et de la sensibilité, l' on s' aperçoit bientôt que ce n' est guère qu' unequestion de mots, comme beaucoup d' autres quidivisent le monde depuis des siècles. En effet,Haller et ses sectateurs conviennent que lesmuscles sont animés par une quantité considérablede nerfs, organes particuliers du sentiment ;que leurs mouvemens réguliers restenttoujours soumis à l' influence nerveuse ; queles contractions par lesquelles ces mouvemens sontproduits, ne durent pas longtems lorsqu' elle nes' exerce plus : et les physiologistes du particontraire ne nient pas que beaucoup de mouvemensne s' exécutent sans que l' individu en ait laconscience ; que ceux même dont il a la consciencene soient, pour la plupart, indépendans de lavolonté ; que la faculté d' entrer en contractionpar l' effet des irritans artificiels, ne survivedans les organes

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musculaires, au système vital dont ils ont faitpartie. Ainsi, dans l' une et dans l' autrehypothèse, les phénomènes s' expliquent à peuprès de la même manière ; et l' analyse philosophiques' y adapte également bien : seulement il y a plusde simplicité dans celle de l' école de Stahl ;et l' unité du principe physique y correspond mieuxà l' unité du principe moral, qui n' en est pasdistinct.Quant à l' autre question, nous avons déjà ditqu' il n' en est point de même : mais celas' expliquera mieux par la suite.Ii.Sujet à l' action de tous les corps de la nature,l' homme trouve à la fois, dans les impressionsqu' ils font sur ses organes, la source de sesconnaissances, et les causes mêmes qui le fontvivre ; car vivre, c' est sentir : et dans cetadmirable enchaînement des phénomènes quiconstituent son existence, chaque besoin tient au développement de quelque faculté ; chaque faculté, par son développement même,satisfait à quelque besoin ; et les facultéss' accroissent par l' exercice, comme lesbesoins s' étendent avec la facilité de lessatisfaire.

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De l' action continuelle des corps extérieurs surles sens de l' homme, résulte donc la partie laplus remarquable de son existence. Mais est-ilvrai que les centres nerveux ne reçoivent et necombinent que les impressions qui leur arriventde ces corps ? Est-il vrai qu' il ne se formed' image ou d' idée dans le cerveau, et qu' aucunedétermination n' ait lieu de la part de l' organesensitif, qu' en vertu de ces mêmes impressionsreçues par les sens proprement dits ? Voilàbien la question.C' est par le mouvement progressif et volontaire,que l' homme distingue particulièrement sapropre vie et celle des autres animaux : lemouvement est pour lui, le véritable signe de lavitalité. Quand il voit un corps se mouvoir,son imagination l' anime. Avant qu' il ait quelqueidée des lois qui font rouler les fleuves, quisoulèvent les mers, qui chassent dans l' air lesnuages, il donne une ame à ces différens objets.Mais à mesure que ses connaissances s' étendent,il s' aperçoit que beaucoup de mouvement sontexécutés comme ceux de son bras, quand une force

étrangère le déplace sans sa propre participation,ou même contre son gré. Il

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ne lui faut pas beaucoup de réflexion pours' apercevoir que ces derniers mouvemens n' ontaucun rapport avec ceux que sa volontédétermine : et bientôt il n' attache plusl' idée de vie qu' au mouvement volontaire.Mais, dès les premières et les plus simplesobservations sur l' économie animale, l' on a puremarquer entre les phénomènes, une diversité quisemble supposer des ressorts de différente nature.Si le mouvement progressif et l' action d' un grandnombre de muscles sont soumis aux déterminationsraisonnées de l' individu, plusieurs mouvemensd' un autre genre, quelques-uns même d' ungenre analogue, s' exécutent sans sa participation :et sa volonté, non seulement ne peut pas lesexciter, ou les suspendre ; elle ne peut pas même yproduire le plus léger changement. Les sécrétionsse font par une suite d' opérations où nous n' avonsaucune part, dont nous n' avons pas la plus légèreconscience : la circulation du sang et l' actionpéristaltique des intestins, déterminées par desforces musculaires, ou par certains mouvemenstoniques très-ressemblans à ceux que les musclesproprement dits exécutent, se font également ànotre insu ; et il ne dépend pas plus de nousd' arrêter ou de diriger ces différentes fonctions,que d' arrêter le frisson d' une fièvre quarte oude produire des crises utiles dans une fièvreaigue. Des effets si divers peuvent-ils êtreimputés à la même cause ?

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On voit que cette question, la même que nousnous sommes déjà proposée, a dû se présenterdès le premier pas : mais, pour la résoudrecomplètement, il fallait des connaissancesphysiologiques très-étendues ; et pour peuqu' on ait réfléchi sur les lois de la naturevivante, l' on n' ignore pas que ces connaissances,pour avoir quelque certitude, doivent s' appuyersur un nombre infini d' observations, oud' expériences, et s' en déduire avec une grandesévérité de raisonnement. Cependant,

lorsque les sciences ont fait des progrèsvéritables, il n' est ordinairement pas impossiblede rattacher leurs résultats à quelques faitssimples, et, pour ainsi dire, journaliers.Dans les animaux dont l' organisation est le pluscompliquée, tels que l' homme, les quadrupèdes etles oiseaux, la sensibilité s' exerceparticulièrement par les nerfs, qu' on peutregarder comme ses organes propres. Quelquesphysiologistes vont plus loin : ils pensentqu' ils en sont les organes exclusifs. Mais,dans la classe des polypes et dans celledes insectes infusoires, elle réside et s' exercedans d' autres parties, puisqu' ils sont privés denerfs et de cerveau. Il est même vraisemblable queHaller et son école ont trop étendu leur idéerelativement aux animaux plus parfaits : car desobservations constantes prouvent que les partiesqu' ils ont déclarées rigoureusement insensibles,peuvent, dans certains états maladifs, devenirsusceptibles de vives

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douleurs : d' où il semble résulter clairementque, dans l' état ordinaire, leur sensibilité,appropriée à la nature de leurs fonctions, estseulement plus faible et plus obscure, parrapport à celle des autres parties.Mais, au reste, on peut établir comme certainque, dans l' homme, dont il est uniquement iciquestion, les nerfs sont le siége particulierde la sensibilité ; que ce sont eux qui ladistribuent dans tous les organes, dont ilsforment le lien général, en établissant entreeux une correspondance plus ou moins étroite,et faisant concourir leurs fonctions diversesà produire et constituer la vitalitécommune.Une expérience très-simple en fournit la preuve.Quand on lie, ou coupe tous les troncs de nerfsqui vont se subdiviser et se répandre dans unepartie, cette partie devient au même instantentièrement insensible : on peut la piquer, ladéchirer, la cautériser ; l' animal ne s' enaperçoit point : la faculté de tout mouvementvolontaire s' y trouve abolie ; bientôt lafaculté de recevoir quelques impressions isolées,et de produire quelques vagues mouvemens decontraction, disparaît elle-même : toutefonction vitale est anéantie ; et les nouveauxmouvemens qui surviennent sont ceux de la

décomposition, à laquelle la mort livre toutesles matières animales.Plusieurs importantes vérités résultent de cette

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expérience : mais, avant de passer outre, il estnécessaire de ne rien laisser d' incertain derrièrenous.J' ai dit que les rameaux des nerfs, séparés dusystème par la ligature, ou l' amputation,conservent la faculté de recevoir des impressionsisolées. ce mot, pour ne pas jeter dansl' esprit une idée fausse, dont plusieursphysiologistes, recommandables d' ailleurs,ne se sont pas garantis, a besoin dequelque explication. En portant la sensibilitédans les muscles, les nerfs y portent la vie ;ils les rendent propres à exécuter les mouvemensque la nature leur attribue : mais ils sonteux-mêmes incapables de mouvement. Les irritationsles plus fortes ne leur font pas éprouver la pluslégère contraction ; en un mot, ils sentent et nese meuvent pas. Dans l' expérience que je viens derapporter, les rameaux situés au dessous de lasection, ou de la ligature, ne communiquent plusavec l' ensemble de l' organe sensitif : l' individune s' aperçoit plus des contractions que les partiesoù ces nerfs irrités se distribuent, peuventéprouver encore ; et l' on voit facilement que lachose doit être ainsi. Mais cependant commeil résulte de cette irritation certainsmouvemens, plus ou moins réguliers, dansles muscles auxquels ils portaient la vie, il estégalement bien clair que cet effet ne peut tenirqu' à des restes de sensibilité partielle, laquelles' exerce de la même manière, quoique plusfaiblement,

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ou plus incomplètement que dans l' état naturel.On ne peut pas dire que l' irritation agit alorssur le nerf comme sur le muscle ; car, encore unefois, cela n' est point ; les hallériens eux-mêmesen conviennent ; et, si cela était, leursystème croulerait par d' autres côtés. Ainsi,tous les rameaux reçoivent encore des impressions ;mais ce sont des impressions isolées : et, pour

le dire en passant, quoique l' irritabilité paraisse distincte de la sensibilité dans quelques-uns de ces phénomènes,on voit ici très-évidemment qu' elle doitêtre ramenée à ce principe unique et commundes facultés vitales : on le voit plusévidemment encore, quand on considère qu' unegrande quantité de nerfs vont se perdreet changer de forme dans les muscles !Il est, en effet, bien certain que ces nerfs,confondus et peut-être identifiés avec lesfibres musculaires, sont l' âme véritable deleurs mouvemens ; et il paraît assez facilede concevoir pourquoi ceux de ces mouvemensqui subsistent après la mort, se ranimentaussitôt qu' on sépare un muscle du membredont il fait partie, ou qu' on le morcèlepar de nouvelles sections, quand tout autrestimulant a perdu le pouvoir de le fairecontracter : car le tranchant du scalpel agitalors sur d' innombrables expansions nerveuses,cachées dans l' épaisseur des chairs ; et cesexpansions se rapportent également aux deuxportions du muscle qu' on divise. La sectiondoit être ici considérée comme

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un irritant simple, mais plus efficace, parcequ' il pénètre dans l' intérieur des fibres, qu' illes traverse de part en part : et d' ailleurselle ne doit pas seulement ranimer par là,leur faculté contractile ; elle doit rendre aussileurs contractions moins laborieuses, endiminuant le volume et la longueur des partiesqui se froncent.Mais, je le répète, cette dernière question netient pas immédiatement à l' objet qui nousoccupe ; et sa solution semble appartenir plutôtà un ouvrage de pure physiologie. iii.Revenons à notre expérience. J' ai dit qu' il enrésulte plusieurs vérités essentielles. Elleprouve en effet, 1) que les nerfs sont lesorganes de la sensibilité ; 2) que de lasensibilité seule dépend la perception quise produit en nous de l' existence de nos propresorganes et de celle des objets extérieurs ;3) que tous les mouvemens volontaires nes' exécutent pas seulement en vertu de cesperceptions qu' elle nous procure, et desjugemens que nous en tirons, mais encore que

les organes moteurs, soumis aux organes sensitifs,sont animés et dirigés par eux ; 4) que tousles mouvemens indépendans de la volonté,ceux dont nous n' avons point la conscience, ceuxdont nous n' avons même aucune notion, en un mot,que tous les mouvemens

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quelconques qui font partie des fonctions del' économie animale, dépendent d' impressionsreçues par les diverses parties dont les organessont composés, et ces impressions de leurfaculté de sentir.Nous avons déjà fait quelques pas importans.Certains points assez obscurs sont éclaircis ;et nous entrevoyons les seuls moyens véritablesde répandre la même lumière sur tous les autres,ou du moins sur la plupart.Mais, quand on veut pousser l' analyse jusqu' àses derniers termes, on peut se faire une nouvellequestion : le sentiment est-il en effet icitotalement distinct du mouvement ? Est-ilpossible de concevoir l' un sans l' autre ? Etn' ont-ils d' autre rapport que celui de la causeà l' effet ?Toute sensation ou toute impression reçue parnos organes, ne saurait sans doute avoir lieu sansque leurs parties éprouvent des modificationsnouvelles. Or, nous ne pouvons concevoir demodification nouvelle sans mouvement. Quand noussentons, il se passe donc en nous des mouvemens,plus ou moins sensibles, suivant la nature desparties solides ou des liqueurs auxquelles ils sontimprimés, mais néanmoins toujours réels etincontestables. Cependant, il faut observer queles sensations ou les impressions, dépendant decauses situées hors des nerfs qui les reçoivent,il y

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a toujours un instant rapide comme l' éclair, oùleur cause agit sur le nerf qui jouit de lafaculté d' en ressentir la présence, sansqu' aucune espèce de mouvement s' y passe encore ;que c' est, en quelque sorte, pour le seulcomplément de cette opération que le mouvementdevient nécessaire ; et qu' on peut toujours

le distinguer du sentiment, et sur-tout lafaculté de sentir de celle de se mouvoir. Nousne devons pourtant pas dissimuler quecette distinction pourrait bien disparaître encoredans une analyse plus sévère ; et qu' ainsi lasensibilité se rattache, peut-être, par quelquespoints essentiels, aux causes et aux lois dumouvement, source générale et féconde de tous lesphénomènes de l' univers.Nous observerons aussi qu' en disant que les nerfssont incapables de se mouvoir, nous avons entendude se mouvoir d' une manière sensible, ou de faireéprouver à leurs parties des déplacemensreconnaissables, par rapport à celles des autresorganes qui les entourent. Tous leurs mouvemenssont intérieurs ; ils se passent dans leurintime contexture ; et les parties qui leséprouvent, ou qui les exécutent sont si déliées,que l' action s' en est jusqu' à

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présent dérobée aux observations les plusattentives, faites avec les instrumens les plusparfaits.Au reste, cette distinction du sentiment et dumouvement, mais sur-tout des facultés qui s' yrapportent, nécessaire en physiologie, et sansinconvéniens pour la philosophie rationnelle, sedéduit de tous les faits évidens, sensibles, lesseuls sur lesquels doivent porter nos rechercheset s' appuyer nos raisonnemens : car les véritéssubtiles, infécondes de leur nature, sontprincipalement inapplicables à nos besoins lesplus directs ; et l' on peut dédaignerhardiment celles qui n' offrent pas une certaineprise à l' intelligence.Tous les points ci-dessus étant bien convenus etbien éclaircis, reprenons la suite de nospropositions.On voit donc clairement, et cela résulte desobservations les plus simples, que les impressionsn' ont pas lieu d' une manière uniforme ; qu' ellesont, au contraire, relativement à l' individu quiles reçoit, des effets très-différens. Lesunes lui viennent des objets extérieurs ;les autres, reçues dans les organes internes,sont le produit des diverses fonctionsvitales. L' individu a presque toujours laconscience des unes ; il peut du moins s' enrendre compte : il ignore les autres ; il n' ena du moins aucun sentiment distinct : enfin

les dernières déterminent des mouvemens, dontla liaison avec leurs causes échappe à sesobservations.

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Les philosophes analystes n' ont guère considéréjusqu' ici que les impressions qui viennent desobjets extérieurs, et que l' organe de la penséedistingue, se représente et combine : ce sontelles seulement qu' ils ont désignées sous lenom de sensations ; les autres restent poureux dans le vague. Quelques-uns d' entre euxsemblent avoir voulu rapporter au titregénérique d' impressions, toutesles opérations inaperçues de la sensibilité : ilsrenvoient même ces dernières parmi celles qui,pouvant être aperçues et distinguées, ne le sontpas actuellement faute d' une attentionconvenable.C' est ici, je le répète, que l' on peut suivredeux routes différentes. Comme elles mènent à desrésultats en quelque sorte opposés, on ne sauraitchoisir au hasard.Iv.La question nouvelle qui se présente, est desavoir, s' il est vrai, comme l' ont établiCondillac et quelques autres, que les idées etles déterminations morales se forment touteset dépendent uniquement de ce qu' ils appellentsensations ; si

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par conséquent, suivant la phrase reçue, toutesnos idées nous viennent des sens, et par lesobjets extérieurs : ou si les impressionsinternes contribuent également à la production desdéterminations morales et des idées, suivantcertaines lois, dont l' étude de l' homme sainet malade peut nous faire remarquer laconstance : et, dans le cas de l' affirmative,si des observations particulièrement dirigéesvers ce point de vue nouveau, pourraient nousmettre facilement en état de reconnaîtreencore ici les lois de la nature, et deles exposer avec exactitude et évidence.Quelques faits généraux me paraissent résoudrela question.

Il est notoire que dans certaines dispositions desorganes internes, et notamment des viscères dubas-ventre, on est plus ou moins capable desentir ou de penser. Les maladies qui s' y forment,changent, troublent et quelquefois intervertissententièrement l' ordre habituel des sentimens et desidées. Des appétits extraordinaires et bizarres sedéveloppent ; des images inconnues assiégentl' esprit ; des affections nouvelles s' emparentde notre volonté : et, ce qu' il y a peut-êtrede plus remarquable, c' est que souvent alorsl' esprit peut acquérir plus d' élévation,d' énergie, d' éclat, et l' âme se nourrird' affections plus touchantes, ou mieuxdirigées. Ainsi donc, les idées riantes ousombres, les sentimens doux ou funestes,tiennent alors directement

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à la manière dont certains viscères abdominauxexercent leurs fonctions respectives ;c' est-à-dire, à la manière dont ils reçoiventles impressions : car nous avons vu que lesunes dépendent toujours des autres, et quetout mouvement suppose une impression quile détermine.Puisque l' état des viscères du bas-ventre peutintervertir entièrement l' ordre des sentimens etdes idées, il peut donc occasionner la folie,qui n' est autre chose que le désordre ou ledéfaut d' accord des impressions ordinaires : c' esten effet ce qu' on voit arriver fréquemment. Maison observe aussi des délires qui tiennent auxaltérations survenues dans la sensibilité deplusieurs autres parties internes. Il en estqui sont aigus ou passagers ; il en est qui sontchroniques, dans lesquels les extrémitéssentantes extérieures des nerfs qui composent cequ' on appelle les sens, ne se trouvent point dutout affectées, ou ne le sont du moins quesecondairement : et ces délires se guérissentpar des changemens directs opérés dans l' étatdes parties internes malades. Les organesde la génération, par exemple, sont très-souventle siége véritable de la folie. Leur sensibilitévive est susceptible des plus grands désordres :l' étendue de leur influence sur tout le systèmefait que ces désordres deviennent presquetoujours généraux, et sont principalementressentis par le centre cérébral. La folie seguérit alors par tout moyen capable de remettre

dans son état naturel,

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ou de ramener à l' ordre primitif, la sensibilitéde ces organes : quelques accidens ont même faitvoir que leur destruction pouvait, dans certainscas, produire le même effet.L' époque de la puberté nous présente desphénomènes encore plus frappans et plus décisifs.Ils méritent d' autant plus d' attention, que touts' y passe suivant des lois constantes et d' aprèsle voeu même de la nature. Dans les animaux quivivent séparés de tous ceux de la même espèce,la maturité des organes de la génération arriveun peu plus tard : loin des objets dont laprésence pourrait la hâter par l' excitation del' exemple, ou par certaines images quiréveillent la nature assoupie, l' enfancese prolonge : mais elle cesse enfin, même dansla solitude la plus absolue ; et le moment despremières impressions de l' amour n' en est souventque plus orageux. Les choses se passent de lamême manière dans l' homme, avec cette seuledifférence, que ses organes étant plus parfaits,sa sensibilité plus exquise, et les objetsauxquels elle s' applique plus étendus et plusvariés, les changemens qui s' opèrent alors enlui, présentent des caractères plus remarquables,modifient plus profondément toute sonexistence. Comme l' imagination est sa facultédominante, comme elle exerce une puissanteréaction sur les organes qui lui fournissent cestableaux, l' homme est celui de tous les êtresvivans connus, dont la puberté peut être le plusaccélérée par des

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excitations vicieuses, et son cours ordinaire leplus interverti par toutes les circonstancesextérieures qui font prendre de fausses routes àl' imagination. Ainsi, dans les mauvaises moeursdes villes, on ne donne pas à la puberté le temsde paraître ; on la devance : et ses effets seconfondent d' ordinaire avec l' habitude précocedu libertinage. Dans le sein des familles pieuseset sévères, où l' on dirige l' imagination desenfans vers les idées religieuses, on voit

souvent chez eux la mélancolie amoureusede la puberté se confondre avec la mélancolieascétique : et pour l' ordinaire aussi, ellesacquièrent l' une et l' autre, dans ce mélange,un degré considérable de force ; quelquefois mêmeelles produisent les plus funestes explosions,et laissent après elles des traces ineffaçables.Mais lorsqu' on permet à la nature de suivrepaisiblement sa marche ; lorsqu' on ne la hâte,ni en l' excitant, ni en la réprimant (car cettedernière méthode est encore un genre d' excitation),l' homme, ainsi que les animaux moins parfaits,prend tout à coup, à cette époque, d' autrespenchans, d' autres idées, d' autres habitudes.L' éloignement des objets qui peuvent satisfaireces penchans, et vers lesquels ces idées sedirigent alors d' une manière tout à faitinnocente et vague, n' empêche point un nouvelétat moral de naître, de se développer, de prendreun ascendant rapide. L' adolescent cherche ce qu' ilne connaît pas : mais il le cherche avecl' inquiétude

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du besoin. Il est plongé dans de profondesrêveries. Son imagination se nourrit de peinturesindécises, source inépuisable de sescontemplations : son coeur se perd dans lesaffections les plus douces, dont il ignoreencore le but ; il les porte, en attendant,sur tous les êtres qui l' environnent.Chez les jeunes filles, le passage est encoreplus brusque et le changement plus général,quoique marqué par des traits plus délicats.C' est alors que l' univers commence véritablementà exister, que tout prend une âme et unesignification pour elles ; c' est alorsque le rideau semble se lever tout à coupaux yeux de ces êtres incertains et étonnés ;que leur âme reçoit en foule tous les sentimenset toutes les pensées relatives à une passion,l' affaire principale de leur vie, l' arbitrede leur destinée, et dont elles répandentquelquefois sur la nôtre, le charme oules douleurs.Quelle est la cause de tous ces grandschangemens ? S' est-il fait des changemensanalogues ou proportionnels dans les extrémitéssentantes des nerfs ? Ces extrémités, où sontreçues les impressions des objets externes,ont-elles éprouvé par eux de profondes

modifications ? Non sans doute. Il ne s' estrien passé que dans l' intérieur. Un systèmed' organes, uni par de nombreux rapports àtous ceux de l' abdomen, et qui s' est faitremarquer à peine depuis la naissance, sort,pour ainsi dire, tout à coup de sonengourdissement. Déjà sa sensibilité

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particulière, obscure jusqu' alors, se montretoute développée : les opérations cachées dans sastructure délicate, ont retenti de toutes parts : soninfluence s' est fait sentir aux parties qui luiparaissent le plus étrangères : en un mot, par luiseul, tout a changé de face : et si lessensations proprement dites, ne sont plus lesmêmes ; si elles donnent à tous les objets de lanature un nouvel aspect et de nouvelles couleurs,c' est encore à lui, c' est à sa puissante influencequ' il faut l' attribuer.En voilà sans doute assez sur cet article. Je necrois même pas nécessaire de parler des songes,où l' esprit est assiégé d' images, et l' âme agitéed' affections, évidemment produites les unes et lesautres sans la participation actuelle dessens extérieurs, et sans le concours de cesactes de la volonté par lesquels la mémoire estmise en action. Observons seulement que cephénomène singulier n' est pas toujours, commeon le dit, le tableau fidèle des penséesou des sentimens habituels ; qu' il tientsouvent, d' une manière sensible, au travail desorganes de la digestion, ou à la gêne du coeur etdes gros vaisseaux ; et qu' alors les idéespénibles ou les sentimens funestes quil' accompagnent, peuvent navoir pas le moindrerapport avec ce qui, pendant la veille, nous a leplus occupés. Je passe également sous silence lesrêveries, ou les états particuliers du cerveau,qui suivent l' emploi des liqueurs enivrantes, oudes narcotiques, et dont

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la cause n' existe et n' agit que dans l' estomac, oudans les intestins. Je ne parlerai pas sur-tout deces dispositions vagues de bien être ou de malêtre, que chacun éprouve journellement, et presque

toujours sans en pouvoir assigner la source, maisqui dépendent de dérangemens, plus ou moinsgraves, dans les viscères et dans les partiesinternes du système nerveux : dispositionstrès-remarquables, qui, pour n' avoir aucunrapport avec l' état des organes des sens, n' endéterminent pas moins d' importantes modificationsdans la nature des penchans, ou des idées,et très-certainement agissent d' une manièreimmédiate sur la faculté de penser, surcelle même de sentir. à des faits convaincans etdirects, il est sans doute inutile d' en ajouterqui, pour avoir toute leur force, demanderaient deplus longues explications.Les observations précédentes prouvent donc queles idées et les déterminations morales nedépendent pas uniquement de ce qu' on nomme lessensations ; c' est-à-dire, des impressionsdistinctes reçues par les organes des sens,proprement dits : mais que les impressionsrésultantes des fonctions de plusieurs organesinternes y contribuent plus ou moins, et,dans certains cas, paraissent les produireuniquement. Cela doit nous suffire pour le momentactuel : la question que nous nous sommesproposée est résolue.Peut-être penserez-vous, citoyens, que nous

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employons une marche bien lente et unecirconspection bien minutieuse, pour établirdes vérités qui doivent, en résultat, vousparaître si simples : mais je vous pried' observer que c' est ici l' un des points lesplus importans de la psychologie, et quele plus sage peut-être de tous les analystes,Condillac, s' est évidemment déclaré pourl' opinion contraire. Quand nous croyons devoirnous écarter des vues de ce grand maître, il estbien nécessaire d' étudier soigneusement etd' assurer tous nos pas.Il resterait maintenant à déterminer quelles sontles affections morales et les idées qui dépendentparticulièrement de ces impressions internes, etdont les organes des sens ne sont, tout au plus,que les instrumens subsidiaires : il resteraitensuite à les classer et à les décomposer, commel' a fait Condillac pour toutes celles quitiennent directement aux opérations des sens,afin d' assigner à chaque organe celles qui luisont propres, ou la part qu' il a dans celles

qu' il concourt seulement à produire ; car il sembleque l' analyse ne sera complète que lorsqu' elleaura résolu ces deux nouvelles difficultés.Mais la dernière est évidemment insoluble, dumoins dans l' état actuel de nos lumières : nous neconnaissons pas assez les changemens qui peuventsurvenir dans la sensibilité des viscères, ou desorganes internes ; et nous serions dansl' impossibilité

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d' assigner en quoi consistent ces changemens.On répliquera peut-être que nous ne connaissonspas mieux ceux qui surviennent dans les organesdes sens. rien n' est plus vrai : mais lanature des impressions propres à chacun de cesderniers organes est déterminée, et par conséquentcelle des objets dont il transmet l' image aucerveau ne peut être équivoque : tandis que nousignorons absolument si, par exemple, les organes dela digestion, ou ceux de la génération, netransmettent constamment ou ne contribuent àréveiller que le même genre d' images ; quoiquenous sachions bien qu' ils sont évidemment lasource de certaines déterminations.En observant que ces dernières impressions,bien que démontrées, ont cependant un caractèrevague ; que l' individu n' en a point la conscience,ou ne peut l' avoir que d' une manière confuse ; enconvenant que les rapports du sentiment aumouvement, quoiqu' ils soient aussi directs, etpeut-être même plus invariables dans cesimpressions, s' y dérobent pourtant à l' observationde l' individu : comme ils sont indépendans de savolonté ; nous avons dû renoncer à l' espoir deranger toutes ces opérations particulières enclasses bien distinctes, à chacune desquellesviendraient correspondre les différens étatsmoraux qui sont leur ouvrage. Au reste, s' il estpossible d' obtenir un jour, sur cet objet, deslumières plus étendues, ce n' est

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que dans la physiologie et dans la médecine qu' onpourra les trouver : car il appartientexclusivement à ces deux sciences de faireconnaître, d' une part, les modifications

régulières qui surviennent dans les organespar les fonctions mêmes de la vie ; de l' autre,les changemens accidentels qu' y produisentles affections morbifiques, notammentcelles qui sont accompagnées de phénomènesparticuliers relatifs aux opérations du cerveau :seul moyen d' y rapporter avec exactitude chaqueeffet à sa cause.Je n' ajouterai qu' une dernière observation : c' estque l' ordre établi sur ce point, par la nature,est extrêmement favorable à la conservation et aubien-être des animaux. La nature s' estexclusivement réservé les opérations les pluscompliquées, les plus délicates, les plusnécessaires. Celles qu' elle a laissées au choixde l' individu, sont les plus simples, les plusfaciles, et peuvent souffrir des suspensions,ou des retards. Elle semble ne s' êtrefiée qu' à elle-même, de tout ce qui devait sepasser dans l' intérieur, où les impressions, parleur multiplicité, par leur complication, par lavariété des effets qu' elles doivent produire,sont nécessairement confondues, embarrassées lesunes dans les autres : elle abandonne seulement àchaque être, l' étude de ses relations avec lescorps extérieurs ; relations déterminées par desimpressions moins confuses, ou plus uniformes,qu' elle semble avoir

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rangées d' avance elle-même sous cinq chefsprincipaux, comme pour en diminuer encore laconfusion.Quant à la première difficulté (savoir quellessont les idées et les affections morales quitiennent à chacun de ces deux genres d' impressions),peut-être n' est-il pas tout-à-fait impossible del' éclaircir.Chapitre v.Dans le ventre de la mère, les animauxn' éprouvent, à proprement parler, presqueaucune sensation. Environnés des eaux del' amnios, l' habitude émousse et rend nullepour eux, l' impression de ce fluide : ets' ils rencontrent dans leurs mouvemens lesparois de la matrice ; si même il leurarrive quelquefois d' en être pressésétroitement, il ne résulte de là pour euxvraisemblablement aucune notion, aucuneconscience précise et distincte des corpsextérieurs ; du moins tant que leurs mouvemens

ne sont pas l' ouvrage d' une volonté distincte,qui, seule, peut les conduire à placer horsd' eux la cause des résistances qu' elle rencontre.En effet, tant que les impressions, reçues par un

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sens quelconque ne sont pas accompagnées, oun' ont pas été précédées de celle de la résistanceperçue, leur effet se réduit à des modificationsintérieures, mais sans jugement formel,nettement senti par l' animal, qui le porte àpenser qu' il existe autre chose que lui-même.Pendant toute cette première époque, sonexistence propre, plus ou moins distinctementperçue, semble presque uniquement concentrée dansles impressions produites par le développementet l' action des organes : ces impressionspeuvent toutes être regardées commeinternes. La vue, l' ouïe, l' odorat et le goût,ne sont pas encore sortis de leur engourdissement ;et les effets du tact extérieur ne paraissent pasdifférer de ceux du tact des parties internes,exercé dans les divers mouvemens qui sontpropres à leurs fonctions. Dès lorscependant, il existe déjà des penchansdans l' animal ; il s' y forme des déterminations.Si l' enfant trépigne dans les derniers temsde la grossesse, s' il s' agite avec une inquiétuded' autant plus impétueuse et plus continuelle, qu' ilest plus vivace et plus fort, ce n' est pas,comme l' ont dit presque tous les physiologistes,parce qu' il

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se trouve à l' étroit et mal à l' aise dans lamatrice, il y nage, au contraire, au milieu deseaux. Mais ses membres ont acquis un certaindegré de force ; il sent le besoin de lesexercer. Son poumon a pris un certaindéveloppement : la quantité d' oxigène qui lui vient de la mère, avec le sang de laveine ombilicale, ne lui suffit plus ; il luifaut de l' air, il le cherche avec l' avidité dubesoin. Ces circonstances, jointes à ladistention de la matrice, dont les fibrescommencent à ne pouvoir prêter davantage, et àl' état particulier où se trouvent alors les

extrémités de ses vaisseaux, abouchés avecles radicules du placenta, sont la véritablecause déterminante de l' accouchement.Jusqu' alors, il est difficile de saisir parl' observation ce qui se passe dans le foetus.Cependant quelques faits nous apprennent quecette existence intérieure, étrangère auximpressions des corps extérieurs environnans,est nécessaire au travail fécond qui développeles organes, et qui les empreint d' unesensibilité toujours croissante. On a conservédes enfans nés avant terme, en imitantle procédé de la nature, c' est-à-dire, en lestenant sur des couches mollettes, au milieu d' unetempérature égale à celle du corps humain ; enles environnant d' une vapeur humide, et leurfaisant sucer de tems en tems quelques gouttesd' un fluide gélatineux. Ceux qu' on a conservésde cette manière sont restés dans une sorted' assoupissement

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jusqu' au neuvième mois ; et ce n' est pas sansadmiration qu' on les a vus alors s' agiter avecforce, comme s' il eût été véritablement questionpour eux de naître. Leur respiration, pendant toutle tems de cette gestation artificielle, avaitété presque insensible : ce n' est qu' à l' époquede leur réveil, ou de leur nouvelle naissance,qu' ils ont commencé de respirer pleinement à lamanière des animaux à sang chaud. Nous en avons unexemple célèbre dans Fortunio Liceti, savant recommandable du seizième siècle, qui vintau monde à l' âge de cinq mois, et que son père,médecin de réputation, conserva par les soins lesplus minutieux. Brouzet, dans son éducationphysique des enfans, cite deux ou troisfaits à peu près semblables et non moinsétonnans.Quand l' enfant a vu le jour, quand ilrespire, quand l' action de l' air extérieurimprime à ses organes plus d' énergie, plusd' activité, plus de régularité dans lesmouvemens, ce n' est pas un simple changementde quelques habitudes qu' il éprouve, c' estune véritable vie nouvelle qu' il commence.Dès ce moment, les appétits qui dépendentde sa nature particulière, c' est-à-dire,de son organisation et du caractère de sasensibilité, se montrent avec évidence. Produitspar une série de mouvemens et d' impressions

qui, par leur répétition

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continuelle, ont acquis une grande force,et dont aucune distraction n' est venue affaiblirou troubler les effets, ils mettent au jourle résultat sensible de ces opérationssingulières, que les lois ordonnatrices ontconduites avec tant de lenteur et de silence : ehbien, avant qu' il ait pu combiner les nouvellesimpressions qui l' assaillent en foule, l' enfanta déjà des goûts, des penchans, des désirs ;il emploie tous ses faibles moyens pourles manifester et les satisfaire. Il cherchele sein de sa nourrice ; il le presse de sesmains débiles, pour en exprimer le fluidenourricier, il saisit et suce le mamelon.Sans doute, citoyens, la succion ne doit pasêtre regardée comme un grand phénomène dansl' économie animale ; mais son mécanisme esttrès-savant aux yeux du physicien ; et c' esttoujours une chose bien digne de remarque, qu' unêtre exécutant des mouvemens aussi compliqués,sans les avoir appris, sans les avoir essayésencore. Hyppocrate en était singulièrementfrappé : il concluait de là que le foetus a déjàsucé l' eau de l' amnios dans le ventre de lamère. Mais ce grand homme ne faisait ainsi quereculer la difficulté. D' ailleurs, comme larespiration est nécessaire à la succion,et que certainement, malgré les contespopulaires, répétés par quelques accoucheurset anatomistes, le foetus enveloppé de sesmembranes, et plongé dans un liquide lymphatique,ne respire pas : cette

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explication, ou toute autre du même genre, estentièrement inadmissible.Une chose plus digne encore d' être remarquée,quoique peut-être on la remarque moins, ce sonttoutes ces passions qui se succèdent d' unemanière si rapide, et se peignent avec tantde naïveté sur le visage mobile des enfans.Tandis que les faibles muscles de leurs braset de leurs jambes savent encore à peineformer quelques mouvemens indécis, les muscles

de la face expriment déjà, par des mouvemensdistincts, quoique les élémens en soientbien plus compliqués, presque toute la suitedes affections générales propres à la naturehumaine : et l' observateur attentif reconnaîtfacilement dans ce tableau les traitscaractéristiques de l' homme futur. Où chercherles causes de cet apprentissage si compliqué, deces habitudes qui se composent de tant dedéterminations diverses ? Où trouver même lesprincipes de ces passions, qui n' ont pu seformer tout à coup ; car elles supposentl' action simultanée et régulière de toutl' organe sensitif ? Sans doute ce n' est pas dansles impressions encore si nouvelles, si confuses,si peu concordantes, des objets extérieurs. On saitque l' odorat n' existe point, à proprementparler, chez les enfans qui viennent de naître ;que leur goût, quoiqu' un peu plus développé,distingue à peine les saveurs ; que leur oreillen' entend presque rien ; que leur vue est incertaineet sans la moindre

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justesse. Il est prouvé, par des faits certains,qu' ils sont plusieurs mois sans avoir d' idéeprécise des distances. Le tact est le seul de leursens qui leur fournisse des perceptionsdistinctes ; vraisemblablement parce que c' estle seul qui, dans le ventre de la mère, aitdéjà reçu quelque exercice. Mais les notionsformelles qui résultent de ces opérationsincertaines d' un sens unique, sont très-bornées ettrès-vagues ; il ne peut guère sur-tout enrésulter instantanément une suite dedéterminations si variées et si complexes. C' estdonc, on peut l' affirmer, dans les impressionsintérieures, dans leur concours simultané,dans leurs combinaisons sympathiques,dans leur répétition continuelle pendant tout letems de la gestation, qu' il faut chercher à lafois et la source de ces penchans qui semontrent au moment même de la naissance, et cellede ce langage de la physionomie, par lequell' enfant sait déjà les exprimer, et celle enfindes déterminations qu' ils produisent. Il nesaurait, je pense, y avoir de doute sur ce pointfondamental.Nous avons déjà vu, nous allons voir encore dansun moment, que cette conclusion se trouveconfirmée par les déterminations analogues qui

se forment à d' autres époques de la vie.L' enfant nous présente en outre ici quelquesfaits qui sont relatifs à sa nature et à l' étatactuel de ses organes. Les petits des animauxnous en fournissent d' autres, qui se rapportentégalement à leur structure

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particulière, aux progrès qu' ils ont faits dansla vie, au rôle qu' ils doivent y remplir. Lesoiseaux de la grande famille des gallinacésmarchent en sortant de la coque. On les voitcourir diligemment après le grain, et le béquetersans commettre aucune erreur d' optique : ce quiprouve que non seulement ils savent se servirdes muscles de leurs cuisses, mais qu' ilsont un sentiment juste de chacun deleurs mouvemens ; qu' ils savent égalementse bien servir de leurs yeux, et qu' ils jugentavec exactitude des distances. Ce phénomènesingulier, et que pourtant on peut observerjournellement dans les basses-cours, est biencapable de faire rêver beaucoup les véritablespenseurs.Plusieurs quadrupèdes naissent avec les yeuxfermés : ceux-là ne peuvent chercher leurnourriture, c' est-à-dire, la mamelle de leurmère, que par le moyen du tact, ou de l' odorat.Mais il paraît que chez eux l' un et l' autre deces deux sens sont d' une sagacité remarquable.Les petits chiens et les petits chats sententde loin l' approche de leur mère : ilsne la confondent point avec un autre animal deleur espèce et du même sexe : ils savent ramperentre ses jambes, pour aller chercher le mamelon ;ils ne se trompent, ni sur sa forme, ni sur lanature du service qu' ils en attendent, ni surles moyens d' en exprimer le lait. Souvent lespetits chats allongent leur cou pour chercherla mamelle, tandis que leurs reins et leurscuisses sont encore engagés

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dans le vagin et dans la matrice de la mère.Assurément, je le répète, rien n' est plus digned' attention. Haller a vu plusieurs espècesd' animaux, tels que les petits des brebis et des

chèvres, à l' instant même qu' ils sortaient de lamatrice, aller chercher leur mère, à des distancesconsidérables, avant qu' aucune expérience eût puleur apprendre à se servir de leurs jambes, nileur donner l' idée que leurs mères seulespouvaient fournir au premier de leurs besoins.Enfin, pour ne pas nous arrêter sur beaucoupd' autres faits dont la conséquence générale estla même, Gallien ayant tiré, par l' incision,un petit chevreau du ventre de sa mère, luiprésenta différentes herbes : du cytise s' y trouvamêlé par hasard ; le chevreau le choisit depréférence, après avoir flairé dédaigneusementles autres plantes, et se mit sur-le-champ à leretourner entre ses mâchoires débiles.

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Ces résultats des impressions intérieures,reçues par les petits des animaux pendant letems de la gestation, et relatives, dans chaqueespèce, à l' ordre du développement de sesorganes et à la nature de sa sensibilité,paraissent si convaincans et si décisifs, ilsse lient d' ailleurs si bien aux phénomènesanalogues, qui se présentent aux époquessubséquentes de la vie, qu' on ne peut tropengager les philosophes à les méditer, à lescomparer, à peser toutes leurs conséquences.Nous ne reviendrons pas sur ceux de cesphénomènes qui tiennent à la maturité des organesde la génération : ce que nous en avons déjà ditfait voir assez nettement qu' ils ont lieu par lemême mécanisme dont dépendent les premièresdéterminations de l' animal naissant. Les unset les autres ne sont le fruit d' aucune expérience,d' aucun raisonnement, d' aucun choix fondé surle système connu des sensations.Mais la nature vivante nous présente encore,sur cette matière, quelques faits générauxqui méritent de n' être pas passés sous silence.à mesure que les animaux se développent, lanature leur apprend à se servir de nouveauxorganes ; et c' est même en cela sur-tout queconsiste leur développement. Ce progrès de la viese montre,

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dans certaines circonstances particulières, sousun jour qui le rend encore plus digne deremarque. Souvent l' animal essaie de se servird' une partie, avant qu' elle ait atteint ledegré de croissnce nécessaire, quelquefoismême avant qu' elle existe. Les petits oiseauxagitent leurs ailes privées de plumes,et couvertes à peine d' un léger duvet : etl' on ne peut pas dire qu' ils ne font en cela quesuivre les leçons, ou l' exemple de leurs mères ;car ceux qu' on fait éclore par des moyensartificiels, manfestent le même instinct. Leschevreaux et les agneaux cherchent à frapper,en se jouant, des cornes qu' ils n' ontpas encore : c' est ce que les anciens, grandsobservateurs de la nature, avaient remarquésoigneusement, et ce qu' ils ont retracé dans destableaux pleins de grace.Mais de tous ces penchans, qu' on ne peutrapporter aux leçons du jugement et del' habitude, l' instinct maternel n' est-il pasle plus fort, le plus dominant ? à quellepuissance faut-il attribuer ces mouvemensd' une nature sublime dans son but et dansses moyens, mouvemens qui ne sont pasmoins irrésistibles, qui le sont peut-être mêmeencore plus dans les animaux que dans l' homme ?N' est-ce pas évidemment aux impressions déjàreçues dans la matrice, à l' état des mamelles,à la disposition sympathique où se trouve toutle système nerveux, par rapport à ces organeséminemment sensibles ? Ne voit-on pasconstamment

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l' amour maternel d' autant plus énergique et plusprofond, que cette sympathie est plus intime etplus vive ; pourvu toutefois que l' abus, oul' abstinence déplacée des plaisirs amoureux n' aitpas dénaturé son caractère ? -il est sûr qu' engénéral, les femmes froides sont rarement desmères passionnées.Je crois inutile d' insister davantage sur cepoint.Mais le tems qui précède la maternité nousmontre, dans les animaux, une suite d' actions quisont bien plus inexplicables encore, suivant lathéorie de Condillac. Dans ce tems, toutes lesespèces sont occupées des sentimens et desplaisirs de l' amour : elles y paraissent livréestout entières. Cependant, les oiseaux, au milieu

de leurs chants d' allégresse, et plusieursquadrupèdes au milieu de

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leurs jeux, préparent déjà le berceau de leurspetits. Quel rapport y a-t-il entre lesimpressions qui les captivent, et les soins de leurmaternité future ? J' insiste particulièrement encoreici sur l' instinct maternel, parce que latendresse des pères, dans toutes les espèces,paraît fondée d' abord presque uniquement surl' amour qu' ils ont pour leur compagne, dontce sentiment, toujours impérieux, souventprofond et délicat, leur fait partager lesintérêts et les soins. Alors on voit les oiseauxconstruire d' eux-mêmes les édifices les plusingénieux, sans qu' aucun modèle leur en aitfait connaître le plan, sans qu' aucune leçonleur en ait indiqué les matériaux : car lespetits élevés à la brochette et dans noscages, font aussi des nids dans la saisonde leurs amours ; l' exécution seulement enparaît plus imparfaite, parce que la natureparticulière de tous les êtres vivans sedétériore dans l' esclavage, et que l' hommen' est pas le seul dont il enchaîne et dégradeles facultés. Dans tous les tems et dans tousles pays, la forme de ces édifices esttoujours la même pour chaque espèce : elle est lamieux appropriée à la conservation et aubien-être des petits ; et chez les espèces que leslois de leur

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organisation et le caractère de leurs besoinsfixent dans un pays particulier, elle se trouveégalement appropriée au climat et aux diversdangers qui les y menacent. Bonnet a rassemblésur cet objet beaucoup de détails curieux dans sacontemplation de la nature. il est vrai quec' est pour en étayer la philosophie des causesfinales à la réalité desquelles il croyaitfortement, quoique Bacon, dans un sièclemoins éclairé, les eût déjà comparées, avecraison, à des vierges qui se consacrent auseigneur et qui n' enfantent rien : mais laprévention de Bonnet à cet égard ne serait pas un

motif suffisant pour faire rejeter d' intéressantesobservations. La philosophie rationnelleanalytique doit commencer à marcher d' après lesfaits, à l' exemple de toutes les parties de lascience humaine qui ont acquis une véritablecertitude.Nous pourrions rapporter encore ici quelquesautres observations générales qui se confondentavec les précédentes. Nous pourrions citer, parexemple, les effets produits par la mutilation surles penchans de l' homme et des animaux, et lesappétits singuliers qui se manifestent danscertaines maladies, notamment à l' approche descrises : mais la multiplicité des preuvesidentiques n' ajouterait rien ici à la véritédes conclusions.Vous voyez donc, citoyens, que les déterminationsdont l' ensemble est désigné sous le nomd' instinct, ainsi que les idées qui endépendent,

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doivent être rapportées à ces impressionsintérieures, suite nécessaire des diversesfonctions vitales. Et puisque Locke et sesdisciples ont prouvé que les jugemens raisonnésse forment sur les impressions distinctes qui nousviennent des objets extérieurs par l' entremise dessens ; comme ils ont même, suivant la méthodedes chimistes, décomposé les idées, et les ontramenées à leurs élémens primitifs ; qu' ils lesont ensuite recomposées de toutes pièces, demanière à ne laisser aucun doute surl' évidence de leurs résultats : il sembleque le partage entre ces deux espèces de causesse trouve fait de lui-même. à l' une appartiendral' instinct ; à l' autre le raisonnement. Et cecinous explique fort bien pourquoi l' instinctest plus étendu, plus puissant, plus éclairémême, si l' on peut se servir de cetteexpression, dans les animaux que dansl' homme ; pourquoi dans ce dernier, il l' estd' autant moins, que les forces intellectuelless' exercent davantage. Car vous savez que chaqueorgane a, dans l' ordre naturel, une faculté desentir limitée et circonscrite ; que cependantdes excitations habituelles peuvent reculerbeaucoup les bornes de cette faculté ; mais quec' est toujours aux dépens des autres organes :l' être sensitif n' étant capable que d' unecertaine somme d' attention, qui cesse de

se diriger d' un côté, quand elle est absorbée del' autre. Vous sentez aussi, sans que je le dise,que dans l' état le plus ordinaire de la naturehumaine,

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les résultats de l' instinct se mêlent avec ceux duraisonnement, pour produire le système moral del' homme. Quand tous ses organes jouissent d' uneactivité moyenne, et en quelque sorteproportionnelle, aucun ordre d' impressions nedomine ; toutes se compensent et se confondent.Ces circonstances, les plus conformes d' ailleurs,je crois, à sa véritable destination, sont parconséquent celles où l' analyse que nous venonsd' esquisser est le plus difficile. Mais de mêmeque certains phénomènes de la santé ne seconnaissent bien que par la considération desmaladies ; de même ce qui paraît confus etindiscernable dans l' état moral le plusnaturel, se distingue et se classe avecévidence, sitôt que l' équilibre entre lesorganes sentans est rompu, et que, par suite,certaines opérations, ou certaines qualités,deviennent dominantes.Je me sers ici du mot instinct, non que jeregarde comme suffisamment déterminée l' idée qu' ony attache dans le langage vulgaire ; je crois mêmeindispensable de traiter ce sujet plus à fond, et jeme propose d' y revenir dans un mémoire particulier :mais le mot existe ; il est, ou son équivalent,usité dans toutes les langues ; et lesobservations précédentes combattant une opinionqui tend à le faire regarder comme vide de sens,ou comme représentatif d' une idée vague et fausse,il était impossible de lui substituer un autremot, qui nécessairement aurait eu l' air dedénaturer la question.

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J' observe d' ailleurs qu' il semble avoir été faitexactement dans l' esprit du sens rigoureux queje lui donne : en effet, il est formé des deuxradicaux in ou en, dans, dedans, etstidzein, verbe grec, qui veut dire piquer,aiguillonner. l' instinct est donc,suivant la signification étymologique,

le produit des excitations dont les stimuluss' appliquent à l' intérieur, c' est-à-dire,justement suivant la signification que nous luidonnons ici, le résultat des impressions reçuespar les organes internes.Ainsi, dans les animaux en général et dansl' homme en particulier, il y a deux genres biendistincts d' impressions, qui sont la source deleurs idées et de leurs déterminations morales ;et ces deux genres se retrouvent, mais dans desrapports différens, chez toutes les espèces. Carl' homme, placé, par quelques circonstances de sonorganisation, à la tête des animaux, participe deleurs facultés instinctives ; comme, à leur tour,quoique privés, en grande partie, de l' art dessignes, qui sont le vrai moyen de comparer lessensations, et de les transformer en pensées, ilsparticipent jusqu' à certain point, de sesfacultés intellectuelles. Et peut-être, en yregardant bien attentivement, trouverait-on que ladistance qui le sépare, sous ce dernier point devue, de certaines espèces, est bien petiterelativement à celle qui sépare plusieursde ces mêmes espèces les unes des autres ; et que

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la supériorité d' instinct que la plupart ont surlui, jointe sur-tout à leur absence presqu' absolued' imagination, compense, pour leur bonheurréel, les avantages qui lui ont été prodigués,et dont elles ne jouissent pas.C' est beaucoup d' avoir bien établi que toutesles idées et toutes les déterminations moralessont le résultat des impressions reçues par lesdifférens organes : c' est avoir fait, je crois,un pas de plus, d' avoir montré que cesimpressions offrent des différences généralesbien évidentes, et qu' on peut les distinguerpar leur siége et par le caractère de leursproduits, quoique cependant, encore unefois, elles agissent sans cesse les unes surles autres, à cause des communications rapideset continuelles entre les diverses parties del' organe sensitif. Car, suivant l' expressiond' Hippocrate, tout y concourt, touty conspire, tout y consent. c' est encorequelque chose peut-être, d' avoir rattaché lesobservations embarrassantes qui regardentl' instinct, à l' analyse philosophique, qui, neleur trouvant pas d' origine dans les sensationsproprement dites, les avait écartées comme

erronées, ou dangereuses dans leurs conséquences,et capables de tout brouiller de nouveau.Mais il reste encore une grande lacune entre lesimpressions internes, ou externes, d' une part, etles déterminations morales, ou les idées, del' autre. La philosophie rationnelle adésespéré de la remplir :

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l' anatomie et la physiologie ne se sont pasencore dirigées vers ce but. Voyons s' il est eneffet impossible d' y marcher par des routes sûres.Mais je crois nécessaire de nous arrêter unmoment, sur quelques circonstances qui peuventfaire mieux connaître la manière donts' exécutent les opérations de la sensibilité.Chapitre vi.Les psycologues et les physiologistes ont rangé,comme de concert, les impressions, par rapportà leurs effets généraux dans l' organesensitif, sous deux chefs qui les embrassenteffectivement toutes : le plaisir et ladouleur. je ne m' attacherai pas àprouver que l' un et l' autre concourentégalement à la conservation de l' animal ;qu' ils dépendent de la même cause, et secorrespondent toujours entre eux, danscertains balancemens nécessaires. Ilsuffit de remarquer qu' on ne peut concevoirsans plaisir et douleur, la nature animale ;leurs phénomènes étant essentiels à lasensibilité, comme ceux de la gravitationet de l' équilibre aux mouvemens des grandesmasses de l' univers. Mais ils sont accompagnésde circonstances particulières qui méritentquelque attention.Les extrémités sentantes des nerfs, ou plutôt lesgaînes qui les recouvrent, peuvent être dans deuxétats très-différens. Tantôt les bouts extérieursdu

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tube éprouvent une constriction forte et vive,qui repousse en quelque sorte le nerf enlui-même ; tantôt ils se relâchent, et luipermettent de s' épanouir en liberté. Cesdex états, à raison soit de leur

degré, soit de l' importance ou de l' étenduedes organes qui en sont le siége primitif,se communiquent plus ou moins à tout lesystème nerveux, et se répètent, suivant lesmêmes lois, dans toutes les parties de lamachine vivante. Comme ils apportent unegêne considérable dans les fonctions, ou leurdonnent au contraire une grande aisance, on voitfacilement pourquoi il en résulte desperceptions si diverses. Quand ils sont faibleset peu marqués, ils ne produisent qu' unsentiment de malaise, ou de bien-être :quand ils sont prononcés plus fortement,c' est la douleur ou le plaisir. dansle premier cas, l' animal se retire tout entiersur lui-même, comme pour présenter le moins desurface possible : dans le second, tous cesorganes semblent aller au-devant des impressions ;ils s' épanouissent pour les recevoir parplus de points. On sait assez, sans qu' ilsoit nécessaire de le dire, que ces deuxcirconstances dépendent ou de la nature descauses qui agissent

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sur les nerfs, ou de la manière dont ces causesexercent leur action. Mais l' on ne doit pasnégliger d' observer que les impressionsagréables peuvent, par leur durée ou leurintensité, produire le malaise, ou même ladouleur ; et que les impressions douloureuses,en déterminant un afflux plus considérablede liqueurs dans les parties qu' ellesoccupent, y produisent souvent quelques-unsdes effets, pour ainsi dire, mécaniques etlocaux, du plaisir : ce qui du reste n' apporteaucun changement à la distinction établie.Quoique la sensibilité veille par-tout et sanscesse à la conservation de l' animal, soit enl' avertissant des dangers qui le menacent, oudes avantages qu' il peut recevoir de la partdes objets extérieurs ; soit en entretenant,dans l' intérieur, la suite non interrompue desfonctions vitales : cependant les impressionsne paraissent pas avoir lieu d' une manièreinstantanée ; elles ne se font point sentir danstous les cas avec la même force ; et pourqu' elles aient leur plein effet, il y fauttoujours un certain degré d' attention de l' organesensitif, attention dont la mesure peutdonner, sous plusieurs rapports, celle de leur

différence.L' observation réfléchie de oi-même suffit pourfaire voir que les extrémités sentantes desnerfs reçoivent d' abord, pour ainsi dire, unpremier avertissement ; mais que les résultatsen sont incomplets, si l' attention de l' organesensitif ne met

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ces extrémités en état de recevoir et de luitransmettre l' impression toute entière. Noussavons, avec certitude, que l' attention modifiedirectement l' état local des organes ; puisque,sans elle, les lésions les plus graves neproduisent souvent ni la douleur, nil' inflammation qui leur sont propres ; etqu' au contraire, une observation minutieuse desimpressions les plus fugitives peut leur donnerun caractère important, ou même occasionnerquelquefois des impressions véritables, sanscause réelle extérieure, ou sans objet qui lesdétermine.L' on peut donc considérer les opérations de lasensibilité comme se faisant en deux tems.D' abord, les extrémités des nerfs reçoiventet transmettent le premier avertissement à toutl' organe sensitif, ou seulement, comme on leverra ci-après, à l' un de ses systèmes isolés ;ensuite, l' organe sensitif réagit sur elles,pour les mettre en état de recevoir toutel' impression : de sorte que la sensibilité, qui,dans le premier tems semble avoir reflué de lacirconférence au centre, revient, dans le second,du centre à la circonférence ; et que, pour toutdire en un mot, les nerfs exercent sur eux-mêmesune véritable réaction pour le sentiment, commeils en exercent une autre sur les partiesmusculaires pour le mouvement. L' observationjournalière montre que cela se passe évidemmentainsi, par rapport aux impressions intérieures ;elle peut prouver que cela ne se passe pas d' unemanière

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différente par rapport à celles des organesinternes : car les unes et les autress' accroissent également par leur propre

durée, qui ne fait que fixer l' attentionsensitive : elles sont indistinctement, ettour-à-tour, absorbées, les plus faibles par lesplus fortes ; celles qui deviennent dominantesdétruisant quelquefois tout l' effet de celles quine se fortifient pas dans la même proportion.Enfin, chez les sujets éminemment sensibles,les impressions intérieures, et même, danscertains cas, les opérations des viscères quis' y rapportent, deviennent percevables au moyende l' extrême attention que ces sujets ydonnent : et l' on ne peut pas douter quela même chose n' arrivât plus fréquemment, siles objets extérieurs n' occasionnaient decontinuelles diversions.Remarquons donc ici que la sensibilité secomporte à la manière d' un fluide, dont laquantité totale est déterminée, et qui, toutesles fois qu' il se jette en plus grandeabondance dans un de ses canaux, diminueproportionnellement dans les autres. Celadevient très-sensible dans toutes lesaffections violentes, mais sur-tout dans lesextases, où le cerveau et quelques autresorganes sympathiques jouissent du dernierdegré d' énergie et d' action ; tandis que lafaculté de sentir et de se mouvoir, tandis quela vie, en un mot, semble avoir entièrementabandonné tout le reste. Dans cet état violent,des fanatiques ont reçu quelquefois

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impunément de fortes blessures qui, dans l' étatnaturel, eussent été mortelles, outrès-dangereuses : car la gravité des accidensqui s' ensuivent de l' action des corps sur nosorganes, dépend principalement de la sensibilitéde ces derniers ; et nous voyons tous les joursque ce qui serait un poison violent pourl' homme sain, n' a presque plus d' effetsur l' homme malade. C' est en mettant à profitcette disposition physique, que les charlatans,de tous les genres et de tous les pays,ont opéré la plupart de leurs miracles : c' est parlà que les convulsionnaires de Saint-Médardont pu souvent étonner les imaginations faibles,de leurs coups d' épée et de bûche, qu' ilsappelaient ascétiquement des consolations : c' est la véritable verge magique au moyen delaquelle Meser faisait quelquefois cesser lesdouleurs habitueles, et, donnant une direction

nouvelle à l' attention, établissait tout-à-coup,dans les constitutions mobiles, des sériesde mouvemens inaccoutumés, presque toujoursfunestes, ou du moins dangereux : c' est ainsique les illuminés de France et d' Allemagneanéantissent, pour leurs adeptes, l' effetdes sensations extérieures, et qu' ils les fontexister dans un monde qui ne s' y rapporteen rien.

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Mais revenons à notre analyse.Cette réaction de l' organe sensitif sur lui-mêmepour produire le sentiment, et sur les autresparties pour produire le mouvement, a lieudans toutes les opérations de la vie : ellesuccède aux simples impressions, d' une part,pour les compléter, de l' autre, pour amenertoutes les déterminations qui s' y coordonnent.Nous avons laissé pressentir que la réaction nes' exécute pas dans une étendue toujours la mêmede l' organe sensitif. Souvent elle l' embrassetout entier : quelquefois elle est renferméedans l' un de ses principaux départemens ; il y amême des cas où elle est entièrement isoléedu système général, et ne dépasse pas les limitesd' un organe particulier. Le point d' où elle partest toujours un centre nerveux, soit des grostroncs, comme le sont la moelle épinière et lecerveau ; soit des troncs inférieurs,comme les gros troncs et les ganlions ; soitenfin des ramifications les plus déliées, commeles troncs inférieurs : et l' importance de cecentre est toujours proportionnée à celle desfonctions vitales que la réaction détermine,ou à l' étendue des organes qui les exécutent.Tout cela résulte directement des faits.

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Je passe sous silence une foule d' observationsrelatives aux sympathies, qui, pour être bienexpliquées, m' entraîneraient beaucoup au delàdes bornes que je me suis prescrites. Il noussuffira de considérer la matière animée dansquelques états, où tantôt les lois fixes de lanature, et tantôt ses jeux bizarres, nousla présentent. Nous ne sortirons même pas des

faits qu' on observe dans l' espèce humaine.Chapitre vii.Pour qu' il y ait intégrité dans toutes lesfonctions, il faut qu' elle existe dans tous lesorganes ; il faut notamment que le systèmecérébral et toutes ses dépendances n' aientéprouvé aucune lésion, ni dans leur formationprimitive elle-même, ni postérieurement et parl' effet des maladies. Par exemple, pour penser,il faut que le cerveau soit sain. Leshydrocéphales, chez lesquels sa substancese détruit et s' efface par degrés, deviennentstupides. Cependant l' influence de la moelleépinière suffit encore alors pour faire vivreles viscères de la poitrine et de l' abdomen : etmême, quand cette moelle a subi le sort ducerveau, les gros troncs nerveux entretiennentassez longtems un reste de vie. Quelquesenfans naissent sans tête : ceux-là

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meurent aussitôt après leur naissance, parceque la nutrition qui se faisait par le cordonombilical ne peut plus avoir lieu de cettemanière, ni d' aucune autre qui suffise au maintiende la vie. Mais ils sont d' ailleurs souvent groset gras : leurs membres sont bien conformés ;ils ont tous les signes de la force.Chez d' autres enfans, l' état du cerveau empêcheentièrement la pensée. Ils n' en vivent pas moinssains et vigoureux : ils digèrent bien ; tousleurs autres organes se développent ; et lesdéterminations instinctives qui tiennent à lanature humaine générale, se manifestent chez euxà peu près aux époques et suivant les loisordinaires. Il n' y a pas longtems que j' eusl' occasion d' observer un de ces automates. Sastupidité tenait à la petitesse extrêmeet à la mauvaise conformation de la tête,qui n' avait jamais eu de sutures. Il étaitsourd de naissance. Quoiqu' il eût les yeuxen assez bon état, et qu' il parût recevoirquelques impressions de la lumière, il n' avaitaucune idée des distances. Cependant il étaitd' ailleurs très-sain et très-fort ; ilmangeait avec avidité. Quand on ne lui donnaitpas bien vîte un morceau après l' autre, ilentrait dans de violentes agitations. Il aimaità empoigner ce qui lui tombait sous la main,particulièrement les corps animés, dont la doucechaleur, et, je crois, aussi les émanations,

paraissaient lui être agréables. Les organes de lagénération étaient

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chez lui dans une activité précoce ; et l' onavait des preuves fréquentes qu' ils excitaientfortement son attention.Enfin, l' on voit se former dans la matrice etdans les ovaires des masses charnues, ou desparties osseuses, telles par exemple que desmâchoires garnies de leurs dents, qui sedéveloppent, et jouissent d' une vie véritable ;car elles sont animées par des nerfs, dontl' influence y détermine les mêmes mouvemensque dans celles qui font partie d' un corpscomplet et régulier. Il en est de cesproductions anomales comme des monstressans tête dont nous avons parlé plus haut : lavie ne s' y conserve qu' autant qu' elles restentattachées aux organes qui leur ont donnénaissance ; la nature les y forme et les ynourrit par un artifice particulier. Celles quipeuvent être rejetées dans une espèced' enfantement, se flétrissent et meurentaussi-tôt qu' elles sont livrées à elles-mêmes ;parce qu' elles ne pompent plus alors de sucsnourriciers analogues à leur nature. Mais on voitqu' elles avaient une vie propre, plus ou moinsétendue, suivant celle de leurs nerfs, quiforment évidemment un système, comme le fait toutl' organe sensitif dans un enfant bien conformé.

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Ainsi donc, je le répète, l' action et la réactiondu système nerveux, qui constituent lesdifférentes fonctions vitales, peuvent s' exercersur des parties isolées de ce système. à mesureque le cercle, ou l' influence de ces partiess' étend, les fonctions se multiplient, ouse compliquent. Le développement des viscèresdu thorax et du bas-ventre peut avoirlieu par la seule influence de la moelleépinière. Mais la pensée, qui se produit dansle cerveau, ne saurai exister quand cet organemanque : elle s' altère plus, ou moins, quand ilest mal conformé, ou malade : et l' on n' ensera pas surpris, puisque les nerfs de la vue,

de l' ouïe, du goût et de l' odorat, en partentdirectement, et que les nerfs brachiaux,dont dépendent les opérations les plusdélicates du tact, y tiennent de très-près,étant formés, en grande partie, des pairescervicales.Pour se faire une idée juste des opérations dontrésulte la pensée, il faut considérer le cerveaucomme un organe particulier, destinéspécialement à la produire ; de même quel' estomac et les intestins à opérer ladigestion, le foie à filtrer la bile,les parotides et les glandes maxillaireset sublinguales

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à préparer les sucs salivaires. Les impressions,en arrivant au cerveau, le font entrer enactivité ; comme les alimens, en tombant dansl' estomac, l' excitent à la secrétion plusabondante du suc gastrique, et aux mouvemensqui favorisent leur propre dissolution. Lafonction propre de l' un est de percevoir chaqueimpression particulière, d' y attacher des signes,de combiner les différentes impressions, de lescomparer entre elles, d' en tirer des jugemenset des déterminations, comme la fonctionde l' autre est d' agir sur les substancesnutritives, dont la présence le stimule,de les dissoudre, d' en assimiler les sucsà notre nature.Dira-t-on que les mouvemens organiques parlesquels s' exécutent les fonctions du cerveaunous sont inconnues ? Mais l' action par laquelleles nerfs de l' estomac déterminent les opérationsdifférentes qui constituent la digestion ;mais la manière dont ils imprègnent le sucgastrique de la puissance dissolvante la plusactive, ne se dérobent pas moins à nosrecherches. Nous voyons les alimens tomberdans ce viscère, avec les qualités nouvelles : etnous concluons qu' il leur a véritablement faitsubir cette altération. Nous voyons égalementles impressions arriver au cerveau, parl' entremise des nerfs : elles sont alorsisolées et sans cohérence. Le viscère entreen action ; il agit sur elles : et bientôt il lesrenvoie métamorphosées en idées, que le langage dela physionomie et du geste, ou les signes de laparole

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et de l' écriture, manifestent au dehors. Nousconcluons avec la même certitude, que le cerveaudigère en quelque sorte les impressions ; qu' ilfait organiquement la sécrétion de la pensée.Ceci résout pleinement la difficulté élevée parceux qui, considérant la sensibilité comme unefaculté passive, ne conçoivent pas commentjuger, raisonner, imaginer, ne peut jamais êtreautre chose que sentir. La difficulté n' existeplus, quand on reconnaît, dans ces diversesopérations, l' action du cerveau sur lesimpressions qui lui sont transmises.Mais si, de plus, l' on fait attention que lemouvement, dont toute action des organes supposel' existence, n' est dans l' économie animale,qu' une modification, qu' une transformation dusentiment, on verra que nous sommes bienvéritablement dispensés de faire aucunchangement dans la doctrine des analystesmodernes, et que tous les phénomènesphysiologiques ou moraux, se rapportenttoujours uniquement, en dernier résultat,à la sensibilité.Chapitre viii.Conclusion.En revenant sur la série des idées que nousvenons de parcourir, on peut en résumer lesconséquences

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dans ce petit nombre de propositions :la faculté de sentir et de se mouvoir forme lecaractère de la nature animale.La faculté de sentir consiste dans celle qu' a lesystème nerveux d' être averti des impressionsproduites sur ses différentes parties, etnotamment sur ses extrémités.Les impressions sont internes, ou externes.Les impressions externes, lorsque la perceptionen est distincte, portent particulièrement le nomde sensations. les impressions internes sont très-souventconfuses et vagues ; et l' animal n' en est alorsaverti que par des effets dont il ne démêle, oune sent pas directement la liaison avec leurcause.Les unes résultent de l' application des objetsextérieurs aux organes des sens :

les autres, du développement des fonctionsrégulières, ou des maladies propres aux différensorganes.Des premières, dépendent plus particulièrementles idées :des secondes, les déterminations qui portent lenom d' instinct. le sentiment et le mouvement sont liés l' un àl' autre.Tout mouvement est déterminé par une impression ;et les nerfs, organes du sentiment, animentet dirigent les organes moteurs.

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Pour sentir, l' organe nerveux réagit surlui-même.Pour mouvoir, il réagit sur d' autres partiesauxquelles il communique la faculté contractile,principe simple et fécond de tout mouvementanimal.Enfin, les fonctions vitales peuvent s' exercerpar l' influence de quelques ramificationsnerveuses, isolées du système : les facultésinstinctives peuvent se développer, quoiquele cerveau soit à peu près entièrement détruit,et qu' il paraisse dans une entière inaction.Mais pour la formation de la pensée, il faut quece viscère existe, et qu' il soit dans un étatsain : il en est l' organe spécial.En tirant ces conclusions, nous nous sommestoujours appuyés sur les faits, à la manière desphysiciens ; nous avons marché de proposition enproposition, à la manière des géomètres ; et, je lerépète, nous avons trouvé par-tout, pour uniqueprincipe des phénomènes de l' existence animale,la faculté de sentir. mais quelle est la cause de cette faculté ? Quelleest sa nature, ou son essence ?Ce ne seront pas des philosophes qui feront cesquestions.Nous n' avons d' idée des objets que par lesphénomènes observables qu' ils nous présentent : leurnature ou leur essence ne peut être pour nous quel' ensemble de ces phénomènes.

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Nous n' expliquons les phénomènes que par leurs

rapports de ressemblance, ou de succession, avecd' autres phénomènes connus. Quand l' unressemble à l' autre, nous l' y rattachons d' unemanière plus ou moins étroite, suivant que laressemblance est plus ou moins parfaite. Quandl' un succède constamment à l' autre, noussupposons qu' il est engendré par lui ;et nous établissons entre eux les relationsexprimées par les deux termes d' effet et decause. c' est là ce que nous appelonsexpliquer.Par conséquent, les faits généraux nes' expliquent point, et l' on ne saurait enassigner la cause.Puisqu' ils sont généraux, ils ne se rapportentpoint, par ressemblance, à un autre ; attendu que,dans cette dernière supposition, ils cesseraientd' être généraux, soit en se subordonnant à lui,soit en s' y confondant d' une manière absolue.Encore moins peut-on y chercher les rapports d' uneffet à sa cause ; puisque ces rapportsne peuvent

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s' établir qu' entre des phénomènes égalementconnus, qui sont offerts par la nature dans unordre constant de succession, et puisquele dernier, ou le fait général, perdraitévidemment son caractère, du moment qu' ilserait possible de le subordonner à un autrequi, dès ce même moment, en effet, viendraitle remplacer.En un mot, les faits généraux sont, parcequ' ils sont : et l' on ne doit pas plusaujourd' hui vouloir expliquer la sensibilité dans la physique animale et dans la philosophierationnelle, que l' attraction dans la physiquedes masses.Au reste, l' on sent que ces diverses questionstiennent directement à celles des causespremières, qui ne peuvent être connues,par cela même qu' elles sont premières, etpour beaucoup d' autres raisons que ce n' estpas ici le lieu de développer.L' inscription de l' un des temples anciens, où lasagesse paraît s' être réfugiée avant que lecharlatanisme y eût élevé son trône, faisaitparler d' une manière véritablement grande etphilosophique, la cause première de l' univers : jesuis ce qui est, ce qui a été, ce qui sera ;et nul n' a connu ma nature.

une autre inscription disait : connais-toitoi-même. la première est l' aveu d' une ignoranceinévitable.La seconde est l' indication formelle et précise dubut que doivent se tracer la philosophierationnelle

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et la philosophie morale : elle est, en quelquesorte, l' abrégé de toutes les leçons de lasagesse sur ces deux grands sujets de nosméditations.Car si nous considérons les opérations de notreintelligence, nous voyons qu' elles dépendent desfacultés attachées à nos organes.Et si nous recherchons les principes de lamorale, nous trouvons que les règles doivent enêtre fondées sur les rapports mutuels des hommes ;que ces rapports découlent de leurs besoins et deleurs facultés ; que leurs facultés et leurs besoinsdépendent de leur organisation.Ainsi, ce mot si célèbre dans l' antiquité, gnôthiseauton, est très-digne de servir d' inscription àcette salle, aussi bien qu' au temple de Delphes.Tel est, en particulier, citoyens, l' objet destravaux de notre classe. Elle s' y attacheraconstamment ; elle l' embrassera tout entier : maiselle poursuivra l' examen de chaque partie avecautant de circonspection dans la méthode que dehardiesse et d' indépendance dans les vues : sansjamais sortir de la route qu' une saine philosophielui trace ; sans laisser égarer ses recherchesdans des questions oiseuses, où l' observationet l' expérience ne pouvant nous servir de guides, ilest impossible aux esprits les plus fermesde faire autre chose que des faux pas.

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Tel est, dis-je, notre but ; telle est la routepar laquelle nous pouvons y parvenir. Aucun de vousn' ignore que, si le bonheur individuel et socialne peut se fonder que sur la vertu, la vertu ne sefonde, à son tour, que sur la connaissance de lanature, sur la raison, sur la vérité.

TROISIEME MEMOIRE

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suite de l' histoire physiologique dessensations. j' avais cru pouvoir, citoyens, renfermer dansun seul mémoire, le tableau général desphénomènes qui constituent l' exercice oul' action de la sensibilité. Mais, après avoirpassé les bornes ordinaires d' une lecture,je me suis encore vu forcé de renvoyer à unmémoire supplémentaire quelques idées qui sont,ou le développement naturel, ou le complémentindispensable de celles dont vous avez entendul' exposition. C' est pour vous rendre compte deces idées que je demande aujourd' hui la parole.Mon soin principal, après celui de n' ennégliger aucune qui soit essentielle, sera de lesresserrer dans le plus court espace.Chapitre i.Nous avons vu que les êtres animés ne reçoiventpas seulement des impressions relatives auxobjets externes dont les sens éprouvent l' action ;mais que, par l' exercice régulier de la vie,par celui des

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fonctions qui la réparent et la maintiennent, parle développement progressif des organes, enfin,par toute espèce de causes capables d' agir sur lasensibilité des parties internes, ces êtresreçoivent aussi d' autres impressions auxquellesl' univers extérieur n' a point de part directe. Nousavons vu que ces deux genres de modificationsorganiques influent sur la formation des idéeset sur les déterminations ; et nous avons crupouvoir rapporter à chacun d' eux le systèmed' opérations intellectuelles, ou de penchans etd' actes qui paraissent en dépendre plusparticulièrement.Mais si nous voulons avoir une idée complète decette action générale du système nerveux, nousdevons encore faire un pas de plus.La distinction des organes sensibles en interneset externes, et celles des impressions qu' ilspeuvent recevoir, ne présentent plus, je pense,aucune difficulté. Mais l' analyse ne doit point

en rester là.Nous avons dit que le système nerveux réagitsur lui-même pour produire le sentiment, et surles muscles, pour produire le mouvement. Maisil peut encore recevoir des impressions directes,par l' effet de certains changemens qui se passentdans son intérieur, et qui ne dépendent d' aucuneaction exercée, soit sur les extrémités sentantesextérieures, soit sur celles des autres organesinternes. Dans la circonstance dont je parle,la cause des

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impressions s' applique uniquement à la pulpecérébrale ou nerveuse. L' organe sensitif réagitsur lui-même pour les accroître, comme ilréagit sur ses propres extrémités dans les casordinaires : il entre en action pour lescombiner, comme si elles lui venaient du dehors.Souvent ces impressions, et l' activité du centrecérébral qu' elles sollicitent, sont d' unegrande énergie, et communément il enrésulte des mouvemens et des déterminations quifrappent d' autant plus l' observateur, que leursource échappe entièrement à sa curiosité, et qu' ilsn' ont aucun rapport avec les causes régulièreset sensibles.De même que les opérations de la sensibilité,quand elles se rapportent aux impressions reçuespar les viscères, ou par les organes externes,peuvent intéresser l' ensemble, ou seulementcertaines parties du système nerveux : de mêmecelles qui se passent uniquement dans le sein de cesystème, peuvent aussi, tantôt résulter de sonexcitation générale, tantôt se renfermer dans l' unede ses dépendances, où la cause résidespécialement et borne son action.Enfin ; l' action générale du système peut, dansplusieurs circonstances, se diriger vers certainsorganes particuliers, et s' y concentrerexclusivement : comme aussi les excitationspartielles de l' une ou de plusieurs de sesdivisions, peuvent également se faire ressentird' une manière spéciale à

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d' autres divisions, avec lesquelles leur

sympathie est plus étroite, ou plus vive, etfinir quelquefois par entraîner le systèmetout entier.Ces différentes propositions se déduisent dequelques faits également simples et concluans.L' on observe tous les jours, dans la pratique dela médecine, des folies, des épilepsies, desaffections extatiques, en un mot, différensdérangemens des fonctions du système cérébral, quine se rapportent aux lésions d' aucun autreorgane, soit interne, soit externe. L' observationclinique prouve que leur cause réside dansl' organe nerveux lui-même ; et les dissectionsl' ont souvent démontré de la manière la plusinvincible : car la consistance, la couleur etl' organisation même de la pulpe cérébrale se sonttrouvées alors dans un état contre nature ;quelquefois même on y a découvert des corpsétrangers, tels que des matières lymphatiquesépanchées, des amas gélatineux, des échardesosseuses, des squirres, ou des pétrifications,dont la présence occasionnait tous lesaccidens.Dans ces cas, où l' observation peut lier lesphénomènes avec leurs causes, nous voyonsclairement que les impressions reçues dans lesein de l' organe sensitif, s' y comportent de lamême manière que celles qui lui viennent desobjets externes ; qu' elles se renforcent etdeviennent plus distinctes par leur durée ;que l' organe les combine et les

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compare ; qu' il en tire des jugemens et desdéterminations ; qu' il imprime aux partiesmusculaires, en vertu de ces mêmes impressions,des mouvemens qui, n' étant dans aucun rapportavec celles reçues par les autres organes externesou internes, ont été longtems attribués à descauses surnaturelles. Ici l' économie animalese présente à nous dans une de ces circonstancesextrêmes, qui servent à faire connaître samanière d' agir dans celles qui sont plusrégulières. Entre cet état, où toutes lesopérations semblent interverties, et l' étatnaturel, où leurs phénomènes suivent des loisplus connues, il y a beaucoup de nuancesintermédiaires, dans lesquelles l' ordre et ledésordre sont comme combinés en différentesproportions, mais qui laissent toujourségalement échapper les signes certains

de l' énergie et de l' action propre de l' organesensitif.Dans l' état le plus naturel, avec un peud' attention nous le voyons encore entrer delui-même en activité : nous voyons qu' il peut,pour cela, se passer d' impressions étrangères ;qu' il peut même, à certains égards, les écarter,et se soustraire à leur influence. C' est ainsiqu' une attention forte, une méditation profonde,peut suspendre l' action des organes sentansexternes ; c' est ainsi, pour prendre un exempleencore plus ordinaire, que s' exécutent lesopérations de l' imagination et de lamémoire. Les notions des objets qu' on se rappelle

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et qu' on se représente, ont bien été fournies, leplus communément, il est vrai, par lesimpressions reçues dans les divers organes : maisl' acte qui réveille leur trace, qui les offreau cerveau, sous leurs images propres, qui metcet organe en état d' en former une foule decombinaisons nouvelles, ne dépend souvent enaucune manière de causes situées hors del' organe sensitif.Je n' insisterai pas davantage sur ce point dedoctrine, qui me semble suffisamment éclairci parle simple énoncé des phénomènes. Mais il estnécessaire de ne point en perdre les résultatsde vue : ils s' appliquent aux questions les plusimportantes de la physiologie et de l' analysephilosophhque ; et, sans eux, on n' a qu' uneidée très-fausse des opérations directes de lasensibilité. Nous verrons ailleurs qu' ilspeuvent aussi jeter beaucoup de joursur les phénomènes du sommeil, dont nous avonslaissé pressentir que la théorie se lienaturellement à celle de la folie et desdifférens délires.D' autres faits aussi simples prouvent égalementque cette action, en quelque sorte, spontanée del' organe sensitif, est quelquefois bornée à l' unede

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ses divisions. Dans plusieurs maladies, dont tousles médecins rencontrent chaque jour des

exemples, l' on remarque certaines erreurssingulières, mais partielles, de la sensibilité ;erreurs qui sont fréquemment rectifiées par lesimpressions plus justes des autres organes, maisqui, fréquemment aussi, deviennent dominantes, etdéterminent au moins de faux jugemens particuliers.J' ai vu des vaporeux qui se trouvaient si légers,qu' ils craignaient d' être emportés par le moindrevent ; j' en ai vu qui croyaient avoir le nez d' unegrandeur excessive, et qui certifiaient qu' ils lesentaient grossir d' une manière distincte.Quelques-uns recevaient l' impression de certainesodeurs extraordinaires ; d' autres entendaient,ou des bruits incommodes, ou des sons agréables.Un homme qui avait un abcès dans le corpscalleux, m' a dit plusieurs fois, pendant le cours desa maladie, qu' il sentait son lit se dérober souslui, et qu' une odeur cadavéreuse le poursuivaitsans cesse depuis plus de six mois. Il prenaitbeaucoup de tabac pour la dissiper : maisc' était inutilement ; les deux odeurs, ou leursimpressions, se confondaient d' une manièreinsupportable ; et il les rapportait égalementl' une et l' autre à l' organe même de l' odorat.On pourrait citer encore ici ces sensationsétranges que Boerhaave observa sur lui-même,dans une maladie où le système nerveux se trouvaitsingulièrement

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intéressé. Le même cas, à-peu-près, s' estoffert à moi chez un homme, d' ailleurs pleind' esprit et d' une raison très-sûre. Il se sentaittour à tour étendre et rapetisser, pour ainsi dire,à l' infini. Cependant la vue, l' ouïe, le goût,etc., restaient à peu près dans leur étatnaturel ; et le jugement conservait toujours, engénéral, la même fermeté.Les autres malades, indiqués ci-dessus, étaientégalement en état de rectifier leur premierjugement.Mais on sait que la raison des hypocondriaquesn' échappe pas toujours à la puissance de cesillusions. Tout le monde connaît, du moins parouï-dire, les histoires de plusieurs d' entreeux, qui croyaient fermement avoir des jambesde verre ou de paille, ou n' avoir point de tête,ou qui soutenaient que leur corps renfermaitd' immenses amas d' eaux, capables d' inonder toutun pays, s' ils se permettaient d' uriner, etc. àdes visions si ridicules, sur lesquelles ils ne

formaient pas plus de doute que sur les véritésles plus constantes, ils joignaient souvent unsens droit et des opinions justes sur différensautres objets : quelques-uns même étaientcapables, pendant ce tems, d' exécuter destravaux fort ingénieux. C' est au milieu des accèsde la plus terrible hypocondriasie, queSwammerdam faisait ses plus brillantesrecherches. Mais, s' étant mis dans la tête queDieu pouvait s' offenser

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d' un examen si curieux de ses oeuvres, ilcommença par renoncer à poursuivre de très-bellesexpériences sur les injections, dont il avait eul' idée longtems avant Ruisch, et dont il avaitmême déjà perfectionné beaucoup la méthode : et,dans un paroxysme plus violent, il finit parlivrer aux flammes une grande partie de sesmanuscrits.Les faits que je rapporte sont, dis-je, assezconnus : et l' on sait aussi par quels moyensingénieux la médecine est quelquefois parvenueà dissiper les illusions de cette espèce demalades.Chapitre ii.Mais ce n' est pas seulement pour les sensations ;c' est aussi pour les mouvemens, que l' actionspontanée du système nerveux se borne souvent àcertains points isolés.Tout mouvement des parties vivantes supposedans le sein du centre cérébral, ou dans le centreparticulier des nerfs qui les animent, un mouvementanalogue, dont il est, en quelque sorte, lareprésentation. Quand nous voyons des organesmusculaires se mouvoir, nous sommes assurés queles points, ou les divisions, soit du cerveau,soit de ses dépendances qui s' y rapportent, sontmues aussi dans un ordre correspondant. Lesmouvemens partiels apparens dépendent d' autresmouvemens cachés, qui sont également partiels : commedans

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les spasmes cloniques généraux, où toutesles parties musculaires s' agitent à la fois,les divisions cérébrales et nerveuses qui

régissent les différentes parties, sonttrès-certainement, soit par excitationdirecte, soit par sympathie, dans une convulsiongénérale. L' anatomie nous a fait voir quecertaines lésions du cerveau, de la moelleépinière, ou des ganglions, dont l' effet est dedéterminer des mouvemens irréguliers dans lesorganes extérieurs, les impriment de préférence àl' un plutôt qu' à l' autre, et que ces mouvemensse trouvent circonscrits dans des limites plusou moins étroites. Les expériences faites surles animaux vivans confirment

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cette même vérité. Si l' on pique, ou si l' onirrite d' une manière quelconque, différens pointsde l' organe cérébral, on voit les convulsions,qui sont ordinairement produites par ce moyen,passer tour à tour d' un muscle à l' autre,et souvent ne pas s' étendre au delà de ceuxqui se rapportent aux points irrités. L' observationdes phénomènes réguliers donne encore lesmêmes résultats. Dans le sommeil, l' on agitele bras, la jambe, ou toute autre partie ducorps, suivant le siége des impressions quel' organe sensitif reçoit et combine, suivantle caractère propre des idées qui se formentalors dans le cerveau : et pendant la veille,dans l' état le plus naturel, on voit dessouvenirs lointains retracés par la mémoire,ou des tableaux formés par l' imagination,produire dans certains organes particuliersdes mouvemens circonscrits, dont la cause agitsans doute exclusivement sur les points dusystème cérébral avec lesquels ces organescorrespondent.Enfin, les concentrations, soit de la sensibilité,soit du mouvement, dans certains pointsparticuliers de ce système, vers lesquelsalors l' irritation générale se dirigespécialement, et va se fixer ; leur passagede l' un à l' autre ; les opérations exécutéesdans d' autres points que ceux où elles paraissentavoir été conçues, c' est-à-dire, les opérationsdont les causes déterminantes, appliquées à cesderniers, produisent dans les premiers leursplus importans

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effets : tous ces phénomènes, dis-je, sedémontrent encore par les observations lesplus simples et par les expériences lesplus faciles.On sait que l' épilepsie idiopathique, ou celle quitient à l' affectation propre du système nerveux,ne se manifeste pas, à beaucoup près, d' unemanière uniforme, générale et simultanée, danstous les organes susceptibles de convulsions. Pourl' ordinaire, l' accès commence par un sentimentde malaise à l' orifice supérieur de l' estomac,et au diaphragme. Le malade éprouve de lapesanteur de tête, un léger vertige : ses yeuxdeviennent hagards, et tout-à-coup il perd laconnaissance. Souvent à l' affection de la tête,succèdent des frémissemens particuliers lelong de la moelle épinière et des grostroncs nerveux ; à ces frémissemens, desimpressions plus ou moins vives dans les organesde la génération. La cause des mouvemensconvulsifs, concentrée d' abord à la régionprécordiale, se répand de proche en proche,en suivant le trajet des expansions nerveusesdans les organes les plus sensibles ; etl' observateur attentif voit leurs impressionss' appeler, en quelque sorte, et se déterminermutuellement, jusqu' à ce qu' enfin l' agitationdevienne universelle.Dans d' autres épilepsies, qu' on appellesympatiques, parce qu' elles dépendent d' uneaffection locale, qui se communique et s' étend parconsensus,

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c' est dans le siége même du mal que lesaccidens se préparent. Par exemple, si le malest situé dans un nerf de la jambe, duquel lapulpe sentante soit viciée intérieurement, oucomprimée par quelque corps étranger, le maladeéprouve d' abord, dans le lieu même, certainessensations extraordinaires, ou douloureuses,ou simplement incommodes et fatigantes. Bientôtune autre sensation, qu' il compare à celle d' unevapeur, ou d' un air frais, et qu' on nomme,par cette raison, en médecine, aura epileptica, suit le trajet du nerf, en remontant vers la tête :et l' accès commence au moment où l' aura semble pénétrer dans la cavité du crâne.Au début de certaines fièvres malignes, onremarque également des concentrations, tantôt

de sensibilité nerveuse, tantôt de spasme et decontraction musculaire, qui se prolongent pendantplusieurs jours. Elles sont le prélude, ou d' undésordre général dans les fonctions de l' organesensitif, ou de convulsions effrayantes, qui,durant le cours de la maladie, se porterontsimultanément, ou tour à tour, sur les différensmuscles. Ordinairement c' est à l' estomac, ou dansles organes des sens, que ces écarts de lasensibilité se manifestent ; c' est à la gorge,ou sur les muscles de la mâchoire,

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que ces spasmes se fixent de préférence : et lagravité des uns et des autres, paraît pouvoirse mesurer sur le voisinage de leur siége, et del' origine commune des nerfs.Dans d' autres cas, au contraire, certains organessont, pour ainsi dire, le rendez-vous particulierde toutes les affections et de tous lesmouvemens. L' impression commence par êtregénérale ; la convulsion semble n' épargner aucunmuscle. Mais bientôt tout se dirige vers lapartie faible ; et plus les accès durent,ou se répètent fréquemment, plus aussi,par degrés, la concentration devient absolue etrapide. Enfin, les maladies nerveuses nousprésentent journellement des désordres subits del' estomac, qui résultent de certaines idées, ou decertaines passions : les accès hystériques, ouhypocondriaques se terminent assez souvent par uneaugmentation de sensibilité, ou par desconvulsions fixées dans certains organes : etchez quelques sujets mobiles, le seul effort del' attention, ou de la pensée, suffit pour lesfaire naître.Quant à la communication sympathique desaffections d' un organe à l' autre, en ne parlant,comme nous le faisons ici, que de celles dont lescauses agissent directement dans le sein même del' organe sensitif, les exemples se présentent enfoule tous les jours, au praticien observateur : leslivres de médecine en sont remplis. Ainsi, quelqueslésions du cerveau causent des inflammations et dessuppurations

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dans le foie ; comme quelques lésions dufoie causent réciproquement, mais suivant deslois qui ne se rapportent pas à notre objet,et l' inflammation, et l' abcès du cerveau. Ainsi,dans les rêves suffoquans, dits cochemars (jeparle encore uniquement de ceux qui ne tiennentpoint à des dispositions nerveuses particulières) ;dans les cochemars, dis-je, l' observation nousannonce, et nous fait reconnaître quelquefois,ou des sensations, ou des mouvemens quicommencent dans une partie, et vont se terminerdans une autre ; ou qui passent de la premièreà la seconde, sans qu' on puisse en trouver lacause dans les sympathies organiques connues.Ces transitions dépendent évidemment dedéterminations conçues dans le sein même dusystème nerveux.Un fait général met cette proposition hors dedoute, et la présente dans tout son jour.Les gens de lettres, les penseurs, les artistes,en un mot, tous les hommes dont les nerfs et lecerveau reçoivent beaucoup d' impressions, oucombinent beaucoup d' idées, sont très-sujets àdes pertes nocturnes, très-énervantes pour eux.Cet accident se lie presque toujours à des rêves ;et quelquefois ces rêves prennent le caractère ducochemar, avant de produire leur dernier effet.J' ai traité plusieurs malades de ce genre ; car iln' est pas rare que leur état devienne une vraimaladie. J' en ai rencontré deux, chez lesquelsl' événement était précédé

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par un rêve long et détaillé : ils voyaient unefemme, ils l' entendaient approcher de leur lit,ils la sentaient s' appuyer du poids de tout soncorps sur leur poitrine : et c' était après avoiressuyé pendant plusieurs minutes, les angoissesd' un véritable cochemar, que les organes de lagénération se trouvant excités par la présence decet objet imaginaire, la catastrophe du rêveamenait ordinairement la fin du sommeil. Plusieursautres médecins ont observé le même fait avec peude variétés dans les circonstances.La conclusion qui peut s' en tirer est sans douteremarquable : mais elle ne résulte pas, au reste,moins nettement de tous les actes de la mémoire oude l' imagination, dont les impressions originellesappartiennent à un organe, tandis que lesdéterminations paraissent ne réagir passagèrementsur lui, que pour se diriger entièrement vers un

autre.Mais revenons un moment sur la suite de nospropositions, et résumons-les en peu de mots.Le système cérébral a la faculté de se mettre enaction par lui-même, c' est-à-dire, de recevoir desimpressions, d' exécuter des mouvemens, et dedéterminer des mouvemens analogues dans lesautres organes, en vertu de causes dont l' actions' exerce dans son sein, et s' applique directementà quelque point de sa pulpe interne.Dans ces circonstances, les impressionsressenties

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généralement par tout le système nerveux,peuvent se concentrer dans une de ses parties : lesimpressions reçues par l' une de ses partiespeuvent, tantôt devenir générales, et mettre enjeu tout le système ; tantôt passer, par voie desympathie, d' un point à l' autre, et produire leursderniers effets ailleurs que dans le siége oùréside la cause, ou dans le lieu de sonapplication.Toutes ces propriétés du système nerveux sontinhérentes à sa nature, ou à son existenceelle-même, dans l' état de vie. Il faut lesconnaître, il faut en avoir des idées précises,pour bien concevoir le mécanisme de sesfonctions : et l' on ne doit pas craindre depeser sur toutes les observations quipeuvent éclaircir tant d' admirables phénomènes.Ainsi donc, suivant l' expression de Sydenham,il y a dans l' homme un autre homme intérieur,doué des mêmes facultés, des mêmes affections,susceptible de toutes les déterminationsanalogues aux phénomènes extérieurs, ou plutôtdont les faits apparens de la vie ne font quemanifester au dehors les dispositions secrètes,et représenter en quelque sorte les opérations. Cethomme intérieur, c' est l' organe cérébral. L' onvoit aisément qu' il faut encore ici distinguerles impressions qui lui sont essentiellementet exclusivement propres, de celles reçuespar les différentes parties internes, et lesmouvemens conçus dans son sein, de ceux dont il nefait qu' apercevoir au dehors les motifs par sesextrémités

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sentantes, pour envoyer les déterminationsqui en résultent, aux différens organes moteurs.Nous remarquons donc clairement trois sortesd' opérations de la sensibilité, que la différencede leurs effets nous force de ne pas confondre : lapremière se rapporte aux organes des sens : laseconde aux parties internes, notamment auxviscères des cavités de la poitrine et dubas-ventre (et nous rangeons avec ces derniers,les organes de la génération) la troisième àl' organe cérébral lui-même, abstraction faitedes impressions qui lui sont transmises par sesextrémités sentantes, soit internes, soit externes.De ce qui précède, et de ce que nous avons déjàfait observer dans le dernier mémoire, on peutconclure facilement que les nerfs et le cerveaune sont point des organes purement passifs ; queleurs fonctions supposent, au contraire, unecontinuelle activité, qui dure autant que la vie.La nature de ces fonctions, et la manière dontelles s' exécutent, suffiraient pour le prouver :d' ailleurs, la connaissance physiologique de cesorganes, c' est-à-dire, celle de leur structure etdes mouvemens par lesquels ils se nourrissentet reproduisent sans cesse la cause immédiate de lasensibilité, le démontre avec une évidence quel' oeil peut saisir. Et de célèbres médecins ontfait voir, en outre, que le sommeil lui-même,cet état de repos où les organes des sensne reçoivent plus d' impressions ; où le systèmesensitif

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tout entier semble vouloir se dérober à cellesqui ne sont pas indispensables pour le maintien dela vie ; où la pensée enfin est le plus souventtout-à-fait suspendue : ces médecins, dis-je,ont fait voir que le sommeil n' est point unefonction passive, et que, pour le produire,l' organe cérébral entre dans une véritableaction.Ces différentes vérités, qui sont, en quelquesorte, l' énonciation directe des phénomènes bienvus, jettent à leur tour beaucoup de lumière surles phénomènes. Elles aident à concevoir cesextases, dont l' effet est de concentrer lasensibilité, la pensée et la vie, dans les foyersnerveux : elles rendent raison des songes,particulièrement de ceux qui ne sont pas leproduit d' impressions reçues par les extrémités

sentantes : elles expliquent d' une manièreplus satisfaisante ces délires, tantôtpartiels, tantôt généraux, qui non seulementchangent les relations morales de l' homme avec lemonde extérieur, mais qui modifient encore sipuissamment la manière dont nos facultés purementorganiques sont affectées dans ces nouvellesrelations. C' est également ici qu' il fautrapporter certains états particuliers qui, faisanttaire une grande partie des impressionsextérieures, rendent percevables d' autresimpressions internes qui, dans l' état ordinaire,échappent à la conscience de l' individu ;ces fausses associations d' idées, qui brouillenttout, en rapprochant des objets sans relationvéritable

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entre eux ; enfin, ces dispositions si communes,même chez les penseurs, lesquelles font tropsouvent confondre les notions distinctes etdirectes, qui viennent des choses par les sens,avec les impressions qui naissent en même tems,ou par suite, dans le cerveau ; confusion quibientôt en rend les images entièrementméconnaissables, si l' on n' a pas l' habitudede les ramener sans cesse à leur source.Avec un peu de réflexion, tout cela doits' entendre et s' expliquer assez de soi-même ;et je crois inutile d' entrer dans aucun détailà cet égard.J' observerai seulement que si la puissance del' imagination est plus étendue, si sa réaction surcertains organes par exemple, sur ceux de lagénération, est plus complète pendant lesommeil que durant la veille : la raison en esttrès-simple ; on peut la trouver ici sansdifficulté. En effet, pendant la veille, ilarrive toujours au cerveau quelques impressionsexternes, qui modifient plus ou moins sesopérations propres, et rectifient à certainsdegrés les erreurs de l' imagination : aulieu que, dans le sommeil, tout se passe àl' intérieur ; les impressions internesdeviennent par conséquent plus vives, ou plusdominantes ; les illusions sont entières, et lesdéterminations qui s' y lient ne rencontrent aucunobstacle dans les impressions contrairesreçues par les sens.Les points ci-dessus, encore une fois, meparaissent

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suffisamment éclaircis : poursuivons notremarche.Chapitre iii.Pour entrer en action, pour la communiquerfacilement et sans trouble aux différens organes,le système cérébral doit se trouver dans certainsétats sur lesquels l' observation peut encorefournir quelques lumières. Soit que lesimpressions lui viennent de ses extrémitéssentantes externes et internes ; soit que leurscauses agissant dans lui-même, les opérationsqu' elles excitent lui soient plus spécialementpropres, la condition de son intégrité doitparaître la plus indispensable. Mais onn' a pas encore bien établi en quoi consistel' intégrité du cerveau, de la moelle épinière,du système nerveux en général. Il est certainqu' on peut retrancher des portions considérablesde ce système, sans léser les fonctionssensitives de ce qui reste intact ; sans porterde désordre apparent dans les opérationsintellectuelles. Les organes dont le concoursn' est pas indispensable au maintien de lavie, sont fréquemment amputés avec leurs nerfs ;des portions considérables du cerveau lui-mêmesont consumées par différentes maladies, sontenlevées par divers accidens, ou par desopérations nécessaires, sans que la sensibilitégénérale, les fonctions les plus délicates de lavie, et les facultés

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de l' esprit en reçoivent aucune atteinte. Il estvrai que ce qui se passe de cette manière, sansinconvénient chez tel individu, peut devenirgrave, et quelquefois entièrement funeste cheztel autre, et que les parties à l' exacteconservation desquelles la nature attache cellede la vie, ou de ses plus importantes fonctions,ne sont pas, à beaucoup près, les mêmes dans tousles sujets. Mais l' expérience n' en démontre pasmoins, elle démontre même mieux, qu' àl' exception de ces organes, qui ne peuventcesser d' agir sans que la vie elle-mêmecesse, il est extrêmement difficile dedéterminer le degré ou les lésions doiventinévitablement produire tel effet connu. Le cerveau,le cervelet, lui-même, et les dépendances de

l' un et de l' autre, ne font plus aujourd' huid' exception (on peut l' affirmer d' après desobservations et des expériences très-sûres) : etquoique leurs maladies vives et subites,sur-tout lorsqu' elles portent sur lepoint central, qui forme plus particulièrementl' origine commune des nerfs, deviennent assezconstamment fatales, beaucoup d' exemples ontappris que, dans les cas moins caractérisés,dans les maladies plus lentes, on ne peut formerde pronostic certain touchant la vie ou la mort,la perte ou la conservation des facultéssensitives et intellectuelles.Nous disons cependant que la pensée exigel' intégrité du cerveau ; parce que sans cerveau ;l' on

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ne pense point, et que ses maladies apportent desaltérations analogues et proportionnelles dans lesopérations de l' esprit. Mais j' avoue ingénûmentque je suis hors d' état d' établir avecexactitude en quoi consiste cette intégrité.L' intime organisation de la pulpe cérébrale nousest encore assez mal connue ; il ne paraît mêmepas que nos instrumens actuels puissent nous yprocurer beaucoup de nouvelles découvertes. Nousavons, je crois, épuisé ce que peut l' emploi dumicroscope et l' art des injections. Si l' on veutpousser plus loin l' anatomie humaine engénéral, et celle du système nerveux enparticulier, il faut imaginer d' autresméthodes, d' autres instrumens. Aussi, lesconditions organiques sans lesquelles cesystème remplit mal, ou ne remplit point sesfonctions, sont au moins très-difficiles àdéterminer : mais l' observation des maladieset l' ouverture des cadavres ont fourniquelques considérations utiles, qui se lientd' ailleurs très-bien avec les phénomènesordinaires de la sensibilité. Je vais rapprocherces différens résultats.Dans l' état naturel du cerveau, l' on s' aperçoitfacilement que sa couleur, sa consistance, et levolume des vaisseaux qui l' embrassent, ou qui seplongent dans ses divisions, ont été déterminés etréglés par la nature. L' on ne peut douter qu' il n' yait un rapport direct entre ces circonstances, et lamanière dont s' opèrent les fonctions de lasensibilité ;

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car, si les unes changent, les autres sontmodifiées dans la même proportion. Quand la pulpeest plus ou moins ferme qu' elle ne doit l' être ;quand elle est plus ou moins colorée ; quand sesvaisseaux se trouvent dans un état d' affaissement,ou d' excessive dilatation ; quand les fluidesqu' ils contiennent ont trop de consistance ou deténuité, sont inertes ou acrimonieux, lesfonctions sensitives ne s' exercent plus suivantl' ordre établi.Tantôt, on trouve le cerveau dans un état demollesse particulière. Il est abreuvé desérosités, ou de matières lymphatiques etgélatineuses ; sa couleur est ternie ; il estun peu jaunâtre ; ses vaisseaux, presqueaffaissés, offrent à peine dans leurstroncs principaux, quelques vestiges d' un sangpâle et appauvri. Tantôt, la masse cérébrale est,au contraire, d' une consistance plus ferme quedans l' état naturel : sa pulpe a quelque chose desec ; elle est presque friable au toucher : souventalors, ses vaisseaux sont injectés d' un sang vif etvermeil, quelquefois d' un sang épais, noirâtre, etcomme poisseux. Quelquefois aussi, l' oeil yreconnaît les traces d' une véritableinflammation : c' est-à-dire que, non seulementles artères et les veines sont dessinés vivement,les unes en pourpre, les autres en bleu plusrougeâtre qu' à l' ordinaire ; mais que lesmembranes blanches et la pulpe elle-mêmesont tachées, en différens points, d' un nuagesanglant. Enfin, nous avons déjà remarqué dans le

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premier mémoire, que la pulpe pouvait être d' uneconsistance fort inégale, ferme et sèche dans unpoint, molle et humide dans un autre ; et qu' il s' yformait assez fréquemment des corps étrangers dedivers genres, des ossifications, des noyauxpierreux, des cartilages, des squirres, etc.Telles sont, en général, les dispositionsorganiques du cerveau, dont l' anatomie médicale afourni les exemples et les preuves. Or lacomparaison de beaucoup de cadavres a mis en étatde rapporter ces divers phénomènes auxdispositions sensitives qui leur correspondentpendant la vie.Mais l' observation de l' homme sain et malade

nous fournit d' autres faits généraux, qui, sanspouvoir se lier, avec la même évidence, à desétats organiques bien constans du systèmecérébral, n' en doivent pas moins être considéréscomme exprimant les lois principales suivantlesquelles s' exécutent ses fonctions.Pour que les impressions soient reçues, ouagissent convenablement, il faut qu' elles aientune certaine vivacité déterminée ; qu' elles seportent de la circonférence, au centre, pourproduire le sentiment, et reviennent ensuite ducentre à la circonférence, pour produire lemouvement ; le tout avec une vélocité moyenne : ilfaut que le sentiment ne soit point émoussé,point languissant, mais qu' il ne soit point tropvif et tumultueux ; que le mouvement le suive avecla vitesse de l' éclair,

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mais qu' il ne soit point inquiet et précipité. Siles impressions sont faibles, vagues, traînantes,les déterminations se forment avec lenteur, etd' une manière incomplète. Si les impressions sontexcessivement profondes, dominantes, ou rapides,les déterminations prennent divers caractèresnouveaux, plus ou moins analogues, qui peuvent lesdénaturer également.On voit, par exemple, des hommes dont lespensées et les volontés ne semblent naîtrequ' après coup, et manquent essentiellement dudegré d' énergie et d' activité convenable. On envoit d' autres, au contraire, qui s' efforcentvainement de secouer certaines impressionsdominantes, et qui manifestent dans leurs idées,comme dans leurs penchans, une tournure exclusiveet opiniâtre. On en voit qui, démêlant avec peineune foule de choses qu' ils sentent à la fois,ne se donnent pas le tems d' en comparer lesélémens divers, et dont, en conséquence, toutesles habitudes prennent un caractère deprécipitation qu' ils ne paraissent pas lesmaîtres de modérer.Sans doute il existe des rapports directs entre lamanière dont le sentiment se forme, et celle dontle mouvement se détermine : la proposition,presentée ainsi d' une manière générale, ne souffrepoint d' objection. Mais comme on rencontre ici desfaits qui seblent, au premier coup-d' oeil,entièrement contradictoires, il faut commencerpar bien

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éclaircir les circonstances qui les caractérisent,si l' on veut arriver à des résultats complets etsatisfaisans.Un sentiment obscur et faible produit desmouvemens incertains et sans énergie : mais ilne s' ensuit pas que les organes moteurs soienttoujours alors dans un état de faiblesseradicale. D' autre part, quoiqu' un sentimentvif produise des mouvemens prompts et forts,du moins relativement, il ne s' ensuitpas non plus que ces mêmes organes aient alorsune grande force réelle. Il n' y a pas de doute queles forces motrices sont entretenues parl' influence des forces sensitives ; et quandcelles-ci s' éteignent, ou cessent d' agir,celles-là s' éteignent également, ou languissentet s' affaissent. Mais pour que la sensibilitésoit une source de vie et d' action, il fautqu' elle s' exerce d' une manière régulière, etsuivant l' ordre de la nature. Des impressions tropvives et trop multipliées, altèrent, usent, ouappauvrisent singulièrement l' énergie musculaire.Les hommes très-sensibles sont faibles engénéral : non que leur sensibilité tiennetoujours à la faiblesse de leurs organes ; maisparce que le principe même des mouvemens,la cause nerveuse qui les détermine,employée avec excès dans cette réaction que nousavons dit être nécessaire pour sentir, ne sauraits' appliquer à celle qui l' est plus évidemmentencore pour exécuter les mouvemens.Chez ces hommes donc, les mouvemens sont vifs

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et précipités ; mais ils n' ont pas une énergiestable. La précipitation devient tellequelquefois, qu' ils vivent dans un étatcontinuel de mobilité. Sensibles à toutesles impressions, ils obéissent à toutesen même tems ; et comme elles se multiplientsans terme et sans relâche, ils paraissentne savoir à laquelle entendre. J' ai vu desfemmes vaporeuses, et même quelques hommeshypocondriaques, sur-tout de ceux dont l' étattient à l' abus des plaisirs de l' amour,qui tressaillaient au moindre bruit, que lemoindre mouvement, exécuté devant eux, mettaitdans une véritable agitation. Chez Mesmer,

quelques-unes des femmes éminemment nerveuses,dont son baquet était le rendez-vous, semblaientdans l' impossibilité de voir faire un geste sansen être émues. Les médecins hollandais etanglais nous ont conservé l' histoire d' un hommesi mobile, qu' il se sentait forcé de répétertous les mouvemens et toutes les attitudesdont il était témoin : si alors, on l' empêchaitd' obéir à cette impulsion, soit en saisissantses membres, soit en lui faisant prendre desattitudes contraires, il éprouvait une angoisseinsupportable. Ici, comme on voit, la facultéd' imitation se trouve portée jusqu' au degréde la maladie : et quoique cette faculté soitla principale source de notre perfectionnement,il est aisé de sentir que lorsqu' ellepasse certaines limites, elle rend incapablede réfléchir, et même de former une volonté.Ces rapports alternatifs des forces sensitives et

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des forces motrices, nous font voir pourquoi,dans l' épilepsie et dans la manie furieuse,où les sens externes reçoivent une moindre sommed' impressions, les organes moteurs acquièrentun surcroît souvent inconcevable d' énergie : c' estprécisément le cas inverse de ces états dedébilité musculaire dont nous venons de parler,et qui dépendent d' une excessive sensibilité.Ces rapports font voir très-nettementaussi l' immédiate liaison de la cause quisent, avec la cause qui meut : et l' on estdirectement conduit à reconnaître que tousles ouvemens ont leur point d' appui dans lesein du système cérébral, comme toutes lesimpressions quelconques y vont chercher leurspoints de réunion.Ainsi donc, les forces motrices s' engourdissentet s' éteignent, quand la sensibilité, par soninfluence vivifiante, par son action continuelleet régulière, ne les renouvelle pas ; mais ellesse dégradent également, elles perdent de leurstabilité, de leur énergie, quand les impressionssont trop vives, trop rapides, trop multipliées.Nous savons, à n' en pouvoir douter, que l' épuisementqui suit les plaisirs de l' amour, dépend bien moinsdes pertes matérielles qui les accompagnent, que desimpressions voluptueuses qui leur sont propres.D' autres émotions de plusieurs genres laissentégalement après elles, lorsqu' elles sont vives ouprofondes, un sentiment durable de fatigue dans

tout l' organe nerveux ; et les effortsde l' imagination,

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ou de la méditation, qui consistent, les unsà recevoir et reproduire, les autres à reproduireet comparer les impressions, en l' absence desobjets, ne causent pas une moindre lassitudeque les plaisirs les plus énervans, ou lestravaux manuels les plus énibles. C' est làprincipalement ce qui rend le sommeilnécessaire ; car il faut sur-tout interrompreles sensations : c' est là ce qui le rend plusnécessaire encore peut-être aux penseurs,aux hommes dont le moral est très-développé,qu' aux hommes de peine, dont les muscles fatiguésont, il est vrai, besoin de tranquillité, maisqui, sentant moins, pensant peu, ne s' épuisentpoint, comme les premiers, par le seul effetde la veille. Les femmes, qui reçoivent, engénéral, des impressions plus multipliées, ouplus diverses, et quelques hommes quise rapprochent d' elles par leur constitutionprimitive, ou par leurs maladies, nepeuvent également se passer d' un long sommeil.Sa longueur nécessaire peut se mesurer, enquelque sorte, sur la quantité des sensations,autant et plus que sur celle des mouvemens.J' ai connu quelques personnes qui, ne fermantpresque pas l' oeil depuis plusieurs années,étaient par conséquent dans l' impossibilitéde se soustraire entièrement à l' actiondes objets extérieurs, ou au travail de lamémoire et de l' imagination ; mais qui,chaque jour, éprouvaient, une ou deux fois,une espèce d' engourdissement périodique dequelques heures, pendant

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lequel elles devenaient à pe près incapablesde sentir et de penser.Une autre considération résulte encore ici del' examen réfléchi des faits : c' est que l' énergieet la persistance des mouvemens se proportionnentà la force et à la durée des sensations. Je dis àleur force et à leur durée ; car nous venons devoir que des sensations trop vives, trop rapides,

trop multipliées produisent un effet contraires.Cette considération se lie parfaitement à toutce qui précède : elle conduit à des vuesnouvelles sur le caractère des déterminations,relativement à celui des impressions dontelles naissent, et des organes où cesimpressions sont reçues : elle établit plusnettement encore le rapport véritable des forcessensitives et des forces motrices : elle peutmême servir à rendre raison de leurs balancemensalternatifs, c' est-à-dire, de ces circonstancesoù les unes paraissent agir d' autant moins quel' excitation des autres est plus considérable.Les premiers physiologistes avaient observé déjàque les habitudes du système musculaire, oumoteur, sont dans une espèce d' équilibresingulier avec celles du système nerveux, ousensitif. Une énergie extraordinaire, une tenacitéquelquefois merveilleuse dans les mouvemens,se trouve unie, chez certains sujets, à unemanière de sentir forte, profonde, en quelquesorte ineffaçable. Cette disposition, quand elleest constante et suffisamment

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prononcée, forme un tempérament à part,ou plutôt diverses nuances de tempérament,qui se rapprochent et se tiennent par ce pointcommun, la persistance de toutes les habitudes. mais on peut penser que les impressions ne sontprofondes et durables, que parce que les fibresélémentaires des organes sont fortes et tenaces ;qu' ainsi, les forces sensitives peuventse trouver modifiées par l' état des forcesmotrices plutôt qu' elles ne les modifient,ou ne les déterminent elles-mêmes. Rienne paraît, en effet, plus vraisemblable au premiercoup-d' oeil ; et comme cette observation seulepourrait établir entr' elles une distinction plusévidente, il est assez remarquable que Halleret ses disciples n' aient pas pris la questionpar ce côté, qui leur offrait des argumensbien plus solides que la plupart de ceuxdont ils s' étayent. Il est vrai que denouveaux faits ne tardent pas à réformer cettepremière conclusion. Les muscles les plusrobustes, comme il suit de ce que nous avons ditplus haut, s' énervent par le seul effet de sensationstrop vives, ou trop multipliées, reçues parl' individu, toutes choses restant égalesd' ailleurs ; et lorsque certains accidens

changent le caractère des sensations chezles personnes même faibles et languissantes ;lorsque, par exemple, certaines maladiesappliquent directement au système nerveux,des causes d' impressions fortes, profondeset durables, ou que seulement elles lerendent susceptible de recevoir de

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semblables impressions du dehors : les musclesles plus débiles acquièrent sur-le-champla faculté d' eécuter des mouvemens d' uneénergie et d' une violence qu' on peineà concevoir.C' est ainsi qu' on voit souvent des femmesvaporeuses qui, dans leur état habituel, peuventà peine se tenir debout, vaincre, dans leursaccès convulsifs, des résistances qui seraientau dessus des forces de plusieurs hommes réunis.C' est ainsi que, dans les affections mélancoliques,dans la rage, sur-tout dans le maladiesmaniaques, des hommes faibles et chétifsbrisent les plus forts liens, quelquefoisde grosses chaînes, qui seraient, dansl' état aturel, capables de déchirer tous leursmuscles ; ce qui, pour le redire en passanttablit une bien grande différence entre lesforces mécaniques de la fibre musculaire, et lesdivers degrés des forces vivantes quil' animent. C' est encore ainsi

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que, dans toutes les passions énergiques, chaquehomme trouve en lui-même une vigueur qu' il nesoupçonnait pas, et devient capable d' exécuterdes mouvemens dont l' idée seule l' eût effrayé dansdes tems plus calmes. Et l' on ne peut pas direqu' on ne fait alors que reconnaître en soi, quemettre en action des forces existantes, maisassoupis : les observations générales que je viensd' indiquer, prouvent qu' il se produit alorsvéritablement de nouvelles forces, par la manièrenouvelle dont le système nerveux est affecté. Jefais, au reste, ici, comme il est aisé de levoir, abstraction des dérangemens que lesémotions profondes peuvent occasionner dans lesfonctions des organes réparateurs ; dérangemens

qui, par parenthèse, ne détruisent pas toujours,à beaucoup près, les forces musculaires, ou lacause immédiate des mouvemens.Mais nous devons également tenir compte d' unedernière considération, sans laquelle lesopérations du système nerveux demeurentenveloppées de beaucoup d' incertitudes : il estsur-tout nécessaire de ne pas la négliger, sil' on veut se faire des notions exactes ducaractère des idées et des déterminations,ou des traces que les unes laissent aprèselles, et des habitudes dans lesquelles lesautres se transforment.à mesure que les sensations diminuent, oudeviennent plus obscures, on voit souventles forces

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musculaires augmenter, et leur exercice acquérirun nouveau degré d' énergie. Les maniaquesdeviennent quelquefois presque entièrementinsensibles aux impressions extérieures ; etc' est alors sur-tout qu' ils sont capables desplus violens efforts. Les sujets stupides oubornés, les épileptiques qui, pour l' ordinaire,ont des sensations très-engourdies ; en un mot,tous les hommes qui sentent moins que les autres,paraissent avoir généralement des forcesmusculaires plus considérables. Plusieurs bonsobservateurs en ont déduit la règle, que cesforces sont en raison inverse de lasensibilité, et réciproquement. Mais, avec unpeu de réflexion, il est aisé de reconnaîtrequ' il y a quelque confusion dans ce résultat : j' entrouve la preuve dans les faits même qu' onallègue. L' augmentation des forces, chez lesépileptiques et chez les maniaques, coincide,j' en conviens, avec l' affaissement, ou mêmeavec l' entière cessation des impressionsextérieures : mais ce n' est pas de cettecirconstance qu' elle tire sa source. La pratiquede la médecine et l' anatomie médicale nousapprennent qu' elle est due à de puissantesimpressions, dont les cause s' appliquentdirectement au système cérébral, et qui produisenten même tems la stupeur des sens externes. Chezles hommes d' un esprit borné, mais d' ailleussains et vigoureux, les impressions d' aprèslesquelles les déterminations musculairesacquièrent ce degré d' énergie,

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ont toujours également leur principe immédiatdans le système cérébral, ou dans les autresorganes internes. Or, la mesure de l' intelligencese tire de l' étendue et du caractère des notionsque nous avons acquises sur les objets environnans ;et l' imbécillité sera d' autant plus complette, queles impressions reçues par les organes des sensseront moins vives, moins profondes et moinsvariées.On peut entrevoir maintenant le but vers lequelnous marchons ; et l' on sent, je crois, lasûreté du fil qui nous dirige.Chapitre iv.Sortons des mouvemens musculaires proprementdits, et revenons aux images que se retrace, etaux déterminations que forme directement lesystème nerveux. Mais nous avons déjà vuqu' elles sont bien évidemment produites, lesunes et les autres, par des mouvemens exécutésdans le sein de ce système : nous pouvons doncrapporter ses opérations immédiates aux mêmeslois qui règlent l' action d' un membrequelconque. Or, que se passe-t-il quandun membre se meut ? La cause du mouvementlui est transmise par les nerfs ; et cette causese proportionne à des impressions reçues etcombinées dans un centre nerveux. En d' autrestermes, tout mouvement est précédé d' impressionsanalogues :

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ce sont elles qui le déterminent ; et toujoursil en garde le caractère. Nous devons retrouverle même ordre de phénomènes dans les opérationspropres de l' organe cérébral. Ainsi donc,puisque les faits nous apprennent que lesmouvemens produits par des causes qui agissentd' une manière immédiate sur le système nerveuxlui-même, sont les plus persistans et les plusforts : qu' ils dominent constamment, etquelquefois étouffent, oumasquent tousles autres, ou plutôt que leurs causes neparaissent alors pouvoir être distraites dansl' action qu' elles exercent, par aucun autregenre d' impressions : il est évident aussi queles idées, les déterminations, les souvenirs,les habitudes, lesquelles ne sont elles-mêmesque des souvenirs de déterminations, ou

d' idées ; il est évident, dis-je, que toutes cesopéations doivent devenir essentiellementdominantes, lorsqu' elles dépendent du même genrede causes. Et c' est, en effet, ce que nous voyonsclairement chez les maniaques, chez lesvisionnaires, et chez certains mélancoliques quise rapprochent des uns ou des autres. Les objetsextérieurs, les nécessités ême les pluspressantes de la vie, ne peuvent souvent les tirerde leurs rêveries accoutumées, et fairediversion à leurs habitudes opiniâtres.En second lieu, puisque les organes internessont dans une activité constante, et qu' il se faitentr' eux et le centre cérébral, un échangecontinuel

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d' impressions et de mouvemens, les idées,les affections et les habitudes qui dépendent deleurs fonctions, doivent obtenir le secondrang en énergie, en persistance et en tenacité.Tel est aussi le caractère essentiel desdéterminations instinctives, qui, d' aprèsl' analyse faite dans le précédent mémoire,tiennent plus particulièrement au développementsuccessif, et aux fonctions propres deces organes internes, mais dont il ne faut pas,à la vérité, séparer les fonctions directes et ledéveloppement de l' organe nerveux lui-même,qui, sans doute, y entrent pour une partconsidérable.Troisièmement, puisque les organes des sens nesont point dans une activité continuelle, et que,chaque jour, pendant le sommeil, ils cessentpresque entièrement de recevoir des impressions ;puisque d' ailleurs ils ne peuvent en recevoir tousà la fois, et que celles qui se rapportent àl' un, sur-tout lorsqu' elles sont un peu vive,émoussent, ou même absorbent entièrement cellesqui se rapportent à l' autre ; puisqu' enfin ilssont exposés à éprouver de continuellesdiversions de la part des différens rganesinternes : leurs impressions doivent videmmentavoir un degré plus faible de force ou deprofondeur ; elles doivent laisser des tracesmoins durables ou des souvenirs moins familiers.Et maintenant, si l' on peut déterminer quels sont,parmi les organes des sens, ceux auxquels lescauses extérieures

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s' appliquent avec le plus d' énergie ou depersistance, il ne sera peut-être pas difficilede classer les idées, ou les habitudes qu' ellesproduisent, relativement au degré de mémoireparticulier à chacun de ces organes. En outre,s' il est vrai, comme semble l' indiquerl' observation la plus attentive des phénomènes,que, par la nature de leurs fonctions, lesorganes des sens se rapprochent plus ou moinsde l' organe immédiat de la pensée ; leursextrémités nerveuses étant inégalement modifiéesdans leur manière de sentir, suivant la structurede leurs gaînes, et les dispositions des partiesnon sensibles qui les recouvrent ou lesenvironnent : nous aurons encore un moyende classer les diverses idées, déterminations,habitudes, etc. ; nous pourrons assignerplus nettement la cause de leurs différences.Quelques anthropologistes disent que lesopérations de certains sens sont plus près del' état spirituel que celles des autres ;que les premiers semblent plus appartenir àl' esprit, tandis que les seconds tiennentplus à la matière organisée. il estfacile de voir que, si ces écrivains avaienteu quelque idée claire dans la tête ens' exprimant ainsi, c' eût été celle que je viensd' énoncer en d' autres termes ; et je n' ai pasbesoin de dire pourquoi j' écarte ceux dontils se sont servis.

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Chapitre v.Les nerfs ne paraissen différer entre eux, nipar leur substance, ni par leur structure. La pulpecérébrale se distribue avec uniformité dans lestroncs principaux : elle y est entièrementhomogène ; et la manière dont les filetsintérieurs sont rangés et distribués parpaquets, établit une ressemblance parfaite entreun nerf et un nerf. En les examinant à leursextrémités, il est impossible d' y saisirde différences : et si les recherches seportent sur cette substance caséiforme, qu' ils laissent échapperlorsqu' on les coupetransversalement, on voit qu' elle est la mêmedans tous ; qu' elle est identique avec celleque le cerveau, la moelle allongée et la moelle

épinière fournissent aux troncs principauxdont ils sont l' origine commune. Ce n' estpas seulement au scalpel, à l' oeil, aumicroscope, que cette substance se montretoujours la même : examinée par la chimie, onn' y remarque aucune différence, ni par rapportà ses produits, ni par rapport aux phénomènesde sa décomposition. Et quant à l' enveloppeextérieure des nerfs, on n' ignore pas que c' estun simple tissu cellulaire épaissi, dontles fonctions semblent se borner à logeren sûreté leur pulpe, et à lui donner laconsistance et la tenacité nécessaires pourrésister au froissement des partiesenvironnantes. Tout nous

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porte donc à croire que la différence desimpressions tient à la structure diférente,non des nerfs, mais des organes dans lesquelsils sentent ; à la manière dont leursextrémités y sont épanouies ; à celledont les causes des impressions agissent sur leursépanouissemens. Voyons si l' anatomie et laphysiologie peuvent nous fournir quelques lumièresà cet égard. Je n' entrerai point dans de grandsdétails : ils sont presque toujours inutilespour l' intelligence des lois de la nature ; ilspourraient ici jeter de l' embarras sur desidées, qui n' auront de prix que par leurévidence et leur simplicité.Toutes les impressions peuvent, et doivent mêmese rapporter au tact. C' est, en quelque sorte, lesens général : les autres n' en sont que desmodifications, ou des variétés. Mais le tactde l' oeil, qui distingue les impressions de lalumière, et celui de l' oreille, qui remarqueet note les vibrations sonores, ne se ressemblentpoint entre eux : ils ne ressemblent pasd' avantage l' un et l' autre au tact de lalangue, ou de la membrane pituitaire, dont lafonction est de reconnaître les saveurs, ou lesodeurs ; ni même à celui de l' organe externe, dontles opérations sont relatives à des qualités, enquelque sorte, plus matérielles des corps, tels queleur forme extérieure, leur volume, leurtempérature, leur consistance, etc.Ce dernier, ou le toucher proprement dit, s' exercepar toute la peau, qu' on peut en considérer comme

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l' organe spécial. La peau est formée de feuilletscellulaires plus ou moins épaissis, de vaisseauxinfiniment déliés et de filets nerveux. Ce sont lesfilets nerveux qui l' animent et lui prêtentle sentiment. En se terminant à sa surfaceexterne, ils se dépouillent de leur premièreenveloppe, laquelle se divise en lambeauxfrangés, et va se perdre dans le corps qu' onnomme réticulaire. Dépouillée de sonenveloppe la plus grossière, l' extrémité du nerfs' épanouit, et s' élève entre les mailles de ceréseau muqueux ; elle prend la forme d' un petitfungus, ou d' un mamelon. Dans cet état, il s' enfaut grandement que la pulpe nerveuse soit à nu :des couches d' un tissu cellulaire condensél' environnent encore, sous forme de membrane ;et ce n' est qu' à travers ces intermédiaires, devenusplus ou moins épais, suivant l' action plus oumoins forte et continue des corps extérieurs ;ce n' est qu' à travers ces espèces de langes, quee nerf reçoit les impressions. Les mamelons sontmême logés dans des sillons, ou rainurestracées sur la peau ; ce qui les dérobe encoreà l' action trop vive, ou trop immédiate descorps : et ces sillons, pls profonds àl' extrémité des doigts, où les mamelons sont aussiplus nombreux, s' y trouvent d' ailleurs rangésen spirales : de sorte que les fonctions tactilespeuvent et doivent s' y exercer de tous les côtés,et sur tous les points.Dans l' organe spécial du goût, la naturene paraît

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pas s' être beaucoup écartée de cette forme,qu' on peut regarder comme la plus générale. Lesnerfs de la langue se terminent également par desmamelons, mais qui sont plus saillans, plusspongieux, plus épanouis. Le tissu cellulaire quiles entoure est plus lâche, leurs gaînes plusinégales ; ils sont inondés de sucs muqueuxet lymphatiques. Au reste, la langue n' est pasl' organe exclusif du goût : on a cité plusieursexemples de personnes qui l' avaient perdue touteentière par l' effet de différentes maladies,et qui goûtaient fort bien les alimens.' anatomie en peut même assigner la raison ; carelle a découvert des mamelons semblables à ceux de

la langue, dans l' intérieur des joues, au palais,et dans le fond de la bouche.La membrane pituitair qui revêt les cavités desnarines, ainsi que les sinus maxillaires etfrontaux, n' est pas uniquement composée de tissumuqueux, de vaisseaux et de nerfs ; elle est enoutre parsemée d' une quantité considérablede glandes. Mais les nerfs, ou plutôt les filetsnerveux, y sont innombrables. Ils viennent desolfactifs qui forment la première paire, et quisortent du crâne, par les prosités de l' osethmoïde. L' ophthalmique leur fournit aussiune branche ; et c' est vraisemblablement par làque s' établissent les rapports sympathiquesentre les yeux et le nez, entre la vue etl' odorat. On peut remarquer, à l' oeil nu, que lamembrane pituitaire forme une espèce de velouté

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très-court et très uni. Les pinceaux enparaissent entièrement muquex ; et les filetsnerveux, qui sont ici plus mous que dansl' organe externe et dans l' intérieur de labouche, se terminent par de petits mamelons,qui sont aussi beaucoup plus fins etplus dépourvus de consistance. Leur enveloppen' est qu' une gaze légère et transparente, à traverslaquelle la pulpe cérébrale, rougie par une fouleinnombrable de petits vaisseaux artériels etveineux, dont elle est entourée, bourgeonne engrains délicats.Quoique les fonctions de l' odorat paraissent pluséloignées du tact simple, que celles de l' ouïe,qui semble se borner à reconnaître les vibrationssonores ; cependant comme l' organe interne del' ouïe est sans cesse baigné par un fluidelymphatique, et que l' air pénètre, au contraire,sans cesse dans les cavités du nez, lesextrémités sentantes du nerf auditif, c' est-à-dire,celles de sa partie molle, qui vont tapisserl' intérieur de la rampe du limaçon et descanaux demi circulaires, sont plus délicats et plusmuqueuses. Ici, la pulpe cérébrale semble s' êtredépouillée de presque tout ce qui pouvaitoffusquer pour elle les impressions. Mais, au reste,il ne serait pas difficile de faire voir que lenombre et le rapport des vibrations du corpssonore ne forment que le matériel inanimé duson : sans doute, il s' en faut beaucoup que cesoit là le son lui-même. Les chefs-d' oeuvrede Pergolèze, de Paësiello, de Sacchini,

ne sont pas une simple suite de frémissemens

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réguliers : et quand on considère les fonctionsadmirables de l' ouïe, même en faisant abstraction del' influence que ce sens exerce par la parole, surles opérations intellectuelles, on voit qu' il estautant au dessus de l' odorat, par l' importance etl' étendue de ces mêmes fonctions, que lesépanouissemens du nerf auditif sont, par leurmolesse, au dessus de ceux du nerf olfactif. Lagradation de la nature n' est donc troublée icipar aucune anomalie organique.Enfin, dans la rétie, ou dans l' expansion dunerf optique qui est le véritable organede la vue,la nature est allée encore plus loin : car lesextrémités du nerf auditif forment un toutsolide avec la membrane sur la surface de laquelleelles sont épanouies. Mais l' expansion du nerfoptique n' est, en quelque sorte, qu' une mucositéflottante ; le réseau membraneux qui la recouvrepar ses deux faces, celle qui regarde le corpsvitré, et celle qui s' applique à la choroïde, estd' une telle ténuité, que l' eau pure n' est pasplus transparente : et quoique la rétineelle-même admette un assez grand nombre devaisseaux dans sa structure, la pulpe nerveusey peut être regardée comme à peu prèsentièrement à nu.Chapitre vi.Tels sont, en peu de mots, les instrumensimmédiats des sensations ; c' est-à-dire, telle estla disposition

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des extrémités nerveuses, dans les diversorganes des sens. Depuis celui du tact, quireçoit les sensations les plus générales et les plussimples, jusqu' à celui de la vue, qui reçoitles plus circonstanciées, les plus délicateset les plus complèxes, les nerfs s' ydébarrassent de plus en plus, de tous lesintermédiaires placés entre eux et les objetsextérieurs ; ils se dépouillent de plus en plusde leurs enveloppes ; et leurs impressionsse rapprochent, par degrés, de celles dont lacause est appliquée immédiatement à la pulpe

sentante, dans le sein même de l' organe cérébral.Il nous reste maintenant à voir comment ont lieules différentes sensations, ou quelles sont lescirconstances les plus évidentes et les plusgénérales qu' on peut regarder comme propres auxfonctions de chacun des organes des sens.C' est une loi constante de la nature animée, quele retour fréquent des impressions les rende plusdistinctes, que la répétition des mouvemens lesrende plus faciles et plus précis. Les sens secultivent par l' exercice ; et l' empire del' habitue s' y fait sentir d' abord, avant dese manifester dans les organes moteurs. Maisc' est une loi non moins constante et nonmoins générale, que des impressions tropvives, trop souvent répétées, ou trop nombreuses,s' affaiblissent par l' effet direct de ces dernièrescironstances. La faculté de sentir a des bornesqui ne peuvent être franchies. Les sucs du tissucellulaire

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affluent dans tous les endroits où elle estvicieusement excitée : il s' y forme desgonflemens momentanés ou de nouvelles enveloppes,en quelque sorte artificielles, qui masquent deplus en plus les extrémités des nerfs ; etsouvent la sensibilité même s' altère et s' usealors immédiatement. Ainsi la conservation de lafinesse des sens, et leur perfectionnementprogressif exigent que les impressionsn' aillent pas au delà des limites naturelles de lafaculté de sentir ; comme il faut, en même tems,qu' elles l' exercent toute entière pour qu' ils nes' engourdissent pas.Par la nature même de leurs fonctions, lesextrémités sentantes des nerfs du tact sontexposées à l' action, trop souvent mal graduée,des corps extérieurs. C' est le sens qui reçoitd' ordinaire le plus d' impressions capables de lerendre obtus et calleux. Souvent, l' intérieurdes mains et le bout des doigts, ses organesplus particuliers, se recouvrent, dansles différens travaux, d' un cuir épais et dur,qui forme des espèces de gants naturels. Il en estde même des pieds, où la distribution des nerfs, etleurs épanouissemens en extrémités mamelonnées,sont exactement semblables à ceux des mains : cequi, pour le dire en passant, contrarie un peu laphilosophie des causes finales ; car on ne voit pastrop à quoi bon cet appareil si sensible, dans une

partie destinée aux plus fortes pressions, et quidoit porter tout le poids du corps.

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D' après cela, l' on ne sera point étonné que letact, qui dailleurs est le sens le plus sûr,parce qu' il juge des conditions les plus simplesou les plus saillantes des objets, et qu' ils' applique sur eux, immédiatement et par toutesleurs faces, ne soit pas cependant celui quia e plus de mémoire, ou dont les impressionslaissent les traces les plus nettes, etse rappellent le plus facilement. Je parle icide l' état ordinaire : car l' on sait, d' aprèsbeaucoup d' exemples, qu' une culture particulièrepeut donner au tact, autant de mémoire etd' imagination qu' à la vue elle-même. Quelquesamateurs de sculpture jugent mieux de la beautédes formes par la main que par l' oeil. Lesculpteur Ganibasius ayant perdu lavue, ne renonça point à son art : en touchant desstatues, ou des corps vivans, il savait en saisirles formes, il les reproduisait fidèlement : etl' on voit tous les jours des aveugles qui serappellent et se peignent vivement tous lesobjets, par des circonstances uniquementrelatives ax impressions du tact.Le tact est le premier sens qui se développe ;c' est le dernier qui s' éteint. Cela doit être,puisqu' il est la base des autres ; puisqu' il est,en quelque sorte, la sensibilité même, et que sonentière et générale abolition suppose cellede la vie.Mais il peut paraître étonnant que le goût, dontles opérations sont liées à l' un de nos premiersbesoins, et qui s' exerce par des actes si répétés,n' acquière

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pas plus promptement le degré de culture,ou de finesse dont il est susceptible ; qu' ilne conserve pas mieux la trace de ce qu' il a senti.L' on doit s' en étonner d' autant plus, que sesimpressions se confondent, à quelques égards,avec celles qui accompagnent la digestinstomachique. Les unes et les autres concourentà renforcer le sentiment impérieux de la faim,

dont elles dirigent les déterminations. Cequ' il y a de sûr, c' est que, dans lapremière enfance, le goût est avide sans êtreéclairé, ou délicat ; que, dans la jeunesse,ses plaisirs bornés font place à d' autressensations qui sont d' un tout autre prix,et dont l' influence sur le système estd' ailleurs bien plus étendue. J J Rousseau,qui si souvent a peint la nature avec uneinimitable vérité, dit que la gourmandiseappartient à l' époque qui précède l' adolescence.Mais ce n' est que dans l' âge mûr, lorsqued' autres appétits commencent à n' avoir plus lemême empire, que l' on devient exigeant etrecherché dans ses repas ; et le véritableâge des apicius est peut-être encore plus voisinde la vieillesse. Il est également certain querien n' est plus difficile que de se rappelerou d' imaginer un goût particulier, dont onn' éprouve pas actuellement la sensation.Quelques courtes réflexions suffisent pour fairedisparaître ce que ces observations présentent desingulier.1 les impressions qui dépendent du manger

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et du boire sont souvent accompagnées d' un désirvif, qui les rend emportées et tumultueuses, onest plus enclin à les précipiter et à lesrenouveler qu' à les goûter et à les étudier.2 le sentiment de bien-être de l' estomac,qui s' y mêle immédiatement, empêche l' attentionde peser beaucoup sur elles. 3 elles sont courtesde leur nature ; du moins chacune a peude persistance. 4 il est rare qu' elles soientsimples ; elles s' associent, se confondent, etchangent à tout instant. 5 la chute desalimens dans l' estomac excite ordinairementl' activité du cerveau. Quand on mange encompagnie, la conversation, sans troubler leplaisir direct du goût, empêche de s' arrêtersur chaque sensation particulière, et de s' enformer des images distinctes ; et lorsqu' onmange seul, on est généralement entraîné dansune suite souvent confuse de pensées.6 enfin, il faut aussi, je crois, compterpour quelque chose la disposition spongieusedes nerfs du goût, qui leur permet, à lavérité, de recevoir des sensations vives, maisqui les soustrait à des impressions durables,par les flots de mucosités dont ils sont

abreuvés aussitôt, et qui délayent, ou dénaturentles principes sapides.Cependant, on a vu des hommes qui mangeaientavec une attention particulière, dont mêmequelques-uns mangeaient seuls, pour n' être pasdistraits du recueillement qu' ils portaient dansleurs

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repas ; ils semblaient s' être fait une mémoirevive, nette et sûre de tous les goûts desalimens, ou des boissons. J' en ai rencontréqui disaient se rappeler très-bien celuid' un vin dont ils avaient bu trente ansauparavant.Des rapports intimes et multipliés unissent legoût et l' odorat. On flaire les alimens et lesboissons, avant de manger et de boire ; et leurodeur ajoute beaucoup aux sensations qu' on éprouveen buvant et mangeant. Il y a même entre le nez etle canal intestinal, certaines sympathiessingulières, qui ne sont peut-être que le produitde l' habitude ; mais comme on les retrouve danstous les pays et chez tous les hommes, quoiqueà différens degrés, et se rapportant à diversobjets, on peut les ranger parmi les habitudesnécessaires, qui ne peuvent guère être distinguéesdes phénomènes naturels. Tout le monde sait quecertaines mauvaises odeurs soulèvent l' estomac,et sont quelquefois capables d' occasionnerdes vomissemens terribles.Mais il est un autre système d' organes avec lequell' odorat paraît avoir des rapports encore plusétendus ; je veux parler des organes de lagénération. Les médecins avaient remarqué, dèsl' origine même de l' art, que lesaffections quileur sont propres peuvent être facilementexcitées ou calmées par différentes odeurs. Lasaison des fleurs est en

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même tems celle des plaisirs de l' amour : lesidées voluptueuses se lient à celles des jardins,ou des ombrages odorans ; et les poètesattribuent, avec raison, aux parfums lapropriété de porter dans l' âme une douceivresse. Quel est l' homme, même le plus

sage, à moins qu' il ne soit mal organisé,dont les émanations d' un bosquet fleuri n' émeuventpas l' imagination, à qui elles ne rappellent pasquelques souvenirs ? Mais je ne veux pointconsidérer les odeurs dans leurs effets éloignéset moraux ; c' est-à-dire, comme réveillant, parle seul effet de la liaison des idées, une fouled' impressions qui ne dépendent pas directement deleur propre influence. Les odeurs agissentfortement, par elles-mêmes, sur tout le systèmenerveux ; elles le disposent à toutes lessensations de plaisir ; elles lui communiquentce léger degré de trouble qui semble en êtreinséparable ; et tout cela, parce qu' ellesexercent une action spéciale sur les organesoù prennent leur source les plaisirs les plusvifs accordés à la nature sensible. Dans l' enfance,l' influence de l' odorat est presque nulle ; dans lavieillesse, elle est faible : son époquevéritable est celle de la jeunesse, cellede l' amour.On a remarqué que l' odorat avait peu de mémoire : laraison en est simple. En général, ses

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impressions ne sont pas fortes ; et elles ont peude constance. Lorsqu' elles sont fortes, ellesémoussent promptement la sensibilité de l' organe :lorsqu' elles ont quelque constance, elles cessentbientôt d' être aperçues. Leur cause, qui nagedans l' air, s' applique aux extrémités nerveusesd' une manière fugitive et diffuse. Elles laissentdonc peu de traces, si ce n' est lorsque certainesparticuls odorantes, plus énergiques, restentembarrassées dans les mucosités de lamembrane pituitaire. Mais alors, commeje viens de le dire, on ne les remarquepas longtems. Enfin, sans parler des périodesde tems, ou des intervalles pendant lesquelsl' odorat est dans une espèce d' engourdissement,il est aisé de voir que, par la nature même deses impressions, il ébranle plutôt le systèmenerveux qu' il ne le rend attentif : qu' on doit,par conséquent, plutôt savourer ces mêmesimpressions, que les distinguer ; en êtreaffecté, que s' en faire des images bien distinctes.C' est par la vue et par l' ouïe, que nous viennentles connaissances les plus étendues ; et lamémoire de ces deux sens est la plus durable,comme la plus précise. Une circonstance particulièredonne à l' ouïe, beaucoup d' exactitude ; c' est

la propriété de recevoir et d' analyser lesimpressions du langage parlé. Les sons queproduit le larynx de l' homme tinnent à sonorganisation : les cris qu' il

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pousse pour exprimer sa joie, ses peines, et sesdifférens appétits, sont spontanés, comme lespremiers mouvemens de ses muscles ; c' est uninstinct vague qui les détermine. Il n' en est pasainsi de la parole : parler est un art qu' onapprend lentement, en attachant à chaquearticulation un sens convenu. Or, l' on apprendà parler par le moyen de l' oreille : sans sonsecours, nous ne pourrions tenter cetapprentissage ; nous n' aurions même aucuneidée des sons articulés qu' il a pour but denous accoutumer à reproduire, en y attachant lesidées, ou les sentimens dont ils sont les signesconvenus. L' oreille est donc obligée ici de pesersur chaque impression particulière, d' y revenircent et cent fois ; de la résoudre dans sesélémens, de la recomposer, de la comparer avecles autres impressions du même genre ; en un mot,d' analyser avec la plus grande circonspection.C' est là ce qui donne à l' ouïe, cette justesse, età ses souvenirs cette persistance et cettenetteté qui leur sont particulières. Mais l' onvoit que, du moins sous ce rapport, l' artificede ses sensations et de sa mémoire, est fondé sur unelente culture : leurs plus simples résultatssupposent le long exercice d' une attentioncommandée.Une autre circonstance, qui tient de plus près auxlois directes de la nature, paraît influer, non pasau même degré, mais cependant beaucoup, surles qualités de l' ouïe : c' est le caractèrerhythmique

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en effet, ses impressions. Par cette puissance del' habitude dont il a déjà été question ci-dessus, lanature se plaît aux retours périodiques ; elle aimeà trouver et à saisir des rapports réguliers,non seulement entre les impressions, maissur-tout entre les divers espaces de tems qui lesséparent : et les accords harmoniques de tous les

genres fixent son attention, facilitent sonanalyse, et lui laissent des traces plus durables.Il est inutile de dire que je veux ici parler duchant. Les rapports réguliers quant au nombreentre diverses vibrations sonores, ne forment passeulement une agréable symétrie ; les sonsdéterminés par ces vibrations ont chacun, pourainsi dire, une âme ; et leurs combinaisonsproduisent une langue bien plus passionnée,quoique moins précise et moins cironstanciéeque la précédente. Cette langue, qui, dansl' état de perfection des sociétés, devientl' objet d' un art savant, semble pourtant fournieassez immédiatement par la nature. Les enfansaiment le chant ; ils l' écoutent avec l' attentiondu plaisir, longtems avant de pouvoir articuleret comprendre un seul mot, longtems même avantd' avoir des notions distinctes relatives auxautres sens : et, dans l' état de la plugrossière culture, la voix humaine sait déjàproduire des sons pleins d' expression etde charme.Le rhythme de la poésie, n' est qu' une imitation

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de celui de la musique. Comme rhythme proprementdit, les impressions qu' il occasionne, sontmoins vives et moins fortes : mais, par des imagesplus détaillées, mieux circonscrites, ou par dessentimens développés avec plus d' ordre, t d' unemanière qui suit de plus près leurs mouvemens, ouleurs nuances, la poésie obtient souvent aussi degrands effets immédiats. Ces effets sont même, engénéral, plus durables, parce que les objetsqu' elle retrace étant plus complets et mieuxdéterminés, fournissent plus d' aliment à laréflexion. Au reste, le rhythme du chant et celuides vers, soit lorsque ce dernier dépend de lamesure des syllabes, soit lorsqu' il n' est fondéque sur leur nombre, soit enfin, lorsqu' il tientau retour périodique des mêmes sons articulés,rendent l' un et l' autre les perceptions del' ouïe plus distinctes, et leur rappel plusfacile.L' audition se fait par l' intermède d' un fluidelymphatique contenu dans l' oreille interne, lequeltransmet les vibrations de l' air aux extrmitésnerveuses. Il en est de même de la vue. La rétineembrasse le corps vitré qui la soutient ; elle nereçoit l' impression des rayons lumineux, qu' àtavers cette gelée transparente : et l' utilité

des différentes humeurs de l' oeil n' est passeulement de les réfracter et de les diriger ;il paraît aussi qu' elles en approprient lesimpressions à la sensibilité de la pulpe du nerfoptique.

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On observe, dans les opérations de l' oeil, deuxcirconstances principales qui doivent beaucoupinfluer sur leur caractère. 1 la lumière agitpresque constamment sur cet organe, pendant toutle tems de la veille : elle excite fortement sonattention par des impressions vives et variées ;et les jugemens qui s' y rapportent, se mêlent àl' emploi de toutes nos facultés, à la satisfactionde tous nos besoins. 2 l' oeil peut prolonger,reouveler, ou varier à son gré les impressions : ilpeut s' appliquer cent et cent fois aux mêmesobjets, les considérer à loisir, sous toutes leursfaces et dans tous leurs rapports ; en un mot,quitter et reprendre à volonté les impressions.Ce ne sont pas elles qui viennent l' affecterfortuitement ; c' est lui qui va les chercheret les choisir. Il résulte de là, qu' ellesréunissent toutes les qualités qui peuvent enrendre les résultats bien distincts, et donnerà leurs souvenirs un grand caractère depersistance. L' on ne s' étonnera donc pas que lavue soit le sens doué de la plus grande forcede mémoire et d' imagination.Ne passons point sous silence, au sujet del' oreille et de l' oeil, une remarque qui peutmener à des vues nouvelles, peut-être même à desnotions plus exactes sur les sensations enelles-mêmes, et sur les traces qu' elles laissentdans l' organe sensitif. Nous avons dit que laperception des objets extérieurs ne paraîtpas proprement se faire dans les organes dessens. Les circonstances dans lesquelles on rapporte

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des douleurs à certaines parties qui n' existentplus, semblent le prouver. Il est d' ailleursvraisemblable que la perception se fait au mêmelieu que la comparaison : or, le siége de lacomparaison est bien évidemment le centrecommun des nerfs, auquel se rapportent les

sensations comparées. Cependant, je ne seraispas éloigné de penser que les sens, prischacun à part, ont leur mémoire propre ;quelques faits de physiologie paraissentl' indiquer relativement au tact, au goût età l' odorat. Mais une observation que tout lemonde a faite, ou peut faire facilement sursoi-même, en fournit la preuve, ou l' inductionplus directe pour l' ouïe et pour la vue. Quand ona longtems entendu les mêmes sons, ce n' estpas dans la mémoire proprement dite, c' est dansl' oreille qu' ils restent, ou se renouvellent, etsouvent d' une manière fort importune. Quand on afixé les regards pendant quelques minutes sur descorps lumineux, si l' on ferme l' oeil, leur image nes' en efface pas tout de suite ; elle y reste mêmequelquefois, un tems plus long que la durée del' impression réelle. Mais ses couleurs vonts' affaiblissant de moment en moment, jusqu' à ce quel' image se perde entièrement dans l' obscurité.J' ai souvent fait cette expérience sur une fenêtrevivement éclairée par le soleil : je fixais lescompartimens de ses carreaux

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pendant quelques minutes et je fermais ensuite lesyeux. La trace des impressions duraitordinairement, à peu près le double du temsqu' avaient duré les impressions elles-mêmes.Ce n' est point ici le lieu de tirer de ce faittoutes ses conséquences : mais il est aisé desentir qu' elles peuvent avoir beaucoupd' importance et d' étendue.D' après la distinction entre les impressions reçuespar les sens externes, celles qui sont propres auxorganes intérieurs, et celles dont la cause agitdirectement dans le sein de l' organe sensitif, onpourrait se demander, avec quelque raison, si ladivision actuelle des sens est complète, et s' iln' y en a véritablement pas plus de cinq. Assurémentles impressions qui se rapportent aux organes de lagénération, par exemple, diffèrent autant de cellesdu goût, et celles qui tiennent aux opérations del' estomc, diffèrent autant de celles de l' ouïe,que celles qui sont propres à l' ouïe et au goût,diffèrent e celles de la vue et de l' odorat : rienn' est plus certain. Les déterminations produitespar l' action

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directe de différentes causes sur les centresnerveux eux-mêmes, ont aussi des caractères bienparticuliers ; et les idées, ou les penchans quirésultent de ces différens ordres d' impressions,se ressentent nécessairement de leur origine.Cependant, comme il paraît impossible encore deles circonscrire avec assez de précision,c' est-à-dire, de ramener chaque produit à soninstrument, chaque résultat à ses données, uneanalyse sévère rejette, comme prématurées, lesnouvelles divisions qui viennent s' offrird' elles-mêmes ; et le sens du toucher étant unsens général qui répond à tout, peut-êtreseront-elles toujours regardées comme inutiles.L' on voit, au reste, bien clairement ici, quelleest la seule signification raisonnable qui puisseêtre attachée au mot sens interne , dontquelques philosophes se sont servis avec assezpeu de précaution. Pour la déterminer avecplus d' exactitude, il faudrait y rapportertoutes les opérations qui n' appartiennent pointaux organes des sens proprement dits : et dèslors, ce mot ne serait plus, je pense, un sujetde débats et de nouvelles incertitudes.Conclusion.Je terminerai ce long mémoire, en observant queles sensations, nécessaires pour acquérir desidées, pour éprouver des sentimens, pour avoirdes volontés,

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en un mot, pour être , le sont à différensdegrés, suivant les dispositions primitives, oules habitudes propres à chaque individu : je veuxdire que l' un a besoin d' en recevoir beaucoup,ou de les recevoir très-fortes, très-vives ;que l' autre n' en peut, en quelque manière, digérerqu' un petit nombre, ou ne les supporte que pluslentes et moins prononcées. Cela dépend de l' étatdes organes, de la force, ou de la faiblesse dusystème nerveux, mais sur-tout de la manièredont il sent.Les sensations de plaisir sont celles que la naturenous invite à chercher : elle nous invie égalementà fuir celles de la douleur. Il ne faut cependantpas croire que les premières soient toujursutiles, et les secondes toujours nuisibles.L' habitude du plaisir, même lorsqu' il ne va pointjusqu' à dégrader directement les forces, nous rendincapables de supporter les changemens brusques que

les hasards de la vie peuvent amener. De son côté,la douleur e donne pas seulement d' utiles leçons :elle contribue aussi plus d' une fois à fortifiertout le corps ; elle imprime plus de stabilité,d' équilibre et d' aplomb aux systèmes nerveux etmusculaire. Mais il faut toujours, pour cela,qu' elle soit suivie d' une réaction proportionnelle ;il faut que la nature se relève avec énergiesous le coup. C' est ainsi que le malheurmoral augmente la force de l' âm, quand il ne vapas jusqu' à l' abattre. Il ne se borne point à faire

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voir sous des points de vue plus vrais, les hommeset les choses ; il élève encore et trempe lecourage dans lequel nous pouvons trouver presquetoujours, quand nous savons y recourir, un asylesûr contre les maux de la destinée humaine.

QUATRIEME MEMOIRE

de l' influence des âges sur les idées et surles affections morales .Introduction.Tout est sans cesse en mouvement dans lanature ; tous les corps sont dans une continuellefluctuation. Leurs élémens se combinent et sedécomposent ; ils revêtent successivement illeformes fugitives : et ces métamorphoses, suitenécessaire d' une action qui n' est jamaissuspendue, en renouvellent à leur tour les causes,et conservent l' éternelle jeunesse de l' univers.Pour peu qu' on y réfléchisse, il est aisé desentir que tout mouvement entraîne ou supposedestruction et reproduction ; que les conditions descorps qui se détruisent et renaissent, doiventchanger à chaque instant ; qu' elles ne sauraientchanger, sans imprimer de nouveaux caractères auxphénomènes qui s' y rapportent ; qu' enfin, si l' onpouvait marquer nettement toutes les circonstancesde ces phases successives que parcourent les êtresdivers, la grande énigme de leur nature et de leur

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existence se trouverait peut-être enfin assezcomplètement résolue, quand même l' existence et la

nature de leurs élémens devraient rester à jamaiscouvertes d' un voile impénétrable.Chapitre i.La durée de l' existence des différens corps, sousla forme qui leur est propre, et les faces sanscesse nouvelles qu' ils doivent prendre, dépendentsans doute de leurs matériaux constitutifs : maiselles dépendent encore plus des circonstances quiprésident à la formation de ces corps. Il paraîtque ces circonstances et la suite d' opérationsqu' elles occasionnent, dénaturent considérablementles matériaux eux-mêmes ; et c' est vraisemblablementdans la manière dont ils sont modifiés par elles, queconsiste le principal artifice de la nature.Quand on jette un coup-d' oeil véritablementobservateur sur cette immense variété decombinaisons, que le mouvement reproducteuraffecte, on reconnaît bientôt que certainsprocédés, plus ou moins généraux, les ramènenttoutes à des chefs communs ; que certainesdifférences essentielles et constantes lesdistinguent et les classent. Les compositionset décompositins des corps qu' on peutappeler chimiques , se font suivant des loisinfiniment moins simples que celles de l' attractiondes

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grandes masses ; les êtres organisés existentet se conservent suivant des lois plus savantesque celles des attractions électives : et duvégétal à l' animal, quoique l' un et l' autreobéissent à des forces qui ne sont proprementni mécaniques, ni chimiques, il est encoredes différences si générales et si marquées,que c' est la main de la nature elle-mêmequi semble les avoir distinguées dans les tableauxde la science : enfin, entre le végétal et levégétal, entre l' animal et l' animal, on aperçoitdes nuances et des degrés qui ne permettent pointde confondre les êtres que leurs caractèresprincipaux ont placés dans le voisinage le plusimmédiat.Dans les plantes même, dont l' organisation estla plus grossière ou la plus simple, on observedéjà des forces exclusivement propres aux corpsorganisés : on remarque dans les produits desdifférentes parties de ces plantes, plusieurstraits distinctifs absolument étrangers à lanature animale. Quelques animaux, dont l' organisationsemble à peine ébauchée, offrent néanmoins, dans

cet état informe, certains phénomènes, ou certainsrésultats particuliers qui n' appartiennent qu' àla nature sensible.C' est dans les végétaux que la gomme ou lemucilage commence à se montrer. En passant dansles animaux qui vivent d' herbes, de grains ou defruits, et dont il forme la véritable, ou du moins

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la principale nourriture, le mucilage éprouveun nouveau degré d' élaboration ; il se transformeen gélatine, en suc muqueux, en lymphecoagulable et fibreuse. Par l' action des vaisseauxde la plante, par le mélange de l' air et desautres gaz, en un mot, par l' effet de cettesuite de phénomènes compris sous le nom devégétation , le mucilage devient susceptiblede s' organiser, d' abord en tissu spongieux,ensuite en fibres ligneuses, en écorce,en feuilles, etc. ; dans les opérations quiconstituent la vie animale, la gélatine élaboréeà différens degrés s' organise, d' abord en tissucellulaire, ensuite en fibres vivantes, envaisseaux, en parties osseuses : de sorte, qu' àcôté d' un phénomène végétatif, on pourrait presquetoujours placer le phénomène analogue quel' animalisation présente.En examinant le mucilage, on voit qu' il a, parsa nature, une forte tendance à lacoagulation.Sitôt que l' eau, qui le tient si facilement dissouset suspendu entre ses molécules, vient à luimanquer, il se rapproche et s' épaissit. Si ladissipation de l' eau s' est faite d' une manièrerapide, le résidu muqueux

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ne forme qu' un magma confus et sansrégularité. Mais quand le mucilage perdl' humidité surabondante par une éaporationgraduelle, on découvre çà et là dans son sein,des stries allongées qui se croisent ; et l' onne tarde pas à s' apercevoir que ces stries,en se multipliant et se rapprochant, transformentle mélange en un corps assez régulier,divisé par locules, ou par rayons, dont lescloisons transparentes peuvent aisément êtreaperçues au microscope.

Tels sont les premiers matériaux du végétal.Maintenant, si l' on observe la gélatine dans descirconstances analogues, on verra que sa tendanceà se coaguler est encore plus forte que celle dumucilage. Combinée, ou simplement mêlée avec lafibrine (qui n' est elle-même qu' une de ses formesnouvelles), elle s' organise directement en fibres,plus ou moins tenaces, suivant la température plusou moins élevée qui produit l' évaporation desonhumidité surabondante : et leur entrelacement,assez semblable en apparence, à celui des filamensmucilagieux, est d' autant plus régulier, quel' expérience est conduite avec plus de lenteuret de repos.Tels sont les premiers matériaux de l' animal.Nous avons dit que les produits végétaux ont descaractères qui ne se trouvent point dans le règneminéral ; que les produits des matières animalesdiffèrent essentiellement de ceux des partiesfournies par les plantes. Les diverses combinaisonsdes gaz

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répandus dans le sein de la nature, et laproducton de certains ga particuliers quiparaissent résulter du développement des corpsorganiques, paraissent aussi déterminer cesdifférences. Nous devons cependant observerque dans quelques plantes, dont la saveurpiquante et vive plaît en général aux animaux,et qui peuvent devenir des remèdes utilespour eux, dans les cas d' affaiblissement desforces assimilatrices, on découvre déjà quelquestraces du gaz qu' ils sont regardés commeexclusivement propres à former ; gaz que ladécomposition dégage en si grande abondance del' intime structurede leurs parties. Dansd' autres végétaux, ou plutôt dans leursgraines, dont les peuples civilisés tirent unegrande partie de leur nourriture, la chimie adémotré l' existence d' un gluten , qui serapproche singulièrement de la fibrine animale.Dépouillé d' un amalgame purement gommeux, ouamylacé, qui le masque, le pénètre et le divise, cegluten présente l' aspect d' une membraneanimale ridée et flottante : ses fibres tenacesse prêtent à tous les efforts ; elles obéissentà la main, et s' allongent sans peine : renduesà elles-mêmes, elles se retirent vivement, etreprennent leur première forme : enfin, pourcompléter la ressemblance, elles contractent en peu

de tems, l' odeur propre aux débris des animaux ;et la chimie en retire les mêmes gaz.Mais ces observations, dont il est absolumentnécessaire de tenir compte, n' empêchent pas qu' on

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ne puisse toujours distinguer les matériaux et lesproduits affectés à ces deux grandes divisions descorps organisés : rapprochées par des nuance,elles n' en sont pas moins séparées l' une de l' autrepar des caractères essentiels ; quoique d' ailleursces points de contact, s' ils peuvent êtremultipliés par l' observateur, entre le végétalet le minéral, doivent servir peut-être un jourà développer le mystère de l' organisation.Le mucilage a donc la propriété de s' épaissir, etde former des fibres plus ou moins fermes etsouples, suivant les circonstances où il serencontre : la gélatine et la fibrine animalesont la propriété de former des fibres et desmembranes d' une ténacité, d' une élasticité, d' unesouplesse beaucoup plus remarquables et plusconstantes encore. Cependant, il n' y a pointune plante dans la goutte de mucilage quis' épaissit ; il n' y a point un animal dans lagoutte de gélatine qui devient cellulaire, ou dansla fibrine fluide qui devient fibre musculaire.D' où vient donc cette vie particulière dont l' uneet l' autre peuvent être animées jusque dans leursderniers élémens ?Quelque idée qu' on adopte sur la nature de lacause qui détermine l' organisation des végétaux

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et des animaux, ou sur les conditions nécessairesà leur production et à leur développement, on nepeut s' empêcher d' admettre un principe, ou unefaculté vivifiante que la nature fixe dans lesgermes, ou répand dans les liqueurs séminales.Comme c' est ici l' opération la plus étonnante detoutes celles qu' offre l' étude de l' univers, lescirconstances en sont extrêmement délicates etcompliquées : elles restent couvertes d' un voilemystérieux ; et l' on n' a pu jusqu' à présent ensaisir que les apparences es plus grossières. Maisnous savons que dans beaucoup de plantes, et dans laplupart des animaux, la matière de leurs premiers

rudimens, ou leurs premiers rudimens eux-mêmes,déjà tout formés, existent à part de la cause quidoit leur donner la vie, c' est-à-dire, de lamatière

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prolifique qui en contient le principe. Cettedernière matière, en s' unissant à la précédente,forme avec elle une combinaison d' une duréequelconque, déterminée par les circonstanceselles-mêmes. Dans le végétal, elle s' attache à dsorganes peu connus, mais qui font certainementensuite partie de l' écorce : dans l' animal, elles' identifie au système nerveux ; et de là, elleexerce son influence sur tout le corps, pendantle tems que dure la combinaison, ou que rienn' empêche l' action des organes vitaux.L' observation des phénomènes qui suiventl' amputation des parties susceptibles de serégénérer chez différens animaux ; l' histoire mieuxconnue de la suppuration, de la formation descicatrices, de la reproduction des os ; lesrecherches sur le corium du sang et surl' organe cellulaire ; enfin, l' examen plusattentif des coagulations lymphatiques-membraneuses,qui recouvrent souvent les viscères, dans lesinflammations mortelles, ont fait voir que lagélatine et la fibrine sont la véritable matièredes membranes, d' où se forment ensuite lesvaisseaux, les glandes, les enveloppes desnerfs, etc., qu' elles contiennent les principesdes fibres musculaires, et ceux même del' ossification : et s' il est vrai, comme je croisl' avoir porté ailleurs à un assez haut degré devraisemblance, que la fibre musculaire organiséesoit produite par la combinaison de la pulpenerveuse et

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du tissu cellulaire, réunis et transformés l' unet l' autre dans leur mélange, les élémens descorps animés se réduisent à la gélatine, simple oufibreuse, et à la partie médullaire des nerfs.Quoi qu' il en soit, au reste, de ce point dedoctrine, comme l' état du muscle se rapportetoujours à celui des autres parties, qui sontévidemment formées de tissu cellulaire, les

conséquences resteront toujours les mêmes,relativement à l' objet qui nous occupe,c' est-à-dire, relativement aux dispositionsphysiques des organes dans les différentesépoques de la vie, et à l' influence directe queces dispositions exercent sur toutes lesfonctions intellectuelles et morales.Je vous demande pardon, citoyens, de vousarrêter si longtems sur des idées préliminairesqui paraissent ne pas entrer immédiatement dansnotre sujet : je les crois pourtant nécessaires àl' intelligence plus complette de celles que nousallons parcourir rapidement.Chapitre ii.Ainsi donc, dans le tableau successif de l' étatdes organes, tout semble pouvoir se réduire à ladétermination de l' état du système nerveux et du

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tissu cellulaire ; et dans le tableau comparatif desvariations que subissent les diverses facultés,tout doit pouvoir se ramener à des élémens d' uneégale simplicité.Par les effets de la végétation, le mucilage vas' élaborant chaque jour de plus en plus. Dansl' enfance des plantes, il est presque entièrementaqueux ; il n' acquiert, par le repos, qu' uneconsistance faible et sans tenacité : sa saveurest à peine sensible, elle se confond avec legoût erbacé commun à toute la nature végétale ;et les sels, les huiles odorantes, et les autresprincipes actifs ne s' y combinent qu' à mesureque la plante acquiert tout son développement.Chez les jeunes animaux, la gélatine fibreusesemble tenir encore beaucoup du mucilage : leurshumeurs ont un caractère inerte, insipide, et lesdécoctions, ou les extraits de leurs parties,singulièrement abondans en matières muqueuses,subissent une longue fermentation acide avant depasser à la putréfaction. Ils ont toujorstrès-peu, quelquefois même ils n' ont point du toutl' odeur propre à l' espèce de l' animal ; ilsfournissent une faible quantité des principes,ou des gaz ammoniacaux :

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en un mot, ils semblent tenir encore à

l' état végétal dont ils viennent de sortir, etils gardent, en quelque sorte, le même caractèreincertain que les êtres dont ils ont été tirés.Mais bientôt la vie agit avec une forcetoujours croissante, sur des humeurs qui paraissentpresque homogènes dans les différentes espècesvivantes, et dans les différentes parties du mêmeanimal : elle donne à chacune de ces humeursson caractère particulier ; elle les distingue dansles races, dans les individus, dans les organes.Leurs qualités se prononcent chaque jourdavantage ; jusqu' à ce qu' enfin, à raison même deleur exaltation, elles commencent à produire dansles solides, des contractins trop vives et tropdurables ; ou que, par suite de leur épaississement,elles les solidifient de plus en plus, etconcourent ainsi, avec d' autres causes qui fontdécliner l' énergie vitale, à précipiter encore sachute, en rendant l' action de ses diversinstrumens plus tumultueuse, ou plus lenteet plus pénible.Dans cette suite d' opérations qui font vivre etdéveloppent le végétal et l' animal, l' existence etle bien-être de l' un sont liés à l' existence et aubien-être de l' autre. Le végétal paraît pomperde l' atmosphère crtains principes étrangers, ousurabondans, très-nuisibles à la vie desanimaux ; il lui rend, au contraire, en grandequantité, l' espèce de gaz qui peut être regardécomme l' aliment propre de la

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flamme vitale : et les gaz produits par larespiration des animaux, les émanations quis' exhalent sans cesse de leurs corps, lesproduits de leur décomposition, sont précisémentce qu' il y a de plus capable de donner à lavégétation toute son énergie et toute sonactivité.Mais, s' il est vrai que les plantes rendent laterre plus habitable pour les animaux, et que lesanimaux la rendent plus fertile pour les plantes ;s' il est vrai qu' ils se prêtent une nourrituremutuelle, afin de maintenir entre les deuxrègnes, un constant équilibre ; s' il est certainque l' état où les corps animés, en supposantqu' ils fussent seuls et suffisamment nombreuxsur le globe, devraient nécessairement mettreà la longue l' atmosphère, soit excessivementdéfavorable

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à leur conservation : d' autre part, lesinconvéniens attachés au rapprochement et àl' entassement des espèces vivantes, sont compenséspar une foule de précieux avantages ; et cesdifférentes espèces, en devenant l' aliment lesunes des autres, font subir aux sucs animaux,des élaborations répétées qui leur donnentune perfection progressive, dont la supérioritédes espèces carnassières dépend sansdoute à plusieurs égards.Passant d' un animal à l' autre, la gélatines' animalise donc encore davantage : comme enpassant e repassant par les divers systèmesd' organes dans le même individu, son assimilationaux différentes humeurs, ou ses diversestransformations deviennent plus entières et plusparfaites. Ainsi l' homme, qui peut vivre depresque toutes les espèces, semble dire auxanimaux frugivores : préparez pour moiles sucs des plantes que mon faible estomacaurait trop de peine à digérer ; aux espècesqui se nourrissent d' êtres vivans comme elles-mêmes :élaborez encore des sucs déjà modifiéspuissamment par l' influence de la sensibilité :c' est à vous d' approprier à ma nature unaliment qui, sous un petit volume, et presquesans travail de la part de ms organes,

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y porte des principes éminemment réparateurs .Chapitre iii.Les végétaux, qui, par leur produits chimiques,ont de l' analogie avec les matières animales, sontune nourriture fort convenable pour un grandnombre d' êtres vivans, c' est ce dont on ne peutdouter, d' après cette saveur agréable et vive, quiles fait rechercher avec avidité de toutes lesespèces herbivores ; c' est ce que confirme plusdirectement encore la pratique de la médecineet de l' art vétérinaire. Les graines céréales,qui contiennent la matière glutineuse,fournissent abondamment le principe propreà réparer les pertes occasionnées parle mouvement vital lui-même : en d' autres mots,elles sont très-nourrissantes ; ' est cequ' atteste encore l' expérience des plus ancienneset des plus grandes nations civilisées. Enfin,les fortes décoctions, ou les gelées de chair,

sur-tout celles tirées de certains animauxà qui d' autres espèces servent de proie, sontl' aliment le plus concentré, le plussapide et le plus restaurant ; celui dontl' assimilation est, dans beaucoup de cas, la plusprompte et

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la plus facile : c' est ce que fait voir clairementl' observation journalière, c' est ce quedémontrent encore avec plus d' évidence, un grandnombre de faits de pathologie et de thérapeutique,recueillis par des médecins exacts et judicieux.Je me contente de citer pour preuve de cettedernière assertion, l' histoire rapportée parLower.Un jeune homme attaqué d' une violente hémorragie,qu' on avait arrêtée plusieurs fois vainement,et qui se renouvelait sans cesse, fut soutenu dansses défaillances, avec du bouillon très-fort, ou,pour mieux dire, avec du jus de viande.L' hémorragie continuant toujours, et le fluidequ' elle fournissait étant à peine coloré, l' ons' aperçut par son odeur et par son goût, quec' était ce jus lui-même qui circulait dans lesvaisseaux au lieu de sang. Cependant le jeunehomme se rétablit, recouvra ses forces ; etquelques années après sa constitution devintathlétique, suivant l' expression de l' observateur.Le même fait s' est renouvelé deux fois sous mesyeux, dans des circonstances presque entièrementsemblables.Il est seulement nécessaire d' observer ici, quel' abondance de la matière glutineuse dans lesgraines céréales, les rend quelquefois tropnourrissantes ; que les plantes crucifères , outétradynames sont plutôt des assaisonnemenset des remèdes que des alimens, et que leur abus,ou leur usage déplacé

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peut quelquefois porter un principe de dissoltiondans les humeurs, ou même de désorganisationdans les solides ; qu' enfin, les sucs animaux,à force d' être successivement élaborés dansdifférentes espèces, acquièrent un degréd' exaltation qui rend leur odeur rebutante, leur

saveur insupportable, et leur usage pernicieux.Chapitre iv.Pendant que les changemens dont nous avonsparlé, se passent dans la gélatine, etparticulièrement dans l' organe cellulaire, qui peuten être considéré comme le grand réservoir, il sefait dans le système nerveux d' autres changemensplus importans encore. Son volume, relativement àcelui des autres systèmes de parties qui doiventlui rester constamment subordonnés, est d' autantplus considérable ; ses rapports avec euxparaissent d' autant plus marqués, ou leurcommunication d' autant plus facile et prompte,que les animaux sont plus prêts de leur origine. àpeine a-t-il reçu l' impulsion vivifiante qui,par lui, se communique à tous les autres organes ;à peine la combinaison qui lui donne lafaculté de sentir et de les faire vivre, est-elleformée, qu' il agit sur eux avec une activitéà laquelle les impressions extérieuresn' apportent encore, dans ces premiers momens,presqu' aucune distraction. Son influence vive,rapide, et continuellement renouvelée,

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est nécessaire pour les imprégner graduellementdes facultés vitales qui leur seront propres.La nature semble avoir pris des soins particulierspour que cette influence s' exerce alors avec laplus grande facilité. De là dépend, à beaucoupd' égards, la disposition convenable des organesdans les époques suivantes : et, pour cet effet,non seuement l' énergie nerveuse n' éprouve aucunerésistance de la part des solides, qui sont encoredans un état presque uniquement géatineux, maisla pulpe cérébrale se trouve elle-même dans unétat de mollesse et de perméabilité, qui permetaux causes dont elle est animée, d' agir dans sonsein avec la liberté la plus entière, et de fairecommuniquer toutes ces parties avec une céléritéinexprimable.Mais bientôt les couches de tissu cellulaire, quis' insinuent dans les divisions du cerveau, qui seglissent entre les stries médullaires, et forment,en les accompagnant hors du crâne, les enveloppesdes toncs et des filets nerveux ; ces couches,dis-je, d' abord à peine organisées, commencent àprendre par degrés plus de consistance : les sucsmuqueux qui les abreuvent, se changentprogressivement en solides ; elles se condenset,elles embrassent de plus près la pulpe sentante.

La pulpe elle-même acquiert plus de fermeté, et sil' odeur singulière qui lui est propre annonce, ense caractérisant mieux avec l' âge, que la vies' y confirme, en quelque sorte, de plus en plus,que son influence

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s' exerce avec une force toujours plus considérable,ou que ses effets s' exaltent en proportionde sa durée, l' observation prouve en même temsque le système nerveux agit progressivement avecplus de lenteur, comme avec plus de régularité, etque le moment où sa perfection graduellecommence à devenir le plus remarquable, estégalement celui qui présage de loin son déclinfutur.En effet, à mesure que la quantité du fluideaqueux qui entre dans la formation des striesméullaires, diminue ; que le mucus animal, aveclequel elles sont confondues à leur premierorigine, s' élabore et prend plus de corps : à mesureque les causes vitales parviennent, pour ainsidire, à leur maturité, l' action des stimulus surles parties sensibles est moins vive ; la réactiondes centres de sensibilité sur les organes moteursest moins précipitée. Cependant ces impressions, bienloin d' abord d' être plus faibles, seront aucontraire plus fortes : à raison même de leurlenteur, elles seront plus profondes et plusdurables. Mais en avançant, reçues avec plusde difficulté, elles commencent à s' affaiblir ;elles deviennent confuses, embarrassées : etquand elles en sont venues au point de ne pouvoirplus être transmises de la circonférence au centre,et du centre à la circonférence, la cause de la vieelle-même, la sensibilité, ne peut se reproduire ous' entretenir ; l' individu n' existe déjà plus.Cependant, à mesure que le mucus animal ou la

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gélatine, a pris dans les organes ce degré toujourscroissant de consistance ; à mesure que lesstimulus, à chaque instant plus énergiques,froncent et contractent de plus en plus les solidesfibreux, dans lesquels la vie l' a transformé,l' action du système sensitif sur les diversesparties, qui toutes partagent plus ou moins

les effets de ce changement, éprouve de soncôté des résistances graduelles analogues.Ces résistances, qui la règlent d' abord, la gênentdans la suite et la troublent ; ellesl' affaiblissent même radicalement, en altérantles fonctions qui reproduisent sa cause : etquelquefois leur intensité peut s' accroîtrejusqu' à réduire, sans autre maladie caractérisée,l' énergie nerveuse à la plus entière impuissance.Il est vraisemblable que les choses sepassent ainsi dans certains cas de mort sénile,mais non dans tous, comme le pensait Boerhaave.Cette mort, dont j' ai eu l' occasion d' observerdeux ou trois exemples sur des sujets d' un âgepeu avancé, et sans que les cadavres ayentensuite présenté aucun vestige d' ossificationextraordinaire, ou d' endurcissement des solides,arrive, en effet, le plus souvent parl' extinction directe des forces du système nerveux.Tels sont les changemens généraux quisurviennent dans l' économie animale, auxdifférentes époques, et par l' action même de lavie. Mais pour bien connaître leurs effets, il nesuffit pas de les considérer ainsi par grandsrésultats : si l' on veut sur-tout

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pouvoir faire de cette connaissance une utileapplication à l' étude morale de l' homme, ildevient indispensable d' entrer dans quelquesdétails à ce sujet.Chapitre v.On a fait, depuis longtems, sur l' état organiquedes jeunes animaux, deux observations qui sontégalement vraies, mais dont on ne paraît pas avoirsenti toute l' importance : l' une, que le nombre desvaisseaux est d' autant plus grand, l' autre,que l' irritabilité des muscles est d' autantplus considérable, que le corps est moins éloignédu moment de sa formation.Ce nombre presque infini de vaisseaux, qui rendles cadavres des enfans si faciles à injecter, etqui fait pénétrer la couleur des injections danstoutes les parties des membranes, dans tous lespoints de la peau, produit des effetstrès-appropriés aux besoins de ces êtres, pourqui la vie commence, et dont le premier intérêtest d' apprendre à connaître les objets qui lesenvironnent. Il n' en résulte pas seulementune grande facilité dans le cours des différentesliqueurs, et, par conséquent, une grande

promptitude dans l' exercice des fonctions quidépendent presque toutes de cette circonstance : maispar là, toutes les extrémités nerveuses sentantesse trouvent encore dans un état d' épanouissementsingulier ; ce qui multiplie pour elles lesobjets des

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sensations, et donne à chaque sensationparticulière une vivacité qu' elle ne peut avoirque dans ce premier âge.Si l' on adopte l' idée que la fibre charnue est leproduit immédiat de la pulpe nerveuse,combinée avec le mucus fibreux du tissucellulaire, qui, dans cette combinaisonparticulière, éprouve un nouveau degréd' animalisation ; la plus grande irritabilitédes musclesà cette première époque, où lesystème cérébral domine si puissamment sur toutes

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les autres parties, rentre dans les lois connuesde l' économie vivante. Suivant cette manière deconcevoir les muscles, ils ne sont, pour ainsidire, que d' autres extrémités des nerfs, mais desexrémités déguisées par leur intime mélangeavec une substance étrangère : ils ne sont plusseulement les instrumens dociles de l' organenerveux ; ils en font partie. Les rapportsdirects du sentiment et du mouvement, ou plutôtl' unité de leur source bien reconnue, fait dumoins disparaître quelques obscuritésrépandues sur ce double phénomène ; etl' on voit sur-tout assez clairement pourquoi,tandis que le système cérébral est le plusfaiblement contre-balancé par les autres parties ;tandis que son action a le plus de vivacité,s' exerce et se renouvelle avec le plus d' aisanceet de promptitude, l' on voit, dis-je, pourquoises extrémités musculaires doivent alors êtredans l' état de la plus grande mobilité, etconserver dans leurs mouvemens les mêmescaractères qui distinguent à cette mêmeépoque, toutes les sensations.Sans cela, peut-être, serait-il assez difficiled' expliquer comment il se fait que les musclessoient plus sensibles à l' action des causes

motrices, précisément lorsqu' ils sont encorele plus incapables d' exécuter des mouvemens, etque cette sensibilité s' affaiblisse à mesurequ' ils deviennent plus propres à remplirleurs fonctions. Dans certains états defaiblesse, qui ramènent, en quelque sorte,l' homme

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à celui de l' enfance ; et chez les femmes, qui,sous plusieurs rapports, sont presque toute leurvie des enfans, on remarque cette plus grandemobilité jointe à la faiblesse musclaire : et c' estbien évidemment ici de la même cause que cephénomène dépend ; je veux dire de laprédominance de l' organe sensitif, et de soninfluence redevenue plusvive et plustumultueuse.Il est une autre circonstance organique,particulière au premier âge, qui tient peut-êtrede plus près encore à l' ensemble de celles quifont l' objet de nos recherches, ou qui contribueplus puissamment à la production de cet étatparticulier physique et moral dont nous essayonsde tracer le tableau : mais, pour être biensaisie, elle demanderait d' assez longuesexplications ; et je ne puis que l' indiqueren peu de mots.Depuis le moment où la première dentition estachevée, jusqu' à celui où commence le travail dela seconde, il se fait dans les glandes, et danstout l' appareil lymphatique, des changemens quiont la plus grande influence sur l' état généraldes solides et des humeurs. Chez l' enfant quivient de naître, comme chez les petits animauxdes autres espèces, es glandes sont plusvolumineuses. Il en existe même quelques-unesqui sont exclusivement propres à cette époque,et qui dans la suite doivent se flétrir ets' effacer. On les trouve toutes alors gonfléesd' un suc laiteux très-abondant ; leur tissu

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semble en être comme imbibé : les vaisseauxlymphatiques qui les traversent, sont dans unétat de distension et de mollesse ; et leursfonctions absorbantes n' ont que peu d' énergie

et d' activité. Une grande partie del' assimilation paraît, dans le foetus,se faire par le moyen de ces vaisseaux etsur-tout par le travail des glandes : de làl' engorgement habituel des uns et des autres ;et par suite de cet engorgement celui du tissucellulaire, et l' état muqueux de tout le corps.Quand le système lymphatique commence àprendre plus de ton, les glandes deviennentsujettes à des états particuliers de spasme. C' estle moment du carreau mésentérique des oreillons,du premier développement des affectionsscrophuleuses. Or, quand les glandes viennentà s' engorger ainsi d' une manière plus profondeet plus générale, le cerveau s' en ressentimmédiatement, par une de ces sympathies dont lesliens intimes nous sont inconnus, mais quel' observation des faits constate chaque jour.Les dispositions maladives du cerveau quidépendent de cette circonstance, n' apportent pastoujours un obstacle direct aux opérationsintellectuelles, au développement moral : ellesles hâtent souvent, au contraire ; elles semblentles rendre plus parfaites, aussi bien que plusprécoces : quelquefois même l' ensemble del' organe cérébral redevient, à cette époque,plus volumineux relativement

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aux autres parties ; d' où s' ensuivent différensphénomènes physiologiques ou pathologiques qu' ona souvent attribués à des causes imaginaires.Je n' entrerai pas ici dans de plus grandsdétails touchant la révolution qui s' opère alorsdans les vaisseaux lymphatiques et dans lesglandes, révolution dont l' effet est si puissantsur toute l' économie animale. Il nous suffit dedire que, dès ce moment, l' absorption se fait tousles jours d' une manière plus active et pluscomplète dans le tissu cellulaire, etque souvent l' organe nerveux, en vertu deschangemens arrivés dans les glandes, acquierttout-à-coup une activité vicieuse.Ainsi, la prédominance relative du systèmenerveux, la quantité plus considérable devaisseaux, l' élaboration encore imparfaite dumucus animal, jointe à la surabondanced' humidité qu' il contient ; l' irritabilité plusvive des muscles ; enfin, les changemens quisurviennent, soit graduellement, soitpar l' effet de certaines révolutions soudaines,

dans le système absorbant et lymphatique : tellessont les considérations générales que présentel' état des organes chez les enfans.Chapitre vi.Nous allons voir maintenant ces instrumensnouveaux entrer en action par l' influence del' énergie vitale ; ce système nerveux, où la vieest à peine ébauchée,

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en imprégner de plus en plus toutes lesparties du corps ; ces parties souples et docilesen essayer, en confirmer l' exercice par desmouvemens vifs, rapides, peu durables, maisfréquemment renouvelés.Au milieu d' impressions qui sont toutes égalementneuves pour lui, l' enfant semble courirrapidement de l' une à l' autre. Quand il ne dortpas, ses muscles, excités par les plus faiblesstimulans, par l' acte le plus fugitif de savolonté naissante, sont dans un mouvementcontinuel : et soit qu' il dorme ou qu' ilveille, les fibres musculaires des organes vitauxse contractent avec la même vitesse ; ces organesexécutent des mouvemens toujours égalementrapides et précipités.Avide de sentir et de vivre, son instinct lui faitprendre toutes les attitudes, dirige son attentionvers tous les objets : ses sens encore embarrassés,incertains, se développent de moment en moment,se familiarisent avec leurs propres opérations. C' esten réitérant ses observations et ses tentativs ;c' est en revenant sans cesse sur les objetsauxquels elles s' appliquent, qu' il apprend à seservir des instrumens qu' elles mettent en usage,qu' il perfectionne ces instrumens eux-mêmes. Or,de la seule multiplicité des impressions,doivent résulter alors nécessairement desdéterminations tumultueuses, changeantes,embarrassées, pour ainsi dire, les unesdans les autres. Mais en même tems, l' organecérébral,

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dans lequel les principes même de la viese préparent et s' élaborent, moins raffermi parles membranes cellulaires qui l' embrassent, ou qui

se glissent dans ses divisions, entre facilementen jeu. Les moindres impressions qui lui viennentde ses extrémités sentantes, les moindres stimulansdont il éprouve l' action directe dans son sein,excitent de sa part des opérations d' autant plusfaciles et plus promptes, qu' elles tiennent encorede près à celles de l' instinct, et d' autant plusfavorables au développement de tout le corps,qu' elles sont plus générales et diffuses, qu' ellesse fixent plus rarement dans un point particulier :de sorte que la vie s' exerçant par-tout et sanscesse d' une manière égale, y prend chaque jourune nouvelle consistance.D' autre part (et cela même arrive encore envertu de la plus grande irritabilité des organes,et par l' effet des mouvemens plus vifs, ou dessécrétions plus abondantes qu' elle détermine) ;d' autre part, les digestions se font avec unsingulière promptitude : l' estomac ne peutrester un instant oisif ; son activité demandedes repas fréquens. Mais ces digestions si rapidessont en général imparfaites ; leurs produitsn' acquièrent qu' un degré peu completd' animalisation. Le foie, beaucoup plus volumineuxà cet âge, filtre une quantité considérable debile ; mais il ne peut encore lui donnerl' énergie qu' elle aura dans la suite. La bileparticipe

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du caractère des autres humeurs ; elle estgélatineuse, presque inodore, presque insipide ;et le chyle qu' elle concourt à former, traîne aveclui, dans le torrent de la circulation, un amasmuqueux, que la faiblesse des vaisseaux et despoumons ne peut corriger entièrement. De là, par uncercle inévitable d' actions et de réactionsmutuelles et successives, il résulte de nouvelleshumeurs inertes et muqueuses, comme lesprécédentes ; de cet état des humeurs, s' ensuitégalement celui des vaisseaux et du systèmecérébral : comme enfin de l' état du systèmecérébral, dépend son genre d' action, oud' influence ; et de cette influence, jointe àl' extrême souplesse des fibres, la grandeirritabilité des organes moteurs.En conséquence, on voit qu' à ces impressionsvives, nombreuses, sans stabilité, doiventcorrespondre des idées rapides, incertaines, peudurables.Il y a quelque chose de convulsif dans les

passions, aussi bien que dans les maladies del' enfant. Les objets de ses besoins et de sesplaisirs sont simples, immédiats : il n' est pointdistrait de leur étud, par des pensées qui nepeuvent exister que plus tard dans son cerveau,par des passions qui lui sont encore absolumentétrangères. Tout ce qui l' environne éveillesuccessivement son attention. Sa mémoire neuvereçoit facilement toutes les empreintes : et commeil n' y a point de souvenirs antérieurs quipuissent les affaiblir, elles sont aussi

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durables que faciles. C' est le moment oùse forment les plus importantes habitudes.Les idées et les sentimens les plus générauxde la nature humaine se développent, pour ainsidire, à l' insu de l' enfant, pendant cette premièreépoque : ils se développent, par le même artificeque plusieurs déterminations instinctivesl' ont déjà fait, pendant son séjour dansle ventre de la mère ; et ils acquièrent, dansl' ensemble de l' organe nerveux, leur consistance etleur maturité, de la même manière que la vies' ébauche et se consolide dans les organesparticuliers, par la répétition fréquentedes impressions et des mouvemens.Nous avons souvent lieu d' être étonnés des moyensque la nature met en usage, dans l' exécution deses plans, ou, pour parler avec plus d' exactitude,dans les opérations résultantes de son mécanismegénéral. S' il est des circonstances défavorablesà la vie des animaux, ce sont sans doute, et ladouleur et la maladie : l' une présage, l' autreatteste le danger, plus ou moins pressant,de destruction dont ils sont menacés. Cependant,la maladie et la douleur concourent plus d' unefois elles-mêmes aux mouvemens par lesquelsles forces ordonnatrices imprègnent les organesde nouvelles facultés.Deux époques principales se font remarquer chezles enfans : je veux dire celles des deuxdentitions. Les observateurs savent quellessouffrances périlleuses

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accompagnent l' éruption des premières dents,

et quels changemens avantageux se font dans toutle système après qu' elle est terminée. Cechangement m' a toujours paru plus remarquablechez les sujets pour lesquels il avait étéprécédé de plus d' orages, quand ces sujetsétaient d' ailleurs bien constitués et sains.Mais la dernière dentition a beaucoup plusd' influence encore sur l' état général des forcesvivantes. Les anciens médecins, qui divisaientla durée de la vie par grandes périodesclimatériques, fixaient le terme de la premièrede ces périodes, à l' apparition des dents de septans. Ils n' avaient pas eu de peine à remarquerque les solides et les humeurs prennent alorstout à coup des caractères plus prononcés : lepassage est trop brusque pour qu' il pûtéchapper à leur observation. Ces exactscontemplateurs de la nature n' ont pas ignoréla révolution qui se fait en même tems dans lemoral : et si tous les peuples civilisés placentà cette même époque, l' âge de raison, il ne fautpas croire que ce soit au hasard et sns motif.Parmi les maladies propres au premier âge, oncompte ordinairement les hémorragies du nez. Nousavons une belle dissertation de Stahl sur lesaffections pathologiques des âges, dans laquelle ilobserve que, pendant ce tems, la directiondes humeurs les pousse principalement versla tête. Il

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explique même par là, les délires, les convulsions,et les autres accidens nerveux qui surviennent sicommunément alors.Mais il faut remonter plus haut. Le cerveau neperd que par degrés, de son volume relatif, ouproportionnel. Il attire d' abord à lui, plus desang que les autres parties : et jusqu' à ce queses membranes extérieures et leurs prolongemensinterlobulaires aient acquis une certainedensité ; jusqu' à ce qu' il ait pris lui-mêmeplus de consistance ; il est hors d' étatde résister à l' impulsion du sang artériel. Nousdevons rappeler en outre, que par les lois del' économie animal, la plus grande activité d' unorgane entraîne nécessairement celle de sesvaisseaux. Ainsi, cette direction particulièredes humeurs vers la tête, que les anciens avaientremarquée également au début de presque toutes lesfièvres aiguës, sur-tut de celles du printems, ou,comme ils aimaient à le dire, de l' enfance de

l' anée, est l' effet plutôt que la causedes dispositions du cerveau. Cependant, elle n' ena pas moins, à son tour, une grande influence surles opérations de cet organe, notamment sur laformation des idées et des déterminations qui s' yrapportent. C' est pour cela sur-tout que j' ai crudevoir en faire mention.Mais ce n' est pas avant l' âge de sept ans, que lessaignemens de nez sont le plus communs : ils lesont, au contraire (je parle des saignemensspontanés), assez peu dans les premières annéesde la

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vie. Quand ils s' établissent, leur abondance et leursretours fréquens annoncent un surcroît d' énergieet de densité, encore plus qu' une augmentationréelle de volume dans les humeurs : et les derniersvaisseaux artériels ont commencé de s' obliérer etde refuser le passage au sang, lorsqu' en se jetantailleurs, il force ainsi les extrémités de ceux quine sont point encore affermis par un épidermesuffisamment solide pour lui résister.L' époque des hémorragies nasales est une desplus intéressantes pour l' observateur ; elle vase confondre avec celle de la puberté. On peutla considérer comme renfermée entre l' âge desept ans et celui de quatorze, seconde périodeclimatérique des anciens. Dans cet intervalle,si précieux pour l' acquisition des premièresconnaissances, et sur-tout pour le développementde la raison, déjà le tissu cellulaire est plusélaboré, les solides ont plus de ton, lesstimulus, répandus dans chacun des fluides, ontpris, comme nous venons de le dire, uneactivité plus considérable : et, quoique laperméabilité des parties paraisse un peu moindre,leur action est à peu près aussi vive, et en mêmetems beaucoup plus ferme que dans le premier âge.J J Rousseau, qui fut tout-à-la-fois un grandobservateur de la nature, quoique sa manièred' écrire,

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si belle et si riche, ne soit pas toujoursparfaitement naturelle ; et un esprittrès-philosophique, quoique, par ses paradoxes

et ses déclamations, il ait, pour ainsi dire,à tout prix, voulu se ranger parmi les ennemisde la philosophie : J J Rousseau s' estattaché particulièrement, dans son pland' éducation, à tracer l' histoire et à montrerla véritable direction de cette époque importantede la vie : il en a suivi le développement avecune attention scrupuleuse ; il l' a peinte avecla plus grande vérité ; et les leçons pratiquesdont il y donne les exemples, sont des modèlesd' analyse. On ne retrouve cette méthode, portéeau même point de perfection, dans aucun autre deses écrits : à pein même pourrait-elle avoirquelque degré de précision de plus, entre lesmains des philosophes les plus exacts : etl' admirable talent de l' auteur prête aux véritésqu' elle lui dévoile, une vie, un charme, et mêmeune lumière, qui les font passer tout ensemble dansles esprits et dans les coeurs.Cette époque est en effet, je le répète, la plusdécisive pour la culture du jugement : c' est alorsque les impressions commencent à se rasseoir, à serégler ; que la mémoire, sans avoir perdu de safacilité à les retenir, commence à mettre mieux enordre la multitude de celles qu' elle a recueillies,et devient tout ensemble plus systématique et plustenace ; que l' attention, sans avoir encore tous lesmotifs qui, plus tard, la rendent souventpassionnée,

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acquiert un caractère remarquable de forceet de suite : c' est alors aussi qu' il s' établit,entre l' enfant et les êtres sensibles quil' environnent, des rapports véritablementmoraux, que son jeune coeur s' ouvre aux affectionstouchantes de l' humanité. Heureux, lorsqu' uneexcitation précoce ne lui donne pas des idéesqui ne sont point de son âge, et n' éveillepas en lui des passions qu' il ne peut encorediriger convenablement, ni même sentir et goûter !Chapitre vii.Durant l' enfance, la tendance générale deshumeurs les porte donc vers la tête. à mesure quel' enfant approche de l' adolescence, cette premièredirection s' affaiblit, et la poitrine devient, deplus en plus, le terme principal des congestions.Les relations des organes de la génération et deceux de la poitrine ne s' expliquent point parl' anatomie ; mais tous les faits de pratiqueles attestent. Les maladies des glandes des aînes

et de celles du poumon, l' état des testiculeset celui de la trachée, ou du larynx, lesaffections de l' utérus et des mamelles, parla manière dont on les voit se produiremutuellement, ou se balancer, ne permettent pas deméconnaître ces relations singulières. Ainsi, l' onsera moins étonné de voir que les effortsparticuliers de la nature aient lieu à la fois,dans ces deux espèces d' organes, dont la situationrespective exge pourtant

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la division mécanique des forces ou des moyensqu' elle met alors en usage.Dun autre côté, même sans adopter entièrementl' application que la chimie moderne a faite de lathéorie de la combustion à celle de la chaleuranimale, je ne pense pas qu' on puisse mettre endoute l' influence de la respiration sur laproduction de cette chaleur : et l' on saitd' ailleurs assez qu' elle action spéciale lachaleur en général, et celle de la vieen particulier, exercent sur les organes de lagénération, dont elles paraissent être le stimulantle plus efficace et le plus constant.Enfin, l' expérience nous apprend qu' une plusgrande chaleur pousse le sang avec plusd' abondance et de force, vers le poumon ;que la résorption de la semence porte dansle sang, les causes indirectes d' une chaleurnouvelle ; que les congestions sanguines dupoumon, ou les irritations locales qu' unecirculation tumultueuse et gênée y produitquelquefois, excitent directement les organesde la génération,

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donnent un penchant plus vif pour les plaisirsvénériens. C' est ici l' un de ces nombreuxexemples que l' économie animale présente,et dans lesquels on voit les phénomèness' entrelacer, en quelque sorte, et devenirtour à tour effet et cause, sans qu' ilsoit possible de démêler celui dont un, ouplusieurs autres ne sont que la conséquence. Voilàce qui fait dire à Hippocrate que la vie est uncercle, où l' on ne peut trouver ni commencement

ni fin : car , ajoute-t-il, dans un cercle,tous les points de la circonférence peuventêtre fin, ou commencement : et rien n' estplus propre à faire voir comment, dansl' organisation, toutes les parties sont liéesentre elles ; comment, dans les fonctions,il n' en est point qui ne se supposent les unes lesautres, et qui ne soient plus ou moins nécessairesà l' ordre du tout.Les circonstances physiques particulières àl' adolescence sont donc naturellement enchaînéesentre elles ; elles forment un système auquelviennent se rapporter encore quelques phénomènesaccessoires, dont l' exposition nous entraîneraitdans des détails trop minutieux ; et comme la plusremarquable de toutes ces circonstances, je veuxdire le développement, ou l' acton nouvelle desorganes de la génération, exerce une grandeinfluence sur l' état moral ; comme elle créetout-à-coup d' autres idées et d' autres penchans,nous ne pouvons douter que le nouvel état moralne tienn, du moins

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d' une manière médiate, à l' ensemble de ces mêmescirconstances, et ne se coordonne avec cellesqu' on eût, au premier aspect, dû le moinssoupçonner d' y contribuer par de véritablesrapports.Mais je me propose de revenir sur ce sujet, dansle mémoire suivant, où nous considéreronsl' influence des sexes. Contentons-nous maintenantde quelques observations générales.Il est évident que l' adolescence introduit dans lesystème, une série nouvelle de mouvemens. Elletrouve déjà le tissu cellulaire et toute lacontexture des solides, dans un état decondensation, d' élaboration, d' énergie quemanifeste la force journellement croissantedes opérations. Déjà le sang et les autreshumeurs ont acquis un degré considérablede vitalité. L' adolescence, en faisant refluerdans le sang un nouveau principe extrêmementactif, augmente beaucoup encore les qualitésstimulantes de ce fluide. La proportion de lapartie colorante et de la partie fibreuse,relativement aux autres, augmente dans les mêmesrapports ; et les solides, plus vivement excités,plus complètement réparés, deviennent aussi,de jour en jour, plus denses et plus vigoureux.La fin de cette époque n' est, en quelque sorte,

que le passage de l' adolescence à la jeunesse ; oula jeunesse n' est que le complément del' adolescence. On pourrait se dispenser de lesséparer par des distinctions absolues ; ellesne sont séparées dans

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la nature que par des nuances. Cependantles anciens médecins avaient observé que versl' âge de vingt-un ans, il se fait une troisièmerévolution qui termine quelques maladies des âgesprécédens ; révolution marquée ordinairementet en général, par une espèce de mortalitéclimatérique, et dans chaque cas particulier,par un surcroît d' activité dans le systèmeartériel, d' où résultent des dispositionsplus habituelles aux fièvres aiguës inflammatoires,et aux affections chroniques du même genre. Eneffet, dans la secousse qui se fait sentiralors à toute la machine, d' une manière siévidente pour des yeux attentifs, la vie et ladensité des humeurs, la force et le ton desorganes paraissent redoubler, pour ainsi dire,brusquement. Mais, encore une fois, ce n' est pasun nouvel ordre de phénomènes : c' est unegradation plus forte, une nuance plus marquée del' énergie des fonctions.Au début de l' adolescence, le cerveau, commeétonné des impressions singulières qui luiparviennent, en démêle mal d' abord le véritablesens : leur nombre et leur volonté ne lui laissentpas le pouvoir d' en saisir les rapports. C' estle moment, dans l' ordre même le plus naturel, oùl' organe cérébral tout entier reçoit le plus deces impressions que nous avons dit lui être plusspécialement propres, de celles dont les causesagissent dans son sein même : c' est aussi le momentoù l' imagination

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exerce le plus d' empire : c' est l' âge de toutesles idées romanesques, de toutes les illusions ;illusions qu' il faut bien se garder, sans doute,d' exciter et de nourrir par art, mais qu' une faussephilosophie peut seule vouloir dissiperentièrement, sans choix et toutà-coup. Alors,tutes saffections aimantes se transforment

si facilement en religion, en culte ! On adoreles puissances invisibles, comme sa maîtresse ;peut-être uniquement parce qu' on adore, ou qu' ona besoin d' adorer une maîtresse ; parce que toutremue des fibres devenues extrêmement sensibles,et que cet insatiable besoin de sentir dont on esttourmenté, ne peut toujours se satisfairesuffisament sur des objets réels. De là,non seulement résultent beaucoup de jouissanceset de bonheur pour le moment ; mais naissentet se développent la plupart de ces dispositionssympathiques et bienveillantes, qui seules assurentle bonheur futur, et des individus qui leséprouvent, et de ceux qui, dans la vie, doiventfaire route commune avec eux.Je n' ai pas besoin d' ajouter que l' âge où l' onsent le plus, où l' imagination jouit de la plusgrande activité, est, sans contredit, aussi celuioù se recueillent le plus de ces idées et de cessentimens, qui ne sont encore, pour ainsi dire,que de vagues impressions ; mais qui forment lacollection la plus précieuse pour l' avenir ;et quand la réflexion vient enfin prédominer surtoutes les opérations de l' organe

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cérébral, elle s' exerce principalement sur lesmatériaux qui lui ont été fournis par cetteépoque intéressante.Quant à la jeunesse proprement dite, ellecommence, nous venons de le voir, au tems oùla force et la souplesse des solides, la densité,les propriétés stimulantes, et la vivacité dans lemouvement des humeurs, commencent elles-mêmes à setrouver réunies et portées au plus haut degré. Lesystème nerveux et les organes musculaires sontmontés alors à leur plus haut ton. Rien ne résisteà l' énergie du coeur et des vaisseaux artériels. Lesdifférentes circulations, et toutes les fonctionsvitales qui en dépendent, s' exécutent, avec unevéhémence qui ne reconnaît point d' obstacles. Aussicet âge est-il tout à la fois celui des maladieséminemment aiguës, des passions impétueuses, etdes idées hardies, animées par tous les sentimensde l' espérance.Nous avons dit que depuis la naissance de l' enfant,et même depuis la formation du foetus, jusqu' àl' âge de quatorze ans, le volume et laprédominance du cerveau appellent particulièrementle sang vers la tête ; que depuis quatorze ans,jusqu' à la fin de la jeunesse, les humeurs se

portent, particulièrement aussi, vers la poitrine.Les crachemens de sang, ou plutôt les hémorragiespulmonaires, peuvent distinguer pathologiquementtoute cette dernière époque. Mais sa durée n' estpeut-être pas facile à

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déterminer avec précision ; et les observateurs nenous fournissent aucun résultat satisfaisanttouchant le terme qu' il convient de lui fixer.Il paraît que, chez quelques sujets précoces,ce terme arrive à vingt-huit ans, moment de laquatrième révolution septénaire, ou de la secondequatuordécimale. Mais le plus ordinairementce n' est que vers trente-cinq, à la fin de lacinquième révolution : et cela vient de ceque la première époque, ou celle de la directiondu sang vers la tête, se prolonge encore jusqu' àvingt-un ans ; cette direction ne s' affaiblissantque par degrés insensibles : de sorte que,jusqu' à cette troisième révolution, les humeursse portent presque également vers les différentesparties situes au dessus du diaphragme, et quec' est alors seulement que les organes pulmonairesdeviennent le terme spécial de la congestion. Or,voilà pourquoi les hémorragies nasales sereproduisent bien longtems encore après quatorzeans ; et que depuis lors, jusqu' à vingt-un,les esquinancies, qui semblent formerl' intermédiaire entre les maladies de la tête etcelle de la poitrine, sont si communes et sidangereuses.Ainsi donc, c' est vers trente-cinq ans qu' il fautplacer le passage de la jeunesse à l' âge mûr.Cette époque est celle des plus notableschangemens dans le physique et dans le moralde l' homme.

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Chapitre viii.Jusqu' à ce moment, l' activité du systèmenerveux, l' énergie du coeur et des artères, la vieet l' impétuosité des humeurs, ont surmontéfacilement toutes les résistances que la forceet le ton, toujours croissans, des solides, opposentau mouvement circulatoire et à l' exercice desdiverses fonctions, dont ce mouvement lui-même fait

une partie essentielle. Beaucoup de vaisseauxse sont successivement oblitérés : les paroiset les extrémités des autres, en s' étendantet devenant, de jour en jour, plus denses etplus fermes, ont perdu par degrés de leursouplesse ; elles sont devenues, de plus en plus,incapables de céder. Mais l' énergie vitale s' estaccrue dans une plus grande proportion ; ellepeut surmonter sans peine ces premiersobstacles : et les actes de la vie ne sont encoreaccompagnés d' aucun sentiment de gêne et detravail. Aussi, la conscience de sa forcepousse-t-elle sans cesse le jeune homme horsde lui-même : elle n' inspire à son coeuret à son cerveau, que des affections et des idéesde confiance et de bonheur.Tout le tems que dure ce premier état respectifdes vaisseaux et des forces vitales, la pléthoresanguine est dans le système artériel ; c' est-à-dire,que les artères contiennent une plus grandeabondance relative de sang : et les hémorragiessont fournies

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directement par leurs extrémités. Mais au momentoù la résistance des solides commence àcontrebalancer l' action du système nerveux etl' impulsion des humeurs, il se fait une révolutionpresque subite dans la distribution du sang : lapléthore passe des artères aux veines. Alorsparaissent les hémorragies variqueuses.Ce n' est pas ici le lieu d' exposer le mécanismede ces deux états différens de la circulation, et lepassage de l' un à l' autre : il nous suffit de lesénoncer comme des faits constans, et facilesd' ailleurs à vérifier par l' observationjournalière. La pléthore veineuse commence à seformer, ou du moins elle se fait remarquerd' abord dans laveine porte et dans sesprincipales dépendances. Cette pléthore tient,en général, à la lenteur plus grande de lacirculation dans les veines : il est doncnaturel que sa première apparition aitparticulièrement lieu dans ceux de ces vaisseauxoù le cours du sang est toujours le plus paresseux.Quand l' action de la vie commence à rencontrerde fortes résistances, et le mouvement des fluidesà se faire avec moins de facilité, ce sentiment deforce et de bien-être qui caractérise la jeunesse,

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ne disparaît pas tout-à-coup ; mais il diminue dejour en jour, d' une manière remarquable. L' hommecommence à ne plus se croire invincible ;il s' aperçoit que ses moyens sont bornés. Sesidées et ses affections ne s' élancent plus au loinavec la même hardiesse : il n' a plus cetteconfiance sans bornes dans lui-même ; et,par une conséquence nécessaire, bientôt il perdune grande partie de celle qu' il avaitdans les autres.La sagesse et la circonspection tiennent, en effet,à l' insuffisance présumée des moyens dont ondispose. Tant qu' on ne suppose même pas lapossibilité de cette insuffisance, on marchedirectement et sans hésiter, vers chaque butque le désir indique. Mais sitôt qu' on se défiede ses moyens, on sent la nécessité de n' ennégliger aucun, d' augmenter leur puissancepar un meilleur usage : on cherche à lesfortifier de tous les secours extérieurs quel' observation et l' expérience peuvent fournir. Lasituation présente de l' homme commence à l' occupersérieusement ;

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et ses regards ne se portent pas sans inquiétudevers l' âge qui s' avance. C' est le momentd' économiser, d' étendre tous les moyens actuels,de se créer des ressources pour l' avenir. Aussi,l' âge mûr est-il caractérisé, chez tous les grandspeintres de la nature humaine, par desdéterminations plus mesurées et plus réfléchies ;par le soin de ménager les hommes avec lesquelson a des rapports, et de cultiver l' opinionpublique ; par une plus grande attentiondonnée à tous les moyens de fortune.Si nous remontons à la source même dubonheur, nous verrons qu' il consiste particulièrementdans le libre exercice des facultés, dans lesentiment de la force et de l' aisance aveclesquelles on les met en action. Les opérations desorganes ne sont pas toutes également nécessaires ;et, parmi les besoins, il en est qui souffrentplus d' interruptions, ou de retards queles autres ;mais c' est un besoin général pour la machinevivante, de sentir et d' agir : et lavie est d' autant plus entière, que tous lesorganes sentent et agissent plus fortement,

sans sortir toutfois de l' ordre de la nature.Voilà ce qui constitue le bien-être physique : etc' est encore n cela que réside le bonheurmoral, qui en est un résultat particulier, ouplutôt qui n' est que ce même bien-être,considéré sous un autre point de vue, et dansd' autres rapports.Je crois pouvoir me dispenser d' ajouter ici, qu' iln' est pas toujours nécessaire, pour le bonheur,d' éprouver

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actuellement même les impressions dont ildépend : il suffit souvent de leur souveniret de la conscience qu' elles restent en notrepouvoir.Mais lorsque cette conscience devient incertaine ;lorsque le sentiment des forces commence às' émousser, l' existence prend déjà quelque chosed' inquiet et de fâcheux : l' imagination a,dès lors, besoin de se rassurer par les impressionsd' une force factice, exercée sur les objetsextérieurs ; impressions qui, constatantelles-mêmes ce commencement de décadence,n' en font que mieux sentir le vide qu' oncherche à remplir par elles, et sont de bienfaibles dédommagemens à des pertes tropvéritables. L' âge mûr est donc encore celuide l' ambition, de cette passion égoïste etsombre, dont les jouissances ne font qu' irriterd' insatiables désirs.Nous avons vu qu' au moment où l' activité de lacirculation s' affaiblit, le système veineuxs' engorge, et les hémorragies deviennentvariqueuses. Les mouvemens vitaux, qui se mettentpresque tous en rapport avec celui du sang,se font alors avec plus de lenteur : les maladiessont moins inflammatoires ; leur marche, leurscrises, leurs solutions, prennent un caractèregénéral, en quelque sorte, chronique. Nous avonsvu d' ailleurs que le système de la veine porte,où le cours d' un sang épais et gras n' est pasaidé par l' action directe des muscles,comme dans les vaisseaux externes, est le premierà ressentir le changement dont dépend la pléthore

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veineuse. Les humeurs qui reviennent de toutes lesparties flottantes du bas-ventre, cheminent avecplus d' embarras : les viscères que cette cavitécontient, t particulièrement le foie et la rate,sont sujets à s' obstruer. De là, ces maladieshypocondriaques si tenaces, dont l' effet n' estpas seulement d' exagérer le sentiment de ladiminution des forces, mais encore de donnerà toutes les idées et à tous les penchans, unetournure singulière d' opiniâtreté : de là,ces conceptions plus fortes, plus réfléchies ;ces passions plus lentes à se former, maisplus profondes et plus incurables. Et l' on ne dirapas que les dispositions de l' esprit et de l' âmedoivent alors être rapportées à la seuleexpérience, aux combinaisons nouvelles et plusnombreuses qu' amène la durée de la vie ; car lessujets dans lesquels la résistance des solideset la gne de la circulation du sang veineuxabdominal se manifestent avant le tems, sontégalement précoces relativement ax idéeset aux affections de cette troisième époque.Ainsi donc, soit par l' impression directe de laplus grande résistance des vaisseaux, et d' unefaiblesse relative que cette résistance entraîneaprès elle ; soit par les effets les plus prochainsde la pléthore veineuse qui commence à s' établiralors, on explique facilement les habitudesmorales propres à l' âge mûr : et les traits qui lecaractérisent sont l' ouvrage immédiat et nécessairede quelques changemens

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physiques, qu' on purrait juger de peud' importance au premier coup-d' oeil.La durée de l' âge mûr n' est pas la même cheztous les hommes. Elle comprend une période oude quatorze, ou de vingt-un ans, suivant laconstitution primitive du sujet, le genre de viequ' il mène, les maladies qu' il a éprouvées. Pourles personnes dont la jeunesse a été précoce,ou valétudinaire, l' âge mûr se termine quelquefoisvers la quarante-neuvième année ; mais souvent ilse prolonge jusqu' à la cinquante-sixième. Saterminaison est marquée par une cinquième ousixième révolution, très-sensible dans l' économievivante. Cette révolution occasionne différentesmaladies, et ces maladies amènent des crisesqui méritent toute l' attention des observateurs.L' époque n' en est guère moins dangereuse pourles hommes, que celle de la cessation des règles

(qui, par certaines raisons particulières,la devance dans les climats chaud et tempérés),ne l' est ordinairement pour les femmes : c' estpour les deux sexes un véritable âge climatérique.La pratique de la médecine nous présentechaque jour le tableau de cette révolution ; etla comparaison attentive des tables de mortalitéconfirme ses effets. Car on voit clairement dansces tables, que les probabilités de la vie nevont point en augmentant ou diminuant d' un paségal, et suivant la marche progressive établiepar le plus grand

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nombre des calculateurs ; mais que cette marcheest souvent suspendue, ou devient stationnaire àdifférentes époques, et qu' elle semble mêmequelquefois devenir rétrograde pendant certainsmomens, à la vérité fort courts.Quand l' homme échappe aux dangers de cet âgeclimatérique, il entre alors dans la vieillesse.Chapitre ix.Pendant tout le tems que durent les congestionshypocondriaques abdominales, les glandes sontplus sujettes aux dégénérations squirreuses : ilse forme même assez souvent alors des corps commeglanduleux, dans différens points du tissucellulaire. Ces états sont toujours accompagnésd' affections de l' âme, tristes et mélancoliques.Mais vers la première septénaire de la troisièmeépoque, c' est-à-dire, vers la quarante-deuxièmeannée, il se fait, pour l' ordinaire, un changementqui dissipe en grande partie les maladiesdominantes jusqu' alors, et qui les remplace pardes maladies nouvelles.En s' élaborant de plus en plus, les humeurs nepeuvent éviter de prendre un certain degréd' acrimonie : cette acrimonie y produit uncommencement de décomposition, elles deviennentplus ténues et plus fluides. Les embarras de lacirculation dans le bas-ventre, diminuent dèsce moment ; et les affections directementdépendantes de l' engorgement de la veine porte,font place à la goutte,

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à la gravelle, à la pierre, au rhumatisme, aux

dispositions apoplectiques, u catarrhesuffocant, qui n' est lui-même qu' une véritableapoplexie du poumon.Ces différentes maladies, dont les rapportsmutuels ont excité plus d' une fois l' attentiondes observateurs, paraissent dépendre dumouvement de fonte dont nous venons de parler ;de la diminution des diverses perspirationsinsensibles, soit internes, soit externes, de laquantité plus grande des parties terreuses quecette diminution laisse alors dans les fluides.Cette quantité n' est plus employée touteentière à l' accroissement, ou à la réparationdes os : t par l' effet direct de la décompositiondes fluides, le phosphate calcaire et différensautres élémens terreux, ou salins, s' enséparent précipitmment ; ils n' ont plus le temsd' être complètement évacués par les émonctoiresnaturels ; ils se déposent sur certains organes,et forment des concrétions osseuses, oupierreuses de différens caractères, suivantla manière dont leurs molécules s' arrangent,et les dispositions du gluten qui les unit.Telles sont les circonstances auxquellesparaissent devoir être rapportés les dépôtsgoutteux, la gravelle, la pierre, les ossificationsartérielles, et les concrétions pierreusesde toute espèce.En même tems, l' acrimonie des humeurs agitsur les nerfs, ou sur leurs enveloppes, sur lesmuscles, ou sur leurs gaînes aponévrotiques : lesparties les plus âcres se réunissent par une espèced' attraction

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élective ; elles vont se fixer sur un organespécial. De là, le rhumatisme, l' apoplexie, lecatarrhe suffocant.Enfin, la diminution, tous les jours plusmarquée, de la transpiration insensible extérieure,résultat nécessaire de l' affaiblissementgraduel de la circulation, de l' endurcissementde la peau ; et de toutes les causes combinéesdont nous venons de faire mention, produit etrend nécessaires les évacuations catarrhalesde la gorge, du poumon, de la vessie, etc.,qu' on observe particulièrement chez lesvieillards.Ces diverses circonstances physiques forment unensemble, une sorte de système : et il est aisé devoir qu' elles se lient et correspondent

intimement avec celui des affections morales,propres à cette même époque de la vie.Au moment où les humeurs perdent une partie deleur tenacité, les penchans et les idées quidépendent de l' engorgement des viscèresabdominaux, commencent à perdre également, etdans la même proportion, une partie de leurcaractère opiniâtre. Presque toujours lesdispositions mélancoliques s' affaiblissentalors ; souvent même elles disparaissentenièrement. Mais d' un côté, l' acrimonie deshumeurs, sur-tout celle de la bile, qui prendune activité singulière, et stimule plus vivementles extrémités nerveuses ; de l' autre, larigidité des solides, qui, de jour en jouraugmentant, multiplie aussi

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de jour en jour, les résistances : ces deuxcirconstances, dis-je, déterminent une forteréaction de l' organe nerveux sur lui-même. Ilsemble que la vie revienne sur ses pas, quel' homme commence une nouvelle jeunesse. Lesidées reprennent de la hardiesse, en conservantle degré de force et de consistance qu' ellesont acquis ; les passions deviennent violenteset colériques. Telle est en particulier,la tournure des sujets disposés à l' apoplexie,chez qui les extrémités, suivant l' expression deBordeu, forment une espèce de conjuration contrela tête, en y poussant avec violence les humeurs,ou peut-être en dirigeant vers elle, l' actiond' autres causes d' un mouvement excessif.L' apparition de la goutte, du rhumatisme, ou dela pierre, ne change pas moins l' état moral quel' état physique. Toutes ces différentes maladiessont, le plus souvent, de véritables transformationsde celles qui tiennent aux embarras de lacirculation dans e système de la veine porte.Elles peuvent devenir la cause de vivessouffrances : mais dans le

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principe, elles sont de véritables crises ; ellesprouvent l' énergie de l' action vitale : etquand le rhumatisme et la goutte ont un coursrégulier, je veux dire, quand leur cause se porte

sur les extrémités et ne reflue point vers lesorganes internes ; quand les matériaux de lapierre s' évacuent en sable léger, à mesurequ' ils se rassemblent dans la vessie, oudans les reis : la nature satisfaite d' avoiréloigné son ennemi, mêle souvent alors auxdouleurs même les plus vives, un sentiment debien-être qui se manifeste par l' activité del' esprit, par les affections bienveillantes etla gaîté. Mais si l' humeur lithique,goutteuse ou rhumatismale, est au contraireincertaine dans sa direction ; si elle affecteou menace d' affecter les parties précordiales :alors l' inquiétude, l' anxiété, s' emparentde tout l' être sensitif ; l' esprit estsans force et sans lumière ; l' âme se refuseà tous les sentimens de bonheur.En entrant dans la vieillesse, l' hommes' aperçoit trop évidemment de son déclin. Maiscet effet ne date pas uniquement de l' époque quile met en évidence. Il y a déjà longtems qu' aprèsêtre parvenue à son plus haut sommet, la vieroule et se précipite, avec une vîtesse toujoursaccélérée, vers cet abîme où toutes les existencespassagères vont s' engloutir. Mais c' est au momentdont je parle, que chaque pas de la chute devientsensible. Les solides acquièrent encore plus dedensité, plus de roideur ; la gêne de l' influencevitale s' accroît sans cesse ; les

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humeurs, mal dépurées par des excrétionsincomplètes ou languissantes, se décomposentde plus en plus : et soit par les irritationscontre nature qu' elles portent dans lesystème nerveux, soit par la faiblesse, ou parl' embarras des fonctions réparatrices,ce système perd progressivement de ses forces ;le principe même du mouvement s' affaiblit àmesure que les instrumens deviennent moinscapables d' obéir à son impulsion.Sans entrer dans de nouveaux détails, on doitsentir qu' à raison des progrès de l' âge, lesopérations de l' esprit doivent, de jour en jour,prendre plus de lenteur et d' hésitation ;le caractère devenir de plus en plus timide,défiant, ennemi detoute entreprise hasardeuse.La difficulté d' être, augmente alors dans uneprogression continuelle ; le sentiment de lavie ne se répand plus au dehors ; une nécessitéfatale replie sans cesse le vieillard

sur lui-même : et ne voit-on pas que cet égoïsme,qu' on lui reproche, est l' ouvrage immédiat de lanature ?Mais si le vieillard n' existe qu' avec peine, il

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agit avec bien plus de peine encore : il nerencontre par-tout que des résistances. Lescorps extérieurs semblent prendre, à son égard,une force d' inertie, à chaque instant plusordres de sa volonté. Tout le ramène de plus enplus au repos : jusqu' à ce qu' enfin l' absolueimpossibilité de soutenir, même les faiblesimpressions d' une vie défaillante, lui rendenécessaire et désirable ce repos éternel que lanature ménage à tous les êtres, comme une nuitcalme après un jour d' agitation.Chapitre x.On a remarqué depuis longtems que, dans lavieillesse, les impressions les plus récentess' effacent aisément ; que celles de l' âge mûrs' affaiblissent :

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mais que celles du premier âge redeviennent, aucontraire, plus vives et plus nettes. Ce phénomène,très-constant et très-général, est en effet biendigne d' attention : il a dû fixer particulièrementcelle des métaphysiciens et des moralistes.D' après notre manière de voir, il peut, je crois,s' expliquer facilement.Dans l' enfance, la mollesse du cerveau le rendsusceptible de toutes les impressions : samobilité les multiplie et les répèteindéfiniment et sans cesse ; j' entends cellesqui sont relatives aux objets que l' enfanta sous les yux, et qui intéressent sacuriosité. Or, ces objets sont bornés quantà leur nombre ; et les rapports sous lesquelsil les considère sont très-simples : de sorteque la puissance de l' habitude se joint, pourlui, bientôt à l' influence des premiers etdes plus pressans besoins, à l' attrait dela plus vive nouveauté. Tout concourt onc àdonner alors aux combinaisons que faitl' intlligence naissante, un caractèr durable ;à les identifier, en quelque sorte, avec

l' organisation ; à les rapprocher des opérationsautomatiques de l' instinct.Mais, à mesure que le cerveau devient plus ferme,et que les extrémités sentantes, garanties pardes enveloppes plus denses, se trouvent moinsimmédiatement exposées à l' action des corpsextérieurs, les impressions deviennent moinsvives, leur répétition moins facile, lacommunication des divers centres de sensibilitémoins rapide ; en un mot,

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tous les mouvemens prennent plus de lenteur. Enmême tems, le nombre des objets à considéreraugmentant de moment en moment, leurs rapports secompliquent, et l' univers s' agrandit.Or, si la rigidité des organes rend lesimpressions difficiles, embarrassées, il estimpossible qu' elle ne les rende pas incomplètes :car leur perfection tient sur-tout à la libertédes mouvemens qui les produisent, ou qui lesaccompagnent ; et leur trace n' est forte etdurable qu' autant qu' elles sont elles-mêmesvives, nettes et profondes.Et si, d' autre part, la grande variété des objetsmultiplie et diversifie les impressions, elle lesrend aussi, par là même, faibles et confuses : leursouvenir, auquel d' ailleurs l' influence d' uneentière nouveauté ne donne plus cette vivaciténative, exclusivement réservée au premier âge, n' apas le tems de se graver profondément dans lecerveau ; elles n' y laissent que des empreintes,en quelque sorte, équivoques, et dont la duréedépend de celle du système d' idées etd' affections auxquelles on est alors livré.Ainsi donc, au moment où le besoin de recevoiret de combiner des impressions nouvelles, cessede se faire sentir ; au moment où, pour ainsidire, aucun objet n' excite plus la curiositédes organes, ni celle d' un esprit rassasié,l' on doit voir, et l' on voit en effet, lessouvenirs s' effacer dans l' ordre inverse oùles impressions ont été reçues, en commençant

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par les plus récentes, qui sont les plusfaibles, et remontant jusqu' aux plus anciennes qui

sont les plus durables. Et à mesure que cellesdont la mémoire était comme srchargée,s' évanouissent, les précédentes, qu' ellesoffusquaient, reparaissent. Bientôt tousles intérêts, toutes les pensées qui nousont le plus occupés dans le cours des âgespostérieurs, n' existant plus pour nous, lesmomens où nous avons commencé de sentir, peuventseuls rappeler encore vers eux nos regards ;ils peuvent seuls ranimer notre attentiondéfaillante : jusqu' à ce qu' enfin nous cessionsd' être, en perdant presque à la fois, et lesimpressions du moment présent, et lestraces de ces images brillantes et magiques quelaissent, dans notre cerveau, les premières lueursde la vie.Il n' est pas rare de voir les vieillards tomberdans une véritable enfance. Non seulement leursidées et leurs passionsse rapportent alorsuniquement aux mêmes appétits directs que cellesde l' animal qui vient de naître, mais ilsreprennent encore cette même mobilité quicaractérise les enfans. Le

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cerveau, perdant le point d' appui que luiprêtaient la force des muscles, et l' ensembledes habitudes acquises pndant la vie, seretrouve, pour ainsi dire, au même point quelorsque la mollesse des organes ne lui opposaitaucune résistance. Comme son énergieparticulière s' est affaiblie en même tems et dansla même proportion, cette dernière circonstance dela vie qui s' éteint, compense amplement lasouplesse qui n' existe plus dans l' organe ducerveau : et la ressemblance des deuxextrémités de l' existence humaine se trouvecomplète, relativement à la mobilité dusystème cérébral ; ce qui, pour le dire enpassant, prouve que le défaut de consistance dansles déterminations, tient moins au défaut defermeté des fibres musculaires qu' à la faiblessede l' organe nerveux, à l' impuissance desopérations qui lui donnent le sentiment de la vie.Conclusion.Non, sans doute, la mort, en elle-même, n' arien de redoutable aux yeux de la raison : tout cequi peut la rendre douloureuse est de quitter desêtres chéris ; et c' est bien là, en effet, lavéritable mort. Quant à la cessation del' existence, elle ne peut épouvanter que les

imaginations faibles, incapables d' apprécier aujuste ce qu' elles quittent, et ce qu' elles vontretrouver ; ou les âmes coupables,

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qui souvent au regret du passé, si mal mis àprofit pour leur bonheur, joignent les terreursvengeresses d' un avenir douteux. Pour un espritsage, pour une conscience pure, la mort n' est quele terme de la vie : c' est le soir d' un beaujour .Mais, considérée indépendamment des affectionsqui la rendent quelquefois amère à l' homme le plusraisonnable, la mort peut être accompagnée dedivers genres de sensations, suivant l' âge auquelelle arrive, et le caractère de la maladie quil' amène. Dans la jeunesse et dans les maladiesaiguës, elle est souvent convulsive, quelquefoisdouloureuse. Ses approches peuvent occasionnerde vives angoisses. Cependant, en général, àcette époque elle n' affecte point l' âme deregrets pusillanimes, ou de vaines terreurs ;et même dans certains cas, ou l' activitédu cerveau se trouve augmentée par l' effet mêmede la maladie, et où la vie, avant de s' éteindre,paraît concentrer toute son influence sur cetorgane, l' esprit acquiert une énergie et uneélévation, les sentimens de courage etd' enthousiasme prennent un ascendant, dontl' effet est de donner à cette dernière scènequelque chose de surnaturel aux yeuxdes assistans émus.Les fièvres lentes phthisiques semblentspécialement propres à la jeunesse : or, on saitqu' elles sont assez ordinairement accompagnéesd' un sentiment habituel de bien-être etd' espérance. Les malades machent à la mort sansla craindre, souvent sans

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la prévoir : ils expirent en faisant de longsprojets de vie, et se berçant des plus doucesillusions.Les maladies lentes, hypocondriaques etmélancoliques, les passions ambitieuses, tristeset personnelles appartiennent à l' âge mûr : ilparaît aussi que c' est l' époque où, généralement

parlant, on meurt avec le moins de résignation.L' effet le plus fâcheux, sans doute, desaffections hypocondriaques, est de causerune terreur invincible de la mort, de multiplier,pour ainsi dire, cet événement inévitable,en présentant sans cesse son image à des regardsqui n' osent plus la fixer. Les maladies aiguës del' âe mûr participent ordinairement du caractèrede ces affections ; et leur terminaison, souventfuneste, le devient encore plus par les idéessombres et le morne découragement qui s' ymêlent. Telle est, en effet, l' agonie des fièvresmalignes nerveuses, des fièvres attrabilairessyncopales, etc., qui s' observent principalementchez des sujets d' un âge moyen.Dans la vieillesse, et dans les maladiesdépendantes de la destruction des forces vitales,comme, par exemple, dans les diverses hydropisies,dans la gangrène, etc., l' esprit est calme ;l' âme n' éprouve aucun sentiment pénible deterreur ou de regret. Cependant, le malade voitalors, sans aucun doute, approcher le coupfatal : il parle de sa propre mort

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comme de celle d' un étranger ; et quelquefois il encalcule le moment avec une précision remarquable.Dans les fièvres continues atoniques, qu' on peutregarder comme les analogues aigus des maladiesdont il vient d' être question, l' observateurretrouve encore le même état moral : je parleici de l' ordre le plus naturel des choses, etje suppose toujours que l' imagination n' ait pasl' habitude d' être vicieusement excitée.Enfin, dans la mort sénile, le malade n' éprouveque cette difficulté d' être , dont le sentimentfut, enquelque sorte, la seule agonie deFontenelle. On a besoin de se reposer de la vie,comme d' un travail que les forces ne sont plus enétat de prolonger. Les erreurs d' une raisondéfaillante, ou d' une sensibilité qu' on égare, enla dirigeant vers des objets imaginaires, peuventseules, à ce moment, empêcher de goûter la mortcomme un doux sommeil.Si l' on avait observé les maladies dans cetesprit, il n' aurait pas été difficile d' apercevoirque les circonstances physiques qui lescaractérisent, et le genre de mort par lequel ellesse terminent, ont, avec l' état moral des moribonds,plusieurs rapports directs et constans : etl' on aurait pu tirer de là quelques vues

utiles sur la manière de rendre leurs derniersmomens heureux encore, ou du moins paisibles.C' est un sujet que Bacon avait recommandé, deson tems, aux recherches des médecins. Ilregardait

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l' art de rendre la mort douce, comme le complémentde celui d' en retarder l' époque, persuadéque la durée commune de la vie de l' homme peutêtre rendue beaucoup plus longue, par différentespratiques dont il n' appartient qu' à la médecine detracer les règles ; il voulait, dans ses voeux deperfectionnement général, que l' art réunît toutesses ressources pour améliorer notre dernier terme,comme un poète dramatique rassemble tout son géniepour embellir le dernier acte de sa pièce. En unmot, si la vie ne lui paraissait devoir produiretous ses fruits, que lorsque le cours de sesdiverses saisons serait devenu moins rapide ; ilpensait également qu' elle ne peut être entièrementheureuse, que lorsqu' on saura les moyens de donnerà ses derniers momens, le caractère paisible etdoux que, sans nos erreurs de régime et nospréjugés, ils auraient peut-être presque toujoursnaturellement.Quand je parlerai de l' influence que la médecinedoit avoir un jour, sur le perfectionnement et surle plus grand bien-être de la race humaine, je mepropose de traiter avec étendue les deux sujetsindiqués par Bacon.Il me suffit maintenant d' avoir fait sentir, parquelques

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faits généraux, que chaque âge a des maladiesqui lui sont plus particulièrement propres ; queles différentes espèces de maladies, et le genre demort qu' elles déterminent, ont, relativement àl' état de l' esprit et de l' âme, deseffetstrès-distincts ; et que, par conséquent, les âgesexercent encore, même dans ce moment fatal, quisemble pourtant les égaliser tous et lesconfondre, une influence dont on reconnaîtaisément la trace dans les idées et dans lesaffections morales des agonisans.

CINQUIEME MEMOIRE

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de l' influence des sexes sur le caractèredes idées et des affections morales .Introduction.Dans le système de l' univers, ce qui se passe tousles jours est précisément ce qui mérite le plusd' attention. Rien n' appelle si fortement lesregards des hommes véritablement réfléchis, quece retour régulier des mêmes circonstances et desmêmes phénomènes ; rien sur-tout n' est si dignede leurs méditations, que ce renouvellementsuccessif des mêmes formes vivantes, que cettereproduction continuelle des mêmes êtres, oudes mêmes races, qui portent en elles leprincipe d' une durée indéfinie.à mesure qu' on fait de nouveaux pas dans laconnaissance de la nature, on voit combien sontvariées les méthodes qu' elle met en usage pour laperpétuation des races. C' est un des objets qu' ellesemble avoir eus le plus à coeur ; c' est celui pourlequel elle a déployé toute la richesse de sesmoyens. Vainement, par de savantes classifications,s' est-on efforcé de ramener des phénomènes sidivers, à certaines

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lois communes et constantes : de nouveauxfaits ont sans cesse renversé, ou modifié lesrésultats trop ambitieux des faits précédemmentconnus ; et l' imagination peut à peine concevoirdes formes possibles de propagation, dont lanature ne fournisse bientôt les exemples auxobservateurs.Il n' entre point dans notre plan de parcourir cetableau, qui s' étend et se diversifie tous lesjours davantage ; ni sur-tout d' assigner lescirconstances propres à chaque forme particulière.Mais les historiens du système animal, ceuxspécialement qui s' attachent à peindre les moeursdes différentes espèces, doivent regarder maintenantcomme indispensable, de fixer plus particulièrementleur attention sur l' ordre des phénomènes dont jeparle ici. Peut-être n' auront-ils pas de peine à

voir que les penchans et les habitudes propres àchacue, tiennent, en grande partie, à la manièredont elle se propage ; et que le caractèrede ses besoins, de ses plaisirs et de sestravaux, sa sociabilité, sa perfectibilité,l' étendue ou l' importance de ses relations,soit avec les autres espèces, soit avec lesdivers agens, ou corps extérieurs, tirentparticulièrement leur source des circonstances,ou des conditions auxquelles sa reproductionest attachée, et de la disposition des organesemployés à cette fin.Quant à nous, c' est l' homme seulement que nousavons en vue ; l' homme dont la sensibilité plusétendue et plus délicate, embrassant plusd' objets et

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s' appliquant à plus de nuances, peut êtresingulièrement modifiée par les moindreschangemens survenus, ou dans la manière dontelle s' exerce, ou dans les dispositions desagens extérieurs. Nous ne sortirons donc pointde ce sujet, déjà si vaste par lui-même,si difficile à saisir sous toutes ses faces :et même dans l' histoire des sexes, qui formeproprement l' objet de ce mémoire, pour ne pasfaire un gros livre, nous serons encore obligésde nous borner aux points sommaires et généraux ;ou si nous nous arrêtons quelquefois sur des faitsparticuliers, ce ne sera du moins qu' autant que leurconnaissance paratra nécessaire à la sûreté denotre marche, et à l' évidence de nos résultats.Notre intention n' est point de retracer destableaux faits pour plaire à l' imaginatio ; rienassurément ne serait ici plus facile. Dans lessujets de cette nature, le physiologiste estsans cesse entouré d' images qui peuvent lecaptiver et le troubler lui-même : et lapeinture des sentimens les plus passionnés vient,presque malgré lui, se mêler sans cesse auxobservations du moraliste philosophe. Nous voulonséloigner, au contraire, tout ce qui pourraits' écarter de la plus froide observation : noussommes, en effet, des observateurs, non despoètes ; et dans la crainte de détournerl' attention que cet examen demande, par desimpressions entièrement étrangères à notre but,nous aimons mieux n' offrir que le plus simpleénoncé des opérations de la nature, et nous

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renfermer dans les bornes de la plus aride et de laplus froide exposition.Chapitre i.L' homme, ainsi que les autres animaux les plusparfaits, à la tête desquels le placent sastructure et son éminente sensibilité, se propagepar les concours de deux êtres, dont l' organisationa beaucoup de choses communes, mais qui diffèrentcependant par plusieurs traits particulier. Ilsort du sein de la mère avec des organescapables de résister aux impressions de l' airatmosphérique, et d' assimiler la nourriture : ilpeut déjà vivre de sa vie propre. Ilne doit pas rester encore, durant des espaces detems indéterminés, comme l' ovipare, recouvertd' une enveloppe étrangère, et plongé dans unsommeil qui ne paraît guère pouvoir être distinguéde celui du néant : il n' attend pas qu' unechhleur créatrice vienne lui communiquer lemouvement et la vie, au milieu des fluidesnourriciers préparés d' avance par la nature,comme une douce provision pour le premierâge, tels que ceux dans lesquels nage longtems,comme un point invisible, l' embryon du serpent,de la tortue et de l' oiseau. Dans l' utérus, lefoetus humain a vécu d' humeurs animalisées parl' action des vaisseaux de la mère : immédiatementaprès sa naissance, il vit du lait que luipréparent chez elle des organes cnsacrésspécialement à cet objet.

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Mais la durée de la gestation, elle de l' enfance,où les secours du père et de la mère sontindispensables, et l' époque de la puberté,c' est-à-dire, ce moment où la faculté d' engendrerse manifeste par des signes sensibles, ne sontpas, à beaucoup près, les mêmes dans lesdifférentes espèces d' animaux ; ces circonstancesne sont point liées entre elles et par desrapports uniformes et constans. L' enfance del' homme est la plus longue, et sa puberté la plustardive, quoique le tem de la gestationsoit pluscourt pour lui que pour quelques autres races. Cescirconstances, encore une fois, ont l' influence laplus marquée sur les besoins, sur les facultés surles habitudes de l' homme. Mais, pour en apprécieravec justesse les effets, on sent bien qu' il faut

prendre la mesure comparative, soit de l' enfance,soit des autres époques, d' après la durée totalede la vie.Semblable encore, à cet égard, aux animaux lesplus parfaits, l' homme ne naît donc pas avec lafaculté de reproduire immédiatement son semblable :les organes qui doivent servir un jour à cetteimportante fonction, paraissent plongés dans unprofond engourdissement ; et les appétits qui lasollicitent n' existent pas encore.Mais la nature n' a pas simplement distingué lessexes par les seuls organes, instrumens directs dela génération : entre l' homme et la femme, il existed' autres différences de structure, qui se rapportentplutôt au rôle qui leur est assigné qu' à je ne sais

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quelle nécessité mécanique qu' on a voulu chercherdans les relations de tout le corps avecquelques-unes de ses parties.Chez la femme, l' écartement des os du bassin estplus considérable que chez l' homme ; les cuissessont moins arquées ; les genoux se portent plus endedans ; et, lorsqu' elle marche, le changement dupoint de gravité qui marque chaque pas, estbeaucoup plus sensible.D' un autre côté, les fibres de l femme sont plusmolles, ses muscles moins vigoureux.De cette double circonstance, il résulte nonseulement que les diverses parties de la charpenteosseuse n' ont pas entre elles les mêmes rapportsdans les deux sexes, mais que les muscles plus fortsde l' un produisent, par leur action répétée, certainescourbures, certaines éminences des os, beaucoupplus remarquabls chez lui : de sorte que lesrainures profondes qu' ils y tracent, par unecompression continuelle, pourraient seules servirà faire distinguer le squelette de l' homme. De là,il résulte également que la partie centrale,ou le ventre des muscles devient moins saillantet moins prononcé dans la femme ; qu' entourés detoutes parts d' un tissu cellulaire lâche, cesorganes conservent aux membres les mollesrondeurs et la souplesse de formes, que lesgrands artistes ont si bien reproduites dansles images de la beauté. Enfin, de là,il résulte encoe que chez les femmes, certaines

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parties, naturellement plus lâches et plusabreuvées de sucs cellulaires, prennent unaccroissement particulier, au moment où leursympathie avec l' utérus les faisant entrer enaction de concert avec lui, appelle dans tousleurs vaisseaux une quantité plus considérabled' humeurs.Chapitre ii.Mais ces différences ne se font remarquer biendistinctement que vers le moment où les deuxsexes se trouvent parvenus au terme de leurperfection spéciale et respective. Dans lapremière enfance, elles restent confondues sousdes apparences extérieures, qui sont à peu prèsles mêmes pour l' un et pour l' autre. Les musclesn' ont encore produit aucun changement notable dansla direction des os ; les parties charnues etglandulaires ne paraissent différer encore niquant à leur forme, ni quant à leur voluerelatif : et la distinction des squelettesse tire même difficilement alors, de l' écartementdes hanches et de la largeur comparée du bassin.La même confusion semble régner dans lesdispositions morales des enfans de l' un et del' autre sexe. Les petites filles participent à lapétulance des petits garçons ; les petits garçons,à la mobilité des petites filles. Les appétits,les idées, les passions de ces êtres naissans à lavie de l' âme, de ces êtres encore incertains, quela plupart des langues confondent

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sous le nom commun d' enfans , ont, dans lesdeux sexes, la plus grande analogie. Ce n' est pascependant qu' un observateur attentif neremarque entre eux déjà, de notables différences ;que déjà les traits distinctifs de la naturene commencent à se montrer, et dans les formesgénérales de l' organisation, et dans les habitudesmorales, ou dans les accens naïfs des affectionsde cet âge. Sans doute, les garçons ont quelquechose de plus emporté dans leurs mouvemens ; ilsdonnent moins d' attention aux petites choses :peut-être même, en y regardant de plus près,trouverait-on que leurs attitudes ne sonpas seulement plus libres et plus prononcées,mais qu' elles diffèrent aussi par la dispositionhabituelle à tel mouvement plutôt qu' à tel autre.Les petites filles sont déjà sensiblementoccupées de l' impression qu' elles font sur les

personnes qui les entourent ; sentiment presqueinconnu dans ces premiers tems, aux petits garçons,du moins lorsque des excitations artificiellesn' ont pas fait naître en eux une vanitéprécoce : et dans leurs jeux, comme J-JRousseau l' observe très-bien, les fillespréfèrent toujours ceux qui sont le plus relatifsau rôle que la nature leur destine ; elles semblentvouloir s' y préparer en le répétant de toutesles manières. Enfin, déjà l' art de la conversation,par lequel elles doivent un jour assurer leurempire, commence à leur devenir familier : elless' y exercent incessamment : et ce tact délicatdes convenances, qui distingue

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particulièrement leur sexe, paraît se développerchez elles, comme une faculté d' instinct,bien longtems avant que les jeunes garçons en aientla plus légère idée, longtems même avant qu' ilsaient reçu les impressions qui lui donnentnaissance, et senti de quel usage il peut êtredans la vie.Mais, encore une fois, la différence physique etmorale des sexes ne se prononce bien distinctementqu' à l' époque de la puberté.Nous ne sommes point encore, et peut-être neserons-nous jamais en état de déterminer par quelleaction particulière les orgnes de la générationinfluent sur les autres organes ; comment ilsdirigent, en quelque sorte, leurs opérations, etmodifient le caractère et l' ordre des phénomènesqui s' y rapportent. Mais cette influence estévidente, elle est incontestable. Les formeset les habitudes des hommes mutilés serapprochent de celles de la femme. Lesfemmes chez qui l' utérus et les ovaires restentdans une inertie complète pendant toute la vie,soit que cela tienne à quelque vice deconformation, soit que la sensibilité du systèmenerveux, ou de quelques-unes de ses divisionsne s' exerce pas chez elles suivant l' ordrenaturel ; ces femmes se rapprochent desformes et des habitudes de l' homme. Dans ces deuxespèces d' êtres indécis, on ne retrouve ni ladisposition des membres et des articulations, ni ladémarche, ni les gestes, ni le son de voix, ni laphysionomie,

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ni la tournure d' esprit et les goûts propresleur sexe respectif.Il n' y a rien de plus absurde que de chercher unecause mécanique de ces phénomènes accidentels,et même des phénomènes plus réguliers dont ilsviennent contrarier l marche, mais dont cependantils servent à faire mieux reconnaître les lois. Lesuns et les autres ne peuvent assurément se déduireni de la structure des organes auxquels ilsappartiennent, ni de la nature connue des liqueursqui s' y préparent. Mais la considération dequelques circonstances physiologiques assezsimples en elles-mêmes, semble pouvoir nous fairesortir un peu de ce vague des causes occultes,auxquelles les anciens bornaient leur théorie,et dont les modernes n' ont guère fait jusqu' àprésent, que changer la dénomination. Et même,on peut le dire, ces derniers, en substituantaux suppositions des anciens, d' autres explicationsplus dogmatiques, ont donné naissance àdes erreurs bien plus graves et bien plusdangereuses : ils ont fait contracter, auxesprits, la mauvaise habitude de chercher àdéterminer la nature des causes, dans les casoù nous ne pouvons qu' observer les effets ;et en déterminant ces causes, ils ont souventpersonnifié de pures abstractions.C' est d' abord un fait certain, n' importe lamanière dont il a lieu, que les fibres charnuessont plus faibles, et le tissu cellulaire plusabondant chez

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les femmes que chez les hommes. Secondement, onne peut douter que ce ne soit la présence et' influence de l' utérus et des ovaires quiproduisent cette différence : elles laproduisent infailliblement toutes les foisque ces organes sont originairement bienconformés, et que leur développement se faitsuivant l' ordre naturel. Or, cette faiblesse desmuscles inspire un dégoût d' instinct pour lesviolens exercices ; elle ramène à desamusemens, et, quand l' âge en rend l' individususceptible, à des occupations sédentaires. Ilest même constant que les personnes à fibresmolles et chargées de tissu cellulaire,ont besoin de peu de mouvement pour conserverleur santé : lorsqu' elles en font davantage,leurs forces s' épuisent bien vîte, et elles

vieillissent avant le tems. On peut ajouter quel' écartement des hanches rend la marche pluspénible chez les femmes à raison du mouvementplus considérable qui se fait à chaque pas,comme on l' a vu ci-dessus, pour changer lecentre de gravité. Voilà donc leur genrede vie, pour ainsi dire, indiqué d' avancepar une circonstance d' organisation qu' onpourrait considérer comme très-minutieuse, quemême, ans le premier âge, on saisit encore àpeine. D' autre part, ce sentiment habituel defaiblesse inspire moins de confiance. Ne sesentant pas les moyens d' agir sur les objets parune force directe, la femme en cherche d' autresplus détournés : et moins elle se trouve en étatd' exister par elle-même, plus elle

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a besoin d' attirer l' attention des autres, defortifier sa propre existence de celle des êtresenvironnans qu' elle juge les plus capables de laprotéger.Es observations suffiraient presque pourexpliquer les dispositions, les goûts et leshabitudes générales des femmes. Les femmesdoivent préférer les travaux qui demandent,non de la force musculaire, mais une adressedélicate : elles doivent s' exercer sur depetits objets : leur esprit acquerrapar conséquent plus de finesse et de pénétration,que d' étendue et de profondeur. Menant une viesédentaire (car la nature des travaux qui leurconviennent ne les y retient pas moins fortement,que les penchans immédiats dépendans de leurorganisation), vous voyez, en quelque sorte,se développer en elles un nouveau systèmephysique et moral. Elles sentent leur faiblesse ;de là, le besoin de plaire : elles ont besoin deplaire ; de là, cette continuelle observation detout ce qui se passe autour d' elles ; de là,leur dissimulation, leurs petits manèges, leursmanières, leurs grâces, en un mot leurcoquetterie , qui, dans l' état social actuel,doit être regardée comme la réunion, ou lerésultat de leurs bonnes et de leurs mauvaisesqualités.Par les raisons contraires, les petits garçonstrouvent dans leur instinct une pente originelleet caractéristique : ils doivent, en conséquence,contracter des manières et des habitudesabsolument opposées. Plein du sentiment de leur

force naissante,

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et du besoin de l' exercer, le repos leur estdésagréable et pénible : l leur faut des mouvemensvifs ; et ils s' y livrent avec impétuosité. Ainsidonc, sans entrer dans de grands détails, l' onvoit que de leurs dispositions originelles et dugenre d' amusemens ou d' occupations qu' elles lesdéterminent à préférer, se forment directementla tournure de leurs idées et le caractère deleurs passions. Or, les passions et les idéesde l' homme fait, ne sont que celles de l' enfant,développées et complétées par la maturité desorganes et par l' expérience de la vie.Chapitre iii.Mais, jusqu' ici, rien ne nous apprend commentces modifications si générales, peuvent dépendredes conditions propres à certains organesparticuliers. Il est donc nécessaire de remonterplus haut, pour voir si, dans l' xplication decette grande influence qu' exercent ceux de lagénération, on peut tirer quelque lumière de leurstructure, de leurs fonctions, de leursrapports physiologiques avec les autres branchesdu système.Nous voyons d' abord que les parties qu' animentdes nerfs venus de différens troncs, ou formés dedifférens nerfs réunis, sont, ou plus sensibles, ouplus irritables, et presque toujours l' un etl' autre à la fois. La nature semble avoir, àdessein, placé les ganglions et les plexus dansle voisinage des viscères,

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où l' influence nerveuse doit être le plusconsidérable. L' épigastre et la régionhypocondriaque en sont comme tapissés : aussileur sensibilité est-elle extrêmement vive,leurs symphaties extrêmement étendues : et lesportions du canal intestinal qui s' y rapportent,jouissent d' une irrtabilité que celle ducoeur paraît égaler à peine, ou mêmen' égale pas. Voilà un premier fait qui ne peutéchapper aux observateurs.Mais les nerfs des parties de la génération, dansl' un et dans l' autre sexe, sans être en apparence

fort importans par leur volume ou par leurnombre, sont pourtant formés de beaucoup de nerfsdifférens : ils ont des relations avec ceux de tousles viscères du bas-ventre, et par eux, ouplutôt par le grand sympathique qui leur sert delien commun, avec les divisions les plusessentielles et l' ensemble du système nerveux.Enfin, autour ou dans le voisinage de ces parties,il en est plusieurs autres presque aussisensibles qu' elles-mêmes, et qui concourent,par leur influence puissante et non interrompue, àles imprégner sans cesse d' une plus grande vitalité.Les hommes instruits dans l' économie animale,savent combien ces diverses circonstances réuniespeuvent donner d' étendue et de force auxsympathies d' un organe, quelles que soientd' ailleurs ses fonctions.En second lieu, des observations certainesprouvent que le système nerveux (dont l' organisation

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primitive et la manière d' agir déterminentla sensibilité générale de tous les organes, prisdans leur ensemble, et la sensibilité particulièrede chacun d' eux considéré séparément), cesobservations prouvent que le système nerveux peut,à son tour, être lui-même puissamment modifiépar le caractère des fonctions de ceux dont lerôle est le plus important ; c' est-à-dire, end' autres termes, par les impressions habituellesqui lui viennent de quelques-unes de sesextrémités les plus sensibles. La perted' un sens ne produit pas seulement uneaugmentation d' énergie, ou d' attention dans ceuxqui restent, et qui semblent, dans ce cas,redoubler d' efforts pour le remplacer ; mais ilen résulte encore que la manière de sentir et deréagir du système nerveux n' est plus la même,et qu' il contracte de nouvelles habitudes, dontla liaison est évidente avec les impressionsinsolites quces sens commencent alors àrecevoir. La pratique de la médecine nous prouvepar des exemples journaliers, que les affections desdifférentes parties influent de la manière la plusdirecte, sur les goûts, sur les idées, sur lespassions.Dans les maladies de poitrine, les dispositionsmorales ne sont point du tout les mêmes que danscelles de la rate, ou du foie. On a plus ou moins depente vers un certain ordre d' idées, ou desentimens (comme, par exemple, vers celui qui se

rapporte aux croyances religieuses), dans certainsétats particuliers de langueur, que dans d' autres : etla plus

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grande aptitude aux travaux qui demandent, oubeaucoup de force et d' activté dans l' imagination,ou des méditations opiniâtres et profondes,dépend souvent d' un état maladif général, introduitdans le système, par le dérangement des fonctions dequelques viscères abdominaux.Ainsi donc, que des organes douées d' une sensibilitésingulière, exercent un empire très-étendu surl' organe général de la vie, rien de plus conformeaux lois de l' économie animale ; et l' on n' a pas depeine à reconnaître que c' est ici seulement l' undes phénomènes les plus remarquables qui serapportent à ces lois.En troisième lieu, les parties des organes de lagénération qui paraissent être le principal foyer deleur sensibilité propre, sont de nature glandulaire ;et, pour le dire en passant, ces glandesparticulières diffèrent singulièrement par là de laplupart des autres, qui se montrent presqueinsensibles dans l' état naturel. Or, tous lsfaits pathologiques prouvent que le systèmeglandulaire forme, en quelque sorte, un toutdistinct, dont les différentes partiescommuniquent entre elles, et ressentent vivementet profondément les affections les unes desautres. Ainsi, l' engorgement des glandes de

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l' aîne produit bientôt celui des glandes del' aisselle, ou du cou ; et celles des bronchespartagent bientôt les maladies de celles dumésentère. Mais nous avons vu, dans le mémoireprécédent, que l' état des glandes influebeaucoup sur celui du cerveau, dont l' énergiepeut être considérablement augmentée oudiminuée par cette cause ; et cela doit être vraisur-tout pour des glandes qui se distinguentparticulièrement par leur éminente sensibilité.Quatrièmement, nous savons que les organes dela génération, chez les mâles, préparent uneliqueur particulière, dont les émanations,refluant dans le sang, lui communiquent un

caractère plu stimulant et plus actif. C' està l' époque de la formation, ou de la maturité decette liqueur, que la voix devient plus forte,les mouvemens musculaires plus brusques, laphysionomie plus hardie et plus prononcée. C' estalors que paraissent les poils de la faceet de quelques autres parties, signes nonéquivoques d' une vigueur nouvelle. Dans quelquesanimaux, la liqueur séminale imprime à toutes lesautres humeurs une odeur forte, qui fait distinguerfacilement et l' espèce, et le sexe del' individu : souvent aussi la production des corneset de certaines protubérances calleuses tientévidemment à sa présence et à son action.

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D' autre part, tout annonce que, dans les ovairesdes femmes, il se forme également une humeurparticulière, qui contient les matériaux del' embryon, qui du moins concourt à les fournir,et dont la résorption dans le sang y porte desprincipes analogues aux excitations nouvellesqui doivent être ressenties par tout lesystème. Les vésicules lymphatiques, queplusieurs physiologistes ont considérées comme devéritables oeufs, et les corps jaunes (corporalutea , nous présentent cette humeur sous deuxformes différentes, qu' elle est susceptible deprendre dans certaines circonstances déterminées :et l' apparition des règles ; la turgescence desglandes mammaires et du tissu cellulaire qui lesenvironne ; quelques sympathies remarquables, quin' existaient pas avant que les ovaires entrassenten action ; l' éclat plus vif des yeux, et lecaractère plus expressif, mais

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plus timide et plus réservé, des regards et de toutle visage, ne nous laissent aucun doute surl' impulsion générale que la présence de cettehumeur donne à tous les organes ; impulsioncorrespondante à celle que nous venons deremarquer dans les adolescens, et parfaitementconforme à la destination propre de la femme.Une preuve que tout cela se passe parl' influence directe des ovaires, et vraisemblablementaussi par celle du fluide éminemment vitalisé qui se

prépare et circule dans leurs vaisseaux, c' est quetout le tems que ces corps glanduleux, et parsympathie l' utérus, restent dans l' engourdissementde l' enfance, il ne survient aucun des phénomènesdont nous venons de parler. Si cet état se prolongeencore après l' époque ordinaire de la puberté, lafemme paraît bientôt se rapprocher de l' homme parquelques-uns de ses caractères extérieurs, parquelques-uns même de ses goûts : et si la langueurdes organes de la génération tient à quelquevice accidentel, indépendamment de la suspensiondes phénomènes propres à la puberté chez lesfilles, il survient une espèce de maladie dont leprincipal symptôme est l' inertie de lasanguification. Or, non seulement cette maladiene se guérit que lorsque la matrice et lesovaires rentrent dans l' orde régulierde leurs fonctions ; mais sa cure peut s' opérerassez souvent par leur excitation directe.Cinquièmement enfin, pour bien entendrel' influence

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différente de ces organes dans les deux sexes(car ce que nous avons dit jusqu' ici s' appliqueégalement à l' un et à l' autre), il fautconcevoir des dispositions particulières dans laformation primitive du système nerveux, ainsi quedans celle du tissu cellulaire, des muscls et desos. Ces dispositions dépendent sans doute descirconstances inconnues, en vertu desquellesl' embryon lui-même se forme, vit et sedéveloppe : leur raison se rapporte donc àcelle de la différence des sexes ; ce sont desimples faits qu' il faut admettre comme tels, sansprétendre remonter plus haut. Mais une fois admis,et laissant ainsi leurs causes de côté, l' on peutse faire une idée assez juste de ce qu' ils sont eneux-mêmes, et sur-tout du vrai caractère desphénomènes subséquens qui s' y lient. Quelquesconsidérations physiologiques, immédiatementenchaînées à des vérités déjà reconnues, suffisent,je crois, pour éclaircir, en particulier, laquestion qui nous occupe maintenant.Chapitre iv.Dans la femme, la pulpe cérébrale participe dela mollesse des autres parties. Le tissu cellulairequi revêt cette pulpe, ou qui s' insinue dans sesdivisions, est plus abondant ; les enveloppes qu' ilforme sont plus muqueuses et plus lâches. Tous lesmouvemens s' y font d' une manière plus facile, et

par conséquent plus prompte ; ils s' en font aussid' une manière plus vive, tant à cause de ladocilité correspondante des

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fibres musculaires et des vaisseaux, que de labriéveté relative de toute la stature. Or, lapromptitude et la vivacité d' action dans lesystème nerveux, sont la mesure de lasensibilité générale du sujet. Mais, d' un côté,nous avons vu que, même dans les cas où lafaiblesse des fibres charnues n' est pasoriginelle, l' effet de cette sensibilité si grandeet si rapide est bientôt de produiredirectement cette faiblesse ; comme, aucontraire, la force radicale des muscles se lie àdes impressions fortes, profondes, et par conséquentmoins précipitées. D' un autre côté, dansl' économie animale il n' y a point d' impulsionénergique, toutes les fois que cette impulsionn' éprouve point de résistance : sa facilité mêmel' énerve et l' anéantit. Si l' énergie de réactiondépend de celle d' action, à son tour l' actions' entretient par la réaction qui lui succède,et qui devient pour elle un stimulantindispensable. Ainsi, tandis que chez l' homme lavigueur du système nerveux et celle du systèmemusculaire s' accroissent l' un par l' autre, la femmesera plus sensible et plus mobile, parce que lacontexture de tous ses organes est plus molle et plusfaible, et que ces dispositions organiquesprimitives sont reproduites à chaque instant, par lamanière dont s' exerce chez elle, la sensibilité.Maintenant, il ne faut pas oublier que, si lesnerfs vont porter la vie à tous les organes, chaqueorgane en particulier, à raison des impressions qu' ilreçoit et des fonctions qu' il remplit, influe de soncôté plus, ou moins, sur l' état de tout le système

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nerveux. Les effets d' une affection localedeviennent souvent généraux ; souvent une seulepartie semble tenir le tout sous son empire : etplus la sensibilité sera grande, et lescommunications libres et rapides, plus aussi cetteinfluence devra produire de phénomènes, non pasdurables et profonds, mais subits, variés,

extraordinaires.L' on voit donc que les organes de la génération,par leur éminente sensibilité, par les fonctions quela nature leur confie, par le caractère desliqueurs qui s' y préparent, doivent réagirfortement sur l' organe sensitif général, etsur d' autres parties très-sensibles comme eux,avec lesquelles ils sont dans des rapportsdirects de sympathie. Cette réactiondoit se faire remarquer particulièrement àl' époque où leurs fonctions commencent. En effet,c' est alors seulement (car tout ce qui se passed' analogue dans l' enfance paraît dépendreprincipalement des dispositions organiquesprimitives, dont nous avos déjà parlé) ; c' estalors qu' une suite de déterminationsparticulières imprime à l' un et l' autre sexe lespenchans et les habitudes propres à leur rôlerespectif. On voit aussi que ce qu' il y a decommun à tous les deux, sous ce point de vue,s' explique par la vivacité des sensations et lapuissance sympathique des organes génitaux ; cequ' il y a de différent, par la contextureoriginelle des diverses parties, qui, certainement,n' est pas la même dans les deux sexes : on voit,en un mot, que toutes les lois

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de l' économie animale, ou tous les faitsphysiologiques généraux se rapportent ici d' unemanière tantôt directe, tantôt médiate, à celui quinous occupe, et qu' ils se réunissent pourl' éclaircir.Telle est l' idée qu' on peut se faire descirconstances principales qui déterminent cetébranlement général du système, qu' on observe aumoment de la puberté ; circonstances qui serventégalement à expliquer les différences singulièresde ses effets dans l' homme et dans la femme : telleest du moins la manière dont je les conçois ; etquand il resterait encore ici quelque chosed' obscur et d' indéterminé, les phénomènes n' enseraient pas moins constans, ni l' application deleurs résultats à nos recherches idéologiqueset morales moins sûre et moins utile.Mais il ne suffit pas d' établir ces points sommairesde doctrine : des conséquences si générales ontbesoin d' être rattachées à quelques détails plussensibles et plus positifs.Suivons encore la nature dans les principalesmodifications qu' elle imprime aux sexes différens, et

dont elle se sert pour les mieux approprier l' un etl' autre à leur but respectif.Chapitre v.L' époque de la puberté est, comm nous venonsde le voir, celle d' un changement général danstoute l' existence humaine. De nouveaux organesentrent en action ; de nouveaux besoins se fontsentir ;

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un nouvel état moral se développe. C' est alorsque l' enfant cesse d' être enfant, et que sadestination, relativement à l' espèce, se marquepar des traits qu' il n' est plu possiblede méconnaître.Nous avons dit que ce changement était annoncépar quelques circonstances physiques, qui tendentà distinguer les deux sexes de plus en plus.L' objet même qu' ils ont à remplir exige que ladouce confusion qui a régné entre eux jusqu' àce moment ne se prolonge pas davantage. Nous avonsdit que les formes extérieures propres à l' un ou àl' autre prenaient alors un caractère plusprononcé ; que ce n' était pas seulement dans lesorganes qui la caractérisent spécialement que cettedistinction se trouvait tracée ; mais quel' empreinte en devenait sensible dans la structurede presque toutes les parties, et sur-tout dans lamanière dont s' exécutent leurs fonctions.Parmi ces circonstances, il en est deux quiparaissent, en quelque sorte, communes aux deuxsexes, et qui méritent une attention particulière,parce qu' elles peuvent jeter encore quelque jour surles procédés de la nature. On va voir qu' elles serapportent directement aux considérations exposéesci-dessus.Nous n' avons pas négligé d' établir les rapportssympathiques qui existent entre toutes les branchesdu système glandulaire ; et nous savons que lesparties des organes de la génération, qu' on peutregarder

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comme le foyer principal de leur sensibilitéparticulière, ou qui paraissent imprimer aux autresla vie et le mouvement, sont, à proprementparler, des glandes. Aussi, du moment que

l' évolution de ces organes commence, il se faiun mouvement général dans tout l' appareillymphatique : les glandes des aînes, celles desmamelles, des aisselles, du cou, se gonflent ;souvent elles deviennent douloureuses. Ce n' estpas seulement chez les filles que les glandesmammaires acquièrent alors un volume plusconsidérable ; je les ai vues, nombre defois, former, chez les jeunes garçons, des tumeursqui paraissaient inflammatoires : assez souvent aussije les ai vu prendre pour telles par des médicastresignorans. Pour l' ordinaire, cet accident cause del' inquiétude à ceux qui l' éprouvent : mais leurinquiétude est moins causée par la douleur (qui nelaisse pourtant pas quelquefois de gêner beaucouples mouvemens du corps), que par l' influence decette activit nouvelle, que l' ébranlement généraldu système imprime alors à l' imagination.Le premier essai des plaisirs de l' amour estsouvent nécessaire pour compléter le développement

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des organes qui en sont le siége ; et la sensibilitéde ces organes n' existe toute entière qu' aprèss' être exercée. Aussi, le gonflement général detoutes les parties où se trouvent situées lesglandes, notamment celui du sein et de la faceantérieure du cou, est-il souvent la suite de cettevive commotion. Les caractères qui manifestentce gonflement sont beaucoup plus remarquables chezles femmes ; cela doit être encore. La contexturemolle de tous les organes les rend, chez elles,plus susceptibles de ces turgescences spontanées :ils sont entourés et pénétrés par un tissucellulaire plus abondant ; et ce tissuprend toujours lui-même une part active à l' état desparties auxquelles il se trouve uni. Ce n' est doncpas sans quelque raison, peut-être, que les anciensmédecins, et même quelques modernes, ont donnéle gonflement subit du cou dans les jeunes filles,pour un signe de défloraison. Mais ils ont eu tortd' en faire un signe général et certain : il n' estassurément ni l' un ni l' autre.La tuméfaction du système glandulaire etlymphatique se lie, à son tour, à des dispositionsintérieures particulières, et à certaines directionsnouvelles que le sang commence à prendre en mêmetems : ces relations sympathiques forment laseconde circonstance dont nous avons voulu parler.Chapitre vi.Il est certain que la résorption des humeurs

spéciales

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que préparent les organes de la génération,et l' influence directe qu' ils exercent par leurvive sensibilité, sur tout le système sanguin,donnent alors au sang, plus d' énergie et de vitalité.Ce fluide devient plus stimulant pour lesvaisseaux qui le contiennent. Leur ton, etparticulièrement celui des artères, augmenteconsidérablement. Enfin, la circulation prend uneactivité qu' elle n' avait pas encore. Tout celase manifeste avec évidence par l' accroissementdes forces et de la chaleur animale, parl' impétuosité des mouvemens vitaux, par la flammenouvelle dont brillent les regards et laphysionomie, par les hémorragies, tantôt anomaleset tantôt régulières, mais toujours actives etspontanées, qui s' établissent simultanément. Deschangemens si notables dans l' état et dans lecours du fluide dont toutes les autres humeurssont formées, produisent nécessairement unerévolution générale : chacune de ces humeursacquiert des qualités, et sur-tout reçoit desimpulsions analogues : leurs organes sécrétoireset leurs vaisseaux redoublent d' action. Or,la lymphe, les glandes et les vaisseaux blancs quileur appartiennent, doivent sans doute, par leurimportance et par l' étendue de leurs fonctions, êtredes premiers à s' en ressentir : et cette révolutionentre d' ailleurs si bien dans le système desopérations successives de la vie, elle est sinécessaire à leur enchaînement, que, lorsqu' ellevien à manquer, soit par l' état général de débilitédes nerfs

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et du cerveau, soit par les affections particulièresdes organes dont elle dépend, il en résulte, commenous l' avons déjà fait bserver, une maladieexclusivement propre à cet âge et à cescirconstances.Tout le monde sait que les jeunes filles chez quile caractère distinctif de la nubilité ne semontre pas à l' époque ordinaire, tombent souvent dansune langueur cachectique, connue sous le nom dechloroses , ou pâles couleurs . On attribue

communément les pâles couleurs , à la suspensiondu flux menstruel ; et pour les guérir, on chercheà le provoquer ou à le rappeler. Mais c' est iciprendre l' effet pour la cause. Ce flux ne sauraitavoir lieu lorsque les organes de la génération,et particulièrement les ovaires, négligentd' entrer en action ; car alors les artères nereçoivent point ce surcroit de ton, et le sang,cette impulsion forte qui leur vinnent de cesorganes : double condition dont dépendent lesnouveaux mouvemens hémorragiques. D' un autrecôté, l' utérus restant dans l' inertie, parl' effet sympathique de celle des ovaires,n' appelle point une quantité plus considérablede sang dans ses vaisseaux artériels ; et lesmatériaux de l' hémorragie locale manquent eux-mêmes.Que faut-il faire dans ce cas ? Employer les moyensqui peuvent tout ensemble imprimer plus d' énergieà la sanguification, et stimuler directement lesorganes dont l' influence nécessaire à sonperfectionnement, peut seul déterminer les directionsnouvelles de la

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circulation. Heureusement, c' est ce que fonttrès-bien les remèdes dits emménagogues ,sur-tout le fer, qu' on peut regarder ici comme unvéritable spécifique : et ce n' est pas au reste, leseul exemple d' une pratique utile, fondée sur desprincipes théoriques incomplets, ou même erronnés.Nous avons déjà fait remarquer les rapportsétablis par la nature, entre la poitrine et lesorganes de la génération, rapports qui rendentraison de plusieurs phénomènes singuliers dephysiologie et de pathologie, et qui paraissenttenir évidemment à ce que la sanguification, surlaquelle ces derniers organes exercent l' influencedont nous venons d' essayer de rendre compte, sefait particulièrement dans les poumons. Mais pourmieux faire sentir l' uniformité des procédés de lanature, même au milieu des différences qu' ellesemble avoir voulu marquer le plus fortement,il est nécessaire d' observer que la chlorose nese montre pas seulement chez les jeunes filles : jel' ai rencontrée plusieurs fois chez les jeunesgarçons, avec presque tous ses symptômes ;et je l' ai vu guérir par les mêmes moyens qu' onemploie dans l' intention de rétablir le fluxmenstruel. On remarque aussi chez les adolescens,certaines affections nerveuses analogues à cellesque produit si fréquemment, dans les sujets de

l' autre sexe, le travail préparatoire de lanubilité. C' est encore par les mêmes remèdesqu' ils se guérissent chez les filles et chezles garçons : le meilleur de tous ces remèdes

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est fourni par la nature. On sait de quellemanière Rousseau, dans sa première jeunesse,allant consulter les médecins de Montpellier, sedélivra, pendant la route, de ses palpitations ; etcomment, à son arrivée dans cette ville médicale,il reprit bientôt ses langueurs et ses anxiétés.Voilà pour l' état physique particulier à cetteépoque : nous n' ajouterons rien de plus. Les autresphénomènes accessoires, ceux particulièrement quisont relatifs à la distinction des sexes,s' expliquent suffisamment par ce qui a été ditci-dessus.Chapitre vii.Maintenant, si nous voulons porter nos regardssur l' état moral, le tableau qui se présente estinfiniment plus vaste ; les objets et les points devue en sont infiniment plus nombreux et plusvariés. Pour procéder avec ordre, et pour pouvoirse reconnaître au milieu de tant de phénomènesconfus, il est indispensable de remonter jusqu' àleur source, et de les classer, en les rapportant àcertaines considérations principales.Les partisans des causes finales ne trouvent

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nulle part, d' aussi forts argumens en faveur de leurmanière de considérer la nature, que dans les loisqui président, et dans les circonstances de toutgenre qui concourent à la reproduction des racesvivantes. Nulle part, les moyens employés neparaissent si clairement relatifs à la fin. Maisce qu' il y a de sûr, c' est que si les moyensn' avaient ici résulté nécessairement des loisgénérales, les races n' auraient fait que passer ;dès longtems elles n' existeaient plus.Dans l' état d' isolement, l' homme est l' être le plusfaible, le plus incapable de se défendre contre lesintempéries des saisons, contre les attaques desautres animaux, contre la faim et la soif ; en unmot, le plus incapable de pourvoir complètement àses premiers besoins. Il ne peut guère se

conserver, et sur-tout se reproduire, que dans lavie sociale. La longueur de son enfance exigeune cntinuité de soins assidus, qui supposent aumoins la société du père et de la mère : ces soinseux seuls la nécessiteraient sans doute, si, parune impulsion antérieure, par des besoins pluspersonnels et plus directs, cette société ne setrouvait déjà formée. Mais ici, tout tient à desdirections primitives, indépendantes de laraison et de la volonté des individus : toutse lie, se coordonne, et ne tend pas moins à leurplus grand bien-être, qu' à la perpétuation paisibleet sûre de l' espèce.Pour l' accomplissement de ce dernier but, comme

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l' a très-bien fait voir Rousseau, l' homme doitattaquer ; la femme doit se défendre. L' homme doitchoisir les momens où le besoin de l' attaque se faitsentir, où ce besoin même en assure le succès : lafemme doit choisir ceux où il lui est le plusavantageux de se rendre ; elle doit savoir céder àpropos à la violence de l' aggresseur, après l' avoiradoucie par le caractère même de la résistance ;donner le plus de prix possible à sa défaite ; sefaire un mérite de ce qu' elle-même n' a pas désirémoins vivement peut-être d' accorder que lid' obtenir ; elle doit enfin savoir trouver, dans lasage et douce direction de leurs plaisirs mutuels, lemoyen de s' assurer un appui, un défenseur.Il faut que l' homme soit fort, audacieux,entreprenant ; que la femme soit faible, timide,dissimulée.Telle est la loi de la nature.De cette première différence, relative au butparticulier de chacun des deux sexes, et qui setrouve déterminée directement par l' organisation,naît celle de leurs penchans et de leurs habitudes.Par sa force même, l' homme est moins sensibleou moins attentif aux petites impressions : sonattention n' est fixée que par des objets frappans ;ses sensations, moins vives et moins rapides, sontplus profondes et plus durbles.Si le premier besoin de tout animal est celuid' exercer ses facultés, de les développer, de les

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étndre, de s' en assurer, en quelque sorte, laconscience ; il est évident que les phénomènes, oules produits de leur énergie, qui résultent de cetteserie de déterminations et de fonctions, ne peuventêtre les mêmes pour l' homme et pour la femme,dont les facultés sont si différentes.L' homme a le besoin d' employer sa force, de s' enconfirmer à lui-même, tous les jours, le sentimentpar des actes qui la déploient. La vie sédentairel' importune : il s' élance au dehors ; il brave lesinjures de l' air. Les travaux pénibles sont ceuxqu' il préfère : son courage affronte les périls ;il n' aime à considérer la nature en général, etles êtres qui l' entourent en particulier, que sousles rapports de la puissance qu' il peut exercer sureux.La faiblesse de la femme n' entre pas seulementdans le système de son existence comme élémentessentiel de ses relations avec l' homme ; mais elleest sur-tout nécessaire, ou du moins très-utile, pourla conception, pour la grossesse, pourl' accouchement, pour la lactation de l' enfantnouveau né, pour les soins qu' exige son éducationpendant les premières années de la vie. On a déjàvu que la faiblesse musculaire et liée, dansl' ordre naturel,

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avec une plus grande sensibilité nerveuse, avec desimpressions plus vives et plus mobiles ; et c' estparticulièrement sous ce point de vue, ou plutôtdans ce rapport avec d' autres qualités coexistantesavec elle, qu' il faut la considérer en ce moment.Par une nécessité sévère, attachée au rôle que lanature lui assigne, la femme se trouve assujétie àbeaucoup d' accidens et d' incommodités : sa vie estpresque toujours une suite d' alternatives debien-être et de souffrance ; et trop souvent lasouffrance domine. Il fallait donc que ses fibresfussent assez souples pour se prêter à cestiraillemens continuels ; que leur contractilitémoins forte fût cependant vive et prompte, afin depouvoir les ramener sur-le-champ à leur étatmoyen : il fallait également, et même à plusforte raison, que la sensibilité générale eûtce même caractère de promptitude et devivacité, qui la rend susceptible de revenirfacilement à son ton naturel, après avoir cédésans résistance à toutes les impressions, aprèss' être laissé pousser, en quelque sorte, à tousles extrêmes, soit en plus, soit en moins. Pour

ajouter à la douce séduction du sexe et de labeauté, la nature ne semble-t-elle pas avoir mêmepressenti qu' il convenait de mettre la femme dansun état habituel de faiblesse relative ? Laprincipale grâce de l' homme est dans sa vigueur :l' empire de la femme est caché dans des ressortsplus délicats ; on n' aime point qu' elle soit siforte. Aussi, toutes celles qu' un instinct

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sûr dirige, évitent-elles de le paraître, mêmedans les objets qui, n' étant que du ressort del' esprit, écartent toute idée d' un effort corporelet mécanique : elles sentent bien que ces objets nesont plus faits pour elles, du moment qu' ilsexigent de grandes méditations.à raison de sa faiblesse, la femme, par-tout oùla tyrannie et les préjugés des hommes ne l' ont pasforcée à sortir de sa nature, a dû rester dansl' intérieur de la maison ou de la hutte. Desincommodités particulières et le soin des enfansl' y retenaient, ou l' y ramenaient sans cesse : ellea dû se faire une habitude de ce séjour. Incapablede supporter les fatigues, d' affronter les hasards,de résister au choc tumultueux des grandesassemblées d' hommes, elle leur a laissé ces fortstravaux, ces dangers qu' ils avaient choisis depréférence : elle ne s' est point mêlée auxdiscussions d' affaires publiques, auxquelles nonseulement doit toujours présider une raisonsévère et forte, mais où l' accent du caractère et del' énergie ajoute singulièrement à la puissancede la raison. En un mot, la femme a dû laisseraux hommes les soins extérieurs et les emploispolitiques ou civils : elle s' est réservé lessoins intérieurs de la famille, t ce douxempire domestique, par lequel seul elle devienttout à la fois respectable et touchante.

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Chapitre viii.Mais si la faiblesse de la femme fait, pour ainsidire, partie de ses facultés et de ses moyens,sa sensibilité vive et changeante était encoreplus nécessaire à la perfection de l' objet qu' elledoit remplir. Tandis que l' homme agit sur lanature et sur les autres êtres animés par la

force de ses organes, ou par l' ascendant de sonintelligence, la femme doit agir sur l' homme parla séduction de ses manières et par l' observationcontinuelle de tout ce qui peut flatter son coeur,ou captiver son imagination. Iil faut ! Pour cela !Qu 4 elle sache se plier â ses go-ts ! C 2 dersans contrainte ! M 8 me aux caprices du moment !Et saisir les intervalles oü quelques obervations !Jet 2 es comme au hasard ! Peuvent se fairejour.Une sensibilité qui retient profondément lesimpressions des objets, et d' où résultent desdéterminations durables, convient donc au rôle del' homme. Mais une sensibilité plus légère, quipermet aux impressions de se succéder rapidement,qui laisse presque toujours prédominer la dernière,est la seule qui convienne au rôle de la femme.Changez cet ordre, et le monde moral n' est plus lemême. En effet, le système des affections dépendpresque tout entier des rapports sociaux ; et toutesociété civile quelconque a toujours pour base, et

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nécessairement aussi pour régulateu, la sociétéprimitive de la famille.Il ne faut pas croire que la vie du foetus soituniquement l' ouvrage de cet instant indivisible, oùla nature combine les matériaux qui doivent laformer, où elle leur imprime un mouvement régulierd' évolution. L' utérus est, sans doute, de tous lesorganes celui qui jouit constamment de la pluséminente sensibilité. Depuis le moment de laconception jusqu' à celui de l' accouchement, ildevient en outre le but, ou le centre de toutesles sympathies. C' est le point de réunion desimpressions diverses les plus vives ; c' est leterme commun vers lequel, sur-tout alors, sedirige l' action de la sensibilité générale : c' estlà que vont aboutir les efforts et l' influencedes organes particuliers. Pendant toutc tems, l' utérus se trouve monté au plus haut tonde la sensibilité physique. Le but de tous lesmouvemens qu' il exécute alors est, si je puis meservir de ce mot, de fomenter la vie naissante del' embryon : il faut que, par une véritableincubation intérieure, il l' en imprègne chaque jourde plus en plus. Or, cette action vivifiante, commela plupart des autres fonctions animales, s' exerceen vertu des impressions que l' organe a reçuslui-même préalablement. Ces impressions, il les doità l' être nouveau, dont la présence le sollicite et le

fait entrer incessamment en action. Il faut qu' il ensuive et qu' il en partage toutes les affections, tousles

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mouvemens. Sa manière d' agir se règle donc surdes ensations extrêmement fugitives etchangeantes.Cela posé, l' on voit que, d' une part, commeréservoir et source de sensibilité, ou de vie, soninfluence sur le foetus est continuelle ; de' autre, qu' elle résulte d' une suite dedéterminations variées à l' infini. Mais ces deuxcirconstances ne peuvent avoir lieu qu' au moyend' un système vital, sensible et mobile, pourainsi dire, à l' excès.De très-longtems, l' enfant qui vient de naîtren' est en état d' exécuter les mouvemens les plusnécessaires à sa conservation. Bien différent encela, des petits de plusieurs autres espècesd' animaux, ses sensne lui fournissent aucunjugement précis sur les corps extérieurs ; sesmuscles débiles ne peuvent l' aider à se garantirdes chocs dangereux, ni même à chercher la mamellequi doit l' allaiter.Dans les premiers tems, il diffère peu du foetus :et sa longue enfance, si favorable d' ailleurs à laculture de toutes ses facultés, exige des soins sicontinuels et si délicats, qu' ils renden presquemerveilleuse l' existence de l' espèce humaine.Sera-ce le père qui voudra s' assujétir à cettevigilance de tous les momens ; qui saura devinerun langage, ou des signes ont le sens n' est pasencore déterminé pour celui même qui les emploie ?Sera-ce lui qui pourra devancer, par la prévisiond' un instinct fin et sûr, non seulement lesnécessités premières,

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sans cesse renaissantes, mais encore tousces petits besoins de détail dont la vie del' enfant se compose ? Non, sans doute. Chezl' homme, les impressions ne sont pas, en général,assez vives ; les déterminations ont trop delenteur. Le nourrisson aurait longtems àsouffrir, avant que la main paternelle vîntle soulager ; les secours arriveraient

presque toujours trop tard. Observez, en outre,la mal-adresse et a lourdeur avec lesquelles unhomme remue les êtres faibles et souffrans. Ilscourent toujours avec lui quelque risque ; il lesblesse par la rudesse de ses movemens, ou lessalit par la manière négligée dont il leurdistribue la nourriture et la boisson. Et quand illes soulève et les porte, on peut presquetoujours craindre qu' occupé de quelque autre objet,il ne les laisse échapper de ses bras, ou neles heurte par mégarde, dans sa marche brusque,contre les corps environnans. Ajoutez encoreque l' homme n' eut jamais, et que jamais il nesaurait avoir ni l' attention minutieuse nécessairepour pouvoir songer à tout, comme une nourriceet une garde, ni la patience qui triomphe desdégoûts, inséparables de ces deux emplois.Qu' on mette, au contraire, une femme à sa place,elle paraît sentir avec l' enfant, ou le malade ;elle entend le moindre cri, le moindre geste, lemoindre mouvement du visage, ou des yeux ; ellecourt, elle vole ; elle est par-tout, elle penseà tout ; elle prévient jusqu' à la fantaisie la plusfugitive : et i 302rien ne la rebute, ni le caractère dégoûtant dessoins, ni leur multiplicité, ni leur durée.Or, ces qualités touchantes de la femme,dépendent nécessairement du genre de sensibilitéque nous avons dit lui être propre : c' estégalement à cette cause, qu' il faut rapporter,en grande partie, le développement spontané, ouplutôt l' explosion de l' amour maternel, le pusfort de tous les sentimens de la nature, la plusadmirable de toutes les inspirations del' instinct.Les observateurs de la nature, qui n' ont pastoujours été des raisonneurs bien sévères, etdont il est d' ailleurs si simple que l' imaginationsoit frappée et subjuguée par la grandeur duspectacle qu' ils ont sous les yeux ; les observateursn' ont pas eu de peine à remarquer cettecorrespondance parfaite des facultés et desfonctions, ou, selon leur langage, des moyenset du but, coordonnés avec intention dans unsage dessein : ils se sont attachés à la montrerdans des tableaux, auxquels l' éloquence et lapoésie venaient si naturellement prêtertout leur charme. Mais une seule réflexion suffitpour rendre encore ici, la cause finale beaucoupmoins frappante : c' est que les fonctions et lesfacultés dépendent également de l' organisation ; et,découlant de la même source, il faut bienabsolument qu' elles soient liées par d' étroitsrapports. Les finalistes seront donc obligés de

remonter plus haut ; ils s' en prendront auxmerveilles de l' organisation

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elle-même. Mais, sur ce dernier point, une logiquesévère ne peut pas davantage s' accommoder deleurs suppositions. Les merveilles de la nature engénéral, et celles en particulier, qui sontrelatives à la structure et auxfonctions desanimaux, méritent bien, sans doute, l' admiration desesprits réfléchis : mais elles sont toutes dans lesfaits ; on peut les y reconnaître, o peut même lescélébrer avec toute la magnificence du langage,sans être forcé d' admettre dans les causes, riend' étranger aux conditions nécessaires de chaqueexistance. Du moins est-on fondé, d' aprèsl' analogie des faits qui s' expliquent maintenant,à penser que tous ceux dont les causes peuventêtre constatées, s' expliqueront par la suite de lamême manière, et que l' empire des causesfinales, déjà si resserré par les précédentesdécouvertes, se resserrera chaque jour davantage,à mesure que les propriétés de la matièreet l' enchaînement des phénomènes seront mieuxconnus.Nous sommes, au reste, très-éloignés de vouloirréveiller ici des discussions oiseuses ; nousn' avons pas, sur-tout, la prétention de résoudre desproblêmes insolbles : mais nous pensons qu' ilserait bien tems de sentir enfin le vide d' unephilosophie qui ne rend véritablement raison derien, précisément parce que, d' un seul mot, elles' imagine rendre raison de tout.Revenons à notre sujet.

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Chapitre ix.Les différences qu' on observe dans la tournuredes idées, ou dans les passions de l' homme et dela femme, correspondent à celles que nous avonsfait remarquer dans l' organisation des deuxsexes, et dans leur manière de sentir. Il y a sansdoute dans leur manière de sentir, un grand nombrede choses communes ; celles-là se rapportent à lanature humaine générale : mais il y en a plusieursessentiellement différentes ; et ce sont ces dernièresqui tiennent à la nature particulière des sexes.

Le point de vue sous lequel les objets seprésentent à nous, ne peut manquer d' influerbeaucoup sur le jugement que nous en portons : or,indépendamment de ce que la femme ne sent pas commel' homme, elle se trouve dans d' autres rapports avectoute la nature ; et sa manière d' en juger estrelative à d' autres buts et à d' autres plans, aussibien qu' elle se fonde sur d' autres considérations.Jugeant différemment des objets qui n' ont pasle même genre d' intérêt pour elle, son attention nefait pas entre eux, le même choix ; elle nes' attache qu' à ceux qui ont de l' analogie avec sesbesoins, avec ses facultés. Ainsi, tandis qued' une part, elle évite les travaux pénibles etdangereux ; tandis qu' elle se borne à ceux qui,plus conformes à sa faiblesse, cultivent en mêmetems l' adresse délicate de ses doigts,

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la finesse de son coup-d' oeil, la grace de tousses mouvemens : d' autre part, elle est justementeffrayée de ces travaux de l' esprit, qui nepeuvent s' exécuter sans des méditations longueset profondes : elle choisit ceux qui demandentplus de tact que de science, plus de vivacitéde conception que de force, plus d' imaginationque de raisonnement ; ceux dans lesquels ilsuffit qu' un talent facile enlève, pourainsi dire, légèrement la superficie des objets.Elle doit se réserver aussi cette partie de laphilosophie morale, qui porte directementsurl' observation du coeur humain et de la société.Car vainement l' art du monde couvre-t-il et lesindividus, et leurs passions, de sonvoileuniforme : la sagacité de la femme y démêlefacilement chaque trait et chaque nuance.L' intérêt continuel d' observerles hommes etses rivales, donne à cette espèce d' instinctune promptitude et une sûreté que le jugementdu plus sage philosophe ne saurait jamaisacquérir. S' il est permis de parler ainsi, son oeilentend toutes les paroles, son oreille voit tousles mouvemens ; et, par le comble de l' art, ellesait presque toujours faire disparaître cettecontinuelle observation sous l' apparence del' étourderie ou d' un timide embarras.Que si le mauvais destin des femmes, oul' admiration funeste de quelques amis sansdiscernement, les pousse dans une routecontraire ; si, non contentes de plaire par lesgrâces d' un esprit naturel,

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par des talens agréables, par cet art de lasociété qu' elles possèdent, sans doute, à un bienplus haut degré que les hommes, elles veulent encoreétonner par des tours de force, et joindre letriomphe de la science à des victoires plus douceset plus sûres : alors, presque tout leur charmes' évanouit ; elles cessent d' être ce qu' ellessont, en faisant de très-vains efforts pourdevenir ce qu' elles veulent paraître ; etperdant les agrémens sans lesquels l' empirede la beauté lui-même est peu certain, ou peudurable, elles n' acquièrent le plus souvent de lascience, que la pédanterie et les ridicules. Engénéral, les femmes savantes ne savent rien aufond : elles brouillent et confondent tous lesobjets, toutes les idées. Leur conception vivea saisi quelques parties ; elles s' imaginenttout entendre. Les difficultés les rebutent ;leur impatience les franchit. Incapablesde fixer assez longtems leur attention sur ueseule chose, elles ne peuvent éprouver les viveset profondes jouissances d' une méditation forte ;elles en sont même incapables. Elles passentrapidement d' un sujet à l' autre ; et il ne leur enreste que quelques notions partielles, incomplètes,qui forment presque toujours dans leur tête lesplus bizarres combinaisons.Et pour le petit nombre de celles qui peuventobtenir quelques succès véritables, dans ces genrestout à fait étrangers aux facultés de leur esprit,c' est peut-être pis encore. Dans la jeunesse, dansl' âge

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mûr, dans la vieillesse, quelle sera la place deces êtres incertains, qui ne sont, à proprementparler, d' aucun sexe ? Par quel attraitpeuvent-elles fixer le jeune homme qui cherche unecompagne ? Quels secours peuvent en attendre desparens infirmes, ou vieux ? Quelles douceursrépandront-elles sur la vie d' un mari ? Lesverra-t-on descendre du haut de leur génie,pour veiller à leurs enfans, à leur ménage ? Tousces rapports si délicats, qui font le charmeet qui assurent le bonheur de la femme,n' existent plus alors : en voulant étendre sonempire, elle le détruit. En un mot, la nature deschoses et l' expérience prouvent également que, si la

faiblesse des muscles de la femme lui défend dedescendre dans le gymnase et dans l' hippodrome, lesqualités de son esprit et le rôle qu' elle doit jouerdans la vie, lui défendent plus impérieusementencore, peut-être, de se donner en spectacle dans lelycée, ou dans le portque.On a vu cependant quelques philosophes qui, netenant aucun compte de l' organisation primitivedes femmes, ont regardé leur faiblesse physiqueelle-même comme le produit du genre de vie quela société leur impose, et lur infériorité ansles sciences, ou dans la philosophie abstraite,comme dépendante uniquement de leur mauvaiseéducation. Ces philosophes se sont appuyés surquelques faits rares, qui prouvent seulement qu' àcet égard, comme à plusieurs autres, la nature peutfranchir

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quelquefois, par hasard, ses propres limites.D' ailleurs, la femme appartenant à celle desespèces vivantes dont les fibres sont, toutensemble, les plus souples et les plus fortes,elle est assurément très-susceptible d' êtrepuissamment modifiée par des habitudescontraires à ses dispositions originelles. Maisil s' agit de savoir si d' autres habitudes ne luiconviennent pas mieux ; si elle ne les prend pasplus naturellement, si, lorsque rien d' accidentelet de prédominant ne violente son instinct, elle nedevient pas telle que nous disons qu' elle doitêtre. Ce qu' il y a de sûr, du moins, c' est queces femmes extraordinaires qu' on nous opposefurent, ou sont presque toutes peu propres aubut principal que leur assigne la nature, et auxfonctions dans lesquelles il faut absolumentqu' elles se renferment pour le bien remplir : ilest sûr que l' homme n' entrevoit guère,au milieu de tout ce grand fracas, ce qui seul peutl' attirer et le fixer. Or, le bonheur des femmesdépendra toujours de l' impression qu' elles font surles hommes : et je ne pense pas que ceux qui lesaiment véritablement, pussent avoir grand plaisirà les voir portant le mousquet et marchant au pasde charge, ou régentant du haut d' une chaire, encoremoins de la tribune où se discutent les intérêtsd' une nation.De tous les écrivains qui ont parlé des femmes,Jean-Jacques Rousseau me paraît avoir le mieuxdémlé leurs penchans naturels et connu leurvéritable destination. Le livre tout entier de

Sophie ,

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dans émile , est un chef-d' oeuvre de philosophieet de raison, autant que de talent et d' éloquence.Immédiatement après Jean-Jacques, je ommerail' auteur du système physique et morale de lafemme , M Roussel, membre de l' institutnational. On ne peut, je pense, rien ajouter debien important aux observations qu' ils ontrassemblées l' un et l' autre, pour déterminer lavéritable place que la femme doit occuper dansle monde, et l' emploi de ses facultés le pluspropre à faire son bonheur et celui de l' homme. Jene m' arrêterai donc pas davantage sur cet objet ;et je renvoie à leurs écrits.Chapitre x.Mais il es nécessaire de revenir un instant, surl' époque de la puberté dans les deux sexes, et dejeter encore un regard sur les changemens qu' elley détermine : car c' est de là que tirent leursource, et c' est là que se rattachent tous lesphénomènes sexuels qui se manifestent aux époquessubséquentes de la vie.S' il n' y avait pas une différence originelle dansl' organisation générale de l' homme et de la femme,les

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impressions que communiquent au système nerveuxles parties génitales, se ressembleraient au fondparfaitement dans l' un et dans l' autre. Dans l' un etdans l' autre, en effet, la puberté stimule égalementles glandes et le cerveau ; elle imprime au sangdes mouvemens et des qualités qui paraissentrelativement les mêmes ; elle agit d' une manière,au moins analogue, sur les instrumens particuliersde la voix. Mais d' un sexe à l' autre, la contexturegénérale des organes, et les nouvelles liqueursstimulantes qui se préparent alors, diffèrentessentiellement. Dans le jeune homme, il faut que laroideur des fibres augmente, que toutes lesimpressions deviennent plus brusques. Dans lajeune fille, l' extrême facilité des mouvemens lesretient à un degré bien plu bas de force ; ilsprennent seulement un caractère plus vif.Le nouveau besoin qui se fait sentir à lui, produit

dans le jeune homme un mélange d' audace etde timidité : d' audace, parce qu' il sent tous sesorganes animés d' une vigueur inconnue ; detimidité, parce que la nature des désirs qu' il oseformer l' étonne lui-même, que la défiance de leursuccès le déconcerte. Dans la jeune fille, cemême besoin fait naître un sentiment ignoréjusqu' alors ; la pudeur , qu' on peut regardercomme l' expression détournée des désirs, ou lesigne involontaire de leurs secrètes impressions :il développe un ressort qui ne s' est fait encoresentir qu' imparfaitement ; la coquetterie ,

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dont les effets sembleraient d' abord destinésà compenser ceux de la pudeur, mais qui véritablementsait tout ensemble, leur prêter et en tirerà son tour une puissance nouvelle. Qui ne connaîtenfin l' état de rêverie mélancolique, où lapuberté plonge également les deux sexes, et lesystème d' affections, ou d' idées qu' elle développepresque subitement ? Ces phénomènes suffiraientdéjà pour montrer l' influence des organes de lagénération sur le moral : d' autres phénomènes laprouvent d' une manière peutûêtre plus évidenteencore.Indépendamment des affections, ou des idéesqui se rapportent aux fonctions particulières deces organes, l' époque qui nous occupe produit souventune révolution complète dans les habitudes del' intelligence. Ce n' est pas sans fondement, qu' on adit que l' esprit venait alors aux filles ; et lesplaisanteries relatives au moyen par lequel ceprétendu miracle s' opère, porte sur un fond réel etphysique. Les premières années qui succèdent à lanubilité, sont quelquefois accompagnées d' uneespèce d' explosion de talens de plusieurs genres.J' ai vu nombre de fois, la plus grande féconditéd' idées, la plus brillante imagination, uneaptitude singulière à tous les arts, se développertout-à-coup chez des filles de cet âge, maiss' éteindre bientôt par degrés, et faire place,au bout de quelque tems, à la médiocrité d' espritla plus absolue. La même cause, ou la mêmecirconstance n' a souvent pas moins de

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puissance, chez les jeunes garçons : souvent aussiles heureux effets n' en sont pas plus durables. Ilparaît cependant qu' on observe plus ordinairementchez les femmes, cette exaltation et cette chuteclimatérique de la sensibilité.C' est une remarque singulière et qui revientparfaitement à notre sujet, que la folie n semontre presque jamais dans la première époque de lavie. On rencontre, avant l' âge de puberté, desimbécilles, des épileptiques ; j' ai même observédès lors, quelques vaporeux : mais on ne rencontrepoint encore avant cette époque, du moins que jesache, de fous proprement dits. Pour rendre lecerveau capable des excitations internes vicieuses,qui caractérisent la manie, il semble que les nerfsaient besoin d' avoir reçu l' influence des liqueursséminales, ou les impressions particulières dont laprésence de ces liqueurs est accompagnée. Aussi,quelques médecins ont-ils conseillé la castration,comme un remède extrême, dans le traitement de cettemaladie cruelle, où les remdes ordinaires échouentsi fréquemment : et si l' on peut s' en rapporter auxobservations dont ils appuient ce conseil, il n' apas été quelquefois sans efficacité. Quoi qu' il ensoit, au reste, de leur exactitude, nous sommes biensûrs que ce moyen n' aurait pas toujours un effetutile ; car dans les grandes maisons publiques defous, on voit assez souvent ces malheureuxs' arracher les testicules au milieu de leurs accèsde fureur,

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sans qu' il résulte de là, le moindre changementdans l' état du cerveau : et de plus, l' expériencejournalière prouve que la folie peut se prolongerjusques dans la décrépitude, c' est-à-dire,bien longtems après que les organes de lagénération ont perdu leur activié. Il est vrai quela nature prépare encore, même dans ces dernierstems, quelques faibles quantités de liqueursséminales : mais leur action sur le système peutêtre regardée comme réduite à celle des plusfaibles stimulans généraux ; puisque les désirs etles déterminations organiques auxquelles ils sontliés, se trouvent alors pour l' ordinaireentièrement abolis.L' orgasme nerveux dont la première éruption desrègles est accompagnée, se renouvelle en partieaux périodes mensuelles suivantes, qui ramènentcette commotion. à chacune de ces époques, lasensibilité devient plus délicate et plus vive.

Pendant

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tout le tems que dure la crise, les observateursattentifs ont souvent remarqué dans laphysionomie des femmes, quelque chose de plusanimé ; dans leur langage, quelque chose de plusbrillant ; dans leurs penchans quelque chose debizarre et de capricieux.On peut étendre cette observation au tems de lagrossesse, quoique les dispositions qui se montrentdurant cette dernière époque, diffèrent, à plusieurségards, de celles qui paraissent inséparables de lamenstruation. Durant la grossesse, une sorted' instinct animal régit la femme, avec une puissanced' autant plus irrésistible, que les ressorts secretsen sont plus étrngers à la réflexion : et pour peuqu' on sache entendre le langage de la nature, onne saurait méconnaître, pendant tout ce tems, lessignes d' une sensibilité qui s' exerce parredoublemens périodiques d' énergie, et qui,susceptible d' être excitée dans les intervalles, parles causes les plus légères, peut se laisserentraîner facilement à tous les écarts.Chapitre xi.Lorsque la crise de la puberté se fait d' unemanière régulière et conforme au plan général de lavie, elle occasionne un grand nombre de changemensutiles dans le système animal. C' est le moment oùseterminent plusieurs maladies propres à l' enfance.L' on peut même espérer alors, avec beaucoup de

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fondement, la guérison de plusieus affectionschroniques, communes à tous les âges. Mais pour peuque les opérations de la nature soient contrariées,comme elles mettent ici en action des organes d' unesensibilité singulière, l' impuissance, ou lamauvaise direction des efforts produit une foule dedésordres nerveux généraux. De là résultent desdispositions extraordinaires de l' esprit, desaffections, ou des penchans singuliers. On connaîttoutes les bizarreries dont les pâles couleurs sontaccompagnées chez les jeunes filles ; et j' aidéjà remarqué que cette maladie n' était pastout-à-fit étrangère aux jeunes garçons mobileset délicats. Dans l' un et dans l' autre sexe,

presque indifféremment, il se présente, àcette même époque, beaucoup d' autres maladiesnerveuses, qui peuvent changer directement toutl' ensemble des habitudes. Or, on ne peut mettreen doute que ces maladies dépendent de l' état desorganes de la génération, puisqu' elless' affaiblissent à mesure que l' activité deceux-ci diminue, et qu' on peut même ordinairementles guérir tout-à-coup, en exerçant les facultésnouvelles qui viennent dese développer, oulaissant du moins un libre cours à des appétitsdont la satisfaction entre dans l' ordredes mouvemens naturels.Les livres de médecine et l' observation journalièrefournissent beaucoup d' exemples de ces maladies,regardées souvent par l' ignorance comme

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l' ouvrage de quelque puissance surnaturelle. Rienn' est moins rare que de voir des femmes (car, parplusieurs raisons faciles à trouver, elles sont lesplus sujettes à ces désordres nerveux) ; rien n' estmoins rare que de lesvoir acquérir, dans leursaccès des vapeurs, une pénétration, un esprit, uneélévation d' idées, une éloquence qu' elles n' avaientpas naturellement : et ces avantages, qui ne sontalors que maladifs, disparaissent quand la santérevient. Robert Whytt, Lorry, Sauvages, Pomme,Tissot, Zimmermann, en un mot, tous lesmédecins qui traitent des maladies des nerfs,citent beaucoup de faits de ce genre. J' ai souventeu l' occasion d' en observer de très-singuliers ;j' en ai même rencontré des exemples, quoique plusrarement sans doute, chez certains hommessensibles et forts, mais trop continens. Dans unde ses derniers volumes, Buffon a rappelél' histoire célèbre d' un curé de l' ancienneGuyenne, qui, par l' effet d' une chastetérigoureuse, dont son tempérament ne s' accommodaitpas, était tombé dans un délire vaporeux voisinde la manie. Pendant tout le tems que dura cedélire, le malade déploya divers talens quin' avaient pas été cultivés en lui : il faisaitdes vers et de la musique ; et, ce qui est encorebien plus remarquable, sans avoir jamais touchéde crayon il dessinait, avec beaucoup decorrection et de vérité, les objets qui seprésentaient à

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ses yeux. La nature le guérit par des moyenstrès-simples. Il paraît même qu' il sut parfaitementbien, dans la suite, se garantir de touterechûte. Mais, quoiqu' il restât toujours hommed' esprit, il avait vu s' évanouir, avec sa maladie,une grande partie des facultés merveilleusesqu' elle avait fait éclore.Je crois devoir observer à ce sujet, que lacontinence abslue a des effets très-différens,suivant le sexe, le tempérament et les dispositionsparticulières de l' individu. Chez les femmes, ceseffets ne sont pas les mêmes que chez les hommes.En général, elles supportent dans ce genre plusfacilement les excès, et plus difficilement lesprivations : du moins ces privations, lorsqu' ellesne sont pas absolument volontaires, ont-ellesordinairement pour les femmes, sur-tout dansl' état de solitude et d' oisiveté, des inconvéniensqu' elles n' ont que plus rarement pour les hommes.Ls sujets bilieux et mélancoliques, à fibres toutà la fois sensibles et fortes, éprouventgénéralement, par suite d' une continence hors desaison, des inquiétudes qui dénaturent quelquefoisentièrement leur humeur, et changent toutes leursdispositions habituelles. Ce régime les expose à desmaladies inflammatoires ou convulsives ; il imprimeà leur imagination une activité funeste, et leurcaractère en devient âpre, incommode et malheureux.Au contraire, pour les sujets à fibres molles, qui

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sont en même tems faibles et peu sensibles, unecontinence presque absolue paraît quelquefoisnécessaire. Dans les tempéramens moyens,lorsqu' elle n' est pas poussée à l' excès, elleaugmente l' activité des mouvemens vitaux, élèvele degré de la chaleur animale, donne à l' espritplus de pénétration, de force, de hardiesse ;elle nourrit particulièrement dans l' âme toutes lesdispositions tendres, bienveillantes et généreuses :comme au contraire, rien n' affaiblit plusl' intelligence, ne dégrade plus le coeur,que l' abus des plaisirs de l' amour, sur-toutlorsqu' après qu' ils ont cessé d' être un besoin,l' on a recours à ds excitations factices pour enrappeler les désirs.Chapitre xii.En parant de cet intervalle qui sépare, chez lafemme, la première éruption des règles et leurcessation définitive, intervalle qui forme le tems

le plus précieux de son existence, on pourraitjuger nécessaire d' entrer dans quelques détails,touchant les effets moraux de la grossesse et de lalactation. Entre la mère et le foetus renfermédans son sein,

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entre la nourrice et l' enfant qu' elle allaite, ils' établit des rapports qui méritent particulièrementd' être observés. Dans l' une et dans l' autrecirconstance, la nature des deux êtres associésparaît, en quelque sorte, identifiée et confondue :elle l' est cependant beaucoup moins dans laseconde circonstance que dans la première. Mais deces deux genres, ou plutôt de ces deux degrés desympathie, car ls appartiennent à la mêmesource, l' on voit également naître des séries desentimens et d' habitudes, qui ne peuvent treimputés qu' à l' influence des organes de lagénération. Au reste, cette question de physiologiemorale, pour être traitée complètement, exigeraitbeaucoup plus d' étendue qu' il ne nous est permis delui en donner ici. Mais nous voyons les effets ;nous en assignons les causes avec certitude : celanous suffit ; et nous pouvons négliger, dans cemoment, la recherche des moyens par lesquelsces causes exercent leurs actions.Le tems de la cessation des règles est, sans doute,une époque importante dans la vie des femmes.

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Quand un être vivant perd la faculté d' engendrer,il entre dans une existence tout individuelle,bornée à la durée probable de sa propre vie.Auparavant, il coexistait, pour ainsi dire, avectoute la suite des générations ; il appartenaità tous les tems futurs, omme à tous les temspassés. Un changement si important ne se faitpas, sans qu' il en survienne en même temsbeaucoup d' autres dans les dispositions généraleset dans les affections intérieures du sujet. Or,il n' est pas douteux que nous ne devions lesrapporter tous également, à l' état des parties del' économie animale, dans lesquelles a lieule changement primitif, dont les autres nesont que des conséquences.On peut comparer la révolution qui se fait alors

dans le cours du sang chez la femme, à celle quenous avons fait observer chez l' homme (mémoiresur les âges) , vers l' époque où le fluxhémorroïdal se tranforme en gravelle, en goutte,en dispositions apoplectiques, etc. Plusieursmédecins ont regardé le flux hémorroïdal comme uneespèce de menstruation : l' observation confirme eneffet quelques-uns des rapports qu' ils ontindiqués. On peut même noter un nouveau point deressemblance entre les deux sexes, relativementà ces évacuations critiques ; je veux parler del' espèce de seconde jeunesse, ou turgescence detempérament, dont nous avons fait mention dans lemême mémoire, et qui correspond à l' époque oùles viscères hypocondriaques

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se dégorgent, du moin momentanément, parl' effet de certaines circonstances climatériques.Ce phénomène se marque chez la femme, par dessymptômes encore plus frappans, au moment de lasuppression des règles. Mais il ne faut pas ici,sans doute, le rapporter aux mêmes causes. L' utérus,ses dépendances, et d' autres organes adjacens sontalors dans un travail particulier : leur sensibilité,portée au dernier terme d' excitation, réagit avecune force proportionnelle sur tout le système, etnotamment sur le cerveau. De là, des idées que lesempreintes de l' âge, presque toujours trop évidentes,rendent si souvent hors de saison ; de là, dessentimens plus passionnés, qu' une beauté qui s' effacetransforme trop de fois, en véritables malheurs. Surce point, comme sur quelques autres, les femmesont été traitées sévèrement par la nature. L' hommen' a pas, à beaucoup près, autant qu' elles, à seplaindre des désirs, ou des affections qu' unepériode un peu tardive de l' âge renouvelle en lui,puisqu' il lui reste encore ordinairement quelquesmoyens de les faire partager.Chapitre xiii.Après la cessation des règles, les organes de lagénération ne perdent pas tout à coup leuractivité particulière : quelquefois même letravail périodique, par lequel cette évacuationse reproduit, continue pendant fort longtems.J' ai vu des femmes qui,

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dix ou douze ans après, ressentaient encorechaque mois, une pléthore locale et despressions à l' utérus, avec divers autressymptômes dont la menstruation véritableest accompagnée. Dans ce cas, les changemensgénéraux qui doivent s' ensuivre de lacessation définitive de ce flux, m' ont parubeaucoup moins évidens : et alors la femme restemalheureusement femme, à trop d' égards encore,jusque bien avant dans la vieillesse.Mais lorsque le système des organes de lagnération, suivant une marche plus conformeà la nature, perd, vers ce tems, la partiede sensibilité qui se rapporte plus directementà la reproduction de l' espèce ; lorsque sesfonctions s' engourdissent par degrés, etcessent entièrement enfin à l' époque convenable,toutes les habitudes de l' économie animaleéprouvent certaines modifications qu' il estfacile de saisir. La voix devient plus forte ;le léger duvet de la jeunesse acquiert surle visage une épaisseur, une longueur,une consistance qu' on ne voudrait luitrouver que dans l' homme : les goûts n' ontplus cette tournure vive et délicate ; lesidées prennent une autre direction.Je ne citerai, relativement à l' état moral, qu' un

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seul exemple, mais qui me paraît tenir à tout,et, pour ainsi dire, tout expliquer.Les jeunes filles, même avant que la nubilitése déclare, éprouvent un attrait singulierpour les enfans : elles ne sont jamais plusheureuses, que lorsqu' on les charge de veillersur eux, de les soigner, de leur donner desinstructions. Lorsqu' elles n' ont pasd' enfant sous la main, des poupées leuren tiennent lieu. La journée entière sepasseà lever ces poupées, à les coucher, à leurdistribuer une feinte nourriture, à leurapprendre à parler ; en un mot, à lesgouverner sur tous les points. Cet attrait, quise fortifie ensuite considérablement à l' époquede la nubilité, reste toujours le même jusqu' àcelle de la cessation des règles. La destinationdela femme paraît ici bien marquée dansces inclinations. Mais au moment où la naturelui enlève la faculté de concevoir, ellelaisse en même tems s' éteindre en elle,

le penchant sans lequel les soins de mèrefussent devenus impossibles. Ce phénomène estsurûtout remarquable dans les vieilles filles,chez qui l' habitude, ou des sentimens plusréfléchis, fondés sur les rapports de laparenté, ou de l' amitié, ne remplacent pasl' impulsion de l' instinct. Mais, quoiquemoins remarquable dans les vieilles femmesqui ont eu des enfans, il l' est encore pourdes yeux attentifs : elles deviennent, àpeu près, ce que sont en général tous les hommesque la paternité, ou

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certaines habitudes de coeur, peuvent seulesmodifier à cet éard. Il faut pourtantexcepter les grand' mères, aussi bien que lesgrand' pères, dont la tendresse aveugle pourleurs petits-enfans, est un sentimenttrès-composé, qu' on doit analyser avecbeaucoup de soin dans toutes ses nuances,et même, il faut le dire, dans tous sescaprices, si l' on veut en bien connaîtreles véritables sources. Mais, au reste,ce sentiment ne ressemble en rien à l' espèced' instinct machinal dont nous parlons.La femme devient donc ordinairement, à lacessation des règles, ce qu' on a vu qu' étaient,après l' âge de puberté, les filles chezlesquelles cet âge ne fait point entrer en actionles ovaires et l' utérus. C' est encore un de cescas où les moyens paraissent se rapporterà la fin, d' une manière extrêmementraisonnée : mais c' est toujours, comme nousl' avons fait rearquer ailleurs, parce quela fin et les moyens tiennent également àla même cause, aux lois de l' organisation.Chapitre xiv.On peut vouloir rechercher s' il se passe quelquechose d' analogue chez les hommes. Ceux à qui lanature a refusé la force virile, et ceux quila perdent avec l' âge, n' éprouvent-ils pointdes modifications dépendantes de l' absencede ces facultés,

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qu' ils n' ont pas reçues, ou qui leur ont

été ravies ? Cette question nous forceà dire un mot des effets de la mutilation.Les observateurs de tous les sièclesont remarqué dans les animaux mutilés,un ensemble d' habitudes particulières,qui n' ont pas toutes des rapports biendirects avec les fonctions des organesde la génération. Non seulement les désirsde l' amour, ou disparaissent entièrementet sans retour pour ces individus dégradés,ou changent bizarrement de nature, etproduisent en eux de nouvelles déterminations ;mais, de plus, le fond même de l' organisationgénérale se trouve alors singulièrementaffecté. Le tissu cellulaire devient plusabondant et plus lâche ; les mscless' affaiblissent ; les courbures de certainsos changent de direction ; les articulationsse gonflent ; la voix devient plusaiguë : enfin,les causes de quelques maladies paraissentdétruites ; d' autres maladies les remplacent ;et leurs mouvemens critiques suivent un ordredifférent.Le changement qui se fait dans les dispositionsmorales, est peut-être plus remarquable encore.Les anciens croyaient que la mutilation dégradel' homme, et perfectionne, au contraire,l' animal. Le fait est qu' elle les dégradeégalement l' un et l' autre, puisqu' elle altèreleur nature. Mais en rendant l' animal plusfaible, elle le rend plus docile et pluspropre aux vues de l' homme : en brisant lelien qui l' unit le plus fortement à son espèce, elle

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développe en lui des sentimens plus vifsd' attention et de reconnaissance pour lamain qui le nourrit.L' effet est le même dans l' homme. La mutilationle sépare, pour ainsi dire, de son espèce : etla flamme divine de l' humanité s' éteintpresque entièrement dans son coeur, à la suitede l' évènement fatal qui le prive des plusdoux rapports établis par la nature, entreles êtres semblables.On sait que les eunuques sont, en généralla classe la plus vile de l' espèèe humaine : lâcheset fourbes, parce qu' ils sont faibles ; envieuxet méchans, parce qu' ils sont malheureux.Leur intelligence ne se ressent pas moinsde l' absence de ces impressions qui donnent

au cerveau tant d' activité, qui l' animentd' une vie extraordinaire, qui, nourrissantdans l' âme tous les sentimens expansifs etgénéreux, élèvent et dirigent toutes lespensées. Narsès est, peut-être, la seuleexception très-imposante qu' on puisse opposerà cette règle, d' ailleurs véritablementgénérale : c' est du moins le seul grandhomme parmi les eunuques, dont le nom viveencore dans l' histoire. Combien n' est-il doncpas immoral, combien n' est-il pas cruel etfuneste à la société, cet usage qui fait ainsi,comme à plaisir,

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des hommes dégradés et corrompus ? ... maisenfin les réclamations des sages serontécoutées : secondées par l' opinion publique,elles n' auront point été élevées sans fruit,dans un siècle de lumières et d' humanité.Les différences relatives au mode et à l' époquede cette opération, en mettent beaucoup dans seseffets. L' amputation complète de tous lesorganes externes de la génération étruitd' une manière bien plus entière et plusgénérale, les penchans qui leur appartiennent,que l' amputation partielle, ou le froissementde quelques-uns de ces organes, ou laligature comprimante des cordons spermatiques.Quand on mutile l' homme, ou les animaux, dansleur première enfance, on les dénature bien plusque lorsque l' opération se fait après lapuberté. J' ai vu même assez souvent chezdes adultes, dont certaines maladies avaientobligé d' extirper ceux de ces organes qu' onampute, ou froisse dans la secondeméthode de castration, les désirs vénérienssubsister avec une grande force, et lessignes extérieurs de la puissance virilese reproduire encore longtems après, parles excitations ordinaires, mais onvoit quelquefois aussi, ces sujets tomber dansl' apathie la plus profonde, ou dans unemélancolie sombre et funeste, dont rien ne peutplus les tirer. Ce dernier état du systèmecérébral a été observémême chez des hommesque l' âge, ou leurs

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opinions avaient fait déjà renoncer entièrementaux plaisirs de l' amour.Chez les jeunes gens à qui la nature a refusé,soit en tout, soit en partie, les facultésviriles, la puberté ne produit pointses effets accoutumés ; et cela doit être.Mais en outre, à cette époque, toutesles parties osseuses et musculaires vontse rapprochant tous les jours d' avantage,des formes extérieures et des dispositionspropres à la femme. Jai rencontré de cespersonnages équivoques, chez qui, nonseulement la voix était plus grêle, les musclesplus débiles, et la contexture générale ducorps plus molle et plus lâche, mais quiprésentaient encore cette plus grande largeurproportionnelle du bassin, que nous avonsdit caractériser la charpente osseuse du corpsdes femmes : et par conséquent ils marchaientcomme elles, en décrivant un plus grandarc autour du centre de gravité. Dans cescas, l' état physique m' a toujours paruaccompagné d' un état moral parfaitementcorrespondant.Mais, quand la destruction des facultésgénératrices est le produit tardif des maladies,ou de l' âge, elle n' a pas, à beaucoup près, lamême influence. La disposition des fibres et lasensibilité de l' individu sont déjà profondémentmodifiées par les habitudes naturelles de sonsexe particulier. Et dans l' extinction qu' amènela vieillesse, les choses se passant d' unemanière lente, graduelle, et suivant les

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lois ordinaires de la nature, rien ne devientremarquable à cet égard, parce que tout estcomme il doit être ; parce que la nécessitéde l' affaiblissement progressif de la viedans tous les organes, se lie à cellede son irrévocable abolition.Dans les cas d' impuissance précoce, ainsi quedans certaines maladies qui, sans produiredirectement cet état, dégradent d' une manièrespéciale les organes de la génératon, onremarque cependant encore que toute l' existenceen est singulièrement affectée. J' ai connutrois hommes qui, dans la force de l' âge,étaient devenus tout à coup impuissans.Quoiqu' ils se portassent bien d' aileurs,

qu' ils fussent très-occupés, et que l' habitudede la continence, ou du moins d' une grandemodératio, ne leur rendît pas les désirsqu' ils avaient perdus très-regrettables, leurhumeur devint sombre et chagrine, et leuresprit parut bientôt s' affaiblir de jour en jour.D' un autre côté, le célèbre Ribeiro Sanchès,élève de Boerhaave, observe, dans sontraité des maladies vénériennes chroniques ,que ces maladies disposent particulièrementaux terreurs superstitieuses. J' ai recueillimoi-même un assez grand nombre de faitsqui confirment son assertion. Cet effetsingulier m' a toujours paru dépendre d' unedégradation très-marquée des organes génitaux.

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Conclusion.Telles sont, citoyens, les considérationsgénérales qui me semblent démontrerinvinciblement la grande influence des sexessur la formation des affections moraleset des idées. Vous sentez qu' il seraitfacile de pousser beaucoup plus loin leursapplications aux phénomènes que présentejournellement l' homme physique et moral : maisil suffit, pour notre objet, de bien noterles points principaux, auxquels tous lesdétails peuvent être rapportés facilement.Je ne parlerai même pas des effets prodigieuxde l' amour sur les habitues de l' espritet sur les penchans, ou les affections del' âme : premièrement, parce que l' histoire decette passion est trop généralement connuepour qu' il puisse être utile ici dela tracer de nouveau ; ; secondement, parce que,tel qu' on l' a dépeint, et que la société leprésente en effet quelquefois, l' amour est sansdoute fort étranger au plan primitif de lanature.Deux circonstances ont principalement contribué,dans les sociétés modernes, à le dénaturer par uneexaltation factice : je veux dire, d' abord,ces barrières mal-adrites que les parens, oules institutions civiles, prétendent lui opposer,et tous les autres obstacles qu' il rencontredans les préjugés relatifs à la naissance,aux rangs, à la fortune ; car, sans

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barrières et sans obstacles, il peut y avoirbeaucoup de bonheur dans l' amour, mais non dudélire et de la fureur : je veux dire, ensecond lieu, le défaut d' objets d' un intérêtvéritablement grand et le désoeuvrementgénéral des classes aisées, dans lesgouvernemens monarchiques ; à quoi l' on peutajouter encore les estes de l' esprit dechevalerie, fruit ridicule de l' odieuseféodalité, et cette espèce de conspirationde la plupart des gens à talens pour dirigertoutel' énergie humaine vers des dissipationsqui tendaient de plus en plus à river pour toujoursles fers des nations.Non, l' amour, tel que le développe la nature,n' est pas ce torrent effréné qui renverse tout : cen' est point ce fantôme théâtral qui se nourrit deses propres éclats, se complaît dans une vainereprésentation, et s' énivre lui-même des effetsqu' il produit sur les spectateurs. C' est encoremoins cette froide galanterie qui se joued' elle-même et de son objet, dénature, par uneexpression recherchée, les sentimens tendres etdélicats, et n' a pas même la prétention detromper la personne à laquelle ilss' adressent ; ou cette métaphysique subtilequi, née de l' impuissance du coeur et del' imagination, a trouvé le moyen de rendrefastidieux les intérêts les plus chers aux âmesvéritablement sensibles. Non, ce n' est rien detout cela. Les anciens, sortis à peinede l' enfance sociale, avaient, ce semble,bien mieux

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senti ce que doit être, ce qu' est véritablementcette passion, ou cepenchant impérieux, dansun état de choses naturel : ils l' avaientpeint dans des tableaux à la vérité défigurésencore par les travers et les désordresque toléraient les moeurs du tems, maiscependant plus simples et plus vrais.Sous le régime bienfaisant de l' égalité,sous l' influence toute-puissante de laraison publique, libre enfin de toutesles chaînes dont l' avaient chargéles absurdités politiques, civiles ousuperstitieuses, étranger à toute exagération,à tout enthousiasme ridicule, l' amour sera leconsolateur, mais non l' arbitre de la vie ;

il l' embellira, mais il ne la remplirapoint. Lorsqu' il la remplit, il la dégrade ;et bientôt il s' éteint lui-même dans lesdégoûts. Bacon disait de son tems que cettepassion est plus dramatique qu' usuelle : plusscenae quàm vitae prodest . Il faut espérerque dans la suite on dira le contraire.Quand on en jouira moins rarement et mieux dansla vie commune, on l' admirera bien peu telle quela représentent en général nos pièces de théâtreet nos romans. Bacon prétend aussi, dans le mêmeendroit, qu' aucun des grands hommes del' antiquité ne fut amoureux. Amoureux, dans lesens qu' on attache ordinairement à ce mot ?Non assurément. Mais il en est peu qui n' aientcherché dans le sentiment le plus doux de lanature, dans un sentiment qui devient la basede tou ce que l' état social offre

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de plus excellent, les véritables biensqu' elle-même nous y a préparés.Le coeur humain est un champ vaste, inépuisabledans sa fécondité, mais que de faussescultures semblent avoir rendu stérile ;ou plutôt ce champ est, en quelque sorte,encore tout neuf. On ignore encorequelle foule de fruits heureux on le verraitbientôt produire, si l' on revenait toutde bonà la raison, c' est-à-dire, à la nature. Eninterrogeant avec réflexion et docilitécet oracle, le seul véridique, en réformant,d' après ses leçons fidèles, les institutionspolitiques et morales, on verrait bientôtéclore un nouvel univers. Et qu' on se garde biende craindre avec quelques esprits bornés,qu' ennemie des illusions et de leurs vainesjouissances, la saine morale puisse jamais,en les dissipant, nuire au véritablebonheur. Non, non : c' est, au contraire, à laraison seule qu' il appartient non seulementde le fixer, mais encore d' en multiplier pournous les moyens, de l' étendre, aussi bien quede l' épurer et de le perfectionner chaque jourdavantage. Sans doute, à mesure que l' artd' exister avec soi-même et avec les autres,cet art si nécessaire à la vie, maiscependant presque entièrement étranger parminous, du moins presque entièrement inconnudans notre système d' éducation, à mesure que cetart fera des

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progrès, on verra s' évanouir tous cesfantômes imposans, soitdes fausses vertus,soit des faux biens, qui, trop longtems,ont composé presque toute l' existence moralede l' homme en société. En fouillantdans les trésors cachés de l' âme humaine, onverra s' ouvrir de nouvelles sources de bonheur ;on verra s' agrandir journellement le cerclede ses destinées : et la raison n' a pas moinsde découvertes utiles à faire dans le mondemora, que n' en font dans le monde physique,ses plus heureux scrutateurs.C' est encore ainsi, qu' en même tems que l' artsocial marchera de plus en plus vers laperfection, presque toutes ces grandes merveillespolitiques, l' objet de l' admiration del' histoire, dépouillées l' une après l' autredu vain éclat dont on les a revêtues,ne paraîtront plus que des jeux frivoles,et trop souvent funestes, de l' enfance dugenre humain. Les événemens, les institutions,les opinions que l' ignorant enthousiasmea le plus déifiés, exciteront bientôt àpeine quelque sourire d' étonnement. Les forcesde l' homme, presque toujours employées à luicréer des malheurs, dans la poursuite depitoyables chimères, seront enfin tournées versdes objets plus utiles et plus réels ;des ressorts extrêmement simples en dirigerontl' emploi, et le génie ne s' occupera plus quedes moyens d' accroître les jouissances solideset le bonheur véritable ; je veux dire lesjouissances et le bonheur qui découlentdirectement et sans mélange

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de notre nature. Tel est, en effet, le seulbut auquel le génie puisse aspirer ; telles sontles recherches qui méritent seules d' exerceret de déployer oute sa puissance ; tellessont enfin les succès qu' il doit considérercomme réellement dignes de couronneret de consacrer ses efforts.

SIXIEME MEMOIRE

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de l' influence des tempéramens sur laformation des idées et des affectionsmorales .Introduction.à chaque pas nouveau que nous faisons dansl' étude de l' univers, les rapports desobjets s' étendent, se multiplient, secompliquent à nos yeux ; et, dans chaquegenre, leur connaissance et leurexposition systématique constituent ce qu' onappelle la science.Sous quelque point de vue que l' on considèreles objets, on est sûr d' avance d' y trouverdes rapports. Mas tous les rapports ne sont,ni également faciles, ni également importansà saisir. Il en est dont la connaissance nepeut être que le résultat de beaucoupd' observations, ou d' expériences, et quise cachent, pour ainsi dire, dans l' intimecomposition des corps, ou dans leurs propriétésles plus subtiles. Il en est aussi qui,portant sur des objets, ou fort éloignés denous, ou dont nous n' avons encore appris à faireaucun usage, semblent

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étrangers au but principal de nos recherches, etdu moins n' excitent qu' un simple intérêt decuriosité. Quelques-uns dépendent deconsidérations si bizarres ou si minutieuses,qu' ils doivent être regardés comme absolumentfrivoles. D' autres enfin, dont l' imaginationfait tous les frais, forment le vastedomaine des visions.Sans doute, les rapports les plus importans àobserver sont ceux qui se remarquent entre lesobjets que la nature a placés le plus près denous, entre les objets dont nous faisons plusparticulièrement usage. Il n' est pas moinsévident que si nous devons soupçonner desrapports certains, immédiats, étendus, c' estsur-tout entre les opérations que nousprésente chaque jour l' ordre constant dela nature, et les instrumens immédiats quiles exécutent ; entre des opérations diverses

exécutées par les mêmes instrumens.à ce double titre, rien n' était plus utile, rienn' était plus naturel que de cherher des rapportsentre les facultés physiques de l' homme, etses facltés qu' on appelle morales. En effet,d' une part, l' objet le plus voisin de nous,c' est l' homme sans doute, c' est nous-mêmes ;et tout notre bien-être ne peut être fondé quesur le bon usage des facultés attachées ànotre existence. D' autre part, ce motfacultés de l' homme , n' est assurément quel' énoncé plus ou moins général des opérationsproduites par le jeu de ses organes : c' estleur abstraction

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que les esprits les plus exacts ont souventbien de la peine à ne pas personnifier. àproprement parler, les facultés physiques,d' où naissent les facultés morales,constituent l' ensemble de ces mêmesopérations : car la langue philosophique nedistingue ces deux modifications u physiqueet du moral, que parce que les observateurs,pour ne pas tout confondre dans leurspremières analyses, ont été forcés de considérerles phénomènes de la vie sous deux pointsde vue différens.Ces motifs, ou d' autres parfaitement analogues,engagèrent les anciens à rechercher les loisde cette correspondance, établie entre lesdispositions organiques, et le caractère, oula tournure des idées, entre les affectionsdirectes qui résultent de l' action des objetsinanimés sur les diverses parties de notrecorps, et les affections plus réfléchies queproduisent la coexistence et la sympathie avecdes êtres sensibles comme nous. L' on dut mêmepenser que cette recherche non seulement étaitessentielle, non seulement devait conduireà des résultats certains, mais qu' elle étaitencore facile, et que le besoin journaliernous ramenant sans cesse à l' observationdes phénomènes physiques et moraux, laliaison des ciconstances qui les déterminent,ne devait pas tarder à se faire sentir.En voyant combien les ancies s' étaient hâtésd' associer la médecine à la philosophie,avec quel soin ils avaient fait entrerles connaissances physiologiques

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dans leurs institutions civiles et dans leursplans d' éducation, nous pouvons juger del' importance qu' ils attachaient à cettemanière générale de considérer l' homme.Leur doctrine des tempéramens en futpeut-être le fruit principal. Ces grandsobservateurs ne tardèrent pas à s' apercevoirque l' action des corps extérieurs ne modifieque jusqu' à un certain point les dispositionsorganiques ; et que, soit dans la structureintime des parties, soit dans leur manière derecevoir les impressions, il y a des dispositionsfixes, qui semblent essentielles à l' existencemême des individus, et que nulle habitudene peut changer.Ce que j' ai dit, dans le premier mémoire, surcette doctrine et sur les objections dontelle paraît susceptible, est plus que suffisant ;je ny reviendrai pas. D' ailleurs, s' il y aquelques matières où les opinions de nosprédécesseurs peuvent être d' un grand poidsà nos yeux, il y en a beaucoup d' autrestouchant lesquelles peu nous importe c qu' ilsont pensé. On consulte avec fruit les ancienssur les faits particuliers dont ils ontété les témoins, ou même sur certains faitsgénéraux qui ne peuvent se préseter denouveau, qu' après de longs intervallesde tems, et qu' ils ont eu l' avantage d' observer ;mais, quand il s' agit d' objets qui sonthabituellement sous nos yeux, de phénomènesque le cours ordinaire des choses reproduitet ramène à chaque instant, interrogeons lanature, et non les livres ; voyons ce

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qu' il y a dans ces objets et dans cesphénomènes, sans trop nous embarrasser de ceque les autres ont cru y voir. Si quelquefoisleurs observations nous servent e guides,et nous aident à mieux observer nous-mêmes,trop souvent aussi la paresse, sous lenom de respect, se repose sur l' autorité : onne se sert, pour ainsi dire, plus de sespropres yeux ; on ne voit que par ceuxd' autrui ; et bientôt la vérité même,en passant de livre en livre, prend tousles caractères de l' imposture et de l' erreur.

On peut, dans le sujet qui nous occupe, pluspeut-être que dans tout autre, s' adresser avecconfiance directement à la nature. Tous lesélémens de la question sont sous nos yeux,et les lois que nous chechons à déterminer sontéternelles. Cherchons donc à reconnaîtrece qu' il y a de plus évident et de plus simpledans les faits qui s' y rapportent.Chapitre i.Quand on compare l' homme avec les autresanimaux, on voit qu' il en est distingué par destraits caractéristiques qui ne permettent pas dele confondre avec eux. Quand on compare l' hommeavec l' homme, on voit que la nature a mis entreles individus, des différences analogues,et correspondantes, en quelque sorte, à cellesqui se remarquent entre les espèces. Lesindividus n' ont pas tous la même taille, lesmêmes formes extérieures ; les fonctions

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de la vie ne s' exécutent pas chez tous, avecle même degré de force ou de promptitude ;leur penchans n' ont pas la même intensité,ne prennent pas toujours la même direction.Les différences qui frappent le premières,se tirent de la taille et de l' embonpoint. Ily a des hommes d' une stature élevée ; il y ena dont la stature est courte. Tantôt, ils sontou doués de muscles puissans, ou chargésde graisse ; tantôt, ils sont maigresou même décharnés. La couleur des cheveux,des yeux, de la peau, fournit encore quelquesautres distnctions, qui doivent égalementêtre rapportées aux formes extérieures.Si nous observons ces corps en mouvement, sinous les voyons déployer les facultés etremplir les fonctions qui leur sont propres,nous trouverons que les uns sont vifs, alertes,quelquefois impétueux ; que les autressont lents, engourdis, inertes. Leursmaladies présentent, à plusieurs égards,les mêmes caractères que leur constitutionphysique : leurs penchans, leurs goûts,leurs habitudes obéissnt à la mêmeimpulsion, et subissent des modificationsanalogues à celles de leurs maladies : etl' on voit assez souvent cet état primitif desorganes étouffer certaines passions, faireéclore des passions nouvelles à certainesépoques déterminées de la vie, et changer,

en un mot, tout le système moral.En établissant ainsi, presque dès le premierpas, la correspondance des formes extérieuresdu corps

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avec le caractère des mouvemens, et ducaractère des mouvemens avec la tournureet la marche des maladies, avec la directiondes penchans et la formation des habitudes,sans doute, nous franchissons beaucoupd' intermédiaires, qui n' ont été parcourusque lentement par les observateurs. Il afallu de l' attention et du tems, pour découvrir,dans les ouvrages de la nature, ces rapportsdirects de toutes les parties qui les composentet de tous les mouvemens dont ils sontanimés : il a fallu beaucoup d' observations,pour concevoir l' idée que ces partiessont faites l' une pour l' autre, ou plutôtque leur réunion systématique en un tout,que leurs proprités, ou leurs fonctions,dépendent de certaines lois communes quiles embrassent toutes également. Maiscette vue générale porte avec elle unsi grand caractère d' évidence et de certitude,eôle naît si directemnt de la nature deschoses et de notre manière de les concevoir,qu' il serait très-superflu, sur-tout d' aprèsce que j' ai dit dans le mémoire déjà cité,de vouloir revenir sur la suite de sespreuves. On peut donc l' admettre avec confiance,comme le résultat le plus immédiat des faits.Ces premières remarques commencent àdéterminer l' état de la question.Mais, en étudiant l' homme, on s' aperçoit bientôtque la connaissance des formes extérieures estpeu de chose. Les mouvemens les plus importans,les opérations les plus délicates ont lieudans son intérieur.

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Pour s' en faire des notions exactes, il estdonc nécessaire d' étudier les instrumensinternes qui les exécutent. C' est ainsiqu' on remonte, du moins quand cela se peut,jusqu' aux circonstances qui déterminent

le caractère de leur action.Les progrès véritables de l' anatomie ontété fort lents ; ils ont dû l' être : maison n' a pas eu besoin d' y faire de grandesdécouvertes, pour distiguer dans levolume relatif des organes, dans la proportion,ou la densité de leurs parties constitutives,certaines différences qui se rapportent àclles des formes extérieures, et parconséquent, aux propriétés dont on avaitdéjà reconnu la liaison avec ces dernières.Certainement la proportion des solides etdes fluides n' est pas toujours la même ;la densité des uns et des autres peut varieraussi beaucoup dans les différens individusque l' on compare. Certains corps sont, enquelque sore, desséchés ; d' autres,au contraire, sont abreuvés et comme inondésde sucs lymphatiques et muueux. Il en est dontles chairs et les membranes compactes et tenaces,résistent aux compressions, aux tiraillemensles plus forts, et même au tranchant duscalpel ; il en est chez lsquels ellesparaissent tantôt muqueuses, tantôtcomme cotonneuses, et n' ont aucune fermeté.Ces circonstances frappent les yeux les moinattentifs. Enfin, l' on n' a pas eu de peineà remarquer que le cerveau, le poumon,l' estomac, le foie, etc., peuvent

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être plus ou moins volumineux, sans que cettedifférence dépende toujours du volume totaldu corps.Si ces dernières observations se lientconstamment et par des rapports exacts, avecles observations précédentes, nous auronsdéjà fait quelques pas dans le sujet denos recherches.Mais il n' est pas toujours, à beaucoup près,nécessaire de suivre péniblement la marchetardive des inventeurs. Ici, l' on peut,sans danger, partir des derniers résultatsauxquels la science est parvenue : carles connaissances descriptives d' anatomieportant sur des objets palpables etdirectement soumis à l' examen des sens,elles sont du nombre des plus certaines,du moins relativement à ces points,les plus matériels et les plus grossiers : etpourvu que nos raisonnemens physiologiques

se renferment sévèrement dans les faits,nous procéderons avec une entière certitude.Nous avons dit ailleurs, que, sous le pointde vue purement anatomique, le corps vivantpeut se réduire à des élémens très-simples ;savoir : 1 le tissu cellulaire, où flottentles sucs muqueux que l' influence vitaleorganise, et qui, recevant d' elle différensdegrés d' animalisation, fournissent à leurtour, les matériaux immédiats des membraneset des os ; 2 le système nerveux, où résidele principe de la senssilité ; 3 la firecharnue, instrument général des mouvemens : encoremême, comme nous

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l' avons fait observer, est-il assez vraisemblableque la fibre charnue n' est que le produitd' une combinaisn de la pulpe nerveuse avecle tissu cellulaie, ou avec les sucs dontil est le réservoir, combinaison dans laquelle,ainsi que dans plusieurs de celles dontla chimie nous offre les exemples, lecaractère des parties constitutives disparaîtentièrement, pour faire place à de nouvellespropriétés.C' est par des expériences directes, qu' on a faitvoir, que, chez les animaux les plus parfaits, lemouvement et la vie sont imprimés à toutes lesparties du corps, par les nerfs, ou plutôt parle système nerveux : rien ne paraît pluscomplètement démontré dans la physique descorps vivans. C' est donc aussi de la manièredont le système nerveux exerce son acion,et dont cette action est éprouvée ou ressentiepar les organes, qu' il faut déduire lesdifférences observées dans les fonctions,ou dans les facultés, qui ne sont, à leurtour, que les fonctions elles-mêmes, ouleurs résultats généraux.Pour se faire une idée complète de l' action dusystème nerveux, il est nécessaire de leconsidérer sous deux points de vue un peudifférens : je veux dire 1 comme agissant parson énergie propre sur

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tous les organes qu' il anime ; 2 comme recevant,par ses extrémités sentantes, les impressionsen vertu desquelles il réagit ensuite surles organes moteurs, pour leur faire produireles mouvemens et exécuter les fonctions.Nous avons indiqué dans un des précédensmémoires, les principales observationsqui démontrent la première manière d' agirdes centres nerveux : l' évidence de cetteaction résulte d' ailleurs du fait mêmede la vie, ou de la sensibilité physique, dontces centres sont la source. C' est en effet delà qu' elle découle, et va se distribuer danstoutes les parties dès le moment même de laformation du foetus : et vraisemblablement,c' est encore son énergie qui organisegraduellement les matériaux inertes dont ilest formé, en leur faisant ressentir l' impulsionvitale. Quant à la faculté qu' a le systèmenerveux, de recevoir les impressions par sesextrémités sentantes, et de déterminer lesmouvemens qui s' y rapportent, c' est encoreun fait incontestable, et d' ailleurs si facileà saisir dans l' observaion journalière,qu' il porte en lui-même sa preuve, et n' abesoin proprement que d' être énoncé.Il est possible que les circonstancesparticulières qui président à la formationde chaque individu de la même espèce, déterminentirrévocablement le degré d' énergie, et lecaractère de sa sesibilité. Par exemple, il estpossible qu' il y ait d' homme à homme,des différences primordiales dans ce quon

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peut appeler le principe sensitif lui-même : ilest du moins très-sûr que ces différencesont lieu d' espèce à espèce. Mais, comme nousne savons point de quelle combinaison dépendle phénomène de la sensibilité, tout ceque nous pouvons, est de rechercher lacause de ses modifications, dans celles desparties où cette faculté s' exerce, sans qu' unesaine logique puisse jamais nous permettrede personnifier réellement la sensibilitéelle-même, en lui prêtant des qualitésantérieures à l' existence de ces parties,ou indépendantes des circonstances de leurorganisation.Chapitre ii.Quoique le système nerveux ait une organisation

très-particulière, il partage cependant,à beaucoup d' égards, les conditions généralesdes autres parties vivantes. L tissu cellulairequi forme ses enveloppes extérieures, quise glisse entre les divisions de ses striesmédullaires, est tantôt plus spongieux,plus lâche, plus noyé de sucs ; tantôt il estplus dense, plus ferme, plus sec. D' ailleurs,la moelle elle-même reçoit une quantitéconsidérable de vaisseaux qui lui portentson aliment : et de la manière dont elles' en empare, dont ses fonctions s' exécutent,dont les résorptions s' opèrent dans son sein,il résulte de grandes différences dans laproportion, et par conséquent aussi, dans laqualitédes humeurs qui s' y préparent ou quis' y fixent.

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Ces différences de proportion ont frappé dèslongtems, les anatomistes les moins réfléchis : ilne faut que des yeux pour les reconnaître. Lesdifférences de qualité ne se manifestent guèreque dans un état extrême ; c' est-à-dire,lorsqu' elles ont produit es altérationsnotables, comme dans les cas d' endurcissementsquirreux, d' altération e la couleur, oud' érosion de la substance du cerveau. Maisnous savons que son état humide, ou muqueux,sa mollesse, sa flaccidité, se lient à dessensaions lentes, ou faibles, que saténacité, sa fermeté, sa sécheresse, se lientau contraire à des sensations vives,impétueuses, ou durables. Nous savons, en outre,que les humeurs animales ont une tendancecontinuelle à s' exalter progressivement,à mesure qu' elles se rapprochent et seconcentrent ; sur-tout lorsque cetteconcentration tient, comme elle le fait icipresque toujours, à l' augmentation demouvement, ou d' action dans l' organe. Et de lànous tirons quelques conséquences qui jettentdu jour sur la question. Car, quoiqu' on aitfait encore assez peu de progrès dansla connaissance des altérations que les diverseshumeurs peuvent subir, et principalement danscelle des effets physiologiques qui enrésultent, les observations les plus certainesnous ont appris qu' un surcroît d' action, de lapart des organes, produit un surcroît d' énergiedans les sucs vivans ; et qu' à son tour

l' extrême vitalité de ces sucs, ou l' excès

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des qualités qui leur sont propres, augmentela sensibilité des organes, toujoursproportionnelle à l' activité de leursstimulans naturels.Jusqu' à présent, nous devons en convenir,l' application des idées chimiques à laphysique animle n' a pas éé fort heureuse.Cependant, sans le secours de la chimie, nousn' aurions sans doute jamais bien connuplusieurs substances qui se produisent dansles corps animés, ou qui se développent lors deleur décomposition ; et les dernièresexpériences des chimistes français semblentoffrir de nouveaux points de vueet denouvelles espérances à la médecine. Cesont eux, en particulier, qui nous ont fait mieuxconnaître le phosphore, dont la découverte datedu commencement du siècle, mais dont la doctrinede Lavoisier, touchant la combustion, a pu seuleassigner la place parmi les corps non encoredécomposés de la nature.N sait que le phosphore se retire des matièresanimales. Il se retrouve aussi dans le règneminéral. Mais on pourrait mettre en doute s' iln' y est pas produit, comme les terrescalcaires, par la décomposition desdébris d' animaux : on peut du moinsregarder celui qui se retire directementde ces débris comme une production immédiatede la vie sensitive, comme un résultat deschangemens que les

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solides et les fluides animaux sont susceptiblesd' éprouver ; ou, si l' on veut, comme une dessubstances simples qu' ils ont particulièrementla propriété de s' assimiler. Dans les corpsdes animaux qui se décomposent, le phosphoreparaît éprouver une combustion lente : sansproduire de flamme véritable, sans êtredu moins, pour l' ordinaire, capable defaire entrer en ignition les corps combustiblesqui l' avoisinent, il devient lumineux, etrépand dans les ténèbres de vives clartés

qui, plus d' une fois, ont pu donner beaucoupde consistance à ces visions, qu' on redouteet qu' on cherche tout ensemble, prèsdes tombeaux. Les parties qui semblent êtrele réservoir spécial du phosphore, sont lecerveau et ses appendices, ou plutôt le systèmenrveux tout entier ; car c' est à la décompositioncommençante de la pulpe cérébrale, que sont duesces lumières phosphoriques qu' on observe sisouvent la nuit dans les amphithéâtres ; etc' est principalement autour des cerveauxmis à nu, ou de leurs débris épars sur lestables de dissections, qu' elles se font remarquer.Or, un assez grand nombre d' observations me fontprésumer que la quantité de phosphore qui sedéveloppe après la mort, est proportionnelle àl' activité du système nerveux pendant la vie. Ilm' a

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paru que les cerveaux des personnes mortesde maladies caractérisées par l' excès de cetteactivité, répandaient une lumière plus vive etplus éclatante. Ceux des maniaques sonttrès-lumineux : ceux des hydropiques et desleuco-flegmatiques le sont beaucoup moins.Chapitre iii.Depuis que les belles expériences de Franklinont fixé l' attention des savans sur lesphénomèes de l' électricité, on n' a pas eude pene à s' apercevoir que les corps vivansont la faculté de produire ces condensationsdu fluide électrique, parlesquelles sonexistence se manifeste. Les animaux à fourruresépaisses, particulièrement ceux qui setiennent propres, et qui se garantissentsoigeusement de l' humidit, commeles chats et toutes les espèces analogues,sont fort électriques. La propriété despointes aide, sans doute, à mieux expliquerle fait : mais les hommes, ceux même qui sontle moins velus, condensent une quantitéconsidérable d' électricité ; et lesprocédés ordinaires, employés par lesphysiciens, peuvent la rendre sensible.C' est un résultat direct

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et naturel des fonctions vitales : seulementl' exercice et les frictions artificiellesugmentent beaucoup cette quantité d' électricité,que les corps vivans sont susceptiblesd' accumuler et de retenir, à la manièredes substances idioélectriques. Ces moyensla renden quelquefois si considérable, quele rétablissement de l' équilibre se fait avecde vives étincelles et des crépitations dontcertaines personnes sont effrayées. Il paraîtmême que l' organe nerveux est une espècede condensateur, ou plutôt un véritableréservoir d' électricité, comme de phosphore.Mais il diffère certainement des autres substancesidioélectriques, en ce qu' il est en même tems unexcellent conducteur de l' électricité extérieure ;tandis que ces substances interceptent, à lavérité, le cours du fluide, le reçoivent etl' accumulent par frotteent, mais ne letransmettent pas, quand il est accumulé surd' autres corps qui leur sont contigus. Peut-être,au reste, le système nerveux n' est-ilsi bon conducteur, que par ses enveloppescellulaires externes, et non pa sa pulpecérébrale interne, à laquelle seule sont attachéestoutes les facultés qui le caractérisentparticulièrement.Ces condensations d' électricité, qui se produisentpendant la vie, dans le système nerveux, paraissentne pas se détruire tout-à-coup au moment mêmede la mort. Nous sommes fondés à croire qu' ellessubsistent quelque tems encore après ; et peut-êtrel' équilibre n' est-il entièrement rétabli quelorsque la

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pulpe cérébrale a subi un certain degré dedécomposition. Peut-être aussi trouvera-t-onque ce changement s' opère par cette combustionlente du phosphore dont il a été questionci-dessus ; ce qui nous indiquerait peut-8 treencore des rapports entre le fluide 2 lectriqueet le phosphore ! Et pourrait jeter plusde lumi 7 re sur la nature de ces deux 8 tressinguliers.Quoi qu' il en soit, la quantité de flideélectrique que les corps vivans accumulent par lesimple effet des fonctions, ou par celui del' exercice et du frottement, n' est pas, àbeaucoup près, la même chez les divers

individus ; la différence est même très-grande,à cet égard, de l' un à l' autre : et l' onobserve que les circonstances propres à condenserune quantité plus considérable d' électricité, sontcelles qui déterminent, ou qui annoncent une plusgrande activité du système nerveux ; c' est-à-dire,celles-là précisément dont nous a semblé dépendrela production d' une quantité plus considérable dephosphore.Il paraît difficile de ne pas admettre que lesphénomènes du galvanisme, et par conséquent ceuxde l' irritabilité des parties musculaires, soitpendant la vie, soit après la mort, sont dusà la portion d' électricité retenue dans lesnerfs, laquelle s' en dégage plus ou moinslentement, à raison de l' espèce, de l' âgeet des dispositions organiques particulières

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de l' animal. Suivant cette manière de voir, lesfibres charnues irritées opéreraientsuccessivement, par leurs contractions, ledégagement de l' électricité condensée dans lesnerfs qui les animent ; et ces contractionspourraient se renouveler, jusqu' au momentoù le dégagement serait entièrement terminé.Chaque irritation produirait donc une secousseélectrique : et lorsque la partie aurait perdula faculté de se contracter par les irritationsmécaniques, ou chimiques, on pourrait lalui rendre assez longtems encore, enlui faisant subir des sections réitérées ;attendu qu' à chaque section le scalpel iraitchercher et provoquer les plus petits iletsnerveux qui se perdent dans les muscles.L' expérience de Galvani porte à croire que lesystème nerveux est une espèce de bouteillede Leyde, et que la différence du métal quitouche le nerf et de celui qui touche lemuscle, représente la différence

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de la surface interne et de la surface extérieurede la bouteille. C' est ici, par le moyen de métauxdifférens, qu' on fait communiquer les deuxsurfaces, et qu' on produit l' explosionéectrique, ou la contraction musculaire qui

en est l' effet. Dans cette même expérience,faite, dit-on, sans l' intermédiaire des métaux,et par l' application immédiate du nerfdénudé sur les fibres musculaires, onvoit u corps électrique, mais d' un caractèreparticulier, qui se décharge sur son conducteur,ou dans son récipient propre : et peut-être lenerf conserve-t-il encore, ici, le caractèrede bouteille de Leyde ; l' une de ses extrémités,celle qui va se ramifier

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et se perdre dans le muscle, représentant lasurface interne ; l' autre, c' st-à-dire, cellequi est flottante et qu' on met artificiellementen contact avec les fibres, représentant lasurface eterne.Dans l' une et dans l' autre expérience, tous lesfaits observés sur le mort et sur le vivant,paraissent établir sans difficulté la doctrineque nous exposons : et les plus savans phsiciensdonnent unanimement à ces phénomènesl' électricité pour cause. Il ne fautcependant pas, quand on parle de l' électricitéanimale, attacher à ce mot le même sens qu' unfaiseur d' expériences, opérant sur les machinesinanimées, attache aux phénomènes dépendansde l' accumulation du fluide électrique universel.Lla vie fait subir â toutes les substancesqu 4 elle combine ! Des modificationsremarquables ? Et suppos 2 ! Comme jesuis port 2 â le penser ! Que la sensibilit 2n 4 existe point sans une accumulation de fluide2 lectrique ! Ou du moins que cette accumulationsoit le résultat immédiat et nécessaire desfonctions vitales, il faut toujours admettreque ce fluide ne se comporte pas dans lescorps vivans et dans leurs débris aprèsla mort, comme dans les instrumens de noscabinets et de nos laboratoires, ni commedans les

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nuages et dans les brouillards, où la températureet l' humidité très-inégales des différentescouches de l' atmosphère le distribuentinégalement. En éprouvant l' action de la

nature sensible, il entre, sans doute,dans des combinaisons qui changen soncaractère primitif : et les phénomènes particuliersqui dépendent de cet état nouveau, ne cessententièrement, que lorsque le luide est toutrentré, jusqu' à la dernière molécule, dans leréservoir commun.

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Si les faits du galvanisme, qui se rapprochent parplusieurs points de ceux de l' électricitépurement physique, s' en éloignent par quelquesautres, nous ne devons donc pas pour cela,rejeter précipitamment l' identité de la causequi les détermine. Les considérations précédentespeuvent rendre raison de cette apparenteirrégularité. Et quand nous ferons attentionà la différence singulière des produitschimiques fournis par les matières qui ont eu vie,et de ceux qui se retirent des minéraux, ou même desvégétaux, nous ne serons plus étonnés quel' électricité, devenue partie constituante despremières, ne se manifeste point par les mêmessigns, que celle qui se trouve accumulée dansles autres corps, par l' action de différentescauses, et que ce fluide, ainsi décomposé,présente une suite de phénomènes qiparaissent, à quelques égards, tout-à-faitnouveaux.Chapitre iv.Je ne suis point encore en état, je l' avoue, detirer de conclusions directes des faits que je viensd' indiquer ; je suis sur-tout bien éloignédevouloir rien établir de dogmatique, d' aprèsles simples conjectures qu' ilsme suggèrent,quelque vraisemblables

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qu' elles puissent paraître d' ailleurs. Mais parl' exemple de la production du phosphore, et desdifférences quepeut y apporter l' état particulierdu système nerveux, ou le degré d' énergie deses fonctions, j' ai voulu faire voir combien ilserait utile, ombien même il est maintenantnécessaire d' étudier la combinaison des corpsanimés, sous un point de vue moins généralet plus relatif aux dispositions organiques

de chaque espèce et de chaque individu. C' estde cette manière, que ls expérienceschimiques, dont l' objet spécial est dedéterminer les principes constitutifs de diversesparties animales, pourront jeter une grandelumière sur l' économie vivante ; qu' ellesfourniront des vues directement applicablesà la médecine, à l' hygiène, à l' éducationphysique de l' homme, et leveront peut-êtreencore quelques-uns des voiles qui couvrente mystère de la sensibilité. Il ne suffit pas,en effet, d' avoir spécifié les caractèresdistinctifs des matières animalisées en général,ni même d' avoir décomposé et résous dans leursparties constitutives, différens organes,ou différens systèmes d' organes en particulier : jevoudrais que ces génies heureux,

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à qui nous devons déjà de si belles tentatives,fissent entrer les circonstances physiologiques etmédicales, qui se rapportent à l' individu dont ilsfont le sujet de leurs expériences, commeélément essentiel des problêmes à résoudre. Jevoudrais, s' il m' est permis de peser sur l' objetdont il vient d' être question, que tout ce quipeut concerner cette singulière productiondu phosphore, la combinaison de l' azote,l' absorption et l' assimilation de l' oxygènedans les corps qui vivent et sentent, fut examinésuivant les nouvelles méthodes d' analyse, soit encomparant espèce à espèce, et partie à partie ; soiten rapprochant l' individu de l' individu, chez lesdeux sexes, à toutes les époques de la vie, etdans tous les états qui constituent des différencesmajeures et constantes. Il est plus quevraisemblable qu' à ces différences dans laconstitution primitive, ou dans

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les dispositions accidentelles des corps vivans, onverrait correspondre certaines variétés sensiblesdans l' intime combinaison des solides et deshumeurs : quand les matériaux se trouveraienttoujours exactement les mêmes, le genre, ou ledegré de leur combinaison différerait sans douteconsidérablement : en un mot, il est vraisemblable

que ce ne seraient plus les mêmes êtres ; etl' on sent combien l' étude de l' homme gagneraità ces éclaircissemens.Chapitre v.Mais, revenant du second point de vue, souslequel l' action de l' organe nerveux doit êtreconsidérée (c' est-à-dire, à la faculté de recevoirdes impressions par ses extrêmités sentantes), noustrouverons que les circonstances purementanatomiques qui peuvent modifier cette faculté, sontparfaitement analogues à celles qu' on observe dansla structure de l' organe lui-même. En effet, sesextrémités sont tatôt plongées dans les sucscellulaires, ou graisseux ; tantôt, leur pulpeépanouie et mise presque à nu, s' offre, en quelquesorte, sans intermédiaire, aux impressions ;tantôt, ces extrémités sont molles et commeflottantes ; tantôt, elles sont sèches et tendues.Or, l' observation

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nous apprend, d' une part, que l' action descorps extérieurs et des stimulans internesest singulièrementengourdie par la surabondancede la graisse ettdes mucosités ; que,d' autre part, au contraire, les papillesnerveuses sont d' autant plus sensibles,que ces stimulans et ces corps agissentplus immédiatement sur elles. C' est encoreun fait général, constaté par l' observation,que la sensibilité des parties est en raisondirecte de la tension des membranes. Toutce qui peut resserrer et dessécher une partie,sans durcir trop considérablement ses enveloppes,la rend plus sensible ; tout ce qui la relâcheet la détend, la rend en même tems aussimois susceptible d' impressions.Pour suivre l' ordre le plus naturel des matières,il faudrait maintenant, peut-être, examinerl' état des organes du mouvement, soumis àl' action du système nerveux, pour reconnaîtreainsi, ce qui, dans leur structure, est capablede changer directement leur manière d' agir, et,par conséquent, de modifier l' influence dusentiment, ou des nerfs qui le transmettent.Mais, comme nous trouverions encore iciles mêmes circonstances anatomiques générales ;

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comme d' ailleurs, elles ne suffisent pas, àbeaucoup près, pour rendre raison de tous lesphénomènes, nous allons passer à d' autresconsidérations, d' autant plus capablesd' éclaircir notre sujet, même relativementaux points sur lesquels nous n' avons encoreosé prendre aucun parti définitif, qu' ellesse tirent de la contemplation de l' hommevivant, c' est-à-dire de ce sujet lui-même, etqu' elles ne se fondent plus uniquement surl' examen des humeurs et des parties mortes, oùle scalpel et l' analyse chimique ne retrouventque des empreintes infidèles de la vie.L' inconstance des rapports entre les parties,quant à leur grandeur, ou la différence de leurvolume relatif, est un de ces faits anatomiques quisemblent devoir frapper au premier coup-d' oeil :cependant il paraît n' avoir été bien observéque par les anatomistes modernes. On avait déjàsoupçonné l' influence de ces variétés sur lesdivers mouvements vitaux avant de les déterminerelles-mêmes avec quelque exactitude. Celles quise rapportent aux âges, sont peut-être lespremières qu' on ait remarquées ; mais nous devonsconvenir que leur liaison avec les phénomènesphysiologiques, ne peut s' expliquer encore d' unemanière bien complète. Ces dernières variétéssont d' ailleurs étrangères à la questionqui nous occupe maintenant ; nous n' enparlerons pas. Celles qu' on observe entre desindividus de même âge, n' ont été considérées avec le

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soin convenable, que depuis qu' on s' occupesérieusement d l' anatomie médicale, oupathologique ; de cete anatomie qui recherchedans les cadavres, le siége et la cause desmaladies : et véritablement, l' étude de l' hommesain et celle de l' homme malade sont égalementindispensables, pour bien comprendre l' infuencede ces dernières variétés sur les abitudesdu tempérament.à raison du volume du corps, aussi bien qu' àraison des différentes opérations vitales propres àla nature de l' homme, nos organes doivent avoircertaines proportions déterminées : ils doivent êtredoués d' une certaine force : ils doivent exercerune certaine somme d' action. Sans cela, le systèmene conserverait point son équilibre, et lesfonctions seraient souvent interverties, altérées,

quelquefois même totalement suspendues. Ce justerapport entre le volume des organes et leurénergie respective, constitue l' excellencede l' organisation ; il produit le sentimentdu plus grand bien-être, maintient l' intégritéde la vie et garantit sa durée. Ce qui tientà la nature, dans cet heureux état d' exacteproportion, est sans doute un don précieux : ce quidépend de nous (je veux dire, toutes les vues quipeuvent tendre à le produire artificiellement, pardes méthodes particulières de régime), doit être lebut de nos observations les plus attentives, de nosexpériences les plus assidues. Gardons-nouscependant, sur ce point comme sur tout autre,de croire

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qu' il y ait dans la nature des termes précis,auxquels elle reste invariablement fixée : elleflotte, pour l' ordinaire, entre certaines limitesqu' il lui est interdit de franchir ; et le termemoyen que, suivant notre manière de voir,nous considérons comme lui étant le plusconvenable, ou le plus familier, est peut-êtrecelui, dans le fait, auquel elle s' arrêtele plus rarement.Cette règle, qu' on peut dire générale, estspécialement applicable à l' objet particulier de ladiscussion actuelle. Dans chaque homme, il y a desparties d' un volume proportionnel plus ou moinsgrand : chacun de nous a son organe fort et sonorgane faible : certines fonctions prédominenttoujours sur les autres. Enfin, les irrégularités dela vie, les erreurs du régime et des passionsaugmentent encore ces écarts de la nature endirigeant presque toute la sensibilité verscertains points, en rendant ces pointsparticuliers le centre de presqu tous lesmouvemens.Les variétés relatives au volume, qui sont, ici,proprement la circonstance matérielle, peuventtenir à des causes très-différentes. Une partie estplus grande, ou plus renflée, tantôt parce qu' elleest plus énergique ou plus active, et que,par conséquent, elle attire à elle une quantitéplus considérable de sucs nourriciers ; tantôt,au contraire, parce qu' elle est plus faible, queles extrémités de ses vaisseaux n' ont pas assezde ton pour résister

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à l' impulsion des humeurs, que ces humeurs s' yamassent en plus grande quantité ; ou, pour parlerle langage de l' école ancienne, qu' il s' y forme desfluxions. Car, en vertu des lois de l' équilibre, lesfluides contenus dans des canaux dont les paroisélastiques les pressent de toutes parts, se portentvers les endroits où ils rencontrent le moins derésistance : et, à mesure que la résistance diminuedans un point du système, ses effets doiventdevenir proportionnellement plus sensibles dans lesautres ; ce qui, par d' autres lois propres àl' économie vivante, augmente bientôt la cause Mme decette direction particulière des humeurs.Dans ces deux cas bien distincts, le plus grandvolume des parties a, sans doute, une influencetrès-différente sur les habitudes du tempérament ;mais l' influence est également marquée dans tousles deux.Chapitre vi.Ne nous arrêtons point aux petits détails ; ils sonttoujours trop incertains, ou trop insignifians :attachons-nous seulement aux traits principaux, auxcirconstances dont la liaison avec les phénomènesest évidente, et dont les effets peuvent êtrereconnus et constatés.

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Je prends d' abord pour exemple le poumon.Les médecins observateurs et les artistes quis' occupent à reproduire les formes de la nature, ontremarqué depuis longtems, de grandes variétésdans les dimensions de la poitrine : ils ont vu quela structure générale du corps se ressent toujours,plus ou moins, de ces différences ; que l' extrêmede chaque différence constitue une difformité dansl' organisation, et un état maladif dans lesfonctions.Mais nous ne parlons ici que de l' état sain.La capacité plus grande de la poitrine esttoujours, ou presque toujours, accompagnée duvolume plus considérable du poumon ; il est mêmevraisemblable qu' elle en dépend pour l' ordinaire.Le volume du poumon paraît aussi déterminercommunément celui du coeur : ou du moins l' énergie

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des fibres de celui-ci se proportionne au volume decelui-là : et tous les deux déterminent de concert,les dispositions générales du système sanguin.Tout le monde sait que la fonction propre dupoumon est de respirer l' air atmosphérique,c' est-à-dire, d' attirer et de rejeter alternativementdes portions de ce fluide dans lequel nous sommestoujours plongés. Mais la respiration n' est pas,comme l' avaient prétendu quelques physiologistes, unsimple mouvement mécanique, destiné seulement àfaire marcher les liqueurs dans les vaisseauxpulmonaires, par cette pression alternative d' unfluide qui s' applique à leur srface : cen' est pasuniquement un moyen direct de stimuler le coeur,et par lui les artères, pour mettre en jeutout l' appareil hydraulique de la vie. Le poumondécompose l' air : il détermine par là, dansle sang, plusieurs changemens remarquables ;il transforme le chyle en sang : enfin,quoiqu' il y ait encore quelquesdoutes, ouquelques obscurités touchant laproduction de lachaleur animale, et la ressemblance de sesphénomènes avec ceux de la combustion proprementdite, n peut admettre, sans erreur, que cetteproduction dépend, en grande partie, de larespiration ; puisque, dans les diverses espècesd' animaux et dans les divers individus de chaqueespèce, elle paraît assez généralementproportionnelle à la capacité de la poitrine.Ainsi donc, un poumon plus volumineux produit,

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toutes choses égales d' ailleurs, une sanguificationplus active, ou plus complète ; il fournit uneplus grande quantité de chaleur animale ; il mprimeun mouvement plus rapide au sang. Pour sentirl' évidence de ce dernier effet, il suffit de serappeler l' observation faite ci-dessus, que le coeur,soit pour le volume, soit pour la force, esttoujours en rapport avec le poumon. D' ailleurs, unechaleur plus considérable entraîne, ou supose unecirculation plus rapide et plus forte. Souvetaussi, dans ce cas, tout le corps est couvert depoils épais : la poitrine en est sur-touthérissée ; ce qui paraît concourir très-sensiblementà produire une plus grande chaleur.Supposons maintenant que toutes les circonstancesci-dessus se trouvent réunies à des fibresmédiocrement souples, à un tissu cellulairemédiocrement abreuvé de sucs ; et je dis que

cela doit arriver ordinairement, parce qu' une plusgrande énergie dans la circulation tient tous lesvaisseaux

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libres, porte par-tout une quantité suffisanted' humeurs, et que cette même énergie, jointe à lachaleur vitale plus grande, empêche qu' il ne s' yfasse des congestions lentes, et donne aux solidesplus de vie et de ton : supposons donc cetteréunion, si naturelle d' après les vues de lathéorie, et si commune dans le fait ; nous auronsun tempérament caractérisé par la vivacité et lafacilité des fonctions. Nous verrons sur-toutque la chose doit être ainsi, en considérantl' état organique du système nerveux,qui est toujours, dans ce cas, analogue à l' étatdes autres parties : quelquefois même, par desraisons qui seront exposées ci-après, ce systèmeexerce alors une action, en quelque sortesurabondante, qui peut contribuer à rendre lesmêmes résultats encore plus complets.En effet, qu' arriverait-il dans le cas physiologiqueque nous venons de caractériser dans notresupposition ? Des extrémités nerveuses, épanouiesau milieu d' un tissu cellulair qui n' est nidépourvu de suc muqueux, ni surchargé d' humeursinertes, et sur des membranes médiocrementtendues, doivent recevoir des impressions vives,rapides, faciles. Puisqu' elles sont faciles,elles doivent être variées ; puisqu' elles sontrapides, elles doivent se succéder sans cesse ;enfin, puisqu' elles sont vives, elles doiventaussi s' effacer sans cesse mutuellement. Exécutéspar des muscles souples, par des fibres dciles,et qu' en même tems imprègne une vitalité

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considérable, une vitalité par-tout égale etconstante, les mouvemens acquerront la mêmefacilité, la même promptitude, qui se maniestedans es impressions. L' aisance des fonctionsdonnera un grand sentiment de bien-être ; lesidées seront agréables et brillantes, lesaffections bienveillantes et douces. Mais leshabitudes auront peu de fixité : il y auraquelque chose de léger et de mobile dans

les affections de l' âme ; l' esprit manquera deprofondeur et de force : en un mot, ce sera letempérament sanguin des anciens, avec tous lescaractères qu' ils lui prêtent dans leursdescriptions.Mais comment peut-il donc se faire que cetteplus grande largeur de la poitrine, ou ce plusgrand volume du poumon, que nous considérons icicomme la circonstance principale du tempéramentsanguin, se retrouve pourtant encore chez lesindividus les plus inertes, chez ces hommeschargés de tissu cellulaire et de graisse,qu' on désigne par le nom générique deflegmatiques , ou ptuiteux ? Pourrépondre à cette question, il faut quitter lapoitrine, et passer aux viscères abdominaux.Considérons d' abord le foie, ou plutôt le systèmeentier de la veine-porte, qui sert de lien communà tous les organes contenus dans la cavité dubas-ventre.

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Chapitre vii.Dans le foetus, le foie est d' un volumeproportionnel très-considérable ; et pendanttoute la durée de l' enfance, il ne se rapprochequ' insensiblement de celui qu' il doit avoir à unâge plus avancé. Mais dans les premiers tems,quoique le foie filtre beaucoup de bile, cettebile est muqueuse, inerte, sans activité :conséquemment le viscère n' exerce quetrès-incomplètement encore, la grande influencequ' il doit acquérir plus tard, sur l' ensemble del' économie animale ; influence qui, du reste, commeje viens de l' indiquer, tient à ce qu' étant lerendez-vous de tous les vaisseaux veineux quirapportent le sang des diverses partiesflottants du bas-ventre, il correspond avecelles, par les sympathies les plus directeset les plus étendues, et leur fait toujoursressentir vivement, t partager jusqu' à un certainpoint, la manière dont s' exécutent ses fonctions.Quand cette rédominance de volume du foiesurvit dans l' adulte, aux révolutions de l' âge ;quand ce viscère, après que la bile a pris touteson activité, continue à la fournir dans la mêmeabondance proportionnelle, les phénomnes de lavie présenten de nouveaux caractères : il seprépare un genre particulier de tempérament.Parmi les humeurs animales qui peuvent êtrefacilement soumises à l' examen, la bile est

certainement

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une ds plus dignes d' attention. Forméed' un sang qui s' est dépouillé de plus en plus,dans son cours, de ses parties purementlymphatiques et muqueuses, elle est surchargéede matières huileuses et grasses : et cependantce sang rapporte, i l' on peut s' exprimerainsi,, des impressions de vie multipliées,de chacun des organes qu' il a parcourus. Auxyeux du chimiste, la bile est une substanceinflammale, albumineuse, savonneuse, etc.,d' un genre particulier : aux yeux du physiologiste,c' est une humeur très-active, très-stimulante,agissant comme menstrue énergique sur les sucsalimentaires et sur les autres humeurs, imprimantaux solides des mouvemens plus vifs et plus forts,augmentant d' une manière directe, leur tonnaturel. Ses usages pour la nutrition, sontextrêmement imporans ; ses ffets, relativementaux habitudes générales, sont extrêmementétendus : il est même certain qu' elle agitdirectement sur le système nerveux, et, par lui,sur les causes immédiates de la sensibilité.Ordinairement, les effets stimulans de la bilecoïncident avec ceux de l' humeur séminale. Cesdeux produits d' organes et de fonctions sidifférens, acquièrent toute leur énergie à peuprès aux mêmes

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époques ; et le plus souvent, ils ont des degréscorrespondans d' exaltation.Nous avons parlé ailleurs de l' influence del' humeur séminale, ou de celle des organes de lagénération qui préparent cette humeur : il suffitici de rappeler que tout le système des idéeset des affections éprouve tout à coup unecommotion singulière, au moment où ces organesentrent décidément en action, et que laproduction des poils, la fermeté des ligamensarticulaires, quelques circonstancesde l' ossifiction elle-même, paraissent dépendree cette même cause, d' une manière particulière etirecte.Reprenons ici nos suppositions. Je choisis pour

exemple un individu chez qui le foie produit uneplus grande quantité de bile, ou une bile plusactive, que dans l' état ordinaire. Il esttrès-vraisemblable, il est presque certain,que l' inspection anatomique nous fera découvrirchez lui, un foie plus volumineux ; soit quecet organe se trouve tel dès l' origine, soitqu' une plus grande énergie, une plusgrande somme d' action, l' ait fait croître au delàdes proportions communes.Mais nous venons de dire que l' énergie de laliqueur séminale est presque toujours en rapportavec celle de la bile, ou que l' influence dufoie et celle des organes de la génération secorrespondent et s' exercent de concert.Admettons que les choses se passent effectivement

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ainsi dans le cas supposé : admettons, de plus,qu' il y ait un certain état général de tention et deroideur dans tout le système, dans tous les pointsoù s' épanouissent les extrémités sensibles, danstoutes les fibres musculaires.Si nous recherchons ce que doivent produire cesdiverses circonstances physiologiques réunies,il est facile de voir que les sensations aurontquelque chose de violen, les mouvemens quelquechose de brusque et d' impétueux.Supposon encore, pour compléter les données,que la poitrine ait une capacité, et le poumon,aussi bien que le coeur, un volume considérable :alors, à des sensations exaltées, à desdéterminations véhémentes, se joinront unegrande énergie dans les mouvemens circulatoireset beaucop de chaleur vitale.Or, presque toutes ces mêmes circonstancesréagissent les unes sur les autres, et se prêtentune force nouvelle. L' activité des organes de lagénération augmente celle du foie ou de la bile ;l' activit de la bile accroît celle de tous lesmouvemens, et en particulier de la circulation ;la production plus considérable de la chaleurse rapporte à une circulation plus forte ou plusaccélérée ; l' état de la respiration tientà celui de la circulation : enfin, chacune desfonctions ci-dessus agit sur le système nerveux,qui réagit, à son tour, sur toutes à la fois.Puisque les membranes sont sèches et tendues,

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et que l' activité des liqueurs bilieuse etséminale augmente la sensibilité des extrémitésnerveuses, les sensations, je le répète, serontdonc extrêmement vives. Leurtransmission de lacirconférence au centre, la réaction du systèmenerveux, la détermination et l' exécution desmouvemens rencontreront ar-tout desrésistances dans la roideur des parties : maistoutes les résistances seront énergiquementvaincues par cette force plus grande de lacirculation, dont nous venons de parler. Ainsi,les impressions seront aussi rapides, aussichangeantes que dans le tempérament sanguin.Comme chacune aura un degré plus considérablede force, elle deviendra momentanément plusdominante encore. De là, résultentdes idées et des affections plus absolues, plusexclusives, et en même tems aussi plusinconstantes.Cependant les résistances qui se font sentir danstoutes les fonctions, le caractère âcre et ardentque les dispositions, ou la quantité de la bile,impriment à la chaleur du corps, l' extrêmesensibilité de toutes les parties du système,donnent à l' individu un sentiment presquehabituel d' inquiétue. Le bien-êtrefacile du sanguin lui est entièrement inconnu. Cen' est que dans les grands mouvemens, dans lesoccasions qui emploient et captivent toutes sesforces, dans les actions qui lui en donnent laconscience pleine et entière, qu' il jouitagréablement et facilement de l' existence : il n' a,pour ainsi dire, de repos que dans l' excessiveactivité. Or, encore une

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fois, les causes de cette activité s' entretiennentet se renouvellent sans cesse par l' énergiedirecte du système nerveux, et par celle desorganes de la génération, dont l' action est sipuissante sur ce système, considéré dans sonensemble, et sur les autres organes principaux,pris séparément.Nous venons donc de peindre, trait pour trait,le tempérament bilieux des anciens. Parvenusaumême résultat par des routes différentes,cette conformité devient pour nous une nouvellepreuve de leur génie observateur : elle garantitl' exactitude de nos communes observations.Je n' ajoute ici qu' une remarque. Dans ce

tempérament, les vaisseaux artériels et veineuxont un plus grand calibre ; et la quantité dusang paraît beaucoup plus considérable que dans lesanguin proprement dit. C' est Staahl qui, lepremier, a fait ette remarque ; mais il n' en a pasdonné la raison. Dans notre manière de voir,cette circonstance s' explique très-naturellement,ainsi que la plus grande chaleur propre auxbilieux : l' une et l' autre, en effet,semblent bien véritablement dues à l' influenceprédominante du poumon et du coeur, combinéeavec celle du foie. Mais Staalh n' avait pas encoredes idées bien nettes touchant l' action du poumondans la sanguification ; il ne soupçonnait même pasles rapports de la respiration avec la production dela chaleur animale. Au reste, il est assezétonnant que les anciens, qui regardaient le foiecomme le

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centre et le rendez-vou de tout le systèmesanguin, n' aient pas rapporté leur tempéramentbilieux à cette ypothèse, plutôt qu' à laconsidération des qualités, ou de la quantitéde la bile. Mais ces fidèles contemplateursde la nature s' en sont tenus à l' énonciationde faits physiologiques et médicaux : ils onteu grandement raison.Chapitre viii.Nous sommes maintenant en état de faireconnaître dans son principe le tempérament inerte,désigné sous le nom de pituiteux , ouflegmatique ; tempérament dans lequel,malgré la capacité plus grande de la poitrineet le volume du poumon, la production de lachaleur et la force de la circulation sont peuconsidérables.Il suffira d' observer que chez certainsindividus, 1 les fibres sont originairementplus molles ; 2 que, chez ces mêmes individus,les organes de la génération et le foiemanquent souvent d' énerie : deux dispositionsorganiques générales, qui résultenttrès-certainement d' un concours de circonstances

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particulières, relatives aux élémens dont les

différentes parties sont composées, ou à l' étatde la sensibilité qui les anime.Nous pourrions établir aussi que, dans ce cas, lesystème nerveux n' a reçu lui-même originairementqu' une somme lus faible d' activité ; c' est-à-direque les sources de la vie y sont réellement moinsabondantes. Maiscomme cette dernièreconsidération, quoiqu' infiniment probable,ne peut être appuyée sur des observations, ousur des expériences directes ; nous croyonsdevoir la laisser de côté ; ce qui, du reste,ne change rien aux résultats.Le foetus n' est, pour ainsi dire, qu' un mucusorganisé. Dans l' enfant nouveau né, lescartilages et même plusieurs os ne sont encoreque des substances mucilagineuses, condenséeset raffermies par la force croissante desfonctions. Jusqu' à l' âge de puberté,l' enfant est sujet aux dégénérations glaireuses : sesintestins en sont farcis ; ses vaisseauxlymphatiques et ses glandes en sont baignés,embarrassés : enfin, chez lui, le tissucellulaire est plus lâche et plus abreuvéde sucs. Pendant toute cette première époque,l' état contraire est toujours, en quelque sorte,un état de maladie ; il suppose dans les humeursune exaltation contre nature, ou certainsdéveloppemens préoces de la sensibilité. Mais lesdispositions propres à l' enfant, changent dumoment où l' action du système génital se faitsentir ; elles s' effacent par degrès, à mesureque la bile s' exalte ; elles disparaissent

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enfin d' autant plus entièrement, que cettehumeur acquiert une plus grande activité.Si donc l' humeur séminale et la bile sont filtréesen quantité plus faible, ou ne se trouvent pasdouées de toute l' énergie convenable, la puberté,la jeunesse et les premières années de l' âge mûrn' amèneront pas les changemens dont nous venonsde parler. Nous savons, par des observationstrès-sûres, que la présence de ces deux humeurs,non-seulement aiguise la sensibilité, donne plus deton aux fibres ; mais en outre, qu' elle favorise laproduction de la chaleur, soit directement et parelle-même, soit indirectement, en stimulant toutesles fonctions, notamment la circulation desdifférens fluides vitaux. Ainsi, dns le casdonné, la circulation sera plus lente et lachaleur plus faible. Il s' ensuit que les

résorptions se feront mal ; et par conséquentles sucs muqueux s' accumuleront : queles coctions assimilatoires seront incomplètes ; etpar conséquent l' abondance des sucs muqueux iratoujours en croissant. Ces sucs épanchés de toutesparts, gêneront et affaibliront de plus en plus lesvaisseaux, ils engorgeront les poumons ; ilsdégraderont immédiatement, dans leur source, lasanguification et la production de la chaleur.Mais leurs effets ne s' arrêtent pas là. Bientôt ilsémoussent la sensibilité des extrémités nerveuses ;ils assoupissent le système cérébral lui-même :enfin les fibres charnues, que ces mucositésinondent,

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et qui ne se trouvent sollicitées que par defaibles excitations, perdent graduellement leurton naturel ; et la force totale des muscless' énerve et s' engourdit.Que chez les sujets flegmatiques, ou pituiteux,le foie et les organes de la génération aient moinsd' activité, c' est un fait constant quel' observation démontre. On ne remarque point ici,l' appétit vif et les digestions rapides propres aubilieux. Les résultats de digestions incomplètess' y rapprochent beaucoup de ce qu' on observe dansles enfans. Elles produisent, comme dans cesderniers, des mucosités intestinalestrès-abondantes, des déjections d' unecouleur moins foncée. On remarque aussi que lespituiteux n' éprouvent qu' à des degrés plus faibles,les changemens occasionnés dans la physionomieet dans le son de la voix, par l' action del' humeur séminale : ils sont moins velus, et lacouleur de leurs poils est moins foncée ; leursdifférentes humeurs ont une odeur moins forte :enfin, ce qui est plus frappant et plus direct, ilssont moins ardens pour les plaisirs de l' amour.D' après tout ce qui vient d' être dit, l' état dessensations, l' ordre des mouvemens, le caractère deshabitudes seront ici très-faciles à prévoir.Les sensations ont peu de vivacité : de làrésultent des mouvemens faibles et lents ; de làrésulte encore une tendance générale de toutes leshabitudes vers le repos. Comme les fonctionsvitales n' éprouvent

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pas de grandes résistances, à cause de lasouplesse, et de la flexibilité des parties, leflegmatique ne connaît point cette inquiétudeparticulière au bilieux ; son état habituel est unbien-être doux et tranquille. Comme les organesn' éprouvent chez lui que de faibles irritations,et comme les impressions reçues par lesextrémités nerveuses se propagent avec lenteur,il n' a ni la vivacité, ni la gaîté brillante, nile caractère changeant du sanguin. Les fonctionset tous les mouvemens quelconques se font, pourlui, d' une manière traînante : sa vie a quelquechose de médiocre et de borné. En un mot,le pituiteux sent, pense, agit lentementet peu.Chapitre ix.Les caractères distinctifs du bilieux sontextrêmement prononcés : cette empreinte est même laplus forte qui s' observe dans la nature humainevivante. Cependant quelques changemens assezlégers dans les conditions essentielles à cetempérament, vont produire un ordre de phénomènestout nouveau ; au lieu deces poumons et de ce foievolumineux qui lui sont propres, supposons unepoitrine étroite et serrée, jointe à laconstriction habituelle du système épigastrique ; ettout hange de face. Les causes de résistancesont portées à-peu-près à leur dernier terme ;cependant les moyens de les vaincre n' existentpas. La roideur originelle

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des solides est très-grande ; et la langueur de lacirculatton fait que cette roideur s' accroît de plusen plus. Les extrémités nerveuses sont douées d' unesensibilité vive, les muscles sont très-vigoureux ;la vie s' exerce avec une énergie constante : maiselle s' exerce avec embarras, avec une sorted' hésitation. Une chaleur active et pénétranten' épanouit pas ces extrémités, d' ailleurs sisensibles ; elle n' assouplit pas cesfibres desséchées ; elle ne donne point aucerveau ce mouvement et cette conscience de force,dont l' effet moral semble lui-même si nécssairepour venir à bout de tant d' obstacles.Je ne chercherai pas à déterminer si la gêne aveclaquelle se filtre la bile, si la stagnation dusang dans les rameaux de la veine-porte, si sescongestions dans le tissu spongieux de la rate,dépendent uniquement ici du resserrement de la

région épigatrique, et par conséquent de celui dufoie, organe important situé dans cette région ; ousi l' état particulier de la sensibilité dans tousles viscères abdominaux, influe en même tems sur laproduction de tous ces phénomènes. Dans l' économieanimale, les faits qui paraissent pouvoir serapporter à des causes très-simples, appartiennentsouvent à des causes très-compliquées. Au reste,ceux que j' expose sont palpables et certains : celanous suffit. L' embarras de la circulation dans toutl système de la veine-porte, accru par lesspasmes diaphragmatiques et hypocondriaques, rendsuffisamment

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raison des lenteurs qu' éprouve la circulationgénérale, de la difficulté de tous les mouvemens,du sentiment de gêne et de mal-aise qui lesaccompagne, de ce défaut de confiance dans lesforces (qui sont pourtant alors très-considérables) ;enfin, des singularités dans la nature même dessensations, qui caractérisent le tempéramentmélancolique. C' est en effet ce tempérament que nousvenons d' observer et de peindre encore trait pourtrait.Mais nous devons noter une autre circonstance,sans la connaissance de laquelle il seraitpeut-être assez difficile de concevoir la grandeénergie et l' activité constante du cerveau chez lemélancolique ; je veux parler de l' influenceparticulière des organes de la génération.Chez le bilieux, toutes les impulsions sontpromptes, toutes les déterminations directes. Chezle mélancolique, des mouvemens gênés produisent desdéterminations pleines d' hésitation et deréserve : les sentimens sont réfléchis, les volontésne semblent aller à leur but que par des détours.Ainsi, les appétits, ou les désirs du mélancolique,prendront plutôt le caractère de la passion quecelui du besoin ; souvent même le but véritablesemblera totalement perdu de vue : l' impulsion seradonnée avec force pour un objet ; elle se dirigeravers un objet tout différent. C' est ainsi, parexemple, que l' amour, qui est toujours une affairesérieuse pour

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le mélancolique, peut prendre chez lui milleformes diverses qui le dénaturent, et devenirentièrement méconnaissable pour des yeux quine sont pas familiarisés à le suivre dans sesmétamorphoses. Cependant le regard observateursait le reconnaître par-tout : il le reconnaîtdans l' austérité d' une morale excessive, dansles extases de la superstition, dans ces maladiesextraordinaires, qui jadis constituaientcertains individus de l' un et de l' autre sexe,prophètes, augures, ou pythonisses, et qui n' ontpas encore entièrement cessé d' attirer autour deleurs trétaux, le peuple ignorant de toutes lescasses : il le retrouve dans les idées et lespenchans qui paraissent les plus étrangersà ses impulsions primitives ; il le signalejusques dans les privations superstitieuses, ousentimentales qu' il s' impose lui-même. Chezle mélancolique, c' est l' humeur séminaleelle seule qui communique une âme nouvelleaux impressions, aux déterminations, auxmouvemens : c' est elle qui crée, dans le sein del' organe cérébral, ces forces étonantes, tropsouvent employées à poursuivre des fantômes,à systématiser des visions.Jusqu' ici, ne dirait-on point que nous n' avons faitque suivre pas à pas, la doctrine des médecinsgrecs, la raccorder avec les faits anatomiques,l' exposer sous un nouveau point de vue ? Etvéritablement,

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plus on observe avec attention la naturevivante, plus on voit qu' ils l' avaient bienobservée eux-mêmes ; quoique d' ailleursrelativement à l' objet particulier qui nousoccupe mantenant, nous ne puissions admettre,ni leurs explications, ni par conséquent lesdénominations dont elles les ont portés à seservir.Mais il nous reste à considérer quelquescirconstances auxquelles n' avaient pu penserles anciens,

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et dont la détermination est pourtant nécessaireau complément de l' esquisse que nous essayons de

tracer.Chapitre x.L' étude plus attentive de l' économie animale afait reconnaître que les forces vivantes, quoiquetoutes émanées d' un principe unique, subissent, enproduisant les fonctions particulières, desmodifications qui les différencient et lesdistinguent. La distinction devient sur-toutévidente, quand on remarque que ces forcespeuvent être dans des rapports fort différensentre elles. On a vu que la faculté de mouvementn' est pas toujours en raison directe de lasensibilité. Une partie, ou même le corpstout entier, peut être médiocrement, oumême très-peu sensible, et cependant capable dese mouvoir avec vigueur ; ou peu capable de semouvoir, quoique fort sensible. De là, cettedistinction, si connue, des forces sensitives etdes forces motrices ; ou plutôt de l' énergiesensitive du ystème nerveux, et de la manière dontelle s' exerce dans les organes du mouvement.Sans entrer dans l' examen des conclusions qu' ona tirées de ce fait général, et mettant sur-tout decôté les preuves qui le constatent, nousl' énonçons lui-même en d' autres termes, et nous enformons les propositions suivantes.

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Il y a des sujets chez lesquels le systèmecérébral et nerveux prédomine sur le systèmemusculaire.Il en est d' autres chez lesquels, au contraire, cesont les organes du mouvement qui prédominentsur ceux de a sensibilité.La prédominance du système nerveux peut serencontrer avec des muscles forts, ou des musclesfaibles.Avec des muscles forts, elle produit dessensations vives et durables ; avec des musclesfaibles, elle produit des sensations vives, maissuperficielles, t communique aux différentesfonctions une excessive mobilité.Quand le système musculaire prédomine, celadépend, tantôt de la force originelle des fibres,tantôt de l' influence extraordinaire qu' exerce surlui le système nerveux.Ainsi donc, après avoir reconnu la prédominancealternative de certains organes particuliers lesuns sur les autres, nous ne faisons qu' étendrecette observation ; et nous sommes conduits, parles faits, à l' appliquer aux deux systèmes

d' organes les plus généraux.La prédominance du système nerveux paraîtdépendre quelquefois de la plus grande quantité depulpe cérébrale ; mais il est très-certain quesouvent elle ne dépend pas de cette circonstance.Un cerveau plus volumineux, une moelle épinièreplus

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renflée, des troncs de nerfs d' un plus groscalibre, se rencontrent en effet dans certainssujets, chez lesquels la vivacité des sensationsest supérieure la force des mouvemens. Maiscet empire de la sensibilité est fréquemmentcaché dans les secrets de l' organisationcérébrale : il peut tenir à la nature, ou àla quantité des fluides qui s' y rendent, ou qui s' yproduisent ; à des rapports encore ignorés del' organe sensitif avec les autres parties du corps.Quelle que soit, au reste, sa source, ou sa cause,cet état se manifeste par des signes évidens, pardes effets certains. L' action musculaire est plusfaible ; les fonctions qui demandent un grandconcours de mouvemens languissent. En même tems,on observe que les impressions se multiplient, quel' attention devient plus soutenue, que toutes lesopérations qui dépendent directement du cerveau, ouqui supposent une vive sympathie de quelque autreorgane avec lui, acquièrent une énergiesingulière. Cependant les fonctions particulièrementdébilitées en altèrent d' autres, de proche enproche. La vie ne se balance plus d' une manièreconvenable dans les diverses parties ; elle ne s' yrépand plus avec égalité ; elle se concentre dansquelques points plus sensibles : et lorsque cedéfaut d' équilibre pass certaines limites, ilentraîne, à sa suite, des maladies quinon seulement achèvent d' altérer les organesaffaiblis, mais qui troublent, dénaturent lasensibilité elle-même.

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Cet état se remarque particulièrement dans lesindividus qui montrent une aptitude précoce auxtravaux de l' esprit, aux sciences et aux arts.Nous avons dit que l' influence prédominante ducerveau peut s' exercer sur des fibres fortes, ou

sur des fibres foibles. Dans le premier cas, ilrésulte de cette prédominance des déterminationsprofondes et persistantes ; dans le second, desdéterminations légères et fugitives. Or, il estaisé de sentir combien cette seule différencedoit en apporter dans la nature, ou dans lecaractère des idées, des affections,ou des penchans. Là, je vois des élans durables,un enthousiasme habituel, des volontés passionnées :ici, des impulsions multipliées qui se succèdent sansrelâche, et se détrisent mutuellement ; des idéeset des affections passagères qui se poussent ets' effacent, en quelque sorte, comme les rides d' uneeau mobile.Si maintenant nous voulons individualiser ces deuxmodifications de la nature humaine générale, nousverrons encore bien mieux qu' elles se présentent eneffet sous la forme de deux êtres tout différens. Etsi nous voulons les considérer sous le rapport deleur classification physiologique, nous trouveronsque l' une appartient plus spécialement à la natureparticulière de l' homme ; l' autre à la natureparticulière de la femme : non que la femme, par uneroideur accidentelle des fibres, ne puissequelquefois se rapprocher de l' homme, et ce dernierse

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rapprocher d' elle, par sa faiblesse musculaire etsa mobilité ; mais la sensibilité changeante de lamatrice, établit toujours entre les deux sexes unedistinction dont on aperçoit encore la trace, mêmedans les cas qui semblent en offrir les signes leplus intimement confodus.Nous avons dit également que la grande forcemusculaire, accompagnée de la faiblesse et de lalenteur des impressions, peut dépendre, ou d' unedisposition primitive inhérente à l' organisationmême, ou e certains changemens accidentelssurvenus dans l' action et dans l' influencenerveuse. Le dernier cas semble être entièrementétranger à notre objet ; il sort de l' ordrerégulier de la nature, et constitue pourl' ordinaire un véritable état de maladie.Cependant ses phénomènes peuvent servir àfaire mieux concevoir ceux qui caractérisent lepremier : peut-être même dépend-il toujours, commelui, d' une disposition originelle du système, maisd' une disposition qui reste cachée, et nedéveloppe ses effetsque lorsque certainescauses occasionnelles la mettent en jeu. Il

mérite donc au moins d' être noté.Depuis longtems, on a remarqué que lesindividus les plus robustes, ceux dont les musclesont le plus de volume et de force, sontcommunément les moins sensibles aux impressions.Les athlètes, chez les anciens, passaientpour deshommes qui ne regardaient pas de si près auxchoses. Leur prototype

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Hercule, malgré son caractère divin, étaitlui-même plus fameux par son courage que par sonesprit ; et les poètes comiques s' étaient permis,plus d' une fois, de lui prêter ce qu' on appellevulgairement des blourdises, et de faire rire lepeuple à ses dépens.Hippocrate observe que le dernier degré de forceathlétique touche de près à lamaladie : il en donneune bonne raison. L' état du corps change, dit-il,à chaque instant ; et lorsqu' il est parvenu audernier terme du bien, il ne peut plus changerqu' en mal. Mais cette raison n' est pas la seule ;elle n' est même peut-être pas la meilleure. Leshommes dont la sensibilité physique est émousséepar une grande force, s' aperçoivent plus tarddes dérangemens de leur santé : avant qu' ils ydonnent quelqu' attention, la maladie a déjàfait des progrès considérables. D' ailleurs,ces corps, si vigoureux pour l' exécution desmouvemens, paraissent n' avoir, en quelque sorte,qu' une force mécanique : la véritable énergie,l' énergie radicale du système nerveux, serencontre bien plutôt dans des corps grèles etfaibles en apparence. La plus légère indispositionsuffit souvent pour abattre les portefaix et leshommes de peine. Ils ne sont pas seulement plussujets aux fièvres inflammatoires et violentes ;mais leurs forces ont encore besoin d' être plusménagées dans le traitement de toutes leursmaladies. Des saignées abondantes, ou despurgatifs inconsidérément employés, les

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énervent et les accablent rapidement. C' estBaillou, je crois, qui, le premier, a faitcette observation relatvement aux purgatifs.J' ai plusieurs fois eu l' occasion de la répéter

dans les infirmeries publiques ; et j' airemarqué que l' abus des saignées, qu' on ymultiplie souvent avec une sorte de fureur, étaitbien plus désastreux encore.Au reste, je n' indique en passant cesconsidérations médicales que parce qu' ellespeuvent jeter quelque jour sur notre sujet.On voit donc maintenant ce qu' il faut entendrepar le mot tempérament musculaire(musculosum-torosum , comme s' exprime Haller) :car celui dont nous parlonsest absolument lemême ; nous n' avons fait que le détermineret le circonscrire avec plus d' exactitude et deprécision.La plus légère attention suffit pour faire voir quela circonstance qui distingue ce tempérament, doitnécessairement donner une empreinte particulièreà toutes les habitudes ; qu' entre l' homme qui sentvivement, ou profondément, et celui qui ne vitque par l' exercice, ou la conscience de sa forceextérieure, il y a des différences fondamentales ;que leurs moeurs doivent sembler quelquefoisappartenir à peine au même système d' existence ;qu' enfin le tems et la pratique de la vie, endéveloppant, en fortifiant leurs caractèresdivers, ne font que rendre plus sensible cetteligne de démarcation.

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Il en est de la force physique comme de la forcemorale : moins l' une et l' autre éprouvent derésistance de la part des objets, moins ellesnous apprennent à les connaître. Nous avonspresque toujours des idées incomplètes, oufausses, de ceux sur lesquels nous agissonsavec une puissance non contestée : nous nesentons pas le besoin de les considérer soustous leurs points de vue. L' habitude deproduire de grands mouvemens, de tout emporterde haute lutte, et le besoin grossier d' exercersans relâche des facultés mécaniques, nous rendplus capables d' attaquer que d' observer ; debouleverser et de détruire, que d' asservirdoucement, par l' application des lois de lanature, ou d' organiser et de vivifier par denouvelles combinaisons. Entraînés dans uneaction violente et continuelle, qui presquetoujours devance la réflexion, et qui souventla rend impossible, nous obéissons alors à desimpulsions, dépourvues quelquefois même deslumières de l' instinct. Enfin, ce mouvement

excessif et continuel, qui, dans le cas supposé,peut seul faire sentir l' existence, devient alorsde plus en plus nécessaire, comme l' abus desliqueurs fortes, quand on a pris l' habitude deces sensations vives et factices qu' ellesprocurent.

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Car la vie individuelle est dans les sensations : ilfaut absolument, en général, que l' homme sentepour vivre. Sentir est donc son premier besoin. Or,cet homme, en particulier, dont il est questionmaintenant, ne sent, pour ainsi dire, quelorsqu' il se meut. Sa sensibilité hors de là,est extrêmement obscure, incertaine, languissante.Privé, en grande partie, de cette source fécondedes idées et des affections, il n' existenécessairement que dans quelques vues bornéeset dans ses volontés brutales.Je n' insisterai pas plus longtems sur ce qui doitrésulter de ces impressions vives, multipliées ouprofondes, d' une part ; et de ces impressionsrares, engourdies, languissantes, de l' autre : decette disposition qui, faisant éprouver lesentiment habituel d' une certaine faiblessemusculaire relative, porte nécessairementà réfléchir sur les moyens de compenser ce quimanque en force motrice, par l' emploi mieuxdirigé de celle qu' on a ; d' où il suit alorsqu' on pense plus qu' on n' agit, et qu' avant d' agir,on a presque toujours beaucoup pensé : et de cetteautre disposition toute contraire, qui, par laconscience d' une grande vigueur, nous pousse sanscesse au mouvement, le rend indispensable ausentiment de la vie, et produit l' habitude de toutconsidérer, de tout évaluer sous le rapport desopérations de

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la force, et de son ascendant trop souventvictorieux.Mais il nous reste encore un mot à dire touchantles altérations accidentelles d' équilibre, qui fontpasser tout à coup dans les muscles, les forcesemployées primitivement dans les nerfs ; et touchantles altérations contraires, où l' on voitquelquefois la sensibilité s' accroître

passagèrement, par l' effet de la diminutiondes facultés motrices. Pour éclaircircomplètement ces nouveaux phénomènes, ilserait nécessaire d' entrer dans des explicationsparticulières, et même de considérer d' unemanière générale, l' influence des maladies sur leshabitudes morales qui en dépendent. C' est ce quejeme propose de faire dans un des mémoires suivans.Ici, je me borne à l' indication de quelques vues, ouplutôt de quelques faits bien observés.La prépondérance accidentelle des forcesmusculaires,

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peut survenir dans deux circonstancestrès-différentes. Ou les fibres avaient déjàd' avance une certaine énergie ; ou les musclesétaient, au contraire, dans un état defaiblesse très-marqué. Le premier cas est celuides maniaques et de quelques épileptiques ;le second est celui des femmes vaporeuseset délicates, qui, dans leurs accès convulsifs,acquièrent souvent une force que plusieurs hommesrobustes ont peine à contenir. Dans l' un et dansl' autre cas, à mesure que cette énergieextraordinaire des organes moteurs se montre, ou sedéveloppe, la sensibilité diminue en mêmeproportion ; et le changement survenu dans lesmuscles, dépend toujours d' u changementantérieur survenu dans le ystème nerveux. Voilàce qui prouve évidemment que, dans les casordinaires de cette même prépondérance, l' étatdes fibres motrices tient à la manière dont lesnerfs exercent leur action ; que le mouvementaugmenté n' est ici, qu' une modificationdu sentiment, au ton duquel il paraît se monterpour le balancer et lui servir de contrepoids. Celaprouve enfin que, lorsque le sentiment s' émousse,pour laisser prédominer le mouvement, c' estencore par une opération du système sensitif.Ainsi donc, j' augmente le nombre des tempéramensprincipaux ou simples. Au lieu de quatre,j' en admets six. 1 celui qui est caractérisé parla grand capacité de la poitrine, l' énergiedes organes de la génération, la souplesse dessolides,

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l' exacte proportion des humeurs : il représente lesanguin des anciens ; 2 celui qui joint aux deuxpremières conditions (c' est-à-dire, à la grandecapacité du thorax et à l' influence énergique desorganes de la génération), le volume plusconsidérable, ou l' activité plus grande du foie,et la rigidité des parties solides de tout lecorps : ce second tempérament représente lebilieux ; 3 celui dans lequel les organes de lagénération conservent beaucoup d' énergie, oùla poitrine est serrée, où tous les olidessont d' une rigidité extrême, le foie ettout le système épigastrique dans un état deconstriction : ce tempérament remplit ici la placedu mélancolique ; 4 celui chez lequel le systèmegénital et le foie sont inerte, les solides lâches,la quantité des fluides trop considérables, et, parsuite, malgré le grand volume des poumons, lacirculation se fait lentement et faiblement, lachaleur reproduite est moins abondante, lesdégénérations muqueuses sont habituelles etcommunes à tous les organes : c' est le flegmatiqueou pituiteux ; 5 celui qui est caractérisé par laprédominance du sytème nerveux, ou sensitifsur le système musculaire ou moteur ; 6 enfin,celui qui se distingue, au contraire, par laprédominance du système moteur sur le systèmesensitif.Ces six tempéramens se mêlangent et se compliquentles uns avec les autres. Les proportions deces mélanges sont aussi diverses que lescombinaisons

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et les complications elles-mêmes : et celles-cipeuvent être aussi multipliées, que les diversdegrés d' intensité et les nuances dont chaquetempéament est susceptible ou, pour ainsi dire,à l' infini. Mais on ramènera facilement à ceschefs généraux, tous les cas physiologiques quel' observation présente. Chacun de ces caspourra être considéré par deux côtés,qui se correspondront avec exactitude ; jeveux dire par le côté physique, et par ce qu' onappelle le côté moral. Et j' ajoute que laconnaissance et la juste évaluation de leursrapports mutuels, ne demandent que l' applcationméthodique des règles générales, directementrésultantes de tout ce qui précède.Mais ici, pour descendre aux exemples, et

sur-tout pour le faire utilement, il faudraitse perdre dans les détails. Ces exemples, aureste, s' offriront en foule aux espritsobservateurs et réfléchis.Chapitre xi.En revenant sur l' ensemble des idées querenferme ce mémoire, il serait facile dedéterminer quel est le meilleur tempérament,celui qu' on peut regarder comme le type, oul' exemplaire général de la nature humaine. Ilest évident que toutes les forces, tous lesorganes, toutes les fonctions doivent s' ytrouver dans un équilibre parfait. Maisce tempérament n' est-il point une véritableabstraction,

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un modèle purement idéal ? A-t-il jamais existéréellement dans la nature ? Il est vraisemblable quenon. Et quand la nature formerait quelquefois desindividus sur ce modèle, il est encore plusvraisemblable que les mauvaises habitudes de lavie ne tarderaient pas à dégrader leurconstitution primitive. L' observation nous faitvoir seulement que le plus parfait tempéramentest celui qui se rapproche le plus de ce type.L' homme dont les forces sensitives etmotrices sont dans le rapport le plus exact ; chezqui nul organe ne prédomine trop considérablementpar son volume, ou par son activité ; donttoutes les fonctions s' exercent de la manière laplus régulière et la plus rigoureusementproportionnelle , si l' on put s' exprimerde la sorte : cet homme a sans doute reçule tempérament qui promet la santé laplus égale, et du corps et de l' âme ; le plus desagesse et de bonheur. Et s' il apprend à porter lamême proportion, ou le même équilibre, dansl' emploi de ses facultés ; s' il sait balancerses habitudes les unes par les autres ; s' iln' excède les forces d' aucun de ses organes,et s' il n' en laisse aucun dans la langueuret l' inerti : non seulement, commenous l' avons déjà fait observer, il jouira pluspleinement, plus parfaitement, de chacun desinstans de la vie, mais encore toutes lesvraisemblances qui peuvent garantir la longuedurée de cette vie, alors parfaitement heureuseet désirable, se réuniront en sa faveur.

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Mais j' ai dit que les habitudes sont quelquefoiscapables d' altérer le tempérament. On peutdemander si elles e sont pas capables aussi de ledétruire, ou de le changer ; si même ce n' est pasdes habitudes seules, qu' il dépend ; si ce n' estpoint uniquement leur action lente et graduellequi le produit. La réponse est dans les faits ;et ces faits viennent s' offrir d' eux-mêmesà l' observation.L' observation nous apprend que le tempéramentpeut en effet être modifié jusqu' à un certainpoint, par les circonstances de la vie ;c' est-à-dire, par le régime, en prenant ce motdans son sens le plus étendu : mais elle nousapprend aussi qu' un tempérament bien caractériséne change pas. Les causes accidentelles quimodèrent, ou suspendent ses effets, venantà cesser d' agir, il reprend son cours ;et tous ces effets renaissent : souvent mêmelorsque l' application de ces causes se prolonge,elles perdent graduellement de leur puissance ;et la nature primitive reparaît avec tous sesattributs.L' observation nous apprend encore que les habitudesde la constitution se transmettent des pèreset ères, aux enfans ; qu' elles se conservent, commeune marque ineffaçable, au milieu des circonstancesles plus diverses de l' éducation, du climat, destravaux, du régime : au milieu des atteintesqu' elles

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reçoivent incessamment de toutes ces circonstancesréunies, on les voit résister au tems lui-même.Et si les races humaines ne se mêlaient pascontinuellement, tout semble prouver que lesconditions physiques propres à chacune,se perpétueraient par la génération ; en sorteque les hommes de chaque époque représenteraientexactement à cet égard, les hommes des temsantérieurs.Voilà ce qui se remarque en effet chez les peuples,les tribus, ou les hordes dont les familles vonttoujours se chercher pour les mariages ; chez cesraces qui, mêlées géographiquement etcivilement avec les autres nations, ne confondentpoint leur sng avec ce sang étranger, dontelles reconnaissent à peine la primitive

fraternité. C' est parmi elles que se rencontrentles tempéramens dont lempreinte est laplus ferme et la plus nette. C' est vraisemblablementaussi par la même raison, que chez les anciensgrecs, qui vivaient plus resserrés dans l' étenduede leurs territoires respectifs, dans l' enceintede leurs villes, et séparés par les lignes dedémarcation de leurs tribus, les tempéramensétaient bien plus marqués et plus distincts, qu' ilsne le sont chez les peuples modernes, où lesprogrès du commerce tendent à confondre toutes lesraces, toutes les formes, toutes les couleurs.Ce fait général, et toutes les conséquences quien découlent, peuvent se confirmer encore par laconsidération des maladies héréditaires. Cesmaladies

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dépendent certainement des circonstances quiprésident à la formation de l' embryon : voilà ceque personne ne conteste. Mais de plus, ellesparaissent inhérentes à l' organisation même ; carles observations les plus exactes portent à penserqu' elles sont bien moins soumises à la puissancede l' art, que le plus grand nombre des maladiesaccidentelles. On suspend leurs accès, on lespallie elles-mêmes, on les modifie, on leur faitprendre une marche nouvelle : mais il paraît qu' onne les guérit presque jamais radicalement. Or, cesmaladies peuvent avoir, elles ont même en effet unegrande influence sur les habitudes de laconstitutin. Souvent le tempérament ne seperpétue dans les familles, que par un étatmaladif, transmis des pères et mères, auxenfans : car un tempérament dans sonextrême, est une maladie véritable ; et toutemaladie rapproche le système de quelqu' une de cesconditions physiques, désignées sous le nom detempérament.Conclusion.Sans doute il est possible, par un plan de viecombiné sagement et suivi avec constance, d' agirà un assez haut degré, sur les habitudes même dela constitution : il est par conséquent possibled' améliorer la nature particulière de chaqueindividu ;

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et cet objet, si digne de l' attention dumoraliste et du philanthrope, appelle toutes lesrecherches du physiologiste et du médecinobservateur. Mais si l' on peut utilement modifierchaque tempérament, pris à part, on peut influerd' ne manière bien plus étendue, bien plusprofonde, sur l' espèce même, en agissant d' aprèsun système uniforme et sans interruption, surles générations successives. Ce seraitpeu maintenant que l' hygiène se bornât à tracerdes règles applicables aux différentes circonstancesoù peut se trouver chaque homme en particulier :elle doit oser beaucoup plus ; elle doit considérerl' espèce humaine comme un individu dontl' éducation physique lui est confiée, et que laurée indéfinie de son existence permet derapprocher sans cesse, de plus en plus, d' un typeparfat, dont son état primitif ne donnait mêmepas l' idée : il faut, en un mot, que l' hygièneaspire à perfectionner la nature humaine générale.Après nous être occupés si curieusement desmoyens de rendre plus belles et meilleures les racesdes animaux, ou des plantes utiles et agréables ;après avoir remanié cent fois celles des chevaux etdes chiens ; aarès avoir transplanté, greffé,travaillé de toutes les manières les fruits et lesfleurs, combien n' est-il pas honteux de négligertotalement la race de l' homme ! Comme si elle noustouchait de moins près ! Comme s' il était plusessentiel

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d' avoir des boeufs grands et forts, que des hommesvigoureux et sains ; des pêches bien odorantes, oudes tulipes bien tachetées, que des citoyens sageset bons !Il est tems, à cet égard comme à beaucoupd' autres, de suivre un système de vues plus digned' une époque de régénération : il est tems d' oserfaire sur nous-mêmes, ce que nous avons fait siheureusement sur plusieurs de nos compagnonsd' existence, d' oser revoir et corriger l' oeuvrede la nature. Entreprise hardie ! Qui méritevéritablement tous nos soins, et que la naturesemble nous avoir recommandée particulièrementelle-même. Car, n' est-ce pas d' elle, en effet,que nous avons reçu cette vive facultéde sympathie, en vertu de laquelle riend' humain ne nous demeure étranger ; qui noustransporte dans tous les climats où notre

semblable peut vivre et sentir ; qui nous ramèneau milieu des hommes et des actions des temspassés ; qui nous fait coexister fortement avectoutes les races à venir ? C' est ainsi qu' onpourrait à la longue, et pour des collectionsd' hommes prises en masse, produire une espèced' égalité de moyens, qui n' est point dansl' organisation primitive et qui, semblable àl' égalité des droits, serait alors une créationdes lumières et de la raison perfectionnée.Et dans cet état de choses lui-même, il ne fautpas croire que l' observation ne pût découvrirencore

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des différences notables, soit par rapport aucaractère et à la direction des forces physiquesvivantes, soit par rapport aux facultés et auxhabitudes de l' entendement et de la volonté.L' égalité ne serait réelle qu' en général : elleserait uniquement approximative dans les casparticuliers.Voyez ce haras, ù l' on élève, avec des soinségaux et suivant des règles uniformes, une race dechevaux choisis : ils ne les produisent pas tousexactement propres à recevoir la même éducation, àexécuter le même genre de mouvemens. Tous, ilest vrai, sont bons et généreux ; ils ont même tousbeaucoup de traits de ressemblance, qui constatentleur fraternité : mais cependant chacun a saphysionomie particulière ; chacun a sesqualités prédominantes. Les uns se font remarquerpar plus de force ; les autres par plus devivacité, d' agilité, de grâce : les uns sont plusindépendans, plus impétueux, plus difficiles àdompter ; les autres sont naturellement plusdoux, plus attentifs, plus dociles, etc., etc.,etc. De même, dans la race humaine,perfectionnée par une longue culture physique etmorale, des traits particuliers distingueraientencore, sans doute, les individus.D' ailleurs, il existe sur ce point, comme surbeaucoup d' autres, une grande différence entrel' homme et le reste des animaux. L' homme, parl' étendue et la délicatesse singulières de sasensibilité,

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est soumis à l' action d' un nombre infini de causes :par conséquent, rien ne serait plus chimérique quede vouloir ramener tous les individus de sonespèce, à un type exactement uniforme et commun.Les hommes, tels que nous les supposons ici,seraient donc également propres à la viesociale ; ils ne le seraient pas également à tousles emplois de la société : leur plan de vie nedevrait pas être absolument le même ; et letempérament, comme la disposition personnelle desesprits et des penchans, offrirait encore beaucoupde différences aux observateurs.Or, ce sont les remarques de ce genre qui peuventseules servir de base au perfectionnementprogressiffde l' hygiène particulière et générale.Car, soit qu' on veuille appliquer ses principesaux cas individuels, soit qu' on la réduise enrègles plus sommaires, communes à tout le genrehumain, il faut commencer par étudier lastructure et les fonctions des parties vivantes : ilfaut connaître l' homme physique pour étudier avecfruit l' homme moral ; pour apprendre à gouvernerles habitudes de l' esprit et de la volonté,par les habitudes des organes et du tempérament. Etplus on avancera dans cette route d' amélioration,qui n' a point de terme, plus aussi l' on sentiracombien l' étude qui nous occupe est importante : desorte qu' un des plus grands sujets d' étonnement pournos neveux, sera sans doute d' apprendre

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que chez des peuple qui passaient pouréclairés, et qui l' étaient réellement à beaucoupd' égards, elle n' entra pour rien dans les systèmesles plus savans et dans les établissemens les plusvantés d' éducation.

SEPTIEME MEMOIRE

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de l' influence des malaies sur la formationdes idées et des affections morales .Introduction.Chapitr i.

La question que je me propose d' examiner dansce mémoire, intéresse également l' art de guériret la philosophie rationnelle : elle tient auxpoints les plus délicats de la science de l' homme,et jette un jour nécessaire sur des phénomènestrès-importans. C' est peut-être, dans le plan detravail que je me suis tracé, celle qu' il est le plusessentiel de bien résoudre. En effet, toutes lesautres s' y rapportent ; elles en dépendent mêmed' une manière immédiate ; elles ne sont, en quelquesorte, que cette même question considérée sousdifférens points de vue, et dans ses développemensprincipaux. Mais plus le sujet est intéressant etvaste, moins je puis espérer de ne pas rester audessous de ce qu' il

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exige. C' est au milieu des langueurs d' une santédéfaillante, que j' ai pris la plume : il estimpossible que mes idées ne se ressentent pas dela disposition dans laquelle je les ai rassemblées.Au reste, mon objet est de montrer l' influence de lamaladie sur les fonctions morales : l' auteur en seraluiûmême sans doute le premier exemple ; et je doiscraindre de ne prouver par là, que trop bien, lathèse générale que j' établis.Mais entrons en matière.L' ordre règne dans le monde physique. L' existencede cet univers, et le retour constant de certainsphénomènes périodiques suffisent pour ledémontrer.L' ordre prédomine encore dans le monde moral.Une force secrète, toujours agissante, tend, sansrelâche, à rendre cet ordre plus général et pluscomplet. Cette vérité résulte également del' existence de l' état social, de sonperfectionnement progressif, de sa stabilité,malgré des institutions si souvent contrairesà son véritable but.Toute l' éloquence des déclamateurs vient échouercontre ces faits constans et généraux.Mais ce qu' il y a de plus remarquable dans leslois qui gouvernent toutes choses, c' est qu' étantsusceptibles d' altération, elles ne le sontpourtant que jusqu' à un certain point ; que ledésordre ne peut jamais passer certaines bornesqui paraissent avoir été fixées par la natureelle-même ; qu' il emble

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enfin porter toujours lui-même en soi, lesprincipes du retour vers l' ordre, ou de lareproduction des phénomènes conservateurs.Ainsi donc l' ordre existe. Il peut être troublé :mais il se renouvelle, ou par la urée, ou parl' excès d' action des circonstances mêmes quitendent à le détruire.Mais, en outre, parmi ces circonstancesperturbatrices, il en est qui sont plus ou moinssoumises à l' influence des êtres vivans doués devolonté : il en est que le développementautomatique des propriétés de la matière,et la marche constante de l' univers, paraissentpouvoir changer à la longue, ou même empêcherde renaître. Là, (je veux dire dans ces deuxordres de circonstances) se trouventplacées, comme en réserve, et pour agir à desépoques indéterminées, les causes efficaces d' unperfectionnement général.Nous voyons le monde physique qui nousenvironne, se perfectionner chaque jour rlativementà nous. Cet effet dépend sans doute, entrès-grande partie, de la présence d l' hommeet de l' influence singulière que son industrieexerce sur l' état de la terre, sur celui des eaux,sur la constitution même de l' atmosphère, dontil tire le premier et le plus indispensablealiment de la vie. Mais il paraît permisde croire que cet effet dépend encore, à certainségards, de la simple persistance des choses, et de

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l' affaiblissement successif des causes naturellesqui pouvaient, dans l' origine, s' opposer auxchangemens avantageux. Ainsi, les améliorationsévidentes qui se remarquent sur le globe, neseraient pas dues simplement aux progrès de l' artsocial et des travaux qu' il exige ; elles seraientencore, en quelques points, l' ouvrage de lanature, dont le concours les aurait beaucoupfavorisées. Il n' est pas même impossible quel' ordre général, que nous voyons régner entreles grandes masses, se soit établiprogressivement ; que les corps célestes aientexisté longtems sous d' autres formes et dansd' autres relations entr' eux : enfin, que cegrand tout soit susceptible de se perfectionnerà l' avenir, sous des rapports dont nous n' avonsaucune idée, mais qui n' en

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changeraient pas moins l' état de notre globe, etpar conséquent aussi l' existence de tous les êtresqu' enfante son sein fécond.Il est aisé de le voir, l' influence de l' homme, surla nature physique, est faible et bornée : elle neporte que sur les points qui le touchent, en quelquesorte, immédiatement. La nature morale, aucontraire, est presque toute entière soumise à sadirection. Résultat des penchans, des affections, desidées de l' home, elle se modifie avec ces idées,ces affections, ces penchans. à chaque institutionnouvelle, elle prend une autre face : une habitudequi s' introduit, une simple découverte qui se fait,suffit quelquefois pour y changer subitementpresque tous les rpports antérieurs. Etvéritablement, il n' y a d' indépendant etd' invariable dans ses phénomènes, que ce qui tientà des lois physiques, éternelles et fixes : je diséternelles et fixes ; car la partie qu' onappelle plus particulièrement physique dansl' homme, est elle-même susceptible des plus grandesmodifications ; elle obéit à l' action puissante etvariée d' une foule d' agens extérieurs. Or,l' observation et l' exérience peuvent nousapprendre à prévoir, à calculer, à diriger cetteaction ; et l' homme deviendrait ainsi, dans sespropres mains, un instrument docile dont tousles ressorts et tous les mouvemens, c' est-à-dire,toutes les facultés et toutes les opérationspourraient tendre toujours directementau plus grand développement de ces mêmesfacultés,

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à la plus entière satisfaction des besoins, auplus grand perfectionnement du bonheur.Chapitre ii.Dans le nombre des phénomènes physiquescapables d' influer puissamment sur les idées et lesaffections morales, j' ai placé l' état de maladiepris en général. Il s' agit de voir jusqu' à quelpoint cette proposition se trouve vraie ; et sil' on peut à chaque particularité bien caractériséede cet état, rapporter une particularitécorrespondante dans les dispositions du moral. Eneffet, puisque les travaux du génie observateurnous ont fait connaître les moyens d' agirsur notre nature physique ; de changer les

dispositions de nos organes ; d' y rétablir, etmême d' y rendre quelquefois plus parfait, l' ordredes mouvemens naturels : nous ne devons pasconsidéer l' application savante et méthodiquedes remèdes, seulement comme capable de soulagerdes maux particuliers, de rendre le bien-êtreet l' exercice de leurs forces à des êtresintéressans ; nous devons encore penser qu' onpeut, en améliorant l' état physique, amélioreraussi la raison et les penchans des individus,perfectionner même à la longue, les idéeset les habitudes du genre humain.Si l' on voulait se borner à prouver que la maladieexerce véritablement une influence sur les idées etsur les passions, la chose ne serait pas difficilesans

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doute : il suffirait pour cela, des faits les plusfamiliers et les plus connu. Nous voyons, parexemple, tous les jours, l' inflammation aiguëou lente du cerveau, certaines dispositionsorganiques de l' estomac, les affections dudiaphragme et de toute la région épigastrique,produire soit la frénésie, ou le délirefurieux ou passager, soit la manie, ou la foliedurable : et l' on sait que ces maladies seguérissent par certains remèdes capables d' encombattre directement la cause physique.Ce n' est pas uniquement la nature ou l' ordre desidées qui change dans les différens délires : lesgoûts, les penchans, les affections changent encoreen même tems. Et comment cela pourrait-il ne pasêtre ? Les volontés et les déterminationsdépendent de certains jugemens antérieurs dont on aplus ou moins la conscience, ou d' impressionsorganiques directes : quand les jugemens sontaltérés, quand les impressions sont autres, cesolontés et ces déterminations pourraient-ellesrester encore les mêmes ? Dans d' autres cas,où les sensations sont en général conformesà la réalité des choses, et les raisonnemens,en général aussi, tirés avec justesse dessensations, nous voyons que le dérangement d' un seulorgane peut produire des erreurs singulièresrelatives à certains objets particuliers, àcertains genres d' idées ; que par suite, il peutdénaturer toutes les habitudes, par rapport àcertaines affections particulières de l' âme. Ceseffets, le dérangement dont

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nous parlons les produit, en modifiant d' unemanière profonde les penchans physiques, donttoutes ces habitudes dépendent. Je pourraisaccumuler les exemples à l' appui de cetteassertion. Je me borne à citer la nymphomanie,maladie étonnantepar la simplicité de sa cause,qui pour l' ordinaire est l' inflammation lentedes ovaires et de la matrice ; maladiedégradante par ses effets, qui transformentla fille la plus timide en une bacchante, et lapudeur la plus délicate en une audace furieuse,dont n' approche même pas l' effronterie de laprostitution.Que si, d' un autre côté, l' on voulait entrer dansle détail de tous les changemens que l' état demaladie peut produire sur le moral ; si l' onvoulait suivre cet état jusques dans ses nuancesles plus légères, pour assigner à chacune, lanuance analogue qui doit lui correspondre dansles dispositions de l' esprit et dans les affections,ou dans les penchans : on s' exposerait sans doute àtomber dans des minuties ridicules, à prendredes rêves pour les vraies opérations de lanature, et des subtilités méthodiques pour lesclassifications du génie. On évite en effetbien rarement ce danger, toutes lesfois que dans les recherches difficiles, on ne seborne pas à saisir les choses par les points de vuequi offrent le plus de prise à l' observation et auraisonnement.Mais il ne s' agit ici, ni de prouver ce qui frappe

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tous les yeux, ni de mettre en avant de vaineshypothèses.Les idées et les affections morales se forment envertu des impressions que reçoivent les organesexternes des sens, et par le concours de celles quisont propres aux organes internes les plussensibles.Il est prouvé par des faits directs, que cesdernières impressions peuvent modifier beaucouptoutes les opérations du cerveau.Mais quoique toutes les parties, externes ouinternes, soient susceptibles d' impressions, toutesn' agissent pas, à beaucoup près, au même degré surle cerveau. Celles qui sont le plus capables de lefaire d' une manière distincte et déterminée, ne le

font pas toujours d' une manière directe. Il existedans le corps vivant, indépendamment du cerveauet de la moelle épinière, différens foyers desensibilité, où les impressions se ressemblent enquelque sorte, comme les rayons lumineux, soit pourêtre réfléchies immédiatement vers les fibresmotrices, soit pour être envoyées dans cet étatde rassemblement, au centre universel et commun.C' est entre ces divers foyers et le cerveau que lessympathies sont très-vives et très-multipliées : etc' est par l' entremise des premiers, que les parties,dont les fonctions sont moins étendues, et parconséquent aussi la sensibilité plus obscure,peuvent communiquer particulièrement, soit entreelles, soit avec le centre commun. Parmi cesfoyers, qui peuvent

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être plus ou moins nombreux et plus ou moinssensibles, suivant les individus, nous enremarquerons trois principaux (non compris le cerveauet la moelle de l' épine), auxquels les uns et lesautres se rapportent également. J' entends1 la région phrénique, qui comprend lediaphragme et l' estomac, dont l' orificesupérieur est si sensible, que Vanhelmonty plaçait le trône de son archée , ou deson principe directeur de l' économie vivante :2 la région hypocondriaque à laquelleappartiennent, non seulement le foie et la rate,mais tous les plexus abdominaux supérieurs, unepartie considérable des intestins grêes, et lagrande courbure du colon. Ces deux foyers setrouvent souvent confondus dans les écrivainssystématiques, sous le nom d' épigastre ; maiscomme ils différent beaucoup par rapportaux effets physiques ou moraux, queproduisent les affections qui leur sontrespectivement propres, la bonne doctrine médicaleet la saine analyse exigent qu' ils soient distingués ;3 le dernier foyer secondaire est placé dans lesorganes de la génération : i embrasse en outre,le système urinaire et celui des intestinsinférieurs.Rappelons aussi, qu' indépendamment desimpressions reçues par les extrémités sentantes,externes et internes, le système nerveux est encoresusceptible d' en recevoir d' autres qui luiapprtiennent plus spécialemen ; puisque leurcause réside, ou agit dans son propre sein, soit lelong du

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trajet de ses grandes divisions, soit dans sesdifférens foyers particuliers, soit à l' originemême des nerfs et dans leur centre commun.Chapitre iii.Mais, pour que les impressions soient transmisesd' une manière convenable ; pour que lesdéterminations, les idées, les affections moralesqui en résltent, correspondent exactement avec lesobjets extérieurs, ou avec les causes internes dontelles dépendent, le concours de quelquescirconstances physiques, que l' observateur peutparvenir à déterminer, est absolument indispensable.Les opérations diverses dont l' ensemble constituel' exercice de la sensibilité, ne se rapportent pasuniquement au système nerveux, l' état et la manièred' agir des autres parties y contribuentégalement. Il faut une certaine proportionentre la masse totale des fluides et celle dessolides : il faut dans les solides, un certaindegré de tension ; dans les fluides,un certain degré de densité : il faut une certaineénergie dans le système musculaire, et une certaineforce d' impulsion dans les liqueurs circulantes : enun mot, pour que les diverses fonctions des nerfs etdu cerveau s' exécutent convenablement, toutes lesparties doivent jouir d' une activité déterminée ; etl' exercice de cette activité, doit être facile,comlet et soutenu.

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D' ailleur, les dispositions générales du systèmenerveux ne sont point indépendantes de celles desautres parties. Ce système n' est pas seulement dansun rapport continuel d' action avec elles ; il estaussi formé d' élémens analogues ; il est, enquelque sorte, jeté dans le même moule : et si,par les impressions qu' il en reçoit, et par lesmouvemens qu' il leur imprime, il partage sanscesse leurs affections, il partage aussi leurétat organique, par le tissu cellulairequ' il admet dans son sein, et par les nombreuxvaisseaux dont il est arrosé.Dans l' état le plus naturel, les trois foyerssecondaires, indiqués ci-dessus, exercent uneinfluence considérable sur le cerveau. Lesaffections stomacales et phréniques, celles desviscères hypocondriaques, les différens états desorganes de la géération sont ressentis par tout

le système nerveux. On observe que les dispositionsmême des extrémités sentantes, le caractère etl' ordre des déterminations sot modifiés par là,suivant certaines lois générales, non moinsconstantes que celles dont dépendent leursmouvemens réguliers : et le caractère des idées,la tournure et même le genre des passions, neservnt pas moins à faire reconnaître ces diversescirconstances physiques, que ces mêmes circonstancesà faire présager avec certitude, les effets morauxqu' elles doivent poduire. Enfin, commenous l' avons répété plusieurs fois, lesopérations de l' ntelligence et les déterminationsde la

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volonté résultent, non seulement des impressionstransmises au centre nerveux commun, par lesorganes externes des sens, mais encore de celles quisont reçues dans toutes les parties internes.Or, la sensibilité de ces dernières parties peutsubir de grandes variations, par l' effet desmaladies dont elles sont susceptibles, et dontquelques-unes paraissent être plusparticulièrement des maladies de la sensibilitémême. En un mot, les combinaisons, lesdéterminations et les réactions du centrecérébral, tiennent à toutes ces données réunies : ets' il imprime le mouvement aux différentes parties del' économie vivante, sa manière d' agir estelle-même subordonnée aux divers états de leursfonctions respectives.Pour ramener les effets moraux des maladies àquelques points principaux et communs ; pourmontrer sur-tout la liaison de ces effets avecleurs causes, nous sommes forcés d' entrer dansquelques détails de médecine : mais nous rendronsces détails fort courts, en évitant de discuterles motifs de classification que nous allonsadopter. Nous tâcherons sur-tout de rattacherdirectement toutes les considérations surlesquelles nous nous arrêterons un moment,à l' objet précis de la question.Chapitre iv.Dans la division générale des maladies, ondistingue

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celles qui affectent les solides, de celles qu' onpeut regarder comme particulièrement propres auxfluides. Cette division, quoiqu' un peu vague, estassez bonne au fond ; elle peut être conservée. Ilfaut pourtant se garder de croire qu' elle soitexempte de tout arbitraire, ou de tout esprit desystème, ettqu' elle puisse devenir fort utiledans l' étude pratique de l' homme malade : car ilest infiniment rare que les affections de cesdeux grandes classes de parties vivanèes,ne soient pas compliquées les unesavec les autres. Peut-être l' état des fluidesn' éprouve-t-il aucune modification qui n' ait sasource dans celui des solides, auxquels la plupartdes physiologistes pensent que la vie estparticulièrement attachée ; ou plutôt les solideset les fluides sont-ils toujours, peut-être,affectés et modifiés simultanément.Mais cette question serait absolument étrangèreà l' objet qui nous occupe. Quoi q' il en soit donc,les maladies des solides peuvent, à leur tour, êtredivisées en maladies qui s' étendent à des systèmestout entiers, tels que les systèmes nerveux,musculaire, sanguin, lymphatique, et en celles quise bornent à des organes particuliers, commel' estomac, le foie, le poumon, la matrice, etc.Les maladies des fluides peuvent également sediviser en maladies générales du sang, de la lymphe,du mucus, etc., et en affections particulières danslesquelles ces mêmes humeurs ont subi desaltérations

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notables, ou sont agitées de mouvemensextraordinaires, mais dont les effets se fixentsur une partie circonscrite, ou sur un organeparticulier.On peut ajouter à cette seconde subdivision, lesmaladies qui passent pour affecter également lessolides et les fluides, comme le sorbut, lesécrouelles, le rachitis, etc. ; enfin, lesmaladies consomptives, avec ou sans fièvre lente,soit qu' elles paraissent tenir au dépérissementgénéral de toutes les fonctions, soit qu' ellesdoivent être rapportées à la colliquation dequelque organe important.Comme les affections propres du système nerveuxont l' effet le plus direct et le plus étendu sur lesdispositions de l' esprit et sur les déterminationsde la volonté, elles demandent une attention

particulière ; et leur histoire analytique, si elleétait faite d' une manière exacte, permettrait deglisser plus rapidement sur les phénomènesrelatifs aux autres affections.Le système nerveux, comme organe de lasensibilité, et comme centre de réaction,d' où partent tous les mouvemens, est susceptiblede tomber dans différens états de maladiequ' on peut réduire : 1 à l' excessive sensibilitéaux impressions, d' une part ; et de l' autre,à l' excès d' action sur les organes moteurs ;2 à l' incapacité de recevoir les impressionsen nombre suffisant, ou avec le degré d' énergieconvenable, et à la diminution de l' activiténécessaire pour la production des mouvemens ;3 à la

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perturbation générale de ses fonctions, sans qu' onpuisse d' ailleurs y remarquer d' excès notable ni enplus, ni en moins ;4 à la mauvaise distribution de l' influencecérébrale, soit qu' elle s' exerce d' une manièretrès-inégale, par rapport au tems (c' est-à-dire,qu' elle ait des époques d' excessive activité,et d' autres d' intermission ou de rémissionconsidérable), soit qu' elle se répartisse malentre les différens organes, abandonnant en quequesorte les uns, pour concentrer dans les autres lasensibilité, les excitations ou les forces quiopèrent les mouvemens.Ces diverses affections du système nerveuxpeuvent être idiopathiques ou sympathiques,c' est-à-dire, dépendre directement de son étatpropre, ou tenir à celui des organes principauxavec lesquels ses relations sont le plus étendues.Elles peuvent, par exemple, être la suite d' unelésion du cerveau, de la présence de certaineshumeurs, du pouvoir de certaines habitudes, quitroublent directement ses fonctions, ou résulterde l' état de l' estomac, de la matrice et des autresviscères abdominaux. J' observe que, dans les auteurs,ces diveses affections nerveuses se trouventdésignées indifféremment, par le nom générique despasme ; mot, comme on voit, excessivementvague, et dont les médecins les plus exactsabusent eux-mêmes beaucoup trop. Ce mot,au reste, paraît avoir été adopté par lessolidistes, pour exprimer tous les phénomènesindéterminés qu' accompagnent de grands désordres des

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fonctions, ou mêmes certaines douleurs vives, sansqu' il y ait d' ailleurs rien de changé dans l' étatorganique des parties, sauf cette dispositionsouvent passagère des nerfs qui les animent.Suivant le degré d' énergie ou d' activité, dontjouissent alors les viscères et les organes moteurs,ces affections produisent des effetstrès-différens. Celles qui sont spécialementdues au dérangement de certains organes, ou decertaines fonctions, ont aussi leur caractèrepropre, et s manifestent par des phénomènestrès-particuliers.On peut établir en général, que, dans toutes lesaffections dites nerveuses , il y a desirrégularités plus ou moins fortes, etrelativement à la manière dont les impressionsont lieu, et relativement à celle dontse forment les déterminations, soit automatiques,soit volontaires. D' une part, les sensationsvarient alors sans cesse de moment en moment,quant à leur vivacité, à leur énergie, et mêmequant à leur nombre : de l' autre, la force, lapromptitude et l' aisance de la réaction sontextrêmement inégales. De là, des alternativescontinuelles de grande excitation et de langueur,d' exaltation et d' abattement, une tournured' esprit et des passions singulièrement mobiles.Dans cet état, l' âme est toujours disposée à selaisser pousser aux extrêmes. Ou l' on a beaucoupd' idées, beaucoup d' activité d' esprit ; ou l' onest en quelque sorte, incapable de penser.Robert Whitt a très-bien observé que les

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hypocondriaques sont, tour à tour, craintifs etcourageux : t comme les impressions pèchenthabituellement en plus, ou en moins, relativement àpresque tous les objets, il est extrêmement rare queles images répondent à la réalité des choses ; queles penchans et les volontés restent dans un justemilieu.Si maintenant, à ces inégalités générales queprésentent, dans ce cas, les fonctions du systèmenerveux, vient se joindre la faiblesse des organesmusculaires, ou celle de quelque viscèreimportant, tel, par exemple, que l' estomac, lesphénomènes, analogues quant au fond, sedistingueront par des particularités remarquables.

Dans les tems de langueur, l' impuissance desmuscles rendra plus complet, plus décourageant,ce sentiment de faiblesse et de défaillance ;la vie semblera près d' échapper à chaqueinstant. De là des passions tristes, minutieuseset personnelles ; des idées petites, étroiteset portant sur les objets des plus légèressensations. Dans les tems d' excitation, quisurviennent d' autant plus brusquement que lafaiblesse est plus grande, les déterminationsmusculaires ne répondent à l' impulsion du cerveau,que par quelques secousses sans énergie et sanspersistance. Cette impulsion ne fait que mieuxavertir l' individu de son impuissance réelle ;elle ne lui donne qu' un sentiment d' impatience,de mécontentement, d' anxiété. Des penchans,quelquefois assez vifs, mais, pour la plupart,réprimés parla conscience habituelle

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de la faibbesse, en aggravent encore ladécourageante impression. Comme l' organe spécialde la pensée ne peut agir sans le concours deplusieurs autres ; comme il partage dans cemoment, jusqu' à certain point, l' état dedébilité des organes du mouvement : les idéesse présentent en foule ; elles naissent, maisne se développent pas ; la force d' attentionnécessaire manque : il arrive, enfin, quecette activité de l' imagination, qui sembleraitdevoir être le dédommagement des facultés dont onne jouit plus, devient une nouvelle sourced' abattement et de désespoir.Chapitre v.Par sa grande influence sur toutes les parties dusystème nerveux, et notamment sur le cerveau,l' estomac peut souvent faire partager ses diversétats à tous les organes. Par exemple, sa faiblesse,jointe à l' extrême sensibilité de son orificesupérieur et du diaphragme, se communiquerapidement aux fibres musculaires de tout le corpsen général. Peut-être même ces communicationsont-elles lieu relativement à quelques musclesparticuliers, par l' entremise directe de leursnerfs et de ceux de l' estomac, sans le concours ducentre cérébral commun. Quoi qu' il en soit,la vive sensibilité, la mobilité, la aiblessedu centre phrénique, sont constammentaccompagnées d' une énervation, plus ou moinsconsidérable, des organes moteurs ; et parconséquent, ls

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idées et les affections morales doivent présentertous les caractères résultans de ce dernier état.Mais, comme l' action immédiate de l' estomacsur le cerveau, est bien plus étendue que celle dusystème musculaire tout entier, il est évident queces effets seront nécessairement beaucoup plusmarqués et plus distincts dans la circonstancedont nous parlons. Toute attention deviendrafatigue : les idées s' arrangeront avec peine,et souvent elles resteront incomplètes : lesvolontés seront indécises et sans vigueur,les sentimens sombres et mélancoliques :du moins, pour penser avec quelque force etquelque facilité, pour sentir d' une manièreheureuse et vive, il faudra que l' individusache saisir ces alternatives d' excitationpassagère qu' amène l' inégal emploi desfacultés. Car la mauvaise distribution desforces, commune à toutes les affections nerveuses,est spécialement remarquable dans celles dontl' estomac et le diaphragme sont le siégeprimitif. L' observation nous apprend que lessujets chez lesquels la sensibilité et lesforces de ces organes se trouvent considérablementaltérées, passe continuellement et presqesans intervales, d' une disposition àl' autre. Rien n' égale quelquefois la promptitude, lamultiplicité de leurs idées et de leurs affections ;mais aussi rien n' est moins durable : ils en sontagités, tourmentés ; mais à peine laissent-ellesquelques légers vestiges. Le tems de rémissionvient ; ils tombent dans l' accablement : et lavie s' écoule

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pour eux dans une succession non interrompue, depetites joies et de petits chagrins, qui donent àtoute leur manière d' être un caractère depuérilité d' autant plus frappant, qu' on l' observesouvent chez des hommes d' un esprit d' ailleurs fortdistingué.Cette remarque, presqu' également applicable àl' un et à l' autre sexe, est vraie, sur-tout pour leplus faible et le plus mobile.Mais, quant aux affections nerveuses générales,

déterminées par celles des organes de lagénération, il n' en est pas de même, à beaucoupprès. Si quelquefois elles paraissent augmenterencore la mobilité des femmes, et porter leursgoûts et leurs idées au dernier terme du capriceet de l' inconséquence ; souvent aussi cesaffections produisent sur elles, des effetsanalogues à ceux qu' elles amènent ordinairementchez les hommes : elles impriment à leurshabitudes un caractère de force et de fixitéqui ne leur est pas naturel ; elles peuvent mêmeleur donner une tournure de violence etd' emportement, qu' on jugerait d' ailleursincompatible avec des sentimens délicats et fins.En général, lorsque les femmes se rapprochent dela manière d' être des hommes, cet effetsingulier dépend de l' état de la matrice et desovaires : l' inertie et l' excès d' actionde ces organes sont également capables de leproduire ; et l' on remarque alors, tantôt unegrande indifférence, tantôt le penchant le plusimpétueux pour les plaisirs de l' amour.

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Nous avons fait ailleurs, le tableau sommaire deschangemens remarquables et subits, que ledéveloppement de la puberté détermine dans tout lesystème moral. Les vives affections nerveuses desorganes de la génération peuvent en occasionnerquelquefois de plus brusques encore et de plusfrappans. Souvent l' énergie, ou la faiblesse del' âme, l' élévation du génie l' abondance etl' éclat des idées ; ou leur absence presqueabsolue, et l' impuissance des organesintellectuels, dépendent uniquement etdirectement de l' état d' excessive activité, delangueur, de désordre où se trouvent ceux de lagénération. Je ne parle même pas de certainesinflammations lentes, auxquelles ils sont fortsujets, et qui peuvent dénaturer entièrement lesfonctions de tout le système nerveux. Je me borneà citer ces maladies spasmodiques singulières,qu' on observe principalement chez les femmes, quoiqu' elles ne soient pas étrangères aux hommes ;maladies dont la source est évidemment dans lesystème séminal, et qui sont accompagnées dephénomènes dont la bizarrerie à paru,dans les tems d' ignorance, supposer l' opérationde quelque être surnaturel. Les catalepsies, lesextases, et tous les accès d' exaltation, qui secaractérisent par des idées et par une éoquence

au dessus de l' éducation et des habitudes del' individu, tiennent le plus souvent aux spasmesdes organes de la génération.Sans doute ces maladies, qui semblent, en

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quelque sorte, appartenir à l' état de l' âme,plutôt qu' à celui des parties organiques, sont,après la folie et le délire proprement dits,celles qui nous montrent le plus évidemment lesrelations immédiates du physique et du moral.Cette évidence est même si frappante, qu' aprèsavoir écarté les causes imaginaires admisespar la superstition, il a bien fallu chercherd' autres causes plus réelles, dans lescirconstances physiques propres à chaque casparticulier. Nous sommes pourtant obligés deconvenir qu' en faisant sur ce point, comme surbeaucoup d' autres, marcher la théorie avant lesfaits, on n' a pas beaucoup avancé dans laconnaissance des véritables procédés de lanature. Les fils secrets qui lient les dérangemensdes parties organiques à ceux de la sensibiltén' ont pas toujours été bien saisis ; maisla correspondance intime de deux genres dephénomènes est devenue de plus en plus sensible :et l' on a pu souvent déterminer avec assezd' exactitude, ceux qui se correspondentparticulièrement les uns aux autres, dans les deuxtableaux.Il serait curieux de considérer, en détail, lasuite des observations qui prouvent sans réplique etpar des faits irrécusables, cette correspondancerégulière. On pourrait y voir la manière de sentir,ou de recevoir les impressions, la manière de lescombiner, le caractère des idées qui en résultent,les penchans, les passions, les volontés changer enmême tems et dans le même rapport, que lesdispositions

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organiques : comme la marche de l' aiguilled' une montre se drange aussitôt qu' ointroduit quelque changement dans l' état et dans lejeu des rouages. On verrait les plus grandsdésordres de ces facultés admirables, qui placentl' homme à la tête des espèces vivantes, et qui lui

garantissent un empire si étendu sur la nature,dépendre souvent de circonstances physiques,insignifiantes en apparence, et le rayon divin,indignement terni par l' atrabile et la pituite, oupar des irritations locales, dont le siégeparaît étroitement circonscrit. Mais ici,plus les faits sont concluans, moins il estnécessaire de nous y arrêter. J' observeraiseulement que les maladies extatiques, et leursanalogues, tiennent toujours à des concentrationsde sensibilité dans l' un des foyers principaux,et particulièrement, comme on vient de le voir,dans le foyer inférieur. Or, le premier effet decette concentration, en même tems que l' énergieet l' influence du foyer augmente, est de diminuer,dans une égale proportion, l' énergie et l' influencedes autres organes, et par conséquent de troublerleurs opérations et leurs rapports mutuels. Ceteffet peut même aller jusqu' à suspendre leursfonctions et l' exercice de leur sensibilité : etc' est ainsi qu' il finit quelquefois par ramenerpresque toute la vie à l' intérieur dusystème nerveux, qui paraît alors ne sentir quedans son propre sein, et n' être mis en activitéque par les impressions qu' il y reçoit.

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Pour ce qui regarde les affections nerveuses,dont la cause réside dans les viscèreshypocondriaques, je renvoie aux deux mémoires surles âges et sur les tempéramens. Il suffit derappeler ici les principaux résultats de cesaffections :1 elles donnent un caractère plus fixe et plusopiniâtre aux idées, aux penchans, aux déterminations.2 elles font naître, ou développent toutes lespassions tristes et craintives.3 en vertu des deux premières circonstances,elles disposent à l' attention et à la méditation ;elles donnent aux sens et à l' organe de la penséel' habitude d' épuiser, en quelque sorte, les sujetsà l' examen desquels ils s' attachent.4 elles exposent à toutes les erreurs del' magination : mais elles peuvent enrichir legénie de plusieurs qualités précieuses ; ellesprêtent souvent au talent beaucoup d' élévaaion,de force et d' éclat. Et là-dessus, on peut, engénéral, établir qu' une imagination brillanteet vive suppose, ou des concentrations nerveusesactuellement existantes, ou du moins unedisposition très-prochaine à leur formation :

elle-même, par conséquent, semble devoir êtreregardée comme une espèce de maladie.5 enfin, j' ajouterai que ces affections, quandelles sont portées à leur dernier terme, tantôt setransforment en démence et fureur (état qui résulte

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directement de l' excès des concentrations et de ladissonnance des impressions que cet excès entraîne) ;tantôt accablent et stupéfien le système nerveux,par l' intensité, la persistance et l' importunité desimpressions, d' où s' ensuivent et la résolution desforces, et l' imbécillité.Il est aisé de voir, d' après ce qui précède, queles états nerveux, carctérisés par l' excès desensibilité, se confondent avec ceux que nousavons dit dépendre de la perturbation, ou del' irrégularité des fonctions du système. Enefet, une excessive sensibilité générale manquerarement d concentrer son action dans l' n desfoyers principaux ; et le cerveau lui-même,considéré comme organe pensant, peut devenir,dans beaucoup de cas, le terme de cetteconcentration : ou bien (et ce cas-ci paraîtle plus ordinaire), à des tems d' excitationgénérale extrême, succèdent des intervallesd' apathie et de langueur ; seconde circonstancequi, tantôt seule, et tantôt de concert avecla première, accompagne presque toujours ledésordre des fonctions nerveuses.Chapitre vi.Nous pouvons encore nous dispenser de nousarrêter sur les altérations locales,qui surviennent quelquefois dans lasensibilité des organes des sens eux-mêmes :d' abord, parce qu' ordinairement,

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lorsque ces altérations ne tiennent pas àl' état où se trouve la sensibilité générale,ils dépendent plutôt de certains vicesprimitifs de conformation, que de maladiesaccidentelles, soumises à l' influencedes causes que l' art peut changer ou diriger :en second lieu, parce que leurs effetsse confondent avec ceux des erreurs desensation, qui tiennent à l' état du centre

nerveux commun, ou de l' une de ses divisionsles plus importantes, ou les plus sensibles.Par exemple, l' ouïe est quelquefois originairementfausse, soit que les dux oreilles n' entendentpoint à l' unisson, comme Vandermondeprétendait que cela se passe toujours en pareilcas ; soit que dans les parties dont chacuned' elles est composée, il se trouve des causescommunes de discordance par rapport à l' actiondes frémissemens sonores. Or, une maladie peutproduire le même effet, quoiqu' elle n' affectepoint directement l' oreille. Des matièrescorrompues, fixées dans l' estomac, un accèsde fièvre intermittente, des spasmes hypocondriaques,ou hystériques, suffisent souvent pour cela.Il en est de même d la vue. La structure

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primitive de l' oeil peut présenter différensvices. Cet organe est souvent affecté demyopie ; il peut être presbyte ; les deuxyeux peuvent être doués d' une force inégale,soit dans les muscles qui les meuvent, soitdans leurs nerfs, et par conséquent dansle siége même des sensations qui leur sontpropres : enfin, quelquefois ils agissent commede véritables multiplians. Dans cette dernièrecirconstance, l' individu voit les objets doubles,triples, quadruples, ou multipliés à l' infini.J' ai deux fois eu l' occasion d' observer cettedisposition habituelle de l' oeil. Pour qu' iln' en résulte pas, chez l' individu, deserreurs préjudicables de jugement, et,pour éviter des efforts pénibles en cherchantà corriger ces erreurs, il est obligé de seservir de verres particuliers, tantôt concavs,tantôt convexes, à raison de certaines particularitésorganiques, que je n' ai pu déterminer exactement,et dont on n' apprend à corriger les effetsque par un tâtonnement méthodique, et parl' expérience. Dans les fièvres aiguës très-graves,dans quelques délires maniaques, dans l' extrêmevieillesse, à l' approche de la mort, onvoit quelquefois également les objets

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doubles, triples, etc. Enfin, sans parler du tact

et du goût, également susceptibles d' altérationssingulières, certaines personnes sont entièrementinsensibles aux odeurs. La pratique de la médecinem' a présenté cinq ou six faits de ce dernier genre,chez des persones, saines d' ailleurs : et dans lesmaladies, j' ai vu pareillement, tantôt lsfonctions de l' odorat tout à fait abolies oususpendues, tantôt le malade poursuivi par desodeurs particulières, comme celles d' encens,de musc, d' hydrogène sulphuré, d' éther, ou mêmepar d' autrs qui lui semblaient toutes nouvelles,et qu' il ne pouvait rapporter à aucun objet connu.Mais, il est évident que l' absence d' un certainordre de sensations produit celle des idéesrelatives aux choses que ces sensations retracent ;et que des sensations fausses, irrégulières, ousans objet réel, doivent, suivant le plus oumoins d' aptitude que l' individu peut avoirà corriger leurs résultats dans son cerveau,produire des erreurs, plus ou moins grossièreset dangereuses, par rapport aux jugemens et auxdéterminations.Parmi les affections nerveuses directes, il ne nousreste maintenant à considérer que celles qui secaractérisent par un affaiblissementconsidérable de la faculté de sentir. Lesystème peut se trouver alors dans différensétats qui demandent à être déterminés avecprécision.Tantôt cette diminution de la sensibilité n' est que

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locale, et se borne à quelque organe originairementplus débile, ou rendu tel par des altérationssubséquentes, produites elles-mêmes par leserreurs du régime et par les maladies. Maisalors, il y a souvent surcroît d' excitation dansun ou dans plusieurs des autres organes lesplus sensibles ; et, par conséquent,le cas se rapporte, pour l' ordinaire, à l' unde ceux que nous avons déjà spécifiés. Tantôt,en même tems que la sensibilité générale est dansune grande langueur, les forces musculaires sonttrès-considérables ; quelquefois même ellesparaissent beaucoup accrues, par suite del' affection nerveuse ; et les mouvemensextérieurs, quoique disposés à devenirirréguliers et convulsifs, développent uneénergie constante, qui n' est point en rapportavec celle des autres fonctions.Nous avons essayé de déterminer, dans le

mémoire sur les tempéramns, une partie des effetsmoraux qui doivent résulter de cette manière d' êtrede l' économie animale : nous avons du moinsindiqué les plus importans de ces effets. Jen' ajoute ici qu' une seule réflexion : c' est quel' état convlsif, en consommant dans des effortsinutiles et déréglés, ce qui reste de forcesnerveuses, en altère encore la source ; etqu' en achevant de désordonner toutesles fonctions du système, il le dégraderadicalement lui-même de plus en plus.Enfin, la diminution de sensibilité peut êtrevéritablement générale, et ses effets s' étendreaux excitations

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musculaires, qui dépendent toujours, enrésultat, de l' influence nerveuse. Ici, lesextrémités sentantes reçoivent peu d' impressions ;et ces impressions sont vagues et incertaines. Lecerveau les combine languissamment et mal. Il y apeu d' idées : et ces idées, lorsqu' elles neportent pas sur les objets directs des besoinsjournaliers, paraissent échapper sans cesseà l' esprit, et flotter comme dans un nuage. Ilse forme à peine des volontés : elles sontsans force, sans persistance, souvent même sansprécision dans leur but. Ainsi, le sentimenthabituel d' une impuissance universelle sembleraitdevoir porter le malade aux affectionsmélancoliques et craintives : mais on n' a plusalors la force de rien sentir vivement ; etl' âme reste plongée dans la même stupeur quele corps. Les maladies paralytiqus, qu' ondoit regarder comme un dernier degréde l' état dont nous parlons, ne produisent desaccès violens de colère ou de terreur, quelorsqu' elles sont locales et bornées, lorsqu' ilexiste encore quelques parties de systèmeoù de vives excitations peuvent avoir lieu,du moins par momens.Chapitre vii.Mais les affections directes du système nerveuxnesont pas les seules qui changent, tout à lafois, le caractère des impressions reçues par lesextrémités sentantes, et celui des opérationsdu cerveau.

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Les maladies générales, soit du système artérielet veineux, soit du système musculaire, soit dusystème lymphatique, produisent aussi des effetsanalogues, qui ne sont ni moins évidens, ni moinsdignes d' être notés. Je renvoie encore au mémoiresur les âges, et à celui sur les tempéramens, pource qui regarde l' influence morale des différensétats où peuvent se trouve les muscles. Les plusimportans résultats y sont suffisamment indiqués. Ilne nous reste plus à parler ici, que du systèmesanguin, c' est-à-dire, de l' ensemble des vaisseauxartériels et veineux, et de l' appareil lymphatique,dans lequel celui des glandes se trouve compris.Certainement l' état fébrile ne tient pasexclusivement aux dispositions du sang et de sesvaisseaux, comme l' ont cru longtems les médecins.Cet état est ressenti dans toutes les parties de lamachine vivante : il est le symptôme constant depresque toutes leurs affections un peu graves : et,si l' on vet remonter à sa cause immédiate, on voitassez clairement que cet état résulte toujoursd' une réaction, plus ou moins régulière, dusystème nerveux tout entier. Mais ses effetsse font remarquer ordinairement d' une manièreplus articulière dans les vaisseaux artériels,dont le mouvement qui le rend sensible,modifie directement et par lui-même, l' étatet les fonctions. L' on a même coutume dedéterminer son intensité d' après ce signe, qui,pourtant, dans beaucoup de circonstances, estassez équivoque.

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Cela suffit pour nous autoriser à suivre lesdivisions reçues ; leur application n' entraînantici d' ailleurs aucun inconvénient.S' il est des affections qui appartiennentévidemment et immédiatemen aux vaisseauxsanguins, ce sont sans doute les inflammationset lesdiathèses, ou dispositions inflammatoires :car, quoique leurs phénomnes dépendent, ainsi uetous ceux qui peuvent se manifester dans nosdifférens organes, de l' impulsion du systèmenerveux, le siége de l' inflammation estvéritablement dans les artères, dontle spasme la constitue, ou la caractérise ; etquoiqu' elle produise presque toujours par sadurée, des congestions et des tuméfactionsconsidérables dans différens points de l' organecellulaire, c' est toujours à l' action augmentée

des extrémités artérielles à l' effort qu' ellessupportent, aux épanchemens qu' elleslaissent se former dans leur voisinage, que sontdus ces derniers effets. Ainsi donc, nousrapportons les mouvemens fébriles et la diatèseinflammatoire, à l' état de l' appareil circulatoiredu sang en général ; et nous pourrions lesrapporter, en particulier, à celui du systèmeartériel.Si l' on considérait l' état fébrile, comme composéd' une suite d' excitations uniformes, on s' en feraitune tès-fausse idée. Ce que les anciensappelaient la fièvre continente , c' est-à-dire,cette fièvre où l' exaltation, la chaleur,l' accélération du cours des liquides étaientsupposées marcher toujours d' un

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pas égal, et se soutenir constamment au mêmedegré, n' existe point réellement dans la nature :ce n' est qu' une abstraction, due à l' espritsubtil des grecs et des arabes : et quand cesmédecins en faisaient une espèce de modèle, oude type général, auquel leur plan de pratiquerapportait les cas particuliers, qui, dans aréalité, s' en écartent tous, ils ne faisaientautre chose que subordonner des faits vrais àdes suppositions, et donner pour termede comparaison, à ceux que l' expérience présentetous les jours, celui qu' elle ne présente jamais.Non seulement il y a dans le cours d' une fièvre,différens tems bien distincts et bien marqués ; destems de formation, d' accroissement, de plus hautdegré, de déclin de la maladie : mais dans lachaîne des mouvemens qui composent le paroxysmetotal, il y a plusieurs anneaux, ou paroxysmesparticuliers qui ont égalemen leurs divrspériodes, et dont les tems plus rapprochésfont mieux connaître le génie particulier del' affection fébrile . Chaque paroxysme estaccompagné de symptômes d' autant plus brusques,ou plus violens, qu' il doit être lui-mêmeplus rapide, ou plus fort. Il y a d' abord

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mal-aise, avec un sentiment léger de froid auxextrémités. Des frissons rampent par intervalles,

le long de l' épine du dos : le froid desextrémités augmente : le visage pâlit. Le poulsse concentre de plus en plus ; quelquefoisil se ralentit considérablement. Bientôt lesfrissons redoublent : tous les mouvemensvolontaires et involontaires paraissentsuspendus : le système nerveux est comme frappéde stupeur : et des anxiétés précordiales, plus oumoins fortes, rendent le sentiment de la viedifficile et fatigant. Tel est le premier tems,ou celui de l' horror febrilis .Mais, par une loi constante de l' économieanimale, plus ce refoulement vers l' intérieur,cette concentration de toutes les forces sur lesfoyers nerveux principaux, sont considérables, plusaussi la réaction qui succède, est vive etprompte, du moins lorsque le principe de la vien' est point accablé par la violence du choc. Lesartères commencent à battre avec plus de force : lachaleur ardente, rasemblée dans les partiesinternes, se fait jour à travers tous lesobstacles ; elle gagne de proche en proche,et se porte vers la superficie, en résolvantpar degré, tous les spasmes, ou resserremensqu' elle rencontre sur son chemin. La peaudvient brûlante, le visage rouge et enflammé, lesyeux étincelans, la respiration plus grande et plushaute. Les anxiétés précordiales redoublentquelquefois,

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dans cette lutte. Tel est le second tems,ou celui de l' ardor febrilis .Enfin, la peau s' assouplit peu à peu : la sueurcoule ; les autres évacuations, suspenduesjusqu' à ce moment, ou réduites à l' inutileexpression de quelques fludes aqueux, paraissenten plus grande abondance, prennent un caractèrecritique. Alors, le centre phrénique se dégagegraduellement : la fièvre commence à seralentir : le désordre général s' appaise ;et le système revient peu à peu au même étatoù il était avant l' accès.Ces divers tems sont plus ou moins marqués, etchacun d' eux plus ou moins long, suivant lecaractère de la fièvre, ou la nature de la maladieprimitive dont elle dépend.En observant avec attention les dispositionsmorales de l' individu, pendat un paroxysmefébrile, on n' a pas eu de peine à s' apercevoirqu' elles correspondent exactement avec celes des

organes, c' est-à-dire, avec tous les phénomènesphysiques. Dans le tems du froid, les sensationssont obscures et foibles : la gêne quel' accumulation du sang vers les gros vaisseauxet vers le coeur, occasionne dans toutela région précordiale, donne un sentiment detristesse et d' anxiété. Le cerveau tombe dans lalangueur ; il combine à peine les impressions lesplus habituelles et les plus directes ; l' âmeparaît être

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dans un état d' insensibilité. Mais, à mesure quel' accès de chaud s' établit, les extrémitésnerveuses sortent de leur engourdissement : lessensations renaissent et se multiplient ;elles peuvent même alors devenir fatiganteset confuses par leur nombre et par leurvivacité. En même tems, tous les foyersnerveux, et notamment le centre cérébral,acquièrent une activité surabondante. De là,cette espèce d' ivresse, ce désordre des idées,ces délires qui prennent différentes teintes,à raison des organes originairement affectés,et des humeurs viciées qui séjournent dans lespremières voies, ou qui roulent dans lesvaisseaux. L' exercice d' une plus grandeforce, et le renvoi plus énergique du sang vers lacirconférence, diminuent l' anxiété, le mal-aise, latristesse : mais l' âme éprouve ces dispositions àl' impatience, à l' emportement, à la colère, et cetrouble, cette incertitude des volontés quirésultent toujours, ou du nombre excessif, ou ducaractère violent des sensations.Enfin, pendant le déclin du paroxysme, lebien-être revient par degrés ; le calme etl' accord ds idées se rétablisent ; l' âmereprend son assiette naturelle : en un mot,tout rentre dans l' ordre antérieur ; si ce n' estqu' il reste un sentiment de fatigue

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et de faiblesse, et qu' on se trouve plus sensible àtoutes les impressions.Chapitre viii.Mais il reste, en outre, dans le système, unedisposition qu' on peut appeler générale, et qui

forme le caractère de la maladie. Cett dispositionest relative aux fonctions de l' organeparticulièrement affecté, aux humeurs dont lagénération cause la fièvre, au genre de mouvemensque l' effort critique déermine, à celui desaffections dominantes pendant la durée del' accès. Pour peu qu' on soit au fait des loisde l' économie animale, on sait que dans lesfièvres aiguës, le redoublement ne jouant presquetoujours qu' un rôle secondaire, doit prendre lecaractère de la maladie primitive, mais qu' il ne ledétermine pas lui-même ; que dans les fièvresnerveuses, avec prostration des forces cérébrales,il doit, tour à tour, aggraver ou suspendremomentanément les phénomènes ; que dans lesfièvres malignes convulsives, s' il ne tend pasdirectement à résoudre les spasmes et à rétablirl' harmonie des fonctions, profondémenttroublée, il ne fait encore qu' accroîtrele mal ou le rendre plus évident ; qu' enfin, lasituation habituelle de l' esprit et de l' âmese rapporte à la manière dont le centre nerveuxcommun se trouve modifié par les causes fixes de lafièvre, et par l' état de certains organes surlesquels elle agit plus directement.

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Les personnes qui ont eu l' occasion d' observerdes maladies aiguës, savent combien cettesituation peut offrir de variétés, combien il estcertain que ces variétés tiennet toutes auxmodifications de l' état physique : puisque les unest les autres naissent et se développent en mêmetems ; qu' elles se modèrent, se suspendent, ou sedétruisent par les secours des mêmes moyens. Aureste, les effets dont nous parlons sont ordinairementpassagers ; ils ne laissent de traces durables,qu' autant que la maladie altère profondément lesorganes : et alors, ils sont analogues à ceux desmaladies chroniques qui peuvent lui succéder.Mais dans les paroxysmes d' intermittentes,l' influence de l' état fébrile est beaucoup plusdistincte et plus marquée : elle introduit mêmequelquefois des affections morales profondes,que la longue durée de quelques-unes de cesfièvres transforme en habitudes.Les anciens ont presque tout systématisé dansleurs doctrines physiologiques et médicales.D' abord, celle des élémens, et dans la suite, celledes tempéramens, qui s' y liait sans beaucoupd' efforts, leu ont servi de base pour les

explications des phénomènes, tant de la maladie,que de la santé : elles ont dirigé souvent, engrande partie, leurs plans théoriques de traitement.Dans leurs classifications, ils divisaient lesfièvres intermittentes en autantde chefsprincipaux et de combinaisons que lesélémens,

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ou les tempéramens eux-mêmes ; et chacunde ces chefs correspondait à l' un des élémens et àl' un des tempéramens, ou se rapportait à l' humeurqu' on supposait être l' analogue du premier, oudont la prédominance formait le caractère dusecond. Ainsi, pour prendre nos exemples dans lesgénéralités, les anciens disaient que la fièvrequotidienne est occasionnée par le mouvemenscritiques du sang ; la tierce, par ceux de labile ; la quarte, par les crises plus lentes del' atrabile. Et quant à la pituite, elle pouvait,selon son différent degré d' inertie et de froideur,appartenir à l' une ou à l' autre de ces fièvres,ou même en produire dautres entièrementnouvelles, caractérisées par des intervallesbeaucoup plus longs entre les accès. Lesanciens prétendaient qu' en suivant, dans tous lesdétails, l' application de cette vue, on rendaitraison de tous les faits, notamment de ceux quiparaissent le plus inexplicables sans cela.Il n' y a pas de doute que leur prétention ne fûtexagérée ; qu' ils n' eussent dépassé de beaucoup,surce point, comme sur une infinité d' autres,les résultats d' une sévère observation. Mais, ense trompant dans leurs hypothèses générales, ilsavaient souvent raison dans les applications auxfaits particuliers : l' hypothèse était fausse ;le fait était presque toujours bien observé.En général, les fièvres intermittentes dépendentde certaines affections des viscères abdominaux,

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principalement de ceux dont la réunion porte lenom d' épigastre . L' estomac, et par sympathietout le rste du canal intestinal ; plus souventencore le foie, la rate, et, par suite, toutl' appareil biliaire, tout le système de laveine-porte, sont le siége véritable et primitif

de la cause qui détermine ces mouvemens.La fièvre quotidienne paraît se rapporter plusparticulièrement aux affections de l' estomac : ellea plus de penchant que les autres intermittentes àse combiner avec les inflammations ; et,conformément à l' observation des pères de lamédecine, son caractère est plus spécialementsanguin.Dans la fièvre tierce, on trouve assezconstamment le foie malade, ses fonctionsinterverties et la bile altérée, ou dans sesqualités les plus essentielles, ou seulementpar rapport à la quantité qui s' en reproduit.On remarque enfin que les fièvres quartesappartiennent d' une manière, en quelque sorte,constante et générale, mais cependant nonexclusive, au tempérament dit mélancolique, àl' âge où les congestions de la veine-porte et lesaffections opiniâtres qui en dépendent, ontcoutume de se former ; en un mot, à cettedégénération atrabilaire des humeurs, que lesanciens regardaient comme l' extrême d' un étatrégulier.Pour nous en tenir à ces points simples, il estévident que la quotidienne ne suppose pasl' altération

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générale et profonde de tous les organesépigastriques : les frissons et les tems demal-aise y sont d' ailleurs beaucoup pluscourts : elle ne doit donc produire sur lesystème, ni des effets aussi violens,ni des effets aussi durables. En outre,cette fièvre a souvent une grande tendance àpartager son accès en deux : par là, elle serapproche de la fièvre lente consomptive, quin' occasionne pas toujours, à beaucoup près,comme on va le voir dans un instant,l' imperfection des opérations de l' esprit,et sur-tout ne développe pas toujours dessentimens de tristesse et d' anxiété. Dans lafièvre tierce, c' est le foie, avons-nous dit,qui se trouve pour l' ordinaire, affectéparticulièrement. Or, le foie, qui n' apeut-être pas des relations moins étroites quel' estomac avec le diaphragme, en a de plusétendues avec les autres viscères de l' abdomen ;il en a de très-directes avec l' estomaclui-même. J' ajoute que les frissons durentbeaucoup plus longtem dans cette fièvre : et

quoiqu' en général la diathèse inflamatoirey soit assez rare, les mouvemens ensont brusques, forts et décisifs. Aussi,pourrait-on, je crois, admettre que la tournuremorale propre à la fièvre tierce prolongée,se rapproche toujours, à quelques égards, de celleattribuée par les anciens, à leur tempéramentbilieux.Ce n' est pas de la fièvre même que dépendentplusieurs des phénoènes qui l' accompagnent : cen' est pas sur-tout de chaque genre d 4 intermittente !

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Ou de chacun de ses accès, pris en lui-même, qu' ilfaut déduire certains effets, qui pourtantconcourent à former son caractère. Les fièvresaiguës sont très-souvent dépuratoires, oucritiques, celles d' accès le sont plus souventencore. L' objet, ou le terme de leurs mouvemens,est alors de résoudre des spasmes profonds ;de corriger des dégénérations graves d' humeurs,ou de dissiper des engorgemens formés dans lesviscères principaux, et qui troublent ou gênentleurs fonctions. Ce sont donc ces affectionsmaladives antérieures, et non les maladiessecondaires qu' elles produisent, auxquelleson doit, en ce cas, rapporter presque tous lesphénomènes, ceux spécialement qui paraissentavoir le plus de fixité. Ainsi, par exemple, laprofonde mélancolie, les idées funestes, lespassions malheureses, qui fréquemmentaccompagnent la fièvre quarte, sont une suite desdispositions primitives du sujet, ou desobstructions formées dans les viscèreshypocondriaques : elles ne tiennent pointproprement aux accès même de la fièvre ; et commechaque accès tend presque toujours à dissiper leurcause, il arrive assez fréquemment que lesphénomènes physiques, ou moraux, s' affaiblissentpar degrés et de plus en plus, à mesure que lachaîne des mouvemens se prolonge. J' ai vu chez unhomme, dont toutes les habitudes étaientmélancoliques au dernier point, des accès defièvre quarte opiniâtre produire un changementcomplet d' humeur, de

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goûts, d' idées et même d' opinions. Du plus mornede tous les êtres qu' il avait été jusqu' alors,il devint vif, gai, presque folâtre : sa sévériténaturelle fit place à beaucoup d' indulgence. Sonimagination n' était plus occupée que de tableauxrians et de plaisirs. Comme la fièvre durapendant plus d' un an, cet état eut le tems dedevenir presque habituel. Deux ou trois ansaprès, ce malade, qui habitait alors undépartement, étant revenu à Paris,je trouvai qu' il se ressentait encore beaucoupde cette singulière révolution : et quoique sonancienne manière d' être soit ensuite revenue à lalongue, il n' a jamais repris ni toute samélancolie primitive, ni toute son ancienneâpreté.On sent bien, sans que je le dise, que dans lesmaladies aiguës, passagères de leur nature, leseffets doivent être passagers aussi bienqu' elles. à moins donc qu' elles ne laissent àleur suite, quelque dérangement chronique,capable d' influer sur les fonctions du cerveau,les nouvelles affections morales que ces maladiesauront pu fairenaître, s' effaceront à mesureque la santé reviendra. Ainsi, peut-êtreest-il inutile de considérer les effets desfièvres intermittentes malignes, qui tuent presqueinfailliblement au troisième ou au quatrièmeaccès, lorsqu' elles ne sont pas étoufféessur-le-champ. Dans les excellentes descriptionsqui nous ont été données de ces fièvres parMercatus, Morton, Torti, Werloff etquelques autres, on voit qu' elles peuvent

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prendre le masque de la plupart des maladiesgraves. Mais parmi leurs divers effets, ceux quirentrent véritablement dans nore sujet, sont lesanxiétés précordiales, la langueur, oul' impuissance absolue de l' esprit, l' abattementet le désespoir. Il faut seulement observerque les intermittentes malignes sont ordinairementle résultat ou le produit de longues et graveserreurs de régime ; que leurs accès neconstituent pas proprement la maladie, maisqu' ils en sont le dernier terme. En effet,lorsqu' on remonte aux circonstances qui lesont précédées, on apprend toujours, ou presquetoujours, qu' il s' était fait, dès longtems,certains changemens particuliers dans leshabitudes de l' individu ; changemens qui, pour

l' ordinaire, ne paraissent porter sur l' étatphysique, qu' après s' être fait remarquerlongtems dans l' état moral.Sans nous arrêter d' avantage sur les effets de cesmaladies, et sur les effets analogues de quelquesautres, passons donc à la fièvre lente.Chapitre ix.Quoiqu' uniforme dans sa marche, et simpledans son caractère, cette fièvre ne tient pastoujours à des causes d' un seul et même genre.Elle peut dépendre du dépérissement général detoutes les forces, ou d' une consomption quis' étend à tous les organes. Mais le plussouvent, elle est occasionnée par la suppuration,ou la colliquation chronique

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de quelqu' un des viscères principaux. On lavoit aussi quelquefois, succéder à des spasmesopiniâtres, dont l' effet est de détruire avec letems, les forces, en arrêtant ou gênant lesmouvemens.Ses symptômes propres, en tant que fièvre lente,se ressemblent assez dans les différens cas :mais ses effets sur l' ensemble du système sontextrêmement variés. Celle qui se joint àcertaines inflammations, mais qui ne se trouvecompliquée d' aucune altération grave, ouspasme durable des viscères abdominauxet du centre phrénique, bien loin d' aggraver lemal-aise, le dissipe presque toujours : elle estpresque toujours accompagnée d' une action plus libreet plus facile du cerveau, que la circulationaccélérée des humeurs stimule et ranime. Toutesles affections sont heureuses, douces etbienveillantes. Le malade paraît être dans unelégère ivresse, qui lui montre les objetssous des couleurs agréables, et qui remplitson âme d' impressions de contentementet d' espoir. Des hommes sombres et morosesjusqualors, deviennent, par son effet, d' unehumeur paisible, même joviale : des hommes,habituellement durs et méchans, deviennentsensibles et bons. Il y a longtems qu' on a faitla remarque que les personnes attaquées deconsomptions suppuratoires, inspirent un tendreintérêt à ceux qui les approchent ; qu' elleslaissent après elles de longs regrets.Ces maladies développent, pour ainsi dire,tout-à-coup les facultés morales des enfans : elleséclairent

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leur esprit d' une lumière précoce : elles leur fontsentir avant l' âge, et dans un court espace de tems,comme en dédommagement de la vie qui leuréchappe, les plus touchantes affections du coeurhumain.Mais dans les cas d' obstruction, ou de spasme desviscères abdominaux ; dans les cas d' unesensibilité vicieuse du centre phrénique ;dans ceux de destruction générale des forces,ou de colliquation putride de quelques organesessentiels ; dans ceux principalementoùla fièvre lente tient à l' altérationconsomptive des viscères hypocondriaques : soncaractère participe de celui de la maladieprincipale, et ses effets moraux s' y rapportententièrement. Or, la maladie principale estpresque toujours caractérisée par des angoissescontinuelles, par ds excès en plus ou en moinsde l' action sensitive, par des idées tristes etdes sentimens malheureux.Je ne crois pas devoir entrer dans de grandsdétails, touchant les inflammations. Pour agird' une manière profonde sur le système nerveux, ilfaut qu' elles se dirigent particulièrement versl' un de ses foyers principaux ; c' est-à-dire versl' organe cérébral, vers le centre phrénique, versles hypocondres, ou vers les organes de lagénération. Dans ces différentes circonstances,une forte, inflammation produit toujours ledélire. Elle commence par exciter les fonctionsdu cerveau ; elle finit souvent par lessuffoquer et les abolir. Moins forte ; elleenfante

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des erreursplus légères, ou plus fugitives,de l' imagination et de la volonté. Mais unediathèse inflammatoire, quelque faible qu' ellepuisse être, trouble toujours les opérationsintellectuelles et morales, quand elle affectedirectement l' un des points très-sensiblesdu système nerveux. Au reste, ses effetsles plus dignes de remarue sont ceux quiappartiennent à des affections chroniques, dontelle détermine fréquemment la formation. Ceux-là,

dis-je, sont les plus dignes de remarque, commeétant les plus fixes : mais il ne faut pasoblier qu' ils ont d' ailleurs tout le caractère,et subissent toutes les variations de la maladiedont ils dépendent.La longueur de ce mémoire, et l' abondance desobjets qui se présentent encore, me forcent à nefaire également qu' indiquer certains changemensque la fièvr, l' inflammation et diverses autrescirconstances propres aux maladies aiguës,peuvent produire, ou dans les organes des sens,ou dans le cerveau : telle, par exemple, estl' augmentation, ou la diminution de sensibilitéqui peut survenir dans les organes du tact,de l' odorat, de la vue ; l' altération, ou laperte du goût et de l' ouïe ; tel l' affaiblissement,ou l' entière destruction de la mémoire.Cependant je crois nécessaire de rappelerici particulièrement ces maladies aiguëssingulières, dans lesquelles on voit naîtreet se développer tout-à-coup, des facultésintellectuelles qui n' avaient point existéjusqu' alors. Car, si les fièvres graves

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altèrent souvent les fonctions des organes de lapesée, elles peuvent aussi leur donner plusd' énergie et de perfection : soit que ceteffet, passager comme sa cause, cesseimmédiatement avec elle ; soit que lesrévolutions de la maladie amènent, ainsi qu' onl' a plus d' une fois observé, des crises favorablesqui changent les dispositions des organes dessens, ou du cerveau, et qui transforment, pour lereste de la vie, un imbécille en homme d' espritet de talent.Je crois devoir cter encore ces altérations queproduisent, non sulement dans les idées, ou dansles penchans, mais dans les habitudesinstinctives elles-mêmes, certaines maladieséminemment nerveuses ; comme par exemple, larage, dont, à raison de ce phénomène, on ne peutdouter que le virus n' agisse directement etprofondément sur le système cérébral ; nous avonsvu, dans le premier mémoire, que ce virusdéveloppe quelquefois chez l' homme, l' instinctetles appétits du loup, du chien, du boeuf,ou de tout autre animl par lequel lemalade peut avoir été mordu. L' on voit aussi,

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dans quelques maladies extatiques et convulsives,les organes des ens devenir sensibles à desimpressions qu' ils n' apercevaint pas dans leurétat ordinaire, ou même recevoir des impressionsétrangères à la nature de l' homme. J' ai plusieursfois observé chez des femmes, qui sans douteeussent été jadis dexcellentes pythonisses, leseffets les plus singuliers des changemens dont jeparle. Il est de ces malades qui distinguentfacilement à l' oeil nu, des objets microscopiques ;d' autres qui voient assez nettement dansla plus profonde obscurité, pour s' y conduireavec assurance. Ilen est qui suivent les personnesà la trace comme un chien, t reconnaissent àl' odorat, les objets dont ces personnes se sontservies, ou qu' elles ont seulement touché. J' en aivu dont le goût avait acquis une finesseparticulière et qui désiraient, ou savaientchoisir les alimens et même les remèdes quiparaissaient leur être véritablement utiles, avecune sagacité qu' on n' observe pour l' ordinaireque dans les animaux. On en voit qui sont enétat d' apercevoir en elles-mêmes, dansle tems de leurs paroxysmes, ou certaines crisesqui se préparent, et dont la terminaison prouvebientôt après, la justesse de leur sensation, oud' autres modifications organiques, attestées parcelle du

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pouls et par des signes encore plus certains. Lescharlatans, médecins ou prêtres, ont dans tous lestems, tiré grand parti de ces femmes hystériqueset vaporeuses, qui d' ailleurs, pour la plupart, nedemandent pas mieux que d' attirer l' attention, etde s' associer à l' établissement de quelquenouvelle imposture.Dans tous les cas ci-dessus, le système nerveuxcontracte des habitudes particulières ; et lechangement survenu dans l' économie animale n' ydevient pas moins sensible par certainesaltérations dans l' état moral, que par celles quise manifestent directement dans les fonctionspurement physiques, propres aux organesprincipaux.Il y aurait sans doute beaucoup d' observations àfaire encore sur ces crises, qui viennent imprimerun nouvel ordre de mouvement aux organes de la

pensée ; sur ces changemens généraux, produits dansles facultés de l' instinct, ar l' application decertaines causes accidentelles ; sur cesexaltations, ou plutôt sur ces concentrations de lasensibilité, qui tantôt rendent plus vives ou plusfortes les impressions dans tel ou tel sens, enparticulier, tantôt les abolissent, en quelquesorte, dans tous les sens externes proprement dits,pour rendre plus distinctes celles des organesintérieurs ; d' où s' ensuivent de si notablesdifférences, et dans la manière dont lesidées se forment, et dans le caractère même desmatériaux

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qui s' y trouvent combinés : l' analysephilosophique pourrait, aussi bien que laphysiologie, en tirer de nouvelles lumières. Maisencore une fois, l' abondance des matières nouspresse ; et nous sommes obligés de glisser surdiverses parties de notre sujet.Dans plusieurs des mémoires précédens, on a vuque le caractère des impressions dépend del' état des organes, et notamment de celui deleurs parties où s' épanouissent les extrémitéssentantes de leurs nerfs ; état qui peut,à son tour, être considérablement modifiépar ls maladies. Des solides tendus,enflammés, desséchés ou ramollis, flasques,et dépourvus de ressort et de sensibilité ;un tissu cellulaire condensé, durci, racorni,pour ainsi dire, ou baigné de sucs muqueux,séreux et lymphatiques, des fluides épaissis,ou dissous, acrimonieux, ou dépourvus desqulités stimulantes qui leur sont propres,dénaturent les impressions de plusieursmanières très-différentes, il est vrai, les unesdes autres, mais toutes différentes aussi de laplus naturelle qui forme leur terme moyencommun.J' ai tâché d' exposer ailleurs les conclusions lesplus directes et les plus générales, quirésultent des faits observés dans ces dispositionsorganiques diverses. Ainsi, quoique ces mêmesdispositions pussent nous fournir encore desdétails curieux, toujours déterminé par lemêmemotif, je renvoie pour

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la troisième fois, et sans plus longue explication,aux mémoires sur les âges, sur les sexes et sur lestempéramens.Chapitre x.Mais il paraît indispensable de considérer leseffets de quelques maladies, qui dégradent en mêmetems les solides et les fluides. En effet, desfluides grossiers et mal élaborés obstruent lesorganes, y troublent l' action de la vie,empêchent leur développement, ou leur fontprendre un volue excessif. En changeantles proportions ordinaires du volumede ces organes, en dérangeant leurs fonctions,elles altèrent les humeurs qu' ils péparent, ellesdénaturent l' ordre de leur influence sur lesystème. De cette altération résultent descombinaisons entièrement nouvelles dans lastructure même des solides : et par suite,à ces nouvelles combinaisons, sont dus tantôtl' accroissement de la masse cérébraleet l' excitation plus vive des fonctions du centrecommun ; tantôt la dépression de cette même masseet la suffocation des mouvemens dont ses fonctionsse composent. Il me paraît également indispensablede jeter un coup d' oeil sur ces vices deshumeurs qui n' altèrent que certains genres desolides, certains organes, certanes fonctions, etqui peuvent affecter profondément la sensibilitégénérale, sans troubler beaucoup, en apparence,les opérations

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des organes particuliers, ou qui débilitent,suspendent, abolissent ces mêmes opérations, sansque celles du cerveau, et l' état de la sensibilitégénérale, semblent en être affectés. Enfin, jecrois encore devoir considérer les effets dequelques mouvemens critiques, dont l' appareilpréparatoire, l' exécution, les suites, modifientde plusieurs manières le système nerveux : oitque ces mouvemens s' exécutent à des périodesfixes, soit que la force de réactionque déploie la nature les produise et les ramène àdes tems et après des intervalles indéterminés.Nous prendrons pour premier exemple les vicesde la lymphe, manifestés par l' engorgement dusystème glandulaire. Au degré le plus faible, cesvices introduisent dans l' économie animale desdésordres qui ne s' étendent pas au delà desorganes affectés. Cependant les obstructions du

mésentère, la formation des tubercules dans lepoumon, la dégénération de la substance même dudestinés à filtrer, les engorgemens des ovaireset de la matrice, toutes affections congénèresqui s' observent fréquemment dans la diathèseécrouelleuse, viennent bientôt exercer uneinfluence plus ou moins considérable surtout le système. à l' obstruction du foie et dupancréas, se joignent des digestions imparfaites ;à celle du mésentère, une absorption difficile dufluide chyleux, et sonincomplète élaboration dansles glandes mésaraïques ; à la formation destubercules

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dans le poumon, une assimilation vicieuse du chyleavec le sang, une mauvaise sanguification ; àtoutes ces altérations réunies, un empâtementgénéral, la langueur de toutes les fonctions,l' engourdissement de l' intelligence et desdéterminations propres à la volonté.De l' engorgement de la matrice et des ovaires,ou de l' inertie de l' humeur séminale, qui luicorrespond dans les mêmes circonstances, chez lessujets de l' autre sexe, résultent des effets plusétendus et plus remarquables encore. Aussi,l' époque de la puberté vient-elle ordinairementplus tard pour les enfans écrouelleux. Quoiqued' ailleurs forts et robustes, leur enfance,relativement à l' impression des désirs de l' amour,ne se prolonge pas seulement ; mais en outre,les passions que ces désirs enfantentse développent chez eux à des degrés plus faibles :elles ont, en général, moins d' énergie et devivacité. J' ai souvent eu l' occasion de fairecette remarque sur des jeunes gens dont lesrévolutions ordinaires de l' âge n' avaient pudétruire complètement la disposition écrouelleuse.J' ai connu plusieurs femmes chez lesquelles cettedisposition, après avoir retardé la premièreéruption des règles, en avait toujours depuistroublé le retour, et dont toutes les habitudesannonçaient le peu d' influence des organesde la génération.Nous ne parlerons point de ces cas où l' engorgementest si général et si complet, qu' il étouffe la

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sensibilité de tous les organes, et produitla stupidité la plus absolue dans certains paysmontueux, où les goîtres sont endémiques, onremarque cette espèce d' engorgement chez uncertain nombre de sujets, désignés sous le nomde cretins . Nous passerons encore soussilence cet engourdissement de tout le tissucellulaire, qui forme un genre de maladieanaloue, dans lequel j' ai reconnu l' état leplus marqué de gêne, d' embarras et d' inertie detoutes les facultés morales. J' observeraiseulement que chez les vrais cretins, le cerveaun' ayant presqu' aucune action comme organe de lapensée, le foyer inférieur prend, avec l' âge, uneprédominance remarquable, et que les organes de lagénération, par une espèce de compensationnaturelle, deviennent extrêmement actifs etvolumineux ; d' où s' ensuivent, chez ces êtresdégradés, les plus dégoûtantes habitudes de lamasturbation.Mais il peut arriver que les dégénérations de lalymphe, et la mixtion imparfaite du sang,se manifestent par des phénomènes différens de ceuxque nous venons de retracer. Les deux foyers,hypocondriaque et phrénique, peuvent acquérir unesensibiité parriculière ; le sang peut se porteren plus grande abondance vers le centre cérébralcommun, et se trouver doué de qualitésstimulantes extraordinaires, lesquelles, pour ledire en passant, paraissent tenir à certainescirconstances capables de troubler en même temsl' ossification. Ainsi donc,

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tandis que le sang abonde dans les cavités ducrâne et de la colonne épinière ; tandis que lesfonctions des organes qu' elles renferment setrouvent fortement excitées : les paroisosseuses affaiblies cèdent à' impulsionintérieure ; ces cavités s' agrandissent ;l' organe cérébral acquiert plus de volume etd' activité. Quelquefois même les organes dessens deviennent directement plus sensibles,acquièrent plus de finesse. On voit clairementque les fonctions du cerveau doivent iciprédominer sur celles des autres parties. Lesdispositions analogues de tout l' épigastre,où semblent se former, et que mettent eneffet plus spécialement en jeu les affections del' âme, doivent alors en multiplier les causes,

en augmenter la force, aiguiser, pour ainsi dire,presque toutes les impressions dont elles sont lerésultat. Toutes choses d' ailleurs égales,le moral doit être plus développé. Et c' estaussi ce qu' on observe ordinairement chez lesenfans rachitiques : car les faits contraires,notés par quelques écrivains, paraissentn' être qu' une exception rare dans nos climats ; etd' ailleurs, ils s' expliquent par certainescirconstances particulières qui ne tiennent pastoujous à la maladie primitive et dominante.Le scorbut sera notre second exemple. Dans cettemaladie, le sang et les autres humeurs sedécomposent ; leur vie propre s' énerve. Le sangestd' abord surchargé de matières muqueusesinertes : mais la maladie faisant des progrès,il paraît bientôt

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dans un état de dissolution. D' un autre côté,toute la force du système musculaire se détruitsuccssivement ; les mouvemens tombent dans uneinvincible langueur. Cependant la digestionstomachique et intstinale se fait assez bien :l' appétit ne s' émousse et ne se perd que lorsquela faiblesse est portée à son dernier terme, etque la mort approche. Les fonctions du cerveauconservent également toute leur intégrité. Il n' ya nul désordre dans les snsations, nulealtération dans les jugemens. Le systèmenerveux semble n' être affecté en aucune manière,si ce n' est que le découragement est extrême, etmême forme un des caractères de la maladie : commeaussi, dans les circonstances propres à ladéterminer, la maladie est, à son tour,singulièrement aggravée par le découragement.Voyez les relations des voyageurs de mer, et lesouvrages des hommes de l' art les plus célèbres,qui ont écrit sur le scorbut.Ces effets des dégénérations lymphatiques, del' engorgement des glandes et de l' altération deshumeurs, ne sont pas les seuls qui méritent encoreattention. Choisissons donc un troisième exemple.Souvent l' altération de la lymphe se manifeste parune acrimonie singulière des humeurs, par deséruptions rongeantes, par des tubercules cutanés,par des excoriations ulcéreuses, d' un caractèreopiniâtre et féroce. Dans ces circonstances,l' irritation des extrémités sentantes des nerfsest extraordinaire ; le système tout entier estdans un état d' inquiétude,

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plus ou moins violent. Suivant le degré de cetétat, il se développe des appétits, il se formedes habitudes de différentes espèces. Le degréle plus faible ne produit qu' ne excitationincommode ; il en résulte une certaine âpretédans les idées, et de fréquentes boutadesdans l' humeur. Un degré plus fort donneaux idées une tournure plus mélancolique, auxpassions un emportement plus sombre. Enfin ledernier degré de la maladie produit une sorte defureur habituelle, et transforme, à quelques égards,l' homme en une bête sauvage. Dans tous ces cas,l' exaltation de la bile est proportionnelle à laviolence du mal ; celle de l' humeur séminale, etl' éréthisme des organes de la génération, sontaussi portés au dernier terme. Les anciensmédecins ont soigneusement décrit ces phénomènes,en traçant l' histoire de différentes maladiesde peau très-redoutables, dont quelques-unes ontresqu' entièrement disparu chez les peuplesmodernes : amélioration qui, pour le direen passant, dépend d' une plus grande propreté,de plus de soin dans le choix des alimens, etdes progrès de la police. Il est sûr, au reste, queles affections lépreuses, les satyriasis, leslycanthropies, ont, dans tous les tems, dépendu deprofondes altérations de la lymphe ; et qu' ellesse manifestent d' abord par l' engorgement général detout le système glandulaire et par des éruptionsd' un aspect effrayant.Toutes les fois que l' ordre des fonctionsrégulières

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se trouve interverti par une cause accidentellequelconque, si les forces de réaction dont estdouée la nature, conservent encore de l' énergie, ils' établit de nouvelles séries de mouvemens, dontl' objet et le terme sont de ramener le corpsvivant à son état naturel. Ces mouvemens neconstituent pas proprement la maladie, puisqu' ilssont au contraire destinés à la combattre : c' estd' eux cependant que naissent les phénomènes dontl' ensemble porte ce nom. Ainsi, dans le sensvulgaire, la maladie est l' ouvrage de la nature,dont les efforts peuvent être bien, ou maldirigés, mais qui ne se débat que pourrésister au mal véritable qui la menace. Et l' on ne

serait peut-être pas loin de la vérité, enconsidérant ces forces vigilantes comme l' effetsimpleet direct des habitudes antérieures, quitendent sans cesse d' elles-mêmes à reprendre leurcours. Car la puissance des habitudes gouverne lemonde animé. Toute maladie peut donc êtreconsidérée comme une crise. Mais on est dansl' usage de ne désigner par le nom de critiques ,que les mouvemens brusques et courts qui marchentimmédiatement à la solution, soit qu' ils formentdes accès distincts et tout à fait isolés, soitqu' ils fassent partie d' une chaîne d' autresmouvemens, dont ils marquent les périodes lesplus importans et les plus décisifs.Dans tout accès critique quelconque, il y a troistems bien déterminés : celui de l' appareilpréparatoire, celui du trouble, ou du plusviolent effort,

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et celui de la crise proprement dit, ou de laterminaison. Le premier est caractérisé par undésordre vague, par une inquiétude sans objet, parl' impossibilité de peser et de sntir à lamanière accoutumée ; le second, par une agitationplus tumultueuse des facultés morales, analogue àcelle qui règne alors dans tout le systèmephysique : le troisième varie suivant la naturede la terminaison elle-même ; car cetteterminaison peut être salutaire, ou fatale,résoudre entièrement la maladie, ou laisseraprès elle le principe d' un nouvel accès.La goutte nous présente l' effet propre aux deuxpremiers tems, d' une manière non moins évidenteque les paroxysmes fébriles le plus éminemmentcritiques ; elle nous présente celui qui semanifeste dans le dernier, avec des caractèresfrappans, que cet effet n' a peut-être dansaucune autre maladie.Tant que la matière, ou plutôt l' affectiongoutteuse flotte, encore indécise, entre lesdivers organes, menaçant de se fixer sur lesviscères principaux, l' âme est dans un état demal-aise et d' angoisse ; l' espri dans un état detrouble t d' impuissance. Mais sitôt que lesdouleurs sont décidément fixées aux extrémités,quelque vives qu' elles soient du reste, lemalade les supporte, non seulment avecpatience, mais même avec une espèce decontentement intérieur. Sa gaîté revient ;ses idées acquièrent un degré de vigueur et de

lucidité remarquables :

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et la nature, comme nous l' avons faitobserver ailleurs, semble jouir avec triomphe desa victoire sur le mal.Dans la gangrène, au contraire, après avoiressayé d' inutiles efforts, la nature paraît serésigner avec calme, mais d' une manière sombre :et si de nouvelles tentatives ne séparent pasenfin le vif du mort, le sujet expiretranquillement, mais avec une expressionfunste dans tous les traits.Il arrie quelquefois alors, une chose qu' onobserve aussi dans les fièvres aiguës les plusgraves ; c' est que la vie se concentre sur l' undes organes principaux ; comme, par exemple, surle cerveau, sur l' estomac, etc. Si laconcentrationôse dirige vers l' estomac, il peutsurvenir une faim extraordinaire, qui,jointe aux autres signes dangereux, annonceque la mort est assurée et prochaine. Si l' effet seporte sur le cerveau, les idées prennent uncaractère d' élévation, et le langage acquierttout à coup une sublimité, qui sont égalementalors, des symptômes mortels.Embarrassé de la multitude d' objets queprésente l' examen de la question qui nousoccupe aujourd' hui ; je me suis borné àconsidérer les plus essentiels, j' ai choisi presqueau hasard, et j' ai développé sans ordre, mesexemples et mes preuves. On ferait facilementencore sur le même sujet, un mémoire beucoupplus étendu que celui-ci.

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C' est pour cela même que je me hâte determiner, par les conclusions suivantes quirésultent de tous les faits ;1 l' état de maladie influe d' une manière directesur la formation des idées et des affectionsmorales : nous avons même pu montrer, dansquelques observations particulières, commentcette influence s' exerce : et pour peu qu' onait suivi la marche de nos déductions, on doitsentir qu' il est impossible qu' elle ne se fassepas toujours sentir à quelque degré.

2 l' observation et l' expérience nous ayant faitdécouvrir les moyens de combattre assez souventavec succès, l' état de maladie, l' art qui met enusage ces moyens, peut donc modifier etperfectionner les opérations de l' intelligence etles habitudes de la volonté.Le développement de cette seconde propositionentrera dans le plan d' u ourage particulier.

HUITIEME MEMOIRE

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de l' influence du régime sur les dispositionset sur les habitudes morales. introduction.Nous avons déjà suivi quelques-uns des chaînonsqui unissent la nature morale à la nature physique.Ces premiers aperçus nous ont mis à portée derésoudre plusieurs questions importantes : ils ont,en même tems, préparé la solution d' autres questionsplus importantes encore, mais dont nous n' avonspas jugé convenable de nous occuper maintenant.

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à mesure que nous avançons dans cet examen,nous avons occasion de nous assurer de plus enplus, que les deux grandes modifications del' existence humaine se touchent et se confondent parune foule de points correspondans : ce qui nous resteà dire achevera de prouver avec la dernièreévidence, que l' une et l' autre se rapportent à unebase commune ; que les opérations désignées sous lenom de morales, résultent directement, commecelles qu' on appelle physiques, de l' action, soitde certains organes particuliers, soit de l' ensembledu système vivant ; et que tous les phénomènes del' intelligence et de la volonté prennent leur sourcedans l' état primitif ou accidentel de l' organisation,aussi bien que les autres fonctions vitales et lesdivers mouvemens dont elles se composent, ou qui sontleur résultat le plus prochain.En simplifiant le système de l' homme, ces vueset ces conclusions l' éclaircissent beaucoup : ellesécartent un grand nombre d' idées fausses ; ellesmontrent nettement au philosophe observateur, le

véritable objet de ses recherches ; elles offrent àl' idéologiste, des points d' appui plus visibles, surlesquels il peut, avec toute certitude, asseoir lesrésultats de ses analyses rationnelles ; enfin, ellesindiquent au moraliste, les bases plus solides surlesquelles il peut fonder toutes ses leçons : car enpartant de l' organisation humaine, en déterminant lesbesoins et les facultés qu' elle fait naître, il peut

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rendre, pour ainsi dire, palpables les motifs detoutes les règles qu' il trace : il pourrait encoreprouver et faire sentir d' une manière évidente, quel' accomplissement des devoirs les plus sévères, queles actes du plus généreux dévoûment sontétroitement liés, quand la raison les impose, àl' intérêt direct et au bonheur de celui qui lespratique ; et que les habitudes fortes et vertueusesen font alors, pour lui, un besoin non moinsimpérieux, que celui des vertus les plus paisiblesde la vie commune et des plu doux sentimens del' humanité.Nous allons examiner aujourd' hui, l' influence durégime sur les fonctions des organes de la pensée,sur la détermination des penchans, sur laproduction des habitudes, en un mot, sur le systèmemoral de l' homme.I.Mais avant d' entrer en matière, je crois indispensablede bien déterminer ce que nous devonsentendre par le mot régime. on peut attacher àce mot, une signification, ou trop étendue, ou tropbornée : tâchons donc de fixer son véritable sens.Par régime, quelques personnes entendentuniquement l' emploi systématique, ou fortuit, desalimens et des boissons. Cette signification est tropbornée.

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Par le même mot, les anciens médecins entendaientl' usage de tout ce qu' ils appelaient si improprement,les choses non naturelles. or, les alimenset les boissons n' étaient qu' une division particulièrede ces choses. ils comprenaient encore sous lamême catégorie, l' air respiré, l' exercice et lerepos, le sommeil et la veille, les travaux habituels,les affections de l' âme.

La dernière signification est évidemment tropétendue pour nous : car nous considérons ici lesaffections de l' âme, non point en tant qu' ellesproduisent des changemens dans l' état des organes, cequ' en effet elles sont capables de faire, mais en tantqu' elles résultent elles-mêmes de ceux qu' ont déjàdéterminés les habitudes physiques.Ainsi, nous entendrons par régime, l' ensemblede ces habitudes, soit que les circonstances lesnécessitent ; soit qu' elles aient été tracées parart, d' après des vues arbitraires, et qu' elles soientl' ouvrage du goût, ou du choix des individus.Ce mot, une fois bien éclairci, nous sommesassurés de nous bien comprendre nous-mêmes, et denous faire comprendre des autres : du moins la suitede nos raisonnemens ne peut plus être troublée, parcette incertitude qu' y répand toujours nécessairementl' indétermination du sujet.

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Ii.Tous les corps de l' univers peuvent agir les unssur les autres : mais le caractère et le degré decette action sont différens, suivant la nature descorps et suivant les circonstances où ils se trouventplacés. Les matières non organisées peuvent éprouverde la part de celles qui les avoisinent, une actionmécanique, ou une action chimique. La première seborne à changer les rapports de situation, soit entreles différens corps, soit entre les parties qui lesconstituent : la seconde peut produire des êtres toutnouveaux, tantôt en opérant de simplesdécompositions, tantôt en faisant éclore descombinaisons qui n' existaient pas auparavant.Mais les modifications que les corps organiséspeuvent subir sont beaucoup plus variées ;quelques-unes présentent un caractère exclusivementpropre à ces corps ; et toutes y sont d' une bien plusgrande importance. En effet, outre les changemensmécaniques, ou chimiques qu' ils sont égalementeux-mêmes susceptibles d' éprouver ; outre le genreparticulier de réaction qu' ils exercent sur lesobjets dont ils sentent l' influence, les corpsorganisés peuvent encore, sans aucune altérationvisible de leur nature, être profondément modifiésdans leurs dispositions intimes ; acquérir uneaptitude toute nouvelle à recevoir certainesimpressions, à exécuter

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certains mouvemens ; perdre même jusqu' à un certainpoint leurs dispositions originelles, ou cellesqu' ils avaient contractées immédiatement, en vertude leur organisation : en un mot, ils peuvent, nonseulement obéir d' une manière qui leur estexclusivement propre, à l' action présente des corpsextérieurs ; mais aussi contracter des manièresd' être particulières, qui se perpétuent ensuite, ouse reproduisent, même en l' absence des causes dontelles dépendent : c' est-à-dire, qu' ils peuventcontracter des habitudes. or, voilà ce qui lescaractérise bien plus exclusivement encore.Ainsi, l' on voit les plantes, maniées par unhabile cultivateur, acquérir des qualités absolumentnouvelles, imprimer à leurs produits un caractèrequ' ils n' avaient pas primitivement. L' art a même sutrouver les moyens de fixer ces modificationsaccidentelles et factices, tantôt en assujétissant àses vues les procédés ordinaires de la génération ;tantôt en opérant des reproductions purementartificielles : monument précieux de son pouvoir surla nature ! C' est encore ainsi que l' animal,travaillé par le climat et par toutes les autrescirconstances physiques, reçoit une empreinteparticulière, qui peut servir à constater etdistinguer ces mêmes circonstances ; ou nourri,cultivé, dressé systématiquement parl' homme, il acquiert des dispositions nouvelles, etentre dans une nouvelle série d' habitudes. Mais ceshabitudes ne se rapportent pas uniquement à la

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structure et aux opérations physiques des organes ;elles attestent encore que le système intelligent etmoral, propre à chaque nature sensible, s' estdéveloppé par l' effet de cette culture ; qu' uncertain ordre d' impressions a fait naître en luicertaines inclinations et certains sentimens : etces dispositions acquises, qui paraissent chezl' animal, gravées en traits plus distincts et plusfermes que dans la plante, s' y perpétuent aussi plussûrement de race en race, et montrent aux yeux lesplus irréfléchis combien le génie de l' observationet de l' expérience peut améliorer les choses autourde nous.Iii.Mais, de tous les animaux, l' homme est sansdoute le plus soumis à l' influence des causesextérieures ; il est celui que l' application fortuite,ou raisonnée des différens corps de l' univers, peut

modifier le plus fortement et le plus diversement. Sasensibilité plus vive, plus délicate et plusétendue ; les sympathies multipliées et singulièresdes diverses parties éminemment sensibles de soncorps ; son organisation mobile et souple qui seprête sans effort à toutes les manières d' être, et,en même tems, cette ténacité de mémoire, pourainsi dire physique, avec laquelle elle retient leshabitudes, si facilement contractées : tout, en unmot, se réunit pour faire prendre constamment àl' homme un caractère et

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des formes analogues, ou correspondantes aucaractère et aux formes des objets qui l' entourent,des corps qui peuvent agir sur lui. C' est en cela queconsiste, à son égard, la grande puissance del' éducation physique, d' où résulte immédiatementcelle de l' éducation morale : c' est par là qu' il estindéfiniment perfectible, et qu' il devient, enquelque sorte, capable de tout.Nous savons que nos idées, nos jugemens, nosdésirs, dépendent des impressions que nous recevonsde la part des objets externes, ou de cellesque nous éprouvons à l' intérieur, soit par lesextrémités sentantes des nerfs qui se distribuentaux viscères, soit dans le sein même du systèmenerveux ; ou enfin du concours des unes et des autres,qui paraît presque toujours nécessaire au complémentdes sensations. Nous savons, en conséquence, queles changemens survenus dans le caractère, dansl' ordre, ou dans le degré des impressions internes,peuvent modifier singulièrement celles qui nousviennent des objets extérieurs.Pour démontrer l' influence du régime sur laformation des idées et des penchans, il suffiraitdonc de faire voir qu' il est capable de modifier lesimpressions intérieures et les dispositionshabituelles des organes qui les éprouvent. Mais, deplus, parmi les impressions qui viennent del' extérieur, il en est un grand nombre qui sontimmédiatement soumises à l' influence du régime,dans le sens que nous donnons

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à ce mot, qui nous viennent d' objets, ou quidépendent de fonctions que le régime embrasse dans

son domaine. Voyons encore si des observations plusdirectes ne constatent pas cette influence, etfixons-nous d' après l' ensemble des faits, comparésavec soin et limités avec précision.Dans toute circonstance donnée, c' est du concoursde toutes les causes, ou de toutes les forcesagissantes que résulte l' effet connu. Cette vérité,qu' il suffit d' énoncer pour la rendre sensible, nesouffre sans doute aucune exception : mais elledevient, en quelque sorte, plus frappante, et lesconséquences qu' on peut en tirer sont bien plusdignes de remarque dans l' observation desphénomènes de la vie. En effet, ces phénomènes, sicompliqués et si variables, résultant toujours d' unefoule de causes qui doivent agir simultanément etde concert, chacune d' elles influe sur l' action, nonseulement de chaque autre, mais de toutes, prisesdans leur ensemble : chacune des autres, et toutesles autres réunies, influent, à leur tour, sur lapremière dont l' effet est toujours ou complété, oulimité par le genre et le degré d' action de cesdifférentes forces, mises simultanément en jeu. Enun mot, suivant l' expression d' Hippocrate, que nousavons déjà citée, tout concourt, tout conspire,tout consent. ainsi donc, quand on étudiel' homme, il faut sans doute le considérer d' une vuegénérale et commune, qui embrasse, comme dans unpoint unique et sous un

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seul regard, toutes les propriétés et toutes lesopérations qui constituent son existence, afin desaisir leurs rapports mutuels et l' action simultanée,dont résulte chacun des phénomènes qu' on veutsoumettre à l' observation. Mais cela ne suffit pas.Après ce premier coup-d' oeil, qui fixe l' objet toutentier dans son cadre, l' étude détaillée de chaqueordre de phénomènes, sans laquelle celle de leurensemble systématique est nécessairement imparfaite,demande que l' observation l' isole et le considère àpart. La sévérité des procédés analytiques estsur-tout nécessaire dans l' étude d' objets sidiversifiés, si mobiles et si délicats.Iv.Nous avons donc reconnu que l' expression généralerégime embrasse l' ensemble des habitudesphysiques ; et nous savons, d' ailleurs, que ceshabitudes sont capables de modifier et même dechanger non seulement le genre d' action des organes,mais encore leurs dispositions intimes et lecaractère des déterminations du système vivant. En

effet, il est notoire que le plan de vie, suivantqu' il est bon ou mauvais, peut améliorerconsidérablement la constitution physique, oul' altérer, et même la détruire sans ressource.Par cette influence, chaque organe peut sefortifier ou s' affaiblir ; ses habitudes seperfectionner ou se dégrader de jour en jour. Lesimpressions

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par lesquelles se reproduit l' ordre des mouvemensconservateurs, impressions qui tendent sanscesse à introduire de nouvelles séries de mouvemens,sont elles-mêmes susceptibles d' éprouver deschangemens notables. Si, par l' effet avantageux ounuisible du régime, les organes acquièrent denouvelles manières d' être et d' agir, ils acquièrentégalement de nouvelles manières de sentir. Enfin, lechangement primitif ne fût-il que circonscrit etlocal, ces modifications de la sensibilité sont leplus souvent imitées, en quelque sorte, par tout lesystème vivant.Tel est le principe, ou la cause des grands effets,que les anciens attribuaient, avec raison, à ladiététique en général, et en particulier à lagymnastique, dont ils avaient d' ailleurs eux-mêmesdéjà si bien reconnu les inconvéniens. Telles sontencore les données d' où partirent les différensfondateurs d' ordres religieux, qui, par des pratiquesde régime plus ou moins heureusement combinées,s' efforcèrent d' approprier les esprits et lescaractères au genre de vie dont ils avaient conçu leplan.Puisque le régime influe sur la manière d' agir

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des organes, il doit en effet encore influer sur leurmanière de sentir ; et puisqu' il influe sur lecaractère des sensations, il est évidemment impossiblequ' il n' influe pas sur celui des idées et des penchans.Car, sans parler encore ici des altérationsprofondes que l' usage de certaines substances peutporter dans toute l' économie animale, on n' a pas depeine à voir que l' état de force, ou de faiblesse,l' état d' inquiétude ou d' hilarité, les dispositionsconstantes d' organes, tous plus ou moins sympathiques,dont l' action est libre, vive, facile, entière, ou

de ces mêmes organes quand leur action devient aucontraire embarrassée, sourde, pénible, incomplète,ne peuvent éveiller, dans l' organe spécial de lapensée, qui partage directement leurs dispositions,ou qui les imite bientôt sympathiquement, le mêmedegré d' attention, ni déterminer la même manièrede considérer les impressions reçues des objets. Ainsidonc, nos appétits et nos désirs ne peuvent alorsétablir les mêmes rapports entre ces objets et nous :nos idées, nos jugemens et les déterminations quien résultent, ne sauraient être les mêmes. Or,l' action de l' air, des alimens, des boissons, del' exercice ou des travaux, du repos ou du sommeil,continuée pendant un long espace de tems, est-ellecapable d' influer sur toutes les circonstances dontl' état physique se compose ? C' est assurément ceque personne n' entreprendra de nier.Nous l' avons déjà dit, l' homme est un : tous les

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phénomènes qui font partie de son existence, serapportent les uns aux autres ; et il s' établit entreeux des relations qui tantôt leur donnent plusd' intensité, tantôt les modifient, les compensentmutuellement, ou même les dénaturent d' une manièreabsolue. Quelquefois un effet très-faible enlui-même, ou déterminé par l' application fortuite etfugitive de sa cause à des organes de peu d' importance,acquiert secondairement une force considérable,ou fait naître dans d' autres organes, et mêmedans des organes essentiels, une série sympathiquede nouveaux phénomènes très-frappans. Quelquefois,au contraire, un effet fortement prononcé dansl' origine, loin de transmettre au reste du système,l' agitation de l' organe primitivement affecté,s' affaiblit rapidement, à raison de la disposition desautres organes, et bientôt disparaît sans retour.En général, tout mouvement introduit dans l' économievivante, a besoin d' un concours de toutesles causes qui peuvent agir sur les différensorganes, de toutes les circonstances qui peuventmodifier leurs intimes dispositions : et il n' estproportionnel à sa cause particulière, qu' autant queces forces collatérales le secondent, suivant l' ordrede correspondance établi entr' elles par la nature,et qu' autant aussi que les dispositions organiques neviennent apporter aucun changement dans les résultatsde leur action.

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V.L' air peut agir sur le corps humain par différentespropriétés ; il peut y produire différens genresde modifications. Son degré de pesanteur ou delégèreté, de chaleur ou de froid, de sécheresse oud' humidité ; le changement de proportion dans lesgaz, dont la combinaison le constitue, ou sonmélange avec d' autres gaz qui lui sont étrangers, etdont la présence le vicie essentiellement ; enfin, lanature et la quantité proportionnelle des matièresqu' il tient en dissolution, apportent de notableschangemens dans son action sur l' économie animale :la pratique de la médecine et l' observationjournalière en fournissent des preuves multipliées ;et peut-être n' est-il personne qui n' ait observéfréquemment sur lui-même, plusieurs effetstrès-différens de ce fluide, dans lequel la vie abesoin de rallumer à chaque instant son flambeau.L' air pèse continuellement sur nous d' un poidstrès-considérable ; il nous enveloppe de toutes parts ;il nous presse par tous les points de notre corps,comme l' eau dans laquelle nage le poisson,l' enveloppe et le presse en tout sens : mais aveccette différence que, par ses propres forces, lepoisson peut, à volonté, s' élever à toutes leshauteurs du fluide qui forme son partage ; tandisque nous

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sommes attachés à la base terrestre sur laquelleviennent s' appuyer les portions inférieures de l' air,et qu' il nous est impossible, sans le secours deforces étrangères, de nous porter à de plus hautesrégions. Cette pression étant dans l' ordre de lanature, paraît nécessaire au maintien de l' équilibreentre les solides vivans et les humeurs quicirculent, ou qui flottent dans leur sein : elleempêche l' expansion et la séparation des gaz quientrent dans la composition des uns et des autres ;elle tend à perfectionner la mixtion des sucsréparateurs, en soutenant l' énergie et le ton desvaisseaux. Quand cette pression augmente, oudiminue beaucoup, et sur-tout brusquement, deschangemens analogues ont lieu dans l' état et dansl' action des organes ; et leurs effets sont d' autantplus inévitables, que nous sommes ordinairement,comme on vient de le dire, dans l' impossibilité deles compenser, ou de les affaiblir, en nous plaçant,suivant le besoin, à différentes hauteurs dufluide. Si la pesanteur de l' air diminue jusqu' à

un certain point, les hommes les plus vigoureuxressentent une diminution, en quelque sorte,proportionnelle de leurs forces : leur respirationn' est pas entièrement libre ; ils éprouvent unléger embarras dans la tête : et d' ailleurs, lessensations ne conservant plus la même vivacité,l' action de la pensée devient fatigante : ils ontune sorte de dégoût général. Les hommes plus faibleset plus mobiles, éprouvent de véritables anxiétésprécordiales,

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de l' étouffement, des éblouissemens, desvertiges : ils deviennent incapables d' attention ; ilsne peuvent suivre ni les idées d' autrui, ni même lesleurs propres ; ils tombent dans la langueur et ledécouragement. Si cet état est moins prononcé,tous les phénomènes ci-dessus sont eux-mêmescaractérisés plus faiblement. On observe alorsquelques-uns de ceux qui sont particuliers auxaffections vaporeuses et hypocondriaques : des peursridicules, des désordres singuliers d' imagination,des tremblemens nerveux, des spasmes convulsifs,etc. J' ai remarqué chez quelques femmes délicates,sur-tout à l' époque où, dans les tems voisinsde leurs règles, une sorte d' altération de l' espritet du caractère, que l' on pouvait, en toute confiance,regarder comme l' annonce ou des orages,ou des vents étouffans du midi, prêts à bouleverserl' atmosphère. Cette altération était, au reste,facile à distinguer, de celle que la peur dutonnerre occasionne quelquefois chez certains sujetspusillanimes. J' ai même souvent observé que, parmiles animaux, ceux qui sont naturellement peureux, ledeviennent beaucoup plus dans les tems qu' onappelle lourds, par les vents du midi ou dusud-ouest, et généralement toutes les fois que lachute du mercure annonce une diminution notable dansla pesanteur de l' air.

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Quand cette pesanteur est augmentée, au contraire,le ton général du système augmente, pourainsi dire, dans le même rapport : et, pourvu quele changement soit graduel et modéré, toutes lesfonctions s' exercent plus librement ; les mouvemenssont plus faciles et plus forts ; un vif sentiment

d' énergie, d' alacrité, de bien-être, fait courirau devant des sensations, fait désirer l' action commeun plaisir, et la transforme en besoin. Les sensationselles-mêmes deviennent plus nettes et plus brillantes ;le travail de la pensée se fait avec plusd' aisance et d' une manière plus complète. Enfin,l' individu jouissant de toute la plénitude de sonêtre, repousse ces impressions chagrines, quelquefoismalveillantes, que produit la consciencehabituelle de la faiblesse et de l' état d' anxiété ;et, par suite, il ne s' attache naturellement qu' à desidées d' espérance et de succès, qu' à des affectionsdouces, élevées et généreuses.Il peut arriver que l' augmentation de pesanteurde l' air soit trop forte, ou trop brusque, commeon l' observe quand les grands froids surviennenttout à coup. Dans ce cas, le ton excessif de tousles solides, et la compression, en quelque sorte,purement mécanique des vaisseaux et du tissucellulaire

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externes, refoulent le sang et toutes les autreshumeurs vers les viscères, notamment vers ceuxqui résistent le moins. De là, différens phénomènessur lesquels nous reviendrons ci-après, quand ilsera question des effets du froid. Je me borne àrappeler, en passant, que Gmelin vit en Sibérie, àl' apparition d' un froid soudain, les oiseaux tomberde toutes parts sur la terre, faisant de vainsefforts pour s' élever dans l' air, quoiqu' ilsagitassent leurs ailes librement et avec force ; ceque le célèbre voyageur et naturaliste attribueà la pesanteur et à l' extrême densité de l' air, dontils étaient, en quelque sorte, accablés. Cependant ilest vraisemblable que le froid agissait icidirectement et par lui-même, indépendamment deschangemens particuliers qu' il pouvait avoir produitsdans la constitution de l' air. N' oublions point, eneffet, que les êtres animés qui, dans tous lesclimats, conservent le degré de chaleur vitalepropre à leur nature, doivent, pour cela même,en reproduire d' autant plus, que la températurequi les environne, est plus froide. Or, enavançant vers les régions polaires, ou en entrantdans la saison des frimats, ils ne s' habituentque par degrés, à reproduire ce surcroît de chaleur ;comme en s' approchant des climats plus doux, ouen revenant vers la saison tempérée, ils ne perdentque par degré aussi, l' habitude d' en reproduire troppour ces climats et pour ces beaux jours. Ainsi, les

oiseaux de Gmelin, saisis tout à coup par ce froidimprévu,

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n' avaient pas encore assez de chaleur proprepour contrebalancer l' action comprimante de l' air :la masse de leur corps, trop resserrée, ne pouvaitmême peut-être occuper l' espace nécessaire pours' élever librement dans ce fluide. Sans doute aussi,le froid avait frappé leur poumon et leur cerveau,de ce reflux du sang et de cette stupeur dont nousvenons de parler ; et très-vraisemblablement encore,les muscles de leurs ailes étaient privés dans cemoment, d' une partie considérable de leur vigueur.Vi.Mais les effets de l' air froid ou chaud, sont bienplus étendus et plus importans que ceux de l' airpesant, ou léger. La chaleur, en raréfiant ce fluide,le froid, en augmentant sa densité, doiventeux-mêmes souvent être regardés comme la causevéritable des phénomènes qui se rapportentdirectement aux variations survenues dans sapesanteur : et le degré de cette dernière est tropconstamment analogue, ou proportionnel à celui de satempérature, pour qu' on ne puisse pas se permettrede considérer sous le même point de vue, l' influencede ces deux genres de modifications.Brown, auteur d' un nouveau système de médecinequi mérite peu sa grande célébrité, a cependanteu raison de rejeter les idées trop généralementreçues, touchant l' action du froid et de la chaleursur

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l' économie animale. On ne peut douter que lachaleur ne soit un excitant direct : et si le froid,sédatif et débilitant par sa nature, produit souventdes effets tout contraires, ces effets ne sontévidemment dus qu' à la réaction des organes vivans ;et ils se proportionnent toujours à l' énergie quila caractérise dans chaque cas particulier.Un certain degré de chaleur est nécessaire audéveloppement des animaux, comme à celui desplantes : un degré plus fort l' accélère et leprécipite. Dans les pays chauds, les enfans sonthâtifs ; l' explosion de la puberté se fait de bonneheure ;

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leurs idées et leurs passions éclosent avant le tems.Mais le développement des forces musculaires nemarche point, chez eux, du même pas que celuide la sensibilité, et de certaines fonctions qui luisont plus spécialement soumises. Hommes par leurspenchans, et même, à beaucoup d' égards, parl' avancement prématuré de leur intelligence, ils sontencore enfans relativement à la force d' action, qui,dans le plan de la nature, est tout à la foisl' instrument nécessaire d' un système moraltrès-développé, et le contre-poids des forces sensitivesexaltées par ce développement. De cette excitationprécoce, qui agit particulièrement sur certainsorganes et sur certaines fonctions ; ou plutôt de cedéfaut d' équilibre entre les diverses parties dusystème vivant, s' ensuivent des modificationssingulières de toute l' existence morale. Dans l' ordrenaturel, nos affections et nos penchans naissent etcroissent avec les forces nécessaires pour enpoursuivre avec fruit et pour en subjuger, ou s' enapproprier les objets. Le tems lui-même, c' est-à-direun espace de tems relatif à la durée totale de la vie,entre comme élément nécessaire dans l' établissementdes vrais rapports de l' homme avec la nature et avecses semblables.

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Ainsi, d' un côté, le mouvement précoceimprimé au système sensitif en général, et auxfonctions particulières qui semblent lui appartenirplus directement et plus spécialement ; de l' autre,ce défaut d' harmonie entre les diverses parties, oules diverses opérations d' une machine, où tout doitêtre en rapport et s' exécuter de concert : telles sontles véritables, ou du moins les principales causesdes dispositions convulsives qui se remarquent dansles affections morales, comme dans les maladiespropres aux habitans des pays chauds. Sans doutel' application continuelle de la chaleur, dont l' effet,ainsi que celui de tout autre excitant quelconque,est d' énerver sans cesse de plus en plus lesorganes musculaires, doit aggraver aussi de plus enplus, et ces dispositions, et cette discordance.Enfin, le goût du repos et le genre de vie indolente,inspirés par le sentiment habituel de la faiblesse etpar l' impossibilité d' agir sans une extrême fatigue,au milieu d' un air embrâsé, viennent encore àl' appui de toutes les circonstances précédentes, pour

en augmenter les effets : car s' ils rendent, d' uncôté, l' économie animale plus sujette aux étatsspasmodiques ; de l' autre ils nourrissent les penchanscontemplatifs ; et donnent naissance à tous les écartsdes imaginations mélancoliques et passionnées.Les observateurs de tous les siècles l' ont remarqué ;c' est dans les pays chauds que se rencontrentces âmes vives et ardentes, livrées sans réserve à

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tous les transports de leurs désirs ; ces esprits,tout à la fois profonds et bizarres, qui, par lapuissance d' une méditation continuelle, sontconduits, tour à tour, aux idées les plus sublimeset aux plus déplorables visions : et l' on n' a pasde peine à voir que cela doit être ainsi. L' étathabituel d' épanouissement des extrémités sentantesdu système nerveux, et le bien-être dont nous avonsdit ailleurs que cet épanouissement est la cause,ou le signe, donnent entrée aux impressionsextérieures, en quelque sorte par tous les pores ;ils rendent ces impressions plus fortes ou plusvives ; ils font que cette plus grande force,ou cette plus grande vivacité, devient nécessaireà l' entretien et à la reproduction de tous lesmouvemens vitaux. De là, cette passion pour lesboissons, ou pour les drogues stupéfiantes, qui seremarque sur-tout dans les hommes des pays chauds :de là, cette espèce de fureur avec laquelle ilsrecherchent toutes les sensations voluptueuses, etqui les conduit si souvent à des goûts bizarres oucrapuleux, et brutaux : de là, leur penchant pourl' exagération et le merveilleux ; enfin, de là, leurtalent pour l' éloquence, la poésie, et généralementpour tous les arts d' imagination.Vii.L' homme physique des climats glacés ne ressemblepoint à celui des régions équatoriales : l' hommemoral

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des uns n' est pas celui des autres. Mais, je lerépète, les différences qui les distinguent,considérées dans leur ensemble, ne doivent pas sansdoute être imputées au seul état de l' air. Cependant,comme ce n' est point ici le lieu d' examiner lesautres causes qui peuvent y concourir, il nous suffit

de reconnaître la réalité du fait, de limiter ainsid' avance le sens de nos propres conclusions, et de lesgarantir, dans l' esprit du lecteur, d' une extensionqu' elles ne doivent réellement point avoir.Pour se faire une idée juste et complète des effetsde l' air froid, ou, si l' on veut, du froid engénéral, sur les corps vivans, il faut nécessairementtenir compte et de son degré d' intensité, et de ladurée de son application : car, suivant que le froidest plus ou moins intense, et que son application estplus ou moins prolongée, ces effets sonttrès-différens. Un froid modéré, qui n' agit quepassagèrement sur nous, produit un léger resserrementde tous les vaisseaux qui rampent à la superficie ducorps et des bronches pulmonaires. Cette premièreimpression est suivie d' une réaction prompte, qu' onpeut facilement reconnaître au coloris plus brillantdu visage, quelquefois même à la rougeur foncéesoit de toute la peau, soit uniquement de celle desparties spécialement frappées par le froid. Ainsi,d' un côté, le ton des solides est augmentédirectement ; de l' autre, un vif sentiment de forcese communique à toutes les divisions du système : etle

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principe des mouvemens agit avec un surcroît devigueur et d' aisance, correspondant à celui queviennent de recevoir l' énergie tonique et le ressortdes organes moteurs.En même tems, l' air plus dense applique au poumonune quantité relativement plus grande de gazoxigène ; il s' y produit immédiatement une sommede chaleur plus considérable : tandis que, de leurcôté, les viscères du bas-ventre, notamment ceuxde la région épigastrique, dont on connaîtl' influence étendue sur tout le système, se trouventplus vivement sollicités par ce refoulementmomentané des humeurs et des forces vers l' intérieur,et par les sympathies plus particulières qui lientcette région avec l' organe externe et le centrecérébral. Or, toutes ces circonstances réuniesconcourent au même but, à produire cetteaugmentation de force et de liberté dans tous lesmouvemens et dans toutes les

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fonctions, que nous avons dit être la suite de lapremière impression d' un froid qui n' est pasexcessif.Quand le froid est plus violent, et sur-tout quandil s' applique pendant un tems plus long soit au corpstout entier, soit à quelqu' une de ses parties, ilparaît que son effet comprimant demeure renfermédans les mêmes limites que ci-dessus. Mais laréaction n' a pas lieu de la même manière. Le froidexerce alors son action propre ; c' est-à-dire, qu' ilagit comme un sédatif direct : il suffoque lesmouvemens vitaux dans les parties exposées à sonaction, et frappe ces parties d' une espèceparticulière de gangrène. Dans ces circonstances,les humeurs qui rencontrent des obstacles invinciblesà leur cours régulier, sont

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contraintes de refluer vers les parties internes,sur-tout vers la poitrine et vers la tête. Enconséquence, la gêne du cerveau ralentit lemouvement de la respiration ; la gêne du poumonengorge de plus en plus le cerveau : et sil' impression prolongée du froid est véritablementgénérale, l' individu tombe par degrés dans unsommeil que le plus souvent il trouve doux, mais,qu' au reste, il voudrait secouer en vain, et quise termine bientôt par l' apoplexie et la mort.Il est vrai qu' un exercice vigoureux peut soutenirlongtems la réaction vitale, même au sein du froidle plus vif : il peut souvent, au moyen d' une plusgrande quantité de chaleur reproduite, prévenir lesderniers effets que nous venons de retracer. Mais,pour cela, les organes épigastriques, centre et pointd' appui des mouvemens musculaires, doivent êtrepuissamment excités par des alimens abondans, oudifficiles à digérer, par des boissons fermentéestrès-fortes, par des esprits ardens. On peut aussi,quand le sommeil perfide dont il vient d' êtrequestion commence à se faire sentir, échapper à safuneste douceur par une vive et forte excitation dela volonté, par des mouvemens musculairesproportionnels au degré du froid : mais il faut s' yprendre à tems, et continuer avec courage ce grandexercice, tant que

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l' on reste soumis à la même température ; sans cela,l' on périt infailliblement, à moins qu' on ne se trouveavec des personnes qui conservent plus de vigueuret de volonté, et qui vous arrachent au danger dupremier engourdissement.Enfin, il est possible de remédier au genreparticulier de gangrène, qui suit immédiatement lasuffocation de la vie dans les organes frappés dufroid ; mais le rappel du mouvement et de la chaleurdoit être progressif : et s' il faut éviter qu' unechaleur extérieure ne saisisse tout à coup cesorganes, et ne s' y recombine tumultueusement, commedans une matière inanimée, il ne faut pas moinscraindre que l' action vitale, en se réveillant d' unemanière soudaine, n' y cause elle-même une irréparabledésorganisation.L' effet d' un froid médiocre est donc d' imprimerune plus grande activité à tous les organes, etparticulièrement aux organes musculaires ; d' excitertoutes les fonctions, sans en gêner aucune ; dedonner un plus grand sentiment de force ; d' inviterau mouvement et à l' action. Dans les tems et dans lespays froids, on mange et l' on agit davantage. Ilsemble qu' à mesure qu' une plus grande sommed' alimens devient nécessaire, la nature trouve enelle-même plus de moyens de force pour assurer lasubsistance de l' individu. Mais de cela seul, ilrésulte qu' une portion considérable de la vie estemployée à des mouvemens extérieurs, ou même se perddans

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des repas fréquens : or, la plus légère réflexionsuffit pour déduire de cette circonstance, si simpleen elle-même, plusieurs différences importantes entreles hommes du nord et ceux du midi. Les uns, sanscesse distraits par des mouvemens, ou par des besoinscorporels, n' ont que peu de tems à donner àla méditation ; les autres vivant d' une petitequantité de grains et de fruits, que la nature verseen abondance autour d' eux, cherchent le repos pargoût et par besoin, et, dans leur inaction musculaire,se trouvent incessamment ramenés à la méditation.Ainsi, quand toutes choses seraient égales d' ailleurs ;quand la nature et la vivacité des sensationsseraient les mêmes dans les pays chauds et dans lespays froids, leurs habitans ne pourraient pas plus seressembler par leurs habitudes morales, que par leurforme extérieure et par leur constitution.

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Mais, à mesure que le froid devient plus vif, etque son application dure plus longtems, une actioncontinuelle et forte devient elle-même plusnécessaire. On est forcé de manger plus souvent etdavantage à la fois. Tout l' organe externe et toutesles fibres motrices contractent un certain degré deroideur. Les mouvemens conservent toute leurvigueur ; ils en acquièrent même une plus grande :mais ils commencent à perdre de leur aisance et deleur souplesse. Le cerveau, frappé souvent d' unelégère stupeur, devient moins sensible à l' action desdivers stimulans, soit naturels, soit artificiels.Pour être réveillé, pour sentir, pour réagir sur lesviscères et sur les organes moteurs, il a besoind' excitations d' autant plus fortes, qu' il trouve plusde résistance dans la densité, considérablementaccrue, des muscles, des vaisseaux et des diverstissus membraneux.C' est ainsi que se forme la constitution robuste,mais peu sensible, de ces peuples dont Montesquieudit, qu' il faut les écorcher pour leschatouiller. c' est pour cela que les derniersnavigateurs, auxquels on doit de si bellesdescriptions des côtes occidentales du nord del' Amérique, ont observé chez les sauvages habitansde l' entrée de Cook,

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une insensibilité physique si grande, qu' elle est àpeine égalée par la férocité de leurs habitudesmorales. Ils les ont vus s' enfoncer dans la plante despieds, ordinairement si sensible à cause desinnombrables extrémités de nerfs qui la tapissent, delongs morceaux de bouteilles cassées, dont lesblessures sont parmi nous si douloureuses, parcequ' elles déchirent plutôt qu' elles ne coupent : et ilsfaisaient cela, sans avoir l' air d' y donner la moindreattention. On les a même vus se taillader tout lecorps, avec les mêmes morceaux de verre, pourtoute réponse aux avis que les matelots voulaientleur donner à ce sujet.Il faut donc joindre aux effets moraux que nousavons déjà notés, ceux que nécessite ce resserrementdu cercle des sensations ; cette insensibilitéphysique, qui ne laisse, pour ainsi dire, aucuneprise aux affections que le retour sur soi-même etla sympathie développent ; enfin, cette luttecontinuelle contre des besoins grossiers, sans cesse

renaissans, ou contre la sévérité d' une nature marâtre,qui n' offre par-tout aux créatures vivantes, reléguéesdans de si mornes climats, que de pénibleset funestes impressions.En parlant des moyens graduels, qu' il est nécessaired' employer dans le traitement de la gangrènecausée par le froid, et des fatales conséquencesqu' à toujours alors l' application subite de lachaleur, j' ai voulu seulement offrir, sous un seulpoint

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de vue, une suite d' effets particuliers étroitementliés entr' eux : je n' ai point prétendu que chaquetrait de ce tableau dût nous fournir une suite deconclusions directes, toutes également applicablesà notre sujet. Cependant, il ne serait peut-être pashors de propos de s' arrêter ici, sur un fait assezremarquable : c' est que le corps peut passerbrusquement d' une chaleur très-forte à un froid assezvif, sans éprouver les mêmes inconvéniens que dansle passage contraire ; du moins le danger est-il d' unautre genre : et quelques expériences bien constatéesme font penser que ce danger est beaucoupmoindre qu' on ne le croit pour l' ordinaire. Peut-êtreaussi trouverions-nous dans cette simple observation,la raison directe et spéciale de la profondemélancolie qu' éprouvent les hommes et les animauxdes pays très-froids, quand on les transporte dansles pays chauds, où l' on a jusqu' ici vainementessayé de les acclimater ; et cette autre raison plusgénérale, qui fait que les races humaines, aprèsavoir commencé par couvrir les zones tempéréesde la terre, et s' être répandues également du côtédes pôles et du côté de l' équateur, sitôt qu' elles ontatteint les limites extrêmes du froid, et qu' elles s' ysont habituées, reviennent rarement et difficilementsur leurs pas : tandis que les habitans des zonesbrûlantes s' acclimatent sans peine dans les paystempérés, et peuvent même se familiariser assezvîte avec les froids les plus rigoureux.

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Quoi qu' il en soit, nous devons nous borner àdes faits très-concluans, et ne tirer que desrésultats absolument incontestables. En voilà déjàbeaucoup sur ce point, puisque nous devons examiner

ailleurs l' influence propre des climats.Viii.En général, les effets de l' air sec et de l' airhumide peuvent se rapporter à ceux de l' accroissementet de la diminution de son ressort. Cependant,quelques circonstances particulières qui rentrent icidans notre sujet, méritent encore d' être prises enconsidération. En effet, la grande sécheresse del' air, lorsqu' elle se trouve associée, comme ellel' est ordinairement chez nous, à des vents du nord,ou de l' est, dont le souffle aigu l' augmentebeaucoup directement ; cette grande sécheresse, aprèsavoir d' abord favorisé la transpiration insensible,soit en la saisissant et l' enlevant à la surface ducorps à mesure qu' elle s' y présente, soit enimprimant une action plus vive aux solides, finitpar dessécher la peau, par la durcir, par boucherl' extrémité des vaisseaux exhalans : de sorte que leton même des organes que cette résistance irriteencore, ne fait que rendre toutes les fonctionstrès-pénibles et très-embarrassées. De là résulte,sur-tout chez les sujets fort sensibles, un étatde malaise et d' inquiétude, une dispositionsingulière à l' impatience et à l' emportement,

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une difficulté, plus ou moins grande, de fixerleur attention sur le même objet, et parsuite, une mobilité fatigante d' esprit.Dans certains pays où la sécheresse de l' air etle vent du nord règnent habituellement, quelquesmédecins instruits et bons observateurs ont regardécomme pouvant devenir utile à la santé des habitans,ce qui par-tout ailleurs, imprime à l' air uncaractère constant et général d' insalubrité : je veuxdire les amas d' eaux stagnantes, les cloaques boueux,les ordures humides dispersées dans les rues. Cesmédecins ont vraisemblablement poussé trop loinleurs assertions à cet égard : mais ce qu' il y a decertain, c' est que dans les lieux auxquels serapportent leurs observations, ni les exhalaisons deseaux stagnantes, ni celles des cloaques, ni cellesmême des matières les plus corrompues et les plusfétides, ne produisent leurs effets accoutumés. L' air,avide d' humidité, l' enlève et l' absorbe sans cesse ;il s' empare de toutes les matières susceptiblesd' être dissoutes dans son sein ; il volatilise tout ;il dévore tout : enfin son mouvement continuel abientôt dissipé les miasmes dangereux, dont unehumidité tiède peut seule exalter et développer toutle poison.

Dans les pays chauds, l' air est souvent très-sec :

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les vents brûlans le dessèchent encore. Ces ventsabattent et détruisent, en quelque sorte, toutesles forces physiques : les forces intellectuelles etmorales tombent alors en même tems, dans la plusgrande langueur. Mais, ordinairement, l' effet estpassager comme sa cause. L' air se trouve mêmepurgé par là, de toute émanation putride etdangereuse : et si le climat est sain d' ailleurs, lescorps et les esprits y reprennent bientôt leur degréd' activité ordinaire.L' humidité de l' air a, par elle-même, des effetsdébilitans ; elle n' est utile quelquefois que parcette propriété : c' est-à-dire que, dans certainescirconstances, en diminuant le ton excessif dusystème, elle peut ramener l' énergie des organes etl' impulsion

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motrice, à ce degré moyen qu' exigent et larégularité des mouvemens, et l' aisance desfonctions. Mais le plus souvent, l' humidité de l' airest nuisible : combinée avec le froid, elle altèreprofondément les principales fonctions, et produitdes affections scorbutiques, rhumatismales,lentes-muqueuses, etc. Or, à ces affections, sontliées, comme nous l' avons vu dans un précédentmémoire, certaines dispositions moralescorrespondantes : l' inertie de l' intelligence etdes désirs, les déterminations traînantes etincomplètes, les goûts paresseux et le découragement.Unie à la chaleur, l' humidité de l' air débilited' une manière plus profonde et plus radicale encore.La grande insalubrité du Bender-Abassi, desenvirons de Venise, des marais Pontins, de l' îleSaint-Thomé, de la Guiane, de Porto-Belo, deCarthagène, etc., dont on peut voir les effrayanstableaux dans les voyageurs et dans les médecins,tient évidemment à cette combinaison fatale de lachaleur et de l' humidité. Une vieillesse précoce, desaffections hypocondriaques désespérées, deséruptions éléphantiasiques et lépreuses, des fièvresintermittentes du plus mauvais caractère, des fièvrescontinues, nerveuses, malignes et pestilentielles, ensont les effets en quelque sorte inévitables : et,

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dans ces pays malheureux, les personnes qui, parla force de leur constitution, ou par un régimetrès-attentif, trouvent le moyen d' échapper auxprincipaux dangers qui les environnent, n' en traînentpas moins habituellement une vie languissante ettimide, qui glace toutes leurs facultés et lesdécourage dans tous leurs travaux. Ainsi donc,comme on ne peut y demeurer que retenu par la vergedu despotisme, ou par les fureurs de l' avarice etl' avidité forcenée du gain, il est aisé de concevoirque ces circonstances physiques doivent nécessairementproduire à la longue, dans le moral, la plusdégoûtante dégradation.Buffon, dans ses admirables tableaux descaractères propres aux diverses températures, et desformes principales qu' elles impriment à la naturevivante, n' a pas manqué de recueillir les faitsrelatifs à l' influence des climats humides. Il aprouvé qu' ils détériorent en général, la constitutionde tous les animaux terrestes, autres que lesinsectes et les reptiles ; mais que nul animal n' enéprouve au même degré que l' homme, les atteintesénervantes. Il observe que la puissance dereproduction, ainsi que le penchant au plaisir del' amour, en sont particulièrement

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affaiblis : et ce génie, toujours éminemmentphilosophique dans ses vues, même lorsqu' iln' est pas assez réservé dans le choix de sesmatériaux, en conclut, avec raison, que cettealtération profonde d' un penchant sur lequelreposent presque tous les sentimens expansifs de lanature, suffit pour changer l' ordre des rapportssociaux, pour arrêter les progrès de la civilisation,pour empêcher le développement des facultésindividuelles elles-mêmes ; en un mot, pourretenir les peuplades dans une espèce d' enfance.Qu' on me permette de rappeler, en passant, ce quenous avons vu plus en détail, dans le mémoire sur lestempéramens, touchant l' influence des organes dela génération, et des fonctions qui s' y rapportent.Je prie le lecteur de ne pas oublier combien cesfonctions et ces organes exercent un empire étendu,non seulement sur la production des penchans heureuxde l' amour, de la bienveillance ; de la tendre etdouce sociabilité, mais encore sur l' énergie etl' activité de tous les autres organes, particulièrement

de l' organe pensant, ou du centre nerveux principal.Ix.Parmi les émanations dont l' air atmosphérique secharge dans diverses circonstances, il faut compterd' abord les fluides aériformes, dont le mélange peutaltérer considérablement ses caractères et ses effets.

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La chimie moderne, à l' aide de l' art expérimentalqu' elle perfectionne chaque jour, est venue à boutde résoudre l' air dans ses élémens constitutifs ; dele faire de toutes pièces, pour me servir del' expression d' un homme de génie ; de le ramener à lacondition des corps sur lesquels, en imitant lanature, l' homme exerce la puissance la plus étendue,celle, en quelque sorte, de créateur. Deux gazélémentaires entrent dans la composition de l' airatmosphérique : leurs proportions sont déterminées ;et la combinaison n' est fixe et durable qu' autant queces justes rapports s' y trouvent observés exactement.La surabondance de l' un ou de l' autre gaz, n' y peutêtre que momentanée. Dans les mouvemens continuelsde fluctuation qui l' agitent, l' air s' en débarrassebientôt ; et par-tout il est, à peu de choseprès, homogène, à moins que des causes constantesne lui fournissent incessamment ce surcroît de l' unde ses gaz constitutifs, ou de toute autre émanationvolatile quelconque. Mais, comme cet alimentimmédiat de la vie est à chaque instant nécessaire àson maintien, les altérations de l' air, lors mêmequ' elles ne sont que passagères, agissent toujoursd' une manière prompte sur la disposition des organeset sur la marche des fonctions.L' addition d' une certaine quantité d' oxygène produitun plus grand sentiment de bien-être et de

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force : les systèmes nerveux et musculaire acquièrentplus d' activité ; il se forme plus de chaleur animale ;toutes les excitations intérieures deviennent plusvives ; tous les organes deviennent plus sensibles àl' action des stimulans extérieurs. Ce n' est pas quel' air, surchargé d' oxygène, fût habituellement plussalutaire que l' air atmosphérique commun : noussommes, au contraire, bien fondés à penser qu' ilintroduirait, dans l' économie vivante, unesensibilité vicieuse et une série d' excitations

excessives ; et s' il conservait longtems le même degréd' action, il userait prématurément la vie, comme lefont tous les stimulans dont l' habitude n' affaiblitpas promptement les effets. Mais, par cela même qu' iluserait à la longue la vie, il l' exaltepassagèrement ; et cette propriété, qui peut êtreutilement employée quelquefois pour le traitementdes maladies, produit, dans l' état de l' intelligenceet des affections, tous les changemens analogues àceux que les organes ont éprouvés.Des changemens contraires résultent de lasur-abondance du gaz azote dans l' air atmosphérique,la gêne de la respiration, une langueur défaillantequi saisit la région précordiale, la lourdeur etl' étonnement de la tête, l' embarras des idées,l' impuissance et le dégoût de tout mouvement,s' emparent bientôt des personnes qui respirent unair surchargé de ce gaz malfaisant.Par l' introduction du gaz acide carbonique, l' air

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contracte des altérations d' un autre genre, mais quipeuvent le rendre également nuisible et même mortel.Il paraît que ce fluide aériforme agit sur le poumon,comme un sédatif direct ; qu' il le paralyseimmédiatement ; et qu' impropre à l' objet spécial dela respiration, il engourdit en outre et suffoque lesforces par lesquelles cette fonction s' entretient etse reproduit. Mais loin d' éprouver des anxiétés ou dumalaise, les personnes qui se trouvent enveloppéesd' une atmosphère de gaz acide carbonique, tombentpar degrés dans un sommeil paisible, accompagnéde sensations agréables : elles meurent sans avoiraucune conscience du danger de leur situation, etsur-tout sans tenter aucun effort pour s' y dérober.Il faut observer que les gaz azote et carboniquedoivent être mêlés à l' air dans des proportions fortes,

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pour produire, sur l' économie animale, les effets quileur sont particuliers. De plus, ces effets nepeuvent guère avoir lieu que dans des endroits clos :par-tout ailleurs, la légèreté proportionnelle dugaz azote, fait qu' il s' élève bientôt et se dispersedans l' atmosphère : et quoique le gaz acidecarbonique soit plus pesant que l' air respirable,il paraît cependant qu' en s' y dissolvant d' une

manière égale et rapide, il peut être facilementenlevé et chassé au loin, de même que l' humiditédes vapeurs et des brouillards : ou si, retenupar son poids, il reste dans les basses régionsatmosphériques, le moindre courant le balaie, et ledistribue sur de vastes espaces ; et là, dans tousles momens, les végétaux et différentes espècesd' insectes le décomposent, pour s' en approprier labase, et la recombiner dans leurs sucs réparateurs.Les gaz hydrogène sulfuré et hydrogène phosphoré ;le gaz muriatique, et sur-tout le muriatiqueoxygéné ; l' air commun surchargé d' acide sulfureux ;le même air imprégné de miasmes putrides, vénéneux,contagieux ; l' azote saturé d' émanations animales,corrompues, qu' il paraît propre à dissoudreen grande abondance, et qu' il exalte encore par sacombinaison avec elles : tous ces airs font subir auxorganes, soit tout à coup, soit par degrés, deschangemens dont plusieurs observateurs nous ontconservé

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des tableaux curieux. Mais ces effets, en tantqu' ils intéressent l' état moral, peuvent êtrerapportés à l' influence des maladies. Par exemple,s' il était vrai que les exhalaisons d' acidesulfureux pussent toujours produire, comme de bonsesprits assurent l' avoir distinctement observéquelquefois, des engorgemens tuberculeux dans lespoumons et dans les viscères du bas-ventre, ceserait plutôt aux affections hypocondriaques quisurviennent alors secondairement, qu' à l' actiondirecte des exhalaisons acides, qu' il faudraitimputer les idées délirantes et les penchansbizarres propres à ces affections.Chapitre x.En établissant certaines règles relatives à l' actiondes différentes substances qui sont, ou qui peuventêtre appliquées au corps de l' homme, n' oublionspoint que ces règles ne doivent jamais se prendredans un sens trop absolu ; car alors lesapplications particulières seraient souventtrès-fautives. L' organisation animale se modifiesingulièrement par l' habitude :

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celle-ci peut, à la longue, rendre également

nuls et les effets les plus utiles, et les effetsles plus pernicieux. L' organisation de l' homme,dont nous avons déjà fait plusieurs fois remarquerl' extrême souplesse, est capable de se prêter àtoutes manières d' être, de prendre toutes les formes.L' homme peut, à la lettre, se familiariser pardegrés avec les poisons : quelquefois même l' habitudelui rend à la fin nécessaires des impressions qu' elleseule a pu lui rendre supportables ; et ce ne seraitpas toujours sans danger qu' on passerait du plusmauvais régime au régime le plus sage et le meilleur.Les habitans des pays malsains ne se trouvent pastoujours mieux d' un air plus pur : les asthmatiques,à qui les lieux aérés conviennent en général seuls,peuvent cependant quelquefois s' être fait une espècede besoin de l' air épais et lourd auquel ils sontaccoutumés ; alors, un air plus vif peut redoublerleurs accès et leur causer d' effrayantes suffocations.Enfin, l' on a vu des prisonniers, sortis sains etvigoureux des cachots infects où leurs crimes lesavaient fait détenir long-tems, tomber malades,rester languissans au grand air, et ne recouvrerla santé que lorsque de nouveaux crimes lesramenaient dans leur ancien séjour, devenu pour euxune sorte de pays natal.Au reste, ce qui est vrai par rapport à l' influencede l' atmosphère, l' est encore plus peut-être parrapport à celle des alimens et des boissons. Mais ilne s' ensuit pas de cette puissance de l' habitude,qui, sans

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doute, a ses limites comme toutes les autres, queles phénomènes dépendans du régime, ne présententpoint un ordre général régulier et constant, niqu' on ne puisse en conséquence tracer des principesfixes de diététique : il s' ensuit uniquement que,dans l' observation de ces phénomènes et dans ladétermination de ces principes, il faut tenir compted' une quantité très-considérable d' exceptions, quipeuvent elles-mêmes être ramenées à des règlesconstantes. Et il en est ainsi de toutes lesanomalies qui s' observent dans les faits naturels,ce qui arrive, ou peut arriver tous les jours, estnécessairement soumis à des lois.Chapitre xi.L' influence des alimens sur l' économie animale,est donc très-étendue ; ses effets sont très-profondset très-durables. Agissant tous les jours et par desimpressions qui se renouvellent pour l' ordinaireplus d' une fois dans les vingt-quatre heures, qui

même chaque fois, se prolongent pendant un certainespace de tems ; cette influence serait incalculable,si, comme nous venons de l' indiquer, ellene s' affaiblissait par la simple habitude, et si ellene tendait à s' affaiblir d' autant plus, que certainescirconstances particulières ont pu lui donneraccidentellement plus de force et de vivacité.Les alimens ne réparent point les corps des animaux

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par la seule quantité de sucs propres àl' assimilation, qu' ils contiennent et fournissent :ils les réparent encore, et plus puissammentpeut-être, par le mouvement général que l' action del' estomac et du système épigastrique imprime etrenouvelle. Aussi leur influence sur l' état del' économie animale, paraît dépendre beaucoup moins dela nature de ces sucs, que du caractère et du degréde cette impulsion. Car, bien que plusieurs alimensremarquables par certaines apparences extérieures, ouchimiques, tels que les farineux, les substancesmuqueuses, les graisses, ou les huiles, produisentcertains effets constans, qu' on rapporte à leurspropriétés, il est prouvé, par des observationsdirectes, qu' ils n' agissent pas toujours alors commesubstances alibiles ; et lors même qu' ils agissentvéritablement en cette qualité, ce n' est, la plupartdu tems, que d' une manière secondaire, et par l' effetprolongé des impressions qu' ils ont fait ressentiraux organes de la digestion. Ce serait, d' ailleurs,se faire une idée bien grossière de la réparationvitale, que de la considérer sous le simple rapportde l' addition journalière et de la juxtaposition desparties destinées à remplacer celles qu' enlèvent lesdifférentes excrétions : elle consiste sur-tout dansl' excitation et l' entretien des différentes fonctionsorganiques, dont les excrétions elles-mêmes ne sontqu' un résultat secondaire, et, pour ainsi dire,accidentel.L' homme est donc susceptible de s' habituer à

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toute espèce d' alimens, comme à toute températureet à tout caractère de climat : mais tous les climatset tous les alimens ne lui sont pas égalementconvenables, ou du moins ils n' éveillent etn' entretiennent pas en lui les mêmes facultés ;

c' est-à-dire, que leur usage ne lui donne, ou nelui laisse point une aptitude égale aux mêmesfonctions organiques, aux mêmes travaux. Il peutvivre de substances végétales, ou de substancesanimales : mais les unes et les autres ont sur luides effets très-différens. Il faut en dire autantdes boissons, que nous ne pouvons séparer ici desalimens, puisqu' elles en font presque toujourspartie, et que même elles remplissent souvent lesfonctions alimentaires, dans toute l' étendue dusens qu' on attache ordinairement à ce mot.Les substances animales ont sur l' estomac uneaction beaucoup plstimulante que les végétaux :à volume égal, elles réparent plus complètement etsoutiennent plus constamment les forces. Il y acertainement une grande différence entre les hommesqui mangent de la chair, et ceux qui n' en mangentpas. Les premiers sont incomparablement plus actifset plus forts. Toutes choses égales d' ailleurs,les peuples carnivores ont, dans tous les tems, étésupérieurs aux peuples frugivores, dans les arts quidemandent beaucoup d' énergie et beaucoup d' impulsion.Non seulement ils sont plus courageux à la guerre,mais ils déploient en général, dans leursentreprises, un caractère plus audacieux et plus

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obstiné. Il est vrai que la nature semble avoir vouluque, dans certains climats, les hommes se nourrissentpréférablement de substances animales. Dansles climats opposés, les végétaux peuvent suffireseuls à la réparation journalière ; et peut-être, ilsconviennent mieux. Sous les zones glaciales, il fautdes alimens qui reproduisent beaucoup de chaleur,qui, par une digestion plus difficile et plus lente,entretiennent l' action vigoureuse de l' estomac,nécessaire pour élever le ton de tous les organes, audegré qu' exige la température et le ressort de l' air.Dans les pays chauds, il faut, au contraire,diminuer la reproduction de la chaleur, ménager lafaiblesse de l' estomac, qu' énervent puissammentl' excitation non interrompue de l' organe extérieur,et l' excessive transpiration ; il faut prévenir lesdégénérations putrides, auxquelles les viandes et lespoissons ont beaucoup plus de tendance que lesherbages, les fruits, les amandes, ou les grains.Cependant les hommes qui, dans ces derniers climats,usent modérément de substances animales,sont beaucoup plus forts que ceux qui n' en usentpoint du tout : et, pourvu qu' ils prennent d' ailleursles précautions diététiques convenables, ils sont,

non seulement plus capables de supporter destravaux soutenus, mais ils sont, en outre, beaucoupplus sains ; ils se dérobent plus facilement audanger de cette vieillesse précoce qu' une excessiveirritabilité produit si souvent dans ces mêmes climats.

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Or, cette irritabilité doit être regardée commedirectement dépendante de la faiblesse musculairehabituelle : d' où il suit que certains excès ontpour cause véritable, la faiblesse et son sentimenthabituel, ou plutôt les irritations trompeuses etles désirs qui en résultent. Le moral s' altère alors,en raison directe de l' altération des organes ; etl' état de ces derniers peut fournir à l' observateurla mesure des désordres de l' intelligence et dudélire des penchans.Plusieurs fondateurs d' ordres ont eu l' intentionformelle d' affaiblir leurs religieux, en leurinterdisant l' usage de la chair : ceux qui ont voulules affaiblir davantage, leur ont interdit en mêmetems celui du poisson. Quelques-uns de ceslégislateurs pieux sont allés plus loin : ils ontprescrit des saignées, plus ou moins fréquentes ; ilsont tracé les règles de leur administration. Cettepratique est ce qu' ils appellent, dans leur latinbarbare, minutio monachi : et, suivant latempérature et l' état physique du pays, suivant lerégime et les travaux habituels des communautés,suivant le tempérament et le caractère de chaquemoine, ils ordonnent d' éloigner, ou de rapprocherles saignées, de les rendre plus ou moins abondantes,en un mot, d' amoindrir le moine (minueremonachum), suivant l' exigeance des cas.On a déjà remarqué que le régime appelé maigre, et sur-tout les jeûnes et les abstinences, remplissent

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mal le but d' éteindre les désirs amoureux, et derégler l' imagination, dont les désordres contribuentbien plus que les besoins physiques réels, à nourrirdes passions profondes et funestes. Rien n' estassurément plus mal entendu. Mais ce but n' était pasle seul qu' eussent à remplir les fondateurs d' ordres :il n' était pas même à beaucoup près, le plusimportant pour eux. De quoi s' agissait-il en effet ?De plier au joug une réunion d' hommes dans toute la

force de l' âge, que la retraite et l' uniformité deleur vie ramenaient sans cesse aux mêmes impressions,et qui pesaient longuement sur leurs moindrescirconstances ; à qui, la méditation contemplativeet l' inexpérience du monde, en leur offrantsans cesse des peintures chimériques de ce qu' ilsavaient perdu, devaient nécessairement inspirer lesidées les plus bizarres, les penchans les plusfougueux : il s' agissait de ranger ces êtres dégradés,à des lois encore plus absurdes qu' eux-mêmes, àdes lois qui violaient et foulaient aux pieds tous lesdroits et tous les sentimens de la nature humaine.Il fallait faire plus ; il fallait, s' il étaitpossible, leur faire approuver et chérir la barbarieelle-même de ces lois.Ces esprits ardens et mélancoliques, ces jeunesgens, dont les erreurs de l' imagination, l' inquiétudeavanturière, des goûts singuliers, des espérancesfolles déçues, où l' indolence et la fainéantisepeuplaient les cloîtres ; ces hommes dévoués au

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malheur, dont tout concourait à troubler de plusen plus la tête, à faire fermenter les passions,avaient besoin d' être réprimés sans cesse, d' êtrerabaissés au dessous d' eux-mêmes. Leur existencetoute entière n' eût été qu' un tourment pour eux. Maison peut juger, en outre, d' après les relations lesplus exactes qui nous ont été transmises de la vieintérieure des cloîtres, que les séditions et lesrévoltes étaient toujours près d' éclater dans ceslieux de désespoir, et que la sûreté des supérieursleur paraissait demander la diminution directe desforces physiques de leurs infortunés esclaves.D' ailleurs, si les dispositions mélancoliques, lepenchant à l' enthousiasme, les sentimens concentrés,les fureurs extatiques et amoureuses, étaient encoreaggravés

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par la diète monastique ; d' un autre côté, leschaînes religieuses dont on voulait charger cesimaginations affaiblies, en recevaient une nouvelleforce. Il était plus facile de subjuguer des âmesavilies, de les environner de terreurs fantastiques,de sombres et décourageantes illusions. Ces tristesvictimes devenaient sans doute plus malheureuses ;

mais en même tems elles étaient plus soumises : etsoit que le fondateur crût, ou ne crût point mieuxassurer par là, leur bonheur dans un autre monde, ilavait assuré la durée et la sécurité de son empiredans celui-ci : il avait atteint son but principal.

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Au reste, je n' entrerai point ici dans le détail desidées et des penchans bizarres, et même pervers,ou dangereux, que ce régime tend à faire naître.Quoique l' abstinence en général ou tel genred' abstinence en particulier, puisse y contribuerbeaucoup, cependant ces phénomènes sont, pourl' ordinaire, produits par un concours decirconstances qui mériteraient d' être examinéeschacune à part.Le lecteur peut consulter sur ce sujet le traitéde la solitude, de Georges Zimmermann. Il yverra le tableau fidèle de la férocité stupide quicaractérisait les moines d' orient dans les premierssiècles de l' église ; des folies inconcevables deceux de la Thébaïde, dont un soleil brûlantallumait le cerveau : enfin, de la fourberie, desmoeurs abominables et du malheur profond de ceuxd' Europe, qui, semblables aux armées de tous lesdespotes, ne servaient à tenir les peuples dansl' oppression, qu' en se rendant eux-mêmestrès-infortunés.Les habitudes particulières des peuples ichthyophagesdépendent beaucoup moins de la nature deleur aliment habituel, que du caractère destravaux auxquels ils se livrent pour se le procurer,ou des impressions propres à l' élément qui lefournit, et dont ils bravent sans cesse lesinfluences. Il en est de ces peuplades, comme decelles qui vivent

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de chasse. Les hordes de chasseurs (car ils nepeuvent former que des hordes), offrent par-tout, ettoujours elles ont offert à peu près le même fondd' habitudes ; sauf toutefois les différences quedoivent amener, ou celle du climat, ou le caractèredes relations qui s' établissent entre ces hordes etles peuples voisins. Obligés de parcourir de grandsespaces, pour se procurer la quantité de gibiernécessaire ; toujours en guerre avec quiconque

voudrait venir partager avec eux les produits deleurs forêts ; poussés par le besoin, père de touteindustrie, qui les force à se créer des armes, àimaginer des embûches, à faire une étude particulièredes moeurs qui caractérisent chaque espèce de gibier ;enfin, toujours en butte aux intempéries de l' air :telles sont, en effet, les principales causes deshabitudes qu' on observe chez les peuples chasseurs.C' est encore ainsi, je le répète, que la nécessité devivre sans cesse sur des rivages humides, ou surdes eaux couvertes de brouillards, d' affronter lesvagues et les vents, de faire de la pêche un artvéritable, et d' en approprier les règles à toutes lescirconstances, doit développer un certain genred' idées, doit faire naître certains goûts etcertaines passions. Or, dans les deux cas on observeque les effets se rapportent parfaitement à lanature de ces circonstances, et l' on obtient de cettemanière, par une autre voie de raisonnement, laconfirmation des résultats que l' observation directea fournis.

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Il faut donc attribuer particulièrement les moeursdes ichthyophages à l' influence de leurs travaux.Cependant l' usage exclusif et longtems continuédu poisson pour nourriture, peut avoir des effetsimmédiats sur les habitudes du tempérament : ilpeut, en conséquence, agir médiatement par seshabitudes sur les opérations des organes del' intelligence et de la volonté. Les poissons, engénéral, mais particulièrement ceux de la mer et desgrands lacs, qui, du reste, peuvent seuls fournir laquantité d' alimens nécessaire pour une peuplade,contiennent une grande abondance de principes huileuxet muqueux ; ils ont une tendance directe et rapideà la putréfaction. Ces principes introduits dans leshumeurs, y portent un surcroît de nourriture, quis' extravase dans les mailles du tissu cellulaire, etproduit une corpulence inerte et froide, souvent fortincommode. De là, résultent très-souvent aussi desobstructions opiniâtres dans tout le systèmeglandulaire, des maladies cutanées, plus ou moinsdouloureuses, ou désagréables, mais qui toujoursimpriment au système nerveux un mouvement habitueld' irritation. Or, cette irritation produit, à sontour, des appétits bizarres, quelquefois des penchansfunestes et cruels.Je ne parle pas même dans ce moment de certaineslèpres causées par l' usage inconsidéré de quelquesespèces de poissons, pris dans le tems du frai ;

maladies terribles, qui portent le trouble dans toutes

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les fonctions, inspirent une espèce de fureur pourles plaisirs de l' amour, et peuvent, par l' état demalaise et par les excitations désordonnées qu' ellesoccasionnent, pousser leurs malheureuses victimes àdes actes redoutables de désespoir. Ces faitsétaient observés autrefois assez fréquemment dansdifférens pays, ils sont devenus beaucoup plus rares,à mesure que la police s' est perfectionnée, quel' aisance plus générale a permis de suivre, dans lesystème de vie, les règles d' une plus sagediététique, et que le goût de la propreté, soit surles personnes, soit dans l' intérieur des maisons,est devenu plus général.La manière dont agit une nourriture, composéeuniquement de poissons gras et gélatineux, estanalogue à celle dont agissent divers autres alimensgrossiers et de difficile digestion. Par l' usagehabituel des uns et des autres, les glandess' engorgent fréquemment ; une grande quantité debile se forme : des dégénérations putrides, ou destendances prochaines à ces dégénérations,s' introduisent dans les humeurs. Tout le tissugraisseux et cellulaire s' empâte ; quelquefois mêmeil s' endurcit au point de gêner toutes les fonctions.Peu de tems avant la révolution, je fus consultépour une femme chez laquelle cet empâtement etcet endurcissement général amenèrent bientôt pardegrés la suffocation complète de la vie. Quand onlui parlait, il fallait le faire très-lentement. Ellene répondait qu' au bout de quelques minutes, et d' une

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manière plus lente encore. Son esprit semblaithésiter et chanceler à chaque mot. Avant sa maladie,elle avait eu beaucoup d' intelligence : quand je lavis, elle était dans un état d' imbécillité véritable.Elle avait été fort vive : elle ne paraissait presqueplus capable de former le moindre désir ; elle nemontrait plus aucun sentiment de répugnance, oud' affection.L' effet des alimens grossiers, sur-tout lorsque desboissons analogues le secondent, est d' engourdir,à différens degrés, les sensations ; de ralentir, àdes degrés correspondans, l' action des organes

moteurs. L' effet est plus remarquable, il est mêmedifférent, à quelques égards, toutes les fois que lesviscères du bas-ventre s' obstruent. C' est cequ' Hippocrate avait déjà remarqué de son tems. Enfin,cet effet est d' autant plus fort, que les cas où onl' observe, se rapprochent davantage de celui que jeviens de citer.Ainsi, dans certains pays, où la classe indigentevit presqu' uniquement de châtaignes, de blé-sarrazin,ou d' autres alimens grossiers, on remarquechez cette classe toute entière un défautd' intelligence presque absolu, une lenteursingulière dans les déterminations et les mouvemens.Les hommes y sont d' autant plus stupides et plusinertes, qu' ils vivent plus exclusivement de cesalimens : et les ministres du culte avaient souvent,dans l' ancien régime, observé que leurs effortspour donner des

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idées de religion et de morale à ces hommes abrutis,étaient encore plus infructueux dans le tems oùl' on mange la châtaigne verte. Le mélange de laviande, et sur-tout l' usage d' une quantité modéréede vins non acides, paraissent être les vrais moyensde diminuer ces effets : car la différence est plusgrande encore entre les habitans des pays de boischâtaigniers, et ceux des pays de vignobles, qu' entreles premiers, et ceux des terres à blé les plusfertiles. En traversant les bois, plus on serapproche des vignobles, plus aussi l' on voitdiminuer cette différence, qui distingue leurshabitans respectifs.Le lait, que je considère ici comme aliment, etnon comme boisson, peut produire des effetstrès-divers, suivant le tempérament primitif, etl' état accidentel où peut se trouver l' économieanimale, au moment où l' on en fait usage. Dans leschangemens que le lait subit lui-même par despréparations artificielles, il devient susceptibled' agir d' une manière qui ne se rapporte plus du toutà sa nature propre. Le lait frais et pur agit surtout le système comme un sédatif direct, nonstupéfiant ; il modère la circulation des humeurs ;il porte dans les organes du sentiment un calmeparticulier ; il dispose les organes moteurs aurepos. Par son influence, les idées semblentdevenir plus nettes ; mais elles ont peud' activité : les penchans sont paisibles et doux ;mais, en général, ils manquent d' énergie : etquoique cet aliment facile entretienne une force

totale suffisante,

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il fait prédominer tous les goûts indolens ;l' on pense peu, l' on désire peu, l' on agit peu.Tels sont les effets qu' ont observés sur elles-mêmesdes personnes qui, pour cause de maladie, avaientpassé tout à coup d' un genre de vie plus stimulantà la diète lactée pure, et qui, par conséquent, ontpu mieux reconnaître l' influence réelle de ladernière espèce de nourriture dans ce changementbrusque et total. On peut croire que ces effetsdépendent immédiatement de la faiblesse ou del' obscurité des impressions que le lait produit surl' estomac, et de la moindre action de ce viscère etde tout le système digestif. Ils tiennent aussipeut-être, mais indirectement, et par une suited' impressions plus éloignées, à la nature émulsivede cet aliment : car toutes les espèces de laitcontiennent, suivant diverses proportions, l' huile,le simple mucilage et le gluten faiblement animalisé,unis dans un degré de combinaison suffisant pour lesempêcher de subir, tout à coup, aucune dégénérationspéciale, mais trop incomplet pour les rendresusceptibles de la dégénération propre auxcombinaisons plus intimes des mêmes principes.Mais dans certains tempéramens et dans certainsétats de maladie, l' usage du lait produit des effetsparticuliers, très-différens de ceux que nous venonsde lui reconnaître en général. Quelquefois, ilcause directement des affections mélancoliques, qui,lorsqu' elles prennent un caractère de persistance,amènent bientôt

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à leur suite, tous les désordres de l' imaginationet tous les écarts de la volonté, que nous avons dittant de fois leur être propres. Plus souvent encore,il est suivi d' indigestions putrescentes,très-funestes, ou de dégénérations bilieuses,d' obstructions du foie, de la rate et de tout lesystème hypocondriaque, lesquelles, à leur tour,entraînent la lésion profonde de plusieurs fonctionsimportantes.Il n' est pas de mon sujet de spécifier ici tous lesdivers effets du lait frais et pur, ni lescirconstances où chacun de ces effets peut avoir

lieu : je me contenterai d' observer que cet aliment,dont une pratique bannale fait le principal remèdedes maladies lentes de poitrine, y devient souventtrès-pernicieux, et qu' il demande presque toujours,même lorsque son usage doit être utile, une grandecirconspection dans le choix du moment et dans lamanière de l' employer. J' ajouterai que, quoique d' unefacile digestion, le lait réussit mieux, en général,aux personnes qui font un grand exercice, qu' à cellesqui mènent une vie sédentaire. Il peut, d' ailleurs,devenir un véritable poison pour les sujets bilieuxet pour ceux dont les hypocondres sont habituellementgonflés ; et il ne convient que rarement auxhommes dont le moral est très-actif, dont toutes lesfonctions vitales se trouvent liées à de continuelleset vives sensations. Enfin, le lait, ainsi que lesfarineux, fournit une nourriture copieuse etréparatrice ; comme eux, il imprime des habitudesde lenteur

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aux mouvemens musculaires, dont il paraît propreà conserver la force organique : mais il n' émoussepas la sensibilité d' une manière aussi profondeet aussi durable ; il en modère seulement l' action,et se borne à rabaisser le ton du système sensitif.Ce que je viens de dire de la manière dont jeconsidère ici le lait, je le dirai de tous les autresalimens : mon dessein ne peut être d' en recherchertous les effets, ni de tirer de leur observation, desrègles diététiques, ou médicales. Un si vaste sujet,au lieu d' un court paragraphe, demanderait unlong mémoire. Il nous suffira d' avoir constaté parquelques faits généraux, l' influence des alimenssur l' état moral. C' est à l' hygiène, devenue plusphilosophique entre les mains de médecins modernes,qu' il appartient de développer, par ordre,tous les faits de détail ; d' en circonstancier lesmodifications et les nuances ; de tracer, d' aprèscette étude approfondie, des préceptes plusdétaillés eux-mêmes, applicables à tous les casparticuliers, et faits pour améliorer de plus enplus les dispositions physiques de l' homme, et parsuite, son intelligence, sa sagesse, son bonheur.Chapitre xi.Avant de quitter les alimens, pour passer auxboissons, il me paraît convenable de dire un mot

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de certaines substances, qui ne peuvent être rangéesni dans l' une ni dans l' autre classe, mais quicependant sont usuellement employées sousdifférentes formes, par plusieurs nations : je veuxparler des substances narcotiques, ou stupéfiantes.L' économie animale tombe souvent dans la langueur,ou par l' excès, ou par le défaut, ou par lecaractère désordonné des sensations. De là vientque le goût des stimulans est général. La plupart desanimaux les recherchent avidement, aussi bien quel' homme. Quoique ce ne soient pas précisément lesmêmes stimulans qui conviennent aux différentesespèces, peut-être n' est-il aucun de ceux que nousavons fait entrer dans l' usage commun, auquel onne puisse accoutumer assez vîte, presque tous lesanimaux qui vivent auprès de nous, dans l' état dedomesticité. Ce qu' il y a de sûr, c' est qu' employésavec modération, ceux qu' ils adoptent par choixet librement, ne leur sont pas moins utilesqu' agréables. Les sensations, au moins momentanées,de force et d' alacrité qui résultent de cet emploi,leur donnent, comme à nous, une plus agréableconscience de la vie ; et chez eux, comme chezl' homme, cette conscience devient souvent nécessairepour entretenir, ou renouveler les fonctions.Quoique l' effet des narcotiques diffère de celuides purs stimulans, ces deux classes de substancesont cependant quelque analogie l' une avec l' autre.Il est aujourd' hui bien reconnu que les narcotiques

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sont doués d' une véritable action stimulante. Cetteaction n' est pas, à la vérité, simple ; ilsproduisent en même tems un autre effet dont lacombinaison avec le premier, constitue leur vertutotale : mais c' est en cela même que consiste leurgrande utilité dans le traitement de certainesmaladies, leur danger dans le traitement de quelquesautres, auxquelles on les avait cru d' abordappropriés, les sensations délicieuses qu' ilsprocurent dans certaines circonstances, et lapassion vive qu' ils inspirent bientôt aux personnesqui en font un usage familier.Je crois nécessaire d' entrer, à cet égard, dansquelques explications.L' économie animale forme sans doute un systèmeoù tout se correspond, où tout est lié d' unemanière étroite : mais il s' en faut beaucoup que lesfonctions s' exécutent et marchent toujours dans unrapport mutuel et proportionnel bien exact. Nous

savons que la sensibilité de l' organe nerveux peutêtre vive et forte, tandis que la puissance demouvement des fibres musculaires reste très-faible ;et réciproquement les forces motrices peuvent êtrefort énergiques, tandis que les sensations sontengourdies et comme suffoquées. Nous savons aussique certains organes, ou certains systèmes d' organespeuvent prédominer sur les autres. Or, cettedistribution vicieuse des forces, et cet exercicedisproportionné des fonctions, produisent, suivantles circonstances,

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tantôt certains tempéramens généraux, tantôtdifférentes espèces de maladies, notamment plusieursde celles qui se développent lentement, et par unesuite de désordres successifs. Par exemple, lestravaux de l' esprit exaltent singulièrement lasensibilité du système nerveux, et diminuent, enquelque sorte dans le même rapport, l' énergietonique des fibres musculaires : les travaux du corps,au contraire, particulièrement ceux qui n' exigentque peu de combinaisons et de réflexions, rendent lesmuscles plus vigoureux, tandis que, d' autre part, ilsémoussent la sensibilité. Nous observons, en outre,que certaines circonstances accidentelles, oucertaines pratiques de régime affaiblissent, oufortifient certains organes particuliers. Enfin, desexpériences nombreuses nous ont appris que parmi lessubstances qui peuvent être appliquées au corpsvivant, il en est dont l' action s' exerce sur ungenre particulier de forces, sur un, ou sur plusieursorganes spéciaux, sur un certain ordre de fonctions.Ainsi, l' impression de quelques miasmes contagieuxdétruit sur-le-champ la sensibilité du systèmecérébral. Il en est d' autres dont l' action se portedirectement sur les forces musculaires. La morsure duboïquira, ou serpent à sonnettes, fait tomber toutesles parties et toutes les humeurs dans un état dedissolution putride : la morsure du naïa, oulunetier, produit des convulsions et une espèce degangrène sèche dans la partie mordue : celle del' aspic,

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ou vipère égyptienne, cause un profond sommeil.Ainsi, l' aloës, pris intérieurement, pousse en plus

grande abondance, ou avec plus d' impétuosité, lesang vers les parties inférieures. Enfin, pour ne pastrop multiplier les exemples, les cantharides portentspécialement et directement leur action sur les voiesurinaires et sur le système entier des organes de lagénération.Mais souvent, cet effet spécial dont nous parlons,se trouve joint à d' autres effets accessoires, ouplutôt il se compose de deux ou trois effetsparticuliers, qu' une seule cause produit en même tems.Par exemple, l' action que tous les observateurs ontreconnue dans les cantharides, prises intérieurement,est accompagnée d' une inflammation plus ou moinsforte de la membrane interne de l' estomac ;inflammation qui, par les sympathies étendues de ceviscère, va, pour ainsi dire, retentir par-tout,notamment dans l' organe cérébral. Appliquées àl' extérieur, les cantharides peuvent affecter aussila vessie et les reins : mais alors, l' affection,pour peu qu' elle soit profonde, passe rapidement, etpar sympathie, des reins à l' estomac. Enfin,l' utilité, qu' on n' a pas moins unanimement reconnuedans les plantes crucifères, ou tétradynames, pour le traitement des maladies scorbutiques,dépend tout à la fois, et de leur action stimulantedirecte sur les organes digestifs, et de leurpropriété diurétique, et des principes d' assimilationplus parfaite, que

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leurs sucs portent dans le sang et dans les autreshumeurs.L' action des narcotiques est également complexe.Leur application produit deux effets distinctstrès-remarquables : l' un de diminuer la sensibilité ;l' autre d' augmenter la force de la circulation, etpar elle, ou, plus directement encore, par l' étatdu système nerveux, celle des organes moteurs.C' est uniquement à raison de ce dernier effet, queles narcotiques doivent être considérés commestimulans. Ils en produisent néanmoins encore unautre, mais qui s' identifie si intimement avecchacun des deux premiers, qu' il ne paraît guèrepouvoir en être séparé : je veux parler de la fortedirection vers la tête, qu' il imprime au sangartériel. Aussi, pour accroître véritablement lesforces musculaires, les narcotiques doivent êtreemployés à doses modérées : car, à mesure qu' onaugmente la dose, l' engourdissement des nerfs augmentelui-même ; et le cerveau, comprimé de plus en plus,par l' afflux extraordinaire du sang, transmet de

moins en moins, et peut finir par cesserentièrement de transmettre aux muscles, les principesd' excitabilité.D' après ce simple exposé, l' on pourrait, en quelquesorte, par la théorie, entrevoir quel genre desensations et de perceptions doit occasionner l' emploide ces substances. Dans le cours ordinaire de la vie,par l' effet des impressions souvent tumultueuses, et

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des travaux souvent mal ordonnés, dont elle secompose, de mauvaises répartitions des forces entreles divers organes, ont lieu presqu' inévitablement :des points de sensibilité vicieuse et deconcentration d' énergie vitale, se forment dansdiverses parties. Alors, l' équilibre se trouve rompu :et quoique cet état lui-même donne fréquemment ausystème nerveux, une plus grande aptitude à tel outel genre particulier d' opérations, il en résultebientôt cependant, sur-tout lorsque l' attention ducentre cérébral ne se trouve pas fortement subjuguée,des impressions de malaise qui se proportionnent àl' intensité des spasmes, et plus encore àl' importance des organes qui en sont le siége, oules excitateurs. Or, les narcotiques dissipent cesspasmes ; ils les dissipent même d' une manièred' autant plus prompte et plus complète, que leurtriple action concourt simultanément à cet effet.Car, 1 il est constant que lorsque la sensibilités' engourdit, c' est dans les points devenusaccidentellement plus sensibles et sans causelocale persistante, que l' engourdissement se faitsentir d' abord, et qu' il est le plus marqué ;2 l' augmentation de force dans la circulation,contribue efficacement à la résolution des spasmes :elle peut même quelquefois les résoudre touteseule, comme cela se prouve par l' efficacitéde l' exercice, de la fièvre, ou de certainsstimulans employés dans les mêmes cas, et quiproduisent des effets directs analogues ;3 l' engorgement

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progressif de l' organe cérébral amène la détentegénérale ; et par une loi constante de l' économieanimale, cette détente est d' autant plus entière, quel' état contraire était plus fortement prononcé.

Ces premières impressions font éprouver un grandsentiment de bien-être. Mais le bien-être devientbientôt beaucoup plus vif, par l' activité nouvellequ' impriment au cerveau, l' accroissement d' énergiedans la circulation ; par sa direction vers denouveaux objets, et par la conscience agréable d' uneplus grande puissance musculaire générale. Enfin, laquantité plus considérable de sang qui se porte versle cerveau, y sollicite de douces oscillations, mêléesd' un léger embarras ; d' où résulte cet état derêverie vaporeuse, qui, joint à la conscience d' uneplus grande force motrice, ainsi que je l' ai dittout à l' heure, est celui qui donne le sentiment leplus heureux de l' existence. Et cet état se perpétue,tant que la quantité de sang, ou la véhémence aveclaquelle il est poussé, ne passe pas certaineslimites : car si l' un ou l' autre va plus loin, lesommeil s' ensuit ; et si la progression continue, elleamène enfin l' apoplexie et la mort.On regarde assez généralement les narcotiques,et sur-tout l' opium, comme des aphrodisiaquesdirects. Si cette opinion était fondée, elle pourraitservir à mieux rendre compte des agréablessensations qui suivent l' usage de ces substances. Eneffet, nous avons vu, dans un autre mémoire, quelle

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grande influence les organes de la générationexercent sur tout le système, et combien leurexcitation est vivement ressentie en particulier parle centre cérébral. Mais il est vraisemblable que lesnarcotiques n' agissent sur les organes de lagénération que comme sur tous les autres ;c' est-à-dire, qu' ils les excitent, il est vrai,mais d' une manière proportionnelle à l' augmentationde force dans le cours du sang, et de ton dans lesfibres musculaires, comme nous l' avons déjà ditplusieurs fois. Il est encore vraisemblable que lesimpressions voluptueuses qu' ils procurent souvent,dépendent des circonstances dans lesquelles on al' habitude de les employer, qu' elles se lient àd' autres impressions, ou à des idées particulièresqui les réveillent. Si pour un sultan, couché sur sonsopha, l' ivresse de l' opium est accompagnée del' image des plus doux plaisirs ; si elle occasionnechez lui, cette douce et vive commotion que leurprélude fait naître dans tout le systèmenerveux : à cette même ivresse, sont liéesdans la tête d' un janissaire, ou d' un spahi, desidées de sang et de carnage, des transports et desaccès, dont la fureur barbare n' a sans doute aucun

rapport avec les plus vives agitations de l' amour.Et c' est en vain qu' on allègue en preuve des vertusaphrodisiaques de l' opium, l' état d' érection dans lequelon trouve souvent les turs restés morts surle champ de bataille. Cet état dépend sans doutedu spasme violent et général, ou des mouvemens

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convulsifs dont le corps s' est trouvé saisi dansl' instant de la mort : mais voilà tout ce qu' on peutconclure de cette observation ; car on l' a faite aussiparmi nous, sur les cadavres de plusieurs pendus. Ilparaît d' ailleurs que, dans les pays chauds, le mêmephénomène se présente quelquefois chez les personnesqui meurent de maladies convulsives ; et dansnos climats, on l' a observé chez quelques épileptiquesmorts, pendant un très-violent accès.L' abus des narcotiques c' est-à-dire leur usagehabituel, contribue beaucoup à hâter cette vieillesseprécoce, si commune dans les pays chauds. On saitque des excitations réitérées suffisent seules pouraffaiblir le système nerveux. Ces excitations ontun effet beaucoup plus dangereux, lorsqu' elles setrouvent combinées avec d' autres impressions quiémoussent directement la sensibilité : ellesdeviennent infiniment plus funestes encore dans lecas particulier dont nous parlons maintenant, par ladirection plus forte du sang vers l' organe cérébral,dont les vaisseaux, naturellement faibles, sedilatent bientôt outre mesure, en cédant à sonimpulsion. L' usage habituel des narcotiques énervedonc avant le tems ; il dispose à l' apoplexie, à laparalysie ; il frappe le cerveau d' un engourdissement,qui, ne pouvant être dissipé que momentanément, etpar le moyen même qui l' a produit, s' aggrave de jouren jour : enfin, cet usage débilite et détruit à lalongue, toute espèce de faculté de penser, etnourrit

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des habitudes de rêverie vague, qui sontincontestablement ce qu' il y a de plus propre àfrapper de stérilité les forces de l' esprit.De toutes ces circonstances réunies, résultentdes goûts d' indolence et d' apathie ; des penchansstupides et grossiers, sur lesquels la raisonn' exerce nul empire ; des passions effrénées,

souvent féroces et capables de produire les plushorribles attentats. On connaît la frénésie de cesnègres de l' Inde qui, du moment où le dégoût de lavie s' est emparé de leur âme, prennent de fortesdoses d' extrait de chanvre et d' opium, mêlésensemble, s' élancent avec fureur le poignard à lamain, dans les rues, et frappent sans distinctiontout ce qu' ils rencontrent, jusqu' à ce qu' une foulearmée se réunissant contr' eux, les extermine enfincomme des bêtes farouches.Nous ramenons ici l' action des narcotiques engénéral, à certains effets qui leur sont communs à

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tous ; et véritablement ces substances ont toutesentr' elles plusieurs points de ressemblance.Cependant, si l' on traitait expressément de leurspropriétés, il faudrait sans doute, pour une entièreexactitude, distinguer et classer leurs différencesqui sont nombreuses et remarquables. Ainsi, l' ontrouverait que les uns paraissent agir plusdirectement sur l' estomac, et ne causer des vertigesqu' en soulevant ce viscère ; que d' autresoccasionnent une constriction, une sécheresse, uneardeur de gorge particulières. Il en est dontl' action est très-durable ; il en est qui n' agissentque d' une manière fugitive. Quelques-uns ont uneffet stimulant plus marqué ; quelques autres, aucontraire, ne paraissent guère opérer que commestupéfians.De tous les narcotiques, l' opium, quand son usagereste renfermé dans certaines bornes, est celui quiaffaiblit et hébête le moins : l' extrait de chanvreest celui qui affaiblit le plus. Le stramonium,lorsque son effet n' est pas mortel, laisse après lui,pour l' ordinaire, une incurable stupidité. Mais cesdétails sont étrangers à notre but : nous devons nousborner à leur simple indication.Chapitre xii.En traitant des effets produits par les boissons,il est également impossible, ou de se renfermerdans de simples généralités, ou de particulariser

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assez les observations, pour évaluer toutes lescirconstances qui peuvent à cet égard modifier lesrésultats. Afin d' éviter et le vague de la première

méthode, et les longueurs interminables de laseconde, je crois qu' on peut ranger tous les faitsessentiels, sous les chefs suivans ; c' est à direles rapporter à l' action,1 de l' eau, dans les différens états où la naturela présente ;2 des boissons fermentées ;3 des esprits ardens ;4 de certaines infusions, ou dissolutions, faites,soit par l' intermède de l' eau, soit par celui desliqueurs fermentées, ou des esprits ardens, et dontl' usage est généralement établi chez différens peuples.Il y a longtems qu' Hippocrate avait remarquéla grande influence des eaux, sur les fonctions, del' économie animale, et l' influence directe de cesfonctions, sur les habitudes de l' intelligence, surles affections, sur les penchans. Les eauxsaumâtres, chargées de dissolutions végétalesputrides, de substances terreuses, ou d' une quantitéconsidérable de sulfate de chaux, agissent d' unemanière très-pernicieuse, sur l' estomac et sur tousles autres organes de la digestion. Leur usage produitdifférentes espèces de maladies, tant aiguës, quechroniques, toutes accompagnées d' un état d' atonieremarquable, et d' une grande débilité du systèmenerveux. Or, cette atonie, ou cette débilité, secaractérise

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à son tour, par des affections vaporeusesdésolantes, qui tiennent l' esprit dans un étatcontinuel d' agitation et d' abattement ; ou parl' anéantissement presqu' absolu des fonctions, parun véritable état d' imbécillité. Les eaux ditesdures et crues, c' est-à-dire, celles quitiennent une très-grande quantité de sulfate de chauxen dissolution, et une quantité proportionnellemoindre d' oxgène, ou plutôt d' air atmosphérique,font passer rapidement l' énervation funeste del' estomac et des entrailles, à tout le système desglandes et des vaisseaux absorbans : ellesengorgent les glandes, dénaturent la lympheet gênent les différentes absorptions. Del' engorgement des glandes et de l' altération de lalymphe, naissent des maladies, dont l' effet estquelquefois, je l' avoue, d' augmenter l' activitédu cerveau, mais plus souvent, de l' obstruerlui-même ; maladies qui peuvent finir par lui laisserà peine ce faible degré d' action, indispensable pourentretenir les mouvemens vitaux. De la gêne desdifférentes

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absorptions, s' ensuivent encore de nouvellesaltérations des organes et des facultés, qui tendenttoutes à dégrader, de plus en plus, le ton desfibres et la vie du système nerveux. Ces effetssont le dernier terme de ceux que peuvent produireles eaux dures et crues ; et pour avoircomplètement lieu, ils ont vraisemblablement besoindu concours de quelques autres circonstances, quel' observation n' a pas encore déterminées avec assezd' exactitude. Mais, lors même que les maladiesproduites par la gêne du système absorbant, sontcaractérisées d' une manière plus faible, et qu' ellesse bornent à l' engorgement opiniâtre de différensviscères du bas-ventre, il en résulte encore desaffections hypocondriaques et mélancoliques, dontles effets moraux sont suffisamment connus.L' eau froide, prise intérieurement, a, pourl' ordinaire, une action tonique. On sait que lesbains froids ont la même vertu : mais ce n' est pasuniquement à cause de la réaction que le froiddétermine dans l' une et dans l' autre circonstance.Plusieurs observations, dont je ne puis donner encoreles résultats, m' autorisent à penser qu' il s' opèresoit dans l' intérieur, soit à la surface du corps,une décomposition du fluide, qui cède une portionconsidérable de son oxigène, et presque tout sonhydrogène en nature. De là vient aussi,vraisemblablement, que les bains tièdes eux-mêmesagissent souvent

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comme des toniques directs. Et si les boissonschaudes ont besoin d' être imprégnées de substancesétrangères, pour ne pas produire l' énervation desforces générales, c' est que, d' une part, l' estomac,par une disposition particulière, aime et recherche,si l' on peut parler ainsi, les sensations du froid ;et que, de l' autre, sa débilitation, de quelquemanière qu' elle soit produite, s' étend rapidement àtous les autres organes et à toutes les fonctions.Du reste, les effets de l' eau, prise intérieurement,dépendent de la nature et de la quantité desmatières étrangères qu' elle contient. Ainsi,lorsqu' elle contient du cuivre, elle fait vomir etpurge avec violence ; ou même elle peut tuer dans cecas, presque immédiatement. Les eaux purement salines,celles, par exemple, qui tiennent en dissolution dumuriate ou du sulfate de soude, du sulfate ou du

muriate de chaux et de magnésie, du nitrate desoude, de chaux, etc., agissent à la manière dessubstances dont elles sont chargées. Les selscontenus dans l' eau, paraissent même quelquefoisavoir d' autant plus d' action, qu' ils se trouventétendus dans une plus abondante quantité de fluide :c' est

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du moins ce que tous les médecins peuvent avoirobservé sur les eaux salines purgatives, soitnaturelles, soit artificielles. On observe égalementtous les jours, que l' eau qui contient du fer, ousous forme de sulfate, ou sous celle de carbonate, oudissous, sans combinaison intime et complète, parle gaz acide carbonique, par le gaz hydrogène-sulfuré,etc., développe plus fortement, à plusieurségards, son caractère tonique : ainsi des autressubstances métalliques, salines, etc. Or, pourdéterminer, dans les diverses modifications que cessubstances étrangères lui font subir, les effets del' eau sur l' organe cérébral et sur ses fonctions, ilfaut, avec Hippocrate, observer et savoir évaluer sonaction sur les viscères du bas-ventre, et l' impressionsecondaire que celle-ci produit à son tour sur lesystème nerveux en général.L' ivresse, occasionnée par des quantités tropconsidérables des boissons fermentées, a quelqueanalogie avec celle qui suit l' emploi des substancesnarcotiques et stupéfiantes : mais elle en diffèrecependant par certains résultats essentiels. D' abord,elle est plus fugitive, et ne laisse après elle quedes traces faibles et momentanées de débilité dansle système nerveux. En second lieu, ces boissons nesont pas seulement des stimulans modérés, quis' appliquent immédiatement à l' estomac : ce sontencore des toniques doux, imprégnés, pourl' ordinaire, de substances extractives, qui tempèrentà la fois et prolongent

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leur action. Peut-être même, suivant l' opinionde plusieurs célèbres médecins, agissent-ellesencore comme des antiseptiques directs, capablesde prévenir les dégénérations putrides des alimenset des sucs réparateurs.On n' observe point des effets parfaitement semblables,

dans l' emploi des différentes liqueurs fermentées.Quand la partie sucrée et fermentesciblese trouve unie à des principes aromatiques très-forts,comme dans les boissons que retirent quelques peuplessauvages de diverses épiceries écrasées et mêléesau suc qui découle de certaines espèces d' arbres, ouqui s' exprime de certains fruits, leur action estplus profonde et plus durable : elle présente lecaractère tenace des huiles essentielles brûlantes,qui nagent dans ces préparations ; et leur usage,copieux ou prolongé, ne manquent guère de détruireles forces de l' estomac, en les excitant violemmentet sans relâche. De là s' ensuivent différentesmaladies chroniques, accompagnées d' éruptionshideuses, d' une extrême maigreur, et del' affaiblissement marqué de tout le systèmecérébral.Les boissons qui se retirent des graines céréalesfermentées, ont une action plus douce et pluspassagère : mais la quantité de matière nutritivequ' elles contiennent exige un travail plus ou moinsconsidérable de la part de l' estomac et des autresorganes assimilateurs. Aussi, prises trop largement,elles peuvent causer des indigestions pénibles ; etleur

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usage prolongé, quoiqu' à dose moins forte, empâtesouvent les viscères du bas-ventre, et inonde leschairs d' un mucus incomplètement élaboré.Les plus saines, comme les plus agréables desboissons fermentées, sont sans doute celles quefournissent directement les fruits abondans enprincipe sucré ; et parmi ces dernières, le vinde raisin l' emporte de beaucoup à tous égards.Par l' habitude des impressions heureuses qu' iloccasionne ; par une douce excitation du cerveau ;par un sentiment vif d' accroissement dans les forcesmusculaires, l' usage du vin nourrit et renouvelle lagaîté, maintient l' esprit dans une activité facile etconstante, fait naître et développe les penchansbienveillans, la confiance, la cordialité. Dans lespays de vignobles, les hommes sont en général plusgais, plus spirituels, plus sociables ; ils ont desmanières plus ouvertes et plus prévenantes. Leursquerelles sont caractérisées par une violenceprompte : mais leurs ressentimens n' ont rien deprofond, leurs vengeances rien de perfide et de noir.L' abus du vin, comme celui des autres stimulans,peut sans doute détruire les forces du systèmenerveux, affaiblir l' intelligence, abrutir tout à la

fois le physique et le moral de l' homme : mais pourproduire de tels effets, il faut que cet abus soitporté jusqu' au dernier terme ; il est même rarequ' il le produise, sans le concours des espritsardens, auxquels les grands buveurs finissent presque

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toujours par recourir, quand le vin n' agit plus assezvivement sur leur palais et sur leur cerveau. J' aiconnu beaucoup de vieillards qui, toute leur vie,avaient usé largement du vin, et qui, dans l' âge leplus avancé, conservaient encore toute la force deleur esprit, et presque toute celle de leur corps.Peut-être même les pays où le vin est assez commun,pour faire partie du régime journalier, sont-ilsceux où, proportion gardée, on trouve le plusd' octogénaires et de nonagénaires actifs, vigoureuxet jouissant pleinement de la vie.Quoique les différentes espèces de vins aienttoutes des effets très-analogues, leur manièred' agir sur l' estomac et sur le système nerveux,présente cependant des nuances et des modificationsdignes de remarque. Pour en concevoir la cause, ilsuffit d' observer : 1 que les différens vins necontiennent pas la même quantité proportionnelled' esprit, de matière extractive et de fluide aqueux ;2 que le principe fermentescible s' y trouveinégalement développé, ou altéré ; 3 que les selstartareux y sont eux-mêmes dans divers états, ou dansdiverses proportions. Ainsi, par exemple, les vinsspiritueux ont une action rapide et forte ; ceux quisont chargés de partie extractive, ont une actiondouce et durable ; ceux dont la fermentation ne s' estfaite qu' incomplètement, et qui contiennent beaucoupde gaz acide carbonique non combiné, ont uneaction vive, mais passagère ; ceux enfin où leprincipe

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fermentescible conserve encore une grandepartie de ses qualités de corps sucré, ont uneaction tout à la fois puissante et durable. Les vinscuits en général, et particulièrement ceux des paysméridionaux, séjournent longtems dans l' estomac :ce qui fait qu' ils réparent énergiquement les forces,mais qu' on ne peut en prendre que de faiblesquantités à la fois.

Des observateurs philosophes ont affirmé quetous les peuples des pays de vignobles avaient uncaractère analogue à celui de leurs vins.Quelques-uns d' entr' eux ont cru voir, dansl' excellence et dans la force des vins de la Grèce,la cause de sa prompte civilisation, et du talentparticulier pour la poésie, pour l' éloquence et pourles arts, qui distingua jadis, et qui distingueraitencore ses habitans, s' ils vivaient sous ungouvernement sensé. Il en est qui n' ont pas faitdifficulté d' attribuer à la violence de quelques-unsde ces mêmes vins, les fureurs érotiques de leursfemmes ; fureurs qui se développaient, avec ledernier degré d' emportement, dans les mystères deBacchus. Peut-être ces philosophes sont-ils alléstrop loin, en rapportant à des causes purementphysiques, et surtout à certaines causes physiquesisolées, un ensemble d' effets moraux, auxquelsbeaucoup de circonstances diverses ont pu concourir ;mais ils ont eu raison de penser qu' un ordred' impressions fortes et renouvelées fréquemment,ne pouvait manquer

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d' influer sur les habitudes des esprits et sur lesmoeurs.Nous aurons peu de choses à dire touchant lesesprits ardens. Dans les pays froids, sur-tout dansceux de ces pays où l' on fait un grand usaged' alimens gras, on boit impunément de grandesquantités d' eau-de-vie et d' autres liqueursspiritueuses. Elles n' y font point, sur les papillesnerveuses de la bouche et de l' estomac, la mêmeimpression que dans nos climats plus tempérés. Pourproduire l' ivresse, il faut, à Pétersbourg, plusieursfois autant de ces liqueurs, qu' à Paris et mêmequ' à Londres, où les hommes de la classe ouvrièresont plus familiarisés à leur abus : il en faut aussibeaucoup plus pour les naturels du pays, que pour lesméridionaux qui ne font qu' y passer.Les liqueurs spiritueuses paraissent utiles dans lespays froids. Dans les pays chauds, elles sontquelquefois nécessaires pour soutenir les forces, etpour stimuler en particulier celles de l' estomac :car l' excitation continuelle de l' organe extérieur,et la tendance des mouvemens vers la circonférence,énervent de plus en plus le ton de ce viscère. Onremarque même que sous les zones brûlantes, commesous les zones glaciales, ces liqueurs usent moins lavie, que dans nos climats plus doux, sur-toutlorsqu' on les emploie dans le tems des grandes

sueurs, et par doses faibles et réitérées. Leur usageprudent peut donc encore avoir son utilité dans lespays où

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l' action stimulante d' une atmosphère embrasée forcel' homme à combattre, par des excitations internesvives, cette distraction habituelle des forces quise portent toujours au dehors. Mais dans nos climats,elles devraient être réservées exclusivement auxhommes de guerre, qui bravent jour et nuit toutesles intempéries des saisons, et aux ouvriers que legenre de leurs travaux soumet aux mêmes influences :encore les uns et les autres ont-ils besoin d' en usermodérément. Du reste, hors quelques cas de débilitésoudaine, qu' il est nécessaire de dissiper par unesecousse vive, et ceux des maladies lentes, muqueuses,dont le traitement exige que la naturesoit fortement stimulée ; enfin, hors quelquesdispositions habituelles du tempérament inerte, où lavie devient languissante aussitôt qu' elle n' est plussoutenue par des stimulans artificiels : hors ces cas,bien moins communs qu' on ne le pense ordinairement,l' usage des liqueurs spiritueuses est toujoursinutile, souvent nuisible, quelquefois tout-à-faitpernicieux. En effet, l' observation prouve que leurabus dégrade le système sensitif, autant que l' abusdes narcotiques eux-mêmes. Il hébête égalementles fonctions de l' organe cérébral, il diminue plusdirectement encore la sensibilité des extrémitéssentantes, en fronçant et durcissant les partiessolides dont elles sont entourées et recouvertes :

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et la gêne où cette circonstance retient toutes lesfonctions, porte un état d' inquiétude habituelledans l' économie animale. En même tems, l' excitationcontre nature, causée par l' énergie extrêmede ces stimulans, entretient une sorte de fièvrecontinuelle. Ainsi, les boissons spiritueuses nefrappent pas seulement, comme les narcotiques, lecerveau d' une stupeur profonde, elles changent encorel' état mécanique de toutes les parties contractiles ;elles y déterminent un surcroît de mouvement :et par la résistance qu' opposent ces parties,il se forme une suite de sensations mixtes, où lesentiment de la force accrue est couvert, en quelque

sorte, et rendu pénible par celui de l' embarras etde l' hésitation des efforts vitaux. Aussiremarque-t-on que l' habitude de ce genre d' ivresseoccasionne tout-à-la-fois la débilité des fonctionsintellectuelles, l' inquiétude habituelle de l' humeur,et le penchant à la violence. Son résultat extrêmeest la férocité, jointe à la stupidité.

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Qui ne connaît la grande influence qu' ont euesur le sort de l' Europe, la découverte de laroute des grandes-Indes par le cap deBonne-Espérance, celle des îles et du continentde l' Amérique, et l' établissement des nouveauxrapports politiques et commerciaux qui furent lasuite de ces deux grands événemens ? On sait queles premières idées saines et les premières lueursde vraie liberté chez les modernes, datent de cetteépoque. Ce fut alors que le commerce, devenu plusgénéral, créa, sur divers points de l' anciencontinent, des foyers actifs d' industrie, et querendant ainsi le pauvre et le faible moins dépendansdu riche et du fort, il prépara de loin le règne dela véritable égalité sociale. Ce fut aussi vers lamême époque, à peu près, que l' esprit humain secouaen partie, la plus pesante et la plus humiliante deses chaînes ; que la raison commença cette luttehardie qui doit infailliblement remettre un jourdans ses mains, toutes les forces du monde moral ;qu' enfin, des yeux libres et fermes osèrent envisagersans crainte, les fantômes les plus redoutésjusqu' alors. L' histoire et les progrès de ces grandschangemens appartiennent à celle de l' esprit humain :et c' est depuis ce moment, sur-tout, qu' on voit agiravec une énergie

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constante, deux ressorts tout-puissans (les lumièreset l' industrie) qui tendent à détruire de plus enplus, dans le système social, la dominationarbitraire de certains individus et de certainesopinions.Mais les relations commerciales avec les deuxIndes amenèrent dans le régime des peuples del' Europe, d' autres changemens très-remarquables.Les différentes productions étrangères que l' oncommençait dès lors à connaître, ou qui chaque jour

devenaient plus communes, par la diminution desfrais de transport, devaient nécessairement introduirede nouvelles habitudes, et ces habitudes, améliorer,ou dégrader la constitution physique et le moraldes individus.Il y a longtems que les médecins anglais ont attribuéla diminution des maladies scorbutiques etéléphantiasiques, à l' usage général du sucre. Cesmaladies sont, dans nos derniers tems, devenuesde plus en plus rares. Le fait est certain : maissans doute il ne peut dépendre d' une seule cause. Desprogrès de la civilisation, et particulièrement ceuxde la police, ont contribué beaucoup, comme nousl' avons dit ailleurs, à faire disparaître cesmaladies produites par l' insalubrité des villes, parla malpropreté des habitations, par la qualitépernicieuse des denrées de première nécessité.Cependant il est aujourd' hui reconnu que le sucrefournit un aliment très-sain. Les animaux qui en ontdéjà goûté, le recherchent avec passion : il estégalement salutaire

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à presque tous. Employé comme simple assaisonnement,le sucre ne se borne pas à rendre agréablesd' autres alimens qui ne le seraient point sans lui ;il les rend encore plus sains, et facilite leurdissolution dans les estomacs débiles. Son usageabondant et journalier dégoûte d' ailleurs, dedifférentes saveurs plus fortes ; il donne un peud' éloignement pour le vin ; il fait qu' on désiremoins les liqueurs spiritueuses ; en tout, il paraîtinspirer des goûts doux et délicats comme lui-même :et s' il contribuait à diminuer, par degrés, l' abusque certaines nations font encore des stimulanssolides ou liquides, les plus âcres, il conserveraitbeaucoup d' hommes, et peut-être aussi, comme on l' aprétendu, influerait-il par les goûts qu' il feraitprédominer, sur le progrès des habitudes socialesles plus heureuses.Il existe une grande analogie entre le principesucré et la matière alibile, particulièrementréparatrice. C' est ce qu' on voit avec évidence dansquelques maladies consomptives, où ce principes' échappe sous sa forme naturelle. Dans le véritablediabétès, des urines abondantes, épaisses, présententquelquefois la consistance, souvent la couleur,toujours la saveur du miel. Dans la plupart desphthisies idiopathiques du poumon, le mal, quiau début s' annonce par des crachats salés, devientde plus en plus grave, sitôt que les crachats

commencent à paraître doux et sucrés au malade. La

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première observation est de Mead ; la seconde avaitété déjà faite par Hippocrate : la pratiquejournalière les confirme également toutes deux.On a dit beaucoup trop de mal des épiceries,et de leur usage comme assaisonnemens. Les médecinsont répété mille fois contr' elles, des anathèmesdont l' expérience ne confirme nullementla justesse ; et les mêmes hommes qui ordonnaientà grandes doses, le girofle, la canelle, la muscade,rapprochés dans un petit volume d' opiate oud' électuaire, se faisaient un devoir d' en proscrireles plus petites quantités, étendues dans un volumeconsidérable d' alimens. C' est encore avec la mêmedéraison, que plusieurs praticiens se sont longtemsobstinés à regarder le sucre comme un alimentdangereux. Mais tandis qu' ils l' interdisaient ensubstance, ils ne faisaient pas difficulté del' ordonner largement dans leurs syrops et dans leurscondits.Il est sans doute très-facile de pousser l' usage desépiceries à l' excès. Alors, elles produisent l' effetde tous les vifs stimulans dont on abuse : ellesémoussent la sensibilité générale du système ; ellesénervent sur-tout, d' une manière directe, les forcesde l' estomac. Mais cet abus, qui produit quelquefoisdans les humeurs, certaines altérations dépendantesde l' excès d' activité des organes et del' atonie qui lui succède ; cet abus ne laisse aprèslui, ni l' hébétation de l' organe nerveuxqu' occasionnent les narcotiques, ni l' endurcissementdes

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fibres et des membranes que l' usage immodéré desesprits ardens ajoute à cette hébétation. Employéesavec réserve, les épiceries soutiennent la digestionstomachique, animent la circulation générale,renouvellent l' énergie des organes musculaires,maintiennent le système nerveux dans un état continuelet moyen d' excitation : toutes circonstances propresà multiplier les impressions, soit internes, soitexternes, à faciliter les opérations de l' organepensant, à rendre plus souples, plus libres, pluspromptes toutes les opérations de la volonté ; en un

mot, à donner un plus grand sentiment d' existence, età soutenir, dans un degré constant, le ton desorganes et toutes les fonctions de la vie.Mais parmi les productions exotiques, dont lecommerce a rendu l' usage commun, celle contrelaquelle une médecine minutieuse, ignorante ouprévenue s' est élevée avec le plus de fureur etavec le moins de fondement, c' est le café. Sansdoute aussi, puisqu' il est capable de produire deseffets marqués et constans, le café peut êtrehabituellement nuisible à quelques personnes, ou ledevenir dans quelques états de maladie : mais il estnotoire qu' on brave chaque jour plus impunément, lesarrêts doctoraux lancés contre lui. Chacun peutreconnaître sur soi-même que le plaisir de prendre ducafé n' est rien en comparaison du bien-être que l' onressent après l' avoir pris : et comme toutes les foisqu' il nuit véritablement, c' est par des excitationsdirectes,

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qui peuvent en effet ou rappeler certains désordresnerveux, ou se diriger et s' accumuler vicieusementsur des organes trop sensibles, ou enfin renouvelerdes spasmes artériels inflammatoires ; le mal se faitsentir immédiatement, et des impressions agréablesne le déguisent presque jamais.Ce n' est pas sans raison que quelques écrivainsont appelé le café une boisson intellectuelle. l' usage, pour ainsi dire général, qu' en font les gensde lettres, les savans, les artistes, en un mot,toutes les personnes dont les travaux exigent uneactivité particulière de l' organe pensant ; cetusage ne s' est établi que d' après des observationsmultipliées, et des expériences très-sûres. Rienn' est plus propre, en effet, à faire cesser lesangoisses d' une digestion pénible. L' actionstimulante de cette boisson, qui se porte égalementsur les forces sensitives et sur les forces motrices,loin de rompre leur équilibre naturel, le complèteet le rend plus parfait. Les sensations sont, à lafois, plus vives et plus distinctes, les idées plusactives et plus nettes : et non seulement le cafén' a pas les inconvéniens des narcotiques,des esprits ardens, ni même du vin ; il est, aucontraire, le moyen le plus efficace de combattreleurs effets pernicieux.Je crois inutile d' entrer dans de plus longs détailspour prouver la grande influence morale du régimenouveau, que les heureux efforts du commerce ontintroduit en Europe. Cette influence est d' autant

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étendue, que ce n' est point à quelques particuliersisolés que ces jouissances sont aujourd' hui réservéesexclusivement : elles deviennent, par degrés, unerichesse commune : et lorsque les saines idéesd' égalité, pénétrant plus avant dans les lois et dansles moeurs, auront amené parmi les hommes une pluséquitable répartition des jouissances, on necomptera plus ceux qui pourront se procurer ces douxfruits de l' industrie humaine ; on comptera plutôtceux qui ne le pourront pas ; et cette améliorationelle-même réagira sur les productions ultérieures dugénie et sur ses nobles travaux.Dans le dernier siècle, la grande découverte dela circulation du sang vint jeter une vive lumièresur plusieurs phénomènes de l' économie animale ;mais elle fit éclore en même tems plusieurs théoriesabsurdes de médecine. On ne fut plus occupé quedes moyens de tenir le sang assez fluide pour le fairepénétrer facilement dans les petits vaisseaux, et lesvaisseaux assez souples et assez libres, pour qu' ilsfussent toujours disposés à le recevoir. De là, ceteffrayant abus des saignées et des boissons tièdes

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relâchantes, que quelques praticiens ordonnaientavec une espèce de frénésie. Ce fut sur-tout enHollande qu' on porta le délire à son comble.Bontekoë, par sa dissertation sur le thé, n' ycontribua pas médiocrement. Ce fut aussi chez leshollandais que le thé prit d' abord faveur. Dans lespremiers tems, on le regardait comme un simpleremède : il est devenu depuis, chez plusieurs peuples,une boisson de première nécessité.Bontekoë et ses adhérens avaient beaucoup tropcélébré les grandes vertus de cette boisson : desmédecins modernes ont, de leur côté, je crois,exagéré beaucoup ses inconvéniens. Assurément, lethé ne produit point les miracles que, dans l' origine,une admiration sincère, ou feinte, attribuait à sonusage ; mais il ne produit pas non plus tous lesmauvais effets dont on l' accuse. Comme eau chaude, lethé débilite l' estomac, et par conséquent aussi lesystème nerveux, qui partage si rapidement lesimpressions reçues par ce viscère : mais cependant la

matière extractive astringente, qui s' y trouvefortement concentrée, tempère beaucoup cet effet.Dans les pays où son usage est général, on neremarque

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point que les personnes qui s' en abstiennent, touteschoses égales d' ailleurs, se portent mieux que lesautres. Il paraît qu' outre la matière astringente etle principe aromatique, combinés dans sa feuille,le thé contient encore quelques particulesnarcotiques ou sédatives : et c' est peut-être à causede cette triple combinaison, que chez quelquespersonnes il agit comme un calmant direct ; tandisque chez d' autres, il produit des agitations ou desanxiétés parfaitement analogues à celles qui suiventsouvent l' usage de l' opium.Chapitre xiii.L' influence des mouvemens corporels sur lesdispositions et sur les habitudes morales, s' exercede trois manières : 1 par les impressions immédiatesqu' ils produisent et par l' état dans lequel ilsmettent directement les organes ; 2 par lesmodifications successives qu' ils peuvent déterminer,soit dans la structure organique elle-même desdiverses parties du corps, soit dans le caractère deleurs fonctions ; 3 par la tournure particulière queles déterminations prennent à la longue, en vertude ces impressions et de ces modifications.Dans tous les siècles, les observateurs ont reconnula grande utilité de l' exercice, pour laconservation de la santé. En effet, les mouvemenscorporels, en portant à l' extérieur les forces qui,pendant l' état

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de repos, tendent presque toujours à se concentrer,soit dans le cerveau, soit dans les viscères dubas-ventre, en font une plus exacte répartition : ilsrétablissent ou maintiennent l' équilibre ; ils animentla circulation, provoquent la perspiration insensible,attisent, en quelque sorte, le foyer de la chaleurvitale ; et par le surcroît de ton qu' ils donnentaux fibres musculaires, ils empêchent laprédominance vicieuse du système sensitif. Maisl' exercice n' est pas également utile dans tous lesclimats ; et son emploi demande d' importantes

modifications, suivant les tempéramens, et suivant lesdivers états où le même individu peut se trouver.Dans les pays chauds, la chaleur, en appelant lesforces à la circonférence, le supplée à plusieurségard ; et les sueurs débilitantes, qu' elle n' excitedéjà que trop sans lui, peuvent le rendre souventpernicieux. Chez les sujets à fibres molles, dont lesvaisseaux étroits et faibles se trouvent noyés dansla graisse, l' exercice a besoin d' être fort modérépour ne pas user radicalement des forces musculairesdépourvues d' une énergie primitive réelle.S' il est très-violent, ou s' il dure un tems troplong, il peut alors quelquefois occasionner desinflammations adipeuses dans les viscèreshypocondriaques. Enfin, sans compter les maladiesaiguës, pendant

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lesquelles l' action musculaire est toujours nuisible,il est différens états du corps où l' utilité del' exercice est fort douteuse ; il en est même où,par la nature de ses effets directs, il ne peutfaire que du mal. Par exemple, je l' ai toujourstrouvé nuisible dans les diathèses inflammatoireschroniques du poumon, sur-tout lorsqu' elles sontcombinées avec la faiblesse originelle des vaisseaux :et quoique dans ce cas, qui demande beaucoup de tactet de sagacité de la part du médecin, l' on ne puisseterminer et compléter la cure que par des toniques,dont l' exercice lui-même fait partie, ou dont ilseconde éminemment l' action, il faut cependantcommencer par des moyens tout contraires ; et tantque la vraie diathèse inflammatoire dure, prescrireun repos presqu' absolu.L' effet direct de l' exercice est donc d' attirer lesforces, et, si je puis m' exprimer ainsi, l' attentionvitale dans les organes musculaires ; de faire sentirplus vivement à l' individu, et d' accroître l' énergiede ces organes ; de multiplier les impressionsextérieures, et d' en occuper tous les sens à la fois ;de changer l' ordre des impressions internes, et desuspendre le cours des habitudes contractées pendantle repos. Ainsi, l' exercice, sur-tout l' exercicepris en plein air, à l' aspect d' objets nouveaux etvariés, n' est point favorable à la réflexion, à la

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méditation, aux travaux qui demandent qu' on rassembleet concentre toutes les forces de son espritsur un sujet particulier ; à moins que le rappel et lacombinaison des idées ne se trouvent liés parl' habitude, à certaines séries de mouvemensmusculaires. Encore même, remarque-t-on que les espritsainsi disposés, s' occupent plutôt, en général,d' objets d' imagination et de sentiment, que de ceuxqui demandent une grande force d' attention. C' est enl' absence des impressions extérieures, qu' on devientle plus capable de saisir beaucoup de rapports, etde suivre une longue chaîne de raisonnemens,purement abstraits.Nous avons déjà remarqué, dans un des précédensmémoires, que l' exercice de la force musculaireémousse la sensibilité du système nerveux ;que le sentiment de cette même force imprime desdéterminations, qui, transportant sans cesse l' hommehors de lui-même, ne lui permettent guère de pesersur les impressions transmises à son cerveau. Si cesimpressions se trouvent encore multipliées par des

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circonstances capables de produire une vivedistraction des forces vers l' extérieur, combien ladifficulté de les démêler et de s' arrêterconvenablement sur chacune, n' augmente-t-elle pas !Combien l' action de l' organe cérébral n' est-elle pasalors, dépendante des nouvelles sensations reçuesà l' instant même ! Combien la multitude desjugemens n' altère-t-elle point leurs résultats !Enfin, par cela seul que les impressions ne sont plusles mêmes ; que l' ordre, et peut-être à plusieurségards, le caractère et la direction des mouvemensorganiques sont changés, le système nerveuxpourrait-il ne point partager ces divers changemens ?En effet, il est démontré que, dans plusieurs cas, lesimpressions ne modifient l' état de certains organesparticuliers, différens de celui qui les a reçues,qu' après avoir été transmises au centre cérébral, etpar la réaction qu' elles le forcent d' exercer sureux : et quoiqu' il y ait différens centres deréaction ; quoiqu' il puisse même y en avoir unnombre indéfini dans les diverses branches dusystème nerveux, et qu' ils soient tous relatifs à telou tel genre particulier d' impressions et demouvemens, cependant l' entretien de la sensibilitégénérale, et même l' influence de ces centressecondaires, dans l' état naturel du corps vivant,n' en sont pas moins subordonnés à la communicationde toutes les divisions du système nerveux avec le

centre cérébral commun.

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Nous devons observer que la force radicale etconstante des organes a besoin d' être en rapportavec celle de la sensibilité, pour que le cerveausoit capable d' une attention forte : la prédominancedu système sensitif sur le système moteur, quandelle passe certaines bornes, empêche que lesfonctions de la pensée s' exercent pleinement etavec un degré d' énergie soutenu. Mais il n' en estpas moins vrai que la vivacité des sensations, lafacilité de leurs combinaisons, la concentration desmouvemens dans l' organe cérébral, toutes circonstancesnécessaires aux travaux de l' esprit, ne sont plus lesmêmes quand les organes extérieurs se trouventdans un état continuel de force sentie et d' action.Ainsi donc, le régime athlétique, qui d' ailleursn' augmente que les forces les plus grossières ducorps vivant, et qui diminue même les probabilitésd' une longue vie, soit en déterminant vers lesmuscles, une partie considérable de la puissanced' action destinée au système nerveux ; soit enexposant le corps à de nouvelles causes de destruction ;le régime athlétique ne convient point aux hommesqui cultivent les sciences, les lettres, ou lesbeaux-arts. Et si les exercices corporels leur sontéminemment utiles, en empêchant que la concentrationdes forces et des mouvemens ne devienne excessive ;en conservant dans les organes moteurs, le degréde ton nécessaire à l' action du cerveau ; enfin, enne laissant point tomber dans une langueur funeste

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les mouvemens réparateurs : d' autre part, cesexercices ne doivent être ni trop forts, ni troplongtems continués ; il est sur-tout convenable de neles employer que dans les intervalles du repos del' esprit. En effet, rien ne dégrade plus directementet plus radicalement les forces vitales, que depuissans efforts simultanés en sens contraires : carces tiraillemens non naturels, consomment unebeaucoup plus grande quantité de forces, que n' enexige chaque mouvement particulier ; et d' ailleurs,toute tentative incomplète, inefficace, lors mêmequ' elle n' emploie que peu de forces, fatigue plusla nature, que de très-grands efforts, quand ils

ont un plein succès.En augmentant la vigueur radicale et le ton desparties musculaires, l' exercice diminue à la longuela mobilité nerveuse. Ainsi donc, quand l' impuissancedes fonctions intellectuelles tient à cette mobilitétrop vive, l' exercice contribue efficacement àleur donner plus de stabilité d' énergie. Quelquefoisl' action des organes musculaires, mis en mouvement,se trouve liée, par quelque dépendance directe, avecdes déterminations internes et des idées dont ellessont en quelque sorte, la manifestation extérieure :quelquefois aussi, comme nous l' avons dit ci-dessus,on a contracté l' habitude de penser en agissant ; etalors le mouvement corporel est devenu, pour ainsidire, nécessaire à ce travail du cerveau, quiconstitue l' attention et la méditation. Mais on peutétablir

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en thèse générale, que les exercices forts etlongtems continués, diminuent la sensibilité dusystème nerveux ; qu' ils affaiblissent son action, àpeu près dans le même rapport qu' ils augmentent celledu système musculaire ; qu' enfin, par le sentiment etles habitudes de la force continuellement active, ilstendent, à la longue, à développer dans le moralles penchans à la violence, et l' habitude del' irréflexion.Tels sont, en général, les effets directs desexercices du corps ; tels sont aussi leurs principauxeffets éloignés.Chapitre xiv.Il est facile de concevoir que le repos doit avoirdes résultats tout contraires à ceux de l' exercice. Enlaissant dans l' inertie une partie considérable desfibres musculaires, le repos les affaiblitdirectement ; en ne sollicitant point les forces quileur sont attribuées, il permet à ces forces desuivre la tendance centrale qui les ramène naturellementvers le système nerveux. Par là, toutes les fonctions,plus directement dépendantes de la sensibilité,acquièrent

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une prédominance notable sur celle qui ne sont, àproprement parler, qu' une suite de mouvemens.Aussi, remarque-t-on que, toutes choses égales,

d' ailleurs, la tête est plus active chez les hommesqui vivent dans l' inaction, à moins que leur repos nesoit coupé par des intervalles d' activité très-grande.Les sentimens, tout ensemble vifs et profonds,appartiennent encore aux personnes que lesimpressions et les mouvemens extérieurs ne tirentpas sans cesse hors d' elles-mêmes. Cependant lerepos, ou plutôt le sommeil, qu' on peut enconsidérer à plusieurs égards, comme le dernierterme, produit souvent des effets tout opposés.Quand le sommeil est habituellement trop long, ilengourdit le système nerveux ; il peut même finirpar hébêter entièrement les fonctions du cerveau.On verra sans peine que cela doit être ainsi, sil' on veut faire attention que le sommeil suspend unegrande partie des opérations de la sensibilité,notamment celles qui paraissent plus particulièrementdestinées à les exciter toutes : puisque c' estd' elles que viennent les plus importantes impressions ;et que, par l' effet de ces impressions même, dontla pensée tire ses plus indispensables matériaux,elles dirigent, étendent et fortifient le plusgrand nombre des fonctions sensitives, et réagissentsympathiquement sur les autres : je veux parlerici des opérations des sens proprement dits.Dans l' état de repos, l' action du système nerveuxest entretenue par différens genres d' impressions,

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dont l' influence dépend des habitudes particulièresdu sujet. Chez les personnes accoutumées à destravaux manuels très-forts, les organes de ladigestion sont ceux qui paraissent agir le plusdirectement sur le cerveau. Ce n' est pas seulement,comme nous l' avons déjà dit plus d' une fois, par lessucs réparateurs qu' ils y font parvenir ; c' estencore, et c' est sur-tout par les mouvemenssympathiques qui s' y reproduisent durant leur action,que ces organes raniment et soutiennent celle de lasensibilité, renouvellent les sources même de la vie,et déterminent les opérations intellectuelles. De làvient que ces personnes, quand on les force à garderle repos, sans maladie capable d' énerver directementl' estomac, ont besoin de manger beaucoup pour sentirleur existence : en sorte que, malgré la diminution depuissance digestive, qui, dans ce cas, a lieu chezelles comme chez tout autre individu dans l' étatnaturel, elles mangent souvent beaucoup plus quependant le tems de leurs plus violens travaux. Cetexcès de nourriture est alors, pour elles, le seulmoyen de se donner une partie des sensations fortes

que l' habitude leur a rendu nécessaires, et de tirerun cerveau naturellement inerte de son engourdissementet de sa langueur.Chez les hommes étrangers aux grands mouvemensmusculaires, et dont la sensibilité plus développéepar la prédominance du système nerveux,n' a besoin, pour ainsi dire, que d' elle-même pour

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s' entretenir, pour se réveiller, et pour renouer àchaque instant la chaîne de ses fonctions, le reposaugmente encore la faiblesse habituelle de l' estomac ;il rend la sobriété plus nécessaire. Ici, lesopérations de l' organe pensant se lient auximpressions reçues dans le sein du système nerveux,ou dans certaines parties très-sensibles, telles queles organes de la génération, ou les plexusmésentériques. Et l' on peut observer à ce sujet quela grande activité de l' organe pensant est souvententretenue par les spasmes des viscères dubas-ventre, ou par des points de sensibilitévicieuse établis dans leur région ; d' où l' onpeut, ce semble, conclure qu' un état physiquemaladif est souvent très-propre au développementbrillant et rapide de l' intelligence, comme à celuides affections morales les plus délicates et les pluspures : d' où il suit encore, et comme conséquenceultérieure, qu' en rétablissant l' équilibre entre lesdiverses fonctions, l' on peut sans doute être assuréque la santé et le bien-être de l' individu nesauraient qu' y gagner ; mais on ne l' est pas toujours,à beaucoup près, de ne point altérer l' éclat de sestalens, sur-tout de ceux qui se rapportent auxtravaux de l' imagination. Enfin, quoique lesimpressions pénibles attachées à l' état de maladiefassent souvent éclore des sentimens et des passionscontraires à la bienveillance sympathique, base detoutes les

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vertus, quelquefois cependant, je le répète,l' élévation, la délicatesse, la pureté des penchansmoraux dépendent de certaines émotions vives etprofondes, qui tiennent à l' exaltation de lasensibilité générale, ou à sa concentration danscertains organes particuliers ; deux circonstances,dans lesquelles n' existe plus le balancement des

fonctions qui caractérise l' état sain.Nous avons indiqué les effets du sommeil les plusgénéraux et les plus constans : ce que nous venonsde dire de ceux du repos, est applicable ausommeil, avec plus d' étendue encore. Dans les diversescirconstances, le sommeil peut agir très-différemmentsur tous les organes, mais particulièrement surle cerveau. Sans doute on guérit plus facilement ungrand nombre de maladies, lorsqu' on parvient àprocurer du sommeil ; il en est même quelques-unesdont on peut le regarder comme le seul et véritableremède : mais il est aussi des maladies qu' il

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aggrave ; et quelquefois il peut leur faire prendre uncours entièrement fatal. On le voit également, tourà tour, ou redonner une vie nouvelle à l' organepensant, et rendre toutes ses opérations plusparfaites ; ou l' affaiblir, l' engourdir, et fairetomber toutes les fonctions intellectuelles dans lalangueur.Par exemple, les hommes très-sensibles et quireçoivent beaucoup d' impressions, ont, en général,besoin de beaucoup de sommeil. Les veillesprolongées font éprouver à leur intelligence, lemême affaiblissement et la même altérationqu' éprouvent toujours en pareil cas, les forcesmusculaires. Mais quand l' excessive sensibilitédépend de l' inertie de l' estomac, alors le sommeil,en augmentant cette inertie, affaiblit directementtout l' organe cérébral, et par conséquent dérangetoutes les opérations de la pensée et de la volonté.Aussi dans certaines maladies nerveuses, les accèsparaissent-ils ordinairement au réveil : quand ilsrestent longtems au lit, les malades sentent leurétat devenir de jour en jour plus grave ; et pour lesguérir, il suffit quelquefois de les laisser moinsdormir. Mais ces cas sont encore de ceux qui, pourêtre déterminés avec certitude, demandent beaucoup desagacité de la part du médecin. Car la faiblesse etl' inertie de l' estomac ne sont quelquefoisqu' apparentes ; elles peuvent tenir à son extrêmesensibilité primitive, ou accidentelle : or, danscette dernière circonstance, c' est au contraire parun plus long

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sommeil, sur-tout par celui qui succède aux repas,que l' on combat efficacement le vice des digestions,et les désordres nerveux qu' il peut avoiroccasionnés.Pour faire sentir combien il est important detracer de bonnes règles d' hygiène, relativement àl' emploi du sommeil, et combien il est nécessairede se faire des idées justes de ses effets, soitqu' on le considère comme un restaurant journalier etnécessaire des forces ; soit qu' on veuille le rangerparmi les moyens médicaux, et l' approprier autraitement de certaines maladies : je me borne auxobservations suivantes ; et je les énoncesommairement, sans entrer dans aucun détail touchantles nombreuses conséquences pratiques qu' on peut entirer ; ces conséquences ne tenant à notre sujetqu' indirectement et de loin.1 le sommeil n' est point un état purement passif :c' est une fonction particulière du cerveau, quin' a lieu qu' autant que, dans cet organe, ils' établit une série de mouvemens particuliers : etleur cessation ramène la veille ; ou les causesextérieures du réveil le produisent immédiatement.2 un certain degré de lassitude, ou de faiblessedes fibres musculaires, semble favoriser le sommeil :le sentiment de force et d' activité qui sollicite cesfibres au mouvement, est en effet par lui-même unstimulant direct pour le système nerveux. Maisquand cette lassitude et cette faiblesse passentcertaines

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limites, le sommeil ne peut plus avoir lieu :et des faits très-multipliés et très-concluans, ontfait voir aux médecins que, pour le produire, ilfaut alors employer des moyens tout contraires à ceuxqui réussissent ordinairement ; c' est-à-dire,substituer aux relâchans et aux sédatifs directs, desstimulans actifs et des toniques vigoureux.3 dans l' état sain, le sommeil ne répare pasles forces, seulement par le repos complet qu' ilprocure à certains organes, et par la diminutiond' activité de tous ; c' est sur-tout en transmettantdu centre cérébral, à toutes les parties du système,une nouvelle provision d' excitabilité, qu' il produitses effets salutaires. Car, lorsqu' il se borne àsuspendre les sensations et les mouvemens extérieurs,son efficacité restaurante n' est plus la même : etdans quelques états de maladie, où l' organe nerveuxne se trouve plus capable de reproduire lasomme d' excitabilité qui s' épuise sans cesse dans son

propre sein, le sommeil fatigue les membres au lieude les reposer ; il use les forces musculaires, aulieu de les réparer.4 l' afflux plus considérable du sang vers latête, que le sommeil détermine, ou qui produit lesommeil, ne peut manquer d' affaiblir beaucoup,sur-tout lorsque celui-ci dure longtems, desvaisseaux formés de tuniques naturellement débiles etdépourvues de points d' appui qui les soutiennent :leur distension va toujours alors en croissant ; elle

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finit par comprimer, d' une manière funeste, lesfibrilles pulpeuses ; et tôt ou tard alors, elle ysuffoque le principe de tout mouvement.5 le sommeil, mettant le cerveau dans un étatactif, il s' ensuit que sa répétition trop fréquente,et sur-tout son excessive prolongation, doiventénerver cet organe, comme le fait toute autrefonction quelconque, à l' égard de celui, ou de ceuxqui lui sont propres, lorsque sa durée ou sonénergie va au delà des forces qui doivent l' exécuter.Ainsi, le trop de sommeil n' engourdit et n' oppressepas seulement le centre cérébral, comme nousl' avons observé déjà plusieurs fois : il le débiliteencore d' une manière directe ; il use immédiatementet radicalement les ressorts vitaux.6 tous les organes dont le sommeil fait cesserl' action, ne s' endorment point à la fois. L' organede l' ouïe veille encore, par exemple, longtemsaprès que celui de la vue ne reçoit plus desensations. Dans les états comateux, l' on voitquelquefois l' odorat, mais plus souvent le goût, oule tact, sentir vivement encore, quand la vue etl' ouïe ne donnent plus aucun signe de sensibilité. Ilen est de même des différentes parties, dont lesommeil ne fait que rallentir les fonctions etmodérer l' activité propre : les poumons, l' estomac, lefoie, les organes de la génération ne s' endorment, nien même tems, ni au même degré. On peut en direencore autant des fibres musculaires elles-mêmes :

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certains mouvemens continuent à s' exécuter dans lespremiers tems du sommeil ; certaines contractionsacquièrent même plus de force, à mesure qu' il devientplus profond. Si dans le sommeil régulier, la

force tonique persistante des muscles s' endort pourl' ordinaire, avec celle de contraction ; dans quelquesaffections soporeuses maladives, où les mouvemensmusculaires ne s' exécutent point spontanément,les fibres retiennent avec une force toniquetrès-durable, le degré de contraction que lesassistans veulent leur donner. Observons, en outre,que les impressions qui peuvent être reçues alors,soit par les extrémités sentantes internes et externes,soit par les fibres pulpeuses elles-mêmes, et dansle sein du système nerveux, sont capables d' éveillersympatiquement certaines parties correspondantesdu cerveau, et de rendre par là, le sommeilincomplet. En effet, telle est la véritable cause desrêves : et c' est aussi dans une discordance analogued' action, entre les diverses parties du cerveau,qu' il faut chercher la cause des différens délires.Mais cette influence réciproque du cerveau etdes autres organes, pendant le sommeil, n' est lamême, ni chez tous les individus, ni dans toutesles circonstances : les effets ne s' en manifestent,ni

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au même degré, ni dans le même ordre de succession.Il faut donc observer ces effets à part, chezchaque individu, et dans chaque circonstanceparticulière : et cette étude, faite suivant l' espritqui doit la diriger, ne fournit pas seulement desrègles plus sûres touchant l' emploi du sommeil, ellepeut encore éclaircir beaucoup le caractèredistinctif de certains tempéramens et de certainesmaladies ; elle jette même un jour tout nouveau surdes phénomènes, regardés comme inexplicablesjusqu' aujourd' hui.Chapitre xv.Les observateurs de tous les siècles, ont considéréle travail, non seulement comme le conservateur desforces corporelles et de la santé, comme la sourcede toutes les richesses particulières, ou publiques,mais aussi comme le principe du bon sens et desbonnes moeurs, comme le véritable régulateur dela nature morale. Les hommes laborieux sedistinguent par les habitudes de la raison, del' ordre, de la probité. Celui qui peut se procurerune ample subsistance, ou même de la richesse, pardes moyens dont l' emploi le fait honorer de sessemblables, ne va point recourir à des moyensrépréhensibles qui le mettraient nécessairementen état de guerre avec la société, et dont l' emploidevient toujours périlleux : celui dont le tems et

les forces sont consacrés à des occupationsrégulières, n' a plus assez

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d' activité pour tourner son imagination et sesdésirs vers des objets dont la poursuite troublel' ordre public : enfin, celui dont l' esprit s' exerceà des combinaisons, ou à l' invention de procédés quine peuvent devenir profitables, qu' autant qu' ils sontsagement conçus, ne peut manquer de faire prendreà son esprit une direction constante vers la raisonet vers la vérité. Chez le même peuple, les personneshabituellement occupées, se distinguent sanspeine de celles qui ne le sont pas. Entre lesdifférens peuples, ceux qui croupissent dansl' indolence, semblent à peine appartenir à la mêmeespèce, que ceux dont l' industrie développée animeet met en mouvement un grand nombre d' individus : etla supériorité de ces derniers est toujours en raisondirecte de l' étendue et de l' importance de leurstravaux. Il faut cependant observer que, de mêmequ' une activité vagabonde n' est pas le véritableamour et le véritable esprit du travail, chez lesparticuliers ; de même aussi le caractère remuant ethasardeux n' est pas celui de la véritable industrie,chez les nations : et si de mauvaises lois peuventaltérer les fruits des plus utiles travaux, dans lesein d' un peuple, certains vices dans les rapportscommerciaux, ou politiques des peuples différens,peuvent produire divers genres de corruptionnationale, dont le bon sens et le caractère moraldes individus ne tardent pas eux-mêmes à se ressentir.Vivre n' est autre chose que recevoir desimpressions,

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et exécuter les mouvemens que ces impressionssollicitent : l' exercice de chacune des facultésqui nous sont données pour satisfaire nos besoins,est une condition sans laquelle l' existence demeuretoujours plus ou moins incomplète : enfin chaquemouvement devient, à son tour, le principe, oul' occasion d' impressions nouvelles, dont larépétition fréquente et le caractère varié doiventagrandir de plus en plus le cercle de nos jugemens,ou tendre sans cesse à les rectifier. Il s' ensuit delà, que le travail, en donnant à ce mot sa signification

la plus générale, ne peut manquer d' avoir uneinfluence infiniment utile sur les habitudes del' intelligence, et par conséquent aussi sur celles dela volonté. Et si l' on était dans l' usage de considérerles idées et les désirs, sous leur véritable point devue, c' est-à-dire comme le produit de certainesopérations organiques particulières, parfaitementanalogues à celles des fonctions propres aux autresorganes, sans en excepter même les mouvemensmusculaires les plus grossiers ; la distinctionreçue entre les travaux de l' esprit et ceux du corps,ne s' offrirait point à nous dans ce moment ; nous lesembrasserions également tous sous le même mot ;et l' influence dont je viens de parler, n' en seraitque plus étendue encore à nos yeux. Mais alors,comme je l' ai fait remarquer ailleurs, en cherchantà déterminer le sens du mot régime, elle leserait trop pour l' objet qui nous occupe dans cemoment :

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nous aurions dit plus que cet objet ne demande ; etpar la trop grande généralité de nos preuves, nousn' aurions prouvé réellement que ce qui ne sauraitêtre contesté.En effet, si toutes les opérations intellectuellesétaient comprises sous ce nom commun de travaux ,il ne serait pas sans doute nécessaire de faire voirque les travaux influent sur les dispositions et surles habitudes morales. Aussi, n' est-ce point là, ceque nous prétendons établir. Nous restreignons doncici le sens du mot travail : nous ne désignons,par ce mot, que la partie manuelle et mécanique desoccupations de l' homme, dans les divers états desociété. Car en traitant des effets du régime, c' estsur-tout, c' est même uniquement de cette classe detravaux qu' il importe, dans ce moment, dereconnaître l' influence sur l' état moral. Et quant àl' utilité générale du travail, dont il vient d' êtrequestion, elle n' a pas non plus besoin de nouvellespreuves. Qui pourrait n' en être pas convaincu ?Mais les différens travaux particuliers ont,suivant leur nature, des effets morauxtrès-remarquables ; et ces effets, ordinairementutiles, peuvent cependant quelquefois êtrepernicieux. Or, voilà ce qu' il serait essentiel debien déterminer, non seulement afin d' accumuler lesexemples qui constatent ces rapports continuels duphysique et du moral, mais encore, et principalement,afin d' indiquer un nouveau sujet de recherches et deméditations

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au moraliste philosophe, dont les découvertesdoivent toujours éclairer et diriger le législateur.On peut, dans la distinction des travaux, considérerd' abord ceux qui s' exécutent en plein air, etceux qui s' exécutent dans les lieux clos : ensuite,ceux qu' on appelle sédentaires, parce que l' ouvrierest assis : enfin, ceux qui, soit en plein air, soitdans des lieux clos, demandent que l' ouvrier restehabituellement debout. Mais la principale distinctionsemble établie par la nature elle-même, entre lestravaux pénibles, auxquels il faut appliquer desforces musculaires considérables, et les occupationsplus douces, qui n' exigent que de faibles mouvemens.Il est vrai qu' en même tems, pour se faire une idéecomplète des effets que les différens travaux peuventproduire à la longue, sur les habitudes, il fautencore tenir compte, 1 de la nature des instrumensqu' ils exigent ; 2 de celle des matériaux qu' ilsfaçonnent ; 3 du caractère des objets dont lespersonnes qui s' y livrent, sont ordinairementenvironnées.Dans les ateliers clos, sur-tout dans ceux où l' airse renouvelle avec difficulté, les forces musculairesdiminuent rapidement ; la reproduction de la chaleuranimale languit ; et les hommes de la constitutionla plus robuste, contractent le tempéramentmobile et capricieux des femmes. Loin de l' influencede cet air actif et de cette vive lumière, dont onjouit sous la voûte du ciel, le corps s' étiole ,en

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quelque sorte, comme une plante privée d' air et dejour ; le système nerveux peut tomber dans lastupeur ; trop souvent, il n' en sort que par desexcitations irrégulières. D' ailleurs, la monotoniedes impressions qui lui sont transmises, ne peutmanquer de rétrécir singulièrement le cercle de sesopérations. Ajoutez que, si le nombre des ouvriers estun peu considérable, l' altération progressive del' air agit d' une manière directe et pernicieuse,d' abord sur les poumons, dont le sang reçoit soncaractère vital, et bientôt sur le cerveau lui-même,organe immédiat de la pensée. Ainsi donc, sansparler des émanations malfaisantes que les matières

manufacturées, ou celles qu' on emploie dans leurspréparations, exhalent souvent, presque toutes lescirconstances se réunissent pour rendre ces atelierségalement malsains au physique et au moral.On sait combien facilement presque tous lesgenres de corruption se répandent parmi des personnesrenfermées et entassées. Mais cet effet estgénéralement regardé comme purement moral :prétendre le rapporter, en grande partie, à descauses physiques, ce serait risquer de soulever contresoi des oppositions qu' il est sur-tout nécessaired' éviter dans des recherches de la nature de cellesqui nous occupent. Je ne m' arrêterai donc pas àquelques vues, qui naissent pourtant d' une manièrebien naturelle de l' ensemble des observationsrecueillies dans ces mémoires. Je dirai seulementqu' on

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n' a pas moins de peine à corriger par lerenouvellement de l' air, par l' introduction libre dela lumière, et l' exacte observation de la propreté,les inconvéniens physiques des ateliers clos, qu' àprévenir les désordres moraux qui s' y développent,par des réglemens sévères, et par la prompterépression des abus.Il y a cependant plusieurs avantages notables,attachés aux travaux qui s' exécutent dans des lieuxfermés et couverts. D' abord, les ouvriers y sont àl' abri de plusieurs maladies produites parl' intempérie des saisons, et sur-tout par lesalternatives brusques de température de l' atmosphère.On sent que cette circonstance seule a, dans sesconséquences, une étendue analogue au nombre et àl' importance de ces maladies. Mais en outre, parl' effet plus direct des travaux qui permettent qu' onabrite les ateliers, la sensibilité du système nerveuxaugmente ; l' individu devient sensible à desimpressions plus délicates ; et toutes choses égalesd' ailleurs, les dispositions physiques particulières,dont paraît dépendre immédiatement l' instinct social,acquièrent plus de développement et d' intensité.Les travaux exécutés en plein air, ont des effetsutiles d' un autre genre. Ils impriment un plus grandsentiment de vie et de force aux organes moteurs ;ils multiplient les objets, et diversifientconsidérablement le caractère des impressions ; ilstrempent le corps, et fournissent souvent une plusample

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matière aux opérations de l' intelligence : et s' ilsn' entretiennent point dans le système nerveux unesensibilité trop vive et, pour ainsi dire,minutieuse ; ils le tiennent du moins dans un éveilconstant, par des sensations dont la variété mêmeattire et fixe nécessairement son attention.Aussi, les hommes voués à ces travaux, diffèrent-ilsdes précédens, par plus de courage, plus dedétermination, plus de fermeté ; par une tournurede caractère et d' esprit, qui se prête mieux auxdiverses circonstances ; par plus d' aptitude àtrouver des expédiens dans toutes les situations ; parplus d' indépendance et de fierté. Mais il est desréflexions que le sentiment et l' exercice habituel dela force empêchent de naître, des connaissancesmorales qu' ils nous empêchent d' acquérir. En général,ces hommes ne feront point ces réflexions ; ilsn' acquerront point ces connaissances : on leurtrouvera de l' âpreté dans les manières, de lagrossièreté dans les goûts ; et, tout demeurant égald' ailleurs, leurs dispositions et leurs penchansauront quelque chose de moins social.

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Mais, je le répète, une différence bien plusimportante entre les divers travaux, est celle qui setire du degré de force nécessaire pour chacun d' eux.C' est par là sur-tout, qu' ils modifient puissammentles habitudes des organes. Les travaux quidemandent de grands mouvemens, s' exécutant tousdebout, ou dans des attitudes forcées, dirigent versl' ensemble du système musculaire, ou vers certainesdivisions particulières des muscles, une plus grandesomme de forces vivantes. Ainsi, l' équilibre entrel' organe sentant et les organes moteurs, se trouverompu. D' ailleurs, l' épuisement matériel ressentipar les derniers, exigeant une plus fréquente etplus ample réparation, l' activité de l' estomac et detous les organes qui concourent à l' assimilation desalimens, se trouve considérablement accrue : etdès lors, celle du centre cérébral diminue dans lamême proportion.Les travaux qui ne demandent, au contraire, quede faibles mouvemens ; ceux en particulier que l' onexécute assis, énervent promptement, faute d' exercice,les forces des muscles. En conséquence, lasensibilité du système nerveux devient plus vive ;ordinairement même elle devient irrégulière. Il

s' ensuit donc, tantôt des impressions multipliées,sur-tout du genre de celles qui viennent desextrémités sentantes internes, ou qui naissent dans lesein même de l' organe nerveux ; tantôt des désordreshypocondriaques et spasmodiques, maladies

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propres aux hommes sédentaires, et qu' on pourraitpresque toujours rapporter à l' inaction du corps,ou plutôt à des occupations, où les organes internesagissent seuls, et qui ne sont accompagnées d' aucunmouvement extérieur. Or, dans ces deux circonstances,qui du reste se réunissent ordinairement etse confondent, toutes les dispositions morales sontchangées : et bientôt il se forme des habitudesparticulières, qui présentent différentes séries dephénomènes, quelquefois très-étonnans, souventsinguliers, toujours curieux.En établissant ainsi l' extrême prédominance dusystème musculaire dans le premier cas, et celledu système nerveux dans le second, nous supposonsque les travaux corporels violens ne sont pointinterrompus par des intervalles réguliers deméditation sédentaire ; ni les travaux sédentaires,qui ne demandent que peu de forces motrices, par desexercices violens suffisamment répétés et prolongés.Dans cette hypothèse, qui se trouve réellementconforme au plus grand nombre de cas particuliers, onpeut observer encore que le tems matériel nécessairepour la réflexion, manque aux personnes occupéesdes premiers travaux, et qu' ordinairement ils sontdu nombre de ceux pour lesquels elle est moinsindispensable ; tandis que les seconds, au contraire,lui laissent toujours un certain espace de tems, etque souvent même ils la provoquent et la cultiventdirectement.

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Au reste, nous ne croyons pas devoir entreprendrel' histoire circonstanciée des changemens divers,qui peuvent survenir dans l' état moral, en vertu dece genre particulier de causes : ce serait se perdredans des détails, précieux sans doute, mais dontl' exposition complète appartient à d' autres sujets.Il nous suffit de prouver qu' ici des changemens ontet doivent avoir lieu ; que ces changemens ont, etdoivent avoir un certain caractère général ; et que

les moyens de les prévenir, ou de les seconder, nepeuvent être cherchés ailleurs, que dans l' étudeattentive et réfléchie de cette même cause qui leur adonné naissance.Enfin, la circonstance qui paraît modifier le plusprofondément l' effet moral direct des différenstravaux, est celle qui se rapporte au caractère desinstrumens qu' ils employent, et à la nature desobjets qu' ils présentent habituellement aux sens. Ona remarqué, dans tous les pays, que les hommeslivrés aux métiers les plus dégoûtans de la société,contractent bientôt des moeurs analogues auxsensations qui leur sont familières ; que ceux quipratiquent des arts périlleux, associent presquetoujours à l' audace, ou à l' insouciance, dont ils ontbesoin dans tous les momens, tantôt des idéessuperstitieuses habituelles, tantôt des systèmes deconduite peu réfléchis, et souvent les unes et lesautres à la fois. Les hommes qui manient continuellementles armes, pourraient-ils manquer de prendre

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des habitudes de commandement et de despotisme ?Le sentiment et l' exercice d' une force puissante nedoivent-ils pas y faire rapporter toutes les idées ettoutes les passions, même les idées de justice, etles passions qui n' ont que le bien pour objet ? Leshommes employés par état à verser le sang desanimaux, et qui le voyent chaque jour couler à flotssous leurs yeux, se font remarquer en généralpar des moeurs dures, impitoyables, féroces. L' onsait qu' il y a des pays où, pour différens actessociaux, la législation les sépare, en quelque sorte,des autres citoyens.La manière dont les chasseurs se servent desarmes meurtrières, est sans doute très-différente ;aussi, leurs habitudes et leurs penchans ne sont-ilspas ceux des bouchers ; mais leur genre de vie,particulièrement l' habitude de donner la mort, lesendurcit nécessairement, jusqu' à un certain point :et les fatigues qu' ils supportent ordinairement, ainsique les dangers qu' ils bravent quelquefois, peuventêtre, pour les hommes qui se destinent à la guerre,un excellent apprentissage qui les prépare àd' autres fatigues et à des dangers plus grands.Les peuples chasseurs, indépendamment des difficultés

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qu' ils éprouvent à se procurer leur subsistance,puisent, dans l' usage habituel des armes, etdans leur état non interrompu de guerre avec lesautres animaux, ces penchans cruels, qui sedéveloppent ensuite si facilement, dans l' occasion,contre les hommes eux-mêmes. Mais comme leurs chassesne consistent pas seulement dans des attaques devive force ; qu' ils employent aussi, pour saisir lesanimaux, toute sorte d' embûches et de pièges, leurcaractère se compose des habitudes de l' audace etde celles de la ruse ; leurs moeurs présentent laréunion de la perfidie et de la cruauté.La nature sombre et farouche qui s' offre sans cesseaux regards de ces peuples, contribue sans doutebeaucoup à confirmer la dureté de leurs penchans.

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Quelles douces impressions l' homme pourrait-ilrecueillir au sein de ces forêts ténébreuses,couvertes de neiges, au milieu de ces brouillardspresqu' éternels ? Dans ces marais fétides,qu' enveloppent de meurtrières exhalaisons ? àl' aspect de ces rocs hérissés, dont les torrensfurieux rongent et minent les bases ? La présencecontinuelle de ces tableaux de destruction ; lalutte contre les animaux féroces, qui viennentsans cesse disputer à l' homme l' empirede ces lieux désolés ; enfin les intempéries d' unciel âpre et rigoureux, et des saisons qui ne sesuccèdent que pour amener de nouveaux désastres :tout, en un mot, n' y concourt-il point à nourrir,dans le coeur, des sentimens malheureux et desprojets sanguinaires ? à l' endurcir contre la pitié,comme contre la peur ? à étouffer et à glacer presquetoutes les émotions sympathiques de l' humanité ?On observe des habitudes et des penchans analogueschez les peuples pêcheurs, sur-tout chezceux qui bordent les côtes des mers glaciales : etcela doit être encore ainsi. Peut-être même lecaractère furieux de l' élément dont ils tirent leurprincipale nourriture, les dangers qu' ils affrontentpour la conquérir, les objets funestes qu' ils ontsans cesse sous les yeux, l' austérité du froid et lesimpressions pénibles de tout genre, doivent-ils lesrendre plus sauvages et plus féroces encore. Quant àleur intelligence, quoique les travaux habituelsauxquels ils sont livrés, exigent beaucoup decombinaisons,

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elle ne paraît cependant pas aussi développée, touteschoses d' ailleurs égales, que celle des peuplespasteurs : ce qui peut tenir, en écartant les causesdirectement morales, dont nous ne devons pas tenircompte ici, tantôt à la trop grande facilité de seprocurer leur subsistance ; tantôt à certainesmaladies particulières que sa nature fait éclore, oudéveloppe ; tantôt, enfin, au climat ; c' est-à-dire,au concours de toutes les circonstances physiques,qui caractérisent le local où sont fixées leurshabitations.Certaines traditions, prétendues historiques, lesfictions des poètes, les rêveries même de quelquesphilosophes, ont représenté la vie pastorale commele modèle des vertus et du bonheur. Mais ces brillanstableaux ne sont que des illusions, démentiespar tous les faits. Les peuples purement pasteursn' ont été de tout tems, et ne sont encore aujourd' hui,que des hordes de brigands et de pillards. Dansleur vie vagabonde, ils regardent tous les fruitsde la terre comme leur appartenant de droit : ilsn' ont aucune idée de la propriété territoriale, dontles lois primitives sont la base, ou la source depresque toutes les lois civiles ; ils ignorent sur-toutces conventions postérieures, qui sont venues bientôtdans les sociétés agricoles et commerçantes,consacrer indistinctement et d' une manière égale tousles genres de propriété. Dans leur séparation forcéedes autres peuples, les peuples pasteurs s' habituent

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à traiter en ennemi tout ce qui leur est étranger.Cette haine générale et constante de leurs semblablesfomente nécessairement dans leurs coeurs dessentimens iniques, cruels et malheureux. C' estuniquement sur quelques coins de terre favorisés dela nature, et d' ailleurs très-bien cultivés ; c' estau sein de quelques fortunés vallons que des bergersriches et tranquilles ont pu donner des soinsparticuliers à l' éducation de leurs troupeaux ; c' estuniquement là que l' aisance de la vie pastorale, etles doux loisirs qu' elle procure, tournant les espritsvers la culture de la poésie, ou vers l' observationdes astres, ont pu réellement imprimer aux goûts del' homme social plus d' élégance, peut-être mêmedonner à ses moeurs plus de pureté. Mais, en faisantces concessions, qui pourraient encore êtrefacilement contestées, ajoutons qu' il faut

retrancher des images sous lesquelles on aime à sereprésenter les pasteurs babyloniens, et ceux del' Arcadie, ou de la Sicile, tout ce quel' enthousiasme des poètes bucoliques n' a pas craintd' ajouter à la vérité de la nature, et tout ce quel' imagination des lecteurs ajoute encoreelle-même ordinairement aux inventions deces poètes. Peut-être alors ces charmantes peinturespourraient-elles se rapporter à quelques objetsréels. Mais, au reste, ce n' est point de cettemanière qu' il faut aujourd' hui louer la campagne :la vie pastorale n' est pas la vie qu' on y retrouve,n' est pas celle qu' on doit vouloir y retrouver ; etde faux tableaux

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ne peuvent qu' en faire méconnaître les véritablescharmes à ses habitans.Les peuples agriculteurs, dont la subsistance estmieux assurée, jouissent d' un état social plusstable ; et chez eux, on trouve plus de bon sens etplus de vertus. Ils sont donc, même dès les premierstems de leur existence, les peuples les plus heureux.Bientôt le commerce vient effacer peu à peu lespréjugés et multiplier les lumières : son influenceactive vient éveiller tous les talens, en offrant àl' homme industrieux de nouvelles sources de richesses,à l' homme riche de nouveaux moyens de jouissance : etrendant, enfin, le premier tous les jours plusindépendant du second, il fait naître et développetoutes les idées, tous les sentimens, toutes leshabitudes de la liberté. C' est alors que la naturehumaine voit s' ouvrir devant elle une belle et vastecarrière d' améliorations, de bonheur véritable : alors,il ne reste plus au philanthrope qu' un voeu à former ;c' est que la consolidation d' un gouvernement soumis àl' influence de la raison publique, fasse toujourspasser immédiatement dans les lois tous les progrèsréels des idées ; que les législateurs et lespremiers magistrats de la nation soient toujours aussisoigneux à recueillir les fruits des lumières, et à lespropager elles-mêmes de plus en plus, que lesdespotes et les charlatans le sont à les étouffer, àles calomnier. Et, pour le dire en passant, cette seuleconsidération suffit pour montrer quels sont lesavantages d' un

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système de gouvernement fondé sur l' égalité et laliberté : c' est donc bien en vain que les tyrans etles déclamateurs qu' ils tiennent à leurs gages,s' efforcent de renverser ou de flétrir ces principeséternels.Sans doute, dans les différens états de société,les causes morales s' entremêlent toujours aux causesphysiques, pour produire les effets remarqués parles observateurs : mais la nature des travauxdéterminant celle des habitudes journalières, ilssont par conséquent du nombre des circonstances quiméritent ici le plus d' attention. Au reste, il nousa suffi de prouver qu' ils exercent leur partd' influence sur les dispositions morales desindividus, et, par une suite nécessaire, sur cellesdes nations.Mais il est tems de terminer ce long mémoire. Jeregarde d' ailleurs comme inutile d' entrer dansaucune particularité touchant certains travaux, donton peut à chaque instant observer les effets. Telssont, par exemple, ceux qui s' exécutent au sein desbois ou des montagnes, et dans l' éloignement de toutehabitation. On sait que leur pratique, longtemsprolongée, imprime aux idées et aux moeurs uncaractère grossier, dur, sauvage. Tels sont encoreceux des verreries et des forges, qui tout à la foisexigent de puissans mouvemens musculaires, etmettent le cerveau dans une espèce debouillonnement continuel. Car, de cette dernièrecirconstance, s' ensuivent

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la plupart des effets de l' ivresse fréquente,combinés avec ce caractère violent, que fait naîtrele sentiment ou l' usage d' une grande force corporelle.Tels sont, enfin, ceux qui donnent directementnaissance à certaines maladies, lesquelles, à leurtour, ont le pouvoir de changer entièrement l' étatmoral. On peut citer pour exemple de ce genre lestravaux qui nécessitent le maniement et l' emploijournalier du mercure, des chaux de plomb, ducobalt, etc.Encore moins croirai-je devoir insister surl' influence morale des différens travaux, en tantqu' elle résulte du caractère des objets qu' ilsoffrent le plus habituellement aux sens.Ce n' est pas sans doute la même chose d' êtreretenu par la nature de ces occupations, au sein desgrandes villes, ou dans le fond des solitudes ;

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d' habiter sur les rocs qui bordent une mer agitée,ou parmi des plaines riches et tranquilles ; dans dessouterrains obscurs, ou sous les doux rayons dujour et du soleil ; au centre des déserts brûlans del' Afrique, ou sur les glaces du Spitzberg et duGroënland. Dans des circonstances si diverses, niles objets, ni les impressions qu' ils font sur nous,ni le résultat de ces impressions ne peuvent seressembler : on ne peut ni s' occuper du même genred' idées, ni se livrer aux mêmes penchans, nicontracter les mêmes habitudes. Cette vérité si simpledoit être sensible, je pense, sans plus d' explications :et quoique le tableau de ces différens effets pûtnous présenter encore plusieurs remarquesintéressantes, nous abandonnerons à la sagacité dulecteur ce nouvel examen, sans doute maintenantsuperflu pour notre objet.Conclusion.Ainsi donc le régime, c' est-à-dire l' usagejournalier de l' air, des alimens, des boissons, de laveille, du sommeil et des divers travaux, exerceune influence très-étendue sur les idées, sur lespassions, sur les habitudes, en un mot, sur l' étatmoral.Par conséquent, il importe beaucoup que l' hygièneen détermine et circonstancie les effets ; qu' elletire de leur observation raisonnée des règlesapplicables à toutes les circonstances, et propresà perfectionner

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la vie humaine ; qu' enfin, la vraie philosophiemontre nettement la liaison de ces effets,avec ceux qu' on appelle purement moraux , pourles faire concourir plus sûrement les uns et lesautres, au seul but raisonnable de toutes lesrecherches et de tous les travaux ; à l' améliorationde l' homme, à l' accroissement de son bonheur.

NEUVIEME MEMOIRE

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de l' influence des climats sur les habitudesmorales. chapitre i.Introduction.Plus nous avançons dans les recherches dont j' aiosé tracer le plan, plus nous voyons avec évidenceque les questions qu' elles ont pour but d' éclaircir,étroitement liées entr' elles, rentrent les unes dansles autres ; qu' il n' en est aucune qu' on puissetraiter complètement, sans toucher plus ou moins àtoutes, et que toutes empruntent de chacune deslumières, des matériaux et même des solutions.La question de l' influence morale des climatsparaît être celle qui prouve le mieux ces rapportsintimes : c' est ce que je me propose de faire voirdans ce mémoire ; ou plutôt tel est le résultat del' examen dont je vous demande de vouloir bienparcourir avec moi les principaux objets.Mais il faut commencer par se faire une idée justede cette question elle-même, et tâcher de la poser

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avec plus de précision qu' on ne l' a fait jusqu' à cejour.Après avoir suivi, pas à pas, les voyageurs etles naturalistes, dans les descriptions qu' ils nousont données des différentes régions de la terre, sil' on veut embrasser ce vaste tableau, comme d' uncoup-d' oeil, pour en rapprocher et comparer lesparties les plus remarquables, on ne peut s' empêcherd' être également frappé, et des dissemblances,et des analogies qui s' y rencontrent. Chaquelatitude a son empreinte, chaque climat a sa couleur.Mais les différens êtres que la nature y a placés, ouqu' elle y reproduit chaque jour, ne sont pas seulementappropriés aux circonstances physiques de chaquelatitude et de chaque climat ; ils ont encore uneempreinte, et pour ainsi dire une couleur commune.La nature des eaux se rapporte à celle de la terre ;celle de l' air dépend de l' exposition du sol, de lamanière dont il est arrosé, de la direction des fleuveset des montagnes, de la combinaison des gaz et desautres exhalaisons qui s' élèvent dans l' atmosphère.Dans les productions végétales, on retrouve lesqualités de la terre et des eaux ; elles se plientaux différens états de l' air. Enfin, les animaux,dont la nature est encore plus souple, modifiés etfaçonnés sans relâche, par le genre des impressionsqu' ils reçoivent de la part des objets extérieurs,et par le caractère des substances que le local fournità leurs besoins, sont, en quelque sorte, l' image

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vivante du local, de ses productions végétales,des aspects qu' il présente, du ciel sous lequel ilse trouve placé. Et l' homme, le plus souple de tousles animaux, le plus spécialement doué de touteespèce de faculté d' imitation, le plus susceptiblede recevoir toutes les empreintes imaginables,diffère si sensiblement de lui-même dans les diversclimats, que plusieurs naturalistes croient pouvoirregarder la race humaine comme subdivisée enplusieurs espèces distinctes. D' autre part,l' analogie physique de l' homme avec les objets quil' entourent, et qu' il se trouve forcé d' approprierà ses besoins, est en même tems si frappante, qu' àla simple inspection, l' on peut presque toujoursassigner la nature et la zone du climat auquelappartient chaque individu. " il est en effet parmiles hommes, dit Hippocrate, des races, ou desindividus qui ressemblent aux terrains montueux etcouverts de forêts : il en est qui rappellent cessols légers qu' arrosent des sources abondantes : onpeut en comparer quelques-uns aux prairies et auxmarécages ; d' autres à des plaines sèches etdépouillées. "

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ce grand homme ajoute : " les saisons déterminentles formes : or, les saisons diffèrent entr' elles ;la même saison diffère d' elle-même dansles divers pays ; et les formes des êtres vivansretracent toutes ces diversités. "en parlant de certains peuples situés aux confinsde l' Asie et de l' Europe, vers les PalusMéotides, et comparant leurs habitudes extérieuresavec celles des asiatiques et des égyptiens, il ditencore : " la nature sauvage du pays qu' ils occupent, etles brusques mutations des saisons auxquelles ils sontexposés, établissent entre les individus quicomposent ces peuplades, des différences quin' existent pas chez les nations dont nous venons deparler. "ailleurs, après avoir décrit un canton particulierde la Scythie, il termine en ces mots : " vous voyezque les saisons n' y subissent aucun grand etsoudain changement ; qu' elles y gardent, aucontraire, une marche uniforme, et se rapprochentbeaucoup les unes des autres : voilà pourquoi lesformes des habitans y sont peu variées. Etc " .

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Voulant comparer le sol de l' Asie et celui del' Europe, il s' exprime ainsi dans un premierpassage : " si les asiatiques, énervés de mollesse,sans activité, sans courage, sont moins belliqueuxque les européens, et s' ils ont des moeurs plusdouces, c' est encore dans l' influence du climat, etdans la marche des saisons, qu' il faut en chercher lacause. Etc. "dans un autre endroit, il reprend la comparaisonde ces deux parties du monde. " en Europe, leshommes diffèrent beaucoup, et pour la taille etpour les formes, à cause des grandes et fréquentesmutations de tems qui ont lieu dans le courantde l' année. Etc. "

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c' est d' après ces observations et d' autres analogues,dans le détail desquelles je crois inutiled' entrer, qu' Hippocrate avait déjà, de son tems,établi la doctrine de l' influence des climats sur leshabitudes morales des peuples.Quelques philosophes modernes, en empruntantses opinions, leur ont donné de nouveauxdéveloppemens : peut-être aussi leur ont-ils donnétrop d' extension ; du moins, il est certain qu' ilsont franchi les limites dans lesquelles ce grandobservateur avait cru devoir se renfermer.D' autres philosophes, également recommandablespar les vérités utiles qu' ils ont répandues, ontpris occasion de là d' attaquer le fond même de ladoctrine :

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ils ont traité cette influence de chimère, etrejeté, sans modifications, les conséquencesqu' Hippocrate, et sur-tout ses derniers partisans,en avaient tirées.Ces deux opinions contraires, plus particulièrementdébattues depuis le milieu du dix-huitièmesiècle, ont eu leurs apôtres et leurs adversaires :l' une et l' autre sont encore un objet de litige entredes hommes d' ailleurs très-éclairés.Il semble donc qu' on peut regarder la questioncomme indécise. Elle ne le serait point sans doute,

si l' on recueillait les voix : le plus grand nombredes observateurs partage l' opinion d' Hippocrate etde Montesquieu. Mais celle d' Helvétius a pour elleencore des penseurs distingués. Ainsi, quand cettequestion n' entrerait pas nécessairement dans le plande mon travail, elle mériterait d' être discutée denouveau : et parmi celles qui intéressentimmédiatement l' état social lui-même, et que la plushaute philosophie a pu seule élever, peut-être n' enest-il aucune qui soit plus digne de votre attentionet de votre examen.Chapitre ii.Quand on manque des faits nécessaires pour résoudreune question, rien n' est plus naturel que dela voir rester indécise : il faut même réprimerobstinément cette impatience et cette précipitation,que

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l' homme n' éprouve que trop souvent au milieu desplus importantes recherches, et qui le poussent àconclure, avant d' avoir rassemblé tous les motifs dela conclusion : il le faut absolument, supposétoutefois qu' on mette quelque importance à lavérité. Mais, quand les faits relatifs à unequestion ont été rassemblés ; quand ils ont étédéjà considérés sous différens points de vue par deshommes capables de les bien circonscrire et d' entirer toutes les conséquences : si cette questionn' est pas éclaircie, c' est qu' on ne l' a pas biensaisie elle-même ; elle serait résolue si elle étaitbien posée. Or, personne n' a prétendu nier que lesfaits qui se rapportent à la question de l' influencemorale des climats, n' aient été recueillis, etmême soigneusement discutés. Les penseurs qui, dansce débat, se décident pour la négative, comme ceuxqui soutiennent l' affirmative, établissent égalementqu' on a tous les moyens de conclure, et qu' on lepeut en toute sûreté. Il faut donc que les termes dela question présentent encore du vague ; qu' elle nesoit pas énoncée avec la précision convenable : ilfaut, en un mot, qu' elle soit mal posée ; et certes,rien n' est plus nécessaire, dans toute discussion,que d' écarter ce nuage des termes, et d' éclaircircette confusion de langage, dans laquelle se perdtoujours le fil du raisonnement.Si, par exemple, certains écrivains n' ont entendupar le mot climat que le degré de latitude, oucelui

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de froid et de chaud, propre à chaque pays, ilest évident qu' ils ne pouvaient jamais tomberd' accord dans leurs conclusions, avec ceux quidonnent à ce mot un sens plus étendu : et peut-être,en effet, quelques philosophes ont-ils attaché unetrop grande importance à la simple action du froidet du chaud. Mais ce n' est plus maintenant de celaqu' il s' agit : en les combattant, on ne s' est pointborné à montrer qu' ils avaient poussé jusqu' àl' extrême des vues justes au fond ; on a prétendurenverser tout le système qui résulte de ces vues,et l' on a cru pouvoir nier formellement que lesdifférences de l' homme moral dans les divers pays,pussent dépendre en rien de l' influence des causesphysiques propres au local.Revenons donc à la définition d' Hippocrate ; ouplutôt, car il ne s' amuse point à faire des définitionsscholastiques, cherchons dans la manière dontil a considéré ce sujet, quel sens il attache aumot climat. le titre même de son ouvrage pourrait, en quelquesorte, lui seul, nous faire connaître l' espritdans lequel il se propose d' écrire : son ouvrage estintitulé : des airs, des eaux et des lieux. Hippocrate entend donc attribuer les effets dont ilva rendre compte, non seulement à la températurede l' air, mais à toutes ses autres qualités réunies ;non seulement au degré de latitude du sol, maisà sa nature, à celle de ses productions, à celle des

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eaux dont il est arrosé. Dans le corps de l' ouvrage,l' auteur s' attache à décrire exactement toutes lesparticularités qui peuvent frapper l' observateur,dans la distinction des différens pays, et quitiennent essentiellement à chacun d' eux. Ilconsidère comme élémens nécessaires de la question,tous les objets importans, propres à chaque sol, àchaque situation, toutes les qualités constantes etmajeures, par lesquelles ces objets peuvent affecterles sens et modifier la nature humaine : et l' onn' aura pas de peine à sentir que cette significationdu mot climat , est la seule complète. Le climatn' est donc point resserré dans les circonstancesparticulières des latitudes, ou du froid et du chaud :il embrasse, d' une manière absolument générale,l' ensemble des circonstances physiques, attachées àchaque local ; il est cet ensemble lui-même : et

tous les traits caractéristiques, par lesquels lanature a distingué les différens pays, entrent dansl' idée que nous devons nous former du climat .Maintenant, que faut-il entendre par habitudesmorales ? et comment ces habitudes peuvent-ellesnaître et se développer ? Car, pour bien démêlerles circonstances susceptibles d' influer sur leurproduction, il faut connaître les lois, ou l' ordresuivant lequel elle peut et doit avoir lieu.Si l' on considère les habitudes morales, dans unpeuple tout entier, comme l' ont fait Hippocrate etMontesquieu, l' on trouvera sans peine, qu' elles ne

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sont autre chose que la série ordinaire de sesaffections, ou de ses penchans ; de ses idées, ou deses opinions ; de ses déterminations, ou des actesqui résultent, et de ses opinions et de ses penchans.L' on voit encore avec la même évidence, que ceshabitudes ne peuvent se former autrement que cellesdes individus ; c' est-à-dire, qu' elles sont leproduit nécessaire des impressions que ce peuplereçoit chaque jour ; des idées, ou des jugemens queces impressions font naître ; des volontésinstinctives, ou raisonnées, que ces mêmesimpressions et ces jugemens développent de concert.C' est donc en résultat, dans le genre et le caractèredes impressions, qu' il faut chercher la véritablecause déterminante du genre et du caractère deshabitudes. Mais les impressions se rapportant auxobjets qui les produisent, et aux dispositions desorganes sensibles sur lesquels s' exerce l' action deces objets, l' on voit évidemment qu' elles doiventdifférer, et suivant la nature de ces derniers, etsuivant l' état des parties sensibles qui enreçoivent les impressions.Ainsi, l' on peut poser la question d' une secondemanière : 1 la nature des objets est-elle la mêmedans les différens climats ? 2 s' il est constant queles objets n' y sont pas les mêmes, la sensibilité nedoit-elle point subir des modifications, en présenceet par l' action continuelle de ces objets différens ?

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Nous voilà, ce me semble, plus avant dans le sujet.Il s' agit donc de déterminer d' abord, si lecaractère des objets et les objets eux-mêmes, sont

véritablement identiques dans les différens climats.Mais cela pourrait-il faire une question ? Tous lesfaits n' ont-ils pas prononcé dès longtems, et neprononcent-ils pas encore chaque jour, sur ce point ?Et personne s' est-il jamais avisé de soutenir que lesobjets fussent les mêmes, aux bords du Sénégal, oude l' Amazone, que dans le Groënland, ou sur lesbords désolés du Spitzberg ?Il s' agit de déterminer, en second lieu, sil' influence des objets extérieurs et des substancesqui s' appliquent journellement au corps de l' homme,peuvent, ou ne peuvent point en modifier lasensibilité ; si, dans le fait, la sensibilitéreste toujours et par-tout la même ; si toujours etpar-tout, non seulement elle est susceptible desmêmes impressions, mais s' il est de sa nature deramener les impressions diverses, à un certaincaractère commun, que les adversaires d' Hippocrate,pour être entièrement conséquens, doivent regardercomme inséparable de la nature humaine, ou commeessentiel à son développement, nonobstant lavariété des circonstances extérieures.

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D' après cette énonciation, plus détaillée et plusexacte, le second membre de la question paraîtaussi peu susceptible de débat que le premier. Cars' il était vrai que les choses se passassent commenous venons de l' établir par supposition, les hommesseraient absolument incapables de recevoir aucuneéducation quelconque. Mais il faut cependant convenirqu' ici, la discussion, pour être complète, exigel' examen de plusieurs questions subsidiaires, et quel' on n' y peut obtenir une solution, qui ôte touteprise aux subtilités, qu' en considérant l' hommevivant et sensible, sous tous ses points de vueprincipaux, et en pénétrant dans les causes intimesdont les lois même de l' existence demandent qu' iléprouve l' action.Mais il suffit de jetter un coup-d' oeil sur lesdifférens objets que cette discussion doit embrasser,pour se convaincre qu' elle nous ferait revenir surplusieurs points éclaircis dans les précédensmémoires. Il faudrait nous arrêter encore sur lesmêmes faits, et reprendre les mêmes chaînes deraisonnemens.Chapitre iii.Nous avons prouvé (du moins telle est ma conviction)que les tempéramens, le régime, la naturedes travaux, celle des instrumens qui leur sontpropres, le genre et le caractère des différentes

maladies influent puissamment sur les opérations de

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la pensée, de la volonté ; de l' instinct ; puisqu' ilssont capables de changer l' état de la sensibilité desdifférens organes, état dont ces opérationsdépendent toutes également. Si maintenant nouspouvons démontrer de plus, que la détermination destempéramens, celle du régime, la nature des travaux,et par conséquent, celle des instrumens qu' ilsexigent ; enfin, que le genre, le caractère et lamarche des maladies sont soumis à l' action desdiverses circonstances physiques, propres à chaquelocal : il s' en suivra clairement que le climat,d' après l' exacte définition du mot, influe en effetsur la formation des habitudes morales. Car celles-cine sont à leur tour, comme on vient de le voir toutà l' heure, que l' ensemble des idées et des opinions,des volontés instinctives, ou raisonnées, et desactes qui résultent des unes et des autres, dans lavie de chaque individu.Personne ne peut ignorer que la nature animaleest singulièrement disposée à l' imitation. Tous lesêtres sensibles imitent les mouvemens sur lesquelsleur observation a pu se fixer : ils s' imitentsur-tout eux-mêmes ; c' est-à-dire, qu' ils ont unpenchant remarquable à répéter les actes qu' ils ontexécutés une fois : ils les répètent d' autant plusfacilement et d' autant mieux, qu' ils les ont exécutésplus souvent : enfin, ils les répètent aux mêmesheures, et dans le même ordre de succession, parrapport à d' autres mouvemens, que certaines analogies,ou la

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simple habitude, a coordonnés avec ces actes dansleur souvenir. Cette tendance se montre plusévidemment encore dans les déterminationsautomatiques des animaux que dans celles où leraisonnement a quelque part. Les fonctions purementphysiques, et dont la conservation de la vie dépendplus spécialement, commencent et finissent toutes àdes époques et dans des intervalles de temsdéterminés : et si les périodes ne sont pas les mêmespour tous les individus, l' exactitude des retours,toujours conforme dans chaque cas particulier auxrapports établis entre le premier et le second acte,

qui constituent la fonction, entre le second etchacun des suivans, n' en démontre qu' avec plusd' évidence la généralité de la loi. Ainsi, quoiquela faim, le besoin du sommeil, celui des différentesévacuations, etc., ne reviennent pas pour tous lesindividus aux mêmes heures, il est constant que,dans un genre de vie fixe et régulier, chacun d' euxles éprouve périodiquement. Cela se voit encore avecla même évidence, dans le rythme des fièvres d' accès,et dans la marche des maladies aiguës, où les forcesqui restent à la nature sont suffisantes pour enassujétir le cours à de constantes lois. Et c' est,comme nous l' avons dit si souvent, sur ce penchantphysique à l' imitation, sur cette puissance del' habitude, qu' est fondée toute celle de l' éducation,par conséquent, la perfectibilité commune à toutenature sensible, et dont l' homme sur-tout, placé surle globe, à la tête de

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la classe entière des animaux, paraît éminemmentdoué.Mais l' empire des habitudes ne se borne pas à cesprofondes et ineffaçables empreintes, qu' elleslaissent chez chaque individu : elles sont encore, dumoins en partie, susceptibles d' être transmises parla voie de la génération. Une plus grande aptitude àmettre en jeu certains organes, à leur faire produirecertains mouvemens, à exécuter certaines fonctions ;en un mot, des facultés particulières, développéesà un plus haut degré, peuvent se propager de raceen race : et si les causes déterminantes del' habitude première ne discontinuent point d' agirpendant la durée de plusieurs générationssuccessives, il se forme une nouvelle nature acquise,laquelle ne peut, à son tour, être changée, qu' autantque ces mêmes causes cessent d' agir pendant longtems,et sur-tout que des causes différentes viennentimprimer à l' économie animale une autre suite dedéterminations.Des impressions particulières, mais constantes ettoujours les mêmes, sont donc capables de modifierles dispositions organiques, et de rendre leursmodifications

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fixes dans les races. Or, les impressions

les plus constantes et les plus invariables, sontincontestablement celles qui tiennent à la naturemême des lieux, que toute l' industrie de l' homme nepeut changer, que ses caprices ne peuvent altérer :et nous avons vu dans un autre mémoire, que c' estincontestablement encore, dans certaines dispositionsorganiques, qu' il faut chercher la cause desdivers tempéramens. Si donc les impressions sontassez différentes dans les différens climats pouragir sur l' état même des organes, les tempéramensprésenteront nécessairement de notables variétés.Sans sortir d' un climat donné, l' on observe queles saisons ont une grande influence sur l' état del' économie animale. Douée de son caractère propre,chaque saison détermine dans les corps un ordrede mouvemens particuliers ; elle y laisse, en fuyant,des empreintes d' autant plus marquées et plusdurables, que son action s' est exercée sans mélange,plus fortement ou plus longtems : et, si la saisonqui la remplace ne venait à son tour imprimer d' autresmouvemens, ces empreintes deviendraient deplus en plus ineffaçables ; les déterminations quis' y rapportent se transformeraient en habitudes ;une nature nouvelle prendrait la place de la natureprimitive ; ou, pour parler plus exactement, lesdispositions organiques seraient modifiéesproportionnellement à la cause agissante, et dans leslimites

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entre lesquelles il leur est permis de flotter endifférens sens.Les anciens médecins, qui voulaient trouver partoutdes analogies, s' étaient efforcés de rattacherleur système des humeurs à celui des élémens, etcelui des tempéramens à l' un et à l' autre. Lesfaits semblent prouver qu' ils avaient été plusheureux en établissant certains rapports entre lessaisons, les climats, les âges et les tempéramens, oudispositions organiques, propres à ces diversescirconstances générales, et à chacune de leursnuances particulières. Ils avaient observé que leshumeurs, ou les fluides qui, suivant leur opinion,s' agitent dans le corps, d' après les lois d' uneespèce de flux et de reflux, étaient susceptiblesde divers mouvemens extraordinaires. Elles segonflent, disaient-ils, et se soulèvent ; ellesse portent, avec une sorte de fureur, d' un lieuvers un autre. Dans certains climats, dans certainessaisons, à certaines époques de la vie, ces mouvemensnaissent, en quelque sorte, d' eux-mêmes ; ils

s' exécutent avec plus de force. Il existe entre leshumeurs et ces circonstances, des rapports sensibles,dont la connaissance est indispensable à l' étudede l' homme et à la pratique de la médecine. Lesang et les maladies inflammatoires sont propres àl' adolescence, au printems, au pays oùcette saison prédomine. La jeunesse, l' été, lespays chauds et secs, engendrent la bile et lesmaladies

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bilieuses. Dans l' âge mûr et pendant l' époquequi va se confondre avec la vieillesse, dansl' automne, dans les lieux dont l' air est humide etgrossier, dont la température est variable, règnentl' atrabile et les affections qui en dépendent.Enfin, la pituite froide et les maladies catharralessont propres à la vieillesse, aux pays humides etfroids, à l' hiver.Chapitre iv.Quoique les anciens, en rapportant les tempéramensaux humeurs, ne fussent point remontésjusqu' aux dispositions organiques, dont l' état deshumeurs tire lui-même sa source, ils ne pouvaienterrer, en tirant des conclusions qui n' étaient quele résumé le plus exact des faits. Aussi, cesfidèles observateurs ne faisaient-ils point difficultéd' établir des analogies directes entre les tempéramens,les climats et les âges, mais sur-tout entre lessaisons et les tempéramens.Au printems, disaient-ils encore, on se trouve, enquelque sorte, plus jeune et plus près du tempéramentsanguin. Dans l' été, l' on est plus bilieux,l' on a plus de dispositions aux maladies où la bilejoue le principal rôle. En automne, la mélancolieprédomine ; les maladies atrabilaires, et lesaffections qui les accompagnent, se développent alorsparticulièrement. En hiver enfin, les hommesfaibles et les vieillards se trouvent encore plusvieux :

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c' est le tems des maladies rhumatiques, pituiteuses,catharrales ; jusqu' à ce que l' action du froid,s' associant aux impressions qu' amène le retour dusoleil vers notre tropique, ait fait reparaître lesdispositions inflammatoires, compliquées avec les

dégénérations muqueuses qu' elles traînent quelquetems à leur suite.Je ne me sers ici des mots propres d' aucun desmédecins anciens ; mais, c' est bien leur véritabledoctrine, particulièrement celle d' Hippocrate, queje résume, sous le point de vue qui convient à notresujet.Mais l' influence des saisons n' est pas la même danstous les climats : les saisons ne sont pas par-toutégalement distinctes les unes des autres. Dansquelques pays, on ne connaît que l' hiver et l' été :dans d' autres, les tems variables de l' automnerègnent depuis le commencement de l' année jusqu' à lafin. La zone équatoriale éprouve à peine quelquediminution passagère dans les chaleurs : les zonespolaires sont à peu près éternellement engourdiespar le froid : enfin, quelques heureux coins duglobe jouissent d' un printems presque continuel.Mais en sortant de ces généralités, relatives auxcauses locales qui peuvent influer sur l' économievivante, ou sur certaines dispositions organiques,on trouve que les détails, c' est à dire les faitsparticuliers eux-mêmes, offrent un ensemble bienplus concluant, ainsi que plus positif.

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Il suffit de jetter un coup-d' oeil sur le tableaudes différens climats, pour voir sous combien deformes variées, dépendantes des circonstances quileur sont propres, la puissance de la vie sembleprendre plaisir à s' y développer. Dans chaqueimportante division de notre globe, dans chaquegrande variété d' une de ses divisions, prise auhasard, combien d' animaux qui ne se rencontrent pasailleurs ! Quelles diversités de structure, d' instinct,d' habitudes ! Que de traits nouveaux ils offrent àl' observation, soit dans la manière de pourvoir àleurs besoins, soit dans le genre et dans lecaractère de leurs facultés primitives, soit enfin,dans la tournure et dans la direction que prennent,et ces facultés, et ces besoins ! Or, ces habitudesparticulières, ces familles nouvelles, ces formesmêmes, variables dans les familles, dépendent souventde la nature du sol, de celle de ses productions : ets' il est des végétaux qu' on ne peut enlever à leurterre natale, sans les faire périr ; il est aussiquelques races vivantes, qui ne peuvent supporteraucune transplantation, qu' il est impossible dedépayser, sans tarir la source qui les renouvelle,et même quelquefois sans frapper directement de mortles individus.

Ces faits, trop généralement connus pour êtrecontestés, montrent déjà, sans équivoque, quel estl' empire du climat sur les êtres animés et sensibles.Mais cet empire se marque plus fortement, etsur-tout

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d' une manière plus relative à la question quinous occupe, dans les changemens que le climatfait subir aux mêmes races ; puisque non seulementil modifie à l' infini leurs qualités, ou leursdispositions intimes, mais qu' il peut encorequelquefois effacer de leur structure extérieure etde leurs inclinations, ou de leur naturel, les traitsqu' on avait cru les plus distinctifs. Le cheval, lechien, le boeuf, sont, en quelque sorte, d' autresespèces dans les différentes régions du globe : dansl' une, audacieux, sauvages, farouches ; dans l' autre,doux, timides, sociables : ici, l' on admire leuradresse, leur intelligence, la facilité avec laquelleils se prêtent à l' éducation que l' homme veut leurdonner ; là, malgré les soins les plus assidus, ilsrestent stupides, lourds, grossiers, comme le payslui-même, insensibles aux caresses, et rebelles àtoutes les leçons.La taille de ces animaux, la forme de leurs membres,leur physionomie ; en un mot, toute leur apparenceextérieure dépend bien évidemment du sol qui les aproduits, des impressions journalières qu' ils yreçoivent, du genre de vie qu' ils y mènent, etsur-tout des alimens que la nature leur y fournit.Dans certains pays, le boeuf naît sans cornes ;dans d' autres endroits, il les a monstrueuses. Sataille et le volume total de son corps, prennent unaccroissement considérable dans les terrainshumides et médiocrement froids : il se rapetissesous

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les zones glaciales et dans les lieux très-secs. Souscertaines latitudes, son poil se transforme en unelaine longue et fine, ou son dos est chargé d' une,et même quelquefois de deux bosses charnues. Enfin,pour ne pas multiplier les exemples, on peutdistinguer les races de chevaux par une grandediversité de caractère, propres aux différens pays quileur ont donné naissance : et depuis le chien

d' Islande, ou de Sibérie, jusqu' à celui des régionséquatoriales, on peut observer une suite de formes etde naturels différens, dont les nuances les plusvoisines semblent s' effacer l' une l' autre, en seconfondant par des gradations insensibles.Je n' ajouterai plus ici qu' une seule remarque :c' est que dans certains pays, les chiens n' aboyentpoint du tout ; dans quelques autres, ils sontexempts de la rage. Ceux qu' on y transporte des paysétrangers, dans le premier cas, perdent la voix aubout de quelque tems ; ils deviennent, dans lesecond, du moins autant qu' on peut en juger d' aprèsune assez longue expérience, incapables de contracterl' hydrophobie. Nous sommes donc en droit deconclure de là, que ces changemens, dans la naturedu chien, dépendent uniquement du climat ou descirconstances physiques, propres aux différens paysqui ont fourni ces observations.Ainsi l' on voit évidemment pourquoi les différentesraces d' animaux dégénèrent pour l' ordinaire,mais quelquefois aussi se perfectionnent, quand

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elles sont transplantées d' un pays dans un autre ;et comment leur nouvelle patrie finit, à la longue,par les assimiler aux espèces analogues, quinaissent et s' élèvent dans son sein, à moins quel' homme ne puisse les tenir constamment rapprochéesde leur nature primitive, par des soins particuliersde régime et d' éducation.Chapitre v.Nous l' avons déjà dit bien des fois, la sensibilitéde l' homme est, par rapport à celle de toutes lesespèces animales connues, la plus souple et la plusmobile ; en sorte que tout ce qui peut agir sur lesautres créatures vivantes, agit, en général, d' unemanière encore plus forte sur lui. Mais, une grandemultitude de faits relatifs à différens ordres dephénomènes, nous ont prouvé de plus, que si lanature humaine est susceptible de se plier à toutesles circonstances, c' est que toutes la modifientrapidement, et l' approprient aux nouvelles impressionsqu' elle reçoit. Il est donc peut-être inutile devouloir faire sentir que, puisque le climat exerce unempire étendu sur les animaux, l' homme ne peut,

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en aucune manière, être le seul qui résiste à touteinfluence de sa part : car c' est évidemment auxqualités même qui caractérisent et constituent lasupériorité de son organisation, que tient cettedépendance de tant de causes diverses, dont ilsemble être quelquefois le jouet.Mais, à quelque sévérité de déduction qu' on sesoit efforcé d' assujétir l' analogie, ses conclusionspeuvent laisser encore de l' incertitude, ou desnuages dans les esprits. Revenons donc aux preuvesplus directes ; c' est-à-dire, revenons aux faits :et quoiqu' il fût assurément aussi fastidieux quesuperflu de les tous recueillir, jetons au moinsun coup-d' oeil rapide sur ceux qui sont, à l' égarddu reste, des espèces de résultats généraux.On sait que les formes extérieures de l' hommene sont pas les mêmes dans les différentes régionsde la terre. La couleur de la peau, celle des poilsqui végètent dans son tissu, leur nature, ou leurintime disposition, les rapports des solides et desfluides, le volume des muscles, la structure mêmeet la direction de certains os, ou de quelques-unesde leurs faces ; toutes ces circonstances présententdes variétés chez les habitans des divers climats :elles peuvent servir à faire reconnaître la latitudeou la nature du sol auquel ils appartiennent. Chaquenation a ses caractères extérieurs, qui ne ladistinguent pas moins peut-être que son langage. Unanglais, un hollandais, un italien, n' ont point la

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même physionomie qu' un français ; ils n' ont pointles mêmes habitudes de corps. Sur le territoirehabité par chaque nation, s' il se rencontre de grandesvariétés de sol, on en retrouve toujours la copie,si je puis m' exprimer ainsi, dans certaines variétésanalogues, ou dans certaines nuances de structure,de couleur, de physionomie, propres aux habitansrespectifs des divers cantons. Les hommes de lamontagne ne ressemblent pas à ceux de la plaine :il y a même des différences notables entre ceux detelle et de telle plaine, de telle et de tellemontagne. Les habitans des Pyrénées ont une autreapparence que ceux des Alpes. Les rians et fertilesrivages de la Garonne ne produisent point la mêmenature de peuple que les plaines, non moinsfertiles et non moins riantes, de la Loire et de laSeine : et souvent dans le même canton, l' onremarque d' un village à l' autre des variétés qu' unelangue, des lois, et des habitudes d' ailleurscommunes, ne permettent d' attribuer qu' à des causes

inhérentes au local.En considérant les grandes différences que présententles formes du corps humain, et même lastructure, ou la direction des os qui leur serventde base, quelques écrivains ont pensé que des êtressi divers, quoique appartenans au même genre, nepouvaient appartenir à la même espèce : et pourexpliquer le phénomène, ils ont cru nécessaired' admettre plusieurs espèces primitives, distinctesles

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unes des autres, et dont les traits caractéristiquesrestent toujours fixes et indélébiles, comme ceuxde la nature elle-même. J' avoue que je ne partagepoint leur opinion. Celle de Buffon, qui regardaitles variétés que l' homme présente dans les différensclimats, comme accidentelles, et comme l' ouvragede ces climats eux-mêmes, me paraît beaucoupplus vraisemblable, 1 parce que d' un climat àl' autre, on voit les races qui leur sont propres,s' unir par une chaîne d' intermédiaires, dont lesnuances ou les dégradations insensibles seconfondent toujours au point de contact ; 2 parce quela même latitude présente souvent divers climats,c' est-à-dire de grandes variétés dans l' ensemble descirconstances physiques, propres à chaque canton ; etqu' alors non seulement chaque nature de sol produit sarace particulière, mais que, si par hasard quelquescantons ressemblent exactement à des régionséloignées, les hommes des uns paraissent formés surle modèle de ceux des autres, et que l' analogie declimat triomphe de l' influence même du voisinage,et de cette confusion du sang et des habitudes,qu' amène inévitablement la fréquence descommunications ; 3 parce qu' on observe chaque jour,dans les pays dont le climat a des caractèresprononcés, qu' au bout d' un petit nombre degénérations, les étrangers reçoivent plus ou moinsson empreinte ;

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enfin, parce que les défenseurs de cette théorie sontobligés, pour la soutenir, de se livrer à une foulede conjectures. J' ajoute que presque tous leursargumens sont négatifs, et que la tenacité dequelques caractères propres à certaines races, qui

paraissent résister à leur transplantation et à leurdissémination parmi les autres peuples, ne prouveabsolument rien. En effet, les observations et lesexpériences nécessaires pour rendre cette remarquesolide et concluante, n' ont point été faites : lacourte durée des individus permet trop rarementd' apprécier au juste la part que peut avoir le temsdans toutes les opérations de la nature ; et riencependant ne serait plus nécessaire : car,disposant à son gré de cet élément, comme de tous lesautres moyens, la nature l' emploie, aussi bien qu' euxtous, avec une étonnante prodigalité.Mais, au reste, la question de la variété desespèces dans le genre humain, est presqu' entièrementétrangère à celle de l' influence du climat sur letempérament : l' une pourrait demeurer indécise, sans

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qu' il en rejaillît le moindre doute sur les preuves,dont la réalité de cette influence est appuyée ; etquoique les deux effets paraissent devoir êtreregardés comme dépendans des mêmes causes, ilssont loin d' être tellement inséparables, qu' ils nepuissent avoir lieu que simultanément.L' influence du climat sur le tempérament, oul' analogie générale des tempéramens avec les climatsrespectifs, est une pure question de faitextrêmement simple. Il s' agit donc de voir, dansl' histoire physiologique et médicale des diverspeuples, si tous les pays présentent absolument lesmêmes habitudes physiques chez les hommes sains etmalades ; si, lorsque les circonstances quiconstituent le climat différent assez pour avoirdes caractères distincts, ces habitudes nediffèrent pas dans un ordre correspondant ; enfin si,lorsque les dernières se ressemblent, les premièresne se rapportent pas à celles-ci, suivant des règlesfaciles à saisir par l' observation.Chapitre vi.En examinant l' influence du régime sur les idéeset sur les penchans, nous avons passé successivementen revue toutes les causes partielles, maisprincipales, qui concourent aux effets de ce qu' ondoit entendre par ce mot de régime . Nous avons vuque l' air, suivant son degré de température, etsuivant le caractère des substances dont il estchargé ; les

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alimens et les boissons, suivant leur nature ; lestravaux, suivant les facultés qu' ils exercent ; en unmot, que tous les corps, ou tous les objets quipeuvent agir sur l' homme, et lui donner desimpressions particulières, ont en même tems lapuissance de modifier son état moral. Mais nous avonsvu aussi que c' est en changeant les dispositions etles habitudes des organes, que ces impressionsinfluent sur les actes de la pensée et de la volonté,dont l' état moral se compose : et quand les habitudeset les dispositions des organes deviennent fixes,elles forment, de leur côté, ce qu' on désigne parle mot tempérament .Cependant nous avons dit ailleurs qu' il y a dansles tempéramens, un fond dépendant de l' organisationprimitive, dont le genre de vie peut bien déguisermomentanément l' action, mais qui résiste avecforce à toute cause contraire, et qui ne semble paspouvoir être entièrement effacé. Ceci demandequelque explication.Nous avons dit, en effet, et l' expériencejournalière prouve que la base des tempéramensoriginels bien prononcés, est intimement identifiéeavec l' organisation elle-même ; mais en même tems,nous n' avons point oublié d' observer qu' il y a destempéramens acquis . Les circonstances de la viepeuvent faire éprouver des modifications à tout cequi n' est pas cette base, et changer entièrement lestempéramens plus indéterminés ; et nous avons sentila nécessité

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de nous en occuper à part. Il n' y a donc pointici de contradiction véritable. Dans tous lestempéramens, les caractères accessoires peuvent, engénéral, être altérés : dans un assez grand nombre,tout, jusqu' à leur base, peut subir d' importantesmodifications. Enfin, quelquefois le tempéramentlui-même est susceptible de changer complètementde nature : il peut même arriver alors, qu' indécisoriginairement, il se place, par l' effet decertaines causes extérieures accidentelles, aunombre de ceux dont les caractères ont la plus forteempreinte. Observons en outre, que lorsque cescauses sont insuffisantes pour opérer d' une manièredécisive sur les individus, elles n' en exercent pasmoins une puissante influence sur les races : cardes causes fixes et constantes, comme l' est enparticulier le climat, agissent sans relâche sur lesgénérations successives, et toujours dans le même

sens ; et les enfans recevant de leurs pères, lesdispositions acquises, aussi bien que lesdispositions originelles, il est impossible que lesraces échappent à cette influence de causes, quis' exercent durant des espaces de tems illimités,quelque faible qu' on suppose leur action à chaqueinstant.Mais je le répète, les faits prononcent bien plusdirectement, sur toutes les questions de ce genre ;et les faits sont ici très-positifs ettrès-nombreux.Nous avons vu qu' Hippocrate en peignant leshabitudes morales d' une peuplade répandue dans le

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voisinage des Palus, Moeotides, et d' une horde descythes fixée dans un canton, dont le climat offredes caractères particuliers, fait découler ceshabitudes de celles du tempérament, et celles dutempérament de l' ensemble des circonstances physiqueslocales, à l' action desquelles les corps se trouventconstamment soumis. Les observations de ce grandhomme frappent toujours par leur grande exactitude :on peut vérifier encore de nos jours, dans tousles climats analogues, celles dont nous parlons ence moment ; et les règles qu' il en a tirées, sur lesmodifications que les mêmes natures de terrain nemanquent point de faire subir à l' homme, sontparfaitement identiques avec les résultats des faitsque nous pouvons nous-mêmes observer et recueillir.Voici comment il peint les rives du Phase, et lenaturel de leurs habitans : l' Europe offre encoredes régions entières dont Hippocrate semble avoiremprunté les traits principaux de sa description." passons, dit-il, aux habitans du Phase. Leurpays est humide, marécageux, chaud, couvert debois. Etc. "

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pour ne rien oublier dans la peinture du climat,auquel il attribue ces habitudes physiques etmorales, habitudes qui sont évidemment celles quenous avons dit, dans un autre mémoire, appartenir autempérament, où les fluides en général, etparticulièrement les fluides muqueux, prédominent,Hippocrate revient bientôt après sur ses pas, pourajouter ce qui suit :

" le climat du Phase n' éprouve que peu devariations, par rapport à la température del' air. Etc. "Hippocrate a donc déterminé le genre de climatqui produit le tempérament appelé pituiteux . Mais,comme il parle d' un pays presque sauvage, où laculture et l' industrie n' avaient fait encorepresqu' aucun progrès, on peut demander si les causes,regardées,

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par lui, comme essentiellement inhérentes aulocal, ne sont pas du nombre de celles quel' industrie de l' homme peut combattre avec succès, etréduire à l' impuissance. Les faits répondent encore àcette difficulté.L' art exerce sans doute un empire très-étendu surle sol : il peut quelquefois transformer desmarécages en fécondes prairies, des coteaux aridesen vignobles rians, des forêts ténébreuses etmalsaines en plaines salubres, couvertes de richesmoissons. Cependant il est impossible de citer unclimat bien caractérisé qui n' ait pas résistéconstamment à tous les progrès de la société civile,et à tous les travaux d' amélioration qu' elle faitentreprendre. Les traits qui distinguent un pareilclimat, sont tellement identifiés avec ceux qui encaractérisent les terres et avecla disposition du sol ; ils ont été si fortementimprimés par la puissante main de la nature, que lesefforts de l' homme s' épuisent en vain pour leseffacer. Quelque changement qui puisse s' opérer àla surface de la terre, ses qualités intimes, salatitude, l' abondance, ou la rareté des eaux, levoisinage, ou l' éloignement des mers et desmontagnes, le caractère et la direction des fleuves,lui conservent toujours ses principales propriétésoriginelles : et soit immédiatement et par lui-même,soit médiatement et par le genre, ou par lesqualités particulières de ses productions, le climatexerce toujours son influence sur le tempérament. Onpeut facilement s' en

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convaincre par l' exemple des habitans de laci-devant Belgique et de ceux de la Batavie : lesderniers surtout, se rapprochent, par plusieurs traits

essentiels, de ces peuples du Phase qu' Hippocratea peints avec tant de vérité, et qui vivaient, commeeux, dans des lieux humides, et sous un ciel souventenveloppé de brouillards.Chapitre vii.Dans le mémoire sur l' influence du régime, nousavons vu que les climats froids et âpres augmententla force musculaire ; qu' ils émoussent au contraire,et cela dans le même rapport, les forces sensitives.Leur effet direct est donc de développer cetteespèce de tempérament, qui se manifeste par la grandeprédominance de la faculté de mouvement sur cellede sensation. Et l' on voit sans peine, que les chosesdoivent être nécessairement ainsi ; sans quoi l' hommeaurait, dans ces climats, ou trop de sensibilité pourpouvoir résister aux impressions extérieures, ou troppeu de puissance d' action pour fournir à ses besoins.Car, d' un côté, toutes les impressions y sont fortes ;et presque toutes seraient pénibles pour des corpsmal aguerris ; de l' autre, la subsistance de chaquepersonne y demande un grand volume d' alimens ;et tous les besoins directs y sont, en général, plusmultipliés et plus impérieux.Suivant Hippocrate, les habitans de certains paysmontueux et de quelques autres terrains dontl' âpreté

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forme le caractère principal, ont à peu près lesmêmes habitudes de tempérament, et les mêmesmoeurs que ceux des pays très-froids." il y a, dit-il, des pays montueux et des terrainshérissés, dépourvus d' eaux, où les saisons ont unemarche, et où leurs changemens suivent des loistoutes particulières. Une nature sévère y communiqueses dures empreintes aux habitans. Leshommes y sont grands et vigoureux : ils naissenttels ; et toutes les circonstances semblent avoirpour objet de les préparer aux plus rudes travaux.Mais de pareils tempéramens enfantent des moeursagrestes, et nourrissent des penchans farouches. "dans le même mémoire, nous avons encore vuque les climats très-chauds produisent au contraire,en général, ces habitudes de tempérament, où lasensibilité prédomine sur les forces motrices : etnon seulement nous sommes sûrs que cet effet estréel et constant ; nous savons en outre à quellescauses il doit être rapporté. Car nous avons reconnuque dans les climats brûlans, 1 les forces, sanscesse appelées à l' extérieur, n' ont point occasiond' acquérir ce surcroît d' énergie qu' elles reçoivent

de leur concentration, ou plutôt de leur balancementalternatif et continuel entre le centre et lacirconférence ; 2 les extrémités nerveuses y sontplus épanouies, et par conséquent plus susceptiblesde vives impressions ; 3 l' extrême chaleur, rendantpénible toute action forte, invite à chercherconstamment

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le repos ; 4 les hommes y recherchent d' autant plusavidement les sensations, qu' ils sont plus sensibles ;que leur activité n' est point consommée enmouvemens musculaires ; que la nature a véritablementplacé près d' eux les objets d' un plus grand nombrede sensations agréables ; 5 enfin, tous leurs besoinssont infiniment plus bornés ; et se sentant riches dela libéralité du sol et du climat, ces mortelsfavorisés par le sort, ont moins de motifs desecouer la douce paresse qui suffit à leur bonheur.à ces raisons principales et directes, il fautjoindre encore l' énervation musculaire, qui résultede l' abus des sensations, et sur-tout celle qui tientà la prématurité (s' il est permis de s' exprimerainsi) des organes de la génération. En effet, dansl' un et dans l' autre cas, qui se confondent pourl' ordinaire, la mobilité nerveuse devient excessive :et l' on sait que les désirs de l' amour, les capricesd' imagination qui s' y rapportent, les erreurs desensibilité qui les entretiennent, survivent tropsouvent à la faculté de satisfaire ces désirs ; étatde désordre physique et moral, funeste par lui-même,mais capable, d' ailleurs, de produire secondairementune foule de désordres nouveaux, plus graves et plusfunestes encore.Hippocrate, que je ne me lasserai point de citerdans ce mémoire, avait observé chez les scythes uneespèce particulière d' impuissance, commune surtoutparmi les gens riches. Il crut pouvoir en chercher

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la cause, 1 dans l' exercice du cheval, auquelles chefs de ces peuplades se livraient habituellement ;2 dans certaines saignées abondantes, faitesà la veine qui rampe derrière l' oreille : car ilsabusaient, selon lui, de ce remède, pour letraitement d' un genre particulier de fluxionarticulaire, dépendant du même exercice, du moins

encore suivant l' opinion de cet illustre médecin.J' avoue que, malgré toute mon admiration pour lui,je ne vois là qu' une suite d' explications hypothétiques.L' exercice du cheval ne rend point impuissant :l' expérience de tous les siècles et de tous les paysl' a suffisamment démontré. La situation pendante desjambes ne rend point les hommes de cheval plus sujetsque d' autres aux fluxions articulaires : c' est encorece qui demeure bien prouvé par les faits. Enfin, lessaignées abondantes peuvent affaiblir beaucoup laconstitution : mais elles n' agissent pointd' une manière spéciale sur tel ou tel organe ; ettoutes les saignées, de quelque veine qu' on tire lesang, produisent, à peu de choses près, les mêmeseffets généraux.Ici, contre son ordinaire, Hippocrate va chercherbien loin ce qui venait s' offrir naturellement à lui.

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Il n' avait pas manqué d' observer qu' en général lesscythes étaient une race peu sensible aux plaisirsde l' amour. " les désirs de l' amour se font, dit-il,sentir chez eux assez rarement, et n' ont que peud' énergie : aussi, ce peuple tout entier, est-il peupropre à la génération " . On voit qu' il en étaitdes scythes comme de toutes les hordes errantes,dont la vie est précaire, qui supportent de grandesfatigues, et qui vivent exposées à toutes lesintempéries d' un ciel rigoureux, sans qu' unenourriture animale abondante renouvelle constammentleurs corps épuisés. Parmi eux, les gens richespouvaient se procurer plus facilement de bellesesclaves pour leurs plaisirs : ils ne laissaient pasle tems à leurs languissans désirs de se former ; ilsdevaient donc être plutôt énervés que les autres : rienencore de plus naturel. Les circonstances sociales quifournissent aux hommes trop de moyens de satisfaireleurs passions, ne nuisent pas moins en effet à leurvéritable bonheur, que les climats où la naturesemble aller au devant de tous les besoins,n' altèrent et n' affaiblissent leur énergie et leuractivité.Chapitre viii.Le tempérament, caractérisé par l' aisance et laliberté de toutes les fonctions, par la tournureheureuse de tous les penchans et de toutes les idées,se développe rarement et mal dans les pays très-froids

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et dans les pays très-chauds. Dans les uns, lesrésistances extérieures sont trop puissantes, et lesimpressions trop souvent pénibles : dans les autres, labile contracte des qualités trop stimulantes ;l' affaiblissement des organes de la génération esttrop précoce ; les forces centrales sont tropconstamment débilitées par leur distraction et leurdispersion continuelles ; enfin, trop souvent unestomac faible produit des affections nerveuses, quifont naître à leur tour les habitudes de la crainteet de l' abattement.Les climats tempérés, les terrains coupés decoteaux, arrosés d' eaux vives, couverts de vignoblesou d' arbres à fruits, et dont le sol, tout à la foisfertile et léger, est naturellement revêtu de verdureet de doux ombrages, sont les plus propres àdévelopper dans les individus, et à fixer dans lesraces, le tempérament heureux dont nous parlons. Ilest encore sûr que l' usage modéré du vin peutimprimer, à la longue, une partie des habitudesphysiques et morales dont ce tempérament se compose.Un air serein, une heureuse température, la présencecontinuelle d' objets rians, des alimens succulens etdoux, mais stimulans et fins, en secondant ce premiereffet, ne sauraient manquer de faire prendre ausystème toutes ces favorables habitudes : et pour peuque les institutions sociales laissent le climatexercer en paix son influence, pendant quelquesgénérations, un pays tel que celui qui vient d' êtredécrit, est toujours habité par une race d' hommes dontla

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tournure d' esprit, les passions ou les goûts, ontordinairement le même caractère, et se manifestentpar des traits analogues ou correspondans.Sans doute le passage suivant d' Hippocrate nedoit pas être regardé comme entièrement relatif àces pays et à ces hommes : mais on voit que lecaractère du terrain dont il parle, et celui qu' ilattribue à ses habitans, sont parfaitement conformesl' un à l' autre ; et qu' ils confirment les vues quiviennent d' être exposées. " les habitans des lieuxélevés, et qui ne sont point trop inégaux et montueux,d' où les vents ballayent incessamment toutes lesvapeurs malfaisantes, et que de belles et vives eauxarrosent sur tous les points, sont, dit-il, engénéral, d' une haute taille ; ils différent peu lesuns des autres. Leur esprit est calme ; leurssentimens sont doux. "

on vient de voir que la chaleur exalte la bile :jointe à la sécheresse, elle produit cet effet bienplus promptement et bien plus fortement. Ainsi donc,les climats chauds et secs doivent être féconds entempéramens bilieux ; c' est-à-dire, en hommes chezlesquels le système hépatique, et l' humeur qu' il apour fonction d' élaborer, prédominent particulièrement.Mais ces climats ne sont pas les seuls

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qui les enfantent : Hippocrate détermine avec sonexactitude ordinaire, les caractères principaux dupays le plus propre à produire cette même espèce detempérament.Voici comment il s' exprime :" dans un pays nu, ouvert de toutes parts, hérisséde rocs arides, et brûlé par des étés ardens,que suivent des hivers rigoureux, les hommessont secs, musculeux, robustes, velus : ils ont lesarticulations fermes et bien prononcées. Etc. "les anciens avaient observé que les hommes dutempérament mélancolique, dont les caractèresprincipaux sont le resserrement de la poitrine,l' extrême rigidité des solides, l' embarras dans lacirculation des humeurs, la sensibilité particulièredes organes de la génération, etc., sont en même tems,les plus sujets aux maladies atrabilaires, c' est-à-dire,à ces maladies dont le symptôme dominant est une bile

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épaisse, poisseuse, noirâtre, ou profondément verte,qui farcit les intestins, s' attache à leurs paroisvilleuses, se porte quelquefois sur certains organes,dont elle dénature les fonctions et les humeurs,quelquefois aussi se répand dans toutes les partiesdu corps, et les teint d' une couleur obscure, ou lescouvre de tumeurs hideuses et d' ulcères rongeansextrêmement malins. Ils avaient, en outre, observéque ces maladies sont plus communes dans les payschauds, mais où la température de l' air est variable,que dans les régions glacées, ou dans celles quin' éprouvent ni des chaleurs brûlantes, ni des froidsrigoureux. Enfin, ils avaient vu que, si lestempéramens mélancoliques semblent primitivementdisposés aux maladies atrabilaires, ces maladies, deleur côté, ne tardent pas d' imprimer à l' économieanimale, les habitudes de ce même tempérament :

et l' on peut regarder comme une règle générale,que les effets moraux, directement résultans pourl' ordinaire, de certaines dispositions organiques,ont la propriété de déterminer ces dispositions,lors même qu' ils sont produits par des causes quin' ont primitivement avec elles, aucune espèce derapport.En lisant avec attention les écrivains anciens demédecine, l' on voit que les maladies atrabilaires,et sur-tout les altérations qu' elles peuventoccasionner dans l' état des deux systèmes,lymphatique et cutané, étaient autrefois bien pluscommunes qu' aujourd' hui.

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Les raisons de cette différence ne sontpas, à beaucoup près, toutes immédiatement physiques.Le perfectionnement de la police, et ladestruction de quelques erreurs de régime, qui l' unet l' autre sont dus aux lumières et à l' augmentationde l' aisance générale, chez les peuples modernes,doivent être regardés comme les principales de cesraisons. Mais il est encore vrai que l' état du solet de quelques-unes de ses productions, la directionet même l' emploi d' une certaine partie de seseaux, leur caractère en tant qu' il dépend de leurdirection, la nature des exhalaisons qui s' élèvent dela terre ou des eaux, et par conséquent aussi l' étatde l' air en un mot, que le climat lui-même peut, dumoins à quelques égards, et jusqu' au point indiquéci-dessus, être modifié par la main de l' homme. Voilàce qu' une active et savante industrie a réellementopéré dans quelques pays dont la nature inhospitalièresemblait rejeter également la race humaine, et cellesdes animaux dociles dont nous avons fait les instrumensde nos besoins ; mais où le courage, laconstance et cette énergie qui n' est propre qu' à laliberté, se sont créé des sources artificielles derichesses

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et de bonheur. Voilà même encore ce quirend si importante l' étude des effets de tout genre,qui peuvent être produits par les diversescirconstances locales purement physiques ; afin queces causes, une fois bien connues et biendéterminées, on puisse ou trouver, ou perfectionner

les moyens d' améliorer les circonstances favorables,et de remédier, autant qu' il est possible, à cellesdont les résultats sont pernicieux.Nous avons dit que les anciens rapportaient letempérament mélancolique à l' automne, saison pendantlaquelle les maladies atrabilaires sont en effetplus fréquentes, et qui, d' ailleurs, sembleparticulièrement propre à faire naître les affectionsde l' âme essentielles à ce tempérament. Ils avaientaussi très-bien vu que des nourritures grossièrespeuvent produire, ou du moins aggraverconsidérablement quelques-uns de ses phénomènesprincipaux. Ils n' ignoraient pas, enfin, qu' unclimat sombre et sévère fait contracter à l' âmedes habitudes tristes ; que ces habitudesoccasionnent souvent des engorgemens de la rate etdu foie ; d' où naissent, à leur tour, de profondesaffections hypocondriaques, qui, transmises pendantquelques générations, amènent graduellement toutesles dispositions propres au tempérament mélancolique,et le fixent enfin dans les races, par des empreintesqui ne s' effacent plus.D' après les observateurs modernes, et sur-toutd' après les médecins praticiens qui nous ont donnédes

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recueils d' histoires de maladies, sans desseind' établir aucune théorie particulière, nous avons deuxremarques à faire sur les vues des anciens. D' abord,l' automne est d' autant plus fertile en maladiesatrabilaires, et il laisse des traces d' autant plusfunestes de ses ravages, qu' il succède à des chaleursplus sèches et plus ardentes, et qu' il est lui-mêmeplus humide, ou plus froid et plus variable. Ensecond lieu, les climats nébuleux et sombres neproduisent des effets complètement analogues à ceux del' automne, qu' autant que leur influence se trouvesecondée par des vices de régime, notamment parl' abus des nourritures grossières et difficiles àdigérer : comme, à leur tour, ces nourriturescausent rarement les mêmes désordres dans laconstitution, à moins que les circonstances localesn' agissent dans le même sens.Ainsi donc, en se renfermant dans les faits lesmieux constatés, l' on doit réduire l' action du climatsur la production du tempérament mélancolique,à ces points simples.1 dans les pays chauds, mais où la chaleur estfréquemment et brusquement interrompue par desfroids humides, ou par des vents aigus et glacés, ce

tempérament sera très-commun.2 il le sera moins, mais il le sera cependant encore,dans les pays où la nature est comme couverted' un voile de brouillards, et qui ne présententque des objets sombres, monotones et décolorés :

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il le sera sur-tout si le caractère des alimens,secondant l' influence de ces impressions, en fortifieles résultats. Mais on remarque alors, que letempérament, quoique bien caractérisé par lesdispositions constantes qui le constituent, ne l' estque rarement par les formes extérieures ; et, parconséquent, on pourrait ne le croire qu' accidentelet passager.3 certaines erreurs de régime en général, etl' abus de quelques mauvais alimens en particulier,peuvent aussi contribuer à produire le tempéramentmélancolique ; mais l' action de ce genre de causesest insuffisante, si le climat ne lui prête uneforce nouvelle, et n' achève de caractériser deseffets qui restent quelquefois assez longtemsincertains ; l' énervation de l' estomac etl' altération des humeurs qu' elle occasionne,pouvant porter plusieurs désordres très-différensdans la constitution.Chapitre ix.Comme l' influence du climat sur la productiondes maladies tient, par plusieurs côtés, à soninfluence sur la formation des tempéramens, je croisque le petit nombre de considérations qui suffisentpour fixer les idées sur ce point, trouve icinaturellement sa place. En effet, d' une part, il estpeu de maladies très-marquées, dont les caractèresne se rapportent, plus ou moins, à ceux de quelquetempérament : de l' autre, l' extrême de touttempérament

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quelconque est un état maladif ; de sorte quel' on voit souvent tour à tour naître, l' un del' autre, la maladie et le tempérament. Mais de plus,l' influence du climat sur les dérangemens del' économie animale, est trop notoire pour avoirbesoin d' être prouvée en elle-même. Il est peu depersonnes qui puissent ignorer que certainesmaladies sont endémiques dans différens pays, et qui

ne soient même convaincues que ces maladies ydépendent uniquement des circonstances locales :et dans tous ces cas particuliers, soit que lacause ait été déterminée, soit qu' elle reste encoreincertaine, on l' attribue toujours à la nature dusol et au caractère des lieux. Ainsi donc, sansnégliger entièrement le fond de la question,ce qui paraît ici le plus essentiel est d' examinersi les maladies dont l' influence sur l' état moralest incontestable et directe, ne sont pas du nombrede celles qui se trouvent, à leur tour, le plussoumises à l' influence du climat ; et si lesmeilleurs observateurs de tous les siècles ne les ontpas, en effet, attribuées unanimement à certainspays particuliers.D' abord, il est bien reconnu que le scorbut, ettoutes les dégénérations d' humeurs qui s' yrapportent, sont plus communs dans les régionshumides et froides, sur les côtes des mers polaires,au sein des bois entrecoupés d' étangs et de marais,que dans les pays chauds ou tempérés, secs, découverts,arrosés d' eaux vives. Il est également reconnu que lesbas-fonds, les terrains où l' argile retient les eaux

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près de la surface du sol, les lieux voisins desmarais, ou dans les environs desquels pourrissentdes matières végétales, amoncelées et mêlées avecquelques substances animales, fourmillent de fièvresintermittentes et rémittentes, qui se rapprochent lesunes des autres, par différentes particularités deleur type, et qui sont plus ou moins graves,suivant le caractère de l' année, la saison, et lesdiverses circonstances relatives à l' individu.Dans d' autres pays, au contraire, les fièvresintermittentes sont extrêmement rares : il en estmême où quelques-uns des types de ces fièvres sontabsolument ignorés ; par exemple, suivant l' assertiondes médecins d' édimbourg, et notamment de Cullen,l' on n' a jamais observé la fièvre quarte enécosse.On sait encore que certains engorgemens glanduleux,certaines coliques, certaines affectionsrhumatismales, certaines éruptions psoriques règnentexclusivement dans quelques endroits particuliers :et quoiqu' on ne puisse pas toujours en assigner laraison précise, comme cependant on les rencontreailleurs beaucoup plus rarement, ou qu' elles y sontmoins prononcées, on est suffisamment en droit de lesimputer à la nature, ou à l' état du sol, des eaux, del' air, en un mot, au climat. Enfin, d' autres maladies,

telles que le trismus, ou tetanos des enfansnouveaux-nés, le dragoneau, ou vena-medinensis, lemalis furialis, ou furie infernale de Linné, lescrinons décrits par Etmuller et Horstius, lesbêtes rouges des savanes de la Martinique,

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l' yaw, ou pian, la plique polonaise, etc., etc.,paraissent tellement affectés à certaines régions dela terre, qu' on ne les observe dans d' autres quelorsqu' elles y sont transportées par les maladeseux-mêmes, ou lorsqu' elles sont, comme le pian, denature contagieuse : et alors, il arrive presquetoujours qu' elles dégénèrent en peu de tems dans cenouveau climat, qui ne leur est pas propre ;quelquefois même, l' expatriation du malade suffitpour les dissiper entièrement.

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Chapitre x.Parmi les maladies qui troublent immédiatementles opérations de l' intelligence et de la volonté,ondoit placer les inflammations du centre cérébral,sur-tout ces inflammations lentes, dont l' effet,moins marqué d' abord, devient par la suite plus fixeet plus tenace. Il ne s' agit point ici d' expliquercomment

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agissent ces inflammations, qui, pour l' ordinaire,portent uniquement sur quelques points isolésde ce centre, ou même sur quelque portion particulièredes membranes qui l' enveloppent : mais ilest prouvé par une multitude de faits incontestables,qu' elles peuvent produire des dérangemens d' esprit,soit aigus, soit chroniques, et plus ou moinscomplets, suivant le siége, le caractère et le degréd' intensité qu' elles ont elles-mêmes. Or, ces faitsprouvent également que les maladies dont nous parlonssont comme propres à certains pays, et que si descauses morales peuvent les développer quelquefois dansd' autres pays très-différens des premiers, les causesphysiques dont elles dépendent le plus souvent se

rapportent toutes, ou presque toutes, au climat ouau genre de régime qu' il détermine. Il faut en direautant de l' inflammation de la matrice et des ovaires,ou de la nymphomanie , et de celle des organescorrespondans chez les hommes, ou du satyriasis .Ces dernières maladies, qui changent si profondémenttout l' état moral des individus, qui même peuventeffacer entièrement des habitudes que la pudeursemblait avoir identifiées avec l' instinct ; cesmaladies, d' après les plus exacts et les plus sagesobservateurs,

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appartiennent, pour ainsi dire, exclusivement,à certains climats : elles sont très-communesdans les pays chauds et secs ; elles ne se montrentpresque jamais dans les pays humides et froids.En Italie, et dans quelques-uns de nos départemensméridionaux, les phthisies pulmonaires dépendentordinairement de l' inflammation lente desorganes de la respiration. Mais quand la maladieest avancée, elle devient ordinairement contagieuse ;ce qui fait qu' on ne peut plus alors la rapporter augenre des phlogoses : et même elle est si souventhéréditaire, que les enfans d' un père, ou d' une mèrequ' elle a fait périr, vivent dans des transescontinuelles, jusqu' à ce qu' ils aient atteint l' époqueoù les dispositions inflammatoires se calment, et oùle poumon se trouve raffermi par la durée même deses fonctions.Dans les pays humides et froids, l' inflammationlente du poumon ne se présente que rarement ; etmême sa véritable inflammation aiguë, est loin d' êtreaussi commune que les théoriciens paraissent l' avoirimaginé. La phthisie y tient, pour l' ordinaire, àd' autres causes, telles que les engorgemens du foieou du mésentère, certaines affections stomacalesconsomptives, des tubercules, des dégénérationsmuqueuses du poumon. Dans tous ces cas, elle neparaît point contagieuse : il est même rare qu' elle

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fasse des impressions assez profondes sur tout lesystème pour devenir héréditaire, si ce n' est dansle cas de tubercules, dont les causesprédisposantes, pour parler le langage desmédecins, peuvent, en effet, se transmettre des pères

aux enfans.Or, ces maladies produisent des changemens notablesdans l' état moral ; et ces changemens sonttrès-différens, selon qu' elles prennent tel ou telcaractère, qu' elles suivent telle ou telle marche,qu' elles ont telle ou telle terminaison.Dans les phthisies purement inflammatoires, sitôtque la fièvre lente est bien établie, le maladeparaît éprouver une heureuse agitation de tout lesystème nerveux : il se berce d' idées riantes, et serepaît d' espérances chimériques. L' état de paix, etmême quelquefois de bonheur, dans lequel il se trouve,se joignant aux impressions inséparables de ladéfaillance progressive, qu' il ne peut s' empêcherd' apercevoir en lui-même, lui inspire tous lessentimens bienveillans et doux, plus particulièrementpropres à la faiblesse heureuse. Presque toujours, eneffet, le méchant est devenu tel, ou par laconscience pénible d' un état habituel de mal-être, oupar celle d' une force, en quelque sorte tropconsidérable : car une telle force, lorsqu' elle n' estpas soumise à

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la réflexion, devient facilement malfaisante, en selaissant emporter au hasard par une aveugle activité.Dans les phthisies causées par des engorgemenshypocondriaques, ou par des affections stomacales,qu' accompagne presque toujours une dispositionvaporeuse et spasmodique, les malades ne nourrissent,au contraire, que des idées sombres et désolantes.Bien loin de porter des regards d' espérance dansl' avenir, ils n' éprouvent que craintes,découragement, désespoir : ils sont moroses, chagrins,mécontens de tout ; et ils répandent sur les personnesqui les soignent, tous ces sentimens pénibles dontils sont habituellement tourmentés.C' est dans les pays où les eaux sont dures et crues,l' air âpre, les alimens grossiers, que tantôt lesystème lymphatique, tantôt le tissu cellulaire,s' engorge et s' endurcit profondément, de manière àproduire une suffocation graduelle de la vie, ou deplusieurs de ses plus importantes fonctions. Nousavons vu, dans un des mémoires précédens, unexemple de la suffocation générale de la vie, causéepar l' endurcissement du tissu cellulaire : je l' aicité comme l' extrême d' un état qui s' offre souventà l' observation, dans certains pays, mais que lecélèbre Lorry note comme rare parmi nous. Or,les altérations qu' éprouvent alors les fonctions ducerveau, sont ordinairement proportionnées au

degré de la maladie ; et même elles peuvent à peineêtre distinctement aperçues, tant que la maladie

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est encore dans son premier période, ou qu' ellereste à son premier degré. L' imbécillité des cretinsne dépend pas d' une autre cause : elle estévidemment l' effet d' un engorgement général dusystème lymphatique, et de l' altération dessympathies qui lient les fonctions de certainsviscères du bas-ventre à celles de tout le systèmecérébral. Mais quand les engorgemens lymphatiques setrouvent joints à des vices dans les matériaux même,ou dans le travail de l' ossification, quelquefoisla compression que le volume augmenté des viscèresdu bas-ventre et de la poitrine exerce sur les grosvaisseaux, faisant porter une plus grande quantité desang vers la tête, les os qui forment sa cavité,cèdent à cette nouvelle impulsion ; le cerveauprend plus de volume et d' activité ; et toutes lesfacultés morales se développent de la manière la plusétonnante. Ce phénomène doit alors être regardécomme un symptôme, ou plutôt comme un résultat de lamaladie. Cependant il faut convenir qu' il n' a pastoujours lieu : assez souvent, comme je l' ai ditailleurs, les enfans rachitiques sont, ou deviennentimbécilles, par l' effet même de l' état où se trouventchez eux, la lymphe et tous les principes que lanature emploie à la formation des os : et, pour avoirde l' esprit, il ne suffit pas toujours que lesmembres soient contournés et l' épine du dos de travers.Nous avons également vu que les affectionsscorbutiques, tout en altérant profondément lesforces i 190musculaires et le travail de la sanguification, neportent cependant presque aucune atteinte auxfonctions du cerveau. Les malades conservent touteleur connaissance, jusqu' au dernier moment : toutl' organe nerveux paraît s' isoler du reste dusystème ; et, sauf cette aversion pour toutmouvement qui caractérise le dernier période de lamaladie, on dirait que le cerveau et les autresparties du corps n' y conservent d' autre communicationentre eux, que ce qu' il en faut précisément pour quela vie ne cesse pas. Mais ces affections n' ont pointpar-tout le même caractère. Quoique plus communesdans les pays humides et froids, on les observe aussidans les climats tempérés : elles s' y compliquentmême avec beaucoup d' autres maladies chroniques,dont tantôt elles prennent le caractère, et auxquellestantôt elles impriment leurs traits les plus

distinctifs. Dans ces derniers climats, elles nedépendent point des mêmes causes que dans lespremiers : elles n' ont ni la même marche, ni le mêmegenre d' influence sur le moral : elles ne guérissentpoint par le même traitement. C' est, pour l' ordinaire,dans l' affaiblissement primitif du système nerveux,ou dans l' imperfection de la digestion stomachique,qu' il faut alors en chercher la cause. Leurs progrèssont lents, et n' ont rien de régulier. En s' associantaux maladies spasmodiques et vaporeuses, elles enempruntent la tournure inquiète et les désordresd' imagination. Enfin, les remèdes qui guérissent lescorbut presqu' aigu

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des pays froids, aggravent souvent le scorbutplus chronique des pays chauds, ou tempérés.Chapitre xi.Le tempérament caractérisé par la prédominancedes fluides sur les solides, et par la surabondancedes matières muqueuses incomplètement animalisées,paraît être celui sur lequel l' action du climatest le plus remarquable. Il y a des pays entiers oùce tempérament est comme endémique. Leurs ancienshabitans en offrent les profondes empreintes :les habitans nouveaux le contractent au bout de peude générations : quelquefois même il se développeet se marque chez les individus qui semblaient enêtre le plus éloignés ; et cette première impressionse transmet, et devient plus distincte de père enfils.La nature du terrain, celle des eaux, l' état habituelde l' atmosphère, le caractère que ces circonstancesréunies impriment à toutes les productions :telles sont les causes qui rendent le tempéramentmuqueux si commun dans certains pays. Ces mêmescirconstances, c' est-à-dire un sol humide etmarécageux, mais gras et fertile, des eauxstagnantes et chargées de matières étrangères, uneatmosphère brumeuse et sombre, des alimens aqueux,mais abondans et nourrissans, peuvent agir deconcert sur des corps débiles, ou mal disposés ; etleurs effets sont dans ce cas, plus remarquables etplus constans.

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Mais quand elles agissent avec un certain degré

de force, sur des corps d' ailleurs très-sains, ellesdéterminent en eux encore, des altérations d' humeurs,ou de fonctions qui se rapportent au tempéramentmuqueux, et qui n' en sont que l' extrême oul' excès. En effet, c' est alors qu' on voit paraîtreen foule, les affections rhumatismales lentes, lescatharres de toute espèce, les dégénérationspituiteuses, les oedématies et les épanchemenslymphatiques qui les terminent, etc., etc., et noussavons que ces maladies impriment à toutes les idées,à tous les sentimens, leur caractère froid, inerte etsans détermination.Les observations recueillies par les médecins despays chauds, prouvent également qu' il s' y développedes maladies qui sont exclusivement propres àces pays : elles prouvent, en outre, que les maladiesqui leur sont communes avec les autres régionsde la terre, présentent, sous les climats brûlans,des phénomènes entièrement nouveaux.Toutes les fois qu' à la chaleur du sol se joint sonhumidité, et qu' en même tems, l' atmosphère esthabituellement chargée de brouillards, les maladiesaiguës penchent toutes vers le caractère deslentes malignes ; les maladies chroniques serapprochent de celles dont le scorbut et lesoedématies putrides forment la base : ellestiennent, ou du moins elles tendent toutes àl' énervation de tous les mouvemens vitaux, à ladissolution de toutes les humeurs.

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Quand, au contraire, la sécheresse de laterre et de l' air n' oppose aucun obstacle à l' actiond' un soleil embrasé, les maladies aiguës, tantôtprennent le véritable caractère inflammatoire ;tantôt, et plus souvent, elles paraissent se couvrirde ce caractère extérieur, comme d' un symptômesuperficiel, pour voiler le fond bilieux dont ellesdépendent alors pour l' ordinaire : tantôt enfin, desvomissemens noirâtres y font reconnaître, ou lavraie atrabile des anciens, c' est-à-dire la bilealtérée par une excessive concentration, oud' abondantes hémorragies internes ; car le sangdégénéré dans les intestins, prend toujours cettecouleur obscure. Les maladies chroniques dépendentpresque toutes, dans les pays chauds et secs,d' inflammations lentes, d' engorgemens hypocondriaques,ou de dégénérations atrabilaires, introduites danstoutes les humeurs. Or, les changemens que ces diversétats physiques impriment à l' état moral, ont étédéjà déterminés, soit dans ce mémoire, soit dans

les précédens.En général, les maladies des climats brûlans,paraissent intéresser particulièrement le systèmenerveux. C' est dans ces climats, qu' on observe, leplus fréquemment, des affections spasmodiquesprofondes, qui troublent tout l' ordre des fonctions,et même celui des sensations. C' est là, et l' on peutmême dire, là, presque uniquement, que les extaseset les catalepsies se montrent dans toute leurintensité : enfin, c' est encore là, que toutes lesmaladies,

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sans exception, tendent à devenir convulsives,et qu' on peut suivre dans tous ses degrés, cetteprédominance de la faculté de sentir sur lapuissance de mouvement.Mais nous savons d' avance quels sont les effetsmoraux de ce défaut d' harmonie entre les principalesforces, ou les principales fonctions, et de cesdispositions habituelles du système, qui le rendentsusceptible de toutes les bizarreries et de tous lesécarts.Je termine donc ici ce que j' avais à dire touchantl' influence du climat sur la production desmaladies. Non seulement la réalité de cetteinfluence, considérée en général, reste prouvé pourtout homme de bonne-foi ; mais il est encore évidentqu' elle s' exerce d' une manière particulière surles maladies elles-mêmes, capables d' influer à leurtour, le plus directement, sur les fonctions quiconstituent le système moral.Cependant, il me paraît indispensable d' ajouterquelques remarques, relatives aux modificationsqu' exige le traitement des mêmes maladies dans lesdifférens climats ; rien n' étant plus propre à fairereconnaître, en quelque sorte, au doigt et à l' oeil,les changemens que leur action prolongée peutintroduire dans l' état de l' économie animale. Maispour éviter de nous perdre dans des détailsminutieux, nous ne sortirons point des généralitésles plus sommaires.

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Chapitre xii.Si l' histoire naturelle a besoin d' une bonnegéographie physique, la science de l' homme a besoin

d' une bonne géographie médicale. Quoique ce derniertravail soit plus incomplet encore que le premier,les faits rassemblés par les médecins observateurspeuvent cependant fournir déjà plusieurs résultatsprécieux.Baglivi rendant compte du succès de ses traitemens,et cherchant à tirer de son expérience, desrègles plus sûres de pratique, croyait devoirajouter par restriction : vivo et scribo inaëre romano. bien loin de penser, commebeaucoup de théoriciens audacieux, qui, non contensd' avoir établi les préceptes les plus généraux surquelques observations isolées, veulent encoreappliquer à tous les pays ce qu' ils ont à peineexpérimenté dans un seul, Baglivi reconnaissait qued' une ville à l' autre, on est forcé souvent devarier ses moyens de curation, et qu' il n' y a pasplus de médecine universelle pour tous les climats,que pour toutes les maladies. Mais il faisaitentrer dans les motifs de cette opinion confirméepar des nombreuses observations mieux faites encorepeut-être, depuis lui, plusieurs considérationsdélicates trop éloignées de notre objet.Or, nous voulons nous renfermer dans ce quela question présente de plus général.

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La sensibilité subit des dégradations continues,depuis son extrême en excès dans les régionséquatoriales, jusqu' à son extrême en défaut sous leszones polaires. L' homme des climats brûlans estaffecté des plus légères irritations : l' homme despays glacés ne peut être excité que par lesstimulans les plus vifs et les plus forts.Le premier passe rapidement de sensations ensensations : il parcourt dans le même instant, toutel' échelle, si l' on peut s' exprimer ainsi, de lasensibilité humaine. Chez lui, du spasme à l' atonie,il n' y a qu' un pas. Il faut sans cesse, et tour àtour, le calmer par des tempérans, ou le ranimer pardes aromatiques, par des spiritueux : et pour peuque ces incommodités deviennent graves, il faut àchaque instant consolider et maintenir les forcesde la vie, par des toniques, dont un des effetsdirects est en même tems de prévenir leurs écarts,soit en plus, soit en moins. Les partisans descauses finales remarqueront avec plaisir, que lesremèdes dont on a besoin de se servir le plusfréquemment dans les pays chauds, y semblentrépandus par la nature, avec une singulièreprofusion. Mais ils regretteront avec nous, de

trouver cette règle si souvent en défaut,relativement aux remèdes qu' exigent plusieursmaladies, communes à tous les climats, ouparticulières à quelques-uns.L' habitant des pays glacés n' est pas susceptiblede recevoir autant d' impressions à la fois : il les

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reçoit plus isolées, plus lentes, plus faibles. Maisles déterminations de ses organes sont plus durables ;de nouveaux objets, c' est-à-dire de nouvellesimpressions les changent, ou les intervertissent plusdifficilement. Elles se maintiennent avec constance,parce qu' elles ont commencé sans précipitation ;elles s' exécutent avec régularité, parce qu' elles nesont pas troublées par de nouvelles déterminations,survenues tout à coup.Ici, loin d' exiger qu' on les modère, ou qu' onles fixe, les mouvemens veulent être sans cesseprovoqués, ranimés, soutenus. Or, voilà ce queproduisent très-bien les vives sensations du froid :l' exercice violent qu' il rend nécessaire, et l' usagedes nourritures animales et des liqueursspiritueuses, dont le climat lui-même fait un besoinpour l' homme du nord.Si les maladies s' y forment plus lentement ; sielles ne s' y manifestent qu' après avoir longtems minéles forces : elles sont aussi plus rebelles ; ellesexigent des secours plus actifs et plus constans.Leur nature catharrale et tenace ne cède qu' auxfondans héroïques : les dissolutions putridesgénérales qu' elles entraînent après elles, ne peuventêtre corrigées que par les anti-scorbutiques les plusâcres : les purgatifs et les vomitifs doivent êtreviolens, et donnés à haute dose : les sudorifiquesdoivent se rapprocher de la nature des poisons.Aussi, quand on veut les transporter dans noscontrées plus méridionales, les

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remèdes des pays froids ont-ils besoin d' êtreemployés avec une extrême circonspection. Avant queSanchez indiquât à Van-Swieten le sublimé-corrosifcomme un moyen très-efficace dans le traitementdes maladies vénériennes, cette préparationmercurielle était employée dans celui des obstructionset des maladies de la peau, par les russes d' Asie

et les sibériens. Les médecins allemands ontessayé les solanum, les ciguës, la laitue vireuse :l' aconit même est assez familièrement employé dansle nord : on y a tenté jusqu' à l' arsenic, mitigépar les alkalis fixes, dans le traitement desfièvres intermittentes ; et quoique les essais de cedernier poison paraissent avoir été par-toutmalheureux, ces expériences, que quelques médecinsfrançais n' ont pas craint de répéter dans nosclimats, y ont été bien plus funestes encore, etbien plus promptement mortelles.Enfin, si l' on veut chercher des faits analogueschez un peuple grossier, où les pratiques vulgairesne peuvent être dues aux théories, souvent si vaines,des hommes de l' art, qu' on jette les yeux sur le

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voyage de Linné en Laponie : on y trouvera quecet immortel naturaliste vit les habitans du paysmanger dans la soupe les jeunes pousses d' aconit,comme nous mangeons ici les pointes d' aspergesou les choux ; et les personnes auxquelles il voulutfaire quelques observations sur cette prétendueimprudence, ne répondirent qu' en riant à ses gravesconseils. On verra de plus, dans le même ouvrage,que les lapons se purgent familièrement avec l' huilede tabac, et qu' ils emploient à large dose ce terribleremède dans le traitement de certaines coliquesauxquelles ils sont très-sujets. Enfin, l' on trouveradans le voyage de Pallas que les paysans russesmangent impunément en beaucoup d' endroits les espècesde champignons vénéneux, les plus dangereuses pourles hommes des pays chauds ou tempérés.Chapitre xiii.Si nous n' avons pas perdu de vue la significationdu mot régime , qui se trouve à la tête dumémoire précédent, et celle du mot climat , quise trouve à la tête de celui-ci, nous n' aurons pasde peine à comprendre que le climat doit influer surle régime ; et que si, dans l' ensemble des pratiquesde la vie, dont le régime se compose, il en estquelques-unes que l' art peut rendre presqueindépendantes des localités, le plus grand nombresont déterminées par

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des causes qui tiennent au sol, à sa latitude, à la

nature des eaux, à l' état de l' air.Le climat influe de deux manières différentes surle régime : 1 par la nature, ou le caractère desalimens qu' il fournit ; 2 par le genre deshabitudes qu' il faît naître, habitudes dont on nepeut méconnaître la source lorsquelles sont, commeil arrive assez souvent, nécessaires à laconservation des races et au bien-être des individus,dans un local donné.Nous n' avons pas sans doute besoin de prouverlonguement que la nature et le caractère des alimensfournis par le sol, diffèrent suivant les climats.Parmi les végétaux et les animaux employés à lanourriture de l' homme, il en est qui sontspécialement propres à certains pays ; on ne lestrouve point ailleurs. Quant à ceux qui sont communs àpresque tous les pays habités, l' aliment qu' ilstirent eux-mêmes, soit du sol et de ses productions,soit de l' air et des eaux, les différencie souvent,de la manière la plus remarquable, d' une vallée oud' un coteau à l' autre, dans le même canton. Enfin, lanature des eaux, et l' état de l' air, varientessentiellement par rapport aux divers terrains. Or,ces dernières causes agissent plus puissamment encoresur l' organisation souple de l' homme, que sur celledes autres animaux : et quand les circonstanceslocales quelconques sont assez puissantes pourmodifier le caractère des végétaux et des fruits, onest très-sûr

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qu' aucune nature vivante n' échappe à leur action.Ainsi, les alimens dont nous connaissons l' influencesur les plus importantes fonctions de l' économieanimale, sont très-différens dans les différenspays, et le climat leur imprime des caractères quenous avons aussi reconnus capables de modifierprofondément cette influence ; caractères qui lesrendent eux-mêmes plus ou moins favorables à l' actionde tout le système en général, ou seulement àcertaines fonctions en particulier.Depuis que les relations commerciales des peuplespolicés ont pris une activité constante, lesproductions de chaque pays sont devenues plus oumoins communes à tous les autres. Par conséquent,peut-on nous dire, l' influence que le climat estcapable d' exercer sur le régime, est loin d' êtreanalogue, ou proportionnelle à celle qu' il exerce eneffet, sur la nature et sur les qualités desproductions de la terre. Je ne nie point lesimportans résultats de cette communication, tous

les jours croissante, entre les différentesrégions du globe, de cet heureux échangedes biens que la nature leur accorde, ou quel' industrie y crée par de savans efforts. Mais leplus grand

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nombre des productions naturelles d' un pays ne sontpoint susceptibles d' être transportées au loin : ilfaut nécessairement les consommer sur les lieux quiles ont vu croître. Celles même qui peuvent être plusfacilement déplacées, et qui se conservent assezlongtems, pour que le commerce puisse entreprendred' aller les répartir dans d' autres climats, sont,en général, consommées en bien plus grandeabondance par les peuples qui les récoltentdirectement, que par ceux qui les achètent à grandsfrais dans des marchés lointains. Car la classepauvre, qui, malheureusement, est par-tout la plusnombreuse, ne peut faire un usage habituel desobjets de consommation venus de l' étranger : ou siquelquefois elle s' en procure la jouissance, ce nepeut être qu' un extraordinaire pour elle ; le fondsde sa nourriture se compose toujours de productionsqui naissent à ses côtés.Ainsi, par exemple, le vin qui se transporte assezfacilement, et dont on fait un usage journalierdans plusieurs pays qui n' en produisent pas, agitpourtant d' une manière moins générale et moinsuniforme sur leurs habitans, que sur ceux des paysde vignobles, particulièrement des cantons quiproduisent plutôt une grande abondance de vin,que des vins précieux et recherchés.Quoique l' opium puisse se retirer des différentesespèces de pavots, répandues presque en tous lieuxpar la nature, les espèces qui croissent dans les

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régions brûlantes de l' Asie et du nord de l' Afrique,le fournissent en plus grande quantité et plus actif.Ainsi donc, son usage, dont l' abstinence du vinfait d' ailleurs un besoin plus vif pour tous lesmusulmans, n' est véritablement populaire que dans lespays où ses récoltes ont pu devenir facilement unedes richesses du sol, et dans ceux qui en sonttrès-rapprochés par le voisinage et par descommunications continuelles. On peut, par conséquent,

à juste titre, regarder l' influence de l' opium,comme locale et dépendante du climat. Or, lesobservateurs les plus réservés ne balancent pas àcroire que cet abus continuel d' une substance, quimet le cerveau et tout le système dans un étatsi particulier, entre pour une part considérable,comme cause déterminante, dans les habitudes physiques,et dans les moeurs des orientaux.Ainsi encore, le café que les deux Indes nousenvoyent, et dont l' usage est si général parmi nous,se consomme bien plus largement et plus généralementdans les pays qui le produisent, ou dans ceux qui ensont très-voisins. Quoique sans doute, on ne puisseplus resserrer ses effets dans l' enceinte d' un,ou de plusieurs pays, distincts de tous les autres ;quoique même, en transportant en Europe

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son usage journalier, on y ait aussi transporté,pour ainsi dire, une partie du climat nécessaire àl' arbrisseau qui le produit, le café n' en demeure pasmoins encore lui-même une preuve que la puissancedes localités résiste à tous ces rapprochemensartificiels, et qu' il est toujours très-différentpour un objet de consommation quelconque, fût-ildevenu de première nécessité, d' être produit sur leslieux, ou de venir d' un pays lointain.Hippocrate, comme nous l' avons déjà vu, s' estoccupé très en détail, des eaux et de leurs effetssur l' économie animale. Après avoir parlé des eauxqui croupissent dans les endroits marécageux, et decelles que versent les rochers élevés, il établit, enrépétant ce qu' il avait dit ailleurs, que les sourcestournées vers le soleil levant, sur-tout vers celuid' été, sont les meilleures ; que leurs eaux sont pluslympides, plus légères, et leur odeur plus agréable.Il ajoute que les plus mauvaises sont les eauxsalines et dures, qui cuisent difficilement leslégumes et les viandes. Enfin, je crois devoir noterparticulièrement ici, qu' il rapporte la fréquencede quelques affections maniaques dans certains pays,à l' usage inconsidéré des mauvaises eaux dont cesmêmes pays sont arrosés.Voici, du reste, en peu de mots, à quoi se réduisentles considérations qui semblent résulter surce point, des faits les plus directs.Les eaux qui sortent du sein de la terre, ou qui

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roulent longtems à sa surface, s' imprègnent dessubstances qu' elle contient. Ainsi, tantôt elles sontsalines, tantôt sulphureuses, tantôt chargées defer, de cuivre, ou de différentes espèces d' air. Leseaux vraiment minérales, c' est à dire celles quicontiennent une quantité notable de substancesmétalliques, ou salines ; celles même de source, depuits, de fontaine, de rivière, qui ne sont jamaisentièrement dégagées de ces substances, ont les uneset les autres, sur l' économie animale, une action quifavorise, ou dérange plus ou moins les fonctionsde la vie et l' équilibre de la santé.D' après les observations les plus constantes, noussavons que les eaux dures et crues, peuvent causerdes engorgemens lymphatiques ; que les eauxstagnantes et rapides, émoussent la sensibilité,énervent les forces musculaires, disposent à toutesles maladies froides et lentes. Il est égalementnotoire que dans plusieurs pays, d' ailleurs fertileset riches, les habitans sont forcés à s' abreuver deces mauvaises eaux. Les incommodités qu' ellesproduisent, ne tardent pas à faire sentir leur actiondans tous les points du système : la langueur passebientôt des organes aux idées, aux penchans, en unmot, au moral. Cette influence est donc évidemmentsoumise aux localités.Je prends un autre exemple. Parmi les substancesminérales dont les eaux et les productions de la

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terre peuvent être chargées, il n' en est aucunepeut-être, qui soit plus commune, et qui cependantagisse avec plus d' efficacité sur les corps vivans,que le fer : aucune n' est plus capable d' augmenterla vigueur générale des organes, de communiquer àl' âme ce degré d' énergie, qui peut en être regardépresque toujours, comme l' effet immédiat. Unegrande quantité de sources contiennent le fer,tantôt plus ou moins oxidé, tantôt en état salin,plus ou moins complet. Ce métal existe en nature,dans les liqueurs des animaux et de plusieursvégétaux. Enfin, dissous par l' oxigène de l' air, etpeut-être par l' air lui-même, il flotte quelquefoisdans son sein, soutenu par sa combinaison, ou parson extrême ténuité. Ainsi, dans tous les pays dontle sol est très-ferrugineux, on le mange, on le boit,on le respire. Ici, l' influence du climat sur lerégime, se retrouve et s' observe avec la dernièreévidence, dans toutes les fonctions les plusimportantes de la vie : elle est, en quelque sorte,

l' ouvrage de tous les élémens.Chapitre xiv.Il est difficile de séparer les habitudes d' unpeuple de ses travaux. Dans plusieurs pays, quelquestravaux ont été déterminés par les habitudes. Plussouvent encore, les habitudes sont le produitnécessaire

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et direct des travaux auxquels se livre,ou la partie la plus nombreuse du peuple, ou cellequi exerce le plus d' influence dans la société.Ainsi, les moeurs, dans quelques pays, ont repoussécertains genres particuliers d' occupations :elles en ont, au contraire, encouragé d' autres ;elles ont pu même quelquefois transformer cesdernières occupations, en goûts passionnés, enbesoins. Les spartiates et les romains avaient flétri,par de barbares institutions et d' absurdes préjugés,tous les travaux de l' industrie et du commerce. Leursarts grossiers, abandonnés aux mains les plus viles,ne pouvaient faire aucun progrès : ils étaient uneespèce de désordre dans l' état. Plusieurs travauxdes égyptiens semblent avoir demandé, pour leurexécution, des mains esclaves : tous ceux des grecsvoulaient des mains libres : ceux des phéniciens etdes carthaginois ne pouvaient convenir qu' à desnégocians ingénieux, qui mettent avant tout, larichesse et les entreprises hardies, ou les effortsdes arts par lesquels on peut l' acquérir ; à desesprits calculateurs, qui, sûrs de rendretributaires de leur industrie, toutes les nations unpeu civilisées, en y portant de nouvelles jouissanceset de nouveaux besoins, n' employent la force desarmes, que comme un voyageur en caravane, qui veutrendre sa route paisible. Les travaux des romains,si l' on peut se servir de ce mot, pour désigner lesentreprises d' un peuple conquérant et pillard,étaient encore au

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fond, les mêmes dans le tems de leur plus hautefortune, que dans celui où, pour vivre, ils étaientréduits à dérober les troupeaux et les gerbes deleurs voisins : leurs habitudes étaient celles d' unvoleur, qui rôde, toujours prêt à détrousser lespassans : et même en admirant l' énergie que Rome

déploya dans beaucoup de circonstances, et lesgrands caractères qui se formèrent dans son sein,on est forcé de convenir qu' elle ne fut jamais eneffet, qu' un grand repaire de voleurs publics ;jusqu' au moment où l' oppression qu' elle avait faitpeser sur l' univers, vint retomber sur elle-même, etla rendit le théâtre et la victime de tous lesdésordres, de tous les excès et de toutes les fureurs.L' union plus fraternelle introduite par l' esprit desecte, a souvent fait exécuter certains travaux, quen' eussent point tentés les mêmes hommes dans descirconstances, d' ailleurs heureuses, mais différentes.C' est aux habitudes sédentaires de quelques peuples,que sont dus la création et le perfectionnement decertains arts, tout à fait inconnus, ou beaucoupmoins cultivés chez les nations qui mènent une vieactive. Enfin, les sauvages rejettent généralementles occupations paisibles et plus fructueuses desnations civilisées, pour continuer à vivre au milieudes fatigues et des hasards : rien n' est plus vrai.Mais s' ils semblent préférer leur existence pénibleet précaire à tous les biens qu' un meilleur étatsocial peut seul garantir, c' est uniquement à lapuissance

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des habitudes, et non point assurément,comme l' ont avancé quelques déclamateurs, à lacomparaison raisonnée des deux genres de vie, qu' ilfaut l' attribuer.D' un autre côté, il est évident que les habitudesdes nations, comme celles des individus, dépendentle plus souvent de la nature de leurs travaux. Lagrande différence qui se remarque entre les peupleschasseurs et les peuples pasteurs, entre ceux quivivent de pêche et ceux qui cultivent la terre, entredes hordes errantes et des sociétés régulières,attachées au sol qui les nourrit : cette grandedifférence ne tient-elle pas essentiellement à cellede l' objet et du genre de leurs occupations ? Lesmoeurs des nations guerrières ne peuvent être cellesdes nations agricoles ; les navigateurs entreprenansne ressemblent point à des artisans timides, fixésdans leurs ateliers. Quelle en est la cause ?N' est-il pas sensible qu' il faut la chercherparticulièrement, et l' on pourrait direpresqu' uniquement, dans la nature des travauxqui remplissent la vie des uns et des autres ?De là dépend donc aussi la nature de leurssentimens et de leurs idées : certaines impressionsparticulières, liées à ces mêmes travaux, doivent

nécessairement ramener pour eux, chaque jour, et cesidées, et ces sentimens. Le caractère pillard despeuples nomades, le caractère perfide et cruel despeuples chasseurs, enfin, le caractère plus doux desagriculteurs, des commerçans, des artisansindustrieux,

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dont l' aisance et le bien-être sont plus assurés,se rapportent entièrement à la nature des soinsrespectifs auxquels ils se livrent, au genre demouvemens que ces soins exigent. S' ils se fussentadonnés aux mêmes occupations que les spartiates, lesathéniens seraient devenus hautains et cruels : lesentreprises de l' industrie et du commerce, la culturede la philosophie et des arts, auraient rendu lesspartiates aimables et polis comme les athéniens. Laférocité romaine ne s' adoucit jamais qu' imparfaitementpar le commerce des grecs plus éclairés, etmême par la culture des lettres, dans lesquelles lesromains furent presque leurs rivaux : et cela, parcequ' elle rejeta toujours avec dédain les travaux del' industrie manufacturière et du commerce, travauxles plus propres peut-être à civiliser rapidement unenation toute entière ; qu' elle méprisa les arts où lamain doit être employée, même ceux où cet organene fait qu' exécuter et rendre sensibles les créationsdu génie : aussi, Rome n' a-t-elle jamais pu compterparmi ses citoyens un seul sculpteur, un seulpeintre, un seul architecte digne d' être encore nomméavec éloge par la postérité.Maintenant, il ne s' agit plus que de savoir si leshabitudes et les travaux qui dépendent à différensdegrés les uns des autres, sont eux-mêmes soumisà l' influence du climat : telle est, en effet, ladernière question. Mais cette question n' est-ellepas résolue d' avance ? Du moins, pour écarter lepetit

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nombre de difficultés subtiles, dont on pourraitpeut-être encore l' embarrasser, ne suffit-il pas derappeler quelques considérations sommaires, ouquelques faits généralement connus ?Les habitudes d' oisiveté, d' indolence, appartiennentaux pays chauds : le climat les détermine presqueimpérieusement. Les habitudes d' activité, de

constance dans le travail, appartiennent aux paysfroids ou tempérés. Dans les terrains fertiles, dontla température est douce, les sens épanouis par unenature riante, et par la facilité de satisfaire lespremiers besoins, sont toujours ouverts auximpressions agréables. Les travaux assidus, leshabitudes régulières, les réflexions que ces travauxexigent, semblent étrangers à leurs habitans : legoût du plaisir, les affections vives, mais peudurables, forment le fond de leur caractère ; etleur légèreté même rend leur amabilité plus généraleet plus habituelle. Sur un sol, au contraire, oùla nature offre peu de moyens de subsistance, dontle séjour ne peut devenir habitable qu' à grands frais,les hommes sont forcés à la constance dans leursentreprises ; il faut qu' ils deviennent sobres,réfléchis, industrieux : l' art et le labeur peuventseuls triompher des localités ; les habitans ontbesoin de subjuguer le climat, s' ils ne veulent pasque le climat les dévore. Les fugitifs qu' on vitaller chercher dans les lagunes du fond del' Adriatique, un asyle contre les dévastations etcontre la tyrannie, qui, sous différens noms,désolèrent

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si longtems toute l' Italie, devaient absolumentchanger la face de ces marais infects, oupérir moissonnés par les maladies pestilentielles etpar la misère. Le sol de la Batavie devait imprimerà ses habitans un esprit laborieux, attentif, patient,soigneux jusqu' à l' excès ; il devait faire naître eneux des habitudes d' ordre et de parcimonie, lesforcer à se créer des genres d' industrie nouveaux,à s' emparer d' un grand commerce : en un mot, ilfallait que la Batavie couvrit son territoire demanufactures, et les mers les plus lointaines devaisseaux, ou qu' elle rendit à l' océan ce mêmeterritoire que la liberté et les soins les plusattentifs et les plus laborieux ont pu seuls arracherà ses envahissemens.Mais, pour descendre à quelques faits un peumoins généraux, le caractère du sol, la nature deses productions, la température des lieux, et leursrapports particuliers avec tout le voisinage,n' invitent-ils pas de préférence à la culture decertains arts ? Ne la commandent-ils pas même, enquelque sorte ? N' interdisent-ils point en même temscelles de certains autres arts, dont on ne peut s' yprocurer qu' avec peine et à grands frais lesmatériaux, ou les instrumens ? Sur les hautes

montagnes, où croissent spontanément des herbagesféconds, mais où la culture

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ne pourrait obtenir aucune autre récolte aussiprofitable, les hommes doivent se borner àl' éducation des troupeaux : ils deviennent pasteurs ;ils préparent le beurre, ils fabriquent le fromage :et le commerce de ces produits de leur industrie, oucelui de leurs animaux eux-mêmes, est souvent leseul noeud qui les unisse aux habitans des vallonsles plus voisins. Dans les plaines, où le labourageest plus facile, où les récoltes en grains, enlégumes, en fruits, sont plus riches et plus variées,les hommes deviennent agriculteurs. Sur le penchantdes heureux coteaux où la vigne prospère, ilsdeviennent vignerons. Au fond des bois, ils mènentune vie grossière ; et, pour ainsi dire, compagnonsdes bêtes farouches, ils deviennent, comme elles,sauvages et cruels. Les bords de la mer invitant àdes pêches plus hasardeuses, en même tems que pluslucratives, exercent le courage de leurs habitans,leur fournissent plus de réflexions sur l' art debraver les flots et les orages, développent en euxle goût des voyages lointains et des aventuresromanesques : enfin, et cette circonstance seulesuffit pour créer un genre particulier ettrès-étendu de travaux, ces mêmes bords offrentde nombreux entrepôts au commerce, et desasyles aux navigateurs.Et, pour ce qui regarde spécialement le commerce,nous pouvons observer que la nature decelui dont chaque peuple s' empare, est, pourl' ordinaire, déterminée par la situationgéographique

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du territoire, par le genre de ses productions :conséquemment les effets moraux du commerce engénéral, peuvent être souvent rapportés au climat.Les pays qui fournissent à l' homme une nourriturefacile, sur-tout quand la chaleur y vient encoreaugmenter le penchant à l' oisiveté qu' inspirel' abondance ; ces pays, énervent les forcescorporelles. Maismme on y a plus de tems pour laréflexion, l' esprit se développe plus complètement,les moeurs sont plus douces et plus cultivées. Dans

les pays froids, comme nous l' avons déjà ditplusieurs fois ailleurs, il faut des alimens plusabondans ; et la terre est souvent plus avare : maisaussi, de plus grandes forces musculaires y mettenten état de supporter les pénibles et longs travaux ;ces travaux, ou de violens exercices destinés à lessuppléer, y sont même nécessaires au maintiend' une santé vigoureuse. Ainsi donc, l' homme deces pays sera supérieur à celui des pays chauds,dans tous les travaux qui demandent un corpsrobuste : il lui sera souvent inférieur (et il leserait toujours, si les autres circonstances étaienttoujours égales) dans les travaux qui tiennent à laculture de l' esprit, particulièrement dans les artsd' imagination.La seule exploitation des mines pourrait facilementnous fournir un article étendu. Les idées,les goûts, les habitudes des mineurs, leur vie touteentière, en un mot, différe essentiellement de celle

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des autres hommes. Or, il est bien évident quecette différence dépend de la nature de leurstravaux, et que ces travaux eux-mêmes ne peuventavoir lieu, que dans un sol riche en matièresminérales ; c' est-à-dire, qu' à leur tour, ils sontpresque nécessairement déterminés par unecirconstance qui fait partie du climat.Chapitre xv.Mon intention n' est point de revenir ici, surl' influence morale des travaux, quoiqu' il fûttrès-facile d' appuyer de beaucoup de nouvellespreuves, ce que j' en ai dit dans le mémoireprécédent. Mais je crois convenable d' observerencore que tous les arts ne cultivent pas égalementtous les organes. Cette seule différence en metdéjà nécessairement beaucoup, dans leurs effets surles habitudes. Il y a très-peu de travaux manuels,par exemple, qui distribuent le mouvement d' unemanière égale dans toutes les parties du corps. Pourl' ordinaire, ils exercent outre mesure, celle qu' ilsemploient particulièrement ; ils laissent les autresdans l' inaction. Tantôt ce sont les bras, tantôtce sont les jambes qui se fortifient : c' est tour àtour, l' oreille, l' oeil, ou le tact qui seperfectionne. De là, dis-je, ces différencesobservées de tous tems, dans le cours des idées,dans les goûts habituels des artistes et desartisans divers. Lorsqu' un sens devient plus juste,

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ou lorsqu' il recueille plus de sensations, l' espritporte des jugemens plus sûrs, ou les idées semultiplient, sur les objets auxquels ce senss' applique spécialement. Il est d' ailleurs biencertain que la plupart de nos penchans tiennent audéveloppement de certains organes particuliers. Laforce des bras est loin de supposer toujours celledes jambes. Les correspondances du système font que leschangemens opérés dans une partie, tantôt secommuniquent à tout le système, tantôt uniquement àla partie la plus sympathique, soit pour augmenter,soit pour diminuer, soit enfin pour intervertir lesfonctions. Si donc, par exemple, certains travauxéveillaient souvent l' attention des organes de lagénération, ces travaux augmenteraient le penchantà l' amour, ou le goût de ses plaisirs ; ils feraientnaître en foule et prématurément, les idées et leshabitudes qui se rapportent à cette passion. S' il yavait, au contraire, des travaux dont l' effetconstant fut de prolonger l' enfance de ces mêmesorganes, ils empêcheraient longtems de naître, etdans la suite ils pourraient affaiblir beaucoup lesdispositions morales fondées sur le développementphysique qu' ils auraient suspendu.Mais ceci nous ramène plus directement encoreà l' influence des climats.En effet, certains pays hâtent évidemment, etd' autres retardent l' explosion de la puberté. Dansles pays chauds, elle prévient la terminaison de

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l' enfance : dans les pays froids, elle se manifeste àpeine au commencement de la jeunesse ; et, pourl' ordinaire, la force des organes du mouvement estalors déjà consolidée avant que les premiers désirsde l' amour se fassent sentir.Nous avons fait observer ailleurs, que cettecirconstance influe singulièrement sur toutes leshabitudes des peuples des pays chauds. Comme lesjeunes gens y sont très-souvent énervés avant que lecorps ait pris tout son accroissement, les hommeslanguissent dans un état d' impuissance précoce : etcet état leur est d' autant plus importun, qu' autourd' eux tout respire la volupté, tout leur en retracesans cesse les images, et va réveiller, dans leurcoeur éteint, les dernières étincelles du désir. Maisles sens ne se raniment pas toujours au gré del' imagination. Voilà pourquoi l' usage, et par

conséquent l' abus des drogues stimulantes, estpresque général dans les pays chauds. Or, cet abusachève d' user des corps radicalement affaiblis : illes livre à tous les dégoûts, et à toutes lesincommodités d' une vieillesse hâtive. Lesmaladies hypocondriaques les plus sombres,les penchans les plus bisarres et les plus égarés,l' immoralité la plus profonde, la cruauté la plusfroide, en sont fréquemment la suite fatale : etl' homme tout entier se trouve dénaturé par unenchaînement d' effets successifs, qui se rapportenttous à ce simple changement, introduit dans l' ordredu

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développement de certaines forces et de certainsbesoins.Mais les résultats d' une puberté précoce sontpeut-être encore plus remarquables et plus étenduschez les femmes que chez les hommes : et, parl' influence immédiate ou médiate des femmes sur lavie domestique et civile, ils prennent un nouveaudegré d' importance, relativement aux hommeseux-mêmes. On peut en suivre la trace jusques dansles plus intimes élémens de l' ordre social.Et d' abord, ces femmes qui deviennent pubèresau sein de l' enfance, avant que leur éducation soitmême commencée, peuvent-elles obtenir des hommesun autre genre d' affection que celui qui se fondesur l' attrait direct et momentané du plaisir ? Leursort n' est-il pas d' être sacrifiées à des maîtresimpérieux ? De devenir, tour à tour, les esclaves deleurs caprices, et les victimes de leurs dégoûts ?Pour que la femme soit la vraie compagne de l' homme ;pour qu' elle puisse s' assurer ce doux empire de lafamille, dont la nature a voulu qu' elle régitl' intérieur, il faut que toutes ses facultés ayenteu le tems de se mûrir par l' observation, parl' expérience, par la réflexion ; il faut que lanature lui ait fait parcourir toute la chaîne desimpressions, dont l' ensemble forme, si je puism' exprimer ainsi, les provisions véritables duvoyage de la vie. Sans cela, passant d' uneadolescence prématurée à une vieillesse plus

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prématurée encore, il n' y a presque point d' intervalle

pour elle, entre l' enfance du premier âge etcelle du dernier : et, dans toutes les deux, ellereste également étrangère aux vrais biens de la viehumaine ; elle n' en connaît que les longuesamertumes et les douleurs : heureuse encore lorsquel' irréflexion et l' ignorance sont assez complèteschez elle, pour la dérober au sentiment de ses maux,ou pour l' aider à s' y résigner stupidement, en ne luilaissant pas même soupçonner que sa destinée puisseêtre plus douce dans d' autres pays.Le retard de la puberté, lorsqu' il se prolonge tropavant dans la jeunesse, peut nuire sous quelquesrapports au développement des facultés intellectuelles.Mais il développe des corps vigoureux ; ilconserve aux sentimens une énergie, et, pour ainsidire, une fraîcheur particulière : or, ces avantagesparaissent compenser amplement quelques inconvénienspartiels et passagers.Je ne pèserai point sur ce double fait : il suffitde l' indiquer aux réflexions des penseurs. Ilsn' auront pas de peine à voir quelle puissanteinfluence le climat, par son action, sans doutetrès-incontestable à cet égard, peut indirectementexercer sur toutes les habitudes des individus etsur les principes même de l' ordre social.

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Chapitre xvi.Si l' opinion de ceux qui rapportent la différencedes langues à celle des climats, était solidementétablie, elle fortifierait beaucoup encore lerésultat général des recherches et de l' examenauxquels nous venons de nous livrer. Depuis Locke,on avait soupçonné l' influence des langues sur lesidées : depuis Condillac, on sait que les progrèsde l' esprit humain dépendent, en grande partie, dela perfection du langage propre à chaque science, etsur-tout de celui qui est commun à toute une grandenation. Ce philosophe, et quelques-uns de sesdisciples, ont même voulu ramener uniquement à deslangues bien faites chaque science en particulier, etla raison humaine en général. Il est certain que leslangues, plus ou moins bien faites, à raison descirconstances qui président à leur formation, etdu caractère des hommes qui les créent, paraissentgouverner bientôt les hommes, et par eux, fairenaître ou subjuguer les circonstances elles-mêmes.Ce fut le langage, comme le disent des fablesingénieuses, qui jadis réunit les hommes sauvages,adoucit leur férocité, leur bâtit des villes et desremparts, les fixa dans l' enceinte de ces villes et

dans l' état de société : en un mot, ce fut lui quileur donna des lois. Le sage ne découvre des véritésnouvelles qu' en épurant son langage, en lui donnantplus de précision. Le sophiste

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ne déguise ses erreurs qu' en laissant ou donnantavec art, aux mots qu' il emploie, des sensindéterminés. Un peuple dont la langue est bienfaite, doit nécessairement, à la longue, sedébarrasser de tous ses préjugés, porter leflambeau de la raison dans toutes les questions quil' intéressent, compléter les sciences, agrandirles arts : il doit donner des bases solides à saliberté, accroître journellement ses jouissanceset son bonheur. Un peuple dont la langue estmal faite, ne paraît guère pouvoir franchircertaines bornes dans les sciences et les arts ;il reste sur-tout nécessairement très en arrière,par rapport au perfectionnement de la société. S' ilveut avancer, c' est à tâtons qu' il le fait, etpresque au hasard. En s' agitant pour secouer l' erreur,il ne fait souvent que s' éloigner encore plus de lavérité. Il faut que la lumière lui vienne de sesvoisins, ou que des esprits éminens la fassent luiretout à coup à ses yeux, comme par une espèce derévélation : et ce n' est jamais alors, sans que salangue s' améliore considérablement, qu' il fait desprogrès réels.Voilà sur-tout ce qui fit des grecs un peuple sisupérieur, presque dès sa naissance, à tous les autrespeuples connus de son tems. Voilà pourquoi, si lesromains, en détruisant sa liberté, n' eussentbientôt fait dégénérer sa belle langue, ce même génie,qui avait inspiré tant de chefs-d' oeuvre de poésie etd' éloquence, qui déjà posait les véritables bases dela philosophie rationnelle et de la morale ; ce même

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génie allait marcher rapidement à tous les résultatsutiles, à toutes les vérités : il allait transformeren science, en art pratique, les sentimens profondsde ces âmes, les plus libres dont puisse s' honorerl' espèce humaine ; et ses efforts auraient sans doutehâté de plusieurs siècles les progrès de la véritableliberté.Voilà aussi pourquoi les chinois, qui, malgré cette

éminente sagesse que quelques personnes leurattribuent, sont, à plusieurs égards, une nation toutà fait barbare, resteront éternellement soumis auxpréjugés qui les gouvernent, ne feront aucune grandedécouverte, n' ajouteront rien peut-être à celles quileur ont été transmises par quelqu' autre peupleinventeur. Car, c' est sur-tout l' écriture qui faitprendre une forme régulière aux langues : c' est ellequi les perfectionne, en rendant plus sensibles leursbeautés et leurs défauts ; en conservant à jamais leursformes les plus heureuses et les plus belles ; enélaguant par degrés tout ce qu' elles ont de défectueux.Pour apprécier une langue, il suffit donc deconnaître le mécanisme des signes qui la représententà l' oeil. Nos langues d' occident, et les plus bellesde l' orient, reproduisent tous les mots avec un petitnombre de lettres diversement combinées. Dans lalangue chinoise presque chaque mot a son signe propre :l' étude de l' écriture exige donc un tems infini. Levague et l' indétermination du sens des mots, passanttout à tour du langage oral à l' écriture, et del' écriture

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au langage oral, produisent une confusion dontles plus savans ont toutes les peines du monde à setirer. Il est évident qu' une pareille langue n' estbonne qu' à perpétuer l' enfance d' un peuple, enusant sans fruit, les forces des esprits les plusdistingués, et en obscurcissant dans leur source mêmeles lumières de la raison.Mais la différence des langues, qui, sans doute,ne saurait être rapportée à un seul ordre de causes,dépend-elle véritablement, à plusieurs égards, del' influence des climats ? J' ai du penchant à lecroire : mais j' avoue cependant que cela ne me paraîtpas suffisamment prouvé. Quoique dans ces dernierstems, on ait fait d' heureuses recherches sur lesantiquités et sur l' origine des peuples ; quoiquemême on soit parvenu à déterminer avec assezd' exactitude les points du globe d' où plusieursd' entre eux sont partis, lors des émigrations quiles ont amenés sur leur territoire actuel, il estimpossible d' affirmer positivement que la languegrecque, par exemple, appartient au midi plutôt qu' aunord ; l' anglo-saxonne, mère de l' allemande et del' anglaise, à

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l' Europe plutôt qu' à l' Asie. Ainsi, dans untravail, d' où les hypothèses doivent être banniesd' autant plus sévèrement, qu' il a pour objetd' établir des vérités d' une grande importance pourla science de l' homme, je ne me permettrai pointd' appuyer ces vérités d' argumens encore douteux.Cependant, il est difficile de ne pas penser quela nature des impressions habituelles a dû modifierl' instrument qui sert à les combiner et à lesreproduire ; que leur caractère sombre ou riant,âpre ou doux, profond ou passager, doit se retrouver,à certain degré, dans leurs signes représentatifs.En un mot, l' homme qui vit sous un ciel heureux, sousdes ombrages frais, au milieu des émanations desfleurs, qui n' entend habituellement que le chant desoiseaux et le murmure des sources vives et limpides,ne doit ni s' exprimer par les mêmes sons, ni lesappuyer du même accent et des mêmes inflexions devoix, que l' homme qui vit entouré des horreursd' une nature sauvage, qui se perd chaque jour dansde noires et profondes forêts, dans les gorges demontagnes inaccessibles, hérissées de rocs et deneiges éternelles ; qui n' entend que les mugissemensd' une mer irritée, ou les torrens qui tombent dansdes abîmes sans fond. Des circonstances, des images,des sensations si différentes, ne peuvent manquerd' agir sur tous les organes humains, éminemmentimitateurs : et le phénomène inexplicable serait quele langage, c' est-à-dire le tableau fidèle desimpressions

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reçues, ne s' en ressentît pas. Il est bien certainque le climat influe sur l' état habituel et sur lesdispositions des organes de la voix : or, cesdispositions et cet état pourraient-ils ne pasinfluer à leur tour sur le choix des sons, et lechoix des sons sur le caractère général du langage ?Aussi, n' a-t-on pas manqué d' observer des traitsd' analogie, entre les langues et le climat desnations qui les parlent : on a vu ou l' on a cru voirque certains sons, certains accens, certainesaspirations, et les proportions différentes entre lenombre des consonnes et celui des voyelles, peuventservir à distinguer les langues propres auxdifférentes latitudes, ou plutôt aux différentescirconstances physiques, prises toutes dans leurensemble, et considérées dans les cas où leurinfluence doit avoir le plus d' intensité. Madame DeStaël a même essayé de tracer, dans un ouvrage plein

d' idées profondes et de vues neuves, la ligne dedémarcation entre la littérature du nord et celle dumidi, qu' elle regarde comme formant les deux grandesdivisions de toute littérature connue : et quoiqu' onpuisse ne pas être de son avis dans la préférencequ' elle donne à celle du nord, il est impossible denier qu' elle ne les ait caractérisées l' une et l' autre,avec autant d' exactitude que de talent.Mais, je le répète, nous laisserons ici de côté,les preuves qui pourraient se tirer de la différencedes langues sous les diverses latitudes ; et de leur

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analogie dans des circonstances locales identiques,ou ressemblantes. L' influence du climat sur leshabitudes morales de l' homme, est, en quelque sorte,surabondamment prouvée d' ailleurs ; et l' examenque nous venons de faire, j' ose le dire, avec uneentière impartialité, ne me paraît pas pouvoirlaisser, sur ce point, le moindre doute dans lesesprits.On se demandera peut-être, comment une véritési simple et si frappante a pu, dans un sièclede lumières, être méconnue par des hommes quiont eux-mêmes contribué si puissamment aux progrèsde la raison. Cela ne viendrait-il pas de ce qued' autres philosophes avaient établi d' une manièretrop absolue, et comme fait général, la correspondancedu caractère du climat avec celui du gouvernement ?Car, véritablement, aussitôt qu' on en vientaux applications particulières, de nombreux exemples

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prouvent qu' il n' y a rien de moins général quecette correspondance : par conséquent, la doctrinesur laquelle son auteur prétend la fonder, péche enquelque point, puisqu' un de ses principauxrésultats est contredit par les faits. Mais aussi cen' est point là la vraie doctrine d' Hippocrate. Cemédecin-philosophe reconnaît que les habitudesmorales d' un peuple sont le produit d' une foule decauses, très-distinctes les unes des autres : ilattache das leur évaluation comparative, autantd' importance aux institutions sociales, que l' a pufaire Helvétius lui-même ; et nous allons en voir lapreuve, dans une dernière citation de son traitédes airs, des eaux et des lieux . Mais

Hippocrate pensait que l' action du climat doit êtrecomptée pour beaucoup ; il la regardait comme une deces forces constantes de la nature, dont les effetssont toujours assurés à la longue, parce que l' hommene peut guère leur opposer que des résistancespartielles, et transitoires, comme lui-même : et lesmoyens employés pour la combattre, venant à cesserd' agir, cette action reprend toute sa force, etreproduit bientôt des phénomènes qui n' étaient, pourainsi dire, que suspendus. Cette considérationnécessaire aux médecins et aux moralistes, ne l' estpas moins aux idéologistes et aux législateurs. Cesderniers la négligeront sans doute, quand il s' agirade coordonner ces lois éternelles et générales, dontles motifs, communs à tous les tems et à tous leslieux,

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sont placés par la nature, dans l' organisation mêmede l' homme, et dans les dispositions constantes dela sensibilité : mais elle pourra leur fournir deslumières, pour le choix de certaines institutions,qui ne sauraient être les mêmes, ni produire lesmêmes effets dans tous les pays.Voici le passage d' Hippocrate dont je viens deparler. L' auteur, après avoir décrit le climat del' Asie, et déterminé les effets moraux qui, selonlui, ne peuvent manquer d' en résulter, poursuiten ces mots :" mais ici, les institutions politiques ont secondépuissamment l' action des circonstances locales ;elles en ont singulièrement aggravé les mauvaiseffets. Etc. "

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Hippocrate compare encore sous ce point de vue,les européens aux asiatiques. " si les premiers,dit-il, ont une supériorité si marquée sur lesderniers, c' est qu' ils ne vivent point, comme eux,sous des rois. Les peuples soumis aux volontésarbitraires d' un seul, sont nécessairement lâches.Des âmes foulées et dégradées par la servitude,perdent bientôt tout ressort et toute vertu. "

DIXIEME MEMOIRE

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considérations touchant la vie animale, lespremières déterminations de la sensibilité,l' instinct, la sympathie, le sommeil et ledélire. première section.Chapitre i.Introduction.En commençant ce mémoire, je crois devoir rendrecompte de quelques changemens que l' exécutiondes premières et principales parties de montravail m' a paru nécessiter dans celles qui restentencore à terminer. La première exposition duplan annonçait que l' instinct, la sympathie, lesommeil et le délire, seraient l' objet d' autant demémoires séparés, où mon intention étaiteffectivement de développer la théorie de ces diversphénomènes. Liés, par des relations nombreuses, avecceux qui

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constituent l' action de la pensée, et la formationdes penchans, ils m' avaient semblé ne pouvoir êtreexpliqués avec trop de soin dans un ouvrage qui apour but de rattacher ces derniers phénomènes auxlois de l' organisation et aux opérations immédiatesde la vie. Mais en rassemblant les idées relatives àces différentes questions, je n' ai pas été longtems àm' apercevoir que pour les rendre complètes, pouren faire un corps de doctrine, il faudrait entrerdans des détails beaucoup trop étendus ; que peut-êtremême elles exigeraient un appareil de preuves,capable de faire, en quelque sorte, perdre de vuenotre objet principal. C' eut été presqu' un autreouvrage, suite naturelle, il est vrai, mais non partienécessaire du premier. J' ai donc cru devoir resserrerce plan, trop vaguement circonscrit, et meborner à réunir, dans un seul cadre, toutes lesconsidérations par lesquelles ces différentesquestions particulières se trouvent liées avec notrevéritable sujet. Ce sujet n' est déjà que trop vastepar lui-même. Voulant n' y laisser, s' il est possible,rien d' obscur et de vague, je me vois même forcé derevenir encore sur les premières déterminations dela sensibilité : car il faut se faire des idéescomplètement justes de ces opérations fondamentales,pour bien entendre une foule d' actes inaperçus etdélicats, dont la cause se confond avec l' organisationelle-même.

Ainsi, je traiterai sommairement, dans ce mémoire,de la vie animale et des premières déterminations

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sensitives : je reviendrai sur l' instinct et surles sympathies : enfin, je hasarderai, touchant lathéorie du sommeil et du délire, un petit nombred' idées dont on trouve le premier germe dans lesdoctrines enseignées par les deux célèbres écoles deMontpellier et d' édimbourg ; mais dont la justessene me semble pouvoir être vérifiée et reconnue,que dans notre manière de concevoir l' action desextrémités sentantes et du centre nerveux.Je crois devoir aussi rappeler que, dans le mémoirequi traite de l' influence morale des tempéramens,j' avais annoncé quelques réflexions sur celledes tempéramens acquis ; et je me proposais demettre ces réflexions à la suite du mémoire surl' influence du régime ; mais comme les tempéramensacquis dépendent, en grande partie, des habitudesintellectuelles et des passions, il m' a paru plusconvenable de déterminer d' abord, en quoi consistela réaction du moral sur le physique, et de fixerla véritable étendue de son influence, avant deparler d' une forme accidentelle de l' économieanimale, qui dépend du concours de plusieurs causesréunies, parmi lesquelles il faut compter pourbeaucoup l' énergie de cette même réaction.Tel est donc l' ordre définitif des dernières partiesde ce travail.

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Chapitre ii.de la vie animale. les circonstances qui déterminent l' organisationde la matière, sont couvertes, pour nous, d' épaissesténèbres : vraisemblablement, il nous est à jamaisinterdit de les pénétrer. Quand même nousparviendrions à lever quelques coins du voile,c' est-à-dire, à faire dépendre une partie desphénomènes propres aux corps organisés, d' autresphénomènes plus généraux déjà connus, nous nousretrouverions toujours dans le même embarrasrelativement au fait principal, qui ne peutreconnaître pour cause, que les forces actives etpremières de la nature, desquelles nous n' avons nine pouvons avoir aucune idée exacte. Cette

considération ne doit cependant pas nous empêcherde multiplier les observations et les expériences :efforçons-nous, au contraire, d' éclaircir, dans lesmystères de l' organisation, tous les points quipeuvent être du domaine des unes et des autres. Carune science a des fondemens inébranlables, lorsquetoutes les déductions en peuvent être rapportées àdes principes simples, fixes et clairs : elle estcomplète, lorsque les recherches et l' analyse ontinvariablement déterminé, dans ces mêmes principes,tout ce qui peut être soumis à nos moyens deconnaître. Et même on peut être

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bien sûr que l' homme n' a jamais un besoin véritablede franchir les bornes prescrites à ses facultés ; cequ' il ne peut apprendre lui est inutile : une vainecuriosité peut entraîner ses voeux au delà de lasphère assignée à sa nature ; mais il ne lui importesérieusement de savoir que ce que peuvent saisir sessens et sa raison.Quelques difficultés que présentent les recherchesrelatives à ces opérations secrètes, par lesquellesla nature transforme les corps les uns dans lesautres, il n' en est pas moins certain que le génieobservateur et l' art expérimental ont déjà résolusur ce point plusieurs questions importantes ; ilsont porté leur flambeau dans des obscurités qu' onpouvait regarder comme impénétrables. Pourquoi lesprincipes élémentaires dont se forment les corpsorganisés, ne seraient-ils pas un jour reconnus avecla même exactitude que ceux qui, par exemple,entrent dans la composition de l' air atmosphérique etde l' eau ? Pourquoi les conditions nécessaires pourque la vie se manifeste dans les animaux, neseraient-elles pas susceptibles d' être reconnues etdéterminées, aussi bien que celles d' où résultent lafoudre, la grêle, la neige, etc. ; ou que celles,plus éloignées encore peut-être de la simpleobservation, qui poussent différentes substances àformer de rapides combinaisons chimiques, et leurfont contracter, sous ces formes nouvelles, unefoule de propriétés que,

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dans leur état d' isolement, ces substances nepossèdent pas ?

J' avoue que dans le moment actuel, nous avonsencore peu de lumières sur cet important objet.Cependant, les considérations suivantes prouveront, jecrois, que plusieurs des données du problêmeappartiennent à un ordre de phénomènes, dont on adéjà dérobé les causes à l' obscurité qui lesenveloppait ; et les autres paraissent, d' après toutesles vraisemblances, devoir céder aux mêmes moyensméthodiques d' investigation.Et d' abord, nous sommes dès aujourd' hui suffisammentfondés à regarder comme chimérique cettedistinction, que Buffon s' est efforcé d' établir, dela matière morte et de la matière vivante, ou descorpuscules inorganiques et des corpuscules organisés.Les végétaux peuvent vivre et croître par le seulsecours de l' air et de l' eau, qui ne renferment, dansleur état naturel, que de l' oxigène, de l' hydrogèneet de l' azote. En décomposant le gaz acidecarbonique, qui, dans certaines circonstances,flotte à la surface de la terre, emporté par lemouvement

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de l' air ; les végétaux s' en approprient le carbone,et laissent l' oxigène libre, comme des expériencesdirectes l' ont montré clairement. Il paraît même qu' ilspeuvent décomposer le gaz hydrogène sulfuré, quoiquesa présence, sur-tout lorsqu' il est très-abondant,soit vraisemblablement plutôt nuisible qu' utile àplusieurs espèces de plantes : ils décomposent aussil' hydrogène carboné, dont les funestes effets surl' économie animale semblent particulièrement mitigéspar la végétation dans les endroits où de grands etbeaux arbres environnent les marais qui l' exhalent :enfin, les végétaux absorbent la lumière, ou dumoins ils y puisent un élément qui doit entrer dansleur combinaison, et dont l' absence produit toujoursdirectement une débilitation sensible de leur vieparticulière et de leurs propriétés.Ces principes constitutifs qu' on retrouve, enquelque sorte, à découvert dans les diverses partiesdes végétaux, suffisent souvent pour leur donner undéveloppement complet, et pour produire, dansleurs différentes parties, ces substances nouvellesqui, non seulement fournissent un aliment immédiataux animaux, mais qui tendent encore directementelles-mêmes à s' animaliser. Car l' expérience nousapprend qu' il n' est aucune substance végétale connuequi, placée dans des circonstances convenables, nedonne naissance à des animalcules particuliers, danslesquels la simple humidité suffit pour la

transformer,

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et presque toujours à l' instant. Ici, nous voyons avecévidence la nature qu' on appelle morte , liée, parune chaîne non interrompue, avec la nature vivante ;nous voyons les élémens inorganiques secombiner, pour produire différens corps organisés ;et des produits de la végétation, sortent la vie et lesentiment, avec leurs principaux attributs. Ainsidonc, à moins qu' on ne suppose que la vie estrépandue par-tout, et seulement déguisée par lescirconstances extérieures des corps, ou de leursélémens (ce qui serait également contraire àl' hypothèse), il faut nécessairement avouer que,moyennant certaines conditions, la matière inaniméeest capable de s' organiser, de vivre, de sentir.Or, maintenant, quelles sont ces conditions ? Sansdoute, nous les connaissons encore très-mal. Maissont-elles, en effet, de nature à rester toujoursinconnues ? Il est difficile de le penser, lorsqu' onvoit que l' art peut non seulement reproduire lesvégétaux à l' aide de plusieurs de leurs parties, qui,dans l' ordre naturel, ne sont pas destinées à cettefonction, mais encore reconnaître les circonstancescapables de seconder ou de troubler le succès :lorsqu' on voit qu' il peut dénaturer leurs espèces, enfaire éclore de nouvelles, et créer des racesparticulières d' animaux ; c' est-à-dire, par desaltérations déterminées qu' il fait subir à certainscorps, y développer de nouveaux principes devitalité, et faire naître, en

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quelque sorte à plaisir, des êtres qui n' ontpoint dans la nature d' analogue connu.Mais ce que l' art produit par certains procédés,la nature le produit plus souvent encore par sesécarts. Sur les arbres malades se forment denouvelles végétations, qu' on n' y découvre point dansl' état de santé parfaite ; il s' y développedifférentes espèces de petits insectes, dont ellessont la demeure, et dont la formation dépenduniquement de la présence, et même du caractère dela maladie. On trouve sur les quadrupèdes, sur lesoiseaux, et dans différentes parties de leurs corps,des peuplades d' animalcules très-variés, que l' on

peut, à juste titre, regarder comme desdégénérations de la substance même de l' individu.Chaque classe d' êtres vivans, et chaque genred' altération dont leurs fonctions vitales sontsusceptibles, amènent au jour des races inconnues,et qui semblaient ne devoir jamais exister.Plusieurs parties du corps de l' homme présententjournellement de ces générations fortuites,dues, soit directement à la faiblesse des fonctions,soit indirectement à la mixtion irrégulière deshumeurs. Il se forme souvent des vers dans lesintestins des enfans ; parce que leurs organes encoredébiles,

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sont ordinairement incapables de compléterles digestions, et que chez eux, le canal alimentaireest habituellement tapissé de matières muqueuses,auxquelles l' influence de la vie a déjà faitsubir un commencement d' animalisation. La mêmechose arrive aux adultes dont l' estomac est faible,et qui digèrent mal.On peut suivre, en quelque sorte, à l' oeil, lesdifferens degrés de cette organisation, puisqu' onvoit assez fréquemment, sur-tout après l' usage despurgatifs drastiques, sortir des lambeaux de cesvers, à peine ébauchés, traînant avec eux desportions plus ou moins considérables de glaires,dans lesquels les parties organisées vont s' évanouiret se fondre par d' insensibles dégradations. Dansune maladie particulière, qui vraisemblablementexerce sa principale influence sur les reins et surla vessie, les urines charrient de petits insectesnoirs et cornus, visibles à l' oeil non armé, lesquelssont très-certainement le produit accidentel de lamaladie ; car ils disparaissent bientôt, lorsque sesvrais remèdes, les balsamiques et les toniques ontété mis en usage dans un traitement régulier. Lamaladie pédiculaire, qui s' observe assez souvent chezles vieillards, et même chez quelques hommes de l' âgeconsistant, quand les humeurs et le tissu cellulaireviennent à se décomposer, est absolument du mêmegenre. Tous ces insectes sont évidemment le produitde certaines circonstances propres au corps

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humain ; puisqu' ils ont (du moins pour la plupart)

des caractères distinctifs qui ne se retrouvent pointdans des espèces formées ailleurs, et que ceux mêmequ' on rencontre dans les intestins de différenspoissons, comme les fascia lata , existentquelquefois déjà tout formés dans le corps del' enfant, avant son expulsion de la matrice. Jen' entreprendrai point, au reste, de déterminer si cesgénérations ont lieu spontanément, ou par le moyendes germes. On peut observer seulement que lespersonnes qui veulent que, sans germe, il ne puisse yavoir de génération, doivent, en même tems, établirque ceux de toutes les espèces possibles, sontrépandus par-tout dans la nature, attendant lescirconstances propres à les développer : ce qui n' est,au fond, qu' une autre manière de dire que toutes lesparties de la matière sont susceptibles de tous lesmodes d' organisation.Mais, pourquoi jugerions-nous nécessaire d' admettrel' existence de prétendus corpuscules qu' onne peut ni saisir, ni rendre sensibles ? Pourquoiregarderions-nous comme l' explication du phénomènele plus important de la nature, ce mot si vague degerme , que les dernières expériences sur lavégétation et même sur la génération proprement ditedes animaux, rendent bien plus vague encore ? Eneffet ; d' après les résultats de ces expériences, ilparaît déjà beaucoup moins difficile de reconnaître lanature des matériaux dont se forment immédiatementles embryons :

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il est même probable que les circonstances quiprésident à leur premier développement, dansl' ordre le plus naturel, ne sont pas toujoursindispensables pour les faire éclore ; et lesphysiciens semblent être dans ce moment, à la veillede déterminer au moins une partie des changemensqu' éprouve la matière, en passant de l' étatinorganique, à celui d' organisation végétale, et dela vie incomplète d' un arbre, ou d' une plante, àcelle des animaux les plus parfaits. Enfin, nousn' éprouverions plus aujourd' hui peut-être, aucunétonnement, si les expériences finissaient parprouver qu' il suffit que des portions de matière,dans un certain état déterminé, se rencontrent et sepénètrent, pour produire des êtres vivans, doués decertaines propriétés particulières : comme ilsuffit qu' un acide et une base alkaline, outerreuse soient mis en contact, dans un étatfavorable à leur combinaison, pour qu' il en résulteun nouveau produit chimique, dont la cristallisation

suit des lois constantes, et dont les qualitésn' ont plus aucun rapport avec celles de ses élémens.

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Les anciens disaient, que si la vie est la mère dela mort, la mort, à son tour, enfante et éternisela vie ; c' est à dire, en écartant les métaphores,que la matière est sans cesse en mouvement, qu' ellesubit des changemens continuels. Il n' y a point demort pour la nature : sa jeunesse est éternelle,comme son activité et sa fécondité : la mort estune idée relative aux êtres périssables, à ces formesfugitives sur lesquelles luit successivement lerayon de la vie ; et ce sont ces transmutations noninterrompues, qui constituent l' ordre et la marche del' univers.Dans le passage de la mort à la vie, commedans celui de la vie à la mort, il n' est pas toujoursabsolument impossible de suivre les opérations dela nature, ou les changemens que subit la matière.Sur l' ardoise et la tuile de nos toits, nous voyonsl' action de l' air et de la pluie faire éclore desmoisissures, des mousses, des lichens ; et de leursubstance, naissent bientôt des animalculesparticuliers. Les laves rejetées du sein de laterre en convulsion, ces matières minérales sidiverses, mais toutes plus ou moins incomplètementréduites à l' état vitreux, par la puissance desfeux souterrains, se décomposent à l' air, avec letems ; leur surface se ternit, devient friable, secouvre de végétations, d' abord informes, et sansutilité directe pour les grands animaux : maisdéjà dans leur sein se forment et vivent desmyriades d' espèces inaperçues, dont les

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débris joints à ceux de ces premières végétations,augmentent chaque jour les couches de l' humus :les générations succèdent aux générations, les racesaux races ; et leurs restes entassés et décomposéspar l' action de l' air atmosphérique et de l' eau,préparent le moment où la riche verdure des planteset des arbres appellera bientôt les espèces plusdéveloppées, qui nous semblent plus dignes decouvrir et d' animer le sein de la terre. C' est ainsique la plupart des îles du grand océan, que nousappelons improprement mer du sud , reposent sur

des noyaux, ou sur des roches qui sont l' ouvraged' autres espèces, non moins imperceptibles,d' insectes marins : et c' est encore ainsi que,sorties par degrés du sein des eaux, où cestravailleurs infatigables font incessamment végéterde si puissantes masses, elles montent, viennentéprouver à la surface, les alternatives de lasécheresse et de l' humidité, l' action des gazélémentaires dont l' air et l' eau se composent,l' influence des météores, celle du soleil et dediverses saisons ; et par des altérations graduelles,analogues à celles des laves, on les voit se couvrirsuccessivement, de toutes les races végétales etanimales, que la nature des matériaux primitifs decette terre nouvelle est capable

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de faire naître, et que le climat adopte sans tropd' efforts.Demanderait-on si l' homme et les grands animaux,que nous ne voyons plus aujourd' hui se reproduireque par voie de génération, ont pu, dansl' origine, être formés de la même manière que desplantes à peine organisées, et des ébauchesgrossières d' animalcules ? Nous l' ignoronsabsolument, et nous l' ignorerons toujours. Le genrehumain n' a pu se procurer aucun renseignement exacttouchant l' époque primitive de son existence : il nelui est pas plus donné d' avoir des notions précisesrelativement aux circonstances de sa formation, qu' àchaque individu en particulier, de conserver lesouvenir de celle de sa propre naissance ; et il abien fallu invoquer le secours d' une lumièresurnaturelle, pour persuader aux hommes ce qu' ondevait croire à cet égard.Il est certain que les individus de la race humaine,les autres animaux les plus parfaits, et mêmeles végétaux d' un ordre supérieur, ne se forment

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plus maintenant sous nos yeux, que par des moyensqui n' ont aucun rapport avec cette organisationdirecte de la matière inerte ; mais il ne s' ensuitpoint qu' ils ne puissent en effet être produits pard' autres voies, et qu' ils n' aient pu l' êtreoriginairement d' une manière analogue à celle qui,maintenant encore, amène au jour toutes ces espèces

nouvelles d' animalcules ignorés. Car une fois douésde la puissance vitale, ces derniers, du moinsplusieurs d' entr' eux, se reproduisent aussi par voiede génération. Dès lors, la perpétuation de leursespèces respectives est assujétie, tantôt à l' undes deux modes propres aux races plus parfaites,tantôt à un troisième, qui se compose, en quelquesorte, des deux. Si donc on voulait leur appliquerle même raisonnement, puisqu' on les voit naître lesuns des autres, ils n' auraient pu, dans l' origine,éclore du sein d' aucune matière inanimée : or, cetteconclusion, démentie par le fait, porteraitentièrement à faux. Et peut-être, à cet égard,des idées plus justes que nous ne le pensons,étaient-elles présentes aux auteurs des genèses,que l' antique Asie nous a transmises, lorsqu' ilsdonnaient la terre pour mère commune à toutes lesnatures animées qui s' agitent et vivent sur sonsein.Enfin, il n' est point du tout prouvé que lesespèces soient encore, aujourd' hui, telles qu' aumoment de leur formation primitive. Beaucoup de faitsattestent, au contraire, qu' un grand nombre des

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plus parfaites, c' est-à-dire, de celles qui sont leplus voisines de l' homme par leur organisation,portent l' empreinte du climat qu' elles habitent, desalimens dont elles font usage, des habitudes auxquellesla domination de l' homme, ou leurs rapports avecd' autres êtres vivans, les assujétissent. Les faitsattestent encore qu' elles peuvent éprouver certainschangemens fortuits, dont on ne saurait assigner lacause avec une entière exactitude ; et que tous cescaractères accidentels qu' elles doivent, tantôt auhasard des circonstances, tantôt à l' art et auxtentatives expérimentales de l' homme, sontsusceptibles de rester fixes dans les races, et des' y perpétuer jusqu' aux dernières générations. Lesdébris des animaux que la terre recèle dans sesentrailles, et dont les analogues vivans n' existentplus, doivent faire penser que plusieurs espèces sesont éteintes, soit par l' effet des bouleversemensdont le globe offre par-tout des traces ; soit parles imperfections relatives d' une organisation, quine garantissait que faiblement leur durée ; soitenfin par les usurpations lentes de la race humaine :car toutes les autres doivent, à la longue, céder àcette dernière tous les espaces qu' elle est en étatde cultiver ; et bientôt sa présence en bannitpresqu' entièrement celles dont elle ne peut attendre

que des dommages.Mais cette belle découverte, particulièrement dueaux recherches de notre savant confrère Cuvier,pourrait aussi faire soupçonner que plusieurs des

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races existantes ont pu, lors de leur premièreapparition, être fort différentes de ce qu' ellessont aujourd' hui. L' homme, comme les autresanimaux, peut avoir subi de nombreuses modifications,peut-être même des transformations importantes,durant le long cours des siècles dont le passage estmarqué sur le sein de la terre, par d' irrécusablessouvenirs. Et si l' on ne voulait accorder, pour ladurée totale du genre humain, que l' espace de temsécoulé depuis la dernière grande révolution du globe,laquelle semble en effet ne pas remonter très-hautdans l' antiquité, il serait encore possible de noter,pour ce court intervalle, plusieurs changemensessentiels survenus dans l' organisation primitive del' homme ; changemens dont l' empreinte, rendueineffaçable chez les différentes races, caractérisetoutes leurs variétés. Mais cette hypothèse, quitend à établir la nouveauté de l' espèce humaine,paraît entièrement inadmissible : on ne peut dumoins l' appuyer de preuves valables ; et il s' élèvecontr' elle de grandes difficultés.D' abord, non seulement cette vaste convulsion duglobe, mais encore plusieurs autres plus anciennes,restent gravées, par des traditions générales, dansle souvenir des hommes : les histoires et lesantiquités de presque toutes les nations en conserventdes vestiges durables ; les imaginations en ont étélongtems saisies d' effroi ; et plusieurs religionssemblent avoir eu pour but principal de consacrer les

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circonstances de ces terribles événemens. Or,comment toutes ces notions seraient-elles généralementrépandues, si l' existence des hommes en société ne sereportait à des époques fort antérieures ? Car,voulût-on rejeter indistinctement tous les récitsrelatifs à ces mêmes époques, on n' en est pas moinsforcé de reconnaître, que des hommes ignorans,imbécilles, grossiers, tels qu' ils sortent des mainsde la nature, n' auraient pu se faire d' idée, ni d' unétat de la terre différent de celui qu' elle offrait à

leurs yeux, ni sur-tout de la catastrophe à laquellece changement était dû, puisque, suivant l' hypothèse,il aurait précédé leur naissance. Mais, en outre, ladifficulté de concevoir la première formation del' homme et des autres animaux les plus parfaits, estd' autant plus grande, qu' on la place dans des temsplus voisins de nous ; qu' on suppose l' état de laterre plus semblable alors à celui qu' elle présentede nos jours ; et qu' enfin l' on ne veut tenir aucuncompte des variations que peuvent avoir subies lesraces qui paraissent maintenant les plus fixes. Maisn' est-on pas forcé d' admettre la grande antiquité desanimaux, attestée par leurs débris fossiles, qui serencontrent à des profondeurs considérables de laterre ? Pourrait-on nier la possibilité desvariations que le cours des âges et les violentesconvulsions de la nature ont pu leur faireéprouver ; variations dont nous avons encore defrappans exemples sous nos yeux, malgré l' état duglobe, bien plus stable de nos jours,

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et malgré le jeu paisible des élémens ? Cesbouleversemens réitérés, dont l' aspect géologiquede la terre démontre l' antiquité, l' étendue etl' importance, peuvent-ils maintenant être révoquésen doute ? Et ne faut-il pas enfin tenir compte deschangemens plus étendus, et plus importans encorepeut-être, qu' ils ont nécessairement produits à sasurface ? Or, si l' on se fait une juste idée de cettesuite de circonstances, auxquelles les racesvivantes, échappées à la destruction, ont dûsuccessivement se plier et se conformer, et d' oùvraisemblablement, dans chaque circonstanceparticulière, sont nées d' autres races toutesnouvelles, mieux appropriées à l' ordre nouveaudes choses ; si l' on part de ces données, les unecertaines, les autres infiniment probables, il neparaît plus si rigoureusement impossible derapprocher la première production des grands animauxde celle des animalcules microscopiques. Cesderniers êtres, productions ultérieures etsingulières, qui n' appartiennent pas moins, enquelque sorte, à l' art qu' à la nature, ne semblent-ilspas en effet destinés à nos expériences et à notreinstruction ; puisqu' on peut les tirer à volontédu sein du néant, en changeant les simplesdispositions physiques, ou chimiques des matièresqui doivent les former ? Et sans lever entièrementpar là le voile de la nature, ne peut-on pas dumoins porter un commencement de clarté dans ces

ténèbres, que les préjugés et le

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charlatanisme peuvent seuls vouloir s' efforcerd' épaissir ?Chapitre iii.Si nous voyons la matière passer successivementpar tous les degrés d' organisation et d' animalisation,nous pouvons la voir aussi parcourir, enredescendant vers l' état de mort le plus absolu, lachaîne qu' elle a parcourue en s' élevant à l' état devie le plus parfait. Les matières animales, dans leurdécomposition, laissent échapper des gaz dont lesvégétaux s' emparent avec avidité, et qui leurprocurent un développement plus rapide, unefructification pus abondante : car, ces gaz sont lesmêmes que nous avons dit entrer directement dans leurorganisation ; et ils n' ont, en quelque sorte,besoin que d' une circonstance favorable, pourdevenir arbres, ou plantes, fleurs et fruits.Les charpentes osseuses de tous les quadrupèdes,

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de tous les oiseaux, et sur-tout celles desdifférentes espèces de poissons et de coquillages,entassées par épaisses et vastes couches, dans lesein de la terre, y forment des bancs de diversesterres calcaires ; et leur accumulation finiraitpeut-être par dessécher le globe, à cause de lagrande quantité d' eau qui entre dans cette nouvellecombinaison, si la nature ne savait l' en retirer parl' action des feux souterrains, ou par d' autresprocédés plus lents. Or, sans aucune élaborationpréparatoire, ces mêmes terres sont, pour laplupart très-propres à hâter et à perfectionner lavégétation : et cet effet, elles le produisent soiten livrant les gaz de leur eau décomposée soiten laissant échapper plus immédiatementdes quantités considérables de gaz acidecarbonique ; soit encore en favorisant, dans lesterres auxquelles on les associe, une plus prompteou plus abondante absorption de l' oxigène de l' air.

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Si l' on réduit en poudre grossière, et qu' onabandonne à leur décomposition spontanée desmatières végétales riches en mucilage, comme, parexemple, des amandes dans lesquelles cette substancesert d' intermède à la mixtion de l' huile ; au boutd' un tems plus ou moins long, on s' aperçoit que cesmatières se réduisent d' elles-mêmes en poudre plusfine, et que leur volume diminue graduellementd' abord : l' oeil nu n' y remarque du reste, aucunautre changement, si ce n' est celui de la couleur,qui paraît un peu plus sombre et plus foncée. Mais,à l' aide d' un bon microscope, on trouve dès lors,presque toute la substance oléo-muqueuse,transformée en des myriades d' animalcules d' une ou dedeux espèces différentes, qui s' agitent avecvivacité, s' emparent des débris d' amandes altérées, sedévorent mutuellement, pullulent tant qu' ilstrouvent quelque chose à dévorer, périssent lorsqueles moyens de subsistance leur manquent, et dont lescadavres paraissent produire d' autres animalculesplus petits, lesquels en laissent eux-mêmes à leurtour, d' autres encore après eux. Et vraisemblablement,ces destructions et reproductions se succèdentainsi, pendant beaucoup plus de tems que je n' aipu l' observer. Mais le moment vient où les plusfortes lentilles des microscopes ne découvrent

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plus aucune trace de mouvement, où tout semblerentrer dans l' état de repos et d' insensibilité leplus absolu. Alors, la poudre des amandes est d' uneextrême ténuité : elle a perdu les cinq sixièmes,au moins, de son volume : et l' on n' y reconnaît quequelques restes d' écorces, préservées par leuramertume et par leur qualité résineuse, de ladécomposition, et de la dent vorace des animalcules.Ici, vous voyez encore la matière passer de l' étatvégétal à la vie, et de la vie à la mort.Ainsi, quand d' ailleurs les découvertes desnaturalistes ne diminueraient point chaque jour, pardegrés, les intervalles qui séparent les différensrègnes ; quand, de l' animal au végétal, et duvégétal au minéral, ils n' auraient pas déjà reconnucette multitude d' échelons intermédiaires, quirapprochent les existences les plus éloignées, lasimple observation des phénomènes journaliersproduits par le mouvement éternel de la matière,nous la ferait voir subissant toutes sortes detransformations ; elle suffirait à prouver que leslois qui y président, se rapportent immédiatementaux circonstances physiques, ou chimiques, dans

lesquelles ses particules se rencontrent, et sontmises en contact immédiat. Les sels cristallisablesne se comportent point, dans le rapprochement de leursmolécules élémentaires, comme les corps brutssoumis aux seules lois de l' attraction, ni commeles fluides dont les lois de l' équilibre,

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qui ne sont que l' attraction elle-même considéréesous un point de vue particulier, règlent tousles mouvemens. La végétation successive de quelquesfilons minéraux, et leurs digitations rameuses,sembleraient, d' autre part, les rapprocher,en quelque sorte, des plantes les plus imparfaites,du moins par le mode de leur accroissement, et parleur tendance à prendre certaines directionsconformes à la nature des terres qui les environnent.Entre le système végétal et le système animal, sontplacés les zoophytes proprement dits, et peut-êtreaussi quelques plantes irritables, dont lesmouvemens, à l' exemple de ceux des organesmusculaires vivans, correspondent à des excitationsparticulières : et, comme pour rendre l' analogieplus complète, ces excitations ne s' appliquent pastoujours directement aux parties elles-mêmes qu' ellesfont contracter. Enfin, dans l' immense variété desanimaux, l' organisation et les facultés présentent,suivant les races, tous les degrés possibles dedéveloppement, depuis les plus stupides mollusques,qui semblent n' exister que pour la conservationde leurs espèces respectives, jusqu' à l' être éminentdont la sensibilité s' applique à tous les objets del' univers ; qui, par la supériorité de sa nature, etnon par le hasard des circonstances, comme ontsemblé le soupçonner quelques philosophes, a faitson domaine de la terre ; dont le génie a su se créer

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des forces nouvelles, capables d' augmenter chaquejour de plus en plus son pouvoir, et de multiplierses jouissances et son bonheur.Seconde section.des premières déterminations de la sensibilité. chapitre i.Les médecins les plus éclairés ont, avec raison,banni de la science des êtres vivans, toutes cesapplications précipitées qu' on a tenté d' y faire plus

d' une fois, des théories purement mécaniques,physiques, ou chimiques ; ils n' ont pas eu de peine àprouver combien les résultats en sont vagues,incertains, insuffisans, opposés les uns aux autres,et même le plus souvent contraires aux faits lesmieux reconnus : et leurs recherches, dirigées parune méthode philosophique sûre, les ont mis en étatde faire voir avec le dernier degré d' évidence, quel' économie animale n' est soumise aux lois des autrescorps, que sous quelques points de vue de peud' importance ; qu' elle se régit par des lois qui luisont propres ; et qu' elle ne peut être étudiée avec

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fruit, que dans les phénomènes offerts directementpar elle-même, à l' observation.Mais, quoique cette conclusion soit incontestable ;quoique la sensibilité développe dans les corps, despropriétés qui ne ressemblent en aucune manière,à celles qui caractérisaient leurs élémens, avantqu' elle leur eût fait éprouver son influencevivifiante : il faut cependant se garder de croireque la tendance à l' organisation, la sensibilité quel' organisation détermine, la vie qui n' est quel' exercice, ou l' emploi régulier de l' une et del' autre, ne dérivent pas elles-mêmes des loisgénérales qui gouvernent la matière. On se jetteraitdans un abîme de chimères et d' erreurs, si l' ons' imaginait avoir besoin de chercher la cause de cesphénomènes, ailleurs que dans le caractère decertaines circonstances, au milieu desquelles lesprincipes élémentaires, en vertu de leurs affinitésrespectives, se pénètrent, s' organisent, et par cettenouvelle combinaison, acquièrent des qualités qu' ilsn' avaient point antérieurement.Nous ignorons pourquoi les parties de la matièretendent sans cesse à se rapprocher les unes desautres : mais le fait est constant. Les lois de lapesanteur, celles de l' équilibre, celles quidéterminent la route des projectiles ; en un mot,presque toutes les lois mécaniques dépendentdirectement de ce premier fait : l' observation etle calcul y ramènent tous les mouvemens desgrandes masses de l' univers ; et

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l' immobilité des corps engourdis dans le repos le

plus absolu, n' atteste pas moins cette tendance,que ne peut le faire la rapidité des globes célestes,lancés dans des orbites que l' imagination s' effraieà mesurer.Mais, entre les substances qui jouissent d' une actionchimique réciproque, l' attraction ne s' exerceplus au hasard : les molécules de la matière serecherchent, se rapprochent, se mêlent avec uneavidité très-inégale, les combinaisons déjà faitespeuvent subir une désunion de leurs principes, parla présence de différentes substances nouvelles,vers qui l' un d' eux se trouve plus fortemententraîné ; il peut même s' opérer alors entre deuxou plusieurs combinaisons, mises dans les rapportset dans la situation convenables, un tel échangede principes, que d' autres combinaisons, entièrementétrangères à celles qui se détruisent, soient àl' instant même formées de leurs débris. Ici,l' attraction ne paraît plus une force aveugle,indifférente dans les tendances qu' elle affecte :elle commence à manifester une sorte de volonté ;elle fait des choix. Et voilà pourquoi, considéréedans cet ordre d' effets particuliers, elle a reçud' un habile chimiste, le nom d' attractionélective .Chapitre ii.Si, nous élevant par degrés, d' un ordre dephénomènes

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à l' autre, nous suivons l' attraction dansles affinités végétales, nous la trouvons jouissantd' une propriété d' élection bien plus étendue, et sije puis m' exprimer ainsi, d' une sagacité d' instinctbien plus éclairée. Dans les affinités animales, lasphère de sa puissance s' agrandit encore : ses choixdeviennent plus fins, plus variables, plus sages,ou quelquefois plus capricieux. De ces deux genresd' organisation, déterminés par le caractère descirconstances, dans lesquelles l' attractionréciproque des principes élémentaires s' est exercée,résultent certaines propriétés et certains phénomènesqui restent toujours soumis à son empire : etvraisemblablement, cette affinité devient capable deles produire seule, en vertu des lois nouvellesauxquelles son action est elle-même assujétie, parla nature de chaque combinaison particulière.En effet, qu' arrive-t-il dans la formation d' unvégétal, ou d' un animal ? Ou du moins, que doit-onraisonnablement conclure des circonstances de cephénomène, qui ont pu être soumises à l' observation ?

Ne voit-on pas avec évidence dans tous les cas,soit que les matériaux épars de l' embryonaient besoin de se chercher et de se réunir ; soitqu' ils existent déjà combinés, ou simplement misen contact, dans les substances qui lui servent dematrice, ou de berceau, et qu' il ne s' agisse plusque de leur imprimer le mouvement, pour y fairenaître l' organisation et la vie : dans tous ces cas

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divers, ne voit-on pas se former un centre degravité, vers lequel les principes analogues seportent avec choix, autour duquel ils s' arrangent etse disposent dans un ordre déterminé par leur natureet par leurs rapports mutuels ?La tendance des principes est une suite des loisgénérales de la matière : leur attraction élective,ou leur disposition à se combiner avec préférenceréciproque, est une suite des caractères qu' elle acontractés dans ses transformations antérieures, etdes circonstances dans lesquelles ses molécules ontété entraînées les unes vers les autres : enfin, lespropriétés nouvelles que la combinaison développe,résultent de l' ordre et de la disposition danslesquelles les principes se réunissent et s' arrangent ;en d' autres termes, elles résultent de l' organisation.Chapitre iii.Nous disons qu' il se forme alors, un centre degravité ; que l' attraction qui s' y exerce, choisit,parmi les principes environnans, ceux qui sontanalogues à ce noyau ; qu' elle détermineimmédiatement les lois de cette première réunion, etdevient la cause médiate d' une suite de phénomènesultérieurs, propres à chaque circonstance : car cesphénomènes naissent et se développent, en conformitédu phénomène primitif. Il n' est guère plus, en effet,possible maintenant, d' admettre cette hypothèse

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purement méthaphysique ; de germes éternelsemboîtés les uns dans les autres, contenant chacundes nombres infinis d' embryons ; ni cette autrehypothèse subséquente, plus physique, et par celamême, plus susceptible d' examen, qui suppose desparties déjà toutes formées dans les germes, et quiveut que l' impulsion de la vie et ses développemenssuccessifs ne fassent qu' en changer le volume et les

proportions.La tige et les fleurs d' un végétal ne sont pointdans sa racine ; sa racine n' est point dans sonécorce. C' est en isolant les portions de l' une et del' autre, capables de reproduire le corps organisédont elles sont parties intégrantes, et qui, par uneforce centrale, les retient liées et subordonnées àlui ; c' est en leur donnant une existence à part,qu' on les met en état de devenir, à leur tour,centre de mouvement, de donner naissance à toutesles parties qui leur manquent alors, et de setransformer en un végétal de la même espèce, àl' intégrité duquel il ne manque absolument rien.Quand on coupe un polype en morceaux, la têtepeut reproduire l' estomac et ses extrémités, lesextrémités reproduire l' estomac et la tête, et ainside toutes les autres parties : il n' en est aucunequi, du moment qu' elle se trouve séparée de l' animal,ne soit capable de le reproduire tout entier, avec lasomme de vie et l' ensemble des propriétés qui lecaractérisent.

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Mais ce qu' on doit regarder comme plus directencore, c' est que les observations de Harvée, deMalpighi, de Haller, et de quelques autres, ontprouvé que, dans la formation de certains animauxbeaucoup plus parfaits, comme les oiseaux, lesorganes se forment successivement ; qu' ils n' ontpoint entre eux, dès l' origine, les mêmes rapports devolume et de situation ; que certains organestrès-essentiels, se forment à diverses reprises, etpar portions séparées ; que celles-ci se réunissenten vertu d' une attraction particulière très-puissante,et se confondent dans une organisation qui devientalors commune. Ainsi, par exemple, les deuxventricules du coeur restent d' abord isolés, avecleurs oreillettes respectives. Ils flottent de lasorte pendant quelque tems, dans le fluide dont ilssont formés, ou duquel se sont dégagés leursprincipes constitutifs : mais entraînés bientôt l' unvers l' autre, ils avancent, semblent se pressentiret s' appeler par de vives oscillations : enfin,dans une dernière secousse, la plus vive de toutes,ils s' approchent et se collent, pour ne plus seséparer tant que dure la vie de l' individu.Les observations ci-dessus sembleraient nousconduire à soupçonner quelque analogie entre lasensibilité animale, l' instinct des plantes, lesaffinités électives, et la simple attractiongravitante, qui s' exerce en tout tems, entre toutes

les parties de la matière. Il est certain que,malgré les différences essentielles que l' observationnous y fait découvrir,

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ces trois ordres de phénomènes présentent égalementune tendance directe des corps les uns versles autres ; que seulement cette tendance agitd' après des lois plus ou moins variées et compliquées,à raison de l' état où se trouvent les élémens isolés,et des circonstances dans lesquelles ils serencontrent ; qu' enfin de là résultent toutes lespropriétés nouvelles qui se manifestent dans lesdifférentes combinaisons.Mais est-il permis de pousser plus loin lesconséquences ? Les affinités végétales, lesattractions chimiques, cette tendance elle-même, enapparence si aveugle, de toute matière vers le centred' attraction, dans le domaine duquel elle se trouveplacée ; ces diverses propriétés, ou ces actes divers,ont ils lieu par une espèce d' instinct universel,inhérent à toutes les parties de la matière ? Cetinstinct, plus vague dans le dernier degré,développe-t-il, en remontant vers celui qui le suit,un commencement de volonté, par des choix constans ?Et l' observateur peut-il se permettre d' oserentrevoir déjà dans un degré plus élevé une suited' affections véritables ? En effet, certainesimpressions ne produisent-elles pas des déterminationsanalogues dans quelques végétaux, ainsi quedans les corps animés eux-mêmes ? Enfin, cetinstinct, en se développant de plus en plus, dans cesderniers corps, et parcourant tous les différensdegrés d' organisation, ne peut-il pas s' éleverjusqu' aux merveilles les plus admirées del' intelligence et du

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sentiment ? Est-ce par la sensibilité qu' onexpliquera les autres attractions ; ou par lagravitation qu' on expliquera la sensibilité etles tendances intermédiaires entre ces deux termes ?Voilà ce que, dans l' état présent de nosconnaissances, il nous est impossible de prévoir.Mais, si des recherches et des expériencesultérieures nous mettent un jour en état de ramenerle système entier des phénomènes physiques à une

seule cause commune déterminée, il est vraisemblablequ' on y sera conduit, plutôt par l' étude desrésultats les plus complets, les plus parfaits,les plus frappans, que par celle des plus bornéset des plus obscurs. Car, ce n' est pas ici le lieude commencer par le simple, pour aller au composé ;puisque le composé devient nécessairement unsujet journalier d' observation, et qu' il offre dansses variétés beaucoup de termes de comparaison avecles autres faits analogues, ou contraires : tandis quele simple nous laisse indifférens, échappe même ànos regards, en se confondant avec l' existence deschoses ; et que, par cette raison même, il paraît nepouvoir être comparé à rien. N' est-il pas, d' ailleurs,naturel de penser que les opérations dont nouspouvons observer en nous-mêmes le caractère etl' enchaînement, sont plus propres à jeter du jour surcelles qui s' exécutent loin de nous, que cesdernières à nous faire mieux analyser ce que nousfaisons et sentons à chaque instant ? Quoiqu' il ensoit, je n' entreprendrai point de traiter ici cettequestion ;

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nos moyens de connaître, ou plutôt nos connaissancesactuelles, ne nous laissent espérer aucun résultatsatisfaisant de son examen.J' observerai seulement que plus les phénomènesquelconques d' attraction sont simples et bornés, plusaussi la combinaison dans laquelle ils ont lieudemeure fixe ; que plus, au contraire, les phénomèneset la combinaison elle-même sont compliqués etvariés, plus cette dernière est fugitive ou facile àêtre détruite. Il est aisé de voir que cette règles' applique très-directement aux grandes masses dela matière, dont l' état ne peut changer que par lebouleversement de notre univers. Quant auxcristallisations, elles reparaissent toujours sousles mêmes formes et avec les mêmes propriétés,après avoir été décomposées cent et cent fois,pourvu seulement que leurs principes soient remisdans un contact convenable. Enfin, les combinaisonsvégétales, du moment qu' elles sont dissoutes,ne peuvent plus être réorganisées par art ; maiselles résistent beaucoup plus puissammens auxcauses de destruction que les êtres vivans etsensibles. Cette règle semble prendre sur-tout unhaut degré de force ou d' évidence, quand onl' applique aux divers produits des attractionsanimales. La vie des polypes paraît capable de braverpresque tous les chocs extérieurs : elle résiste au

morcellement de l' individu par le scalpel. Différensinsectes infusoires, dépourvus de système cérébral,aussi bien que les polypes, supportent facilement des

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froids très-rigoureux, qui paraissent n' avoir sur euxd' autre effet que de les engourdir passagèrementdans les liquides glacés qui les contiennent.Quelques-uns peuvent éprouver, pendant plusieursheures consécutives, des degrés très-forts de chaleur,sans en paraître aucunement affectés. Les rotateursde l' eau des toits peuvent rester pendant longtemsdesséchés et réduits en une sorte de poussière. Danscet état, ils bravent également le froid et le chaud :mais, quoiqu' assimilés à la matière la plus inerte,ils n' en conservent pas moins encore la faculté dereprendre la vie et le mouvement ; pour lesressusciter il suffit de les arroser d' une certainequantité d' eau.J' ajouterai que les animaux, tout à la fois les plusvivaces et les plus imparfaits par leur organisation,sont ceux chez qui la vie est, pour ainsi dire,vaguement répandue dans tout le corps ; dont toutesles fonctions semblent pouvoir être indifféremmentexercées dans toutes les parties ; qui sentent, semeuvent, respirent, digèrent, etc., par les mêmesorganes. Lorsque le système nerveux et le systèmemusculaire sont bien distincts, l' animal a desfacultés supérieures, mais moins de ténacité de vie.Si les facultés se multiplient et se perfectionnent,la

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vie est exposée à plus de dangers encore. Les causesde destruction deviennent plus nombreuses ou plusmenaçantes, à mesure que le système digestif, lesystème vasculaire, l' appareil respiratoire, etc.,deviennent plus distincts ; qu' ils exercent unempire plus étendu les uns sur les autres ; que toussont unis par un lien commun plus étroit.Ainsi donc, si l' intelligence plus grande desanimaux plus parfaits ne leur fournissait des moyensde conservation, croissans à peu près dans le mêmerapport, et à mesure que le mécanisme de leurorganisation se complique, ces espèces auraient, lespremières, disparu de la surface du globe : au lieud' exercer l' empire que la supériorité de leur

existence leur assignait, elles auraient été lesjouets et les victimes de tous les corps environnans,de tous les phénomènes de la nature. Aussi l' homme,quand il se trouve réduit aux ressources bornées etprécaires de la vie sauvage, quoiqu' il ait, dans cetétat, tiré déjà de son cerveau beaucoup de moyens deconservation et de bien-être, qui seront éternellementrefusés aux autres animaux les plus intelligens ;l' homme, dans cette vie incertaine, est toujoursaccablé de maux de toute espèce, et tourmenté desentimens cruels et dangereux, résultat nécessaired' un malheur habituel : et la population restepresque nulle dans ces pays infortunés, où lacivilisation n' a point encore porté ses artsprotecteurs et consolateurs.

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Chapitre iv.Nous reconnaissons que dans les animaux les plusparfaits, les organes auxquels sont confiées lesdifférentes fonctions principales, se divisent et segroupent en systèmes distincts ; mais que ces diverssystèmes, unis par de nombreux rapports, etdestinés à remplir un but commun, restentsubordonnés les uns aux autres, suivant certaineslois particulières ; et que leurs opérations secoordonnent, ou qu' ils sont tous entraînés par unmouvement général. Telle paraît être la perfectionde l' organisation vivante.Nous avons aussi vu plus haut que les parties dufoetus ne se forment point toutes au même moment :elles viennent successivement, et dans l' ordre deleur importance respective, s' arranger et s' organiserautour d' un centre de gravité. à chaque addition,ou combinaison nouvelle, les affinités changent ous' étendent ; et chaque combinaison, ou mouvementultérieur, se conforme et s' enchaîne au précédent.Voilà donc encore une donnée de plus touchantl' état primitif des corps animés.Ajoutons que si les organes ne sont pas tous formésen même tems, les diverses époques où leur actioncommence, sont encore bien plus distinctes.Il ne suffit pas qu' une partie existe, pour que lesfonctions qui lui sont assignées s' exécutent :toutes, à peu près, sauf celles qui sont exclusivementpropres

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à l' enfance, et qui doivent disparaître dans unâge plus avancé, ont besoin de croître et de sedévelopper pour atteindre au terme de leur perfectionrelative : quelques-unes même doivent resterengourdies dans une espèce de sommeil, qui lesempêche de croître porportionnellement aux autresparties du corps : celles-ci n' acquièrent leurvolume naturel, qu' à l' approche de la premièreépoque où leurs fonctions commencent ; et souventmême ils l' acquièrent beaucoup plus tard.Enfin, nous n' aurons pas de peine à concevoirque ces affinités particulières, qui déterminent laformation et le développement primitif de l' animal,ne peuvent manquer de présider à ses développemensultérieurs : et nous avons entrevu, d' un côté, queses appétits, et par conséquent ses besoins et sespassions, qui ne sont que ses appétits, considéréssous un certain point de vue ; de l' autre, que sesfacultés, qui ne sont, à leur tour, que l' aptitude àrecevoir certaines impressions et à exécuter certainsmouvemens ; en un mot, que tous les penchans ettous les actes qui constituent sa vie propre,demeurent constamment soumis à ces mêmes affinités,modifiées suivant les divers états par lesquels peutpasser la combinaison sentante, ou l' animal.Ces premières considérations nous font déjà voir,sous un jour plus vrai, les opérations de l' économievivante. Nous allons encore, pour écarter, autantdu moins qu' il est possible, les nuages qui couvrent

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les fonctions sensitives, revenir un moment sur lespropriétés du système nerveux.Les recherches les plus attentives de l' anatomiemoderne, n' ont pu faire découvrir de nerfs nid' appareil cérébral dans quelques animaux imparfaits,tels que les polypes et les insectes infusoires :cependant, ces animaux sentent et vivent ; ilsreçoivent des impressions qui déterminent en eux unesuite analogue et régulière de mouvemens. Lesadversaires de Haller, parmi lesquels on distinguel' illustre école de Montpellier, ont fait voir que,même dans les animaux dont le système nerveux esttrès-distinct, plusieurs parties qui n' en reçoiventaucun rameau, manifestent habituellement, ou peuvent,dans quelques circonstances particulières, acquérirune vive sensibilité : et comme ces mêmes parties,auxquelles se rapportent leurs expériences ou leursobservations, avaient été reconnues par Haller etpar ses disciples pour être dépourvues de nerfs, et

qu' ils les avaient déclarées en conséquenceabsolument insensibles, ils ont été contraints derecourir à beaucoup de vaines subtilités, en voulantrepousser un argument si pressant et si direct.Cependant, il n' en est pas moins certain, commenous l' avons dit ailleurs, que chez les animauxvertébrés, dont le système nerveux exerce uneinfluence étendue et circonstanciée sur tous lesorganes, les opérations de la sensibilité lui restentconstamment soumises ; qu' elles ne s' exécutentrégulièrement que

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moyennant l' intégrité de cette influence : enfin,leur cause ne peut se reproduire qu' autant que lecentre cérébral conserve son action propre et laliberté de ses relations avec quelques autressystèmes particuliers. Ainsi donc, pour bien connaîtreles lois de la vie dans ces animaux, il fautsur-tout étudier celles qui régissent l' organenerveux ; car c' est de là que la sensibilité rayonne,en quelque sorte, et va se répandre sur toutes lesparties. Or, la supériorité de l' organisation des nerfset du cerveau dans l' homme, et l' empire qu' ilsacquièrent journellement par l' exercice mêmede leurs plus nobles facultés, ou par laproduction des idées et des sentimens, font que chezlui la vie semble tenir moins que chez tout autreanimal à l' état mécanique et matériel des organes ;que chez lui, on peut observer plus distinctementque chez tout autre, les empreintes fixes ouvariables de ce moule interne, auquel se rapportenttoutes les formes et tous les actes extérieurs.Plusieurs philosophes, et même plusieursphysiologistes, ne reconnaissent de sensibilité quelà où se manifeste nettement la conscience desimpressions : cette conscience est à leurs yeux lecaractère exclusif et distinctif de la sensibilité.Cependant, on peut l' affirmer sans hésitation, rienn' est plus contraire aux faits physiologiques bienappréciés ; rien n' est plus insuffisant pourl' explication des phénomènes idéologiques.Quoiqu' il soit très-avéré, sans doute, que laconscience

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des impressions suppose toujours l' existence

et l' action de la sensibilité, la sensibilité n' enest pas moins vivante dans plusieurs parties, où lemoi n' aperçoit nullement sa présence ; elle n' endétermine pas moins un grand nombre de fonctionsimportantes et régulières, sans que le moi reçoive aucun avertissement de son action. Les mêmesnerfs qui portent le sentiment dans les organes, yportent aussi, ou y reçoivent les impressions d' oùrésultent toutes ces fonctions inaperçues : lescauses par lesquelles ils sont privés de leurfaculté de sentir, paralysent en même tems lesmouvemens qui se passent sans le concours,quelquefois même contre l' expresse volonté del' individu. Quoique la ligature ou l' amputationdes nerfs ait isolé totalement un membre dureste du système, on peut encore, au moyen dedivers stimulans appliqués au dessous du pointde séparation, ranimer l' action des muscles auxquelsces nerfs portent la vie. Lors même que la mort adétruit le lien qui tenait unies toutes les partiesdu système animal, et qui, par le concert de leursfonctions, en reproduisait incessamment le principe,les restes de puissance sensitive qui subsistentencore dans les nerfs, peuvent être artificiellementréveillés pendant un tems plus ou moins long : etl' on voit renaître à la fois et indistinctement lesdéterminations, soit involontaires, soit volontaires,par l' irritation des mêmes nerfs qui les excitentet les dirigent chez l' individu vivant. Mais cesefforts ne produisent guère

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que des mouvemens anomales. De tels mouvemensn' ont aucun point d' appui ni dans l' ensemble dusystème, ni dans les organes correspondans ; et leurcause, faute d' être renouvelée par le jeu de toutel' économie animale, s' épuise bientôt, et livre desparties devenues cadavéreuses aux nouvelles affinitésde la putréfaction.D' autre part, si l' on ne néglige aucune descirconstances d' où résultent les opérations del' intelligence et la formation des penchans, il n' estpas difficile de reconnaître que parmi les fonctionsdes organes qui se dérobent le plus absolument à laconnaissance, comme à la direction du moi , ilen est plusieurs dont l' influence concourtimmédiatement et puissamment à ces opérations plusrelevées. La manière dont la circulation marche,dont la digestion se fait, dont la bile se filtre,dont les muscles agissent, dont l' absorption despetits vaisseaux se conduit : tous ces mouvemens,

auxquels la conscience et la volonté de l' individune prennent aucune part, et qui s' exécutent sansqu' il en soit informé, modifient cependant d' unemanière très-sensible et très-prompte tout son êtremoral, ou l' ensemble de ses idées et de sesaffections. Nous en avons vu des preuves nombreusesdans les mémoires précédens : il peut s' enprésenter encore une foule de nouvelles à l' esprit dechaque lecteur. Et quoiqu' une longue habitude puisserendre les fonctions du système nerveux et ducerveau presqu' indépendantes de quelques organes d' un

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ordre inférieur ; peut-être, dans l' état le plusnaturel et le plus régulier, n' est-il aucun de cesorganes qui ne concoure plus ou moins à toutes : ilest même de fait que ceux qui tiennent le premierrang, ceux précisément dont les déterminationsparaissent avoir été soigneusement soustraites àl' empire du moi , sont encore ceux-là même quine cessent pas un seul instant d' agir avec forcesur le centre cérébral.

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Chapitre v.Ainsi, beaucoup de mouvemens s' opèrent, dansl' économie animale, à l' insu du moi , maiscependant par l' influence de l' organe sensitif. Ilfaut donc considérer les nerfs comme pouvant recevoirles impressions qui déterminent certains mouvemens,sans que le point du centre cérébral où se forment lesidées et les déterminations volontaires, aperçoiveces mouvemens et ces impressions. Il y a plus :quelques animaux non vertébrés survivent à ladestruction de leur cerveau. Dans toutes les espèces,les parties musculaires isolées du centre sensitifexécutent encore, pendant un tems plus ou moins long,des mouvemens que la sensibilité seule maintient parson influence, en quelque sorte posthume. On observeenfin, comme nous l' avons dit ailleurs, certainesorganisations informes qui sont produites, sedéveloppent, et vivent d' une véritable vie animale,

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sans éprouver l' irradiation du cerveau, ni mêmecelle de la moelle épinière, et sans que le jeuconcordant des autres organes, qui n' existent pasalors, puisse y renouveler les causes de la vie.Il faut donc encore considérer le système nerveuxcomme susceptible de se diviser en plusieurssystèmes partiels inférieurs, qui tous ont leurcentre de gravité, leur point de réaction particulière,où les impressions vont aboutir, et d' où partentdes déterminations de mouvemens. Or, ces systèmes sontplus ou moins nombreux, suivant la nature des espèces,l' organisation propre des individus, et diversesautres circonstances qui ne paraissent pas pouvoirêtre assignées avec assez d' exactitude. Peut-être,comme l' imaginait Vanhelmont au sujet des diversorganes, se forme-t-il dans chaque système et danschaque centre une espèce de moi partiel, relatifaux impressions dont ce centre est le rendez-vous,et aux mouvemens que son système détermine etdirige. Les analogies paraissent indiquer qu' il sepasse en effet quelque chose de semblable. Maisnous ne pouvons nous faire aucune idée nette etprécise de ces volontés partielles ; puisque toutesnos sensations de moi se rapportent exclusivementau centre général, et que nos moyens d' acquérir desnotions exactes touchant les phénomènes qui sepassent en nous, se bornent, comme pour tous lesautres phénomènes

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de l' univers, à saisir leurs circonstances apparentes,et à les suivre eux-mêmes dans leur enchaînement.Quoi qu' il en soit de cette manière de voir, qui,pour le dire en passant, pourrait nous conduire àconsidérer tout centre de réaction quelconque commeune sorte de moi véritable , il est certain quedans l' organisation animale, le moi , tel que nousle concevons, réside au centre commun ; que là serendent en foule, de toutes les parties du corps,notamment des extrémités sentantes externes, lessensations dont résultent ses jugemens ; que de làpartent, pour les organes soumis à la volonté, lesréactions motrices que ces mêmes jugemens déterminent.Mais si le moi n' existe que dans le centrecommun, et par des impressions qui y sont transmises,il s' en faut beaucoup que toutes celles qui arriventà cette destination lui deviennent percevables : ilen est, au contraire, un grand nombre qui lui restenttoujours entièrement étrangères. Le centre communpartage en cela le sort de tous les autres organes :parmi ses affections et ses opérations, les unes sont

aperçues de l' individu, les autres ne le sont pas ;et même plusieurs physiologistes font émaner despoints les plus intimes de ce centre l' impulsion quianime les parties les plus indépendantes de laconscience et de la volonté.

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à ces différentes propriétés que l' observation faitreconnaître dans le système nerveux, il faut enajouter encore une dernière, qui peut être regardéecomme fondamentale. Toutes les parties de cesystème communiquent entre elles par l' entremise dela moelle épinière et du cerveau : toutes agissentet réagissent les unes sur les autres : et le centrecommun, les centres partiels et les extrémités, sontliées entre eux par de constantes et mutuellesrelations.Il peut même s' établir à chaque instant desrelations nouvelles, aussi bien que de nouveauxcentres. Or, de là dépendent les sympathiesaccidentelles, plus ou moins passagères, parlesquelles des organes, étrangers l' un à l' autre,peuvent quelquefois modifier réciproquement, avectant de puissance, leurs fonctions respectives, etmême leur manière de sentir. Et ces actions etréactions, variables à l' infini, donnent naissance,en se compliquant, à tous ces phénomènes bizarres,qu' on observe particulièrement chez les individusdoués d' une vive sensibilité.Ainsi, l' organe nerveux, susceptible de sentir partous les points de sa substance et par toutes sesramifications, est dans une activité continuelle, quele sommeil lui-même ne peut interrompre : lesimpressions et les déterminations flottent et secroisent en tout sens, dans son sein, comme lesrayons de la lumière dans l' espace. Tantôt lesextrémités gouvernent

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le centre : tantôt le centre domine les extrémités.Ajoutons encore que la moelle épinière et lecerveau reçoivent un nombre considérable de vaisseauxde toute espèce, et d' expansions de l' organecellulaire. Ainsi, les mouvemens toniques, quipeuvent se propager de chaque point à tous les autrespoints de ce dernier organe, et les diverschangemens qui peuvent survenir dans le cours des

fluides, sont une source féconde d' impressions,auxquelles les extrémités sentantes n' ont, au moinsdirectement, aucune part. C' est même là,vraisemblablement, qu' il faut chercher la cause de laplupart de ces rapports vagues, qui associent lecerveau et les nerfs, à l' état de certains organes(dans lesquels l' attention la plus minutieuse del' individu ne peut cependant alors saisir aucunesensation), et celle de ces déterminations sansmotif et sans but aperçus, qu' on a si souventoccasion d' observer dans les maladies organiquesindolentes, particulièrement dans celles desviscères abdominaux.Chapitre vi.Quant à la manière dont les diverses parties dusystème nerveux communiquent entre elles, agissentsur les organes, et déterminent leurs fonctions, elleest encore aujourd' hui couverte d' un voile épais.Les hypothèses mécaniques, physiques, ou chimiquessont toutes insuffisantes pour expliquer ces premières

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opérations de la vie : il faut du moins, quece soit une chimie, une physique, une mécaniqueanimales qui fournissent les explications. Ce sontles corps vivans qu' il faut observer ; c' est sur euxque doivent porter directement les expériences : etce ne sera que par la considération des faits puisésà cette source, qu' on pourra se procurer des notionsexactes touchant la force dont ils sont les produits.Il est sans doute très-difficile d' arracher, sur cepoint, son secret à la nature : on ne doit pourtantpas désespérer d' y parvenir. La cause même de lasensibilité, se confondant avec les causes premières,ne saurait être pour nous un objet de recherches ;mais la manière dont les organes entrent en action,et dont les impressions reçues se communiquent del' une à l' autre, peut devenir manifeste par l' étudeplus circonstanciée des phénomènes ; soit qu' ilsaient lieu suivant l' ordre établi, soit que lanature, interrogée par l' art, les reproduise au gréde l' observateur. Les dernières expériences de l' écolede médecine de Paris, celles qui, depuis encore, ontété faites en Angleterre, et sur-tout celles del' illustre Volta sur le galvanisme, paraissentdémontrer, sans réplique, l' identité parfaite dufluide auquel on a donné ce nom, avec celui quiproduit les phénomènes de l' électricité. J' aitoujours été, je l' avoue, très-porté à penser quel' électricité, modifiée par l' action vitale, estl' agent invisible, qui, parcourant sans cesse le

système nerveux, porte les impressions

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des extrémités sensibles aux divers centres, et delà, rapporte vers les parties motrices, l' impulsionqui doit y déterminer les mouvemens. Il estinfiniment vraisemblable, du moins à mes yeux, queplus on poursuivra les expériences du même genre,plus aussi cette identité deviendra manifeste. Ilsemble qu' on ne peut manquer par là de reconnaître,avec exactitude, la nature et l' étendue desmodifications que l' électricité subit dans sacombinaison animale : et peut-être cela seul est-ilcapable de dissiper tous les doutes que l' incertitudede quelques observations, et les conjectures dequelques savans laissent encore dans certainsesprits. Il est même possible, qu' après avoirsagement circonscrit les faits relatifs à l' influencedu magnétisme sur l' économie vivante, onparvienne, en les comparant avec ceux du galvanismeet de l' électricité proprement dite, à déterminer,avec précision, le degré d' analogie qui rapprocheces deux fluides, ou de dissemblance quipeut les faire considérer encore, commeessentiellement distincts dans l' univers.Chapitre vii.Nous avons dit que les parties du corps ne seforment point toutes à la fois : toutes sur-tout nese développent pas en même tems. Leurs fonctionscommencent à différentes époques ; elles ontdifférens degrés d' importance ; leur retour est plusou moins

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fréquent, et le tems de leur exercice respectif,plus ou moins long.Tout semble prouver que le système nerveux etle système sanguin se forment d' abord, et au mêmemoment. En effet, aussitôt que le point pulsatile,qui marque le premier linéament du coeur, commenceà devenir sensible, le microscope distingueégalement à côté de lui ce filament blanchâtre, dontle développement produit tout l' appareil cérébral.Comme, dans ces premiers instans, la nutritions' opère par la succion directe des vaisseauxsanguins, on voit que les organes de la digestion,le système chylifère, le système absorbant dont il

fait partie, et le foie, la rate, le pancréas, etc.,qui, concourant à leurs opérations, ont avec euxdes rapports de dépendance, ou de sympathie plus oumoins étendus ; on voit, dis-je, que ces différensorganes et systèmes doivent se développerpostérieurement, et dans un ordre successif, àraison de l' époque où l' action de chacun d' euxdevient nécessaire aux mouvemens conservateurs.Les organes de la respiration, qui, dans la suite,joueront un si grand rôle, soit pour la préparation,soit pour la circulation du sang, ne sont, dans lespremiers momens de la vie, qu' un appendicepresqu' inutile du système sanguin. Mais ils existentdéjà tout formés ; ils semblent même déjà capables, àun certain point, de remplir leurs fonctions : car,s' ils ont absolument besoin de l' action de l' airpour recevoir

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et communiquer à toute l' économie animaleles impressions dont elles sont accompagnées, ilparaît démontré par les faits, qu' ils seraient enétat de supporter cette action, longtems avantl' époque ordinaire où le foetus doit respirer.à mesure que les membres croissent dans l' enveloppeprimitive qui les renferme, les fibres musculairesse marquent et se raffermissent de plus enplus. Douées d' une propriété qui paraît inhérenteà leur nature, déjà leurs contractions et leursextensions successives produisent des mouvemens dontla vivacité et la fréquence sont d' autant plusgrandes, que l' animal est plus près de sortir de lamatrice ou de l' oeuf.Enfin, les organes des sens proprement dits, ontsans doute acquis, à cette époque, presque tout leurdéveloppement matériel : mais ceux mêmes d' entreeux qui peuvent avoir déjà reçu quelques impressions,sont encore dans un état d' engourdissement ;les autres ont besoin de l' action des objetsextérieurs qui leur sont analogues, pour perfectionneret compléter leur organisation.Chapitre viii.L' ordre dans lequel nous disons que les partiess' organisent et que les fonctions s' établissent,appartient seulement aux espèces chez lesquelles lavie suit à peu près les mêmes lois que dans l' homme.

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Il est d' ailleurs des classes entières d' animauxmoins parfaits, dont la formation, le développementet les fonctions primitives ne s' opèrent point dansle même ordre ; dont les différens organes, et lesopérations que ces organes exécutent, n' ont pointles mêmes rapports d' importance et d' influencemutuelles. Mais c' est de l' homme qu' il est iciparticulièrement question : et lorsque nous jetonsles yeux sur des faits relatifs à d' autres modesd' existence, c' est uniquement pour mieux éclaircirceux dont on ne peut pas observer assez distinctementchez lui toutes les circonstances, ni détermineravec assez d' exactitude la liaison avec les autresfaits, antérieurs ou subséquens.Dans l' homme, et dans les animaux qui serapprochent de lui, le centre cérébral, qu' on peutregarder comme la racine et l' aboutissant du systèmenerveux, et le centre de la circulation sanguine,ou le coeur, d' où sortent toutes les artères, et oùviennent se rendre toutes les veines, sont donc lespremières parties organisées : ce sont les premièresqui reçoivent les impressions vitales, qui exécutentdes fonctions, ou dans lesquelles les impressionsengendrent des déterminations analogues à la natureet au degré de leur sensibilité naissante. Ainsi,les impressions et les déterminations qui leur sontpropres (ou leurs fonctions), s' identifient avecl' existence elle-même ; elles commencent avec la vie,et

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restent pendant toute sa durée, étroitement liées àsa conservation.Nous avons dit plus haut que les circonstancesd' où l' organisation résulte, forcent les matériaux,qui doivent former les parties, à s' unir, suivantcertaines lois d' affinité. Or, ces lois serapportent à chaque ordre de circonstances : et dumoment que la matière est organisée, des affinitésnouvelles y produisent une nouvelle série demouvemens.Les parties vivantes ne sont telles, que parcequ' elles reçoivent des impressions, et que cesimpressions occasionnent des mouvemens qui leur sontrelatifs ; parce qu' elles sentent et qu' ellesexécutent des fonctions. Sentir, et, par suite,être déterminé à tel ou tel genre de mouvemens, estdonc un état essentiel à tout organe empreint de vie :c' est un besoin primitif que l' habitude et larépétition des actes rend à chaque instant plus

impérieux ; un besoin dont l' impulsion est d' autantplus capable de reproduire et de perpétuer ces mêmesactes, qu' ils ont eu lieu déjà plus longtems, plussouvent, ou d' une manière plus énergique, plusrégulière et plus complète.Cela posé, les impressions et les déterminationspropres au système nerveux et à celui de lacirculation, conditions nécessaires et, en quelquesorte, base de la vie ; ces impressions et cesdéterminations, qui ne paraissent jamais, en effet,pouvoir être entièrement

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interrompues, sans que la vie elle-mêmecesse à l' instant, doivent engendrer bientôt, parleur répétition continuelle, la première, la plusconstante et la plus forte des habitudes de l' instinct,celle de la conservation . Tel est, en effet, lerésultat connu de l' organisation vivante ; résultatqui précède tout ce que nous entendons parréflexion et jugement : et cette habitude nes' ensuit pas moins directement et moins nécessairementdes lois de la combinaison animale, que les premièreset les plus simples tendances de la vitalité.Dans les premiers tems de la gestation, l' estomacet les autres organes du foetus, qui doiventconcourir à la digestion des alimens, paraissentréduits à l' inaction la plus entière. La nutritions' opère par la veine ombilicale ; le sang qu' elle aamené vers le coeur, va de là se distribuer à toutesles parties du foetus : il y porte les principes deleur développement et les matériaux de toutes lessécrétions. Le surplus, ou le résidu de ce fluidenourricier, revient au placenta par le canal desdeux artères correspondantes, qui remplissent, enquelque sorte, les fonctions d' artères pulmonaires :car c' est dans cette masse spongieuse qu' aprèsavoir parcouru le cercle entier de la circulation,le sang, en se remêlant avec celui de la mère,reprend une portion d' oxigène et les qualitéssans lesquelles il ne saurait servir à la nutrition.Pendant tout ce tems, l' estomac demeure replié surlui-même : il n' éprouve guère d' autres

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mouvemens que ceux qu' exige son développementorganique. Les intestins paraissent ne contenir que

quelques restes de fluides, versés dans leur sein parles vaisseaux exhalans. Le foie s' organise, et prendun volume considérable : mais il n' envoie pointencore de véritable bile dans le duodenum. On peut endire autant de tous les autres organes, quisecondent les fonctions du canal alimentaire : ilssont d' abord plongés dans une espèce de sommeil.Bientôt cependant, l' estomac et les intestinsprésentent des traces d' excitations ; ils reçoiventdans leurs cavités des fluides gélatineux apportéspar les vaisseaux, filtrés par les follécules, ousimplement extraits des eaux de l' amnios, que rien neparaît empêcher d' entrer librement dans la bouche, etd' enfiler le canal de l' oesophage. En même tems,le foie commence à préparer une bile, imparfaite,il est vrai, mais déjà stimulante ; la rate, à semettre en rapport avec lui ; le pancréas et lesautres glandes

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secrétoires, à verser leurs sucs. Excités par laprésence de ces diverses humeurs, l' estomac et lesintestins ébauchent des simulacres de digestion,dont les résidus, lentement accumulés, forment cettematière noirâtre et tenace, dont les enfansnouveaux-nés ont le canal alimentaire plus ou moinsfarci, et dont le mouvement du diaphragme, mis enjeu par la respiration, suffit quelquefois lui seulpour les débarrasser.Dans la digestion, comme dans toutes les fonctionsde l' économie animale, on observe une sériedistincte d' impressions et de mouvemens qu' ellesdéterminent. L' habitude et le besoin des unes et desautres produisent un nouvel ordre de tendances,ou d' affinités. De là, les appétits qui serapportent aux alimens, ou l' instinct denutrition : et cet instinct acquiert rapidementune grande puissance, par le caractère desimpressions agréables qu' il cherche, et desimpressions pénibles qu' il a pour objet de fairecesser. Il se fortifie encore beaucoup, par sesrapports directs et constans d' influence réciproque,avec l' instinct de conservation. enfin, lasympathie de tous les viscères du bas-ventre avecles organes du goût et de l' odorat, fait qu' uncertain degré d' excitation de ces derniers, estinséparable de la série d' impressions et demouvemens dont nous avons dit que la digestion secompose. Or, cette circonstance doit rendre, etrend en effet, l' instinct de nutrition plusénergique ; elle en

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rend sur-tout les appétits plus distincts et pluséclairés : et l' on observe qu' ils le sont d' autantplus, que le goût et l' odorat ont un plus granddegré de perfection.Chapitre ix.Il paraît de l' essence de toute matière vivanteorganisée, d' exécuter des mouvemens toniquesoscillatoires ; de passer successivement, pendanttoute la durée de la vie, de l' état de contraction àcelui d' extension. Mais ces alternatives ne sont quefaiblement marquées dans les membranes cellulaires ;elles le sont plus faiblement encore dans les sucsmuqueux, et dans le sang, où des expériencesingénieuses les ont cependant fait reconnaître.C' est la fibre motrice et musculaire qui nous lesmontre dans un haut degré d' énergie et d' intensité ;c' est aussi par elle, que s' opèrent tous lesmouvemens destinés à vaincre des résistancesconsidérables : car,

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les muscles qui composent la vraie puissance activedes animaux, ne sont que des faisceaux plus oumoins volumineux de ces mêmes fibres, dont lacontraction, ou l' extension produit tous lesmouvemens que les membres peuvent exécuter. Jecrois devoir observer ici, que je me sers du motd' extension, au lieu de celui de relâchement,employé par l' école de Haller ; parce qu' il estmaintenant bien prouvé que l' état des fibres,alternatif et opposé à celui de contraction, n' estpas toujours, à beaucoup près, un état passif, et queles fonctions de plusieurs organes importanss' exécutent par un véritable épanouissement actif deleurs faisceaux musculaires.La tendance à la contraction et à l' extension, quiforme la propriété fondamentale de ces fibres, estdonc parfaitement analogue à toutes les autresaffinités animales ; elle s' ensuit directement etnécessairement du caractère de l' organisation. C' estencore, dans le sens propre du mot, un véritablenuances se modifient suivant la nature des fonctions,et l' état actuel des organes auxquels appartiennentles fibres, ou leurs faisceaux : et cette tendance,fortifiée par la plus facile reproduction desmouvemens qu' amène l' habitude, constitue lesdéterminations instinctives , propres ausystème musculaire, en général, et à chaque muscle,

ou même à chaque fibre motrice, en particulier.

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Voilà donc encore un nouvel instinct ; celui demouvement : voilà de nouvelles séries d' appétits,dont la nature nous montre avec une égale évidence,les motifs, et dont elle nous laisse entrevoirl' artifice et pressentir les résultats. à mesure quecet instinct se développe, il contracte desliaisons étroites, d' une part, avec celui deconservation ; parce que, sous plusieursrapports, il dépend lui-même de l' influence nerveuseet du jeu de la circulation sanguine : de l' autre,avec celui de nutrition ; parce que laréparation des forces motrices est bien plusl' ouvrage de la sympathie des muscles avec lesorganes de la digestion alimentaire, que durenouvellement et de l' application des sucsnutritifs ; et qu' en outre, la solidité du pointd' appui, qui soutient à l' épigastre, tous les effortsmusculaires, dépend de l' état de l' estomac, dudiaphragme et de tous les viscères adjacens. Ainsila tendance à l' action motrice, et le caractère dechaque mouvement particulier, sont subordonnés, enplusieurs points, aux déterminations conservatrices et aux appétits de nutrition ; ils sont même,dans une infinité de cas, produits immédiatement pareux ; ils les secondent, ou plutôt les réalisentet les manifestent au dehors : ils suivent, enfin,des directions d' autant plus justes et plus sûres, ilssont d' autant mieux appropriés à l' utilité de l' animal,qu' ils ont des rapports de dépendance plus étendusavec les deux autres instincts primitifs, et que cesderniers sont

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eux-mêmes plus parfaits et plus distincts. De là cesdifférences si remarquables dans les déterminationsmotrices des différentes espèces d' animaux ; de làces phénomènes si singuliers, dont quelquesphilosophes ont nié l' existence, faute de pouvoirs' en rendre compte ; mais dont en même tems beaucoupde visionnaires ont voulu se servir, pour appuyerleurs rêves : phénomènes et différences qui serapportent également aux lois communes de l' organisationvivante, en général, et aux modifications que ceslois subissent dans chaque espèce, ou même dans

chaque animal, en particulier.Chapitre x.Monsieur De Tracy, mon collègue au sénat, etmon confrère à l' institut national, prouve, avecbeaucoup de sagacité, que toute idée de corpsextérieurs suppose des impressions de résistance ; etque les impressions de résistance ne deviennentdistinctes, que par le sentiment du mouvement. Ilprouve de plus que ce même sentiment du mouvementtient à celui de la volonté qui l' exécute, ouqui s' efforce de l' exécuter ; qu' il n' existevéritablement que par elle : qu' en conséquence,l' impression,

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ou la conscience du moi senti, du moi ,reconnu distinct des autres existences, ne peuts' acquérir que par la conscience d' un effort voulu ;qu' en un mot le moi réside exclusivement dans lavolonté.D' après cela, nous voyons que le foetus a déjàreçu les premières impressions dont se composentl' idée de résistance, et celle des corps étrangers, etla conscience du moi ; car il exécute desmouvemens qui sont bornés et contraints par lesmembranes dans lesquelles il est renfermé ; il a lebesoin et le désir, c' est-à-dire la volonté d' exécuterces mouvemens : et quant à la conscience du moi ,on peut croire qu' il lui suffirait, pour l' acquérir,d' éprouver des impressions de bien-être et demalaise, et de tenter, pour prolonger les unes etfaire cesser les autres, des efforts voulus, quelquemal conçus et vagues qu' on puisse d' ailleurs lessupposer. J' ajoute que, pour recevoir la sensationde résistance, la présence des corps extérieurs neparaît pas indispensable, puisque le poids de nospropres membres, et la force des muscles nécessairepour les mouvoir, qui sont l' un et l' autretrès-variables, ne peuvent manquer de mettre lemoi dans cette même situation, d' où l' on saitmaintenant que résulte pour lui l' idée des autrescorps.Ainsi, lorsqu' il arrive à la lumière, le foetus portedéjà, dans son cerveau, les premières traces desnotions fondamentales, que ses rapports avec toutl' univers

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sensible, et l' action des objets sur les extrémitésnerveuses, doivent successivement y développer.Déjà, cet organe central, où vont aboutir lesimpressions, et d' où partent les déterminations ;cet organe, qui ne diffère des autres centres nerveuxpartiels, que parce que la volonté générale yréside, ou s' y produit à chaque instant, a reçuplusieurs modifications qui commencent à le fairesortir des simples appétits de l' instinct. Ce n' estplus cette table rase, que se sont figurée plusieursidéologistes. Le cerveau de l' enfant a déjà perçu etvoulu : il a donc quelques faibles idées ; et leurretour, ou leur habitude, a produit en lui despenchans. Tel est le point d' où il faut partir, sil' on veut, en faisant l' analyse des opérationsintellectuelles, les prendre véritablement à leurpremière origine. Nous allons voir, dans un instant,que pour bien concevoir leur mécanisme, il estencore d' autres données premières qu' on ne peutnégliger impunément.Je ne parlerai point au reste ici des impressionsqui se rapportent à l' action du système absorbant,quoiqu' elles puissent être moins obscures dans lefoetus, qu' elles ne le deviennent par la suite, dansl' adulte, toujours distrait de ses affectionsinternes, par la présence des objets extérieurs. Ilest pourtant assez probable que leur effet se réduit,chez l' un comme chez l' autre, au simple sentiment debien-être, ou de malaise, et dans les cas oùl' absorption des cavités viscérales et du tissucellulaire languit,

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à l' état de torpeur et d' engourdissement nerveux,dont cette circonstance est toujours accompagnée.Je ne parlerai même pas des affections sympathiques,engendrées dans le foetus, par ses intimes rapportsavec la mère. Il me suffit de faire observer que lamère exerce en effet sur lui l' influence la plusétendue, non seulement à raison de la nature dufluide nourricier qu' elle lui transmet, mais encorepar l' espèce d' incubation nerveuse à laquelle ildemeure constamment soumis dans la matrice, dontl' exquise sensibilité est assez connue. De là cetaccord, cette union dans la manière d' être et desentir de l' enfant et de la mère ; de là cettetransmission des maladies, des dispositions morales,de certaines habitudes, de certains appétits de lamère à l' enfant : phénomènes qu' on observe sur-toutdans les cas où l' une est très-sensible, et l' autre,

d' une organisation primitivement faible. Ce sujetmériterait sans doute un plus long examen ; maispour l' éclaircir complètement, il faudrait entrerdans des détails que ce mémoire ne comporte pas.Il est pourtant nécessaire de faire observer encoreque le foetus peut n' être déjà plus entièrementétranger à deux genres de sensations, dont cependantles organes propres ne sont dans une pleine activitéqu' après la naissance : je veux parler dessensations de la lumière et du son. Beaucoup de faitsphysiologiques et pathologiques démontrent quel' action de la lumière extérieure n' est pointindispensable

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pour que le centre cérébral, et même l' organeimmédiat de la vue, reçoivent des impressionslumineuses. L' expérience nous apprend aussi quecertaines pressions exercées sur les yeuxentièrement clos, leur font apercevoir des faisceauxenflammés ou des étincelles nombreuses, dont l' éclatpeut devenir fatigant. Les coups reçus sur la voutedu crâne peuvent produire le même effet : et dansplusieurs maladies des nerfs et du cerveau, dansl' hypocondriasie, dans la manie, en un mot, dansdifférens délires aigus ou chroniques, le malade, ausein de l' obscurité la plus profonde, voit souventdes clartés vives, des feux permanens ou fugitifs,des objets fortement éclairés, et peints de richescouleurs. Ces impressions ont même quelquefois lieudans les cas de goutte-sereine, où l' oeil estincapable de recevoir directement aucune sensationde lumière. Ainsi, peut-être va-t-on plus loin quela vérité, quand on établit sans modification quel' aveugle de naissance ne peut recevoir, et n' ajamais reçu d' impression lumineuse : l' assertionest plus hasardée encore, quand elle s' applique aufoetus pourvu de deux yeux sains, et dont les nerfsoptiques jouissent du genre et du degré desensibilité qu' exigent leurs fonctions. Mais il nes' ensuit pas que l' aveugle né, ni même le foetus,puissent avoir aucune idée de la lumière du jour,et des couleurs que ses rayons et son actionsimultanée sur l' oeil et sur les objets externes,apprennent

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seuls à comparer et à distinguer : cela,sans doute, est absolument impossible.Quant à l' organe de l' ouïe, tout le monde saitqu' il peut être affecté de différentes espèces desons, relatives à l' état du cerveau ou des nerfs engénéral, et notamment de ceux des viscères dubas-ventre. Il est aussi reconnu que des frottemens,ou de simples applications mécaniques sur l' oreilleexterne, sont capables de faire entendre des sons etdes bruits plus ou moins distincts. Enfin, beaucoupd' expériences, parmi lesquelles je prends pourexemple celles faites sous la cloche du plongeur, ontprouvé que les sons peuvent se transmettre à traversles fluides aqueux ; ce qui, pour le dire en passant,paraît lever tous les doutes touchant l' élasticité deces fluides, longtems méconnue et formellementniée par les physiciens. Or, les humeurs séreuses,lymphatiques, gélatineuses, muqueuses, que lesmembranes du foetus renferment, qui baignent lescavités et parcourent les tégumens du bas-ventre dela mère, jouissent d' une élasticité bien plus grande,à cause des matières animalisées qu' elles tiennenten dissolution ; sans même parler de la facultécontractile directe, que plusieurs physiologistesadmettent dans ces humeurs. Ainsi donc, le foetus peutavoir reçu des impressions de son ; il peut avoirdu moins entendu des bruits confus. Il paraît mêmeassez difficile de concevoir que ces impressions ne

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se soient pas fréquemment renouvelées pendant letems de la gestation. Nous n' en conclurons cependantpoint que l' éducation de l' oreille soit alorsfort avancée : mais en affirmant qu' à la naissancede l' enfant, les bruits extérieurs lui fontéprouver des ébranlemens entièrement nouveaux, ons' appuie de notions physiologiques incomplètes, etl' on s' expose à mal commencer l' histoire analytiquedes sensations, des idées et des penchans.Tel est à peu près l' état idéologique du foetus aumoment qu' il arrive à la lumière.Cet état est commun, en plusieurs points, à desclasses entières d' animaux : mais on sent qu' il nepeut manquer d' être modifié dans les espèces parles différences générales de l' organisation ; etdans les individus, par certaines particularitésdépendantes des dispositions du père et de la mère,et des impressions qui, de celle-ci, sont transmisesincessamment au foetus renfermé dans la matrice.Manière de sentir, jugemens naissans, appétits,habitudes, tout enfin se rapporte alors, comme tout

se rapportera dans la suite aux lois de lacombinaison animale actuelle, au genre de fonctionsqu' elle détermine, à la manière dont ces fonctionss' exécutent, ou dont tous les mouvemens, en prenantce mot dans son sens le plus étendu, se coordonnentavec le caractère et les opérations de la sensibilité.En ramenant la formation des corps organisés, etles phénomènes qui leur sont propres, à des affinités

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spéciales, que certaines circonstances, la plupartencore indéterminées pour nous, développent etmanifestent dans toute portion de matière, nousn' avons point voulu diminuer le juste étonnementet l' admiration qu' inspire plus particulièrement lespectacle de la nature végétale et de la naturevivante. Les lois secrètes et primitives quiproduisent ces tendances, n' en seront pas moins unsujet d' éternelle méditation pour le sage. Mais nousavons essayé de resserrer un peu, s' il est possible,le champ des chimères et des visions ; de nousrapprocher de plus en plus des causes premières, surlesquelles nous reconnaissons d' ailleurs qu' on ne peutacquérir aucune notion satisfaisante. Nous avonsvoulu rapporter à un principe unique, dont l' actionne peut être contestée, des faits très-merveilleux,sans doute, mais que des hommes, doués de plusd' imagination que de jugement, se plaisent trop ànous montrer comme une suite de miracles, et qui, parcette manière vague et superstitieuse de lesconsidérer, sont devenus indirectement l' appui debeaucoup d' erreurs ridicules et dangereuses. Cesimaginations faibles ou prévenues, et sur-tout lescharlatans dont elles sont le jouet, manquent rarementde crier à l' impiété quand les sciences physiquesviennent lui enlever quelque nouveau retranchement decauses finales. Mais Newton était-il un impie,lorsqu' il soumettait à une seule loi tous lesmouvemens des corps célestes, et par conséquent tousles phénomènes

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généraux qui résultent pour nous de la successiondes jours et des nuits, et de la marche dessaisons ? Quand Franklin prouvait l' identité dufluide électrique et de la matière fulminante,était-il un impie ? Non, sans doute. Ceux qui

s' abstiennent de vouloir pénétrer les causespremières, qui les proclament inaccessibles à nosrecherches, incompréhensibles, ineffables, neméritent point d' être taxés d' impiété. Ce reproches' appliquerait, sans doute, avec plus de fondement àces hommes qui veulent faire agir la force motricede l' univers d' après leurs vues étroites, l' asservirà leurs rêves, à leurs passions, à leurs caprices ;qui, non contens de déterminer et de circonscrireses attributs, veulent encore se rendre lesinterprêtes de ses intentions ; et loin d' interrogerles lois de la nature, par lesquelles seules cettecause communique avec nous, veulent qu' on foule,pour ainsi dire, ces mêmes lois aux pieds, et voussomment, avec menaces, de préférer leur propretémoignage à la voix de l' univers.Mais ces hommes eux-mêmes ne sont pas toujoursdes impies, puisqu' il en est qui sont de bonne foi.Chapitre xi.Ce fut une entreprise digne de la philosophie dudix-huitième siècle, de décomposer l' esprit humain,et d' en ramener les opérations à un petit nombre

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de chefs élémentaires : ce fut un véritable trait degénie, de considérer séparément chacune des sourcesextérieures de nos idées, ou de prendre chaquesens l' un après l' autre ; de chercher à déterminerce que des impressions simples ou multiples,analogues ou dissemblables, doivent produire surl' organe pensant ; enfin, de voir comment lesperceptions comparées et combinées engendrent lesjugemens et les désirs.Jusqu' à cette époque, on avait pu faire d' utilesrecherches sur l' art du raisonnement, indiquer lesroutes générales de la vérité, fixer les caractèresauxquels on peut la reconnaître, et tracer lesmeilleurs moyens de la faire pénétrer dans les esprits :mais on n' avait encore, et peut-être on ne pouvaitavoir aucune notion précise, ni de la manière dontnous commerçons avec le monde extérieur, ni dela nature des matériaux de nos idées, ni de lasérie d' opérations par lesquelles les organes des senset le cerveau reçoivent les impressions des objets,les transforment en sensations ou impressions perçues,et de ces dernières, composent tout le systèmeintellectuel et moral. Il faut pourtant l' avouer :cette analyse, qui a fait faire un si grand pas àl' idéologie, est pourtant encore incomplète ; ellelaisse même dans les esprits, plusieurs idées faussessur le caractère des fonctions du système sensitif

et cérébral, sur le genre d' influence qu' elleséprouvent de la part des autres fonctions organiques,

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sur les rapports nécessaires qui lient entr' eux, tousles mouvemens vitaux, et les font résulter égalementdans chaque espèce et dans chaque individu,de l' organisation primitive, et de l' état actuel desdiverses parties du corps. Des mémoires précédensme paraissent avoir au moins préparé l' examen deces diverses questions. Ils peuvent, je pense,suggérer des idées plus justes de l' homme, considérésous les deux points de vue du physique et dumoral , dont tous les phénomènes se trouvent ainsiramenés à un principe unique. Pour achever d' écarterles nuages, il me reste quelques observationsà faire sur les belles analyses de Buffon, deBonnet et de Condillac, ou plutôt sur une certainefausse direction qu' elles pourraient faire prendre àl' idéologie, et (le dirai-je sans détour ? ) sur lesobstacles qu' elles sont peut-être capables d' opposerà ses progrès.Rien, sans doute ne ressemble moins à l' homme,tel qu' il est en effet, que ces statues, qu' onsuppose douées, tout-à-coup, de la faculté d' éprouverdistinctement les impressions attribuées à chaquesens en particulier ; qui portent sur elles desjugemens, et forment en conséquence des déterminations.Comment ces diverses opérations pourraient-elless' exécuter, sans que les organes dont l' actionspéciale, ou le concours est indispensable à laproduction de l' acte sensitif le plus simple, de lacombinaison intellectuelle et du désir le plusvague, se soient développés

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par degrés ; sans que déjà, par cette suitede mouvemens, que la vie naissante leur imprime,ils ayent acquis l' espèce d' instruction progressive,qui seule les met en état de remplir leurs fonctionspropres, et d' associer leurs efforts, en lesdirigeant vers le but commun.Rien ne ressemble moins encore à la manièredont les sensations se perçoivent, dont les idéeset les désirs se forment réellement, que cesopérations partielles d' un sens, qu' on fait agirdans un isolement absolu du système, qu' on prive même

de son influence vitale, sans laquelle il ne saurait yavoir de sensation. Rien, sur-tout, n' est pluschimérique que ces opérations de l' organe pensant,qu' on ne balance point à faire agir comme uneforce indépendante ; qu' on sépare, sans scrupule,pour le mettre en action, de cette foule d' organessympathiques dont l' influence sur lui, n' est passeulement très-étendue, mais dont les nerfs luitransmettent une grande partie des matériaux de lapensée, ou des mouvemens qui contribuent à saproduction.Nous savons qu' avant de voir le jour, le foetusa déjà reçu, dans le ventre de la mère, beaucoupd' impressions diverses, d' où sont résultées en lui,de longues suites de déterminations ; qu' il a déjàcontracté des habitudes ; qu' il éprouve des appétits,et qu' il a des penchans. Ces impressions et cesdéterminations ne se trouvent point renfermées dans

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le cercle étroit d' un seul, ou de quelques organes ;elles n' appartiennent point à quelqu' un de ces foyerspartiels de réaction, destinés à diriger desmouvemens de peu d' importance. Après s' êtregraduellement formées dans certains systèmes générauxd' organes, elles sont devenues communes au systèmetotal. C' est d' elles que dérivent ces habitudes, cesappétits, ces penchans, dont la production ne peutêtre due qu' à l' action de tout l' organe nerveux, etdont l' ensemble constitue l' instinct primitif.Au moment de la naissance, le centre cérébrala donc reçu et combiné déjà beaucoup d' impressions,il n' est point table rase, si l' on donne ausens de ce mot, toute son étendue. Ces impressionssont, à la vérité presque toutes internes ; et sansdoute il est table rase , relativement à l' universextérieur : car la connaissance qu' il en acquiert, nepeut être que le fruit des tâtonnemens réitérés, etsimultanés de tous les sens ; et l' organe pensantn' est véritablement comme tel, en relation avec cetunivers, que lorsque les objets et les diversessensations qu' ils occasionnent, deviennent pour lemoi , déterminés et distincts.Mais il s' en faut beaucoup que les sensations, les

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déterminations et les jugemens qui n' ont lieu

qu' après la naissance, soient étrangers à l' étatantérieur du foetus. Un petit nombre de réflexionssuffit pour faire sentir que cela n' est pas possible,1 le caractère et le genre même des sensationstiennent à l' état général du système nerveux ; carcet état est sur-tout ce qui différencie les espèceset les individus, 2 les habitudes particulières desdifférens organes, ou systèmes d' organes liés par uneétroite sympathie avec le cerveau, ne peuvent manquerd' influer sur ses fonctions ; le genre d' action qu' iléprouve de la part de ces organes, se rapportanttoujours à leur manière de sentir, et à celled' exécuter les mouvemens qui leur sont attribués parla nature ; 3 la direction des idées, et même leurnature, sont toujours, jusqu' à certain point,subordonnées aux penchans antérieurs ; et desclasses nombreuses de jugemens dépendent uniquementdes appétits.En un mot, les opérations de l' organe pensantsont toutes nécessairement modifiées par lesdéterminations et les habitudes générales ouparticulières de l' instinct.Et comment serait-il possible, en effet, que lespenchans, même les plus automatiques de l' instinctconservateur , n' influassent pas sur notremanière de considérer les objets, sur la directionde nos recherches à leur égard, sur les jugemens quenous en portons ? Comment les appétits et lesrépugnances

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relatifs aux alimens n' auraient-ils aucune part soità la production, soit à la tournure d' une classed' idées qui, sur-tout dans le premier âge, acertainement un degré remarquable d' importance ?Comment n' agiraient-ils pas encore sur l' ensemble desfonctions intellectuelles, en changeant, comme ilest démontré qu' ils le font presque toujours, lesrapports d' influence de l' estomac sur le cerveau ?Enfin, comment les habitudes de tout le systèmesensitif, celles des viscères, ou des autresorganes principaux, et le caractère de leurssympathies avec le centre cérébral, demeureraient-ilsétrangers à cette chaîne de mouvemens coordonnés etdélicats, qui s' opèrent dans son sein pour laformation de la pensée ? Je n' entre point dans ledéveloppement de ces diverses considérations, ni dequelques autres qui s' y lient intimement : pour fairevoir combien les unes et les autres sont concluantes,je crois suffisant de les indiquer. L' analysedétaillée et complète de l' état idéologique de

l' enfant, avant que tous ses sens aient été missimultanément en jeu par les objets extérieurs,n' est pas un de ces sujets qu' on traite en passant :ce serait celui d' un ouvrage qui manque, etqui, d' après les données ci-dessus, présente,peut-être maintenant, moins de difficultés.Passons à la seconde proposition sur laquelle jedois encore quelques éclaircissemens : je veux parlerde l' impossibilité positive que jamais l' organeparticulier d' un sens entre isolément en action,ou que

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les impressions qui lui sont propres aient lieu sansque d' autres impressions s' y mêlent, et que lesorganes sympathiques y concourent. En voici la preuveen peu de mots.Il est certain d' abord que le sens du tact, le typeou la source commune de tous les autres, prendtoujours part, jusqu' à certain point, à leursopérations ; qu' il serait impossible, par exemple,de séparer entièrement les impressions que l' oeilreçoit comme organe de la vue, de celles dont il estaffecté comme partie pourvue d' extrémités sentantesfort nombreuses. L' oeil, le nez, l' oreille,indépendamment des sensations délicates qui leur sontparticulièrement attribuées, jouissent d' unemerveilleuse sensibilité de tact : et quelquesobservations faites sur des aveugles-nés, à qui lalumière a tout à coup été rendue, portent à croireque, dans l' origine, son action sur l' oeil, diffèrepeu de celle d' un corps résistant, par lequel larétine se sentirait touchée dans tous les points deson expansion.On sait que les sons résultent des vibrations del' air ; et ces vibrations, dans certains cas, peuventdevenir perceptibles pour les extrémités nerveusesde toute la superficie du corps. On sait également(et chacun peut l' avoir observé cent fois sursoi-même) que certaines odeurs fortes affectent lamembrane pituitaire, comme si leurs particulesétaient armées de pointes aiguës ; qu' elles ycausent une véritable douleur. Et quant aux organesdu goût, je

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crois tout à fait superflu de vouloir faire sentir

qu' ils fournissent une nouvelle preuve : lesimpressions savoureuses sont toutes, en effet,évidemment tactiles ; c' est-à-dire, toutes liées àl' action physique et directe des alimens ou desboissons, qui s' appliquent aux papilles de la langueet du palais.Mais outre ce lien général, qui entretient descorrespondances continuelles entre tous les sens,leurs organes peuvent se trouver unis par desrelations plus particulières et plus intimes ;conséquemment, leurs fonctions respectives peuventdevenir plus spécialement dépendantes les unes desautres. Le voisinage, les communications immédiates,les connexions anatomiques des organes du goût et deceux de l' odorat, ne sont pas les seuls rapports quirapprochent ces deux sens, et les confondent, enquelque sorte, dans les considérations physiologiquesles plus triviales : d' autres rapports moinsmatériels unissent encore les sensations qui leursont propres, bien que très-différentes par lanature de leurs causes, et très-distinctes parleurs caractères, ou par les effets qu' ellesproduisent sur tout le système. D' ailleurs, cessensations se mêlent d' une manière remarquable ;elles se dirigent, s' éclairent, se modifient,et peuvent même se dénaturer mutuellement. L' odoratsemble être le guide et la sentinelle du goût :le goût, à son tour, exerce une puissanteinfluence sur l' odorat. L' odorat peut isolerses fonctions de celles du goût : ce qui plaît àl' un

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ne plaît pas toujours également à l' autre. Mais commeles alimens et les boissons ne peuvent guère passerpar la bouche sans agir plus ou moins sur le nez,toutes les fois qu' ils sont désagréables au goût, ilsle sont bientôt à l' odorat : et ceux que l' odoratavait d' abord le plus fortement repoussés, finissentpar vaincre toutes ses répugnances quand le goût lesdésire vivement.Pour ne pas multiplier les exemples du mêmegenre, qui se présentent en foule, je me borne à uneseule observation, la plus importante par sagénéralité. Ce n' est pas sans doute la même chosepour un sens en particulier, de recevoir isolémentles impressions des corps qui viennent agir sur lui,ou de les recevoir de concert avec un ou plusieurs desautres sens, c' est-à-dire simultanément avec lesimpressions que ces mêmes corps peuvent leur faireéprouver. Par exemple, lorsque Condillac fait sentir

une rose à sa statue, dans l' hypothèse donnée,la sensation se borne à l' odorat ; elle n' estaccompagnée d' aucune impression étrangère : il peutdonc dire, avec vérité, que la statue devient , parrapport à elle-même, odeur de rose, et rien deplus ; et cette expression, non moins exactequ' ingénieuse, rend parfaitement la modificationsimple que le cerveau doit subir dans ce moment.Mais si, au lieu de cet isolement parfait, où l' onplace ici l' odorat, nous le considérons agissant,comme il agit presque toujours dans la réalité deconcert avec

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l' ensemble, ou du moins avec plusieurs des autressens ; si, tandis qu' il reçoit l' impression del' odeur de la rose, la vue reçoit celle de sescouleurs, de sa forme agréable, de celle de la mainqui l' approche ; si l' oreille entend les pas ou lavoix de l' homme qui tient la fleur, croit-on que laperception et le jugement du cerveau se borneront àce que Condillac suppose ? Et puisqu' il est reconnuque le jugement altère ou rectifie les sensations,pense-t-on que celle de l' odeur de rose n' ait pasacquis un nouveau caractère par le concours desautres sensations simultanées ? Enfin, si le désirrappelle la fleur qui s' éloigne, et qu' elle nerevienne pas ; si, lorsque le désir n' existe plus,elle reparaît, et que ces alternatives se répètentassez fréquemment pour laisser des traces bien nettesdans le cerveau : ne voilà-t-il pas un ensemble dedonnées d' où paraît devoir résulter la connaissanceou l' idée des corps extérieurs ? Et quoique larésistance au désir ne soit pas ici la résistancephysique au mouvement voulu, n' est-elle passuffisante, sur-tout se trouvant jointe à plusieurssensations collatérales de différens genres, pourque le moi s' en forme les deux idées

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distinctes de lui-même, et de quelque chose quin' est pas lui.à coup sûr, la statue, même en ne la considérantde cette manière, que sous le seul rapport dessensations reçues par l' odorat, n' est plus, dans leréel, ce qu' elle doit être dans la supposition deCondillac, simple odeur de rose. ainsi, par

cela seul que les sens ne reçoivent point desimpressions isolées, et qu' ils n' agissent pointséparément les uns des autres, ils sont dans unedépendance réciproque continuelle ; leurs fonctionsse compliquent et se modifient ; et les produits dessensations propres à chacun d' eux, prennent uncaractère, résultant de la nature et du degréproportionnel de cette influence, à laquelle ils sontrespectivement soumis.Mais il y a plus. Des sympathies particulières lientles organes de chaque sens, avec divers autresorganes, dont ils partagent les affections, et dontl' état influe sur le caractère des sensations quileur sont propres. Plusieurs maladies du systèmenerveux, quelques-unes même qui portent uniquementsur l' estomac et sur le diaphragme, sont capablesde dénaturer les fonctions de l' ouïe, jusqu' au pointd' altérer tous les sons, d' en faire entendre quin' ont aucune réalité, ou de produire une surditécomplète. Les viscères abdominaux influent aussitrès-puissamment sur les opérations de la vue. Ungrand nombre de maladies des yeux dépendent dematières nuisibles introduites ou accumulées dans lecanal

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alimentaire : quelques affections hypocondriaques,et différens désordres de la matrice et des ovaires,paralysent momentanément le nerf optique, etcausent une cécité passagère. Nous avons faitremarquer ailleurs, que l' odorat et les organes de lagénération ont entre eux des rapports sympathiquesparticuliers. Mais entre le canal intestinal etl' odorat, les rapports ne sont ni moins étroits, nimoins étendus : et si divers états maladifs desorganes de la digestion peuvent dénaturer lesimpressions des odeurs, plusieurs maladies dubas-ventre abolissent entièrement la faculté de lesrecevoir. Quant au goût, personne n' ignore que samanière de sentir est entièrement subordonnée à laconscience de bien-être, ou de malaise général,surtout au sentiment qui résulte de l' état del' estomac et des autres parties directementemployées à la digestion ; état qui le dirigeordinairement avec sûreté, pour le choix et laquantité des alimens, pourvu que l' imagination nevienne pas égarer cet heureux instinct.Observons encore, que chaque sens ne pouvantentrer en action, qu' en vertu de l' action préalablede tous les systèmes généraux d' organes, ets' y maintenir, qu' en vertu de leur action

simultanée, il se ressent toujours nécessairement deleurs habitudes, et partage plus ou moins, leursaffections les plus ordinaires. Ainsi, le degré desensibilité du système sensitif, et ses rapports debalancement

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avec le système moteur, influent beaucoupsur le caractère des impressions reçues par chaquesens en particulier. C' est par cette circonstance,autant et plus peut-être qu' à raison de l' état directde l' organe mis en jeu, qu' elles sont fortes oufaibles, vives ou languissantes, durables oufugitives. Ainsi, la marche de la circulation et leshabitudes du système sanguin, impriment auxsensations différens caractères, dont on chercheraiten vain la cause dans les dispositions particulièresdu sens auquel elles appartiennent : une légèredifférence dans la simple vîtesse du cours deshumeurs, suffit pour éclaircir ou troubler, aviverou émousser toutes les sensations à la fois.Observons enfin, que tous les organes des sensn' exercent leurs fonctions spéciales, que par desrelations directes et continuelles avec le cerveau ;qu' ils se ressentent les premiers des changemens quipeuvent survenir dans ses dispositions ; et que sonétat est la circonstance la plus capable de modifier,et même d' intervertir entièrement l' ordre et lecaractère des sensations.Je ne vais pas plus loin : des preuves nouvellesajouteraient peu de force à ce qui vient d' être dit.Nous pouvons donc conclure avec toute assurance,que la bonne analyse ne peut isoler les opérationsd' aucun sens en particulier, de celles de tous lesautres ; qu' ils agissent quelquefois nécessairement,et presque toujours occasionnellement, de concert ;

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que leurs fonctions restent constamment soumises àl' influence de différens organes, ou viscères ; etqu' elles sont déterminées et dirigées par l' action,plus directe et plus puissante encore, des systèmesgénéraux, et notamment du centre cérébral.Ces considérations ouvrent, pour l' étude del' homme, des routes entièrement nouvelles ; ellesindiquent avec plus d' exactitude, les sources d' oùnaissent, et la manière dont se produisent les

premières déterminations, les premières idées, lespremiers penchans : en un mot, toutes lesobservations ci-dessus forment, réunies, leprogramme et comme le résumé d' un nouveau traitédes sensations , qui, s' il était exécuté dans lemême esprit, avec tous les développemens nécessaires,ne serait peut-être pas moins utile dans ce moment,aux progrès de l' idéologie, que le fut dans son temscelui de Condillac.de l' instinct. chapitre i.Les détails dans lesquels je suis entré précédemment,touchant les appétits instinctifs qui sedéveloppent avant que le foetus ait éprouvé l' action del' univers extérieur, me permettent de glisserrapidement sur ce qui me reste encore à dire del' instinct en général.

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Nous avons vu que les élémens, ou les matériauxdont les substances animales se composent, ne sonteux-mêmes que des combinaisons particulières,produites par la tendance continuelle de toutes lesparties de la matière les unes vers les autres. Nousavons vu, par suite, que l' organisation résulte destendances nouvelles que ces matériaux acquièrenten se formant ; et qu' à mesure que les combinaisonsse multiplient, ils suivent d' autres loisd' arrangement, ils acquièrent d' autres propriétés :enfin, qu' il se manifeste d' autres affinitésparticulières, d' où naissent à leur tour, de nouvellesséries de phénomènes, qui paraissent n' avoir plusaucun rapport avec ceux des combinaisons élémentairesantérieures. C' est ainsi que la tendance vive del' acide nitrique vers la potasse, ne se montre nidans l' azote, ni dans l' oxigène, et que lespropriétés des différens éthers n' existent ni dansl' alkool, ni dans leurs acides respectifs.La nature de toute combinaison dépend sans doutede celle de ses élémens : mais elle dépend aussi deleur proportion réciproque, et des circonstancesdans lesquelles ils se sont confondus. Cescirconstances suffisent même assez souvent pourdénaturer entièrement les résultats. Si, par exemple,le soufre incomplètement saturé d' oxigène, développeun acide odorant et volatil ; le même soufre et lemême oxigène, unis à parfaite saturation, forment unacide pesant, fixe, et presque sans odeur. Parexemple

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encore, certaines circonstances particulières etdifférentes, dans lesquelles l' oxigène et l' azote secombinent, suffisent pour lui faire produire,tantôt de l' acide nitrique, ou nitreux, tantôt del' air atmosphérique pur.Nous avions reconnu déjà par nos recherches surla physiologie des sensations, et nous venonsd' établir sur de nouvelles preuves, que l' action dusystème nerveux, comme organe de la sensibilité etcomme source des mouvemens vitaux, consiste ence que les impressions reçues par les extrémitéssentantes, se réunissent dans un point central ; etque de là, par une véritable réaction, partent lesdéterminations analogues et subséquentes, quidoivent mettre en jeu toutes les parties que ce mêmepoint central retient dans sa sphère d' activité.Nous avons constaté de plus, que, dans le systèmeanimal, il peut exister primitivement, ou se formerpar l' effet des habitudes postérieures de la vie, unnombre, plus ou moins grand, de ces centres nerveuxqui, quoique liés et subordonnés au centre commun,ont leur manière de sentir propre, exercentleur genre d' influence, et restent souvent isolésdans leurs domaines respectifs, soit par rapport auximpressions reçues, soit par rapport aux mouvemensexécutés : et nous avons en même tems vuque dans le centre commun, la réaction prend lecaractère de la volonté ; que là, par conséquent,réside le moi ; que si tous les organes peuventagir

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sur lui, suivant leur degré d' importance, lesdéterminations qui se forment dans son sein, lesembrassent tous, et se rapportent à leurs diversesfonctions, et à leur état particulier. Enfin, aprèsavoir observé que les différens systèmes d' organeset les besoins qui leur sont relatifs, ne sedéveloppent pas tous à la fois, mais d' une manièresuccessive et graduelle ; que les appétits, nés deces besoins, ou qui ne sont que ces mêmes besoins enaction, se forment nécessairement dans un ordresuccessif : nous avons vu naître et se confirmerchaque tendance instinctive, avec le systèmed' organes auquel elle appartient plus particulièrement ;d' abord celle de conservation , ensuite celle denutrition , qui s' y lie de la manière la plusétroite, et en dernier lieu celle de mouvement ,

qui se coordonne bientôt avec les deux autres :et comme nous avons rapporté tous les besoins,qui ne peuvent être pour nous, distincts desfacultés, aux affinités animales que chaquecombinaison nouvelle fait éclore, nous avonspu, sans sortir des faits physiologiques les pluscertains, et des analogies directes que nous offrentles lois communes à toutes les parties de la matière,nous faire une idée claire et simple de l' animalvivant,

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sentant et voulant, tel qu' au sortir de l' oeufou du ventre de sa mère, il arrive à la lumière dujour. Or, c' est de la même manière, c' est exactementpar la même série d' opérations, que se formentdans la suite, ses jugemens touchant les diversobjets de l' univers extérieur, les appétits oules passions que ces jugemens font naître en lui,et les déterminations qu' il conçoit, en vertu de cespassions, ou de ces appétits ; je veux dire que lesimpressions reçues par les extrémités nerveuses dontse composent les organes directs des sens, transmisesau centre cérébral, y produisent des réactionset des déterminations conformes à leur nature, dela même manière que les impressions qui viennentdes extrémités internes, et qui, jusqu' alors, ontété presque les seules qu' aient reçues les centrespartiels et le cerveau.Il y a cependant ici, quant aux résultats, unedifférence sensible à observer. Comme le moi ,réside dans le centre commun, toutes les opérationsqui ne sortent point du domaine des centres partiels,ne peuvent produire ni jugement aperçu, ni volontésentie : et comme les impressions qui viennent aucerveau, des extrémités nerveuses internes, sont

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loin d' être aussi distinctes, et de pouvoir êtrerangées et classées aussi méthodiquement, que cellesqui lui sont transmises par les organes des sensproprement dits, les premières et tous leursproduits ont toujours, et l' on sent bien qu' ellesdoivent avoir en effet, quelque chose de plus confuset de plus indéterminé.Les premières tendances et les premières habitudesinstinctives, sont donc une suite des lois de

la formation et du développement des organes : ellesappartiennent particulièrement aux impressionsinternes, et aux déterminations que ces dernièresoccasionnent dans tout le système animal. Cellesqui se forment aux époques subséquentes de la vie,se ressentent beaucoup plus du mélange et del' influence des impressions relatives à l' universextérieur, lesquelles sont recueillies par les sens :mais c' est toujours à l' état des ramificationsnerveuses, distribuées dans le sein des viscères etdes organes principaux ; c' est quelquefois auxdispositions intimes du système cérébral lui-même,qu' elles doivent leur naissance : et toujours, ellesconservent quelque empreinte de ce caractère vague,qui montre qu' elles sont peu dépendantes dujugement et de sa volonté.Chapitre ii.Dans la première classe de ces habitudes, ou deces déterminations, il faut évidemment ranger celles

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qui se manifestent au moment même où l' animalvoit le jour. Ainsi, le cailleteau ou le perdreau,qui, traînant encore l' oeuf dont il vient de sortir,court après les grains et les insectes ; le chat etle chien, qui cherchent, les yeux encore fermés, lamamelle de leur mère ; le canneton, qui s' acheminevers l' eau sitôt qu' il la sent, et qui s' y jette sitôtqu' il l' aperçoit, malgré les cris d' une mèreadoptive, d' espèce différente, qui l' avertit avecanxiété du danger qu' elle y croit voir pour lui ; lapetite tortue, toute humide encore des fluides del' oeuf dont elle s' échappe à peine, qui se dirigesur-le-champ vers la mer, en prend le chemin, le suitsans détour, le reprend vingt fois, même à degrandes distances, et de quelque côté qu' on luitourne la tête : tous ces phénomènes appartiennent auxdéterminations primitives ; ils découlent des lois del' organisation et de l' ordre de son développement.Peut-être faut-il aussi ranger dans la même classecertains autres appétits, ou penchans particuliers,qui n' acquièrent cependant toute leur force quebeaucoup plus tard, et lorsque le corps a pris à peuprès tout son accroissement : comme, par exemple,l' instinct du chien de chasse, qui, suivant la raceà laquelle il appartient, poursuit de préférence telou tel gibier, et se sert naturellement, sans aucuneinstruction préalable, de différens moyens pour lesaisir ; la rage du tigre, que rien ne fléchit, niles bons ni les mauvais traitemens, et qui, gorgé desang

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et de chairs, n' en est que plus ardent à déchirertout ce qui lui présente l' image de la vie ; lahaine du furet pour le lapin, dont la vue et l' odeur,même assez lointaine, le font aussitôt entrer enfureur, et qu' il reconnaît dès l' instant pour sonennemi, pour l' objet d' un invincible penchant dedestruction, sans l' avoir jamais vu, sans avoir dansson souvenir aucune trace relative à ce faible etpaisible animal.En effet, toutes ces tendances de l' instincttiennent essentiellement à la nature intime del' organisation : les premiers traits, sans doute, ensont gravés dans le système cérébral, au moment mêmede la formation du foetus ; et si elles ne développenttoute leur énergie que chez l' animal à peu prèsadulte, c' est qu' elles ont besoin, pour pouvoirs' exercer, d' un degré considérable de force dans lesmembres. Quoi qu' il en soit, nous rapporterons à laseconde classe d' habitudes et de déterminationsinstinctives, c' est-à-dire à celles que présententdes époques postérieures, plus ou moins éloignéesde la naissance, les penchans produits par ledéveloppement de certains organes particuliers : parexemple, ceux qu' amène la maturité des organes de lagénération ; les appétits, ou les répugnances pourcertains alimens,

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ou pour certains remèdes qu' on observe dansun grand nombre de maladies ; l' instinct, et mêmeles passions, étrangers à l' espèce, qui caractérisentquelques affections singulières du système nerveux.Il suffit, au reste, de rappeler ici ce que nousavons dit ailleurs de ces divers phénomènes : etsans entrer dans de nouveaux détails, il demeure bienprouvé que les tendances instinctives quisurviennent dans le cours de la vie, résultent,comme celles que l' animal manifeste en naissant,d' impressions internes absolument indépendantes àleur origine de celles que reçoivent les organes dessens proprement dits ; quoique bientôt elles semêlent à toutes les sensations, et puissent êtremodifiées jusqu' à un certain point par le jugementet par la volonté.D' après les observations exposées dans ce mémoire,et d' après celles que nous avons déjà recueilliesdans l' histoire physiologique des sensations,il ne peut plus rester le moindre doute, ni sur

l' existence d' un système de penchans et dedéterminations, formés par des impressions à peuprès étrangères à celles de l' univers extérieur ;ni sur les caractères qui distinguent cesdéterminations et ces penchans, des volontésrésultantes de jugemens plus ou moins nettementsentis, mais réellement portés par le moi ;ni même sur les circonstances qui combinent, oumêlent presque toujours, et confondent quelquefoisces deux genres de déterminations. J' ose croire quetoutes ces observations rapprochées jettent un jour

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nouveau sur l' étude de l' homme. J' ose croire aussique si le professeur Draparnaud exécute le beauplan d' expériences qu' il a proposé, pour déterminerle degré respectif d' intelligence ou de sensibilitépropre aux différentes races, et former, pour ainsidire, leur échelle idéologique, il ne lui sera pasinutile de partir du point où nous sommes parvenusdans cet examen. Peut-être même pensera-t-il que sesrecherches doivent être dirigées dans le même sens :et peut-être encore ne hasarderait-on pas trop enprédisant qu' il trouvera toujours l' instinct d' autantplus direct et d' autant plus fixe, que les besoins deconservation et de nutrition sont plus simples, ouque l' organisation est plus simple elle-même ; qu' ille trouvera d' autant plus éclairé, plus étendu, plusvif, que la sensibilité des organes internes est plusexquise, et qu' ils exercent plus d' influence sur lecentre cérébral ; enfin, que pour évaluer le degréd' intelligence de chaque espèce, il lui suffirapresque toujours de connaître les dangers dont elleest menacée, les difficultés qu' elle éprouve à seprocurer sa subsistance, et la quantité d' impressionsqu' elle est forcée de recevoir de la part des objetsextérieurs, sur-tout de la part des autres êtresanimés, soit qu' elle vive dans une espèce d' étatsocial, soit

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que des guerres acharnées et continuelles l' armenthabituellement contr' eux.de la sympathie. chapitre i.Par une loi générale, et qui ne souffre aucuneexception, les parties de la matière tendent les unes

vers les autres. à mesure que ces parties, supposéesd' abord les plus simples et les plus élémentaires,viennent à se rapprocher, à se confondre, à secombiner, elles acquièrent de nouvelles tendances.Mais ces dernières attractions ne s' exercent plus auhasard : c' est dès lors avec choix que les corps serecherchent ; c' est avec préférence qu' ils s' unissent :et plus les combinaisons s' éloignent de la simplicitéde l' élément, plus aussi, pour l' ordinaire, ellesoffrent, dans leurs nouvelles affinités, de cecaractère d' élection, dont les lois paraissentconstituer l' ordre fondamental de l' univers.Les matières organisées, et notamment les matièresvivantes, produites originairement par les mêmesmoyens, et en vertu des mêmes lois, y demeurentassujéties dans tous leurs développemens postérieurs,dans toutes ces combinaisons successives qu' ellesaspirent sans cesse à former, jusqu' au momentde leur dissolution finale. De là, résultentimmédiatement tous les phénomènes directs, par lesquels

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se manifeste la spontanéité de la vie ; toutesles opérations internes qui développent les membresde l' animal ; tous les mouvemens primitifs quidévoilent et caractérisent en lui des appétits et devrais penchans.Dans tout système organique, la ressemblance,ou l' analogie des matières les fait tendreparticulièrement les unes vers les autres : il paraîtmême qu' en se confondant, elles deviennent toujours deplus en plus semblables. C' est ainsi que les partiesanimées prennent leur accroissement progressif, etréparent les pertes éprouvées journellement ; c' estainsi que l' organisation se perfectionne, et que serectifient les erreurs inévitables dans le choix, oudans l' emploi des alimens, et les désordres plus oumoins graves, également inséparables des fonctionsmultipliées qui concourent à leur digestion.Les matières vivantes ont une affinité mutuelled' autant plus forte, elles tendent à se coorganiserd' une manière d' autant plus directe, qu' elles sontdéjà plus complètement animalisées. Ainsi, parexemple, quand la gélatine et la fibrine serencontrent hors du torrent de la circulation, quiles tient séparées et distinctes, la fibrine, douéed' un caractère d' animalisation plus avancé, saisit lagélatine, l' entraîne, pour ainsi dire, dans sa sphèred' activité, et lui communiquant une partie de satendance à la concrétion, l' organise en membranesqui contractent différentes dispositions, et vivent à

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différens degrés, suivant la forme, les fonctionset la sensibilité des parties qui les avoisinent.Allons plus loin : nous verrons ces épanchemensmuqueux, composés de lymphe, de fibrine et degélatine, qui se forment souvent dans le cours desmaladies inflammatoires, sur les viscèresparticulièrement affectés, s' organiser avec d' autantplus de promptitude, se rapprocher d' autant plus del' état des parties vivantes, que ces viscères sont plussensibles, ou plus actifs : et pour peu que lescirconstances favorisent leur coalition réciproque,bientôt les nerfs et les vaisseaux des dernierss' étendent et s' abouchent avec des nerfs et desvaisseaux correspondans, dont l' oeil peut suivre laformation accidentelle dans cette espèce d' enduitorganisé dont ils sont recouverts. C' est encoreabsolument de la même manière que se forment lescicatrices, dont les matériaux, bien connusaujourd' hui, ne sont que les humeurs muqueuseshabituellement flottantes dans le tissu cellulaire :en effet, ces humeurs, se mêlant à la partiefibreuse, appelée par la suppuration dans les organesenflammés, se concrètent en tissu solide, etprésentent bientôt tous les phénomènes d' une vievéritable, mouvement tonique, circulation, sensibilité.Enfin, les parties complètement organisées, misesen contact, sans qu' un

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épiderme épais, ou des humeurs aqueuses empêchentleur réunion, se collent, comme les arbresdans la greffe en approche : leurs nerfs et leursvaisseaux respectifs s' abouchant, et s' allongeant del' une à l' autre, y pénètrent par une vive impulsion ;de sorte qu' elles ne forment plus qu' une seule partie,vivent d' une vie commune ; et tous les mouvemensisolés et propres, que chacune d' elles exécutecorrespondent à des impressions qu' elles se renvoientet se communiquent réciproquement. C' est là cequi fournit à Tagliacoti, chirurgien du seizièmesiècle, une idée bizarre, mais ingénieuse, pourrestaurer certaines parties du visage, comme le nez,les lèvres, etc., quand des maladies ou des blessuresles ont détruites. Il y faisait une incision quimettait le vif à découvert ; il y collait un lambeau,

convenablement disposé, de la peau et du tissucellulaire de quelque membre, par exemple, du bras, etne séparait les deux parties, que lorsqu' il étaitassuré que la greffe avait pris dans tous ses points.Tous les livres de chirurgie parlent de cetteméthode, ou plutôt de cette indication ; car il paraîtqu' elle fut très-rarement employée, même du tems del' auteur ; et depuis l' époque de son invention, lesgrandes difficultés dont est accompagnée sonexécution, l' ont fait abandonner entièrement.Tout ce que nous venons de dire doit s' entendredes matières animales, douées de vie : c' estuniquement dans cet état, qui dépend lui-même, comme

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on l' a vu ci-dessus, des circonstances de leurformation primitive, et de leur persistance dans lesmêmes dispositions, qu' elles manifestent ces affinitéspuissantes de coorganisation mutuelle. Sitôt, eneffet, que la mort les a saisies, plus la tendance deleurs élémens à former des combinaisons nouvelles esténergique, plus aussi elle hâte leur séparation, etpar conséquent la destruction des corps, qui ne sontque leur aggrégat régulier.Chapitre ii.Comme tendance d' un être vivant vers d' autresêtres de même, ou de différente espèce, la sympathierentre dans le domaine de l' instinct ; elle est,en quelque sorte, l' instinct lui-même, si l' on veutla considérer sous son point de vue le plus étendu.Comme nous l' avons déjà fait remarquer, lesattractions et les répulsions animales tiennent aumême ordre de causes ; aux besoins de l' animal, à sonorganisation. Or, celle-ci dépend évidemment descirconstances qui président à la première formationdu centre de gravité vivante. Accru, modifié,dénaturé par les besoins, cet instinct suit toutesles directions, prend tous les caractères, parcourttous les degrés et toutes les nuances, depuis le douxet vif penchant social de l' homme, de l' abeille, dela fourmi, jusqu' à l' isolement volontaire et farouchedu sanglier, jusqu' à l' insatiable fureur du tigre :et par

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la raison que ses besoins sont relatifs aux espèces,toutes les déterminations instinctives étant, à leur

tour, relatives aux besoins, celles-ci se trouventnécessairement coordonnées avec tous les degrés etavec tous les modes d' animalisation.Voilà, par exemple, pourquoi les déterminations,qui ont pour objet la conservation de l' animal,forcent une race timide à fuir à l' aspect detous les serpens ; tandis que d' autres, poussées parl' instinct de nutrition, les attaquent avec courage,les déchirent et les dévorent. Toutes les espèces deserpens à sonnettes, répandent au loin la terreur,par le seul frémissement des écailles de leur queueet par l' odeur empestée qu' ils exhalent ; ils glacentet stupéfient les animaux faibles, qui n' entreprennentseulement pas, le plus souvent, de fuir devanteux ; ils étonnent quelquefois les oiseaux eux-mêmes,que les chemins de l' air sembleraient cependantpouvoir toujours dérober à leur dent meurtrière. Maisdes animaux plus hardis, tels que les tapirs, et mêmeles cochons transportés d' Europe en Amérique, necraignent pas de les saisir, de les mettre enlambeaux, et d' engloutir ces lambeaux tout vivans.Le lion jouit d' une force si puissante, il est arméde dents et de griffes si redoutables, que presquetous les animaux le fuient avec un profond sentimentd' effroi. Suivant le rapport des voyageurs qui n' ontpas craint de parcourir les déserts embrasés, où sesmuscles vigoureux et son naturel dominateur peuvent

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acquérir un entier développement, les chiens, leschevaux, les boeufs, perdent tout courage à sonaspect ; ils frémissent et reculent à sa voix la pluslointaine ; ils tressaillent, leur poil se hérisse, lasueur ruisselle de tout leur corps, quand il rôdedans le voisinage, quoique souvent alors nul signesensible pour l' homme n' ait encore annoncé saprésence : et ces terreurs secrètes de leur instinctont été plus d' une fois d' utiles avertissemens pourles voyageurs égarés avec eux dans les forêts. Malgrétout cela, le besoin de nourriture et l' intérêtcommun rapprochent du lion, le jackal, espècedouée d' un odorat plus fin, pleine de sagacité pourdécouvrir la proie, d' adresse et d' ardeur pour lasuivre, et qui consent à chasser au compte de sonmaître ; c' est-à-dire, à faire tomber le gibier soussa griffe, à condition d' en avoir sa part. C' estencore ainsi que les chiens de la Nouvelle-Hollande,qui tiennent à la race du jackal et du renard,montrent pour toute espèce de volaille une aviditéfurieuse, qui résiste aux plus sévères corrections :et cependant ces animaux sont d' ailleurs fort dociles.

Enfin, pour ne pas accumuler les faits du mêmegenre, on voit l' instinct social et celui de famille

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céder, dans le père et la mère du jeune aiglon, aubesoin personnel de subsistance : ils n' hésitent pasà le chasser, faible encore de leur aire, et à lebannir à jamais du territoire sur lequel ils se sontarrogé un empire exclusif.Je m' arrête ici plus particulièrement sur lesantipathies, parce que les exemples de la sympathies' offrent en foule dans toutes les espèces sociales,et parce qu' elle est, en quelque sorte, la loigénérale de la nature vivante. Il est aisé de voir queles exceptions dépendent toujours ou d' un étathostile, nécessité par les besoins, ou de certainesdispositions particulières des corps, déterminéespar le caractère physique de leurs élémens. Pour quedeux êtres animés tendent sympathiquement l' un versl' autre, il suffira que dans l' origine les besoinsn' aient pas forcé leurs espèces respectives à sefuir, à s' attaquer, à se dévorer ; que des impressionstransmises de race en race, n' aient point transforméces premières déterminations en instinct constant ; ouque certaines habitudes du système, certainesassociations d' idées, de souvenirs, et même detrès-vagues affections, n' aient pas produit en euxun instinct factice ; ou peut-être, enfin, que leursdispositions réciproques,

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relatives soit au fluide électrique animal, soit àtout autre principe vivant, susceptible de s' exhalerde leurs corps, et de former une atmosphère répulsiveautour d' eux, ne les place point dans un étatréciproque et nécessaire de repoussement.Tout ce qui précède est particulièrement applicableaux déterminations sympathiques de l' instinct,qui se forment et naissent avec l' animal. Celles quise développent aux époques postérieures de la vie,présentent des phénomènes très-analogues ; ellesn' en diffèrent même que par le moment qui les voitnaître, par le caractère des habitudes auxquellestout le système est alors plié, par la nature desorganes dont l' état ou les affections les produisentimmédiatement. Et comme dans les maladies il semanifeste, d' une part, divers appétits relatifs aux

objets de nos besoins physiques, et divers penchansqui se dirigent vers certains êtres déterminés ; del' autre, des dégoûts, des répugnances, des aversionsparticulières : de même, les deux tendances, lesdeux impulsions de nature, le plus fortementsympathiques, l' amour et la tendresse maternelle,considérés comme simples déterminations animales,ne se marquent pas toujours par les attractionsphysiques qui les caractérisent spécialement ; ellessont très-souvent modifiées, quelquefois dénaturéespar des répulsions prédominantes, qui ne tiennentpas toutes uniquement au seul besoin contrarié. Ilest même assez remarquable que ce soit en général

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dans des races et chez des individus d' uneexcessive sensibilité nerveuse, que s' observent lesplus grands écarts de la sympathie ; et que, tantôtpar l' effet des résistances qu' elle rencontre, tantôtpar la perversion totale de son instinct, onretrouve précisément chez eux, à côté d' elle, oumême par son effet immédiat, les répugnances les plussingulières, les aversions automatiques les plusinvincibles, et jusqu' aux égaremens de la plusaveugle fureur.Ce phénomène idéologique et moral, tient encoreà des causes physiques directes : il dépend d' unautre phénomène physiologique, que nous avons déjànoté plus d' une fois ; je veux dire que les êtres lesplus sensibles sont aussi les plus sujets auxmaladies convulsives et aux différens désordres de lasensibilité.Chapitre iii.La sympathie, en général, dérive du sentimentdu moi , de la conscience, au moins vague, de la

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volonté : elle est même nécessairement inséparablede cette conscience et de ce sentiment. Nous nepouvons partager les affections d' un être quelconquequ' autant que nous lui supposons la faculté desentir comme nous. En effet, sans cela, commentconcevoir des affections ? Pour supposer qu' ilsent , il faut nécessairement lui prêter unmoi . Quand les poètes veulent nous intéresserplus vivement aux fleurs, aux plantes, aux forêts,il les douent d' instinct et de vie ; quand ils

veulent peupler une solitude d' objets qui parlentde plus près à nos coeurs, ils animent les fleuves,les montagnes et les grottes de leurs rochers.Du moment que nous supposons dans un être dessensations, des penchans, un moi , pour peu quecet être excite notre attention, il ne peut plus nousrester indifférent. Ou la sympathie nous attire verslui, ou l' antipathie nous en écarte ; ou nous nousassocions à son existence, ou elle devient pour nousun sujet d' effroi, de repoussement, de haine et decolère. Il est aussi naturel, pour tout être sensible,de tendre vers ceux qu' il suppose sentir comme lui, des' identifier avec eux, ou de fuir leur présence et dehaïr leur idée, que de rechercher les sensations deplaisir et d' éviter celles de douleur.Sans doute, ces dispositions, aussitôt qu' ellescommencent à s' élever au dessus du pur instinct,c' est-à-dire aussitôt qu' elles cessent d' être desimples attractions animales, ou des déterminationsrelatives

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à la conservation de l' individu, à sa nutrition, audéveloppement et à l' emploi de ses organes naissans ;ces dispositions se rapportent dès lors, auxavantages que nous pouvons retirer des autres êtres,aux actes que nous devons en attendre ou en redouter,aux intentions que nous leur supposons à notreégard, à l' action que nous espérons ou n' espéronspas d' exercer sur leur volonté. Mais dans cesderniers sentimens, il entre une foule de jugemensinaperçus. Ce puissant besoin d' agir sur les volontésd' autrui, de les associer à la sienne propre, d' oùl' on peut faire dériver une grande partie desphénomènes de la sympathie morale, devient, dans lecours de la vie, un sentiment très-réfléchi ; à peinese rapporte-t-il, pendant quelques instans, auxdéterminations primitives de l' instinct : mais il neleur est jamais complétement étranger.Il en est de la sympathie comme des autres tendancesinstinctives primordiales : quoique forméed' habitudes du système qui précèdent la naissancede l' individu, elle s' exerce par les divers organesdes sens aux fonctions desquelles les lois del' organisation l' ont liée d' avance ; elle s' associe àleurs impressions ; elle s' éclaire et se dirige pareux. La vue, l' odorat, l' ouïe, le tact, deviennenttour à tour, et quelquefois de concert, lesinstrumens extérieurs de la sympathie. La vue, enfaisant connaître la forme et la position des objets,donne une foule d' utiles et prompts avertissemens.

Ses impressions

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vives, brillantes, éthérées, en quelque sorte, commel' élément qui les transmet, ne sont pas seulementla source de beaucoup d' idées et de connaissances ;elles produisent encore, ou du moins ellesoccasionnent une foule de déterminations affectives,qui ne peuvent être entièrement rapportées à laréflexion. Les sensations que l' oeil reçoit des êtresvivans, ont un autre caractère que celles qui luireprésentent les corps inanimés. Leurs formes, leurscouleurs, leurs rapports de situation avec les autrescorps de la nature, les avantages même que l' individupeut en attendre, ou les inconvéniens qu' il peut enredouter, ne suffisent pas pour expliquer le genreparticulier d' émotions intérieures qu' ils font naître.L' aspect du mouvement volontaire nous avertit qu' ilsrenferment un moi , pareil à celui qui sert delien à toute notre existence. Dès ce moment, ils' établit d' autres relations entre eux et nous ; etpeut-être, indépendamment des affections et des idéesque leurs actes extérieurs, ou les mouvemens de leurphysionomie manifestent, les rayons lumineuxémanés de leurs corps, sur-tout ceux que lancentleurs regards, ont-ils certains caractères physiques,différens de ceux qui viennent des corps privés de lavie et du sentiment.Chez les oiseaux, dont la vue est le sensprédominant, c' est aux fonctions de ses organes quesont particulièrement liées la plupart desdéterminations

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de l' instinct. En fendant les airs, leurs regardsperçans embrassent un vaste horison : des plus hautesrégions de l' atmosphère, ils plongent dans lesprofondeurs des vallées, dans le sein des bois. C' estpar cette étendue et cette puissance de vision, qu' ilsdécouvrent et reconnaissent au loin, les objets deleurs amours ; qu' en allant à de grandes distances,chercher la nourriture de leurs petits, ils peuventveiller encore sur eux, être avertis du moindredanger, et se trouver toujours prêts à revoler versleurs nids, au premier besoin. C' est aussi par cettemême faculté, qu' ils épient leur proie, la poursuiventet tombent sur elle comme l' éclair, en jugeant les

intervalles avec la plus grande sûreté d' appréciation,et les parcourant avec la plus grande justesse devol ; ou qu' ils aperçoivent, et se mettent en étatde déconcerter tous les desseins de l' ennemi, quelqu' il soit, qui les guette et les poursuit.Chapitre iv.Chez les animaux, dont les yeux et les oreillesne s' appliquent pas à beaucoup d' objets divers, etsur-tout n' ont pas l' habitude d' y considérerbeaucoup de rapports, il paraît que le principalorgane de l' instinct est l' odorat ; il est aussi parconséquent alors, celui de la sympathie. Plusieursespèces sont évidemment dirigées vers les êtres de lamême, ou

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d' une autre espèce, par des émanations odorantes quileur en indiquent la trace, et leur en fontreconnaître la présence, longtems avant que leursoreilles aient pu les entendre, ou leurs yeux lesapercevoir. Chez les quadrupèdes, qui naissent, etrestent quelque tems encore après leur naissance, lesyeux fermés, l' odorat et le tact paraissent être lesseuls guides de l' instinct primitif : tandis que lejeune poulet, le perdreau, le cailleteau, à peinesortis de la coque, se servent avec beaucoup deprécision de leur vue ; et qu' en courant après lesinsectes, ils approprient exactement aux distancesles efforts des muscles de leurs cuisses, et dirigentceux qui meuvent la tête et le cou, de manière àfaire tomber leur bec débile juste sur leur petiteproie. Les chats et les chiens, attirés par la douceet moite chaleur de leur mère, par l' odeurparticulière de son corps et de ses mamelles gonfléesde lait, se tournent vers elle, la cherchent, et vonts' emparer de ces réservoirs, où leur premier alimentse trouve déjà tout préparé par la nature. Dans letems des amours, les mâles et les femelles seprésentent et se reconnaissent de loin, parl' intermède des esprits exhalés de leurs corps,qu' anime, durant cette époque, une plus grandevitalité.Il n' est pas douteux que chaque espèce, et mêmechaque individu, ne répande une odeur particulière :il se forme autour de lui, comme une atmosphèrede vapeurs animales, toujours renouvelée

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par le jeu de la vie : et quand cet individuse déplace, il laisse toujours sur son passage, desparticules qui le font suivre avec sûreté par lesanimaux de son espèce ou d' espèce différente, douésd' un odorat fin. C' est ainsi que le chien distinguela piste du lièvre de celle du renard, celle du cerfde celle du daim ; que parmi plusieurs cerfs, ildémêle, à la trace, celui sur lequel il a d' abord étélancé, sans se laisser égarer par les ruses quel' animal poursuivi s' efforce d' opposer à cet instinctsi sûr et si dangereux pour lui.En général, les émanations des animaux jeuneset vigoureux sont salutaires ; conséquemment ellesproduisent des impressions agréables, plus ou moinsdistinctement aperçues. De là, naît cet attraitd' instinct par lequel on est attiré vers eux, et quifait éprouver un certain plaisir organique à leurvue, à leur approche, avant même qu' il s' y mêlel' idée d' aucun rapport d' affection ou d' utilité.L' air des étables qui renferment des vaches et deschevaux, proprement tenus, est également agréable etsain : on croit même, et cette opinion n' est pasdénuée de tout fondement, que dans certainesmaladies, cet air peut être employé comme remède,et contribuer à leur guérison. Montagne raconte

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qu' un médecin de Toulouse, l' ayant rencontré chezun vieillard cacochyme, dont il soignait la santé,frappé de l' air de force et de fraîcheur du jeunehomme (car le philosophe avait alors à peine vingtans), engagea son malade à s' entourer de personnesde cet âge, qu' il regardait comme non moins propresà le ranimer qu' à le réjouir. Les anciens savaientdéjà combien il peut être utile, pour des vieillards,languissans, et pour des malades épuisés parles plaisirs de l' amour, de vivre dans uneatmosphère remplie de ces émanations restaurantes,qu' exhalent des corps jeunes et pleins de vigueur.Nous voyons dans le troisième livre des rois, queDavid couchait avec de jolies filles pour seréchauffer et se redonner un peu de force. Au rapportde Galien, les médecins grecs avaient, depuislongtems, reconnu dans le traitement de différentesconsomptions, l' avantage de faire téter une nourricejeune et saine ; et l' expérience leur avait apprisque l' effet n' est pas le même, lorsqu' on se borne àfaire prendre le lait au malade, après l' avoir reçudans un vase. Cappivaccius conserva l' héritier d' unegrande maison d' Italie, tombé dans le marasme,

en le faisant coucher entre deux filles jeunes etfortes. Forestus rapporte qu' un jeune bolonais futretiré du même état, en passant les jours et les nuits

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auprès d' une nourrice de vingt ans : et l' effet duremède fut si prompt, que bientôt on eut à craindrede voir le convalescent perdre de nouveau ses forces,avec la personne qui les lui avait rendues. Enfin,pour terminer sur ce sujet, Boerhaave racontait àses disciples, qu' il avait vu guérir un princeallemand, par le même moyen, employé de la mêmemanière qui réussit jadis si bien à Cappivaccius.Si les déterminations instinctives, qui appartiennentà la sympathie, sont très-souvent excitées etdirigées par l' odorat, celles qu' on a caractériséespar la dénomination d' antipathies, ne sont pas moinssouvent liées aux fonctions des organes du mêmesens. C' est par eux que les animaux d' un ordreinférieur, sont avertis de l' approche du lion. Lesdifférentes espèces de serpens crotales, etnotamment le boiquira, répandent, comme on la vuci-dessus, une odeur que les quadrupèdes et lesoiseaux, dont ils font leur proie, savent reconnaîtred' assez loin, et qui les frappe d' une profondeterreur. Il en est de même de plusieurs espèces deboa , particulièrement du devin, ce monstrueuxreptile, dont les replis étouffent les chèvres, lesgazelles, les génisses, et jusqu' aux taureaux lesplus vigoureux. Il en est de même, enfin, de presquetoutes ces races dévastatrices, qui n' existent quepar la guerre, le sang, et la destruction. Ce sont lesémanations propres à chacune d' elles, qui, laisséessur leurs traces, ou même les devançant par-tout,deviennent

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souvent la sauve-garde de leurs tristes victimes,et les écartent au loin ; mais qui souventaussi, les livrent plus sûrement à sa rage, et lesmettent hors d' état de fuir, en les glaçant destupeur.Chapitre v.L' oreille transmet au cerveau beaucoup d' impressionsextérieures, et lui fournit les matériaux debeaucoup de connaissances : c' est peut-être pourcela même, qu' elle prend moins de part aux

déterminations de l' instinct, et ne s' associe que plusfaiblement, aux circonstances qui les occasionnentou qui les manifestent. Toutes les facultés sentantesde l' ouïe, d' ailleurs si vives, si délicates, siétendues, semblent être absorbées par cette nombreuseclasse d' impressions, qui sont presque uniquementdestinées à provoquer des opérations intellectuelles,à faire naître des jugemens aperçus, à déterminerdes désirs distinctement reconnus et motivés.Cependant la puissance, en quelque sorte générale,de la musique sur la nature vivante, prouve queles émotions propres à l' oreille, sont loin depouvoir être toutes ramenées à des sensations perçueset comparées par l' organe pensant : il y a dans cesémotions, quelque chose de plus direct. Les hommesdépourvus de toute culture, ne sont pas moinsavides de chants, que ceux dont la vie sociale arendu les organes plus sensibles et le goût plus fin.

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Sans parler de ce chantre ailé, dont le gosierbrillant est sans doute, à cet égard, le chef-d' oeuvrede la nature, un grand nombre d' espèces d' oiseauxremplissent l' air d' une agréable harmonie : plusieursanimaux domestiques, et quelques races encoreinsoumises, paraissent entendre, avec plaisir, leschants de l' homme et les voix artificielles desinstrumens qui résonnent sous ses mains. Il est desassociations particulières de sons, et même desimples accens, qui s' emparent de toutes les facultéssensibles ; qui, par l' action la plus immédiate, fontnaître à l' instant dans l' âme, certains sentimens,que les lois primitives de l' organisation paraissentleur avoir subordonnés. La tendresse, la mélancolie,la douleur sombre, la vive gaîté, la joie folâtre,l' ardeur martiale, la fureur peuvent être tantôtréveillées, tantôt calmées par des chants d' unesimplicité remarquable : elles le seront même d' autantplus sûrement, que ces chants sont plus simples,et les phrases qui les composent, plus courteset plus faciles à saisir. Dans la voix parlée, il estégalement des intonations qui semblent ébranlertout l' être sentant : il est des accens qui, sans lesecours d' aucunes paroles, et même quelquefoismalgré le sens ridicule ou trivial de celles dont onles accompagne, vont toujours droit au coeur, et leremplissent de puissantes émotions. Ce sont les crismenaçans ou pathétiques des missionnaires, quisaisissent un grossier auditoire, bien plutôt que leurs

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discours, et sur-tout que les raisonnemens parlesquels ils tachent de le subjuguer. Il ne leur estpas du tout nécessaire pour réussir, que lespersonnes qui les écoutent, puissent suivre cesraisonnemens, entendre ces discours : et l' on saitque les conversions opérées par eux, ont souvent étéd' autant plus nombreuses et plus faciles, qu' ilsprêchaient dans un pays dont ils ignoraientabsolument la langue. Quand les tons de leur voixsont justes, imposans, touchans, il importe très-peuque leurs paroles soient dépourvues de sens et deraison.Tous ces effets rentrent évidemment dans le domainede la sympathie ; et l' organe pensant n' yprend une part réelle que comme centre généralde la sensibilité.Chapitre vi.Pour ce qui regarde le tact, la justesse, en quelquesorte, mécanique de ses opérations, ou plutôtle caractère plus précis des rapports qu' il s' occupeà déterminer, l' empêche de jouer un grand rôledans certaines classes d' affections et de penchans,qui, par leur nature, sont nécessairement un peu

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vagues. Son action sympathique ne paraît guèrepouvoir s' exercer que par le moyen de la chaleurvivante. Cette chaleur, dont les effets ne doiventpoint être confondus avec ceux de toute autre chaleurquelconque, sert incontestablement, dans plusieurscas, de guide à l' instinct ; et sa douce influenceproduit des attractions affectives, qu' on est forcé derapporter au simple mécanisme animal. Plusieursphénomènes de ce genre peuvent s' offrir chaquejour à tous les yeux : mais les observations n' enont pas encore été recueillies et classées avec assezde choix et de soin : il resterait même à faire surce sujet, différentes expériences, dont je ne pensepas que personne ait encore eu l' idée. Ainsi donc,je me borne, dans ce moment, au plus simple résultatde beaucoup de faits bien constans et généralementconnus.Quoique les sens extérieurs restent quelque temsinactifs dans le foetus humain, et dans celui desespèces qui se rapprochent de l' homme, par lecaractère de leur sensibilité, cependant, comme leslois primitives de l' organisation lient entr' ellestoutes les parties du système, comme elles

subordonnent les fonctions des unes à celles desautres, par différens rapports secrets, que lesommeil plus ou moins prolongé de certains organes,n' empêche point de s' établir : il est aisé deconcevoir qu' au moment même de la naissance, lesorganes des sensations proprement dites, peuventdéjà concourir

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aux déterminations de l' instinct, et qu' ils doiventy prendre plus ou moins de part, suivant la naturedes besoins et les facultés de l' animal.Mais ce n' est pas tout.Nous avons vu que ces déterminations s' associentbientôt aux opérations de l' intelligence ; qu' ellesles modifient, et qu' elles en sont modifiées à leurtour : et, pour le dire en passant, l' on ne peutdouter que l' erreur des philosophes, qui,successivement, ont attribué trop ou trop peu soit aujugement, soit à l' instinct, ne tienne à cettecirconstance. Or, il est aujourd' hui bien reconnu queles organes directs des sensations sont, en cettequalité, les instrumens principaux de l' organepensant. Leurs fonctions influent donc primitivementcomme cause génératrice de la pensée sur toutes lesopérations auxquelles et la pensée, et les désirsqu' elle fait naître, concourent, ou sont enchaînés.Ainsi, d' autres rapports très-multipliés, quoiquemoins immédiats, établissent un nouveau genre desubordination mutuelle entre les opérations des senset les tendances sympathiques : ces rapports sontmême d' autant plus étendus, et cette subordinationd' autant plus frappante dans les animaux, que lesindividus appartiennent à des espèces douées de plusd' intelligence, et dans l' homme, qu' il a reçu plusde culture, qu' il vit sous un régime social plusavancé : de sorte que bientôt on ne peut plusséparer ce qui n' est que simplement organique dans

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la sympathie, de ce que viennent y mêler sans cesseles relations de l' individu avec ses semblables, etavec tous les êtres de l' univers.Considérées sous ce point de vue, et dans leurscombinaisons avec les opérations intellectuelles, lestendances sympathiques sont déjà bien loin desattractions animales primitives qui leur servent de

base : elles conservent même peu de ressemblanceavec le pur instinct. Dès lors, ce sont des sentimensplus ou moins nettement aperçus, des affections plusou moins raisonnées : les uns et les autres semblent,à l' égard de l' instinct, être ce que la pensée et ledésir réfléchi sont à l' égard de la sensation ;comme l' instinct semble, à son tour, être, par rapportaux attractions animales primitives, ce qu' est lasensation, par rapport à l' impression la plus simple,à celle que reçoivent des extrémités nerveuses,dépendantes d' un centre partiel isolé. Parvenues à ceterme, les tendances sympathiques ont pu tromperfacilement les observateurs les plus attentifs et lesplus exacts. La grande difficulté d' en rapporter leseffets à leur véritable cause, a pu faire penser quedes facultés inconnues étaient nécessaires pour faireconcevoir de tels phénomènes. Ces tendances sonten effet, alors, ce qu' on entend par la sympathiemorale : principe célèbre dans les écrits desphilosophes écossais, dont Huttchesson avait reconnula grande puissance sur la production des sentimens ;dont Smith a fait une analyse pleine de sagacité,

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mais cependant incomplète, faute d' avoir pu lerapporter à des lois physiques, et que MadameCondorcet, par de simples considérations rationnelles,a su tirer, en grande partie, du vague où le laissaitencore la théorie des sentimens moraux .La sympathie morale consiste dans la faculté departager les idées et les affections des autres ; dansle désir de leur faire partager ses propres idées etses affections ; dans le besoin d' agir sur leur volonté.Sitôt qu' on observe, ou simplement qu' on imaginedans un être, la conscience de la vie, on luiprête nécessairement des perceptions, des jugemens,des désirs, et l' on cherche à les deviner. Sitôt qu' onles a reconnus ou qu' on se le persuade, on veut yprendre part, en vertu de la même tendance animaledirecte par laquelle on est entraîné vers lui :et pour ces deux actes, la tendance suit à peu prèsles mêmes lois ; elle reste soumise aux mêmeslimitations, c' est-à-dire, qu' elle n' est jamaissuspendue dans son action que par la crainte ou ledoute, et qu' elle n' agit en sens contraire quelorsqu' on regarde cet être comme un ennemi véritable,et qu' on lui suppose des qualités nuisibles oud' hostiles intentions. Il y a seulement quelque chosede plus dans cette opération de la sympathie morale :c' est que déjà la faculté d' imitation qui caractérisetoute nature sensible, et particulièrement la nature

humaine, commence à s' y faire remarquer. En effet,quand on s' associe aux affections morales d' unhomme, on

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répète, au moins sommairement, les opérationsintellectuelles qui leur ont donné naissance ; onl' imite : aussi, les personnes chez qui l' onreconnaît, au plus haut degré, le talent d' imitation,sont-elles, en même tems, celles que leur imaginationmet le plus promptement, le plus facilement et leplus complètement, à la place des autres ; ce sontelles qui tracent avec le plus de force et de talensces peintures des passions, et même tous cestableaux de la nature inerte, qui ne frappent etsaisissent nos regards qu' autant qu' une sorte desympathie les a dictés.Cette faculté d' imitation, relative aux opérationsdu centre sensitif et pensant, est absolument la mêmeque celle qui se rapporte aux mouvemens des partiesmusculaires extérieures ; seulement, ce sontd' autres organes qui sont imités, et d' autres qui lesimitent : tout est d' ailleurs semblable dans cettereproduction d' actes, d' ailleurs si différens ; tout,dans les actes originaux eux-mêmes, et dans lecaractère des moyens par lesquels ils sont reproduits,tout est soumis encore aux mêmes principes, ets' exécute suivant les mêmes lois.Que si l' on remonte plus haut, on trouvera quela faculté d' imiter autrui tient à celle des' imiter soi-même : c' est l' aptitude à reproduire,sans avoir besoin du même degré de force et d' attention,tous les mouvemens que les divers organes ontexécutés une fois ; aptitude toujours croissante avecla répétition

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des actes. Or, cette faculté est inséparable etcaractéristique de toute existence animale : et quandon s' est fait un tableau fidèle de la manière dont lavie, par son action sur toutes les parties du système,en détermine toutes les fonctions, on conçoitfacilement que cela doit être ainsi. En effet, lafibre musculaire, que nous allons prendre pourexemple, triomphe, en agissant, de tous les obstaclesqui s' opposent à sa contraction. Ceux de ces obstaclesqui ne dépendent pas immédiatement des poids qu' elle

est destinée à soulever ou à mouvoir, ne peuventmanquer de s' affaiblir à chaque contraction nouvelle :et comme elle acquiert elle-même par cetexercice, pourvu que l' effort n' en soit pointexcessif, ou prolongé trop longtems, une vigueurqu' elle n' avait pas dans l' origine ; comme, d' autrepart, les puissances vitales ne persévèrent passeulement dans leur action motrice, avec le mêmedegré d' énergie et de promptitude, mais qu' ellescroissent encore graduellement et proportionnellementelles-mêmes, par l' effet immédiat de cette répétitionménagée, et de ce perfectionnement des fonctions : ilest clair que la force radicale, et sur-tout lafacilité des mouvemens, doivent augmenter à mesurequ' ils se réitèrent, en supposant toutefois qu' ilssoient toujours exécutés de la manière dont ils l' ontété précédemment.Ce qui se passe dans l' action musculaire, se passeégalement dans les autres fonctions : seulement, ce

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sont d' autres organes, d' autres genres de mouvemens ;et par conséquent, ce sont aussi d' autresrésultats. Au reste, la physique nous offre, dans desmachines inanimées, deux exemples de l' accroissementde force et d' aptitude, occasionné par la prolongationou par le retour assidu des mêmes opérations.Les appareils électriques produisent, touteschoses égales d' ailleurs, d' autant plus d' effet, qu' ons' en sert plus habituellement ; et les aimansartificiels sont susceptibles d' acquérir, par lasimple continuité d' action, une force très-supérieureà celle qu' ils avaient reçue d' abord.Si l' on avait une fois déterminé la nature dustimulant interne, qui fait entrer en actionl' organe cérébral, et qui lui sert d' intermède pourcorrespondre, par ses extrémités, avec tous les autresorganes, peut-être ne serait-il pas absolumentimpossible de lier le double phénomène dont nousparlons avec ceux qui sont en droit de nous étonnerle plus dans le système animal.Chapitre vii.La sympathie morale exerce son action par lesregards, par la physionomie, par les mouvemensextérieurs, par le langage articulé, par les accensde la voix, en un mot, par tous les signes : sonaction peut être éprouvée par tous les sens. L' effetdes regards, de la physionomie, et même des gestes,

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n' est pas uniquement moral ; il y reste encore, s' ilm' est permis de parler ainsi, un mélange d' influenceorganique directe, qui semble indépendante de laréflexion. Mais on ne peut nier que la partie la plusimportante de l' art des signes, ne soit soumise à laculture ; que ses progrès ne soient proportionnelsaux efforts et à la capacité de l' intelligence ;qu' enfin, les sentimens sympathiques-moraux ne soientpresque toujours une suite de jugemens inaperçus.Nous ne pousserons pas plus loin cette analyse.Au point où nous la laissons, elle rentre dans ledomaine de l' idéologie et de la morale : c' est àces sciences qu' il appartient de la terminer.Je n' ajoute plus qu' une réflexion : c' est que lafaculté d' imitation, qui caractérise toute naturesensible, et notamment la nature humaine, est leprincipal moyen d' éducation, soit pour les individus,soit pour les sociétés ; qu' on la trouve, en quelquesorte, confondue à sa source, avec les tendancessympathiques, sur lesquelles l' instinct social etpresque tous les sentimens moraux sont fondés ; et quecette tendance et cette faculté font également partiedes propriétés essentielles à la matière vivante,réunie en système. Ainsi, les causes qui développenttoutes les facultés intellectuelles et morales sontindissolublement liées à celles qui produisent,conservent et mettent en jeu l' organisation ; etc' est dans l' organisation même de la race humaine,qu' est placé le principe de son perfectionnement.

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du sommeil et du délire. chapitre i.Ce fut Cullen qui, le premier, reconnut des rapportsconstans et déterminés entre les songes et ledélire ; ce fut sur-tout lui qui, le premier, fitvoir qu' au début, et pendant toute la durée dusommeil, les divers organes peuvent ne s' assoupir quesuccessivement, ou d' une manière très-inégale, et quel' excitation partielle des points du cerveau qui leurcorrespondent, en troublant l' harmonie de sesfonctions, doit alors produire des images irrégulièreset confuses, qui n' ont aucun fondement dans laréalité des objets. Or, tel est, sans doute, lecaractère du délire proprement dit. Mais, faute d' unexamen plus détaillé des sensations, ou de lamanière dont elles se forment, et de l' influencequ' ont les diverses impressions internes sur cellesqui nous arrivent du dehors, l' idée de Cullen estrestée extrêmement incomplète : quoique juste au

fond, elle ne pourrait être défendue contre une longuesuite de faits, qui prouvent que souvent le délire etles songes tiennent à des causes très-différentes decelles qu' il assigne ; en un mot, cette idée n' estqu' un simple aperçu. Nos recherches nous ont mis enétat d' aller plus loin ; et nous pouvons, j' ose ledire, non seulement exposer avec plus d' exactitude,ce qu' elle renferme

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de vrai, mais sur-tout la ramener à des vues plusgénérales, seules capables de lui donner un solideappui.En effet, nous connaissons les différentes sourcesde nos idées et de nos affections morales : nous avonsdéterminé les diverses circonstances qui concourentà leur formation. La sensibilité ne s' exerce pasuniquement par les extrémités externes du systèmenerveux ; les impressions reçues par les sensproprement dits, ne sont pas les seules qui mettenten jeu l' organe pensant : et l' on ne peut rapporterexclusivement, à l' action des objets placés hors denous, ni la production des jugemens, ni celle desdésirs. On a vu, dans le second et le troisièmemémoire, que la sensibilité s' exerce, concurremmentavec les organes des sens, par les extrémitésnerveuses internes qui tapissent les diverses parties,et que les impressions qu' elles reçoivent dans lesdifférens états de la machine vivante, lientétroitement toutes les opérations des organesprincipaux avec celles du centre cérébral. On a vu deplus, dans ces deux mémoires, que le système nerveux,pris dans son ensemble, et le centre pensant enparticulier, sont susceptibles d' agir en vertud' impressions plus intérieures encore, dont les causess' exercent au sein même de la pulpe médullaire. Enfin,l' on vient de voir ici que les déterminationsinstinctives, et les penchans directs qui endécoulent, se combinent

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avec les perceptions arrivées par la route des sens ;qu' elles les modifient, en sont modifiées, tantôt lesdominent et tantôt se trouvent subjuguées par elles.Ainsi donc, l' on n' a plus besoin de recourir à deuxprincipes d' action dans l' homme, pour concevoir laformation des mouvemens affectifs ; pour expliquer

cet état de balancement, ou de prépondérancealternative, qui souvent les confond avec lesopérations du jugement, qui, souvent aussi, les endistingue, et quelquefois les met en parfaiteopposition avec elles. Et même, dans notre manière devoir, le phénomène ne présentera plus riend' extraordinaire, si l' on veut bien se souvenir queles diverses impressions internes fournissent, enquelque sorte, presque tous les matériaux descombinaisons de l' instinct, et qu' elles exercent, surses opérations, une influence bien plus étendue quesur celles de la pensée.Toutes les circonstances ci-dessus peuvent doncconcourir, et concourent en effet, pour l' ordinaire,à la production des jugemens et des désirs réfléchis.Ainsi, pour embrasser, dans une analyse complète,toutes les causes capables d' altérer les opérationsdu jugement et de la volonté, il faut tenir compte dechacune de ces circonstances ; et quoique leurpuissance, à cet égard, ne soit pas égale, sansdoute, il n' en est aucune dont les effets neméritent d' être appréciés avec attention.

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Je me résume en peu de mots.Les désordres du jugement et de la volontépeuvent tenir à ceux1 des sensations proprement dites ;2 des impressions dont la cause agit dans le seinmême du système nerveux ;3 de celles qui sont reçues par les extrémitéssentantes internes ;4 des déterminations instinctives et des désirs,ou des appétits qui s' y rapportent immédiatement.Chapitre ii.Les sensations proprement dites, sont altérées parles maladies de l' organe qui les transmet au cerveau ;par les sympathies qui peuvent lier ses opérationsavec celles d' autres organes malades ; par certainesaffections du système nerveux, qui ne se manifestentqu' à ses extrémités sentantes.Dans les inflammations de l' oeil, ou de l' oreille,que je prends pour exemple du premier cas, souventles sensations de la vue ou de l' ouïe ne se rapportentpoint aux causes qui les produisent dansl' ordre naturel : quelquefois même elles deviennenttrès-distinctes et très-fortes, sans dépendre d' aucunecause extérieure véritable. Un mouvement extraordinairedu sang dans les artères de la face et desparties adjacentes, peut suffire pour présenter auxyeux des images qui n' ont point d' objet réel. Un

fébricitant croyait voir ramper sur son lit un serpent

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rouge : Galien, qui le traitait conjointement avecplusieurs autres médecins, considère son visageenflammé, le battement des artères temporales,l' ardeur des yeux : il ne craint pas de prédire unehémorragie nazale prochaine ; et l' événement justifiepresqu' aussitôt son pronostic. Certaines affectionscatharrales, et plusieurs espèces de maux de gorge,dont l' effet se communique à la membrane internedu nez, dénaturent entièrement les fonctions del' odorat. Tantôt elles se bornent à le priver de toutesensibilité ; tantôt elles lui font éprouver desimpressions singulières, qui n' ont de cause que dansl' état maladif de l' organe. Mais ordinairement, leserreurs isolées du genre dont nous parlons ici, sontfacilement corrigées par les sensations plus justesque les autres sens reçoivent, sur-tout par l' accordde ces sensations : il n' en résulte point alors dedélire positif.L' action sympathique de certains viscères malades,sur le goût, la vue, l' ouïe, l' odorat, et surle tact lui-même, est beaucoup plus étendue. Dansplusieurs affections du canal intestinal, ou desorganes de la génération, chaque sens en particulier,peut se ressentir de leurs désordres : lors mêmeque tous les partagent simultanément, il paraît quecet effet peut avoir lieu, sans que le centresensitif en soit directement affecté ; du moins leserreurs sont-elles alors quelquefois, évidemmentproduites par celles de ses extrémités extérieures.

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On sait que les maladies des différens organesde la digestion, altèrent presque toujours, plus oumoins, le goût et l' odorat. Les pâles-couleurs, quidépendent ou de l' inertie, ou de l' action irrégulièreet convulsive des ovaires, inspirent souvent auxjeunes filles, les plus invincibles appétits pour desalimens dégoûtans, pour des odeurs fétides. Il n' estpas rare d' observer alors chez elles, un désordred' idées directement causé par ces appétitseux-mêmes. Certaines substances vénéneuses, entombant dans l' estomac, portent de préférence leuraction sur tel ou tel organe des sens en particulier,sans affecter sensiblement le cerveau. La jusquiame,

par exemple, trouble immédiatement la vue : lenapel et l' extrait de chanvre peuvent dénaturerentièrement les sensations de la vue et du tact, etcependant laisser encore au jugement assez de libertépour apprécier cet effet extraordinaire, et lerapporter à sa véritable cause. Plusieursobservations m' ont fait voir que l' état de spasme desintestins en particulier, soit qu' il résulte dequelqu' affection nerveuse chronique, soit qu' il aitété produit par l' application accidentelle de quelquematière âcre, irritante, corrosive, agit spécialementsur l' odorat et sur l' ouïe : et que suivant l' intensitéde l' affection, tantôt le malade devient tout à faitinsensible aux odeurs, ou croit en sentir desingulières, et qui lui sont même inconnues ; tantôtil est fatigué de sons discordans, de tintemenspénibles,

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ou croit entendre une douce mélodie et deschants très-harmonieux.Dans d' autres désordres sensitifs, dont nous avonsailleurs cité quelques exemples, le malade se sent,tour à tour, grandir et rapetisser ; ou bien il secroit doué d' une légèreté singulière, qui lui permetde s' envoler dans les airs, mais aussi qui lelivre à la merci du premier coup de vent ; ou lesobjets se dérobent sous ses mains, perdent pour lui,leur forme, leur consistance, leur température ;ou, enfin, la vue s' éteint momentanément. Danstous ces cas, le système cérébral ne paraît affectéqu' à ses extrémités sentantes : car chez les hommes,dont l' organe pensant a contracté des habitudes dejustesse, fortes et profondes, ces impressionserronnées, qui frappent rarement, il est vrai, surtous les sens à la fois, peuvent être corrigées parle jugement. Il n' en est pas, à beaucoup près,toujours de même chez les femmes. Leur imaginationvive et mobile ne résiste point à des sensationsprésentes : elles ne supportent même pas facilementqu' on doute de celles qui sont le plus chimériques ;et leur esprit ne commence à former quelques soupçonssur leur exactitude, que lorsqu' elles ont cessé deles éprouver. On en voit qui croient fermement

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que leur nez, ou leurs lèvres ont pris un volume

immense ; que l' air de leur chambre est imprégnéde musc, d' ambre, ou d' autres parfums dont l' odeurles poursuit ; que leurs pieds ne touchent pointla terre ; qu' il n' existe aucun rapport entr' elles etles objets environnans. Les hommes d' une imaginationvive et d' un caractère faible, se laissent aussi,quelquefois, entrainer à ces illusions. Le génielui-même n' en garantit pas. Après sa chute au pont deNeuilly, Pascal, dont la peur avait troublé tout lesystème nerveux, voyait sans cesse à ses côtés, unprofond précipice : pour n' en être pas troublé dansses méditations, il était obligé de dérober cetteimage à ses regards, en interposant un corps opaqueentre ses yeux, et la place qu' elle occupaitpar rapport à lui.Chapitre iii.Nous venons de parler de l' action qu' en vertu decertaines sympathies particulières, exercent sur lesorganes des sens les impressions maladives, reçuespar les extrémités sentantes internes. Mais ces mêmesimpressions agissent bien plus fréquemment,et avec bien plus de force, sur le centre cérébral,organe direct de la pensée ; et même alors, enchangeant son état, plus particulièrement lié parcette fonction spéciale, à celui des extrémitésnerveuses externes, elles dénaturent aussitrès-souvent

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les sensations. Le délire peut être causé par desimples matières bilieuses et saburrales contenuesdans l' estomac ; par des narcotiques qui n' ont encoreeu le tems de faire sentir leur vertu qu' aux nerfs dece viscère ; par son inflammation, par celle desautres parties précordiales, des testicules, desovaires, de la matrice ; par la présence de matièresatrabilaires qui farcissent tout le système abdominal ;par des spasmes dont la cause et le siége nes' étendent pas au delà de la même enceinte, etc. Danstous ces cas, les dérangemens survenus dans lesfonctions du cerveau, ont, suivant la nature del' affection primitive, une marche, tantôt aiguë,tantôt chronique ; quelquefois ils affectent uncaractère sensible de périodicité. à la premièreéruption des règles, quand les dispositionsconvulsives de la matrice empêchent ou troublent cetravail important de l' économie animale, on observequelquefois un véritable délire aigu, plus ou moinsfortement prononcé : dans certaines circonstances, cedélire suit exactement le cours des fièvres synoquessanguines.

Nous avons eu, plusieurs fois, occasion de faireremarquer la nature opiniâtre des maladiesatrabilaires : aussi, les désordres d' imagination, lesdémences paisibles, ou les transports et les fureursmaniaques que ces mêmes maladies occasionnent,sont-ils d' une ténacité qui peut les faire persister,après même que leur cause n' existe plus. Lesinflammations lentes des organes de la génération,

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chez les hommes comme chez les femmes, sontpresque toujours accompagnées d' altérations notablesdes fonctions intellectuelles ; et ces altérationsont, alors, la même marche lente et chronique. Enfin,quand les spasmes violens, les affections abdominalesconvulsives, que nous avons reconnu capablesd' amener le délire, se calment et reviennentaprès des intervalles de tems déterminés, le délires' assujétit aux mêmes retours périodiques. Danstous ces cas, je le répète, les altérations del' esprit peuvent être produites par la seule influencesympathique des organes primitivement affectés, sansle concours d' aucune lésion directe du systèmesensitif, ou du cerveau.Chapitre iv.Toutes les causes inhérentes au système nerveux,dont dépendent souvent le délire et la folie, serapportent à deux chefs généraux : 1 aux maladiespropres de ce système ; 2 aux habitudes vicieusesqu' il est susceptible de contracter.Dans un écrit dicté par le véritable génie de lamédecine, Pinel dit avoir observé plusieurs fois chezles imbécilles, une dépression notable de la voûtedu crâne. Il y a peu de praticiens qui n' aient pufaire la même observation. Mais Pinel l' a ramenée àdes lois géométriques ; et par elles, il détermine lesformes les plus convenables à l' action comme au libredéveloppement

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de l' organe cérébral, et celles quigênent son accroissement et troublent ses fonctions.J' ai vu plusieurs fois aussi l' imbécillité produitepar cette cause. J' ai cru pouvoir, dans d' autres cas,la rapporter à l' extrême petitesse de la tête, à sarondeur presque absolument sphérique, sur-tout àl' aplatissement de l' occipital et des parties

postérieures des pariétaux. Ces vices de conformation,quoique toujours étrangers au cerveau lui-même parleur siége, et presque toujours aussi par leur cause,influent cependant d' une manière si directementorganique sur son état habituel, qu' on peut les placerau nombre des maladies qui lui sont propres. Je rangeencore dans la même classe les ossifications, ou lespétrifications des méninges (particulièrement cellesde la dure-mère), leurs dégénérations squirreuses,leur inflammation violente. Toutes ces maladiespeuvent porter un grand désordre dans les opérationsintellectuelles ; et c' est, pour l' ordinaire, enoccasionnant des accès convulsifs, accompagnés dedélire, qu' elles troublent l' action du systèmesensitif.Les dissections anatomiques ont montré, chez unnombre considérable de sujets, morts en état dedémence, différentes altérations dans la couleur,dans la consistance et dans toutes les apparencessensibles du cerveau. Pinel affirme n' avoir riendécouvert de semblable dans les cadavres de ceux qu' ila disséqués ; et l' on peut compter entièrement surles assertions

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d' un observateur si sagace et si scrupuleusementexact : mais il est impossible aussi de rejeter cellesde plusieurs savans anatomistes, non moins dignesde foi. Outre les vices de conformation de la boîteosseuse, et les altérations des meninges dont nousvenons de parler, Ghisi, Bonnet, Littre,Morgagni, et plusieurs autres, ont reconnu dans lescadavres des fous, différentes dégénérations bien plusintimes de la substance même du cerveau. On y a trouvédes squirrhes, des amas de phosphate calcaire,plusieurs espèces de vrais calculs, des concrétionsosseuses, des épanchemens d' humeurs corrosives ; ona vu les vaisseaux des ventricules, tantôt gonflésd' un sang vif et vermeil, tantôt farcis de matièresnoirâtres, poisseuses et délétères : et comme à deplus faibles degrés, ces désordres organiques ont étéplusieurs fois accompagnés de désordres correspondanset proportionnels des facultés mentales, quandon les retrouve dans la folie maniaque et furieuse,il est difficile de ne pas la leur attribuer.Mais l' observation la plus remarquable est cellede Morgagni, qui, dans ses nombreuses dissectionsde cerveaux de fous, avait vu presque toujoursaugmentation, diminution, ou plus souvent grandeinégalité de consistance dans le cerveau : de sorteque la moelle n' en était pas toujours trop ferme ou

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trop molle ; mais que, pour l' ordinaire, la mollessede certaines parties était en contradiction avec lafermeté des autres ; ce qui semblerait expliquerdirectement le défaut d' harmonie des fonctions parcelui des forces toniques, propres aux diversesparties de leur organe immédiat.C' est au moyen d' une grande quantité de faitsrecueillis dans tous les pays et dans tous les siècles,qu' on a reconnu la liaison constante et régulière dela folie avec différentes maladies des viscères dubas-ventre, et avec certaines lésions sensibles de lapulpe cérébrale, ou des parties adjacentes, capablesd' agir immédiatement sur elle. Mais ce qui constateencore mieux cette liaison, c' est l' utilité, bienvérifiée également, de certains remèdes appliqués àla maladie primitive, et dont l' action faitdisparaître, tout ensemble, et la cause et l' effet.Ainsi, dans les folies atrabilaires, les anciensemployaient avec confiance, et les modernes onteux-mêmes, depuis, avantageusement employé lesfondans, les vomitifs et les purgatifs énergiques :dans celles qui dépendent de l' inflammation lente desorganes de la génération et du cerveau lui-même, oude la phlogose plus aiguë de l' estomac, des autresparties épigastriques et des meninges cérébrales, lessaignées, et sur-tout l' artériotomie, ont opéré desguérisons

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subites et comme miraculeuses. Ainsi, les déliresdépendans des spasmes abdominaux, ou d' un étatspasmodique général, se guérissent plus lentement,peut-être, mais avec la même sûreté, par l' usageméthodique des bains tièdes ou froids, des calmans,des toniques nervins. Enfin, c' est ainsi que Wepferet Sydenham n' ont pas craint, dans certains cas,de recourir aux narcotiques eux-mêmes, et que ledernier guérissait, par le simple usage des cordiauxet des analeptiques, ce délire paisible qui succèdequelquefois aux fièvres intermittentes, et que lesautres remèdes ne manquent jamais d' aggraver.Chapitre v.Mais il faut convenir que souvent la folie ne sauraitêtre rapportée à des causes organiques sensibles ;que l' observation se borne souvent à saisir ses

phénomènes extérieurs, et que les altérations nerveusesdont elle dépend, échappent à toutes les recherchesdu scalpel et du microscope. Quoique vraisemblablementdans la plupart des cas de ce genre, il yait de véritables lésions organiques, cependant, tantqu' il est impossible d' en reconnaître les traces, ilsdoivent tous être rangés dans la même classe queceux qui tiennent purement aux habitudes vicieusesdu système cérébral ; habitudes que nous voyonsrésulter, presque toujours, des impressionsextérieures, et des idées ou des penchans dont cesmêmes

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impressions sont évidemment la principale source.Les anciens médecins, qui donnaient une si grandeattention aux effets physiques des affections morales,connaissaient fort bien ces folies, pour ainsidire plus intellectuelles, dont le traitement seréduit à changer toutes les habitudes du malade,quelquefois à lui causer de vives commotions capablesd' intervertir la série des mouvemens du systèmenerveux, et de lui en imprimer de nouveaux.Arétée distingue soigneusement les délires causéspar les obstructions viscérales atrabilaires, deceux qui se manifestent directement dans les fonctionsdu cerveau. Selon lui, les premiers sont caractériséspar la mélancolie ou par la fureur ; lesseconds, par le désordre des sensations et de toutesles opérations mentales. Il observe que, danscertaines circonstances, les malades acquièrent unefinesse singulière de vue ou de tact ; qu' ils peuventvoir, ou sentir par le toucher, des objets qui sedérobent aux sens dans un état plus naturel. Il ditailleurs : " on en voit qui sont ingénieux et douésd' une aptitude singulière à concevoir : ilsapprennent, ou devinent l' astronomie, sans maître ;ils savent la philosophie, sans l' avoir apprise ; etil semble que les muses leur aient révélé tous lessecrets de la poésie, par une soudaine inspiration " .Ces manies, qu' on a guéries dans tous lestems, par des voyages, par des pélerinages vers lestemples, par les réponses des oracles, par lesneuvaines,

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par diverses pratiques religieuses, par l' application

topique de différens objets de culte, parles sortilèges et les paroles enchantées, n' ontjamais, sans doute, dépendu de véritables etprofondes lésions organiques : et sans doute aussi,les délires qui cèdent à l' immersion subite dansl' eau froide, et les folies plus lentes dont plusieursmédecins ont triomphé, tantôt par la terreur, tantôtpar les caresses, et plus souvent, peut-être, parun mélange de douceur et de sévérité, de mauvaiset de bons traitemens, sont, en général, bien plutôtdu domaine de l' hygienne morale, que de lamédecine proprement dite. Suivant Pinel, cetteclasse de folies est beaucoup plus étendue qu' on nepense. Il ne paraît pas éloigné d' y comprendre leplus grand nombre de celles dont il a suivi lamarche dans les deux hospices de Bicêtre et de lasalpêtrière. Il y rattache même celles dont lasolution s' opère par une suite d' accès critiques, etdans lesquelles le délire périodiquement augmenté,devient son propre remède ; de la même manière qu' onvoit souvent la cause des fièvres intermittentes sedétruire elle-même, par un nombre d' accès déterminé :et c' est sur le traitement moral, ou sur

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le régime des habitudes, qu' il paraît compter leplus pour leur guérison.Nous croyons qu' il a raison pour un assez grandnombre de cas, mais cet excellent esprit n' ignorepoint que tout ce qui porte le nom de moral ,réveille des idées bien vagues et même bien fausses.La puissante influence des idées et des passions surtoutes les fonctions des organes en général, ou surquelques-unes en particulier, est encore au nombrede ces vertus occultes, qui, par les ténèbresmystérieuses dont elles sont environnées, font lesdélices des visionnaires et des ignorans : et lamanière dont cette influence peut changer l' ordre desmouvemens dans l' économie animale, tout à faitinexplicable, d' après l' opinion qui supposedifférens principes distincts dans l' homme, n' en estdevenue que plus facilement l' objet, ou la cause denouvelles rêveries. Il serait sans doute à désirerque Pinel, à qui l' idéologie devra presqu' autant quela médecine, eût dirigé ses recherches vers cetimportant problême. Puisqu' il ne l' a pas fait, jetâcherai, dans le mémoire suivant, de poser laquestion en termes plus précis : et du simpleraprochement des phénomènes dont les psychologistesont tiré l' idée abstraite du moral , il résulteraque, loin d' offrir rien de surnaturel, son influence

sur le physique , ou sur l' état et sur lesfacultés des organes, rentre dans les lois communes del' organisation vivante et du système de ses fonctions.

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du sommeil en particulier. chapitre i.Pour apprécier les effets du sommeil sur l' organepensant, et pour juger à quel point les songes serapprochent en effet du délire, il est nécessaire dese faire un tableau succinct des circonstances quidéterminent et complètent l' assoupissement ; il estsur-tout indispensable d' embrasser d' un coup-d' oeil,la suite des phénomènes qui caractérisent chacunde ses degrés.Tous les besoins renaissent, toutes les fonctionss' exécutent à des époques fixes et isochrones. Ladurée des fonctions est la même pour chacune deleurs périodes : les mêmes appétits, ou les mêmesbesoins, ont des heures marquées pour chacun deleurs retours ; et, le plus souvent, lorsque lesbesoins ne sont pas satisfaits alors, ils diminuent ets' évanouissent au bout d' un certain tems, pour nerevenir avec plus de force et d' importunité, qu' àl' époque suivante qui doit en ramener les impressions.Ce caractère de périodicité se remarqueparticulièrement dans les retours et dans la durée dusommeil : le sommeil revient ordinairement chaquejour, à la même heure ; il dure le même espace detems ; et l' on observe que plus il est régulièrement

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périodique, plus aussi l' assoupissement est facile,et le repos qui le suit, salutaire et restaurant.Sans entrer ici dans la recherche des causes dontdépend ce phénomène, l' on voit donc que secoucher et s' endormir tous les jours aux mêmesheures, est une circonstance qui favorise le retourdu sommeil.L' assoupissement est, en outre, directement provoquépar l' application de l' air frais, qui répercuteune partie des mouvemens à l' intérieur ; par unbruit monotone qui, faisant cesser l' attention desautres sens, endort bientôt sympathiquement l' oreilleelle-même ; par le silence, l' obscurité, lesbains tièdes, les boissons rafraîchissantes ; en unmot, par tous les moyens qui rabaissent le ton de

la sensibilité générale, modèrent en particulier lesexcitations extérieures, et par conséquent, diminuentle nombre ou la vivacité des sensations.Les boissons fermentées, dont l' effet est d' exciterd' abord l' activité de l' organe pensant, et de troublerbientôt après ses fonctions en rappelant dans son

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sein la plus grande partie des forces sensitives,destinées aux extrémités nerveuses ; les narcotiques,qui paralysent immédiatement ces forces, et quijettent encore en même tems un nuage plus ou moinsépais sur tous les résultats intellectuels, parl' afflux extraordinaire du sang qu' ils déterminent àse porter vers le cerveau ; l' application d' un froidvif extérieur, enfin, toutes les circonstancescapables d' émousser considérablement les impressions,ou d' affaiblir l' énergie du centre nerveux commun,produisent un sommeil profond plus ou moins subit.L' état de l' économie animale le plus propre àlaisser agir les autres causes du sommeil, est unelassitude légère des différens organes, sur-tout deceux des sens, et des muscles soumis à l' action dela volonté. Une lassitude très-forte est accompagnéed' un sentiment douloureux, et, par cela même,elle devient une nouvelle cause d' excitation. Eneffet, les personnes qui ont éprouvé de grandesfatigues, ont besoin de prendre des bains tièdes, desboissons et des alimens sédatifs, ou du moins de sereposer quelque tems dans le silence et l' obscuritéavant de pouvoir s' endormir.Un certain état de faiblesse est encore favorableau sommeil : mais il faut que cette faiblesse ne soitpas trop grande, ou plutôt il faut qu' elle porte surles seuls organes du mouvement, et non sur les forcesradicales du système nerveux ; car, lorsqu' elle estpoussée jusqu' à ce dernier point, non seulement elle

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n' invite pas au sommeil, mais, en sa qualité desentiment inquiet et profondément pénible, elleexcite des veilles opiniâtres, qui ne manquent pas, àleur tour, d' aggraver encore l' affaiblissement.Soit que le sommeil arrive par le besoin pressantde repos dans les extrémités sentantes et dans lesorganes moteurs, soit que la simple actionpériodique du cerveau le produise en rappelant

spontanément dans son sein le plus grand nombre descauses de mouvement : c' est ce reflux des puissancesnerveuses vers leur source, ou cette concentrationdes principes vivans les plus actifs, qui constitue etcaractérise le sommeil. Sitôt que cet état commenceà se préparer dans le cerveau, le sang, par une loiqui dirige constamment son cours, s' y porte en plusgrande abondance : car les mouvemens circulatoirestendent toujours spécialement vers les points del' économie animale, où ll

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rassemblent ; et la faiblesse des vaisseaux que lesang vient gonfler, n' opposant ici presque aucunerésistance, il n' est point détourné de sa direction,comme il arrive dans certaines concentrations nerveuses,où le spasme général de l' organe affecté empêche lefluide d' y pénétrer librement. En même tems, lepouls et la respiration se ralentissent ; lareproduction de la chaleur animale s' affaiblit ; latension des fibres musculaires diminue ; toutes lesimpressions deviennent plus obscures ; tous lesmouvemens deviennent plus languissans et plusincertains.Mais les impressions ne s' émoussent point toutesà la fois, ni toutes au même degré : c' est encoresuivant un ordre successif, et dans des limitesdifférentes, relatives à la nature et à l' importancedes différens genres de fonctions, que les mouvemenstombent dans la langueur, sont suspendus, ouparaissent ne perdre qu' une faible partie de leurforce et de leur vivacité. Les muscles qui meuventles bras

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et les jambes se relâchent, s' affaissent, et cessentd' agir avant ceux qui soutiennent la tête ; cesderniers avant ceux qui soutiennent l' épine du dos.Quand la vue, sous l' abri des paupières, ne reçoitdéjà plus d' impressions, les autres sens conserventencore presque toute leur sensibilité. L' odorat nes' endort qu' après le goût ; l' ouïe, qu' après l' odorat ;le tact, qu' après l' ouïe. Et même pendant le sommeil leplus profond, il s' exécute encore divers mouvemens,déterminés par un tact obscur. Nous obéissons à desimpressions tactiles, quand nous changeons deposition dans notre lit ; quand nous en quittons une

naturellement pénible, ou devenue telle par la duréede la même attitude : et cela se passe le plus souventsans que le sommeil en soit aucunement troublé.Si les sens ne s' assoupissent point tous à la fois,leur sommeil n' est pas non plus également profond.Le goût et l' odorat sont ceux qui se réveillent lesderniers. La vue paraît se réveiller plus difficilementque l' ouïe : un bruit inattendu tire souvent de leurléthargie des somnambules, sur qui la plus vivelumière n' a fait aucune impression, leurs yeux mêmeétant ouverts. Enfin, le sommeil du tact estévidemment plus facile à troubler que celui del' ouïe. Il est notoire qu' on peut dormir paisiblementau milieu du plus grand bruit, souvent même sans enavoir une longue habitude ; et les sensations péniblesdu toucher n' ont pas besoin d' être très-vives pourfaire cesser un sommeil profond : la même personne

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qu' on n' a pu réveiller par des bruits soudainstrès-forts, se lève tout à coup en sursaut au plusléger chatouillement de la plante des pieds.Chapitre ii.Ce qui se passe dans les organes des sens et dansles autres parties extérieures, est l' image fidèle dece qui se passe dans celles qu' animent les extrémitéssentantes internes. Les viscères s' assoupissent l' unaprès l' autre ; et ils s' assoupissent très-inégalement.Nous avons déjà fait observer qu' à l' approche dusommeil la respiration se ralentit : tout le tems qu' ildure, et sur-tout dans les premières heures, elleest tout à la fois lente et profonde. Ainsi donc, sansimputer uniquement à l' état du poumon la diminutionde chaleur qu' on observe en même tems, onvoit que son assoupissement n' est que partiel, maisqu' il précède celui des sens eux-mêmes : et lesexpectorations abondantes qui surviennent souvent unedemi-heure, ou une heure après le réveil, indiquentque cet organe, bien différent de ceux, par exemple,de la vue et du tact, ne reprend que peu à peu toutson ressort et toute son activité.Pendant le sommeil, l' estomac agit, en général,plus lentement et plus incomplètement ; le mouvementpéristaltique des intestins languit ; les différenssucs qui arrosent le canal des alimens, et quiconcourent à leur dissolution, paraissent avoireux-mêmes

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moins d' énergie ; les évacuations alvines sontretardées : en un mot, tous les mouvemens qui fontpartie de la digestion deviennent plus faibles et pluslents. Ce n' est pas que certaines personnes, cellessur-tout qui se livrent à des travaux manuelstrès-forts, ou qui font un grand exercice, nedigèrent bien pendant le sommeil ; il en est mêmed' autres qui digèrent beaucoup mieux que pendant laveille : mais chez les premières, la digestion,quoique facile et complète, se fait encore alors avecbeaucoup plus de lenteur ; chez les secondes, c' estprécisément parce que cette fonction se ralentit etdevient plus paisible qu' elle se fait mieux : etquand certains individus digéreraient pluspromptement endormis qu' éveillés, cette exception neserait qu' un nouvel exemple des variétés, ou desbizarreries que peut offrir l' économie animale, ouune nouvelle preuve de la puissance des habitudes.Ajoutons qu' on pourrait la rapporter à d' autresfaits analogues, que présentent les fonctions desorganes extérieurs.D' un côté, nous voyons les somnambules se serviravec beaucoup de force et d' adresse des musclesde leurs jambes et de leurs bras, quoique leurs sensrestent plongés dans un sommeil profond. Lescataleptiques, qui sont le plus souvent insensibles àtoutes les excitations externes, peuvent tantôtconserver les différentes attitudes qu' on leur faitprendre, ce qui demande la contraction soutenue des

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muscles employés à déterminer et à fixer cesattitudes ; tantôt ils peuvent marcher en avant assezloin, et conserver pendant quelque tems le degréde mouvement et la direction qu' on leur imprime :c' est un fait que j' ai moi-même, plus d' une fois, eul' occasion d' observer.D' un autre côté, l' on voit des hommes quicontractent, assez facilement, l' habitude de dormir àcheval, et chez lesquels, par conséquent, la volontétient encore alors beaucoup de muscles du dos enaction. D' autres dorment debout. Il paraît mêmeque des voyageurs, sans avoir été jamais somnambules,ont pu parcourir à pied, dans un état de sommeil nonéquivoque, d' assez longs espaces de chemin.Galien dit qu' après avoir rejeté longtemstous les récits de ce genre, il avait éprouvé surlui-même qu' ils pouvaient être fondés. Dans un voyagede nuit, il s' endormit en marchant, parcourut environl' espace d' un stade, plongé dans le plus profond

sommeil, et ne s' éveilla qu' en heurtant contreun caillou.Ces cas rares ne sont pas les seuls où l' on observe,dans l' état du sommeil, des mouvemens produits

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par un reste de volonté : car c' est en vertu decertaines sensations directes, qu' un homme endormiremue les bras pour chasser les mouches qui courentsur son visage ; qu' il tire à lui ses couvertures,s' en enveloppe soigneusement ; ou, comme nousl' avons déjà fait remarquer, qu' il se retourne etcherche une plus commode situation. C' est la volontéqui, pendant le sommeil, maintient la contractiondu sphincter de la vessie, malgré l' effort de l' urinequi tend à s' échapper ; c' est elle qui dirige l' actiondu bras pour chercher le vase de nuit, qui sait letrouver, et fait qu' on peut s' en servir pendantplusieurs minutes, et le remettre à sa place, sanss' être éveillé. Enfin, ce n' est pas sans fondement,que quelques physiologistes ont fait concourir lavolonté à la contraction de plusieurs des muscles,dont les mouvemens entretiennent la respirationpendant le sommeil.Chapitre iii.Mais les organes qui méritent le plus d' attention,par rapport à la manière dont ils sont excitéspendant le sommeil, sont ceux de la génération. Dansl' état de veille, leur action paraît presqu' entièrementindépendante de la volonté : les causes par lesquellesils sont sollicités, résident en eux-mêmes,ou tiennent à des impressions reçues dans d' autresorganes, qui les leur transmettent directement etpar une espèce de sympathie immédiate : l' organe

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pensant ne semble y prendre part que pour former,ou rappeler les images relatives à ces impressions,et fortifier ainsi leur premier effet. Pendant lesommeil, ils ne sont plus mis en jeu par l' action dessens externes : leurs déterminations ne se rapportentplus alors qu' à leurs impressions propres, à celles dequelques viscères, liés étroitement avec eux, par lanature de leurs fonctions, ou par le genre de leursensibilité, à des images qui se réveillent dans lecerveau. Cependant, bien loin de partagerl' assoupissement des sens extérieurs, à mesure que

ces derniers s' endorment, les organes de lagénération paraissent acquérir plus d' excitabilité :les images voluptueuses les plus fugitives, qui seforment dans le centre nerveux, ou les causesstimulantes les plus légères, dont les extrémitésnerveuses de ces organes éprouvent directementl' influence, suffisent pour les faire entrer enaction. On peut attribuer une partie de ces effets àla chaleur du lit, qui sans doute agit sur eux commeun excitant direct, et sur-tout aux spasmes decertaines parties du bas-ventre : car n' étant pluscontre-balancés par les mouvemens musculairesexternes, ces spasmes prennent en effet alors unebeaucoup plus grande puissance, et ils retentissentrapidement dans tous les points du système, quileur sont liés par quelque degré de sympathie, ouseulement par des rapports de proximité.J' ai fait voir ailleurs que les images, produites

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dans le cerveau, doivent nécessairement agir avecplus de force, pendant le sommeil, sur les organesdont elles peuvent stimuler les fonctions, parce queles illusions n' en sont plus, comme pendant la veille,corrigées ou contenues par des sensations directes,et par la réalité des objets.Mais indépendamment de ces diverses circonstances,dont l' action et le pouvoir ne sauraient êtrerévoqués en doute, il paraît constant que le sommeilen lui-même, par l' état où il met tout le systèmenerveux, par les nouvelles séries, ou par lenouveau rythme de mouvemens qu' il imprime auxdifférens systèmes partiels ; en un mot, par lesaltérations qu' il porte, soit dans les fonctions detous les organes, soit dans leur excitabilité même,augmente encore directement, et l' activité de ceux dela génération, et leur puissance musculaire. Presquetous les narcotiques, à moins qu' on ne les emploieà des doses suffisantes pour engourdir l' actiondes forces vitales, sollicitent les désirs del' amour ; et, du moins momentanément, ils accroissentle pouvoir de les satisfaire, en même tems qu' ilsproduisent un certain degré de sommeil. On a souventtrouvé les soldats turcs et persans, restés surles champs de bataille, dans un état d' érectionopiniâtre, qui, loin de céder aux convulsions de ladouleur, en paraissait plus marqué, et persistaitencore longtems après la mort. Or, cette érectionétait évidemment causée par l' ivresse de l' opium.

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Non seulement les organes, tant externes qu' internes,s' endorment à différens degrés, et d' unemanière successive ; mais de plus, il s' établit entreeux, sur-tout entre les derniers, de nouveauxrapports de sympathie, de nouvelles liaisons relativesaux impressions qui leur sont exclusivement propres,ou à celles qui, venues du dehors, sont combinéesavec elles par réminiscence. De là, s' ensuitun nouveau mode d' influence de leurs extrémitéssensibles sur le centre cérébral commun. Ainsi,par exemple, les spasmes des intestins, ceux dudiaphragme et de toute la région épigastrique, laplénitude des vaisseaux de la veine-porte, ou lesangoisses d' une digestion pénible enfantent d' autresimages dans le cerveau, pendant le sommeil, quependant la veille : et la manière dont l' état desommeil occasionne ces images, ressemble parfaitement,comme on va le voir, à celle dont se produisentles fantômes propres au délire et à la folie, dansles affections maladives de différens organesintérieurs.Mais, en outre, cette prédominance d' un ordreparticulier d' impressions ou de fonctions, qu' on aregardée avec raison, comme formant le traitcaractéristique d' une classe entière d' aliénationsmentales, s' observe également, et pendant le sommeil ;et dans le cours de différentes maladies, et mêmedans quelques états particuliers, qui s' éloignentsimplement de l' ordre naturel. Les viscères, dont la

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disposition à partager l' assoupissement des sensextérieurs est le plus manifeste, peuvent devenireux-mêmes le foyer de cette action surabondante. Ilest des affections nerveuses qui impriment, dans letems du sommeil, à l' estomac et aux intestins, uneactivité que ces organes n' ont pas dans tout autretems. J' ai vu plusieurs de ces malades qui étaientforcés de mettre, en se couchant, de quoi mangersur leur table de nuit. Les personnes qui ne prennentpas une quantité suffisante de nourriture, ontpresque toujours, en dormant, le cerveau remplid' images relatives au besoin qu' elles n' ont passatisfait. Trenck rapporte que, mourant presque defaim dans son cachot, tous ses rêves lui rappelaient,chaque nuit, les bonnes tables de Berlin ;qu' il les voyait chargées des mets les plus délicatset les plus abondans ; et qu' il se croyait assis au

milieu des convives, prêt à satisfaire enfin, lebesoin importun qui le tourmentait.Chapitre iv.On voit donc que, des trois genres d' impressionsdont se composent les idées et les penchans, il n' ya, dans le sommeil, que celles qui viennent del' extérieur, qui soient entièrement, oupresqu' entièrement endormies ; que celle desextrémités internes conservent une activité relativeaux fonctions des organes, à leurs sympathies, à leurétat présent, à

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leurs habitudes ; que les causes dont l' actions' exerce dans le sein même du système nerveux,n' étant plus distraites par les impressions quiviennent des sens, doivent souvent, lorsqu' elles setrouvent alors mises en jeu, prédominer sur cellesqui résident, ou qui agissent aux diversesextrémités sentantes internes. Ainsi, l' on rêvequelquefois, qu' on éprouve une douleur à la poitrine,ou dans les entrailles : et le réveil prouve que c' estune pure illusion. L' on peut rêver aussi qu' on afaim, même dans des momens où l' estomac estsurchargé : et si l' excitation directe des organes dela génération est souvent la véritable source destableaux voluptueux qui se forment dans le cerveaupendant le sommeil, c' est aussi très-souvent de cestableaux seuls, que l' excitation des mêmes organesdépend.On sait, d' un autre côté, que la folie consiste,en général, dans la prédominance invincible d' uncertain ordre d' idées, et dans leur peu de rapportavec les objets externes réels. Si l' on remonte àl' état physique qui produit ce désordre, on n' aurapas de peine à reconnaître une discordance notableentre les diverses impressions, un trouble direct,ou un affaiblissement de celles que les organes dessens sont destinés à recevoir ; et l' on trouvera mêmesouvent, dans l' extrême manie, que ces dernières

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ne sont presque plus aperçues par l' organe pensant,tandis que toute la sensibilité semble concentréedans les viscères, ou dans le système nerveux.Je ne parle point ici de l' imbécillité qui tient audéfaut de sensations, distinctement perçues, et qui,

par là, soumet presque tous les actes de l' individu,aux simples lois de l' instinct. Je passe égalementsous silence cette faiblesse et cette mobilitéd' esprit, qui le forcent quelquefois à courir d' idéesen idées, et l' empêchent de se fixer sur aucune ;état qui résulte du défaut d' harmonie entre l' organecérébral et les autres systèmes, tant internesqu' externes, et où l' action tumultueuse du premier netrouve point dans les autres, la résistance nécessairepour lui fournir un solide point d' appui. Je ne croispas même devoir m' arrêter à ces fausses associationsd' idées, qui ne constituent point toujours unefolie véritable, mais qui sont la cause immédiated' une foule de mauvais raisonnemens et d' écartsd' imagination. Elles se rapportent bien plusévidemment encore, en effet, à cette discordance,dont nous parlons ; car, sans doute, elles viennent dece que le cerveau ne considérant les idées que sousune face, les lie entr' elles, par des ressemblances,ou des dissemblances incomplètes : or, il ne lesconsidère ainsi, que parce que certaines impressionsprédominantes subjuguent et font tairepresqu' entièrement toutes les autres.

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Chapitre v.Et, maintenant, en quoi consistent les rêves, ouces suites d' opérations que le cerveau, comme organepensant, peut exécuter encore pendant le sommeil ?Ou plutôt par quel genre d' impressions, etpar quel état de l' économie animale les rêvessont-ils produits ?D' après ce que nous avons dit ci-dessus, il estévident qu' ils ont lieu dans un état qui suspendl' action des sens extérieurs ; qui modère celle deplusieurs organes internes, et les impressions qu' ilsreçoivent, mais qui les modère à différens degrés,et même augmente la sensibilité, et la force d' actionde quelques-uns : il est évident, enfin, qu' enmême tems, cet état ramène et concentre une grandepartie de la puissance nerveuse dans l' organecérébral, et l' abandonne, soit à ses propresimpressions, soit à celles qui sont encore reçuespar les extrémités sentantes internes, sans que lesimpressions venues des objets extérieurs puissent lesbalancer et les rectifier.Les associations d' idées, qui se forment pendantla veille, se reproduisent aussi pendant le sommeil.Voilà pourquoi telle idée en rappelle si facilementet si promptement beaucoup d' autres ; pourquoitelle image en amène à sa suite, un grand nombre,

qui lui semblent tout à fait étrangères. Des

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impressions très-fugitives se lient également à delongues chaînes d' idées, à des séries étendues detableaux : il suffit que l' association se soit faiteune fois, pour qu' elle puisse se reproduire en toustems, sur-tout lorsque le silence des sens externesdiminue considérablement les probabilités denouvelles associations.Une impression particulière venant à retentir,pendant le sommeil, dans l' organe cérébral, soitqu' elle ait été reçue par lui, directement, au seinmême de sa pulpe nerveuse ; soit qu' elle arrive desextrémités sentantes qui vivifient les organesintérieurs : il peut s' ensuivre aussitôt de longsrêves très-détaillés, dans lesquels des choses quisemblaient presque effacées du souvenir, se retracentavec une force et une vivacité singulière. Lacompression du diaphragme, le travail de ladigestion, l' action des organes de la génération,rappellent souvent, ou des événemens anciens, ou despersonnes, ou des raisonnemens, ou des images delieux qu' on avait entièrement perdus de vue : car iln' est pas vrai que les rêves ne soient relatifsqu' aux objets dont on s' occupe habituellement pendantla veille. Sans doute les associations de ces objets,avec des impressions dont l' accoutumance rend leretour plus probable, fait qu' ils doivent eux-mêmesse représenter plus facilement à l' esprit : mais ilest certain que les rêves nous transportent souventloin de nous-mêmes et de nos idées, ou de nossentimens habituels.

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Ce n' est pas tout. Nous avons quelquefois en songedes idées que nous n' avons jamais eues. Nous croyonsconverser, par exemple, avec un homme qui nousdit des choses que nous ne savions pas. On ne doitpas s' étonner que, dans des tems d' ignorance, lesesprits crédules aient attribué ces phénomènessinguliers à des causes surnaturelles. J' ai connu unhomme très-sage et très-éclairé qui croyait avoirété plusieurs fois instruit en songe de l' issue desaffaires qui l' occupaient dans le moment. Sa têteforte, et d' ailleurs entièrement libre de préjugés,n' avait pu se garantir de toute idée superstitieuse,

par rapport à ces avertissemens intérieurs. Il nefaisait pas attention que sa profonde prudence et sarare sagacité dirigeaient encore l' action de soncerveau pendant le sommeil, comme on peut l' observersouvent, même pendant le délire chez les hommes d' unmoral exercé. En effet, l' esprit peut continuer sesrecherches dans les songes ; il peut être conduitpar une certaine suite de raisonnemens à des idéesqu' il n' avait pas ; il peut faire à son insu, commeil le fait à chaque instant durant la veille, descalculs rapides, qui lui dévoilent l' avenir. Enfin,certaines

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séries d' impressions internes, qui se coordonnentavec des idées antérieures, peuvent mettreen jeu toutes les puissances de l' imagination, etmême présenter à l' individu une suite d' événemensdont il croira quelquefois entendre, dans uneconversation régulière, le récit et les détails.Tels sont les rapports entre les songes et le délire ;entre les causes qui déterminent le sommeilet celles qui produisent la folie. J' ajoute que lesliqueurs spiritueuses et les plantes stupéfiantesqui, les unes et les autres, sont capables deproduire, à différentes doses, un degré plus ou moinsprofond d' assoupissement, peuvent aussi troubler àdifférens degrés les opérations mentales, et mêmeoccasionner le délire furieux. Certains accès defolie débutent constamment par un état comateux oucataleptique. Enfin, l' abus du sommeil altère toujoursplus ou moins les fonctions de l' organe pensant ; ilpeut même à la longue occasionner une folie véritable.Formey rapporte qu' un médecin connu de Boerhaave,après avoir passé une grande partie de savie à dormir, avait perdu progressivement la raison,et qu' il finit par mourir dans un hôpital de fous.Ce n' est pas que toujours la folie et le déliredépendent de cette cause, ou soient liés à descirconstances analogues : il arrive, au contraire,assez souvent qu' ils sont directement produits parl' extrême

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sensibilité des organes des sens et par leurexcitation trop longtems prolongée. Les hommes douésde beaucoup d' imagination, qui sont également ceux

dont la raison court le plus de hasards, sont pourl' ordinaire très-sensibles à l' impression des objetsextérieurs. Cependant ce fait incontestable n' estpas aussi contraire aux observations ci-dessus qu' ilpeut le paraître d' abord. Lorsque l' imaginationcombine ses tableaux, les sens se taisent ; lorsquela folie, produite par l' excès des sensations, sedéclare, le sentiment et le mouvement se concentrentdans les viscères et dans le sein du systèmenerveux : et le degré de cette concentration peutêtre regardé comme la mesure exacte de celui de lafolie ou de celui de l' extase, qui caractérisetous les genres divers d' excitation violente del' organe cérébral, sans en excepter le délireincomplet, auquel on donne le nom d' inspiration.Chapitre vi.Conclusion.Je termine ici ce parallèle et ce long mémoire.Il y aurait sans doute encore beaucoup de choses àdire sur les rapports de la folie avec divers étatsparticuliers des organes : il serait sur-touttrès-curieux de rechercher comment la folie etcertaines idées s' excitent ou se détruisentmutuellement. En poussant ces recherches aussi loinqu' elles peuvent

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aller, sans doute il en résulterait des notions plusexactes, soit de chaque genre de délire, soit desmoyens préservatifs qu' il convient d' employer quandon aperçoit ses premières menaces ; soit du planrégulier de traitement physique et moral, le plusconvenable dans chaque cas particulier. Combienne serait-il pas intéressant de montrer dans ledétail par quelle loi directe un organe principal, ouplusieurs par leur concours, en y comprenant sansdoute aussi ceux de la pensée, peuvent produirele désordre des fonctions intellectuelles ; de quellemanière il faut agir sur eux pour faire cesser cedésordre ! Enfin, combien ne serait-il pasavantageux de pouvoir classer, non pas théoriquement,mais d' après des faits certains et par des caractèresconstans, les différens genres d' aliénation mentale,suivant leurs causes respectives, en distinguantexactement ceux qui sont susceptibles de guérison deceux qui ne le sont pas ! La médecine et l' idéologieprofiteraient également d' un si beau travail.

ONZIEME MEMOIRE

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de l' influence du moral sur le physique. introduction.Chapitre i.Dans le système de l' univers, toutes les parties serapportent les unes aux autres ; tous les mouvemenssont coordonnés ; tous les phénomènes s' enchaînent,se balancent, ou se nécessitent mutuellement. Cemécanisme si régulier, cet ordre, cet enchaînement,ces rapports, ont dû frapper de bonne heure lesesprits assez éclairés pour les saisir et lesreconnaître. Rien n' était plus capable de fixerl' attention des observateurs, de frapperd' étonnement les imaginations vives et fortes,d' exciter l' enthousiasme des âmes sensibles : et rienn' est, en effet, plus digne d' admiration. Qui n' a pasmille fois payé ce juste tribut à la nature ? Quipourrait demeurer immobile et froid à l' aspect detant de beautés qu' elle déploie sans cesse à nosyeux, qu' elle verse autour de nous avec une si sageprofusion.

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Mais, quelque charme qu' on éprouve dans cetteadmiration contemplative, et dans les vagues rêveriesqui l' accompagnent, on doit toujours craindre des' y livrer sans réserve. Quand elles ne sont pointsoumises au jugement, ces impressions que fait surnous l' aspect des merveilles de la nature, ne sontpas seulement stériles ; elles peuvent encore faireprendre à l' esprit des habitudes vicieuses, et nousdonner de très-fausses idées de nous-mêmes et del' univers.Si donc, l' on écarte ces premières émotions, etsi l' on pénètre plus avant, il est aisé de voir quel' ordre actuel n' est pas, à la vérité, le seulpossible ; mais qu' un ordre quelconque est nécessairedans toute hypothèse d' une masse de matière enmouvement. En effet, quand on n' y supposerait quedes parties incohérentes, ou sans rapports, et desmouvemens désordonnés, ou même contraires les unsaux autres, le mouvement prédominant, ou celuiqui devient tel par le concours de plusieurs, doitbientôt ls asservir, les coordonner tous ; et lesparties de matière qui résisteraient à la marche qu' il

leur imprime, seront ou dénaturées entièrement,pour subir une transformation complète, ou dumoins modifiées dans leurs points de résistance,jusqu' à ce qu' elles se trouvent en harmonie avecl' ensemble, et propres à remplir le rôle qui leurest assigné. Que si toute cette matière étaitparfaitement et constamment homogène ; je veux dire si

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toutes ses parties n' avaient qu' une seule propriété,et ne pouvaient en acquérir aucune autre, par lemouvement : on peut juger qu' il ne s' établiraitentre ces diverses parties, que des rapportspurement mécaniques, ou de situation. Mais si, aucontraire, la matière est douée de plusieurspropriétés différentes ; si, de plus, elle estsusceptible d' en acquérir un grand nombre d' autres,entièrement nouvelles, par l' effet des combinaisonspostérieures que le mouvement doit toujours amener :de là, naîtront nécessairement des phénomènes aussiréguliers qu' innombrables ; et la nature dumouvement ou des mouvemens, ainsi que les propriétésde la matière elle-même, étant une fois déterminées,on voit clairement que tous les phénomènes doiventêtre produits et s' enchaîner dans un certain ordre,par une nécessité non moins puissante que cellequi force un corps grave à suivre les lois de lapesanteur.L' ordre est donc essentiel à la matière enmouvement ; et l' ordre suppose toujours unitéd' impulsion générale, ou coordonnance entre tous lesmouvemens imprimés.Il est d' ailleurs évident, que si la conservationdu tout , dans son état présent, tient à l' accordexact des forces qui le meuvent, cet accord est bienplus indispensable à la conservation de ses parties,considérées isolément, et sur-tout à celles des êtresorganisés, ou de ces formes fugitives que d' autres

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forces particulières paraissent soustrairemomentanément, à l' action mécanique du mouvementgénéral.Ainsi, quand plusieurs principes différens, oumême contraires, auraient agi primitivement dansl' homme, ils auraient été bientôt ramenés à l' unitéd' impulsion ; c' est à dire, encore une fois, à cet

état des mouvemens qui les confond tous dans un seul,ou qui soumet et rallie les plus faibles, au pluspuissant, et par là, transforme ce dernier enmouvement général et commun. On ne doit donc pass' étonner que les opérations dont l' ensemble portele nom de moral , se rapportent à ces autresopérations qu' on désigne plus particulièrement, parcelui de physique , et qu' elles agissent etréagissent les unes sur les autres, voulût-ond' ailleurs regarder les diverses fonctions organiques,comme déterminées par deux, ou plusieurs principesdistincts.Mais il s' en faut beaucoup que la différence desopérations prouve celle des causes qui lesdéterminent. Deux machines sont mises en mouvementpar le même principe d' action ; et leurs produitsn' offriront peut-être aucun trait de ressemblance :il suffit pour cela, que l' organisation de cesmachines diffère. Et réciproquement, deux principesd' action très-divers peuvent être appliqués tour àtour à la même machine, sans altérer aucunementses produits. Les fonctions assignées au poumon, àl' estomac, aux organes de la génération, à ceux

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du mouvement progressif et volontaire, sonttrès-différentes sans doute : est-ce un motif dechercher dans le corps vivant, autant de causesactives que d' actes, ou d' opérations ? D' y multiplierles principes avec les phénomènes ? Et si la penséediffère essentiellement de la chaleur animale, commela chaleur animale diffère du chyle et de la semence,faudra-t-il avoir recours à des forces inconnues etparticulières, pour mettre en jeu les organespensans, et pour expliquer leur influence sur lesautres parties du système animal ? Enfin, pourquoidédaignerait-on de rapporter cette influence auxautres phénomènes analogues, et même semblables ?à moins qu' on ne veuille répandre, comme àplaisir, d' épais nuages sur le tableau des impressions,des déterminations, des fonctions et desmouvemens vitaux, ou sur l' histoire de la vie, telleque la fournit l' observation directe des faits.Les organes ne sont susceptibles d' entrer en action,et d' exécuter certains mouvemens, qu' en tantqu' ils sont doués de vie ou sensibles : c' est lasensibilité qui les anime ; c' est en vertu de ses loisqu' ils reçoivent des impressions et qu' ils sontdéterminés à se mouvoir. Les impressions reçues parleurs extrémités sentantes sont transmises au centrede réaction : et ce centre partiel ou général renvoie

à l' organe qui lui correspond les déterminations dontl' ensemble constitue les fonctions propres de cetorgane. Si les impressions ont été reçues, comme il

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arrive quelquefois, par un autre organe que celuiqui doit exécuter le mouvement, c' est le systèmenerveux qui sert d' intermédiaire ou de moyen decommunication entr' eux. Enfin, la cause desimpressions peut agir dans le sein même du systèmecérébral : l' impression part alors du point centralqui se rapporte plus particulièrement à l' organe dontelle doit solliciter les fonctions.Les choses ne se passent point différemment àl' égard des organes particuliers dont les fonctionsdirectes sont de produire la pensée et la volonté.Les impressions dont se tire le jugement sonttransmises par les extrémités sentantes, ou reçuesdans le sein du système : le jugement se forme deleur comparaison ; la volonté naît du jugement.Quoique différens organes puissent influer plus oumoins sur la production de la pensée et de lavolonté ; quoique même, dans certains cas, on semblepenser et vouloir par certains viscères particuliers,éminemment sensibles, le centre de réaction esttoujours ici le centre cérébral lui-même : et de làpartent toutes les déterminations postérieures, quidoivent être regardées comme parfaitement analoguesaux

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divers mouvemens qu' exécute tout organe mis enaction.D' un autre côté, nous voyons les organes partagerles affections les uns des autres, entrer enmouvement de concert, s' exciter mutuellement, ouse balancer et se contrarier dans leurs fonctionsrespectives. Un lien commun les unit ; ils font partiedu même système. Le degré de leur sensibilité, lanature et l' importance de leurs fonctions, certainsrapports de situation, de structure, de but ou d' usage,déterminent le caractère et fixent les limitesde cette influence réciproque. Mais, en outre, desliens accidentels et particuliers peuvent s' établirentr' eux ; des sympathies qui ne sont pas communesà tous les individus, peuvent résulter fortuitementd' une différence proportionnelle ou de force, ou

de sensibilité respective des organes ; soit que cettedifférence dépende de l' organisation primitive, soitque certaines maladies ou d' autres circonstanceséventuelles l' y aient introduite postérieurement. Or,les lois qui régissent, par exemple, tous les viscèresabdominaux, leur sont évidemment communes avecles organes de la pensée ; ces derniers y sontégalement soumis, et cela sans aucune restriction. Sile système de la veine-porte influe sur le foie et larate, la rate et le foie sur l' estomac, l' estomac surles organes de la génération, les organes de lagénération sur les uns et sur les autres, etréciproquement ; l' organe cérébral, considéré commecelui de la

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pensée, et par l' état habituel ou passager quirésulte pour lui de cette fonction, n' est pas liépar des rapports moins étroits d' influence réciproqueavec le foie, la rate, l' estomac, ou les parties dela génération. Et si quelquefois les sympathies desviscères présentent divers phénomènes entièrementnouveaux, si ces organes agissent les uns sur lesautres à des degrés très-différens, et même s' ils' établit entr' eux des rapports rares et singuliers,quelquefois aussi leur influence sur l' organe pensant,et la sienne sur eux, est totalement intervertie ; desorte que tantôt le même viscère semble faire tousles frais de la pensée, et tantôt il n' y prendaucune part.Voilà, dis-je, des faits constans qui s' offrent sanscesse à l' observation.Chapitre ii.Mais pour bien entendre la question qui fait lesujet de ce mémoire, il est nécessaire d' entrer dansquelques détails.La grande influence de ce qu' on appelle le moral sur ce qu' on appelle le physique , est un faitgénéral incontestable : des exemples sans nombre laconfirment chaque jour ; et tout homme capabled' observer en a retrouvé mille fois les preuves ensoi-même. Plusieurs auteurs de physiologie etplusieurs moralistes ont recueilli les traits lesplus capables de mettre dans tout son jour cettepuissance

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des opérations intellectuelles et des passions surles divers organes et sur les diverses fonctions ducorps vivant. Il n' est aucun de nous qui ne puisseajouter de nouveaux traits à ces recueils. Les hommesles plus grossiers et les plus crédules parlenteux-mêmes des effets de l' imagination : s' ils en sont,plus souvent que d' autres, les jouets et les victimes,ils savent du moins quelquefois les observer et lesreconnaître dans autrui.Il est de fait que, suivant l' état de l' esprit,suivant la différente nature des idées et desaffections morales, l' action des organes peut tour àtour être excitée, suspendue, ou totalement intervertie.Un homme vigoureux et sain vient de faire unbon repas : au milieu de ce sentiment de bien-êtreque répand alors dans toute la machine la présencedes alimens au sein de l' estomac, leur digestions' exécute avec énergie ; et les sucs digestifs lesdissolvent avec aisance et rapidité. Cet hommereçoit-il une mauvaise nouvelle ? Ou des passionstristes et funestes viennent-elles à s' élever tout àcoup dans son âme ? Aussitôt son estomac et sesintestins cessent d' agir sur les alimens qu' ilsrenferment. Les sucs eux-mêmes, par lesquels cesderniers étaient déjà presqu' entièrement dissous,demeurent comme frappés d' une mortelle stupeur : ettandis que l' influence nerveuse qui détermine ladigestion cesse entièrement, celle qui sollicitel' expulsion de ses résidus acquérant une plus grandeintensité, toutes les matières

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contenues dans le tube intestinal sont chasséesau dehors en peu de momens.On sait qu' il n' est point d' organes plus soumis aupouvoir de l' imagination que les organes de lagénération. L' idée d' un objet aimable les exciteagréablement ; une image dégoûtante les glace. Lapassion peut presque toujours accroître beaucoup lapuissance physique de l' amour, même dans lesindividus les plus faibles : cependant son excèspeut aussi quelquefois, comme l' avait observéMontagne, la détruire ou la paralyser momentanémentchez les hommes même les plus forts.Ces deux effets contraires ne sont pas les seuls.J' ai connu un jeune étudiant en médecine qui, dansun violent accès de jalousie, éprouva pendantplusieurs heures le priapisme le plus invincible etle plus douloureux, accompagné tour à tour de pertesde semence et d' émissions d' un sang presque pur.La crainte abat et peut anéantir les forces

musculaires et motrices : la joie, l' espérance, lessentimens courageux en décuplent les effets : lacolère peut les accroître en quelque sorteindéfiniment.Mais l' action même de la sensibilité n' est pasmoins soumise à l' empire des idées et des affectionsde l' âme. Sur un homme attristé d' idées chagrines,agité de sentimens cruels, les objets extérieursproduisent d' autres impressions que si le même hommeétait doucement occupé d' images agréables, et sonâme dans un état de satisfaction et de repos.

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Les impressions sont dans nous-mêmes, et nondans les objets : ceux-ci n' en peuvent être quel' occasion. La manière de sentir, leur présence etleur action tient sur-tout à celle dont on estdisposé : la volonté peut même quelquefois dénaturerentièrement les effets qu' ils produisent sur l' organesentant. Enfin, mettant à part ces illusions des sens,si communes chez les hommes à imagination, et queles ennemis de la philosophie de Locke ont si souventprésentées comme une objection puissante, mettantsur-tout à part cette autre influence, bienplus singulière encore, de l' imagination de la mèresur le foetus renfermé dans la matrice (influenceattestée par une foule d' observateurs dignes de foi,et dont il est peut-être aussi peu philosophique denier absolument la réalité que d' admettre aveuglémenttous les exemples rapportés dans leurs écrits) :la connaissance la plus superficielle de l' économieanimale suffit pour montrer l' empire très-étenduqu' exerce l' état moral sur tous les organes et surtoutes leurs fonctions.Chapitre iii.Nous avons reconnu dans les mémoires précédensqu' une suite d' impressions reçues, et de réactionsopérées par les différens centres sensitifs,sollicitent les organes, et déterminent lesopérations propres à chacun de ces derniers. Noussavons que la nature

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des impressions et des mouvemens, relative àcelle de chaque espèce vivante et de chaque individu,l' est encore à celle de chaque organe et deses fonctions propres. Nous nous sommes assurés

également, par des analyses réitérées, que les idées,les penchans instinctifs, les volontés raisonnées, ettoutes les affections quelconques se forment par unmécanisme parfaitement analogue à celui quidétermine les opérations et les mouvemens organiquesles plus simples ; et que si le système cérébral,instrument direct de ces opérations plus relevées,exerce une grande action sur les systèmes vivans d' unordre inférieur, cette action se rapporte entièrementet par ses causes, et par la manière dont elle estproduite, à celle qu' ils exercent les uns sur lesautres, et dont lui-même il n' est point affranchi.Cependant, comme malgré cette parfaite analogie,les organes de la pensée et de la volonté présententquelques traits particuliers qui semblent lesdistinguer des autres parties de l' économie animale,je crois nécessaire de reporter un coup-d' oeil rapidesur ce tableau : et pour nous faire une idée pluscomplète de l' objet actuel de nos recherches, nousexaminerons les circonstances qui rendent pluspuissante, ou qui diminuent l' action réciproque desorganes particuliers pour comparer ces circonstancesà celles qui produisent les mêmes effets sur lesrelations du système cérébral avec eux.Les organes de la pensée et de la volonté diffèrent

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de tous les autres, en ce que ces derniers reçoiventd' eux l' action et la vie ; qu' ils ne sont susceptiblesde sentir et de se mettre en mouvement d' une manièrerégulière qu' autant qu' ils reçoivent l' influencenerveuse, dont la source est dans le système cérébral ;que même ils peuvent en être regardés, en tantque sensibles, comme des productions, ou commedes parties, qui, malgré leurs transformations, luirestent toujours subordonnées à cet égard. En effet,le système cérébral va, par ses extrémités, animertous les points du corps. Il est présent par-tout ; ilgouverne tout ; il sent, fait agir et modifie lesparties vivantes ; il les régénère même quelquefois.Ainsi, quoique ses fonctions, en qualité d' organepensant et voulant, s' exécutent d' après les mêmeslois qui régissent les autres parties de l' économieanimale, on ne peut se dispenser de le considérersous deux points de vue différens. Il est d' abord letronc et le lien commun de toutes les parties, leréservoir

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et le distributeur de la sensibilité générale :mais ensuite, il est encore chargé de certainesfonctions, d' autant plus importantes qu' ellesdeviennent la sauve-garde et le guide de l' individu.Aussi, quelques rapports étroits et multipliés quepuissent avoir entr' eux les organes partiels, ceux dela pensée et de la volonté ont, avec tous les autres,des rapports plus étroits et plus multipliés encore :et l' on voit facilement que cela doit être ainsi,puisqu' ils sont le point de réunion de toutes lesparties du système ; que leurs déterminations sont lerésultat de toutes les impressions quelconques,distinctement senties ou inaperçues ; et que nonseulement ils transmettent à tous les autres organesl' action vitale, mais qu' en outre, ils reçoiventd' eux, à chaque instant, les matériaux épars de toutesleurs opérations. En un mot, d' un côté, le systèmecérébral anime toutes les parties ; de l' autre, ilrecueille toutes les impressions qu' il les a mises enétat d' éprouver : il juge, il veut et détermine tousles mouvemens consécutifs.Mais cette source de la vie n' est point une causeindépendante et absolue. Pour agir, et pour fairesentir son action aux autres systèmes, il faut qu' àson tour elle éprouve leur influence. Toutes lesfonctions sont enchaînées, et forment un cercle qui nesouffre point d' interruption. Celles de l' organecérébral ne font point exception à la commune loi : etquoiqu' elles offrent des caractères particuliers,sans doute très-dignes de remarque, la manière dontelles

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s' exécutent est absolument la même dont sont misen mouvement les autres organes, et déterminéesles autres fonctions.Chapitre iv.Encore une fois, toute fonction d' organe, toutmouvement, toute détermination, suppose desimpressions antérieures. Soit que ces impressionsaient été reçues par les extrémités sentantesexternes ou internes, soit que leur cause ait agidans le sein même de la pulpe cérébrale, elles vonttoujours aboutir à un centre de réaction qui lesréfléchit en déterminations, en mouvemens, enfonctions, vers les parties auxquelles chacune de cesopérations est attribuée. Cette action et cetteréaction peuvent souvent avoir lieu sans que l' individuen ait aucune conscience. En effet, il en est ainsitoutes les fois que les impressions s' arrêtent dans

un centre partiel, à moins que les mouvemens qu' ellesdéterminent ne deviennent la source d' autresimpressions subséquentes, destinées à parvenir jusqu' aucentre général et commun : il arrive même que plusieursde celles qui doivent concourir avec les impressionsplus distinctes, transmises par les organes propresdes sens, ne sont point aperçues en elles-mêmes, oucomme inpressions, mais seulement dans leursproduits, c' est-à-dire dans les jugemens et lesvolontés raisonnés, qui résultent de leur réunion dansle centre cérébral.

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La considération de ces différentes propriétés desimpressions reçues, ou plutôt de leur différentemanière de se comporter dans l' économie animale, estabsolument indispensable pour bien concevoir tousles mouvemens vitaux, et pour ne pas se faire desidées très-inexactes de la nature et des lois de lasensibilité.Mais la différence n' est point ici dans le mécanismepar lequel les impressions se reçoivent et setransmettent, et les déterminations se forment, oules fonctions s' exécutent ; elle est uniquement dansle genre ou dans le caractère des centres deréaction, et dans celui des mouvemens qu' ils sontspécialement destinés à produire : et que l' onconsidère l' organe cérébral ou comme le réservoirgénéral de la sensibilité, l' intermédiaire vivifiantet le lien de toutes les parties, ou comme l' organespécial du jugement et de la volonté perçue ; on levoit toujours entrer en mouvement, réagir, exécuterses fonctions de la même manière que le derniercentre partiel où se déterminent les mouvemens lesplus obscurs et les plus bornés.

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Dans cette chaîne non interrompue d' impressions,de déterminations, de fonctions, de mouvemensquelconques, tant internes qu' externes, tous lesorganes agissent et réagissent les uns sur lesautres : ils se communiquent leurs affections ; ilss' excitent ou se répriment ; ils se secondent ou sebalancent, et se contiennent mutuellement. Liés pardes rapports de structure ou de situation et decontinuité, en tant que parties du même tout, ils lesont bien plus encore par le but commun qu' ils

doivent remplir, par l' influence que chacun d' euxdoit exercer sur tous les actes qui concourent à laconservation générale de l' individu. Ainsi, lanutrition peut être regardée comme la fonction laplus indispensable relativement à cet objet. Mais,pour que la nutrition s' opère, il faut que l' estomacet les intestins reçoivent l' influence nerveusenécessaire à leur action ; que le foie, le pancréas,et les follécules glanduleux y versent les sucsdissolvans : il faut donc, d' une part, que l' organenerveux soit convenablement excité par les impressionssympathiques qui déterminent cette influence ; del' autre, que la circulation des liqueurs générales,et la sécrétion des sucs particuliers, s' exécutentavec régularité dans leurs organes respectifs. Or,pour que l' organe nerveux soit convenablement excité,il a besoin d' être soutenu par la circulation ; ilfaut, en outre, que la chaleur animale épanouisseles extrémités sentantes les plus essentielles : etla marche de la circulation

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est à son tour soumise à la respiration, quicontribue elle-même très-puissamment à la productionde cette chaleur.Si l' on considère successivement de cette manièretoutes les fonctions importantes, on verra quechacune est liée à toutes les autres par des relationsplus ou moins directes ; qu' elles doivent s' exciteret s' appuyer mutuellement ; que, par conséquent, ellesforment un cercle dans lequel roule la vie,entretenue par cette réciprocité d' influence.Il est, d' ailleurs, certaines fonctions dontl' énergie dépend plus particulièrement de celled' autres fonctions préalables, dont elles semblentn' être que la suite. Ainsi, l' action musculaire,pour être puissante, demande que la nutrition sefasse convenablement : et quand on digère mal, lesdésirs de l' amour sont rarement très-impérieux. Ainsi,pour que l' ossification soit parfaite, il faut que lesystème lymphatique et glandulaire soit libre : cetteopération peut même être dérangée par la lésion decertains organes, qui ne paraissent avoir aucunrapport immédiat avec le système osseux. Elle devient,par exemple, plus languissante et plus débile par lacastration : de sorte que le simple retranchementde deux corps glanduleux isolés, introduit dansl' économie animale une espèce ou un commencementde rachitis. Enfin, la sensibilité plus analoguede certaines parties, établit entr' elles des rapportsparticuliers, telles que ceux qui unissent les

organes

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de la génération à ceux de la voix ou de l' odorat.Assez ordinairement, ces rapports semblent exclusivementaffectés à certains tempéramens, ou mêmeà certains individus : ils constituent alors lessympathies idiosyncratiques ou particulières, dontplusieurs écrivains ont recueilli tant d' exemplesremarquables ; et quelquefois aussi ces mêmessympathies ne sont qu' accidentelles, et dépendentdes maladies, du régime, ou de la nature destravaux.Chapitre v.En examinant avec attention toutes les circonstancesqui déterminent originairement ces rapports,ou qui président postérieurement à leur formation,on trouve qu' ils peuvent être ramenés à certainescauses peu nombreuses, et qu' ils restent toujourssoumis à certaines lois fixes, même dans leurs plusbizarres irrégularités.Les analogies de structure, les relations devoisinage ou de continuité, les relations plusvéritablement organiques encore, produites parbeaucoup de nerfs ou de vaisseaux communs, ne rendentpas raison de toutes les sympathies, à beaucoupprès : mais elles sont évidemment la cause dequelques-unes, et elles aident à mieux en concevoirplusieurs. Dans son traité du corps muqueux, Bordeurappelant la doctrine des anciens, touchant les deuxgrandes divisions du corps de l' homme, en gauche

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et droite d' une part ; et en supérieure et inférieurede l' autre ; doctrine que la pratique de la médecineconfirme chaque jour, mais que les mécaniciensmodernes rejetaient, parce qu' elle ne paraissait pasappuyée sur l' anatomie : Bordeu, dis-je, a fait voirque les grandes distributions du tissu cellulaire serapportent, en plusieurs points, à cette divisionqu' avait fournie aux anciens, la simple observationdes phénomènes vitaux ; il a même établi que lathéorie de certaines crises, notamment de celles quise font par la suppuration des parotides, et par desévacuations de crachats, demandait, pour être biensaisie, la connaissance anatomique de l' expansioncellulaire supérieure, et de ses communications avec

les organes de la poitrine, ou avec l' appareillymphatique du cou.Quant aux rapports qui résultent de la ressemblanceou de l' analogie de structure, ils se manifestentsensiblement dans certaines maladies desglandes, où l' affection de quelques-unes d' entr' ellesest communiquée rapidement à d' autres glandeséloignées, sans intéresser le système lymphatiquegénéral.On trouve un exemple frappant des rapports quitiennent au voisinage des parties, dans la grandeinfluence de l' estomac, du foie et de la rate, sur lediaphragme. Il ne paraît pas, en effet, qu' uneautre cause puisse associer si étroitement cetorgane à toutes leurs affections : et l' on voit bienplus évidemment

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encore, qu' il faut attribuer au plan générald' organisation, qui leur rend communs plusieursgrands nerfs et vaisseaux, les sympathies réciproqueset multipliées de tous les viscères du bas-ventre,et le rôle que jouent les engorgemens hémorroïdauxdans plusieurs maladies de ces mêmes viscères,notamment dans leurs obstructions.Mais le genre d' influence qu' exerce sur toutes lesparties, un organe majeur et prédominant, dépendsur-tout de deux circonstances particulières :je veux dire du degré de sa sensibilité propre, etde l' importance de ses fonctions.La vive sensibilité d' un organe peut être due augrand nombre de nerfs qui l' animent. Les parois del' estomac, et la superficie de la peau, sur-tout à lapaume des mains et à la plante des pieds, égalementdouées d' un tact particulier, si délicat et si fin,sont tapissées par-tout d' épanouissement nerveux ; etle tissu cellulaire, qui paraît n' en recevoir aucun,paraît aussi tout à fait incapable de sentir, dumoins dans son état naturel.Mais les choses ne se passent pas toujours ainsi.Les muscles qui reçoivent proportionnellementbeaucoup de nerfs, sont très-obscurément sensibles ;et les testicules qui n' en reçoivent que peu le sontexcessivement.Ce n' est donc point toujours par l' anatomie qu' onpeut reconnaître et déterminer le degré desensibilité

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relative des organes ; c' est uniquement parl' observation.Or, l' observation nous prouve que l' organe extérieurdont nous venons de parler, et dont certainesparties sont chargées de recueillir les sensations dutact, non seulement agit, par cette destination même,avec une grande puissance sur le système cérébral,mais qu' il fait en outre ressentir à chaque instantses affections aux organes pulmonaires, au diaphragme,à l' estomac, aux intestins, et généralementà tous les viscères abdominaux ; que l' estomacagit avec plus de puissance encore, peut-être, surl' organe extérieur, sur le système entier de ceuxde la génération, sur les forces motrices, etparticulièrement sur le centre cérébral : car il esttrès-vrai, comme l' a dit un poète philosophe, quel' estomac gouverne la cervelle.L' observation prouve, enfin, que les organes dela génération exercent également l' influence la plusétendue et sur l' état, et sur les affections, et surles fonctions particulières du cerveau, des muscles,de l' estomac, et même de tout le système cutané.Je sens que je multiplie les répétitions, je vousen demande pardon : mais vous devez reconnaîtrequ' elles tiennent au caractère même de cet ouvrage,dont les idées, j' ose le dire, étroitement enchaînéesles unes aux autres, se développent et s' expliquentmutuellement ; de sorte que celles qui suivent sont

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le plus souvent de simples corollaires de celles quiprécèdent, et que le seul rappel de celles-cisemblerait presque toujours suffire pour laconfirmation de celles-là. Mais, d' un autre côté,comme ces idées s' éloignent ordinairement beaucoupde la manière commune de voir, et que leursprincipaux résultats sont absolument nouveaux, jedois continuellement craindre d' y laisser des nuages.Ainsi, je marche sans cesse entre deux inconvéniens ;ou de me répéter, ou de ne pas mettre ma pensée danstout son jour. Or, le dernier me paraît, je l' avoue,de beaucoup le plus grave : et j' aime infinimentmieux laisser quelques redites fatigantes, querisquer de n' être pas entendu.Nous nous bornerons cependant à quelques exemplespour chacun des genres d' influence organiquedont il est question dans ce moment.Chapitre vi.L' action de l' estomac sur le système musculairene tient pas uniquement aux effets que produit,

dans ses divers états, la simple réparation nutritive,dont ce viscère est un des agens principaux ; elletient encore, en grande partie, à sa sensibilitéparticulière, et suit, par conséquent, toutes sesdispositions variables et capricieuses. L' affectionnerveuse la plus légère et la plus fugitive del' estomac, suffit souvent pour résoudre, à l' instantmême, toutes

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les forces motrices, pour faire tomber l' individusans connaissance. L' énergie, ou la débilité du mêmeorgane, produit presque toujours un état analoguedans ceux de la génération. J' ai soigné un jeunehomme chez qui la paralysie accidentelle de cesderniers avait été produite par certains vices de ladigestion stomachique, et qui reprit la vigueur deson âge, aussitôt qu' il eut recouvré la puissance dedigérer. C' est sur-tout à raison des dispositionsparticulières de l' estomac, que la circulations' anime ou se ralentit, est régulière oudésordonnée ; que la peau s' épanouit, ou se fronce etse resserre. Cette double circonstance règle la marchedes mouvemens qui, du centre, vont se répandre à lacirconférence, et de ceux qui, de la circonférence,viennent se réunir dans le centre : elle augmente oudiminue la perspiration et l' absorption extérieures ;elle établit entre elles de nouveaux rapports,ressentis par toute l' économie animale. C' est elleencore qui détermine l' état organique desépanouissemens nerveux cutanés, et qui, par là,modifie, en quelque sorte, à son gré, leur actionsensitive, et leur aptitude même à sentir. Enfin, detous les organes essentiels, le cerveau, soit commeréservoir commun de la sensibilité, soit commeinstrument direct des opérations intellectuelles,paraît être celui qui partage le plus vivement et leplus promptement toutes les dispositions de l' estomac,et toutes les impressions que ce viscère estsusceptible de recevoir.

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On sait, d' après une expérience curieuse,qu' un seul grain de jaune d' oeuf pourri est capablede produire, au moment même où il a été avalé,des éblouissemens, des vertiges, la plus grandeconfusion d' idées, des angoisses inexprimables ;

enfin, tous les symptômes de la fièvre malignenerveuse ; et que ces désordres peuvent cesser,aussitôt que leur faible cause est rejetée par levomissement naturel, ou artificiel. Un grain d' opium,donné à propos, peut déterminer le sommeil le pluspaisible et le plus doux : et quelquefois il produitces effets salutaires, sans avoir même été dissouspar les sucs gastriques, comme on le voitévidemment, lorsqu' au réveil, une légère nausée lefait rendre encore tout entier.Plénitude ou vacuité, activité ou inertie,bien-être ou malaise de l' estomac ; tout, en un mot,jusqu' aux singularités les plus fugitives de songoût et de ses appétits, va retentir à l' instant dansle centre cérébral : et souvent on retrouve lestraces de ses moindres caprices dans le caractère oula tournure des idées, et dans les déterminationsvolontaires les plus distinctes, aussi bien que dansles penchans instinctifs les moins raisonnés.Si, d' une part, les organes épigastriques, etparticulièrement

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l' estomac, sont le centre de réunion,ou le point d' appui intérieur des mouvemens toniquesoscillatoires, qui vont du centre à la circonférence,et reviennent de la circonférence au centre ;l' organe cutané, d' autre part, est leur pointd' appui extérieur, et le terme où ils aboutissent.C' est vers lui que tend l' impulsion du flux ; c' estde lui que part celle du reflux. Il soutient lesefforts de l' action centrale ; il la balance et larègle même, à quelques égards, en modifiant celle quila refoule, au gré des impressions dont lui-même estaffecté. Suivant les différens états de l' air, letissu de la peau peut éprouver tous les degrés deresserrement, ou de dilatation : il est tantôt pleinde ton et de vie, tantôt lâche et languissant ; sesextrémités, ou s' épanouissent pour aller au devantde toutes les sensations, ou se resserrent et sedérobent à l' action des agens externes. Maisquelquefois c' est en vain qu' elles veulent éviter desentir, puisque son tissu même peut recéler la causedes sensations pénibles. La répercussion de latranspiration cutanée, que le plus souvent accompagneune augmentation, en quelque sorte, proportionnelled' absorption aqueuse, se fait rapidement sentir àl' épigastre, à tout le canal alimentaire, au poumon,au système cérébral. Le doux resserrement qu' éprouvela peau par l' action d' un froid modéré, produit danstous les organes internes un sentiment vif de

bien-être. Son épanouissement constant, qui suitl' application

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d' une douce chaleur, transmet, aux organes de lagénération, des séries non interrompues d' impressionsagréables, qui les tiennent eux-mêmes dansun état d' excitation habituelle. Quelques-unes de sesmaladies peuvent également provoquer, d' une manièredirecte, l' action de ces mêmes organes : seulement,ce n' est plus alors l' agréable provocationdu plaisir : c' est le plus ordinairement uneirritation douloureuse ; ce sont des désirs furieuxet sans volupté. Quelquefois même le cuisant pruritqu' éprouve la peau, se communique à tout le systèmenerveux, intervertit toutes les fonctions cérébrales,et produit les plus singulières erreurs del' imagination et des penchans.Dans les deux mémoires sur les âges et sur lessexes nous avons déjà vu combien l' action desorganes de la génération sur ceux de la pensée estétendue et puissante ; nous avons vu, non seulementqu' une classe entière d' idées et d' affections estexclusivement due au développement des premiers ;nous avons en outre reconnu que leur énergie, régléepar la modération des habitudes, est le principefécond des plus grandes pensées, des sentimensles plus élevés et les plus généreux.Mais ces organes, sans lesquels le système musculairene peut acquérir, ni conserver sa vigueur,réagissent sur toutes les parties de l' épigastre ;comme nous avons dit que toutes ces parties, etnotamment l' estomac, agissent sur eux. Les impressionsvivifiantes

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des désirs de l' amour, sont vivement ressenties parle cardia , ou l' orifice supérieur de ce dernier,et par le diaphragme : l' un et l' autre ne partagentpas moins fidèlement l' état de langueur oùl' abus des plaisirs fait tomber les organes de lagénération. Qui pourrait, enfin, mettre en doute queceux-ci se trouvent liés par d' étroites sympathiesavec l' organe extérieur, lorsqu' on voit les diverschangemens dont ils sont susceptibles, déterminer,arrêter, ou modifier directement la croissance despoils qui naissent et végètent dans son tissu ; et,

d' un autre côté, les désirs de l' amour augmenter sipuissamment l' insensible transpiration, qu' untrès-grave et très-savant médecin croyait pouvoir lesregarder comme le meilleur diaphorétique connu ?Chapitre vii.Mais cette grande influence de certains organessur d' autres, n' est pas, sans doute, uniquementdue au degré de leur sensibilité : l' importance deleurs fonctions est une autre circonstance que l' ondoit considérer comme y concourant pour une grandepart. L' observation ne laisse aucun doute sur cepoint. Le foie, la rate, le poumon, quoiquenaturellement peu sensibles, ne laissent pas d' exercerune influence très-étendue sur plusieurs autresorganes, ou même sur le système tout entier. C' estdonc à la nature du rôle qui leur est attribué dans

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l' économie animale, qu' il faut imputer cette puissanced' action sympathique, dont semblait devoirles priver leur faible aptitude à sentir. Nous neconnaissons point, au juste, les vraies fonctions dela rate : mais on doit penser qu' elles ont une assezgrande importance, en observant que ses maladiespeuvent souvent troubler l' action de différensviscères abdominaux, et porter les plus grandsdésordres dans tout le système nerveux. On sait que lefoie filtre un dissolvant nécessaire au complémentde la digestion intestinale, et dont l' actionstimulante sur tout l' appareil circulatoire et surles fibres musculaires, leur imprime un degréremarquable d' énergie. Quant au poumon, soit par sonaction directe sur la circulation sanguine, soit ensa qualité d' organe spécial de la respiration et dela sanguification, lesquelles entrent pour beaucoup,à leur tour, dans la production de la chaleuranimale, cet organe est sans doute l' un des plusessentiels du corps vivant : et l' on ne doit pass' étonner de voir ses affections si vivementressenties, par les autres organes principaux,et la nutrition de ces derniers, ainsi que l' étatgénéral des forces, dépendre, en grande partie,de la manière dont s' exécutent ses fonctions.Ne négligeons pas d' observer en outre, qu' il peutsurvenir de grands changemens dans la sensibilitédes organes : la sensibilité peut, en effet,diminuer dans les uns, augmenter dans les autres ;et, par cette nouvelle distribution, établirentr' eux de nouveaux

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rapports sympathiques, ou du moins altérerceux qui dérivent de l' ordre primitif.Les causes de ces changemens se réduisent àl' augmentation vicieuse d' action dans les organes, àleur débilitation directe, à certaines maladiesparticulières dont ils peuvent être affectés.Il doit paraître naturel que le surcroît d' actiond' un organe important, amène un surcroîtproportionnel d' influence de sa part, sur les autresorganes qui sympathisent avec lui : car le premierdevient souvent, dans ce cas, le terme d' uneconcentration de sensibilité ; et toujours lesmouvemens d' où résulte son influence, sont alors plusénergiques, et sur-tout plus nombreux, puisqu' ilsforment eux-mêmes la somme de son action.Mais on doit, en même tems, trouver assezextraordinaire, au premier coup-d' oeil, quel' augmentation de sensibilité d' un organe, soitfréquemment la suite de sa débilitation : riencependant n' est plus certain ; c' est même, comme lecélèbre Cullen l' a fait remarquer, une loi généraledu système nerveux, que l' état ou le sentiment defaiblesse devienne pour lui principe d' excitation.Certaines maladies particulières peuvent produireégalement une augmentation notable d' influencerelative, de tel ou tel organe. Ainsi, par exemple,dans différens états de maladie, l' estomac et lesorganes de la génération agissent d' une manièreplus directe et plus efficace, sur les forces motrices

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et sur le cerveau. Mais ici l' on peut presquetoujours attribuer un pareil effet au surcroîtd' action, ou à la concentration de la sensibilité ;ce qui fait rentrer ce dernier cas dans l' un des deuxprécédens.Chapitre viii.Conclusion.Si donc on rassemble maintenant sous un seulpoint de vue, les diverses circonstances quidéterminent et rendent plus puissante l' influenced' un organe sur certains autres organes particuliers,ou sur l' ensemble du système, on verra qu' elles seréunissent toutes en faveur de l' organe cérébral ;c' est-à-dire, qu' il n' en est aucun qui doive exercer,d' après les lois de l' économie vivante, une sommed' action plus constante, plus énergique et plusgénérale.

1 ses prolongemens se distribuant à toutes lesparties, et s' épanouissant, en quelque sorte, surtous leurs points, elles ne lui sont pas seulementunies par les rapports d' une organisation communeet par ceux de continuité : sa substance entre encoredans leur intime composition ; il y est présentpartout.2 comme c' est par ses extrémités que lesimpressions sont reçues, tous les organes ne lui sontpas simplement analogues ; ils lui sont entièrementhomogènes, du moins par leur partie sentante.

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3 il est doué de la sensibilité la plus vive ; ouplutôt il est, sinon la source de celle de tous lesautres, du moins le réservoir commun qui larenouvelle et l' entretient.4 ses fonctions sont également importantes, soitcomme imprimant la vie à toute l' économie animale,soit comme appartenant à l' organe propre dela pensée et de la volonté.Ainsi, l' on voit que le système cérébral doit exercerconstamment une puissance très-étendue sur toutesles parties de la machine vivante ; et cettepuissance doit devenir d' autant plus remarquable,qu' il exerce ses fonctions avec plus d' énergie etd' activité.Nous ne pouvons donc plus être embarrassés àdéterminer le véritable sens de cette expression,influence du moral sur le physique : nous voyonsclairement qu' elle désigne cette même influence dusystème cérébral, comme organe de la pensée etde la volonté, sur les autres organes dont son actionsympathique est capable d' exciter, de suspendre etmême de dénaturer toutes les fonctions. C' est cela ;ce ne peut-être rien de plus.S' il en était besoin, cette conclusion pourrait êtreconfirmée encore par la considération des circonstancesqui donnent quelquefois accidentellement àl' influence du système cérébral un surcroît d' étendueet d' intensité. On peut, en effet, réduire toutesces circonstances, 1, à son accroissement d' action oude sensibilité ; 2 à sa débilitation ; 3 à sesmaladies.

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Et par conséquent il est, dans tous ces cas là même,

soumis à des lois qui lui sont communes avec toutesles autres parties du corps vivant.Ainsi donc, tous les phénomènes de la vie, sansnulle exception, se trouvent ramenés à une seuleet même cause : tous les mouvemens soit généraux,soit particuliers, dérivent de cet unique et mêmeprincipe d' action.Telle est par-tout la simplicité de la nature. Elleprodigue les merveilles : elle économise les moyens.Mais l' esprit hypothétique de l' homme, par-toutoù les effets lui paraissent compliqués ou différens,croit toujours, au contraire, devoir multiplier lesressorts. C' est ainsi que le cours des astres, lesmétéores aériens, le mouvement des eaux de l' océan,la germination, la fructification des végétaux ; enun mot, tous les phénomènes de l' univers furentd' abord soumis à autant de causes différentes.Apollon conduisit le char du soleil ; Diane celuide la lune ; Jupiter gouverna l' Empirée,déchaîna les orages, alluma la foudre ; Neptunesouleva les mers ; et Pan, Cérès, Flore, Pomone,se partagèrent l' empire des troupeaux, des moissons,des fleurs et des fruits. Il fallut un tems fortlong pour arriver à n' admettre dans la nature qu' uneseule force : peut-être faudra-t-il un tems pluslong encore pour bien reconnaître que, ne pouvant lacomparer à rien, nous ne pouvons nous former aucuneidée véritable de ses propriétés, et que les vaguesnotions que nous avons

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de son existence étant uniquement formées sur lacontemplation des lois qui gouvernent toutes chosesautour de nous, la faiblesse de nos moyensd' observation doit resserrer éternellement cesnotions dans le cercle le plus étroit et le plusborné.

DOUZIEME MEMOIRE

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des tempéramens acquis. introduction.Chapitre i.Nous avons reconnu que la différence des tempéramens

tient aux dispositions primitives du systèmeet à la manière dont s' exercent les fonctions ; quechaque tempérament est déterminé par les habitudesde la sensibilité générale et par celle des organesparticuliers.Nous avons également reconnu que toute fonction,tout acte, tout mouvement quelconque, exécutédans l' économie animale, est produit par desimpressions antérieures, soit externes, soit internes ;que les impressions, en se réitérant, rendent lesmouvemens subséquens plus faciles ; qu' elles-mêmesont d' autant plus de tendance à se reproduire,qu' elles ont eu lieu plus souvent, ou duré pluslong-tems ; et qu' ainsi la répétition fréquente desmêmes

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impressions, et des mouvemens qui s' y rapportent,est capable de modifier beaucoup l' action des organes,et même les dispositions primitives de lasensibilité.Si donc les causes de certaines impressions agissentassez fréquemment, ou durant un tems assez long,sur le système, elles pourront changer ses habitudeset celles des organes ; elles pourront conséquemmentintroduire les dispositions accidentelles ou lestempéramens nouveaux, que ces habitudes constituent.Telle est la véritable source des tempéramensacquis .Les dispositions accidentelles étant susceptiblesde se fortifier de plus en plus, de se fixer, de setransmettre dans les races, les tempéramens acquissembleraient pouvoir être considérés sous deuxpoints de vue différens : je veux dire comme produitséventuellement chez les individus, sans qu' onpuisse en trouver le germe particulier dans leurorganisation originelle ; ou comme développéslentement et successivement dans les générations,confirmés par l' action constante de leurs causes, ettransmis des pères aux enfans, à travers une longuesuccession d' années. Mais il est évident que cettedernière classe rentre dans celle des tempéramensprimitifs ou naturels. En effet, la nature est pournous l' état ou l' ordre présent des choses, quelqueschangemens ou quelques altérations qu' elles aient pud' ailleurs subir dans les tems antérieurs : elle nepeut

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être à nos yeux l' état primordial, presque toujoursnécessairement inconnu ; elle est uniquement l' ordrefixe des choses, tel que le passé nous l' a transmis.Il faut donc entendre par tempérament naturel celui qui naît avec les individus, ou dont ilsapportent les dispositions en venant au jour ; et partempérament acquis celui qui se forme chez lesindividus par la longue persistance des impressionsaccidentelles auxquelles ils sont exposés.Aux différentes époques de la vie, le systèmecontracte de nouvelles dispositions : les fonctions desorganes ne s' exécutent pas de la même manière ; ils' établit entr' eux de nouveaux rapports. Dans lesdeux sexes, l' aptitude aux diverses impressions, etla tendance aux mouvemens analogues, ne sont pasles mêmes ; les diverses habitudes organiques ontplus ou moins de propension à s' établir : il en estenfin qui sont, en quelque sorte, inséparables dusexe, ou dont le principe, agissant dans lesindividus dès le premier moment de la vie, sedéveloppe successivement avec toutes leurs autresfacultés particulières. D' après ce qui vient d' êtredit ci-dessus, ces deux genres de dispositions etd' habitudes sont encore étrangers à ce qui doit porterproprement le nom de tempérament acquis . Quoiquetout tempérament de ce dernier genre ne se formeque successivement, et par l' effet de certainesimpressions, dont plusieurs viennent du dehors,cependant sa cause fait partie des secrets del' organisation

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primitive ; et il entre dans le plan de la naturequ' il se manifeste constamment au tems marqué.Les causes capables de changer, ou de modifierle tempérament, sont les maladies, le climat, lerégime, les travaux habituels du corps ou de l' esprit.Observons seulement que la puissance de ces causesest toujours subordonnée, jusqu' à certain point, auxtendances qui résultent de l' empreinte originelle.Si cette empreinte est profonde, l' expérience nousapprend qu' elle peut résister à toutes les impressionsultérieures ; et lors même qu' elle est plussuperficielle, elle tempère toujours l' action descauses qui tendent à l' altérer : car elle ne leurest soumise qu' en tant que l' économie animale estsusceptible de recevoir des séries d' impressionsnouvelles ; et le caractère de ces impressionsdépend lui-même en grande partie des dispositionsantérieures de tout l' organe sentant.

Chapitre ii.Lorsqu' on suit avec attention la marche desdifférentes maladies, et qu' on les compare entr' ellesavec discernement, elles présentent dans leursphénomènes et dans leurs résultats des caractèresparticuliers qui ne peuvent être méconnus. Chaquetempérament originel, chaque disposition primitivedes organes, modifie sans doute les effets despuissances délétères ou morbifiques ; et la souplessede ressources

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qu' exige dans le médecin la juste applicationdes moyens de traitement, confirme, par lapratique, une vérité dont la théorie seule pourrait,en quelque sorte, fournir d' avance la démonstration.Mais chaque espèce de maladie n' en a pasmoins sa nature propre : et soit par celle de sacause, soit par sa marche et sa terminaison, soitenfin par les traces qu' elle laisse après elle,certains signes distinctifs la caractérisent toujoursaux yeux de l' observateur.Une première différence générale divise dans lanature, comme dans nos classifications, les maladiesen aiguës et chroniques. Ces deux genres ne sontpas moins dissemblables par leurs effets sur lesystème que par la durée de leur cours. Dans lesmaladies aiguës, les mouvemens sont, pour l' ordinaire,puissans et vigoureux : ces maladies deviennentsouvent de véritables crises ; c' est-à-dire qu' ellesservent à résoudre et à dissiper d' autres maladiesantérieures auxquelles les forces conservatricesn' ont opposé qu' une résistance inutile, ou dont l' arta vainement tenté la guérison. Dans les maladieschroniques, au contraire, la nature n' emploie que desmoyens de réaction faibles et languissans. Aussi nesont-elles presque jamais critiques : il est mêmeassez rare que la nature les guérisse par une suitede mouvemens réguliers ; et, contre l' opinion reçue,c' est sur-tout dans leur traitement que se manifeste,et conséquemment que doit être invoquée la puissancede l' art, sans le

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secours duquel plusieurs d' entr' elles sontcommunément incurables. Les changemens que produisentdans le système, les maladies aiguës, sont

fréquemment utiles ; ceux qui surviennent à la suiteet par l' effet des maladies chroniques, sont presquetoujours désavantageux.Il est cependant vrai que si les fièvres vivescontinues, et même certaines fièvres d' accès, qui n' endoivent point être distinguées sous ce rapport,opèrent souvent la solution de plusieurs maladieschroniques antérieures ; quelquefois aussi, par leurcaractère opiniâtre et pernicieux, ou par le vice desmoyens employés dans leur traitement, ellescommencent la chaîne de diverses autres maladieschroniques subséquentes, dont on peut à juste titreles regarder comme les causes directes. Il est mêmeconstant que dans certains cas une maladie chroniquetrès-caractérisée en fait disparaître une autrequi l' était moins, ou qui appartenait à des genresdifférens. Alors celle qui est survenue la dernièrepeut se guérir sans que la première reparaisse ; desorte qu' elle doit être considérée comme remplissantà son égard les fonctions de crise . Mais ce sontlà des détails particuliers de théorie sur lesquelsil nous est absolument inutile de nous arrêter.Quoi qu' il en soit, au reste, de la cause et de lanature des changemens introduits dans le systèmepar les différentes maladies, l' observation nousapprend qu' ils peuvent être portés jusqu' au pointd' imprimer

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de nouvelles habitudes aux organes, ou dedévelopper de nouveaux tempéramens.L' introduction des nouvelles habitudes par lesmaladies est plus ou moins facile, suivant la naturedes changemens qu' elle exige : les dispositions dusystème nerveux et l' état des organes ne s' altèrentpas avec la même promptitude dans tous les sens,ou ne retiennent pas les empreintes accidentellesavec le même degré de force et de fixité ; et lesmodifications diverses que les tempéramens peuventsubir par cette cause, s' offrent plus ou moinsfréquemment à l' observation. Ainsi, les maladiesproduisent presque toujours, et laissent souventaprès elles une prédominance notable du systèmesensitif sur les forces motrices. Il est, aucontraire, assez rare que leur effet soit d' émousserla sensibilité de l' organe nerveux, et d' élever lapuissance des organes musculaires au dessus durapport ordinaire. Le tempérament désigné sous lenom de sanguin se rapproche assez fréquemmentdu mélancolique : le mélancolique ne serapproche jamais, ou presque jamais, de lui. Le

bilieux revient avec peine, ou même il se refuseentièrement à revenir vers le sanguin : il ne descendau phlegmatique que par une dégradation absoluede toute la constitution : il passe plus facilementau mélancolique , en retenant toutefoisplusieurs traits de son caractère primitif.Enfin, le phlegmatique acquiert souvent unsurcroît de sensibilité , qui lui fait imiterquelques-unes des

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habitudes du mélancolique ; et quand il éprouve uneaugmentation simultanée et proportionnelle desforces musculaires, il peut imiter le sanguin : maisil différe toujours beaucoup de l' un et de l' autre ; etjamais il ne présente le moindre trait du bilieux.Ordinairement les maladies hâtent ou préparentles développemens de la sensibilité : le moral desenfans maladifs est généralement précoce. Quoiquecet effet puisse quelquefois résulter d' impressionsétrangères à l' état accidentel des organes, il estcertain qu' en général l' affaiblissement ou le désordredes mouvemens vitaux, en multipliant ou diversifiantles impressions reçues, communique au systèmenerveux un surcroît d' action : et même, danscertains cas, les altérations directes, produites parl' état morbifique, augmentent immédiatement lesforces ou l' activité de l' organe pensant. Lesaffections de l' estomac et des entrailles, lesengorgemens des viscères hypocondriaques, lesmaladies des organes de la génération, augmententpresque toujours la mobilité du système, et rendentses extrémités sentantes plus susceptibles de toutesles impressions. Quand la marche chronique des mêmesaffections permet que cet état devienne une véritablehabitude,

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il se perpétue le plus souvent encore après queses causes elles-mêmes ont entièrement disparu.Certaines affections mélancoliques ou vaporeusesdéveloppent tout à coup des facultés intellectuellesextraordinaires ; elles font éclore des sentimensignorés jusqu' alors de l' individu : et quoique leurseffets s' affaiblissent communément après la cessationfinale des accès ; communément aussi, l' organecérébral conserve des traces durables de ce mouvement

singulier, que de grands désordres physiques peuventseuls imprimer à toutes ses fonctions. Les fièvresaiguës ont fait disparaître quelquefois des causesd' imbécillité qui duraient depuis la naissance, ouqui s' étaient formées dans le premier âge ; et d' unidiot, on les a vu quelquefois faire un hommed' esprit, et même un homme distingué. On sait que lerachitis hâte, pour l' ordinaire, le développementmoral des enfans. Mais ses effets ne se renfermentpas dans la première époque de la vie ; ilss' étendent à toute sa durée : et les observateursles plus superficiels n' ignorent pas que les personneschez lesquelles il a laissé des empreintes visiblessont en général remarquables par la finesse et lavivacité de leur esprit. Or, ces diverses maladiesne peuvent produire de semblables résultats sansaccroître l' activité du système nerveux, sansétendre ou rendre plus vive la faculté de sentir.Telle est l' influence la plus ordinaire des maladies.Cependant, toutes n' augmentent pas ainsi la

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sensibilité : quelques-unes, au contraire, ladébilitent et l' émoussent. La plupart des affectionsdu système absorbant et de l' organe cellulaire, etmême une classe entière de celles des nerfs et ducerveau, frappent immédiatement, ou médiatement, destupeur les facultés sentantes, sans rabaisser aumême degré les forces musculaires et motrices. Bienplus, il en est dont l' effet direct est d' accroîtreces dernières forces au delà de toute proportion. Lesmaladies épileptiques, par exemple, offrent presquetoujours les mouvemens convulsifs les plus puissans,joints à l' hébétation profonde du système sensitif.à la suite de ces fièvres aiguës, qui remplissent lesfonctions de crises , à l' égard d' autres maladiesantérieures, les rapports mutuels de puissance etd' action entre les deux systèmes sentant et moteur,changent ordinairement en faveur du dernier : etquoique la sensibilité ne diminue pas alors jusqu' aupoint de détruire l' équilibre, les organes musculairesacquièrent toujours l' exercice et le sentiment d' uneplus grande vigueur.Mais, malgré ces faits très-constans, et beaucoupd' autres analogues dont on pourrait encore lesfortifier, il est infiniment rare que les changemensoccasionnés par les maladies dans les habitudes desorganes, développent le tempérament particulierqui caractérise la prédominance du système moteursur le système sentant.Quelques affections de poitrine, accompagnées

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de fièvre lente, introduisent assez souvent dansl' économie animale une partie des habitudes propresau tempérament sanguin ; et dans les cas, à lavérité peu communs, où la marche funeste de cesaffections peut être arrêtée, les dispositionsorganiques, développées par leur influence,persistent encore, et peuvent devenir un état fixeet permanent. D' autres fièvres lentes, jointes à ladébilité générale des organes, et dégagées de touterésistance spasmodique, amènent avec elles, à peu prèsla même suite d' impressions qui sont égalementsusceptibles de prendre un certain caractère defixité. On rencontre aussi dans la pratique quelquesaffections du système cérébral et nerveux, dont lepropre est de rendre toutes les impressions heureuseset riantes, et d' attacher un sentiment d' aisance etde bien-être aux différentes fonctions.Suivant le degré de leur violence, et suivant l' étatdans lequel elles rencontrent le système, lesmaladies produisent des effets très-divers. Ainsi,les engorgemens hypocondriaques, lorsqu' ils seforment dans un tempérament sanguin , le fontpasser au bilieux s' ils sont légers, aumélancolique s' ils sont prononcés très-fortement.Lorsqu' ils surviennent dans un tempéramentbilieux , ils le font passer tantôt aumélancolique doux , tantôt au maniaque emporté .Ainsi, quelquefois les fièvres intermittentesrésolvent ces mêmes engorgemens, et chaque accèstend directement au but. D' autres fois, au contraire,ce

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sont elles qui les produisent : ils s' aggravent àmesure que les accès se multiplient ; et lesnouvelles incommodités qu' ils traînent à leur suite,ne peuvent être utilement combattues, qu' autant qu' onjoint à leurs remèdes propres ceux qui coupent lachaîne des mouvemens fébriles. Or, dans ces diversescirconstances, les maladies ne laissent point, àbeaucoup près, les mêmes empreintes dans les habitudesdu tempérament. Ainsi, l' on voit encore lesirritations extraordinaires des organes de lagénération faire naître tour à tour, suivant l' étatantérieur du système, et leur propre degré d' intensité,les dispositions du sanguin , celles dubilieux , ou celles du mélancolique . Cesirritations peuvent même être portées au point de

changer l' ordre de tous les mouvemens, et d' altérerla nature ou le caractère des impressions.Il est cependant quelques maladies qui produisentdes effets constans sur les dispositions et sur leshabitudes des organes. Les engorgemens de laveine-porte, par exemple, entraînent constamment àleur suite, les habitudes mélancoliques et lesdésordres nerveux que ces habitudes déterminent àleur tour. Nous avons vu que les affectionschroniques de l' estomac et des entrailles augmententla sensibilité dans le même rapport qu' ellesaffaiblissent les puissances de mouvement. Il en estde même de celles du diaphragme qui les accompagnentpresque toujours : leur effet immédiat est de faireprédominer

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les forces sentantes sur les forces motrices : comme,de leur côté, toutes les causes capables de refoulerla sensibilité vers le centre nerveux accroissent,par cela seul, et dans des proportionspresqu' indéfinies, les forces musculaires, tandisqu' elles semblent interrompre les communications del' organe cérébral avec le monde extérieur, etsuspendre, en quelque sorte, les sensations.En général, pour influer sur le tempérament,une maladie doit pouvoir contribuer à produire lesdispositions constantes des organes ; elle doit mêmeen faire partie. Pour l' altérer, il faut qu' elleefface leurs habitudes, et qu' elle les remplace pardes habitudes nouvelles. Enfin, pour rendre lechangement durable, il faut qu' elle ait réduit àl' inaction les causes déterminantes de l' étatantérieur, ou du moins qu' elle imprime à celles del' état actuel un degré considérable de puissance etde fixité.Chapitre iii.Le régime, qui comprend toutes les habitudesde la vie, considérées dans leur ensemble, dépend,sous beaucoup de rapports, du climat ; c' est-à-dire,de toutes les circonstances physiques propres àchaque localité : mais il peut en être indépendant àplusieurs autres égards ; et c' est pour cela qu' encherchant à déterminer l' influence de l' un et del' autre sur les opérations de l' intelligence et de lavolonté

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nous avons traité d' abord du régime, et puis duclimat. En parlant de leur influence sur letempérament , je ne pense pas que nous devionssuivre le même ordre : comme ce que nous avons àdire touchant le climat se réduit à quelquesobservations générales, c' est par lui que nous allonscontinuer cet examen.Les deux extrêmes du chaud et du froid produisentdeux états du système animal entièrementopposés. Dans les pays très-froids, les forcesmusculaires sont actives et puissantes, les forcessensitives engourdies et faibles. Voilà cequ' attestent les relations de tous les voyageurs, etnotamment celles de Gmelin, de Pallas, de Linné,de Dixon, de Mears, de Vancouvers, etc. Dans lespays très-chauds, au contraire, les forcesmusculaires sont débiles et languissantes, tandisque la sensibilité est très-développée, très-étendue,très-vive. Voilà ce que certifient encore les médecinsles plus célèbres qui ont exercé leur art dans cesderniers pays, tels que Kempfer, Bontius, Russel,Poissonnier, Bajon, Hillary, Chalmers, etplusieurs autres. Ainsi, le tempérament, caractérisépar des impressions obscures peu nombreuses, et parle surcroît de puissance et d' action dans lesorganes du mouvement, appartient aux régionsboréales : celui que caractérisent, au contraire,le grand nombre, la variété, la vivacité desimpressions, et la débilité, l' inertie, ou du moinsle défaut de tenue et de persistance

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des forces musculaires, appartient aux régions del' équateur et des tropiques. Ajoutons seulement,pour compléter la dernière partie de l' observation,que des membres vigoureux peuvent se développersous un ciel brûlant, mais que le système y contractetoujours des habitudes convulsives, et que ceshabitudes ont elles-mêmes pour cause directe, lesécarts continuels d' une excessive sensibilité.Un passage important d' Hippocrate, relatif auxhabitans du Phase, et cité dans un des précédensmémoires, nous a déjà fait connaître le genre declimat capable de produire le tempérament appeléphlegmatique : c' est un sol humide etmarécageux ; c' est un air épais, chargé de vapeurs ;ce sont des eaux stagnantes, saturées de l' infusiondes végétaux éclos dans leur sein : ce sont, en unmot, toutes les circonstances locales propres àdébiliter le système et à ralentir les mouvemens

vitaux.à ce sujet, je ne puis déguiser que des hommesd' un grand mérite, et dont l' autorité doit, à touségards, être imposante pour moi, croient devoirattribuer ce tempérament à d' autres causes, ou lecaractériser par d' autres circonstances organiques.Suivant ces physiologistes, sa formation dépendraitdu défaut d' équilibre entre les différens genres devaisseaux : il consisterait dans la prédominancehabituelle du système absorbant. Cette opinionpouvait être facilement ramenée à ma manièregénérale de considérer les tempéramens ; et jeconviendrai

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qu' elle s' est d' abord offerte à moi sous ce point devue, et comme probable. Mais, après l' avoirexaminée plus attentivement, j' avoue, avec la mêmecandeur, qu' il ne m' est pas possible de l' adopter.En effet, 1 les hommes du tempérament ditphlegmatique , sont précisément ceux chez lesquelsles absorptions internes se font avec le plus delenteur et le plus incomplètement ; 2 les maladiesqui se rapprochent de ce tempérament, demandent,pour leur guérison, que les forces absorbantes soientexcitées, qu' elles deviennent plus puissantes etplus actives ; 3 pour obtenir cet effet, on ne metpoint en usage des moyens qui fortifient exclusivementle système lymphatique, sans agir sur les autresparties vivantes : les seuls qui soient véritablementefficaces, augmentent également le ton de tous lesorganes, et stimulent à la fois tous les mouvemens ;4 l' absorption qui se fait par les extrémitésexternes des vaisseaux, se comporte absolument de lamême manière que celles qui s' opèrent à l' intérieur.Une personne placée dans le bain, absorbe une quantitéd' autant moindre d' eau, que son tempérament estplus près du phlegmatique , et d' autant plusconsidérable, qu' il en est plus éloigné. Rien nepeut

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faire penser que les choses se passent autrement àl' égard de l' air atmosphérique, dont il est notoireque nos corps aspirent plus ou moins d' humidité.Remarquons seulement, que plus les individus sontfaibles (et les phlegmatiques le sont tous, au moins

relativement), plus aussi la transpirationinsensible est, chez eux, facilement répercutée :circonstance dont il faut tenir soigneusementcompte, si l' on ne veut pas tomber dans de graveserreurs, en évaluant la quantité réelle d' absorption.Il y a cependant un fait qui paraît favorable àl' opinion dont je parle, et qui pourrait en avoirfourni la première indication. Dans certains casd' hydropisie,

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l' accumulation des eaux augmente journellementbien au delà du volume de la boisson et dupoids total des alimens. On ne peut douter que cesurplus de fluide étranger ne provienne del' humidité de l' air, pompée avec plus de rapidité parles pores absorbans. Les observations ont, dans cescas, prouvé que plus l' air devient humide, plus aussicette quantité des eaux absorbées devientconsidérable : et, d' après les récits de plusieursmédecins très-dignes de foi, elle a quelquefois étési grande, qu' ils ont craint d' être taxésd' imposture, en racontant ce qu' ils avaient sous lesyeux. Mais supposons tous ces récits parfaitementexacts (et quant à moi, je n' en conteste point lavéracité) ; le surcroît d' action des vaisseauxabsorbans cutanés ne prouvera point celui de leurforce réelle : il peut en être de ces vaisseaux,dans le cas supposé, comme des intestins dans plusieurscas de dévoiement, où l' action précipitée ettumultueuse de ces derniers organes,est l' effet de leur énervation directe. D' ailleurs,ce sont uniquement ici les absorbans externes,dont les fonctions paraissent jouir accidentellementd' un plus grand degré d' activité, tous les autressont, au contraire, plongés dans la plus profondelangueur.La douceur du climat, la sérénité du ciel, lalégèreté des eaux, la constance dans la températureet dans la pureté de l' atmosphère, développent lasensibilité des extrémités nerveuses, et produisent

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l' aisance des mouvemens. à ces circonstancesphysiques réunies, appartiennent donc particulièrementles habitudes des organes, désignées sous le nomde tempérament sanguin . Une chaleur vive, des

changemens brusques dans l' état de l' air, une grandediversité dans le caractère des objets environnans,contribuent puissamment à produire le tempéramentappelé bilieux . Le mélancolique paraît propreà des pays chauds, mais où les alternatives detempérature sont habituelles, dont l' air est chargéd' exhalaisons, et les eaux dures et crues,c' est-à-dire saturées de sels peu solubles, ou deprincipes terreux. Une température douce et jointeà toutes les autres circonstances heureuses, maisagitée par des variations fréquentes, fournit lespremiers traits du sanguin-bilieux : et, pourpeu que le régime, les travaux et les diversescauses morales, favorisent alors sa formation, cetempérament devient bientôt commun à tout un pays.Les qualités qu' il produit, ou qu' il suppose,paraissent être les plus favorables au bonheurparticulier et aux progrès de l' état social ;tant à cause du juste degré d' activité qu' ilimprime, que de la souplesse d' esprit et de ladouceur des manières qui le caractérisent. Engénéral, c' est ce tempérament qui prédomine enFrance. Si nous voulions entrer dans quelquesdétails, il serait facile de voir qu' il aconstamment influé sur nos habitudes nationalesdepuis que les travaux de la civilisation ontfixé définitivement notre climat. Le

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bilieux-mélancolique est, au contraire, le plusmalheureux et le plus funeste de tous. C' est celuiqui paraît propre aux nations fanatiques, vindicativeset sanguinaires. C' est lui qui détermine les sombresemportemens des tibère et des sylla ; les fureurshypocrites des Dominique, des Louis Xi et desRobespierre ; les atrocités capricieuses desHenri Viii ; les vengeances réfléchies etpersévérantes des Philippe Ii : il joint l' audaceet la violence à la profondeur de l' ambition et desressentimens ; et la noire terreur, qui le poussede crime en crime, s' accroît encore de ses propresrésultats.Je répète ici, touchant le climat, ce que j' ai ditci-dessus des maladies. Le climat ne change,n' altère, et même ne modifie le tempérament, quelorsqu' il agit avec assez de force, et pendant untems assez long, pour effacer, au moins en partie,les habitudes antérieures des organes. Cependant cesdeux genres de causes diffèrent essentiellement. Lamaladie est, en général, un état passager ; etd' autres impressions font bientôt disparaître celles

qui lui sont particulières. Le climat présente, aucontraire, des caractères fixes ; ses effets sontpersistans : je veux dire qu' il suffit de rester dansun pays pour vivre sans cesse environné des mêmescirconstances locales, pour éprouver l' action desmêmes objets ; en un mot, pour recevoir constammentles mêmes impressions.

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Chapitre iv.La puissance du climat paraîtra bien plus étenduesi l' on observe que celle du régime en dépend àplusieurs égards. En effet, c' est le climat quidétermine la nature des alimens et des boissons ;il modifie l' air qu' on respire ; il impose le plusgrand nombre des habitudes de la vie ; il invite plusparticulièrement à certains travaux. L' action durégime ne peut donc être séparée que par abstraction,de celle du climat : ces deux causes agissentordinairement de concert ; et les changemens les plusprofonds et les plus durables que l' économie animalesoit susceptible d' éprouver, leur sont presquetoujours dus en commun.Ainsi, l' effet des alimens et des boissons sur leshabitudes organiques, semble ne pouvoir êtrecomplet que lorsqu' il est fortifié par celui duclimat. Nous avons cependant observé, dans un autremémoire, que les habitans de pays très-voisins, etdont plusieurs circonstances physiques se ressemblentbeaucoup, offrent les plus frappantes différencesde tempérament et de constitution : et nous avonsreconnu que de bonnes ou de mauvaises eaux, desalimens fins ou grossiers, et l' usage ou laprivation du vin peuvent alors en être regardéscomme la principale cause. Les turcs habitent lemême pays que les anciens grecs ; peut-on néanmoinsapercevoir le

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moindre trait de ressemblance entre ces corpsmassifs, ces tempéramens immobiles, et lesconstitutions que nous ont dépeintes Hippocrate etles autres médecins, ses compatriotes ? Et les racesdes grecs modernes, quoique mêlées par-tout aveccelles de leurs stupides oppresseurs, n' endiffèrent-elles pas encore essentiellement à touségards ? Les empreintes durables que laisse, dans

le système, l' action répétée de l' opium et des autresnarcotiques, paraissent sur-tout établir de notablesdifférences entre les peuples qui les emploientjournellement, et ceux qui les réservent pour letraitement des maladies, ou qui ne les connaissentmême pas.On peut admettre, en général, que l' usage duvin, joint à des alimens, tout ensemble nourrissanset légers, rapproche, à la longue, les tempéramensdu sanguin ; que les alimens grossiers, maisnourrissans, tendent à faire prédominer les forcesmusculaires ; que les boissons stimulantes, comme lecafé, combinées avec l' usage des aromates, font, aucontraire, prédominer les forces sensitives ; quel' abus des épiceries et des liqueurs fortes poussele tempérament vers le bilieux ; que laproduction du mélancolique est puissamment favoriséepar l' emploi journalier d' alimens de difficiledigestion, et d' eaux crues et dures, particulièrementlorsque ces causes agissent de concert avec d' autrescapables d' exciter vicieusement la sensibilité ;qu' enfin, l' habitude des narcotiques affaiblitdirectement le système nerveux,

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et qu' elle dégrade indirectement le systèmemusculaire, quoiqu' un effet de ces substances soitd' augmenter momentanément, sinon l' énergie radicale,au moins la puissance d' action de ce dernier.L' excès, ou le défaut de sommeil, peut aussichanger beaucoup, avec le tems, l' état général etparticulier des organes. Cette circonstance estsurtout capable d' introduire des rapports entièrementnouveaux entre les différentes facultés et lesdifférentes fonctions.Mais les travaux habituels exercent sur le tempéramentune influence bien plus remarquable. Pourse convaincre que cela ne saurait être autrement, ilsuffit de considérer que, suivant leur différentenature, les travaux peuvent tantôt servir de moyensde guérison pour des maladies antérieures, ettantôt produire, comme artificiellement, des maladiesnouvelles ; qu' ils déterminent presque toutes leshabitudes accidentelles de la vie ; et que l' étatmoral et l' état physique leur sont égalementsubordonnés, sous un grand nombre de rapports.Nous savons, par exemple, que les travaux quis' exécutent par de grands mouvemens, et quidemandent de grandes forces musculaires, cultiventces mêmes forces, les développent et les accroissent ;tandis qu' au contraire ils émoussent la sensibilité

du système nerveux. Nous savons aussi que lestravaux sédentaires, qui n' exigent que peu demouvemens, et point d' efforts physiques, énerventle système

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musculaire ; et pour peu qu' ils exercent le moral,ces travaux donnent à tout l' organe cérébral etsensitif un surcroît remarquable de finesse etd' activité. Les bûcherons, les portefaix, les ouvriersdes ports, en un mot, tous les hommes de peine,sont moins sensibles et plus vigoureux : lescordonniers, les tailleurs, les brodeurs, etc., etc.,sont plus faibles, et plus susceptibles de toutes lesimpressions.Quand les travaux, ou les violens exercices ducorps sont accompagnés de circonstances capablesd' exciter vivement les passions de l' âme, ilsimpriment, plus ou moins, au tempérament, leshabitudes du bilieux . Voilà pourquoi ces mêmeshabitudes semblent familières aux hommes de guerre,et aux ardens chasseurs, particulièrement à ceuxde ces derniers qui vont attaquer les bêtesfarouches dans le sein des bois et dans le fond desdéserts. Quand les travaux sédentaires sont denature à beaucoup exercer l' organe moral, et que leurcontinuité produit, comme il arrive communémentalors, l' engorgement des viscères hypocondriaques, etde tout le système de la veine-porte, on voit, parsuite, se développer, en peu de tems, non seulementles affections nerveuses, et les bizarreriesd' imagination propres au tempérament mélancolique ,mais encore tous les autres désordres des fonctions,par lesquels il est pathologiquement caractérisé.C' est une observation qu' on n' a malheureusement quetrop

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d' occasions de faire, chaque jour, chez les artistes,les gens de lettres et les savans.Je crois inutile d' entrer ici dans le détail desmaladies que les différens travaux peuvent fairenaître : elles sont très-variées et très-nombreuses ;et leurs effets sur le système sont plus ou moinsfixes, comme plus ou moins importans.Nous glisserons également sur celles dont certainstravaux particuliers peuvent produire ou favoriser

la guérison. Il est peu de maladies chroniques pourlesquelles l' exercice du corps ne soit directementutile : plusieurs d' entr' elles ne demandent même pasd' autre traitement.Il suffit d' indiquer ces deux causes secondairesd' altération du tempérament.Mais si le tempérament peut être véritablementchangé, c' est lorsque toutes les causes réuniesagissent de concert : encore même serait-il assezdifficile de citer des exemples bien constans d' unchangement complet dans les dispositions du système ;quand l' empreinte originelle est ferme et profonde,il est rare qu' elle s' efface. Les circonstancesaccidentelles de la vie y mêlent, à la vérité,d' autres empreintes plus superficielles ; elles lamodifient, elles donnent de nouvelles directions auxhabitudes organiques : mais ordinairement, c' est àcela que se borne leur effet. Ces modifications dansl' état du système, ces directions nouvelles deshabitudes constituent ce qu' on peut appeler lestempéramens acquis ;

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jamais, ou presque jamais, l' observation positiveet la réalité des choses n' offrent rien de plus.Les effets moraux des tempéramens acquis sontplus variés peut-être, et non moins étendus que ceuxdes tempéramens originels : mais ce que nous pourrionsétablir en général sur ce sujet, rentrerait presquetoujours dans des considérations exposées ailleursassez en détail ; ou ce que nous pourrions ajouterencore, nous forcerait de tracer des tableaux demaladies, et d' entrer dans des explications médicales,trop circonstanciés les uns et les autres, et quiseraient absolument étrangers au but et au plan de cetouvrage.

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