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récit Rendez-nous nos frères ! Les prêtres payent parfois un lourd tribut à leur ministère. Témoins, les trois religieux de la paroisse Notre-Dame-des-Pauvres, à Mbau, dans le nord-est de la République démocratique du Congo (RDC). Depuis leur enlèvement, le 19 octobre, leurs paroissiens, leurs collègues et toute l’Église se mobilisent... L a nuit est tombée sur Mbau, petite localité en bordure de la savane et de la forêt dans le nord-est de la République démo- cratique du Congo (RDC). Chez les Augustins de l’Assomption, ce vendredi 19 octobre, trois prêtres – Anselme, Joseph et Jean- Pierre – discutent à bâtons rompus dans le salon. En raison du climat de violence qui sévit dans le secteur ces derniers mois (agressions, meurtres, enlèvements), les trois pasteurs de l’église Notre- Dame-des-Pauvres se demandent comment se rendre en brousse afin de prier pour les morts, le 2 novembre prochain, jour de la fête des Défunts. Il est aussi question de la construc- tion d’une salle paroissiale, une affaire qui traîne depuis cinq ans. Edmond, un quatrième prêtre, étend son linge sur le balcon. Anselme et Jean-Pierre coupent le groupe élec- trogène et continuent leur discussion tandis que Joseph se retire dans sa chambre. Il ferme sa porte à clé et tire les rideaux. Soudain, des bruits de voix lui parviennent. Quelqu’un ébranle sa porte. La serrure résiste. Il entend Jean-Pierre répéter : « Ici, nous n’avons pas d’argent, nous n’avons pas d’argent ! » Puis, le silence. Il est 21 h 30. Joseph tente de sortir mais le penne s’est coincé sous le choc… À 5 h 40, quand il par- vient enfin à se libérer, les chambres sont vides, les portes grandes ouvertes. Les ravisseurs ont enlevé ses trois frères, sans rien voler. L es Augustins de l’Assomption (1) ont bâti l’église Notre-Dame-des-Pauvres, de Mbau, en 1952. Ils sont, depuis lors, les pas- teurs de ce pays fertile, densément peuplé, où poussent le haricot, le café, les arachides. À Mbau, ils gèrent un établissement secondaire, l’Institut Moéra, le plus important de la région, qui scola- rise 450 garçons et filles jusqu’au « diplôme ». Ils exploitent aussi une grande palmeraie, où une centaine d’ouvriers produisent de l’huile et du savon, dont les revenus permettent de financer l’ensemble des œuvres de la congrégation. À côté de la paroisse, huit sœurs diocésaines, des Peti- tes sœurs de la Présentation, animent l’hôpital de Mbau. Là comme ailleurs, dans ce pays aux immenses ressources naturelles livré à la violen- ce et à la corruption, l’Église apparaît comme la seule institution en état de fonctionner. Dans le diocèse de Butembo-Béni – auquel l’Assomption donna son premier évêque en 1934 – la congré- gation fondée par Emmanuel d’Alzon compte aujourd’hui pas moins de treize communautés. À Béni, une ville dotée d’une petite industrie et d’un aéroport ; à Oïcha ; à Mbau ; ou encore à Butembo, un centre de commerce important où se trouve la maison provinciale. Les mines d’or de l’Ituri, plus au nord, ou les mines d’étain et de coltran du Nord-Kivu, plus au sud, tout comme la proximité des frontières avec le Soudan du sud, l’Ouganda et le Rwanda attisent les convoi- tises et les trafics en tout genre. Depuis plus de quinze ans, de multiples milices, les forces armées congolaises, et des armées venues des pays voisins s’y livrent une guerre sans fin. E n février dernier, l e P. Jean-Marie Mwamba, curé à Mbau entre 1996 et 1998, effectue une « visite éclair » aux com- munautés du diocèse. Il prend soin de rouler de jour sur la piste qui relie Butembo à Béni, puis sur la route couverte de macadam, qui sépare Mbau d’Oïcha. La nuit, tout peut arriver. À Mbau, il est accueilli par Edmond Kisughu, l’aîné des trois prêtres enlevés, de retour de l’Institut Moéra où il enseigne le français. En dehors de l’école, cet éducateur passionné, de 53 ans, un grand taciturne, passe le plus clair de son temps en brousse auprès de ses parois- siens. Ordonné en 1986, il appartient à la pre- mière génération des assomptionnistes du cru, nés et formés au Congo. Autour de la table, la conversation tourne naturellement autour de la sécurité. Les frères connaissent le terrain mieux que quiconque. Chaque mois, ils reçoivent les rapports qu’établissent les catéchistes vivant dans les zones les plus reculées. Les derniers en date font état du climat de terreur semé par les rebelles de l’ADF-Nalu (l’Alliance des forces démocratiques-Armée nationale de libération d’Ouganda), une guérilla qui a ravagé le nord de l’Ouganda avant d’en être chassée. Pillages, viols, enlèvements… Les assomptionnistes ont fondé, à Oïcha, une radio locale, Radio Moto (« feu » en swahili), qui signale toutes les exactions, qu’elles viennent de l’Armée de résistance du Seigneur, un groupe ougandais d’une cruauté inouïe, des Kinshasa Butembo REP. CENTRAFRICAINE SOUDAN CONGO GABON ANGOLA ZAMBIE TANZANIE OUGANDA BURUNDI RWANDA Mbau RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO PAR SAMUEL LIEVEN ET PHILIPPE DEMENET PHOTOS ASSOMPTION NDULAN P. Kisughu Bamu- tupe (Edmond) NDULAN P. Kakule Wasu- kundi (Anselme) NDULAN P. Mumbere Ndulani (J.-Pierre) REMIOT / ASSOMPTION L’Église catholique est le porte-parole des sans-voix… Trois membres de la communauté assomptionniste devant l’église Notre- Dame-des-Pauvres, à MBau (dans la région de Béni, RDC). 34 N°6779 1 er novembre 2012 N°6779 1 er novembre 2012 35

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récit

Rendez-nous nos frères !

Les prêtres payent parfois un lourd tribut à leur ministère. Témoins, les trois religieux de la paroisse Notre-Dame-des-Pauvres, à Mbau, dans le nord-est de la République démocratique du Congo (RDC). Depuis leur enlèvement, le 19 octobre, leurs paroissiens, leurs collègues et toute l’Église se mobilisent...

La nuit est tombée sur Mbau, petite localité en bordure de la savane et de la forêt dans le nord-est de la République démo-cratique du Congo (RDC). Chez les Augustins de l’Assomption, ce vendredi 19 octobre, trois prêtres – Anselme, Joseph et Jean-

Pierre – discutent à bâtons rompus dans le salon. En raison du climat de violence qui sévit dans le secteur ces derniers mois (agressions, meurtres, enlèvements), les trois pasteurs de l’église Notre-Dame-des-Pauvres se demandent comment se rendre en brousse afin de prier pour les morts, le 2 novembre prochain, jour de la fête des Défunts. Il est aussi question de la construc-tion d’une salle paroissiale, une affaire qui traîne depuis cinq ans. Edmond, un quatrième prêtre, étend son linge sur le balcon. Anselme et Jean-Pierre coupent le groupe élec-trogène et continuent leur discussion tandis que Joseph se retire dans sa chambre. Il ferme sa

porte à clé et tire les rideaux. Soudain, des bruits de voix lui parviennent. Quelqu’un ébranle sa porte. La serrure résiste. Il entend Jean-Pierre répéter : « Ici, nous n’avons pas d’argent, nous n’avons pas d’argent ! » Puis, le silence. Il est 21 h 30. Joseph tente de sortir mais le penne s’est coincé sous le choc… À 5 h 40, quand il par-vient enfin à se libérer, les chambres sont vides, les portes grandes ouvertes. Les ravisseurs ont enlevé ses trois frères, sans rien voler.

Les Augustins de l’Assomption (1) ont bâti l’église Notre-Dame-des-Pauvres, de Mbau, en 1952. Ils sont, depuis lors, les pas-

teurs de ce pays fertile, densément peuplé, où poussent le haricot, le café, les arachides. À Mbau, ils gèrent un établissement secondaire, l’Institut Moéra, le plus important de la région, qui scola-rise 450 garçons et filles jusqu’au « diplôme ». Ils exploitent aussi une grande palmeraie, où une centaine d’ouvriers produisent de l’huile et du savon, dont les revenus permettent de financer l’ensemble des œuvres de la congrégation. À côté de la paroisse, huit sœurs diocésaines, des Peti-tes sœurs de la Présentation, animent l’hôpital de Mbau. Là comme ailleurs, dans ce pays aux immenses ressources naturelles livré à la violen-ce et à la corruption, l’Église apparaît comme la

seule institution en état de fonctionner. Dans le diocèse de Butembo-Béni – auquel l’Assomption donna son premier évêque en 1934 – la congré-gation fondée par Emmanuel d’Alzon compte aujourd’hui pas moins de treize communautés. À Béni, une ville dotée d’une petite industrie et d’un aéroport ; à Oïcha ; à Mbau ; ou encore à Butembo, un centre de commerce important où se trouve la maison provinciale. Les mines d’or de l’Ituri, plus au nord, ou les mines d’étain et de coltran du Nord-Kivu, plus au sud, tout comme la proximité des frontières avec le Soudan du sud, l’Ouganda et le Rwanda attisent les convoi-tises et les trafics en tout genre. Depuis plus de quinze ans, de multiples milices, les forces armées congolaises, et des armées venues des pays voisins s’y livrent une guerre sans fin.

En février dernier, le P. Jean-Marie Mwamba, curé à Mbau entre 1996 et 1998, effectue une « visite éclair » aux com-

munautés du diocèse. Il prend soin de rouler de jour sur la piste qui relie Butembo à Béni, puis sur la route couverte de macadam, qui sépare Mbau d’Oïcha. La nuit, tout peut arriver. À Mbau, il est accueilli par Edmond Kisughu, l’aîné des trois prêtres enlevés, de retour de l’Institut Moéra où il enseigne le français. En dehors de l’école, cet éducateur passionné, de 53 ans, un grand taciturne, passe le plus clair de son temps en brousse auprès de ses parois-siens. Ordonné en 1986, il appartient à la pre-mière génération des assomptionnistes du cru, nés et formés au Congo. Autour de la table, la conversation tourne naturellement autour de la sécurité. Les frères connaissent le terrain mieux que quiconque. Chaque mois, ils reçoivent les rapports qu’établissent les catéchistes vivant dans les zones les plus reculées. Les derniers en date font état du climat de terreur semé par les rebelles de l’ADF-Nalu (l’Alliance des forces démocratiques-Armée nationale de libération d’Ouganda), une guérilla qui a ravagé le nord de l’Ouganda avant d’en être chassée. Pillages, viols, enlèvements… Les assomptionnistes ont fondé, à Oïcha, une radio locale, Radio Moto (« feu » en swahili), qui signale toutes les exactions, qu’elles viennent de l’Armée de résistance du Seigneur, un groupe ougandais d’une cruauté inouïe, des

Kinshasa

Butembo

REP. CENTRAFRICAINE SOUDAN

CONGO

GABO

N

ANGOLA

ZAMBIE

TANZA

NIEOU

GAND

A

BURUNDIRWANDA

Mbau

RÉPUBLIQUEDÉMOCRATIQUEDU CONGO

par SamueL Lieven et PhiLiPPe Demenetphotos aSSomPtion

nDuLanP. Kisughu Bamu-tupe (edmond)

nDuLanP. Kakule Wasu-kundi (anselme)

nDuLanP. mumbere ndulani (J.-Pierre)

REM

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L’église catholique est le porte-parole

des sans-voix…

trois membres de la communauté

assomptionniste devant l’église notre-

Dame-des-Pauvres, à mBau (dans la

région de Béni, RDC).

34 → N°6779 → 1er novembre 2012 N°6779 → 1er novembre 2012 → 35

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récitRENDEZ-Nous Nos fRèREs !

Mau-Mau, sorte de milice d’autodéfense, des rebelles congolais du « M23 », ou encore des brigands, des déserteurs… Ces groupuscules incontrôlables contractent des alliances ou se battent les uns contre les autres. Ils n’ont qu’un adversaire commun : une armée congolaise en grande partie constituée d’anciens rebelles, qui s’en prend, elle aussi, aux populations. L’évêque du diocèse de Butembo, Mgr Sikuli Mel-chisedec, est le premier à fustiger publiquement cette insécurité permanente. Chaque année, au mois de mai, il fait le tour des paroisses à Béni, Oïcha et Mbau pour le sacrement de confirma-tion. L’occasion de dénoncer en chaire la vio-lence et l’impunité dont les cultivateurs sont les premières victimes. Dans l’est de la République démocratique du Congo, l’Église catholique est le porte-parole des sans-voix. C’est aussi pour cela qu’elle est respectée.

Depuis que Jean-Marie Mwamba a quit-té le Nord-Kivu, la situation s’est encore dégradée. En août, un ami intime du

P. Edmond, Faustin Wavirire, préfet des études de l’Institut Moéra, père de six enfants, est assassiné chez lui, à trois heures du matin, par des inconnus en uniforme. Dans la matinée du 26 septembre, à Butembo, des soldats de l’ar-mée congolaise sautent la clôture de l’évêché, passent à tabac les prêtres et laïques qui se trouvent là. Ils prétendent réquisitionner de force un camion du diocèse ! Finalement, ils repartiront avec de l’argent et des téléphones portables... Entre-temps, l’équipe pastorale de la paroisse Notre-Dame-des-Pauvres a été renouvelée. Edmond demeure le seul « ancien ». Il est rejoint par Jean-Pierre Ndulani, 50 ans, ordonné prêtre en 1994, qui arrive d’Irlande, où il vient de bou-cler une licence en management. Auparavant, il a contribué à la création de l’Institut supérieur Emmanuel-d’Alzon, à Butembo, un centre de formation ouvert à la population. Passionné par les questions de développement, ce footballeur amateur – il a la réputation d’être un excellent gardien de but – a participé à la fondation de la première communauté assomptionniste à Quito (Équateur). Anselme Kakule Wasukundi, 41 ans, est le plus jeune des trois prêtres enlevés.

Ordonné en 2004, il vient d’obtenir une licence d’histoire à Butembo, où il a enseigné jusqu’à son arrivée à Mbau, comme curé. Quelques mois plus tôt, Joseph Paluku, 45 ans (le seul rescapé) est venu lui aussi de Butembo. Il est licencié en catéchèse. Son expérience fait de lui un référent en matière de pastorale. Tous les quatre sont originaires du Nord-Kivu

Samedi 20 octobre, à l’aube, Joseph a prévenu les gendarmes qui ont fait les constatations d’usage. La nouvelle de l’en-

lèvement sème le désarroi et la consternation. Le P. Protais Kabila, Provincial de la Province d’Afrique, accompagné de son économe, par-court au plus vite la piste entre Butembo et Mbau pour soutenir le P. Joseph. Le lendemain, il préside une messe à Notre-Dame-des-Pauvres, au cours de laquelle il invite la population à coopérer. L’évêque, à la cathédrale de Butembo, appelle de son côté les fidèles à la prière « pour que Dieu touche l’esprit de leurs ravisseurs ». L’appel de l’Église est relayé, dès le lundi matin, par le bulletin d’information de Radio Moto. Officiellement, l’armée et la police sont mobi-lisées mais l’Église sait ne pouvoir compter que sur ses réseaux. La maison mère de l’As-somption, à Rome, est en alerte. Mercredi 24 octobre, à Mbau, le Provincial et les pères assomptionnistes envisagent d’organiser une marche pacifique, dans la prière, vers le siège de « l’administrateur des territoires », à Oïcha et auprès de la Monusco (Mission des Nations unies pour la stabilisation du Congo), dont les 20 000 hommes sont censés garantir la sécurité de la population. « Leur rôle est quand même de redonner espoir aux gens ! » dit alors Joseph au Provincial. Malgré ses moyens considérables, les hommes de la Monusco s’avèrent incapables de remplir leur mission, suscitant la colère et le découragement. Deux jours plus tard, les prêtres doivent renoncer à leur projet sous la pression des autorités.

Reste l’espoir « que nos frères, comme le dit Joseph, aient été enlevés par des ravisseurs qui ont besoin d’obtenir quel-

que chose et qu’ils ne leur feront pas de mal. Notre esprit est fatigué, même si l’on garde la confiance. Nos frères appartiennent à l’Église universelle. Fasse le ciel que vous, en France, puissiez parler plus fort que nous, en notre nom. Et soyez avec nous en prière… » l

(1) Les Augustins de l’Assomption sont les fondateurs de Bayard.

< 1996-1997Première guerre du Congo (alors Zaïre) entre l’ar-mée, les milices hutues, le Rwan-da et le Burundi. 200 000 morts.< 1998-2003Seconde guerre du Congo entre l’armée, des milices hutues, tutsies, et huit pays voi-sins. Plusieurs millions de morts civils.< avril 2012Une milice de tutsis congolais reprend les armes dans l’est du pays sous le nom de M 23, soutenue par le Rwanda. La RDC, 67,7 mil-lions d’habitants, occupe la der-nière place (187e) au classement international du « développe-ment humain ».

Repères

Fasse le ciel, qu’en France, vous puis-

siez parler en notre nom

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