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N°44 FÉVRIER 2015 - REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF - 6 EUROS MÉDIA BESOIN D’OXYGÈNE ! DOSSIER P. 6 POÉSIES MAHMOUD DARWICH Katherine L. Battaiellie P. 51 STATISTIQUES HOMMAGE À BERNARD MARIS Michaël Orand P. 36 LE GRAND ENTRETIEN LES ÉLECTIONS DÉPARTEMENTALES Pascal Savoldelli Parti communiste français

RdP-44 V10 RDP 03/02/15 23:12 Page1 POÉSIES P.36 …projet.pcf.fr/sites/default/files/rdp-44_basdef.pdf · 2015-02-16 · Nick Couldry La téléréalité ou le théâtre secret du

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N°44 FÉVRIER 2015 - REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF - 6 EUROS

MÉDIABESOIN D’OXYGÈNE !

DOSSIER

P.6 POÉSIES

MAHMOUD DARWICHKatherine L. Battaiellie

P.51 STATISTIQUES

HOMMAGE À BERNARD MARISMichaël Orand

P.36 LE GRAND ENTRETIENLES ÉLECTIONSDÉPARTEMENTALESPascal Savoldelli

Parti communiste français

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La Revue du Projet - Tél. : 01 40 40 12 34 - Directeur de publication : Patrice BessacRédacteur en chef : Guillaume Roubaud-Quashie • Secrétariat de rédaction : Noëlle Mansoux • Comité de rédaction : CarolineBardot, Hélène Bidard, Davy Castel, Igor Martinache, Nicolas Dutent, Clément Garcia, Maxime Cochard, Alexandre Fleuret,Marine Roussillon, Étienne Chosson, Alain Vermeersch, Corinne Luxembourg, Léo Purguette, Michaël Orand, Pierre Crépel,Florian Gulli, Jean Quétier, Séverine Charret, Vincent Bordas, Anthony Maranghi, Franck Delorieux, Francis Combes, CamilleDucrot, Stève Bessac • Direction artistique et illustrations : Frédo Coyère • Mise en page : Sébastien Thomassey • Édité par l’associa-tion Paul-Langevin (6, avenue Mathurin-Moreau 75 167 Paris Cedex 19) Imprimerie : Public Imprim (12, rue Pierre-Timbaud BP 55369 637 Vénissieux Cedex) • Dépôt légal : Février 2015 - N°44. ISSN 2265-4585 - Numéro de commission paritaire : 1019 G 91533.

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3 ÉditoGuillaume Roubaud-Quashie Après les massacres

6 PoÉsiesKatherine L. Battaiellie Mahmoud darwich

7 regArdÉtienne Chosson La liberté guidant nos pas

8 u34 Le dossierMÉdiA, besoiN d’oxygèNeAnthony Maranghi, Frédo Coyère Maintenant restons Charlie !Patrick Apel-Muller La presse, un enjeu de civilisationAnthony Maranghi L’étude des media et la fabrique de l’opinion au xxe siècle Julien Salingue Critiquer les média pour les transformer : un enjeu démocratique essentielNick Couldry La téléréalité ou le théâtre secret du néolibéralismeGilles Balbastre Leur petite entreprise ne connaît pas la criseCamille Marigaux L’exemple sud-américain des radios populaires : les« voix des sans voix »Lionel Thompson Une radio publique, pourquoi, pour qui ?Gérard Pitocchi Nice-Matin, une page inédite dans l’histoire de lapresseÉmilie Parente La Marseillaise a un avenirLaurent Mauduit La révolution technologique au service de larévolution démocratiqueDominique Candille La responsabilité des média dans la montée du FNArnaud Bihel Média au masculin, démocratie incomplèteCorinne Mazel bobines sociales : un festival militant de quartierJean-François Téaldi Pour une appropriation populaire des médiaPierre Rimbert Une presse libre à portée de mainBaruch Spinoza de la liberté de penserRosa Moussaoui Après ça, être journaliste

35 LeCtriCes & LeCteUrsAndré Landrain Migrations : des chantier à rouvrir

36 u39 trAVAiL de seCteUrsLe grANd eNtretieNPascal Salvodelli Les élections départementalesPUbLiCAtioNs des seCteUrsextraits du livret militant Mon département j’y tiens

40 CoMbAt d’idÉesGérard Streiff Culture : le syndrome Pellerin

42 MOUVEMENT RÉELTony Andreani Au cœur d’un projet alternatif, la planification

44 histoireClaire Feuvrier-Prévotat L’argent à rome à l’époque républicaine

46 ProdUCtioN de territoiresGuy Di Méo Question de sexe ou question de genre ? Les femmes etla ville

48 sCieNCesLaurent Lefebvre Qu’est-ce qu’un informaticien ?

50 soNdAgesGérard Streiff La société est inégalitaire, disent les Français

51 stAtistiQUesMichaël Orand rendre l’économie plus belle en la rendant plushumaine. hommage à bernard Maris

52 reVUe des MÉdiACharlie, partout on dessine en ton nom

54 CritiQUes• Lire : Véronique Bonnet richard Matthew stallman ou l’informatiquede l’humain• Alexandre Courban L’humanité de Jean Jaurès à MarcelCachin–1904-1939• Loïc Rignol Les Hiéroglyphes de la Nature. Le socialisme scientifiqueen France dans le premier XIXe siècle• Bruno Odent Modèle allemand, une imposture• « rebelles au travail » Cahiers d’Histoire–Revue d’histoire critique,n° 125

58 dANs Le texteFlorian Gulli et Jean Quétier La marchandise

61 bULLetiN d’AboNNeMeNt

63 Notes

THÈMES DES PROCHAINSNUMÉROS DE LA REVUE DU PROJET : Féminisme, Nation, La question musulmane...Vous avez des idées sur cesdossiers n’hésitez pas à nouscontacter : Écrivez à[email protected]

exPression communiste

Le n° 6 de Progressistesvous propose un dossier riche et utile pour comprendre et argumenterautour des enjeux de l'économiecirculaire et bien sûr retrouvez les pagessur l’écologie, le monde du travail et lesavancées scientifiques et techniques.

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ibertéLiberté  : c’est bien sûr le point politique nodalaprès les massacres. hasard étrange du calen-drier, «  liberté  » était le thème que nous avionsretenu pour ce mois de janvier qui devait se révé-ler 17 fois liberticide et provoquer en même temps

une des plus grandes manifestations populaires de notrehistoire en faveur de la liberté. Pourtant, la liberté d’expres-sion ne figurait pas au sommaire : c’est que nous ne voulionspas – nous ne pouvions pas ! – décliner à l’infini toutes leslibertés. C’est peut-être aussi, inconsciemment, que noussentions que la question pouvait assez mal être traitée enun seul et simple article tant le mouvement progressiste esttraversé en ce domaine par des débats – aussi vifs que nondirectement formulés. La publication de caricatures deMahomet et ses suites si terriblement macabres nousimposent à présent de tenter une approche.

il existe de longue date, dans une partie du mouvementprogressiste, quelque chose qui ressortit bien à ce qu’AiméCésaire, dans une soudaine fulgurance, avait nommé il y après de 60 ans, « fraternalisme », ce sentiment de supério-rité charitable. Qu’est-ce à dire ? eh bien, dans une concep-tion capitulant devant les lectures racialisées (des racesexisteraient et seraient des concepts pertinents pour com-prendre et classer le monde social), cela revient, ici, à cettepetite chanson : nous, les blancs – comme si le blanc exis-tait –, nous ne pouvons pas nous moquer de la religionmusulmane, leur religion à eux, les Arabes et les Noirs –comme si le Noir et l’Arabe existaient et étaient tous musul-mans. Nous voici au cœur du fraternalisme  racialisé  : lesraces existent, « notre race blanche » doit prendre soin des«  malheureuses races nègre et arabe  », elles-mêmesconsubstantiellement rattachées à une religion. il faut lesprotéger des sarcasmes comme on le fait avec son toutpetit frère, trop jeune pour comprendre et se défendre. oui,cette lecture, à la générosité toute néocoloniale, nemanque pas d’adeptes dans notre camp, bien qu’elle soitfausse de bout en bout et crée des blocs là où il n’y en a pas.rappelons-le : il n’y a pas de race ; couleur de peau et reli-

gion sont deux choses distinctes  ; les contradictions declasse ne s’arrêtent pas aux frontières de l’épiderme.dans le même temps, qui connaît un peu l’histoire deFrance sait bien à quelle classe appartenait la masse de cesmillions de personnes qui constituèrent les flux de migra-tion au xxe siècle, et qui suit les média avec un œil un tanti-net sociologique voit bien à quel milieu appartiennent lescommentateurs et écrivains télévisés qui n’ont rien à rediredevant les massacres impériaux et les humiliations demasse capitalistes, mais aiment à brocarder ceux qu’ils pré-sentent comme un bloc hostile – qui n’existe pourtant pascomme bloc, rappelons-le  ! –  : les immigrés-c’est-à-dire-les-Arabes-et-les-Noirs-c’est-à-dire-les-musulmans-qui-par-définition-ne-sont-pas-et-ne-seront-jamais-vraiment-français. Arrêtons-nous un instant sur ce discours qui, pourn’être pas parfaitement dominant, s’est tant banalisé. il réa-lise la fusion improbable de 4 réalités pourtant tout à faitindépendantes les unes des autres  : origine géographique(immigré [auquel est rattaché le fameux « issu de l’immigra-tion  », comme si tout le monde n’en était pas issu…]/nonimmigré)  ; race-couleur-de-peau (Arabes/Noirs/blancs…)  ;religion (musulman/chrétien)  ; nationalité (français/étran-ger). de la sorte, un Français se trouve nécessairement néen France, blanc et chrétien (à la limite, athée) et quiconquedérogerait à ces piliers ne saurait être vraiment français,relevant bien davantage de ce « bloc Autre » ou de l’un deses sous-blocs le plus souvent nommés désormais « com-munautés ». de ce point de vue, il faut noter que les juifs –ou assignés comme tels – se trouvent de plus en plusconfrontés à ce même phénomène  : mise à l’écart du«  nous  » collectif national et désignation comme bloc(«  communauté  ») sur d’improbables bases racialo-reli-gieuses chères aux antisémites comme aux racistes sio-nistes – les crimes des uns nourrissant ceux des autres,dans une spirale qui, laissée à elle-même, ne présenteaucune issue.résumons avant que les digressions ne fassent perdre le fil :beaucoup d’immigrés d’Afrique sont des travailleurs  ; lesimmigrés d’Afrique, leurs enfants, petits-enfants, etc. sontl’objet d’attaques de la part de dominants qui théorisent

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Il y eut – et il demeure – la nécessité d’honorer les assassinés. Croît à présent,pour toutes les femmes et tous les hommes de progrès, la nécessité de pen-ser et d’agir. Dans ses prochains numéros, La Revue du projet tâchera de pren-dre sa part dans cet effort difficile mais aujourd’hui résolument impérieux.Mais parce qu’il faut commencer dès à présent, mettons en débat quelquespistes et réflexions.

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leur dangerosité et leur extériorité à la « vraie France ». Quelrapport avec Charlie et le malaise des progressistes tou-chant la liberté d’expression ? À première vue, aucun, d’au-tant que Charb, Wolinski et les autres dessinateurs massa-crés n’ont jamais été des Finkielkraut du crayon ! Mais si oncreuse, finit par surgir cette question : peut-on rire, avec desbourgeois, de certaines croyances et pratiques de certainsde nos frères de classe qui subissent déjà bien des discrimi-nations  ? ou, plus abruptement encore  : peut-on rire d’uncamarade avec son patron ?Ne le cachons pas, la question n’est pas simple. Mais notreavantage de communistes du xxie siècle est qu’elle n’estpas neuve. dans l’histoire des luttes de classes, leMouvement ouvrier a pu être amené à s’allier à la bourgeoi-sie libérale contre les obscurantistes féodaux, pour laliberté de conscience, d’expression, la maîtrise de soncorps… À l’inverse, il a pu s’allier à de très authentiques réac-tionnaires contre une bourgeoisie d’oppression rapace,brandissant, à la fin du xixe siècle, un faux suaire laïque pourgénéraliser le travail le dimanche…Au-delà du fait que le rire ne vaut pas alliance, ce détour nenous invite-t-il pas à remettre le raisonnement politique surles pieds en commençant, comme y invite Pierre Laurentdans son rapport au Conseil national, par considérer entout premier lieu la fin qui nous meut ? En d’autres termes,au-delà des alliances ponctuelles, l’important n’est-il pasl’objectif qui les commande, c’est-à-dire notre projet  ? Laquestion-clé demeure : que voulons-nous ? en la matière, laréponse est pourtant claire et de nature à permettre unlarge rassemblement  : nous ne voulons pas d’une sociétéencasernée, soumise aux caprices interprétatifs de tel outel théologien, nous voulons une société laïque, de libertéde conscience et d’expression, d’égalité citoyenne.survient alors promptement la question subséquente : est-ce que cette société laïque est à défendre ou à construire ?Les deux ! de grandes et difficiles conquêtes ont été arra-chées – la loi de 1905, la loi de jaurès, en tout premier lieu,dont on fêtera les 110 ans en décembre – mais le statu quoinabouti et, par là, intolérablement hypocrite, appelle, d’ur-gence, extension et approfondissement. Liberté d’expres-sion, combat de l’obscurantisme, approfondissementlaïque (donc de la liberté, de l’égalité et de la démocratie) :ne sont-ce pas des perspectives civilisationnelles qui sontnôtres et qui peuvent se marier aux exigences de constitu-tion de ce large rassemblement de classe sans lequel toutprojet progressiste n’est qu’amas de mots ?

dans le même temps, car il y a souvent deux bouts à tenir –et malheur aux hémiplégiques politiques  ! – nous ne vou-lons pas davantage d’une société militarisée, aux libertésétouffées pour que l’ordre bourgeois règne. instruits del’usage antipopulaire des lois liberticides, nous refusons cepiège grossier. «  Pas de liberté pour les ennemis de laliberté » disait le grand saint-just au temps glorieux et péril-leux de la révolution française, mais, chacun le sait oudevrait le savoir, ses plus puissants ennemis ne sont pasaujourd’hui dans nos quartiers – jetés en pâture au soupçonpublic – et les projets de loi qu’on appelle à droite ne les

visent pas, eux. d’évidence, on ne protégera pas la Libertéen sacrifiant les libertés populaires  ! Les réponses vérita-bles sont ailleurs.

Virer caP Pour caPsi on a bien en tête que les frères Kouachi et AmedyCoulibaly sont français, ont grandi et passé leur vie enFrance et ne sont donc en rien des Croisés venus dequelque contrée lointaine, alors la question qui est poséen’est pas celle de quelque fantasmatique fermeture desfrontières ou de forteresses et mâchicoulis à opposer àl’étranger ennemi, mais celle de notre société qui, nolensvolens, a produit ces individus. en d’autres termes, face auxtentations liberticides qui peuvent percer ici ou là, jouissantdes apparences de «  l’efficacité sans angélisme  », on nesaurait trop méditer cette réflexion que Marx formulait àpropos de la peine de mort dans le New York Daily Tribuneen janvier 1853 : « Quelle sorte de société est-ce donc, cellequi ne connaît pas meilleur instrument pour se défendreque le bourreau et dont le « journal vedette 00» proclameau monde entier que sa propre brutalité est une loi éter-nelle ? […] Au lieu de magnifier le bourreau qui exécute unepartie des criminels à seule fin de faire place aux suivants,n’y a-t-il pas nécessité de sérieusement réfléchir à changerle système qui engendre de tels crimes ? »de ce point de vue, n’ayons pas honte de nos combats  !L’austérité que nous dénonçons sans relâche est en bonneplace sur la liste des responsables. Quel sort les dirigeantsde la sixième puissance mondiale ont-ils réservé auxorphelins Kouachi  ? Quelle école leur a été proposée  ?Quelles perspectives les systèmes judiciaire et péniten-tiaire leur ont-ils ouvert  ? Quelles projections en matièred’emploi, d’épanouissement, de vie leur furent offertes  ?Quel sens collectif véhicule-t-on en haut lieu, du côté decette bourgeoisie radoteuse où Macron («  il faut desjeunes Français qui aient envie de devenir milliardaires  »)ne parvient qu’à bégayer guizot (« enrichissez-vous ! ») laveille même de la tuerie ?

Ces politiques qui ne visent que l’accumulation de profit dequelques-uns, par-delà les souffrances et les humiliationsqu’elles génèrent massivement, sont des culs-de-sac dusens collectif, et par là, des accoucheuses de monstres.Non, la « maudite faim d’or » (« auri sacra fames ») dénon-cée par les Anciens ne saurait être un objectif de vie, c’est lamaladie de misérables junkies prêts à tous les forfaits pourparvenir à leurs fins lamentables.La politique extérieure menée par les gouvernements fran-çais, particulièrement depuis la présidence de Nicolassarkozy, est assurément un autre élément moteur. Abjecteet injuste, hypocrite et brutale, participant, sous les ordresUs servilement acceptés quand ils ne sont pas devancés, àla plongée dans le chaos de territoires gigantesques, elle estaussi de ces machines-outils qui fabriquent à la chaîne desassassins et des fous, ici et là-bas.Pour tous ces pans structurants de l’action politique, com-ment ne pas voir l’ampleur et l’urgence du virage ? Cap pourcap, au plus tôt.

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PERMETTRE L’ESPOIR À UN PEUPLE EN ATTENTEMais tout cela n’est-il que délire utopique d’opiomane, àl’heure où les sondages se suivent pour annoncer la marchetriomphale du Front national  ? Le martèlement systéma-tique – à qui profite ce crime ? – de l’idée d’un peuple irrésis-tiblement gagné par le fascisme ne décourage-t-il pas touteaction populaire, pensée dès lors comme perdued’avance  ? L’offre politique identifiée ne désole-t-elle pasautant qu’elle désespère ?de larges spectres médiatiques – de Zemmour à Brunet enpassant par tant d’autres – ne répandent-ils pas un veninavec efficacité ? tout cela est vrai, à certains égards, mêmes’il faut aussitôt ajouter pour le volet médiatique que lepublic intéressé par les émissions politiques aurait tort desurestimer leur écho dans la population globale – combiende dizaines de millions de personnes ne regardent pas BFM,n’écoutent pas rMC, ne lisent pas Zemmour  ! – et leurinfluence profonde – on n’écoute jamais en abandonnanttoute forme d’esprit critique. Le « totalitarisme médiatique »tout-puissant, comme tout « totalitarisme » est un fantasmeimpossible, qui suppose des êtres humains pures pâtes àmodeler, autrement dit des humains qui n’existent pas.des points de blocage existent, assurément, mais lespotentialités ont rarement été aussi immenses pour marierliberté, égalité et même fraternité. L’exceptionnelle mobili-sation populaire qui a suivi les crimes – malgré ses limites etses piteuses tentatives de récupération – en a donné unaperçu, coupant court – au moins provisoirement – à lajoyeuse parade annoncée du Front national. Mieux, si lesactes isolés et les actions de groupuscules déchaînéscontre les musulmans se sont dramatiquement multipliés,la bienveillance populaire à l’égard des musulmans a mêmebondi  de près de 10  % (sondage iFop 01/2015) après lesgrandes marches républicaines !Malgré le discours dépréciant ce peuple de France racisteet colonisateur – qui colonisa pourtant, si ce n’est ce mêmepatronat qui exploitait en même temps le peuple deFrance  ? –, nous étions des millions pour la liberté et sanshaine pour les pratiquants de quelque religion que ce soit.Quelle fierté dans ces rues ! La fierté de se voir nombreux etde se voir avec le visage insoupçonné de la liberté sans hos-tilité aux musulmans. Les applaudissements qui se répandi-rent un peu partout dans les marches l’ont dit à leur façon :nous sommes le peuple de France  ; nous ne plierons pasdevant le fondamentalisme, nous ne tomberons pas dans lepiège du fascisme  ; nous sommes un grand peuple pourprendre massivement cette double décision aujourd’hui.Ces marches ne sont pas tout mais elles sont beaucoup,elles disent beaucoup, elles ouvrent beaucoup.Notre problème ne s’en trouve pas résolu pour autant, il estvrai ; qui en doutait en aura été pour ses frais après la légis-lative partielle du doubs qui a vu la nouvelle performancedu couple ultra-sponsorisé FN-abstention.C’est qu’un grand défi est devant nous : briser la croyancepopulaire, solidement ancrée, selon laquelle rien n’est pos-sible aujourd’hui. de fait, tant que notre peuple croira en sapropre faiblesse – sa mobilisation et son organisation étantsans effet ni objet face aux experts qui savent mieux, face

aux marchands dont on ne peut contester la toute-puis-sance sans être broyé –, alors valsera le couple FN-absten-tion. tant que notre peuple croira en sa propre dérive droitière et fascisante, alors prospérera le couple FN-abs-tention. Le sinistre piquant de l’affaire est que cette dérivepolitique massivement intégrée subjectivement est para-doxalement extrêmement fausse objectivement. rappelons notre dossier « pour en finir avec la droitisationde la société  ». voyons ces récentes marches historiques.analysons encore ce sondage réalisé juste après les tue-ries : 2/3 des Français refusent tout amalgame entre les fon-damentalistes et les musulmans, et ce, dans tous les sec-teurs, ouvriers compris, quoi qu’on en dise, et hormis celuides artisans et commerçants, quoi qu’on n’en dise rien.Creusons  : comment le Front national agrège-t-il  ? Quelsthèmes choisit-il de mettre en avant  ? écoutons  ! Quelcommuniste, in petto, ne s’est jamais dit après avoirentendu Marine Le pen  : «  Mais, hormis l’immigration, cesont nos propositions  !  »  ? pour nourrir l’expansion brune,les tacticiens du Front national scrutent avec la plus grandeattention les aspirations populaires : le virage radical du dis-cours du FN en matière sociale et économique – envolé lediscours du libéralisme sauvage et vive Syriza  ! [sic  !] –,parallèle à son essor, devrait achever de convaincre les pro-gressistes déprimés que les potentialités sont aujourd’huiimmenses de notre côté, pourvu qu’on veuille bien les voir etse mettre en ordre de bataille pour les saisir. À nous donc dene pas manquer ce rendez-vous de l’histoire, en proposantun message de dignité, de fierté, en proposant un projet auxarêtes identifiées, au plus près des attentes de notre peu-ple, un projet qui dise un sens et un chemin de concrétisa-tion. de ce point de vue, ces difficiles élections départe-mentales sont un moment de très forte importance.Les obstacles sur notre route ne sont pas imaginaires maisil faut bien convenir qu’après l’amérique latine, le Maghreb,le Burkina-Faso, le Kurdistan, d’aucuns parviennent enfin àrallumer des étoiles dans le ciel européen. L’heure n’estdonc décidément pas au découragement quand toutappelle à relever les manches, pour que ceux qui sont tom-bés ne soient pas morts en vain, pour être à la hauteur desexigences politiques puissamment manifestées par notrepeuple, pour relever les défis et saisir les immenses possi-bles de notre temps. penser et agir avec résolution et luci-dité : la tâche appelle nos bras et nos esprits. en route !

GUILLAUME ROUBAUD-QUASHIE,rédacteur en chef

Pour l'équipe de La Revue du projet

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en septembre 2008, une foule fervente sepressait dans un stand de la fête del’humanité, où se tenait un hommage à

ce grand poète palestinien, disparu peu aupara-vant. Pour les uns il était devenu un ami, un com-pagnon, pour d’autres il était l’auteur de versconnus, aimés, qui disent d’une façon à la foislyrique et familière la terre natale, ses paysages,la révolte contre l’occupant, l’amour, la frater-nité, le quotidien. Pour certains c’était une décou-verte. Mais de tous émanait une émotion visible.

Né en 1942 en galilée, M. darwich a vu son villagerasé par les bulldozers israéliens. son engage-ment dans le Parti communiste d’israël dès lesannées 1960 lui vaut d’être incarcéré à plusieursreprises. déjà très connu comme journaliste etécrivain, il est élu en 1987 membre du Comitéexécutif de l’oLP (qu’il quittera en 1993, suite auxaccords d’oslo). Après une assignation à rési-dence à haïfa, il doit prendre le chemin de l’exil.Au terme d’environ 30 ans d’exil, il peut enfin ren-trer en Palestine, et s’installe à ramallah en 1996.

Mahmoud darwich a été poursuivi par la haine àla fois de la droite israélienne, qui ne s’est en toutcas pas trompée sur l’importance et la popula-rité de l’écrivain, et les tenants européens ouaméricains de la politique israélienne. Le poème« Passants parmi des paroles passagères », dontnous citons des extraits, et qui reste d’une cruelleactualité, a notamment soulevé contre lui uneviolente campagne.

Ayant toujours refusé d’être réduit au rôle deporte-parole de la cause palestinienne, dont sonœuvre excède très largement les limites et lesthèmes (« je voudrais être présenté au publicisraélien comme un poète de l’amour. »), il estl’un des plus grands poètes arabes contempo-rains, le plus lu et le plus traduit dans le monde.

MAHMOUD DARWICH

1. Vous qui passez parmi les paroles passagèresportez vos noms et partezretirez vos heures de notre temps, partezextorquez ce que vous voulezdu bleu du ciel et du sable de la mémoirePrenez les photos que vous voulez, pour savoirque vous ne saurez pascomment les pierres de notre terrebâtissent le toit du ciel…3.Vous qui passez parmi les paroles passagèrescomme la poussière amère, passez où vous voulezmais ne passez pas parmi nous comme les insectes volantsNous avons à faire dans notre terrenous avons à cultiver le bléà l’abreuver de la rosée de nos corpsNous avons ce qui ne vous agrée pas icipierres et perdrixAlors, portez le passé, si vous le voulezau marché des antiquitéset restituez le squelette à la huppesur un plateau de porcelaineNous avons ce qui ne vous agrée pasnous avons l ‘aveniret nous avons à faire dans notre pays

extrait de Palestine mon pays,Éditions de Minuit, 1988

traduit par Abdellatif Laâbi

Nos tasses de café. Les oiseaux. Les arbres vertsAux ombrages bleus et le soleil qui saute d’unMur à l’autre telle la gazelle …L’eau des nuages aux formes infiniesdans ce qui nous reste de ciel,et d’autres choses encore dont le souvenir est remis à plus tard,Montrent que ce matin est fort, resplendissant,et que nous sommes les hôtes de l’éternité.

extrait de État de siège, Actes sud, 2004

traduit par elias sanbar

Passants parmides paroles passagères

KATHERINE L. BATTAIELLIE

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REGARD

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C omment illustrer les massacres des 7, 8 et 9 janvier ?Comment produire une image de plus après toutescelles qui entourent déjà les événements : les carica-

tures, les vidéos réalisées par les terroristes, les approxima-tions des chaînes de télévision puis celles innombrables quiont surgi des réseaux sociaux et enfin celles des dirigeantsde nations parfois très peu respectueuses des libertés ?

Ces événements ont été aussi une mobilisation d'imagescontre d'autres images. des moments où la représentationdes événements peut devenir aussi importante que les évé-nements eux-mêmes. il nous a semblé que s’il fallait garderune image, ce serait celle de la mobilisation populaire, du peu-ple qui descend dans la rue et par qui viendra la solution.

La liberté guidant nos pas

© Nicolas dutent

ÉTIENNE CHOSSON

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Les média et leurs acteurs, les journalistes, sont souvent perçuspar l'opinion publique comme des manipulateurs. Mais cesmêmes média sont souvent eux-mêmes soumis à descontraintes extérieures : satisfaire le lectorat, l’audience ou l’audi-mat et répondre aux thématiques imposées par l’agenda poli-tique. C’est pourquoi le PCF appelle à la libération des journalisteset à l’ouverture de l’espace médiatique au peuple afin que toutcitoyen puisse s’approprier les enjeux de l’actualité au quotidien.

média, besoin d’oxygène !D

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maintenant, restons charlie !nécessités des citoyens une informa-tion de qualité » (« Charlie-berté : libé-rons l’information ! », SNJ, SNJ-CGT,CFDT-Journalistes).

JournaListe : un métier maL considéré ?« Procédé permettant la distribution,la diffusion ou la communicationd’œuvres, de documents, ou de mes-sages sonores ou audiovisuels (presse,cinéma, affiche, radiodiffusion, télé-diffusion, vidéographie, télédistribu-tion, télématique, télécommunica-tion) ». Comme le souligne ladéfinition donnée par le Larousse, unmédia est avant tout un moyen detransmission. Mais derrière cesmédia, ce sont les acteurs de cettecommunication, et tout particulière-ment les journalistes, qui sont sou-vent mis à l’index pour leur conni-vence avec les élites politiques etéconomiques, leur recherche de sen-sationnalisme ou leur manque deprofessionnalisme. Si on observe lebaromètre annuel de confiance dansles média TNS Sofres-La Croix de2014, deux Français sur trois estimentque les journalistes ne sont pas indé-pendants. Toutefois, au-delà de l’in-térêt pour l’actualité qui reste impor-tant pour 69 % des Français, certainschiffres relativisent la défiance envers

les média que l’on évoque régulière-ment. Avec 58 % de crédibilité, la radiodemeure le média dans lequel lesFrançais sont les plus confiants ; vien-nent ensuite le journal avec 55 %, latélévision avec 50 % et Internet avec37 %. Mais on peut se demander quelseffets ont les média sur l’opinion,quelles sont les contraintes qui pèsentsur les journalistes et enfin, quellespropositions le PCF peut-il faire pournous permettre d’échapper à la domi-nation économique et idéologiquepropre au capitalisme des industriesde production culturelle.

« L’oPinion, ça se traVaiLLe »Ce titre d’ouvrage de Serge Halimi,Henri Maler et Dominique Vidal rap-pelle ce que Walter Lippman énon-çait déjà au début du XXe siècle dansPublic Opinion : « L’opinion publiqueest une illusion et un danger.L’essentiel lui est invisible, le proces-sus de décision lui échappe. Il importede confier à l’élite le soin de l’éclaireret de la guider ». Dans son ouvragePropagande, média et démocratie, lephilosophe et linguiste américainNoam Chomsky envisage deuxconceptions de la démocratie : la pre-mière stipule que les citoyens dispo-sent des moyens de participer effica-cement à la gestion des affaires qui

PAR ANTHONY MARANGHIET FRÉDO COYÈRE*

u lendemain de l’attentatcontre Charlie Hebdo, lessyndicats de journalistesnationaux (SNJ, SNJ-CGT,CFDT) et internationaux(FIJ et FEJ) ont rappelé

dans un communiqué commun qu’en2014, « 118 journalistes et personnelsdes média ont trouvé la mort. Et queparmi les premières victimes de l’an-née 2015 figurent des journalistesyéménites et tunisiens, avant mêmele massacre de nos confrères deCharlie. Alors plus que jamais, ensem-ble avec les citoyens du monde, libé-rons les média des chaînes qui lesétouffent, et empêchons les lois d’ex-ception et autres Patriot Actsqui nui-sent gravement aux libertés. EnFrance, le combat contre l’intoléranceréside dans l’éducation, l’exercice dusens critique, mais aussi dans la bonnesanté de tous les média, même les pluslibertaires, et les journaux à faiblesrevenus publicitaires. Aussi faut-ilenfin faire vivre le pluralisme de l’in-formation face aux concentrations etposer urgemment et concrètement laquestion des aides à la presse, afinqu’elles répondent vraiment aux

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les concernent, et que les moyensd’information sont accessibles etindépendants. La seconde hypothèseest que le peuple doit être exclu desaffaires qui le concernent, et lesmoyens d’information doivent êtreefficacement et rigoureusementcontrôlés. Cette dernière représenteaujourd’hui la conception dominanteau vu de l’établissement de vastesconglomérats de média et de l’omni-

présence des « experts » au service de« l’hégémonie culturelle » prônée parles élites économiques et politiquesnéolibérales.

Au tout début de son Combat pourune presse libre, Edwy Plenel en faitle constat amer : « Économie et poli-tique vont ici de pair : une presse fra-gile est une presse faible. Et une pressefaible est très souvent une pressesinon corrompue, du moins corrup-tible sur le terrain même où se jouentson utilité, sa valeur d’usage et sa légi-timité démocratique : l’information– sa qualité, sa pertinence et son indé-pendance ». On ne cherche ici aucu-nement à épingler les journalistesmais à souligner les contraintes aux-quelles ils sont assujettis. Noussommes loin du mythe du « qua-trième pouvoir », les média domi-nants étant réduits à n’être que des« appareils idéologiques d’État » selonla formule consacrée de LouisAlthusser, soit de simples organes dupouvoir politique et économique etnon un contre-pouvoir.Il faut toutefois rappeler qu’il existeen France d’autres média dits « alter-natifs » non soumis au capital écono-

mique et qui allient souvent journa-lisme et activisme. À leurs côtés, lesmédia participatifs proposent desémissions où la parole jeune, ouvrière,paysanne, immigrée, souvent oubliée,au mieux dénaturée, le plus souventringardisée ou ridiculisée dans lesmédia dominants, retrouve un échopopulaire et un intérêt partagé mas-sivement à l’image de « Là-bas si j’ysuis » de Daniel Mermet, ou « Les

pieds sur terre » sur France culture).Ils permettent aux citoyens de deve-nir des acteurs et de ne plus êtreconsidérés comme de simples « ciblesqu’il conviendrait de séduire ou aubesoin d’intimider ; des citoyens dis-posant d’un droit imprescriptible àaccéder en toute transparence et sansrestriction, aux informations qui lesconcernent, dans les entreprises maisaussi dans les institutions ; descitoyens reprenant la parole et la gar-dant dans une construction com-mune avec les professionnels au seind’États généraux permanents desmédia » (Pour une appropriationpopulaire des média, PCF).

de La Libération des Jour-naListes à L’aPProPriationPoPuLaire des médiaCe dossier explore diverses pistesayant toutes comme but de rappelerl’importance d’une presse libre, plurielle et critique et de l’appel à tousles citoyens afin qu’ils participent euxaussi à une meilleure compréhensiondu monde, en tant qu’acteurs et nonplus en simples consommateurs d’in-formation. Nous devons imaginer desmédia qui ne soient plus dépendants

des grandes fortunes françaises et quidonnent la voix à une pensée plurielleet critique. Il faut donner aux journa-listes plus de liberté sur leur produc-tion intellectuelle trop souvent muse-lée pour des raisons économiques etidéologiques. Il faut rappeler les prin-cipes fondamentaux du journalisme :informer le citoyen, distraire et fairerêver le lecteur, redonner la paroleaux journalistes face au poids de plusen plus important des relationspubliques. Au lendemain des tra-giques événements récents qui ontporté gravement atteinte à la libertéd’expression, des millions de citoyensse sont levés au nom de l’esprit libreque représentait et représente tou-jours Charlie Hebdo. C’est ensemblequ’il faut réaffirmer l’urgence d’unmonde médiatique libéré de toutepression capitaliste et d’un espacepublic démocratique. Les citoyensdoivent pouvoir participer à la pro-duction de l’information, s’exprimersur les grandes questions qui lesconcernent, s’approprier les enjeuxde l’actualité à travers des débatsouverts permettant d’échapper à lavision du monde que nous proposentou plutôt nous imposent, à la radio,la TV ou la presse, les mêmes édito-crates, chroniqueurs, politologues etautres experts dans de pseudo-débatstélévisés à l’image de l’émission « Cdans l’air » sur France 5. Le PCF nousappelle à imaginer un monde où« l’information, le divertissement etla culture ne seraient plus considéréscomme des marchandises, maiscomme un bien commun, à partagerentre tous ; un monde où les idées,les connaissances et les œuvres neseraient plus livrées aux prédateursqui en font le commerce, maisauraient vocation à circuler sansentrave à l’échelle planétaire, acces-sibles à tous ». n

« Nous devons imaginer des média qui ne soient plus dépendants des grandesfortunes françaises et qui donnent la voix

à une pensée plurielle et critique. »

*Anthony Maranghi est responsableCommunication.Frédo Coyère est graphiste. Ils sontles coordonnateurs de ce dossier.

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possibilité de procéder à des choixéclairés par la connaissance desenjeux et des choix proposé est deve-nue un impératif pour les peuples. Unpluralisme garanti est donc unerevendication démocratique majeure,susceptible de faire pièce à la puis-sance colossale des multinationales.

Le défi à reLeVer Par L’HUMANITÉUne presse émancipée de la penséeunique est indispensable à laconstruction d’alternatives politiques.En témoigne le rôle qu’a jouél’Humanité, pour, seul de tous les quo-tidiens, porter le « non » du référen-dum de 2005, pour révéler les mau-vais coups ourdis dans la ouate des

cabinets ministériels (TAFTA, TISA,loi Macron, menaces sur le droitsocial…), pour contrecarrer la guerredes civilisations dans laquelle l’im-périalisme souhaite nous précipiter,pour croiser les opinions de ceux quiréfléchissent à la transformationsociale, pour contredire le discoursmaurrassien complaisamment relayé

par les média dominants… Il est lavoix de ceux qu’on veut faire taire, lecreuset des pensées critiques, le lientissé entre les mobilisations. Uncitoyen soucieux de constituer unepensée libre, d’être efficace dans sesengagements, de chercher le sens tapisous les apparences, d’ouvrir sonregard à la complexité du monde, nepeut se passer d’une telle presse, d’untel journal. Un mouvement engagépour la transformation de la société

dispose là d’un atout précieux, enviédans bien des pays, jalousé par biendes forces politiques. Le pari de Jaurès– « C’est par des informations éten-dues et exactes que nous voudrionsdonner à toutes les intelligences libresle moyen de comprendre et de jugerelles-mêmes les événements dumonde » – est toujours incandescent,toujours neuf et original, plus quejamais le défi que les équipes del’Humanité entendent relever. Il n’estpas mince.

éVoLution du PaysagemédiatiqueLa mutation des accès à l’informationintervient aujourd’hui dans un pay-sage dévasté. Le nombre des pointsde vente des journaux fond commepeau de chagrin, les coûts de fabrica-tion s’envolent, les entreprises depresse indépendantes ne disposentpas des moyens pour occuper defaçon dynamique les nouveaux terri-toires, site Internet, webtélés, réseauxsociaux. Le mode de financement parl’État de projets novateurs favorise lesplus riches, désarmant un peu plusles plus libres. Le fonds Google,constitué pour compenser le pillagedes informations de la presse écritepar le moteur de recherche, est dis-tribué là encore de façon peu trans-parente et destiné aux plus puissants.Les aides aux journaux à faible res-source publicitaire baissent ou stag-nent selon les années. L’informationsur Internet, longtemps présentéecomme un espace de liberté, vit lesmêmes dominations, accaparée par

les géants du secteur ou par les mul-tinationales des média. Le combatpour le pluralisme la concerne doncau premier chef et l’édification – frei-née par des moyens ténus – d’un sitel’humanité.fr mis à la disposition dumouvement social, des intellectuelsprogressistes et des forces de trans-formation, mérite également d’êtresoutenu, porté par ceux qui se recon-naissent dans ces valeurs. Pourautant, la presse écrite, qui présente

PAR PATRICK APEL-MULLER*

u n carnage, il aura fallu un car-nage. Charlie Hebdo dépéris-sait, menacé de faillite, dans

l’indifférence des pouvoirs en place.La liberté et la possibilité d’expres-sion paraissaient alors des mots creux,des figures de rhétorique sans obli-gation démocratique. À l’heure dudrame, l’État a brusquement trouvédes fonds pour garantir la pérennitédu journal satirique, et c’est tantmieux. Mais combien d’autres jour-naux ont le couteau sous la gorgeaujourd’hui, parce qu’ils résistent autalon de fer des multinationales, à lapensée unique, à la cascade de l’ac-

tualité déversée sans recul ? Politis,Témoignage Chrétien, le Monde diplo-matique, l’Humanité bien entendu,vivent sous la menace de ressourcesinsuffisantes. Les financiers font payercher le prix de l’indépendance alorsqu’ils recapitalisent par dizaines demillions d’euros d’autres titres ou seconstituent des empires médiatiques,en rachetant des titres en difficulté,comme M. Drahi vient de le faire pourLibération ou l’Express, mariage de lacarpe et du lapin, avec pour témoinsune télévision privée israélienne etun empire des télécommunications.La publicité, pourtant payée par l’en-semble des consommateurs, lecteursde l’Humanité ou du Figaro, est tropsouvent attribuée sur des critères dis-criminatoires. Pourtant, le pluralismede l’information – non la pluralité quine permet qu’une variété de titressans diversité des opinions – est àdéfendre comme un pilier de ladémocratie au même titre que laliberté de vote, celle de s’organiserdans le parti ou le syndicat de sonchoix, ou de manifester. Dans unmonde plus imbriqué où l’hommedispose de la faculté de le détruire, la

La Presse, un enJeu de ciViLisationLe pluralisme de l’information constitue un élément essentiel à l’émanci-pation humaine.

« Le pluralisme de l’information, est àdéfendre comme un pilier de la démocratie

au même titre que la liberté de vote, cellede s’organiser dans le parti ou le syndicat

de son choix, ou de manifester. »

« Le mode de financement par l’État deprojets novateurs favorise les plus riches,

désarmant un peu plus les plus libres. »

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chologie behavioriste associées audéveloppement des média de masse.Au cours du XXe siècle, l’industrie desrelations publiques a su montrer com-ment diffuser le « nouvel esprit del’époque » et comment enrégimenter« l’opinion publique comme unearmée enrégimente ses soldats », selonles mots du père de la propagandepolitique institutionnelle, EdwardBernays. Pour l’historien des institu-tions, Jacques Ellul, la propagande

politique est un ensemble de « tech-niques d’influence employées par ungouvernement, un parti, une adminis-tration, un groupe de pression, etc., envue de modifier le comportement dupublic à leur égard » dans le but « d’ob-tenir une croyance active et mythique »(Propagandes, 1962). Les média demasse sont producteurs d’« effets »multiples sur les récepteurs de l’infor-

mation, comme l’ont montré lesétudes liées aux théories de la com-munication.

des effets sur L’indiViduLes média peuvent produire des effetsvariés sur l’individu : comportemen-taux (le consommateur reproduit uneaction communiquée par le message) ;attitudinaux (le message modifie l’at-titude psychologique de celui qui leperçoit) ; cognitifs (le message modi-

fie ce que l’on sait déjà) ; émotionnels(le message produit certains senti-ments : la peur, l’euphorie, l’angoisse,etc.) ; et psychologiques. En raison destimuli extérieurs émis par les média,l’ensemble du public pourrait doncvoir son comportement modifié. C’està partir du développement de cettepsychologie behavioriste, durant lesannées 1930, que furent développées

PAR ANTHONY MARANGHI*

L’ étude des média remonte àl’entre-deux-guerres, leurcréation résulte de la première

opération de propagande contempo-raine organisée par Woodrow Wilsonpendant la Première Guerre mondiale.En s’appuyant sur les Comités pourl’information publique dirigés par lejournaliste Georges Creel, le présidentWilson a créé une commission gou-vernementale de propagande afin defaire basculer l’opinion américaine tra-ditionnellement isolationniste versl’interventionnisme. La campagne futsi réussie qu’elle a été retenue commeétant une étude de cas primordialedans le domaine des théories de lacommunication. La personnalité laplus influente du monde des média,Walter Lippmann, avait lui-même par-ticipé à cette campagne et en areconnu l’influence. Dans son ouvragePublic Opinion, il énonce une nouvelleconception de la démocratie qui – ens’appuyant sur ce nouveau type depropagande – participerait à la« fabrique du consentement » en sefondant sur les recherches sur la psy-

L'étude des média et La fabriquede L'oPinion au xxe siècLedu développement de l’étude des média pendant l'entre-deux-guerresaux media studies.

« Les années 1980 marquent un tournantaussi bien en matière de structure desmédia que de leur appartenance à des

groupes monopolistiques. »

*Patrick Apel-Muller est directeur dela rédaction de l’Humanité.

une hiérarchisation et un approfon-dissement inégalés de l’information,ne vit pas ses derniers feux. N’a-t-onvu récemment le géant Amazon,expert dans la toile, racheter le

Washington Post, en jugeant que lesquotidiens deviendraient des produitsde luxe hautement profitables ? C’esten effet, une évolution possible dupaysage médiatique que celle qui ver-rait cohabiter une information lowcost – les journaux gratuits financés

par des annonceurs qui filtrent lescontenus, des sites gratuits qui sélec-tionnent la vision du monde souhai-tée par les forces dominantes, desmédia audiovisuels domestiques – et

des contenus haut de gamme réser-vés à ceux qui s’érigent en décideurs.Bien commode pour éterniser lesdominations de l’argent et éteindreles velléités d’émancipation…(Depuisl’élection de Nicolas Sarkozy et sanschangement dès lors, France 2 n’a

ainsi invité aucun journaliste del’Humanité à s’exprimer, et l’on n’aentendu aucun d’eux sur les plateauxet studios des chaînes publiques àl’occasion du massacre de Charlie,bien que cette équipe ait des liens trèsfort avec notre journal.)Au-delà de l’engagement partisan, unenjeu de civilisation se dessine. Sonsort se joue sur le terrain du plura-lisme de l’information publique, surles garanties d’existence d’une presselibre apportées par la loi et le budget,dans la capacité des progressistes, dessyndicalistes, des communistes, desintellectuels à donner des ailes et passeulement des plumes à un journalcomme l’Humanité. La persuasion dufaible face au fort a déjà fait sespreuves. n

« L’information sur internet, longtempsprésentée comme un espace de liberté, vit

les mêmes dominations, accaparée par les géants du secteur ou par les

multinationales des média. »

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critiquer Les média Pour Les transformer :un enJeu démocratique essentieLLa liberté d’informer (et de s’informer) est l’un des piliers de tout projetdémocratique. La critique des orientations éditoriales soumises aux pres-sions capitalistes est nécessaire pour construire une appropriation démo-cratique des média.

et de leur prêter un pouvoir déme-suré, voire même de les considérercomme « un » pouvoir, indépendantdes pouvoirs politique et écono-mique. Mais il ne s’agit pas non plusde sous-estimer ce rôle : les médiasont aujourd’hui l’un des rouages etdes lieux essentiels de l’organisation

et de la structuration du débat public,et quiconque entreprend de défen-dre un projet démocratique et éman-cipateur ne peut faire l’économied’une réflexion critique sur les média.Nombre de « grands » journalistesaiment à répéter que la critique desmédia porterait en elle un affaiblis-

PAR JULIEN SALINGUE*

r adios, télévisions, presse écrite,sites Internet… Les média sontomniprésents dans nos vies et

contribuent largement à influencer,sinon à construire, les jugements etles opinions. Il ne s’agit pas, nous yreviendrons, de surestimer leur rôle

plusieurs théories dans le domaine dela communication. Dans le cadre de lathéorie de la « balle magique » déve-loppée par Arthur A. Berger, le messagede propagande est comparé à une« balle » qui serait tirée du « revolver »du médium et qui viserait la « tête » duspectateur. Pour ce qui est du modèleanalogue de la « piqûre hypoder-mique », le message serait injecté –comme une drogue – afin d’affecterdirectement l’esprit de l’ensemble del’audience. Le public est alors consi-déré comme étant passif et ne pouvantéchapper à l’influence du médium. Ceconditionnement classique a été criti-qué dès les années 1940 pour lemanque de rigueur de la définition duterme de « public » jusqu’alors conçude manière trop uniforme.

Le rôLe cLé des Leaders d’oPinionAu lendemain de la Seconde Guerremondiale, le « consensus Almond-Lippmann » – ou mood theory– stipuleque l’opinion publique, « volatile etirrationnelle », est sujette aux change-ments d’humeur. Le public n’est pasforcément passif par rapport au mes-sage médiatique, il peut même y« résister » en fonction de l’informa-tion dont il dispose. Une célèbre étudemenée par le politologue PaulLazarsfled, au sujet de l’influence desmédia sur les électeurs américains,montre que si les premiers n’influen-cent pas directement l’électorat, ilscontribuent néanmoins à souligner lerôle clé des leaders d’opinion. Dansson ouvrage The People’s Choice, on

trouve la première ébauche de la « TwoStep Flow Theory » que Lazarsfelddéveloppera dans un ouvrage posté-rieur, Influence personnelle, coécritavec Elihu Katz. Cette « théorie de lacommunication à double étage »énonce que le message véhiculé parle média est d’abord assimilé par unleader d’opinion qui fera ensuite par-tager son opinion à son entourage :elle remet en cause le « pouvoir » tra-ditionnellement attribué au média.

des organes du PouVoirPoLitique et économiqueL’étude des média se développe dansles années 1960, de nombreux modèleset études sur les effets des média voientle jour : la mise à l’agenda, la cultiva-tion analysis ou encore la théoriesociale cognitive. Les années 1980 mar-quent un tournant aussi bien enmatière de structure des média que deleur appartenance à des groupesmonopolistiques. Selon l’étude de BenH. Bagdikian, intitulée The New MediaMonopoly, les média sont soumis à descontraintes structurelles, la majoritéd’entre eux étant détenue aujourd’huipar seulement cinq entreprises : TimeWarner ; The Walt Disney Company ;Murdoch’s News Corporation ; Viacom ;et Bertelsmann. Ce changement s’ins-crit aussi dans le cadre conceptuel desmedia studies qui, dès lors, intègrentles études sur la télévision, la presse,le cinéma. En France, dans les années1990, Pierre Bourdieu explique com-ment le petit écran domine le mondedu journalisme et comment il a intro-duit la priorité de l’audimat, soit la sou-

mission à la logique commerciale dumarché, dans son ouvrage Sur la télé-vision et l’emprise du journalisme.

On retrouve ce volet analytique - ce« filtre » - au sein du « modèle de pro-pagande » élaboré par Edward S.Herman et Noam Chomsky en 1988,dans leur ouvrage ManufacturingConsent. Ils y examinent comment etpourquoi les média sont amenés « àjouer leur rôle d’organe de propa-gande, les processus dans lesquels ilsbiaisent leurs informations ». En tout,cinq « filtres » – la propriété et la tailledu média ; la dépendance des médiavis-à-vis de la publicité ; la nature dessources d’information ; le pouvoir del’économie de marché ; et l’anticom-munisme – influencent le comporte-ment des média américains et pour-raient les transformer en système depropagande. Pour illustrer le « modèlede propagande », prenons un exem-ple de biais informationnel récent pré-senté par la chaîne de télévision amé-ricaine Fox News. Après les attentatscontre Charlie Hebdo, Fox News aannoncé qu'il existait des zones denon-droit interdites aux non-musul-mans à Paris. Contrainte à faire sesexcuses, la chaîne de Rupert Murdochcontinue de véhiculer une propagandeconservatrice telle que certains par-lent d'un « effet Fox News » dans le sensoù elle convaincrait les spectateurs àvoter pour le parti républicain. n

*Anthony Maranghi est responsableCommunication de La Revue duprojet.

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sement de la démocratie : s’en pren-dre aux média participerait du déve-loppement du « populisme », voiremême du « complotisme », et l’heureserait plutôt à la défense de la corpo-ration des journalistes contre lesattaques dont elle est victime. Cetteautodéfense est doublement faussée :d’abord parce que la critique des

média n’est jamais que la contrepar-tie nécessaire de la place importantequ’ils occupent dans les dispositifsdémocratiques ; ensuite, parce quec’est précisément parce que certainsmalfaisants, notamment du côté del’extrême droite, s’en prennent auxjournalistes au nom d’un « tous pour-ris », qu’il est indispensable de déve-lopper une critique des média dontl’objectif est d’améliorer les condi-tions du débat démocratique, et nonde les dégrader un peu plus.

queLLe critique des média ?Pour l’association ACRIMED, la cri-tique des média repose sur un exa-men critique des formes d’appropria-tion des média, des logiqueséconomiques, politiques et socialesdont ils dépendent et dont dépendentles conditions de travail des journa-listes, mais aussi des formes et de lahiérarchie de l’information, desmodalités du débat médiatique, etc.

La critique des média telle que nousla pratiquons ne consiste pas seule-ment à dénoncer des dérapages, deserreurs, des « emballements », ou despersonnes mais, en partant de ce quiest visible (mais qu’il faut rendre visi-ble) et nommable (mais qu’il ne fautpas craindre de nommer), à chercherà mettre en évidence les logiques éco-nomiques, sociales et politiques quisont à l’œuvre : c’est une critique radi-cale, c’est-à-dire une critique qui

prend les choses à la racine. Un seulexemple : les relations de connivencene relèvent pas seulement de rela-tions strictement personnelles quandcelles-ci renvoient à des proximitéssociales repérables et à des formes de« corruption structurelle », comme lesdésignait Bourdieu dans une alliancede mots apparemment antinomiques.

Contrairement à ce que certains vou-draient (faire) croire, la critique desmédia n’est pas une entreprise dedélégitimation systématique des jour-nalistes, mais un combat pour unemeilleure information, qui peut pren-dre la forme d’une défense du métierde journaliste face aux pressions éco-nomiques et politiques dont il peutêtre la cible. La liberté d’informer (etde s’informer) est l’un des piliers detout projet démocratique, et force estde constater qu’elle est victime d’of-fensives multiples, qui s’incarnenttout autant dans la dégradation desconditions de travail des journalistes,et donc la dégradation de la qualitéde l’information elle-même, que dansle manque de pluralisme dans lesémissions d’information et de débats,souvent assimilable à des formes decensure, ou d’autocensure.

une critique tournée Vers L’actionAussi intransigeante soit-elle, une tellecritique s’efforce de différencier lespropriétaires et les tenanciers des

média d’une part et, de l’autre, lessoutiers de l’information qui désin-forment, quand ils le font, sans tou-jours le vouloir : tout simplementparce qu’ils ont intériorisé descontraintes marchandes (l’audience,la diffusion, le formatage) comme desqualités professionnelles. Cette mêmecritique invite à distinguer les exécu-tants dociles et complaisants, heu-reux de n’être que des rouages, et lesjournalistes indociles ou récalcitrantsqui ne renoncent pas et parviennentà déjouer les contraintes qui s’impo-sent à eux.

Mais, aussi nuancée soit-elle, la cri-tique des média ne peut pas se limi-ter à une simple description/explica-tion des dysfonctionnements du

système médiatique : elle doit égale-ment être une critique en actes et enpropositions. Les fondements d’unetelle critique ne sont pas, en effet, sansconséquences. Comment pourrait-ilen être autrement s’il est vrai que cesont les formes d’appropriation desmédia, les contraintes capitalistesauxquelles ils sont assujettis, les rap-ports de concurrence commercialequi les régissent, les rapports de forceet de lutte au sein du microcosmemédiatique qui conditionnent etinfléchissent à la fois les orientationséditoriales, la dépendance des jour-nalistes et les mutilations du plura-lisme ?

Les objectifs politiques de notre cri-tique sont cohérents avec sa radica-lité. C’est logiquement qu’ils pren-nent pour cibles non seulement leseffets du libéralisme économique,mais aussi des formes précises dedomination sociale et politique. C’estnon moins logiquement que cette cri-tique de l’ordre médiatique existant,des fonctions qu’il remplit et desconditions sociales et politiques desa reproduction est une critique poli-tique qui nourrit nos propositionspour une appropriation démocra-tique des média

Nul ne s’étonnera, dès lors, qu’uneassociation comme ACRIMED enappelle à une gauche de gauche –associative, syndicale et politique –

qui serait en mesure, quels que soientses contours et ses différences, deposer, à nouveau et enfin, les ques-tions de l’information et de la culturecomme des questions démocratiqueset politiques essentielles – et decontester, proposer et mobiliser enconséquence.

Si un autre monde est possible, d’au-tres média les sont aussi. Pour qu’unautre monde soit possible, d’autresmédia sont nécessaires. n

*Julien Salingue est co-animateurd'ACRIMED (Action-Critique-Médias).

« développer unecritique des médiadont l’objectif est

d’améliorer lesconditions du

débatdémocratique, et

non de les dégraderun peu plus. »

« La critique des média n’est pas uneentreprise de délégitimation systématiquedes journalistes, mais un combat pour une

meilleure information. »

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1983) en proportion croissante dansla plupart des activités au service desconsommateurs ; les horaires de tra-vail s’allongent et on va vers une dis-ponibilité permanente au travail,déguisée en « flexibilité » (Bourdieu,1998) ; le licenciement est devenu uneprocédure aisée qui permet à l’em-ployeur de ne se soucier que minima-lement des employés, puisant dansune vaste « armée de réserve » ainsicréée (Bourdieu, 1998). Pourtant, cettedisponibilité croissante au travail peutentraîner des coûts sociaux impor-tants (au sein des familles, l’éduca-tion, la violence). Un fort antagonismeapparaît, que Richard Sennett appelle« la corrosion du caractère » (1999) :on exige des travailleurs qu’ils passentplus de temps au travail et qu’ils yapportent plus de savoir-faire, maisla valeur accordée aux années d’expé-rience est négligée, voire rejetée. Nousconstatons tous les jours les consé-quences du néolibéralisme, mais si les« vérités » de ce système étaient énon-cées explicitement, elles seraientinsupportables. Elles doivent doncêtre converties en des rituels qui pro-posent, tel un spectacle, une versionacceptable des valeurs et contraintessur lesquelles cette cruauté repose.

La « téléréalité » est justement unthéâtre dans lequel cette fiction estjouée. Le théâtre de la téléréalité y estsecret dans le sens où les renverse-ments provocateurs qui y prennentplace obscurcissent les liens avec lesconditions de travail normalisées parle système néolibéral. Il n’existe pas(le « bon sens » du néolibéralisme nele reconnaît pas) d’histoire partagéequi pourrait expliquer ces contradic-tions (sauf peut-être la nécessité). Detelles contradictions, en revanche,génèrent des récits transposés qui cir-culent au sein du lieu de travail lui-même et jusqu’au monde soi-disantlointain du divertissement média-tique. [...]

téLéréaLité : La recherche deL’authenticité-sous-surVeiLLance Les lieux de travail ont déjà été l’ob-jet de nombreuses émissions detéléréalité, sous différentes facettes,en Grande-Bretagne comme dansbeaucoup d’autres pays au débutdes années 1990 : aéroports, hôtelset auto-écoles en sont des exem-ples célèbres. Si les contradictionsdu travail émotionnel étaient plus

PAR NICK COULDRY*

t out « système de cruauté » créeson propre théâtre. J’entendsici par « système » une combi-

naison d’objets, de personnes et d’oc-casions à saisir, qui est permanente etvisible de tous. Si la cruauté existe sousde nombreuses formes, souventtenues secrètes, les systèmes decruauté prennent corps au coursd’une performance ritualisée. De cepoint de vue, le système de produc-tion économique qu’on qualifie faci-lement de « néolibéralisme » procèded’un tel « système de cruauté ». Eneffet, comment qualifier autrementl’organisation des ressources socialeset de la force de travail qui exige de sesparticipants une loyauté infaillible,une soumission totale à un contrôleet des injonctions extérieurs, qui s’im-misce dans la vie privée de chacuntout en exigeant de tous que soientreconnues la fragilité et l’irrégularitédes débouchés qu’elle offre ? Plus per-sonne ne s’étonne des transforma-tions des conditions de travail dans lesystème capitaliste, comme si ellesétaient normales. On a recours à un« travail émotionnel » (Hochschild,

La téLéréaLité ou Le théâtre secret du néoLibéraLismeLa thèse du sociologue révèle une relation intéressante, parce que cachée,entre la téléréalité et les normes comportementales présentes sur le lieu detravail d’aujourd’hui.

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exposées dans les média, elles sus-citeraient débat ; il n’est donc passurprenant qu’on ne le voie pas àla télévision. C’est dans le « game-doc », sous-genre de la téléréalité(comme Loft Story en France), quel’absurdité d’être contraint de « sou-rire pour de vrai » toute la journéeest transformée en quelque chosede positif.Arrêtons-nous sur les points majeursdu « genre » Big Brother, en indiquanttout d’abord ses liens avec les rituels

d’interprétation sur le lieu de travailcontemporain. Big Brother est fondésur la banalisation de la surveillance[...]. Cette banalisation est d’autantplus efficace lorsqu’elle opère sousplusieurs angles : il y a bien évidem-ment la célébration de la puissancede la surveillance (dans le titre iro-nique du programme, dans la mani-pulation permanente des sons etimages du processus de surveillance),mais il y a aussi, d’une façon plus sub-tile, l’habitude que nous prenons àregarder les gens surveillés, d’obser-

ver comment les participants restentauthentiques malgré les caméras. Lafiction selon laquelle après un certaintemps, un individu « doit » finir parrévéler sa véritable identité car « onne peut faire semblant pour toujours »sert à sanctionner la présence perma-nente et toujours plus indiscrète descaméras dans les toilettes, la doucheet les chambres. Il ne faut pas oublierque notre curiosité et notre plaisir àregarder ces programmes légitimentdirectement cette surveillance.

[...] L’esprit d’équipe : si Big Brother secaractérise par une compétition entreindividus, ceux-ci doivent cependantaccepter de travailler en équipe. Laplupart des jeux proposés dans la« maison » de Big Brother se font paréquipe et l’habilité d’un participantà « s’entendre » avec les autres est undes critères de vote des spectateurs.Les participants sont contraints departiciper à ces jeux et aucune dés-obéissance n’est acceptée [...]Troisièmement, l’authenticité. Para -dox alement, la nécessité d’interpré-ter (sans voir son public) est cristal-lisée par l’argument selon lequel la« véritable » personnalité de l’indi-vidu finira par transpirer de ce jeu.[...] Quatrièmement, être positif. [...]Les candidats doivent être positifs, cequi implique le rejet de toute contra-diction. De la même façon, lesemployés doivent être « passionnés »afin de dissimuler les contradictionsque leur interprétation recèle.Cinquièmement, l’individualisation.Quelles que soient les dimensionssociales de la maison Big Brother, lescandidats sont jugés individuelle-ment. [...]Dans ses différentes facettes, le« comme si » de la téléréalité imiteavec une fidélité frappante la dyna-mique néolibérale : c’est un lieu où letravail en équipe est contraint, un lieuoù l’individu est en représentationpermanente, et sous la tutelle d’uneautorité extérieure distillée par desnormes ou « valeurs », auxquelles letravailleur/joueur doit se plier en

adoptant une attitude « positive » etmême « passionnée », et cela tout enassumant seul, les conséquences àlong terme de ce « jeu », si c’en est un.

téLéréaLité et Lieu detraVaiL néoLibéraL[...] J’ai tout d’abord suggéré que le« sens commun » néolibéral est pré-cisément un sens commun à tous etpartout ; ensuite, et parce que c’estun sens commun, celui-ci est natura-lisé et difficilement contestable, iden-tifiable même en tant que représen-tant de valeurs qui, dans un autrecontexte (le lieu de travail) sont mal-honnêtes. En résultante, la « valeur »véhiculée par « l’authentique inter-prétation-sous-surveillance » est vali-dée, « gratuitement » et sans aucunrecul. Cependant ce résultat estcontingent, indéterminé.

J’ai centré mon analyse sur un seulgenre de téléréalité, le « gamedoc » dutype Big Brother. Néanmoins, si letemps le permettait, nous pourrionsprolonger cette thèse aux autresgenres de téléréalité, comme Survivor(ou Koh Lanta en France), ainsi queceux qui mettent en scène explicite-ment une concurrence entre indivi-dus pour devenir célèbre, tel que PopIdol (ou Star Academy en France), etceux qui ont un propos plus didac-tique, tel que The Apprentice qui meten scène un homme d’affaires mil-lionnaire, et qui, selon la présenta-tion faite par la BBC sur ce show venudes États-Unis, donne un point de vueinédit sur la compétition au sein dumonde des affaires.Vous pourriez cependant juger lesliens que j’ai établis entre la téléréa-lité et le lieu de travail néolibéralcomme la preuve d’une certaine« sublimation » des difficiles tensionssociales existantes. Ce serait ignorerque c’est justement cette absence delien entre la fiction qu’est Big Brotheret les réalités du lieu de travail néoli-béral qui est la plus remarquable. Si,dans ce sens, la téléréalité est vérita-blement opaque (c’est-à-dire résis-tante à la contextualisation), alors ellepartage un aspect de plus avec le néo-libéralisme. n

« Le théâtre de la téléréalité y est secret dans le sens

où les renversements provocateurs qui y prennent place obscurcissent les liens

avec les conditions de travail normaliséespar le système néolibéral. »

*Nick Couldry est sociologue à laLondon School of Economics andPolitical Science, départementMédias et communication.

Extraits de Nick Couldry, Pierre-ÉlieReynolds, « La téléréalité ou lethéâtre secret du néolibéralisme »,Hermès, La Revue, 2006, reproduitsavec l’autorisation de l’éditeur.

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tages radios et télévisions, les cita-tions brèves dans des papiers écritsou sur Internet, les critiques journa-listiques de ses livres n’ont pas étéretenus ? Sinon, le chiffre aurait étébeaucoup plus élevé… Un autreavantage est que l’homme peut êtreinterrogé sur n’importe quel sujetcomme le montrent par exemple lestermes abordés par la série « Conver -sations d’avenir » diffusée d’avril2009 à décembre 2010 sur PublicSénat : les Pygmées, le G20, la civili-sation, l’école primaire, le parfum,

la crise, le Bhoutan, le chocolat, leNil, la dette publique, les instrumentsde musique, le pain…Mais ce sur quoi aime disserter par-dessus tout Jacques Attali, ce sontses livres. Son dernier ouvrage,Devenir soi, sorti à la rentrée 2014,lui a permis de passer en septembreet octobre dans tous les grandsmédia : France 2, France Inter, RTL,Europe 1, Canal +, I-télé, BFM, LCI,Le Monde, Libération, Paris-Match,Le Figaro, France 5. Résultat de cettepromotion : 100 000 exemplairesvendus, entre 165 000 et 205 000euros de droits d’auteur perçus. Maisce n’est pas tout. La lisibilité que luioffrent ces grands média lui fait mon-nayer à prix d’or ses conférences.Ainsi le 1er septembre 2011, JacquesAttali est invité comme grand témoind’une journée organisée par la villede Nantes. Son intervention, « Quelmodèle de métropole demain ? », estplacée selon le communiqué desorganisateurs « sous le signe de Marx,pour la prise en compte des ten-dances longues, et de Shakespeare

car le rôle des hommes est essen-tiel ». Pour une petite conversationd’une heure et quart, l’homme quimurmure aux oreilles des présidents– il a dirigé de multiples commissionssous Nicolas Sarkozy et FrançoisHollande – recevra 20 000 euros (LaLettre à Lulu, novembre décembre2011). De quoi faire retourner Marxdans sa tombe…et grossir un peu plus sa fortune.Mais Jacques Attali n’a pas un fau-teuil attitré dans la plupart des médiaseulement pour promouvoir ses

livres qu’il produit du reste à unrythme effréné – plus de soixante-cinq en une cinquantaine d’annéesde carrière. Comme beaucoup de sescollègues experts, il est l’apôtre d’unsystème libéral largement plébiscitépar une presse détenue en grandepartie par les plus grandes fortunesfrançaises : Bernard Arnault (1re),Serge Dassault (6e), François Pinault(7e), Vincent Bolloré (8e), Xavier Niel(9e), Patrick Drahi (12e), MartinBouygues (24e), Arnaud Lagardère(177e). Le ministre de l’Économie,Emmanuel Macron, son protégé, « samarque de fabrique », a du reste sureprendre dans sa future loi « pourla croissance et l’activité » les prin-cipales mesures du rapport fournien 2008 à Nicolas Sarkozy sur la libé-ralisation de la croissance. Défenseurde l’auto-entreprise, du travail ledimanche, partisan de la réductiondu « coût du travail », favorable àl’augmentation de la TVA, d’un SMICjeune, la petite entreprise Attali neconnaît pas la crise à la différencedes millions de ses concitoyens.

PAR GILLES BALBASTRE*

c e 8 décembre 2014, Marie-Cécile Berenger, journalisteà La Provence, se montre dans

les colonnes de son journal volon-tiers flatteuse pour présenter l’au-teur d’un livre paru récemment :« considéré comme l’un des intellec-tuels les plus importants du monde ».Manifestement, la rédactrice de lapublication de Bernard Tapie neprend pas trop de risque dans sonrôle de courtisane, même si elle selaisse un peu emporter par la fougue.Elle est en réalité au diapason d’unegrande partie de ses confrères de lapresse française. Jacques Attali – l’au-teur en question – est sans contextel’expert le plus plébiscité – à défautd’être le plus important du monde –d’un univers médiatique avide d’ana-lystes politiquement corrects, autre-ment dit favorables au tournantultralibéral entrepris depuis unetrentaine d’années par différentsgouvernements de droite ou socia-listes. Économistes, sociologues, géo-graphes, historiens, politologues,démographes, ces apôtres de la pen-sée de marché squattent désormaisles plateaux télés, les studios radios,les colonnes des journaux, les sitesInternet comme a su le soulignerSerge Halimi dans Les NouveauxChiens de garde.

Jacques attaLi, un homme omniPrésentL’avantage de Jacques Attali est qu’ilest un peu tout à la fois. Égalementromancier, philosophe, musicien, lepatron de PlaNet Finance et dugroupe Attali & Associés, il est unesorte de « couteau suisse » très appré-cié des sphères journalistiques. C’estainsi que l’ancien conseiller spécialde François Mitterrand a été visible197 fois en 2013 dans l’ensemble desmédia (Internet, radio, télévision,écrit) et 228 en 2014, soit 19 passagesmensuels, un véritable travail à plein-temps ! Faut-il préciser que dans cecomptage personnel, les courtsextraits d’interviews dans des repor-

Leur Petite entrePrise ne connaît Pas La criseUn certain nombre d’experts, chouchous des média, engrangent pourleurs diverses prestations des sommes pharamineuses. Ces courtisanssurmédiatisés n’ont finalement qu’une seule vision : il faut baisser lecoût du travail pour permettre au grand patronat de s’enrichir.

« défenseur de l'auto-entreprise, du travail du dimanche, partisan de la

réduction du “coût du travail”, favorable à l'augmentation de la tVA,

à un sMiC jeune, la petite entreprise Attaline connaît pas la crise »

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des exPerts qui neconnaissent Pas des finsde mois difficiLesC’est du reste une des caractéris-tiques de ces experts et notammentde la petite quinzaine d’économistesqui se partagent les micros desElkabbach, Calvi, Aphatie, Cohen,Fogiel et consorts. Leur appel systé-matique aux salariés à se serrer laceinture ne s’applique jamais à leurpropre personne.Elie Cohen, par exemple, répètedepuis des années qu’il faut instau-rer un SMIC jeune : « si vous main-tenez un SMIC pleinement chargé,et bien, ça a un effet dissuasif pourl’emploi » (RTL, 03/04/2014). Lerécent lauréat du prix du livre d’éco-nomie 2014, délivré à la fin de l’an-née par Emmanuel Macron, neconnaît pas, contrairement aux smi-cards, les fins de mois difficiles. En2002, celui-ci soutenait la « libérali-sation » des services publics : « Lesraisons qui ont motivé, hier, l’ouver-ture du capital de France Télécomrestent valables aujourd’hui, et jus-tifient, de plus, l’ouverture du capi-tal d’EDF » (Libération, 13/09/2002).En 2010, pour sa présence au sein detrois conseils d’administration desociétés (Stéria, EDF EnergiesNouvelles, Pages Jaunes) dont deuxsont issues de la dérégulation des ser-vices publics (EDF et FranceTélécom), le conseiller économiquedu candidat François Hollande pourla campagne des dernières électionsprésidentielles a touché 107 212 euros,soit huit années du salaire payé auSMIC actuel… et plus si les vœuxd’Élie Cohen en matière de « SMICjeunes » venaient à se réaliser. Maisce n’est pas fini. Un peu moins gour-mand que Jacques Attali, l’écono-miste préféré d’Yves Calvi vend toutde même chaque conférence qu’ildonne de 8 000 à 12 000 euros. On leretrouve ainsi le 18 septembre 2013à Saint-Laurent-Blangy (62) devantdeux cents dirigeants à l’initiative dela Chambre de Commerce etd’Industrie Artois, huit jours plus tardà Paris au « Kyriba Live » organisé parle « leader mondial en solutions degestion de trésorerie », le 3 octobre2013 invité à Manosque par l’Uniondes entreprises des Alpes-de-Haute-Provence pour leur soirée « L’entre -prise fait son show », le 3 décembrede nouveau à Paris pour CNPAssurances dissertant sur le thème« Crise française : risques et oppor-tunités », etc. Sans compter sonsalaire de directeur de recherche auCNRS (autour de 60 000 euros paran) et les cours universitaires qu’ilpeut encore donner.

Opportunité est bien le mot car tousces experts, à l’instar d’Élie Cohen,savent utiliser leur notoriété média-tique et se vendent, par l’intermé-diaire d’agences de conférencierscomme Agency Expert, CésamInternational, Plateforme, SpeakerAcademy, Entourages, Premium,Glem Speak, entre 8 000 et15 000 euros pour chaque prestation.Nicolas Bouzou, économiste, chou-chou des Échos et de I-télé – « LaFrance, c’est le seul pays au monde

qui demande aux gens de travaillermoins. C’est le seul pays au mondedans lequel on dit : on va fermer lesmagasins à 21 heures, on va fermerles magasins de bricolage ledimanche » (I-télé, 27/09/2013) –,animait le 20 juin 2014 à Biarritz leCongrès national des dirigeants com-merciaux de France (DCF). On leretrouvait le 20 novembre 2014 au 6e

Forum économique Bourgogne duMEDEF 71 devant cinq cents chefsd’entreprise dont des dirigeants deCoca-Cola, Lafarge ou le CréditAgricole.

Philippe Dessertine, un des écono-mistes attitré de « C dans l’air » surFrance 5 ou des tribunes du Figaro– « Un patron, avant d’embaucher, ilse dit : si jamais ça se passe mal, com-ment je fais ? Le droit du travail, l’im-possibilité de licencier, ça empêchele dynamisme et après les emploisils sont Outre-Manche, Outre-Rhin,ils sont Outre-Pyrénées (sic !) » (Cdans l’air, 10/02/2014) – était invitéle 19 juin 2014 à l’assemblée géné-rale de l’Union patronale départe-

mentale, l’UDEL-MEDEF 45, à lacaisse régionale du Crédit Agricolede Saint-Jean-de-Braye (45). Le 11décembre 2014, le même Dessertinese trouvait devant l’Assemblée géné-rale de l’Union des entreprises d’Ille-et-Vilaine, l’UE35.Marc Touati, favori de BFM – « Il fautque nous les Français, on accepte deréformer notre économie commel’ont fait les Allemands il y a dix ans.Schröder a su réformer le marché dutravail » (BFM, 11/03/2013) – éclai-rait le 3 juillet 2014 les participantsde la 8e Convention d’été de laCGPME Auvergne à Vulcania. Le 29septembre 2014, il était devant lesprofessionnels du commerce deproximité au Forum Pro à Belfort.Nicolas Baverez, économiste attitréde « L’Économie en question » surFrance Culture et éditorialiste duPoint – « L’État-providence françaiss’est ainsi transformé en une énormebulle spéculative, déconnectée del’évolution de la population et del’activité économique. La redistribu-tion est en passe de réaliser l’eutha-nasie de la production et de l’emploimarchands sur le territoire national,tout en provoquant l’exil massif destalents et des cerveaux, des entre-preneurs et des fortunes, des inves-tissements et des centres de déci-sion » (Le Point, 13/11/2013) -dissertait le 3 avril 2014 à Marcq-en-Baroeul (59) sur le thème « Changerde politique ? » à l’occasion de l’as-semblée générale annuelle du Créditagricole Nord de France. Depuis2002, il est membre du comitéd’éthique entrepreneuriale duMEDEF.

Alors que des millions de salariésvoient leur quotidien fortement sedégrader et se précariser, cette poi-gnée d’experts, dont la principalefonction consiste à promouvoir unepolitique économique à destinationdes plus riches, engrange les plus-values financières de leur engage-ment partisan. Entre 2001 et 2011, leniveau de vie moyen annuel des 10 %les plus pauvres a augmenté de +0,9 %, 70 euros une fois l’inflationdéduite. À l’opposé, celui des 10 %les plus riches a connu une nette pro-gression de + 16,4 %, soit un gain de8 115 euros. Hors de question pources chiens de garde et leurs alliésmédiatiques de mordre la main quiles gave… n

*Gilles Balbastre est journaliste etréalisateur. Il a réalisé avec YannickKergoat le documentaire LesNouveaux Chiens de garde.

« Cette poignéed'experts, dont la

principale fonctionconsiste à

promouvoir unepolitique

économique àdestination des

plus riches,engrange les plus-values financières

de leur engagementpartisan. »

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Escuelas Radiofonicas (ALER). Plusrécemment, c’est l’UNESCO qui s’estemparée de l’enjeu éducatif dans lespays du Sud à travers les Nouvellestechnologies de l’information et de lacommunication (NTIC), en mettanten place des programmes éducatifs aumoyen de radios communautairesdans ces régions.

Mais, partant de l’hypothèse selonlaquelle tout média alternatif s’opposeà un discours dominant, la difficultéde définir les média alternatifs résidedans le relativisme inhérent à l’objetde l’alternative. Rodger Streitmatter,historien et professeur de journalisme,distingue ainsi dans la sphère de lacommunication alternative la « com-munication dissidente » qui porte unprojet de changement radical de lasociété. Cardon et Granjon, eux, diffé-rencient la « critique expressive » de la« critique anti-hégémonique », la pre-mière cherchant à donner la parole àceux qui ne l’ont pas. C’est le cas deRadio Mundo Real en Uruguay.

de jakarta à montevideo :RADIO MUNDO REAL, ou Leprojet d’unecommunication de LarésistanceImaginé par un groupe d’une dizainede militants à Montevideo en 2003,Radio Mundo Real est née dans le butd’effectuer un travail avec les radioscommunautaires de la régiond’Amérique latine-Caraïbes. L’objectif ?Relayer l’actualité des mouvementssociaux paysans dans cette région, etpromouvoir une dynamique de par-tage des contenus radiophoniques etdes informations entre les différentsmédia alternatifs concernés. Unedizaine d’années plus tard, cette ini-tiative donnera naissance à ce qu’ilsnomment eux-mêmes « la conver-gence des média de mouvementssociaux ». Leur ambition était et resteencore aujourd’hui, en contribuant àune communication participative etmilitante, d’aider à l’émancipation despopulations concernées. « La commu-nication n’est pas neutre et ne peutêtre dissociée de la construction poli-tique des processus de changement.

L’échange et les contributions dechaque mouvement, à partir de sesexpériences, ses langages ou moyensde communication, sont des élémentsfondamentaux pour un répertoire desluttes collectif, vivant et militant »(Ignacio Cirio, journaliste à RadioMundo Real)Internet permet aux auditeurs d’avoiraccès non seulement à l’actualité demouvements sociaux partout à traversle monde, mais également à des entre-tiens et des programmes produits pard’autres radios communautaires. Lorsdu Forum social mondial (FSM) dePorto Alegre au Brésil, en 2005, lesmembres de la radio firent l’expérienced’une retransmission de l’événementà travers une fréquence FM. La struc-ture de l’événement, dans un lieuétendu, représente un espace propicepour travailler de la sorte : ils distri-buèrent notamment des petites radiosaux participants et aux membres desorganisations présentes.Aujourd’hui, aux côtés de la ViaCampesinaou de la Marche mondialedes femmes, présent aux Forumssociaux mondiaux comme aux côtésdes plus invisibles, en Colombie, àBruxelles ou en Indonésie, leur microvoyage, révèle et partage. Car la défensedes territoires et de ceux qui y vivent,cette lutte qui ne cesse de donner auxcommunautés rurales et aux mouve-ments d’écologie sociale toujours plusd’importance, est aussi forte de cesexpériences de communication enrésistance. Un même combat, contrela privatisation et la marchandisationde l’information comme de la terre,pour recréer un nouvel environnementmédiatique populaire, et redonner leurvisibilité à ces réalités masquées, défor-mées, confisquées. n

PAR CAMILLE MARIGAUX*

L es débats sans droit de suite semultiplient sur l’avenir du jour-nalisme et parviennent inextri-

cablement à un même constat contrit,voire hypocrite : face à l’incursioncroissante et inévitable des profession-nels de la communication, du mana-gement et de la publicité, la parole desjournalistes reste soumise, bâillonnée,achetée. Un tel atavisme cache pour-tant une autre réalité, bien plus éclai-rante, sur les contributions que « d’au-tres » média peuvent apporter auprogrès social et à l’intérêt public. Lesradios populaires prouvent dans denombreuses régions du monde qu’ilest possible d’atteindre cet équilibrefragile, mais si évident : toucher maisaussi informer dans leurs intérêts lespopulations minoritaires, marginali-sées voire opprimées. L’Amériquelatine, laboratoire historique de l’usagede ces média alternatifs, mais aussiterre fertile de l’emprise des groupesfinanciers sur les média, en est l’exem-ple criant de paradoxes et de leçons.

un contre-modèLehistorique et toujoursactueLEn Amérique latine, les premièresradios communautaires avaient déjàune vocation éducative pour les popu-lations concernées. En Colombie, une« école radiophonique » est mise enplace par l’Église à Sutatenza dans lesannées 1940. L’idée était d’aider lesagriculteurs à résoudre leur manqued’instruction, à discuter de leurs pro-blèmes et à s’organiser pour adopterdes solutions et agir dans leur propreintérêt. Souvent mises en œuvre dansdes contextes ruraux, ces premièresexpériences avaient pour objectif l’al-phabétisation des communautés mar-ginalisées. Elles rappellent la pédago-gie du brésilien Paulo Freire (années1960), qui considérait l’alphabétisa-tion comme un acte politique contrela négation du droit à l’expression deceux qui ne savent ni lire ni écrire. Plustard, la mise en réseau régionale pro-gressive de ces radios a donné nais-sance à l’Alianza Latinoamericana de

L’exempLe sud-américain des radiospopuLaires : Les « voix des sans voix »Aujourd’hui  Radio mundo real permet aux auditeurs d’avoir accès nonseulement à l’actualité de mouvements sociaux partout à travers lemonde, mais également à des entretiens et des programmes produits pard’autres radios communautaires.

*Camille Marigaux est diplômée del'Institut des hautes études del'Amérique latine (IHEAL). Elle estétudiante à l'École supérieure dejournalisme de Lille.

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pas totalement à la course à l’au-dience, une certaine diversité despoints vue, d’accorder encore une cer-taine place à la réflexion. On entendsur les radios du service public desprogrammes qui ne trouveraient leurplace sur aucune radio grand publicprivée. Une radio comme FranceCulture, par exemple, n’existerait passi elle n’était pas portée par RadioFrance. Il n’y a guère que sur RadioFrance que l’on peut encore enten-dre des émissions de reportage éla-borées, des fictions radiophoniqueset un peu de création sonore.L’information y cède moins au sen-sationnalisme, au buzz, et au tout faitdivers.

radio France a-t-elle encore lesmoyens de mener à bien cette mis-sion ?Dire que Radio France n’a pas demoyens serait mentir. Mais si onprend en compte l’ampleur des mis-sions, les défis posés par Internet etles supports numériques, le dévelop-pement du réseau des radios localesBleu qui se poursuit, le coût del’énorme chantier de réhabilitationde la Maison de la Radio, on peutconsidérer que Radio France estaujourd’hui sous-financé. C’estencore plus vrai depuis la crise de2008 et la cure d’austérité à laquellela radio publique est soumise, commel’ensemble de l’audiovisuel public.Par rapport à la trajectoire budgétaireprévue par le contrat d’objectifs et demoyens 2010-2014, c’est 80 millionsd’euros qui n’ont pas été versés parl’État à Radio France. Pour 2015, RadioFrance s’apprête à voter pour la pre-mière fois un budget en déficit (plusde 20 millions d’euros).

Les économies déjà réalisées pèsentsur les conditions de travail et ont déjàeu des conséquences sur lesantennes : suppression des pro-grammes en direct la nuit sur FranceInter, grille de programme d’été quicommence plus tôt dans l’année surFrance Culture, restrictions de plusen plus grande sur les coûts des repor-tages, recours de plus en plus fré-quents aux partenariats qui écornentl’indépendance des émissions et desreportages. Le développement des

nouvelles activités liées aux nouveauxmédia s’est fait jusqu’ici sans la moin-dre création d’emplois, par des redé-ploiements de postes. La direction deFrance Bleu évoque la possible sup-pression de rendez-vous d’informa-tion dans la journée pour pouvoir, làaussi, redéployer des postes.

Jusque-là, contrairement à la télévi-sion, Radio France a préservé l’inté-gralité de sa production en interne :chaque seconde de programme etd’information est produite par lessalariés de Radio France. Il en résulteune masse salariale importante (60 %du budget) et ces moyens humainssont nécessaires au maintien de laqualité des programmes. Mais il y aune grande crainte aujourd’hui, sil’État se désengageait plus fortementencore du financement de RadioFrance, que l’emploi devienne unevariable d’ajustement, ce qui seraitcatastrophique.

beaucoup de syndicalistes dont lesnj-cGt font partie du collectif«  de l’air à France inter  » qui se ditinquiet quant à la faible diversitésociale, politique, philosophique,sur le service public audiovisuel.comment faire pour qu’on entendela France dans sa diversité à la radioet plus largement dans les média ?D’abord consolider le financement,car les restrictions budgétaires pèsent,comme évoqué ci-dessus, sur lesmoyens accordés aux émissions dereportage qui permettent d’aller surle terrain, d’enquêter et de recueillirla parole des citoyens dans leur diver-sité. La suppression d’une émissioncomme « Là-bas si j’y suis », qui a étéle point de départ de ce collectif, peutse lire comme une décision politiquemais aussi comme une décisiond’économie. Les émissions de repor-tage, les émissions dont la produc-tion est élaborée coûtent bien pluscher que de réunir deux ou trois per-sonnes autour d’une table de studio.

Dans les tranches d’information, ilfaudrait une plus grande diversité despoints de vue dans les chroniques etéditoriaux, dans le choix des invités,notamment sur les questions écono-miques et sociales. Il faudrait pour

ENTRETIEN AVEC LIONEL THOMPSON*

en quoi la radio publique se dif-férencie aujourd’hui des autresradios et quel devrait être son

rôle en tant que service public ?La plus grande différence, c’est quela radio publique ne dépend pas d’in-térêts privés. Elle n’appartient pas àune banque, un groupe d’armementou de BTP pour lesquels posséder desmédia est une activité parmi d’autreset un moyen d’avoir une influencequ’ils peuvent mettre au service deleur activité première ou de l’idéolo-gie du marché qui sert leurs intérêts.

La radio publique appartient auxcitoyens par le biais de l’État, action-naire principal. Elle dépend très peude la publicité, qui ne contribue qu’àenviron 8 % de son budget. Ses res-sources proviennent à 90 % de la rede-vance et de la contribution de l’État.Pour la radio publique, vendre uneaudience à des annonceurs n’est doncpas primordial. Ce qui prime – oudevrait primer — c’est la mission quilui est fixée par l’État qui consiste àinformer, cultiver, distraire, en s’adres-sant à tous les publics. Cette diffé-rence se traduit d’abord sur nosantennes par moins de publicité etpas de publicité de marques commer-ciales. Une particularité à laquellesont très attachés les auditeurs et lessalariés.

Cette relative indépendance des puis-sances d’argent et de la publicité doitpermettre encore et surtout de pro-poser des programmes qui ne cèdent

une radio pubLique, pourquoi, pour qui ?La radio publique appartient aux citoyens par le biais de l'état, actionnaireprincipal. Ce qui prime – ou devrait primer — c'est la mission qui lui est fixéepar l'état qui consiste à informer, cultiver, distraire, en s'adressant à tousles publics.

« on entend sur les radios du

service public desprogrammes qui ne

trouveraient leurplace sur aucune

radio grand publicprivée »

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s cela que les rédactions se réappro-prient la maîtrise collective des choixdans ce domaine. Pour les tranchesd’info matinales, le moment de plusforte audience en radio, les décisionssont trop souvent prises en petitcomité par les directions et échap-pent aux rédactions.

enfin, comment faire pour produireune information de qualité sous-traite à la loi du marché comme auxpressions du pouvoir ?Bien que nous ne dépendions pas dela publicité, nous sommes de plus enplus dirigés par des PDG et des direc-tions qui appliquent les méthodes etrecettes du privé, les yeux rivés sur lessondages et la concurrence. Desimpératifs marketings s’imposent :

inviter tel ou tel homme politique,polémiste ou artiste non pas parcequ’il est intéressant mais parce queça va faire le buzz, de la reprise parles agences de presse ou sur Internet.

Il subsiste des différences entre laradio publique et privée, comme évo-qué ci-dessus, mais ces différencesne s’entendent pas assez et les radiosdu service public ont tendance, ellesaussi, à reproduire le discours domi-nant, l’idéologie du marché.

Il faut assurer plus d’indépendanceencore. Revoir le mode de nomina-tion des PDG. La nomination parl’Élysée imposée par Nicolas Sarkozyétait une calamité mais le simpleretour en arrière opéré par l’actuelle

majorité n’est pas satisfaisant. Lareprésentation nationale pourraitavoir plus de poids dans le mode denomination comme cela se fait dansd’autres pays européens.

Redonner aussi les moyens aux jour-nalistes et producteurs de prendre letemps du recul, de la réflexion collec-tive, de vérifier et recouper leurs infor-mations sans céder à la course auscoop ou au sensationnalisme.L’assassinat de nos confrères deCharlie Hebdo est venu nous rappe-ler de façon terrible que nous sommesdans un moment où la mal-informa-tion peut alimenter les peurs et leshaines qui menacent la démocratie.Dans ce contexte, un service publicradio indépendant, pluraliste, encapacité d’assurer une informationde qualité, est d’autant plus indispen-sable. n

« il faudrait une plus grande diversité des points de vue dans les chroniques et éditoriaux, dans le choix des invités,

notamment sur les questions économiques et sociales »

*Lionel Thomson est secrétaire duSNJ-CGT à Radio-France.

Propos recueillis par CarolineBardot.

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tionale, le groupe Lagardère, qui, dixannées durant, s’est contenté de faireremonter tous les bénéfices réaliséspar l’entreprise en la laissant s’instal-ler dans l’immobilisme le plus total.Pas le moindre début de modernisa-tion de l’outil de travail, pas la moin-dre vision ou projet d’avenir pour notretitre de presse.

En 2007, Nice-Matinest racheté par legroupe Hersant, lequel a immédiate-ment connu des difficultés écono-miques engendrées par l’effondrementde sa branche d’édition d’hebdoma-daires gratuits d’annonces commer-ciales, Paru Vendu. Ces difficultés ontentraîné une faillite et une des plusimportantes suppressions d’emploisde ces dernières années avec 3 000licenciements (la société d’édition

Comareg qui employait environ 2 500salariés et la société d’imprimerieHebdo Print pour laquelle travaillaientenviron 500 salariés), d’ailleurs passéspratiquement inaperçus dans lesmédia.

Subissant de plein fouet cette décon-fiture, accentuée par un contexte géné-ral de crise économique, le groupeHersant, incapable de résoudre sesproblèmes, a continué de ponction-ner la trésorerie de ses titres de presseencore bénéficiaires, les entraînantainsi dans sa chute (Paris Normandieplacé en redressement judiciaire,l’Union de Reims vendu in extremisaugroupe Rossel, la Provence cédée àBernard Tapie, les titres de France-Antilles placés en redressement judi-ciaire).

PAR GÉRARD PITOCCHI*

un JournaL créé à La LibérationNice-Matin a été créé à l’issue du der-nier conflit mondial sous forme deSociété anonyme à participationouvrière (SAPO), dont 25 % étaientdétenus par ses salariés au traversd’une coopérative de main-d’œuvre.Jusqu’à la fin du siècle dernier, la ges-tion familiale de l’actionnaire majori-taire, Michel Bavastro, bien que sou-vent conflictuelle avec les ouvriers dulivre CGT, a toujours privilégié la péren-nisation des emplois et le développe-ment de ce quotidien régional.

Nos problèmes ont débuté en 1997lorsque nous sommes passés sous lagouvernance d’une société multina-

NICE-MATIN, une Page inédite dans L’histoire de La PresseLes salariés créent une société coopérative d’intérêt collectif (sCiC) etfont un pari sur l’avenir qui peut faire tâche d’huile.

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Dans ces conditions Nice-Matin s’esttrouvé placé sous la protection du tri-bunal de commerce de Nice à la fin del’année 2013, avant de basculer enredressement judiciaire au cours dumois de mai 2014. Dans les semainesqui ont suivi, plusieurs propositionsde reprise se sont fait jour dans lesmédia, plus particulièrement sur leWeb, avant d’être déposées auprès dutribunal de commerce de Nice.

La mobiLisation dessaLariés et La naissanced’une cooPératiVeDans ce contexte nous avons diffusé,par voie de tracts puis en communi-quant en direction des média, notreprojet de reprise de Nice-Matinpar sessalariés, qui n’avait pour objet que d’in-fluer sur le volet social proposé par lesrepreneurs potentiels. Malheureu -sement, nous avons rapidement prisconscience du massacre social auquelnous risquions d’être confrontés dansles semaines qui devaient suivre notreplacement sous contrôle des adminis-trateurs judiciaires désignés par le tri-bunal de commerce. En effet, les can-didats les plus solides financièrementétaient porteurs de projets sociauxd’une violence extrême visant à ne pasreprendre environ 50 % des salariés deNice-Matin.

Avec le recul il est manifeste que notrecoopérative est née de l’ampleur deslicenciements annoncés, notammentceux prévus en cas de reprise par legroupe Rossel dont l’assise financièreétait de loin la mieux-disante, et nousnous sommes trouvés dans l’obliga-tion de construire et réussir notre pro-jet de reprise sous forme de Sociétécoopérative d’intérêt collectif (SCIC).Dans la même période, le ministre del’Économie et des finances mettait enplace une loi relative à l’économiesociale susceptible de favoriser unecapacité d’action nouvelle pour lessalariés, notamment en favorisant lareprise d’une entreprise par son per-sonnel en créant un statut de Sociétécoopérative et participative (SCOP)d’amorçage.

Sur la base de ce constat nous avonsdû dans un premier temps réussir lepari de convaincre les salariés du bien-fondé de ce projet et leur faire-valoirnotamment qu’une étude écono-mique du Trésor avait démontré quela reprise d’entreprises par les salariésavait de nombreuses vertus, ce quin’est pas toujours le cas de transmis-sions réalisées dans un cadre différent,

que le taux de pérennité des SCOP étaitde 82,5 % sur trois ans alors qu’il n’estque de 66 % pour le reste des entre-prises françaises à capitaux privé.Malgré cela, jusqu’au jour de la déci-sion du président du tribunal de com-merce, de nombreux salariés n’ayantpas la culture de l’autogestion n’étaientpas convaincus par le projet de repriseen coopérative, notamment au sein denotre filiale de régie publicitaire.

La deuxième étape a été de rechercherle soutien des collectivités locales etrégionales, action pour laquelle laconfiance inaltérable des élus du Frontde gauche de toute la région PACA etdes instances CGT du Var et des Alpes-Maritimes s’est révélée prépondérante.Nous avons organisé divers rassem-blements et manifestations de salariésnotamment devant la préfecture desAlpes-Maritimes ou le tribunal decommerce de Nice. Nous avons éga-lement fait appel aux compétencesd’un cabinet d’avocats spécialisé afinde structurer notre projet et d’accom-plir l’ensemble des démarches légaleset administratives.

C’est ainsi que nous avons obtenu unedécision favorable du président du tri-bunal de commerce et que, si notreaventure s’avère viable, nous pour-rions devenir un modèle pour de nom-breux titres de presse quotidienne denotre pays.

Il est manifeste qu’il existe toujoursune demande relativement forte d’in-formation développée, explicitée etcommentée par des journalistes pro-fessionnels et que pour le plus grandnombre cette possibilité ne se conçoitque sur un support papier.

À l’inverse, l’environnement de lapresse écrite sur support papier ne

nous est pas forcément favorable, il estnotoire que la frange la plus jeune dela population adulte a pris ses habi-tudes sur le Web, où elle peut trouverpratiquement en temps réel des infor-mations précises et concises. La mul-tiplication des chaînes télévisuellesd’information vingt-quatre heures survingt-quatre ou la distribution de quo-tidiens d’informations gratuits sur

toutes les zones de passage intense desgrandes villes ne sont pas non plus denature à soutenir la pérennité dessociétés de presse écrite d’informationquotidienne. Plus encore, la fermeturede nombreux kiosques ou points dediffusion ne facilite pas la vente destitres de presse quotidienne. Enfin lamanne publicitaire qui n’est pas exten-sible à souhait, doit être partagée entrel’ensemble des média susvisés, et elleest de fait en régression constante.

De ce constat, certes peu réjouissant,nous pouvons tirer notre force. Puisqueles grands groupes multinationaux,(Lagardère, Rossel, Hersant, Dassault,le Crédit Mutuel), ne parviennent plusà dégager les profits qu’ils attendentde leurs investissements dans la pressequotidienne, cela peut permettre l’avè-nement de nouvelles sociétés de pressebâties sur une gestion démocratiqueet participative dont l’objet n’est plusde dégager des profits à l’attention del’actionnaire majoritaire mais de per-mettre un fonctionnement cohérent,de dispenser une information de qua-lité. Et si profits il y a, qu’ils soientconsacrés à la modernisation de l’ou-til de travail.

Pour Nice-Matin l’enjeu est de taille,il nous faut réussir notre nouveaudépart et, en espérant que la situationtrouble et anxiogène qui nous a étéimposée durant de nombreux mois nelaisse pas trop de traces sur l’intégritéphysique et morale des salariés denotre entreprise. Nous espérons trans-former notre victoire en un immensesursaut d’énergie et d’implication duplus grand nombre pour garantir notrepari sur l’avenir. n

« L’objet n’est plus de dégager des profits à l’attention de l’actionnaire

majoritaire mais de permettre unfonctionnement cohérent, de dispenser

une information de qualité. »

*Gérard Pitocchi est déléguésyndical CGT des ouvriers du livreNice-Matin.

« si notre aventures’avère viable, nouspourrions devenir

un modèle pour denombreux titres depresse quotidienne

de notre pays. »

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PAR ÉMILIE PARENTE *

«u n atout pour tous ceuxqui se réclament du pro-grès social », « Sans la

Marseillaise, les salariés seraientbâillonnés », « J’adore d’abord sontitre », « Une bouffée d’oxygène pourla démocratie », « Pour que le cligno-tant de l’espoir ne s’éteigne pas », « Unpartenaire fidèle de l’économiesociale et solidaire », « Pour continuerà se noircir les mains à l’encre », « Sansla Marseillaise, il y aurait un vide àgauche », « Un atout et une armecontre le discours unique », « À noscôtés pour défendre les artistes »,« Indispensable dans le contexte d’of-fensive capitaliste », « La Marseillaiseétait toujours sur la table ». Voilà unetoute petite partie des messages desoutien que reçoit le journal laMarseillaisedepuis sa mise en redres-sement judiciaire le 24 novembre2014.Né de la volonté des résistants du Frontnational de libération de la France, le1er décembre 1943, le premier numéro– tiré à 15 000 exemplaires – est sortides presses de l’imprimerie familialeTournel à Aix. Clandestin jusqu’au24 août 1944, le journal rendra comptedes actions de la Résistance, descondamnations à mort de collabos,

diffusera quelques communiqués. Laplume dans une main, le fusil dansl’autre, les résistants communistes ontpris possession des locaux du journaldu Petit Marseillais, journal collabo-rationniste.C’est dans ces locaux qu’aujourd’huiles salariés se battent pour la surviedu titre. La crise économique, dou-blée d’une crise de la presse et d’unechute brutale de la publicité n’a pascessé de fragiliser un journal indé-pendant des forces de l’argent et desgrands groupes de presse. Les sala-riés et les lecteurs se mobilisentchaque jour pour la pérennité du titre.L’association des Amis de la Marseil -laise, créée il y déjà vingt ans, a prisune place prépondérante dans cettelutte pour la survie du journal.Animatrice du comité de soutien, l’as-sociation multiplie les initiatives etorganise la souscription. En lien directavec les salariés, les Amis de laMarseillaise mettent en synergietoutes les volontés afin de réussir lepari de la sauvegarde du journal :concert, débat, vente militante debadges, etc.La disparition de la Marseillaise seraitcatastrophique dans un paysagemédiatique régional déjà fragilisé. Ladisparition de V Marseille (magazinemensuel) mais aussi les difficultés dujournal satirique le Ravi, placé en

redressement judiciaire, sont autantde signes des dangers qui pèsent surle pluralisme de la presse mis à mal surl’ensemble du territoire hexagonal.Car c’est bien la question du plura-lisme, élément essentiel de la démo-cratie dont il est question aujourd’hui.Et ce n’est pas un hasard si le Réseaudes communistes de la Marseillaises’est mobilisé depuis sa création il ya deux ans dans la bataille pour uneloi de refonte des aides à la presse etpour la sauvegarde de la filière de ladistribution. En étant aux côtés toutd’abord des salariés de Presstalis, enorganisant un débat en présence deMarie-George Buffet sur ce thème.Autant d’initiatives qui aujourd’huitrouvent un écho avec la lutte pour lasauvegarde de la Marseillaise.Forts de notre histoire de 70 ans, dudévouement de l’ensemble du per-sonnel et de celui de nos lecteurs,nous avons la conviction que laMarseillaise continuera d’exister etrestera le journal du Sud qui porte lesidéaux progressistes de transforma-tion sociale. n

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R LA MARSEILLAISE a un aVenirUn journal né de la résistance qui, avec les Amis de la Marseillaise, veutgagner le pari de sa survie.

* Émilie Parenteest responsable du Réseau des com-munistes de la Marseillaise. Pourrejoindre le comité de soutien :www.pourquevivelamarseillaise.com.

Monsieur le Premier ministre,

Liberté !sur toutes les pages luessur toutes les pages blanchesPierre sang papier ou cendrej’écris ton nom… écrivait Paul Éluard.sur tous les pavés, dans toute la France, des millions de femmeset d’hommes ont aussi écrit son nom…Cette liberté par et pour laquelle notre république s’estconstruite. Cette liberté, dont la liberté d’expression est une cléfondamentale. Mercredi dernier, à Charlie Hebdo, cette liberté a été martyrisée,assassinée. Mais elle n’a pas été vaincue. Aujourd’hui, Charlie Hebdo est dans les kiosques de France et dumonde. de ce magnifique acte de résistance, la représentationnationale doit être garante. Charlie doit paraître mercrediprochain, et tous les mercredis suivants. Charlie ne peut mourirfaute de moyens !Aucun d’entre nous ne peut accepter sans réagir la disparitiond’un journal.

Le drame que notre Nation vient de vivre, nous rappelle que laliberté de chacun, de chacune, dépend pour une belle part,d’une presse pluraliste. Un pluralisme, qui repose sur le travail des journalistes dont laNation doit assurer la protection, et le secret de leurs sources. Monsieur le Premier ministre, une loi sur la presse estactuellement en débat.Ce serait l’honneur de notre Parlement d’en élever l’ambition etla portée. À la Libération, nos aînés, conscients de l'enjeu, avaient légiféré,pour libérer la presse de la pression du marché. Les principes de solidarité et de coopération au service du biencommun et de la démocratie fondés par cette loi sont toujoursd’actualité. il y a urgence d’agir, de nombreux titres sont endanger. Cela appelle des réponses d’ampleur.Charb nous le rappelait en nous proposant un amendement surles moyens attribués à la presse d’opinion.Alors, Monsieur le Premier ministre, cet amendement va-t-on letranscrire dans la loi ? Cela serait un geste fort pour que lepluralisme perdure et que de nouveaux journaux porteurs deconfrontations d'idées voient le jour !

AMenDeMent ChArBMarie-George Buffet, députée de Seine-Saint-Denis a interpellé le Premier ministre pour que l'amendementCharb, sur les moyens attribués à la presse d’opinion, soit retranscrit dans la loi.

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toire française qui a conduit parexemple à ce que tous les grands quo-tidiens nationaux, du Monde jusqu’auFigaro en passant par Les Échos ouLibération, soient rachetés par desgrands oligarques proches du pou-voir. Une page doublement sombreparce que les processus de normali-sation économique ont débouché leplus souvent sur une normalisationéditoriale.

aVec Le concours desLecteurs et des citoyens.Mais cette refondation de la pressene réussira qu’avec le concours deslecteurs et des citoyens. À cela, il y aune première raison : c’est qu’il pèsesur la presse, du fait de ses liens dedépendance, un discrédit formida-ble, de même nature que celui quipèse malheureusement sur les poli-tiques. Car les citoyens ressentent plusou moins confusément les phéno-mènes de consanguinité ou de conni-vence qui existent entre les puissancesfinancières et politiques et beaucoupde journaux. C’est pour cela qu’unerefondation d’une presse libre et indé-pendante exige de repenser le statutde la presse, pour avancer vers desformes juridiques nouvelles, parexemple celle de sociétés citoyennesde presse, contribuant à ce que lesjournaux ne soient pas des marchan-dises que l’on peut acheter ou ven-dre, mais disposent de statuts juri-diques innovants et protecteurs. Enquelque sorte des non-profit organi-sations (organisations sans but lucra-tif) à but citoyen.

Mais Internet permet encore beau-coup plus que cela. Dans cette batailleque doit mener la presse indépen-dante, pour regagner le crédit perdu,il permet effectivement de dessinerles contours d’une relation nouvelleentre les journalistes et les citoyens.Pour avoir été longtemps à Libérationou encore au Monde, avant de parti-ciper à la fondation de Médiapart,qu’il me soit permis de faire état dema modeste expérience. Dans ce quenous appelons avec moquerie (maispas que !…) la « vieille » presse, lesrelations entre le journaliste qui écritet le citoyen qui le lit, les relations sontquasi inexistantes. C’est même plusgrave que cela, puisque le journaliste,

en plus d’exercer son métier premierqui est d’informer, s’arroge parfoisaussi indûment une autre fonction,celle de l’expertise, qui ne devrait pasentrer dans ses attributions. Et cetinsupportable mélange des genres adonné naissance à une image dégra-dée du journaliste : celle de ces « édi-tocrates », qui en vérité informent trèspeu, sont en connivence perpétuelleavec tous les puissants, et délivrentun insupportable prêt-à-penser(unique !).

internet et Les Lanceurs d’aLerteL’irruption d’Internet, et du partici-patif, permet de sortir de ces ornières.D’abord, le journaliste écrit désor-mais sous le contrôle de celui qui lelit. Et les commentaires des articlessont là en permanence pour lui rap-peler l’exigence d’honnêteté et derigueur qu’il a envers les citoyens.

Et si elle peut être rugueuse, cette rela-tion peut tout autant être hautementfructueuse. Par respect de l’éthiqueprofessionnelle, je ne trahirai iciaucune de mes sources, mais il va desoi que les relations que j’ai avec ceuxqui me lisent sur Médiapart n’ontstrictement plus rien à voir avec cellesque j’avais quand je travaillais moi-même dans la « vieille » presse : si mespapiers font réagir beaucoup de meslecteurs, il y en a aussi beaucoup (syn-dicalistes, citoyens associatifs, hautsfonctionnaires…) qui sont devenuspour moi de précieux lanceursd’alerte. Un seul exemple : j’ai écritces derniers mois de nombreusesenquêtes sur les dérives des acteursqui interviennent dans le logementsocial – enquêtes qui, je le sais, ontété très utiles à beaucoup de citoyens

PAR LAURENT MAUDUIT*

c’ est peu dire que la pressefrançaise se porte mal. Dansune situation économique

souvent désastreuse, les grands titresde la presse quotidienne nationale ourégionale souffrent de surcroît d’unmanque d’indépendance qui contri-bue à faire de la France l’une desgrandes démocraties parmi les plusmalades au monde. Pour refonderune presse honnête en laquelle lescitoyens peuvent avoir confiance pourêtre éclairés sur la marche de la Cité,il ne suffit pourtant pas de renoueravec les valeurs fondatrices de notreRépublique, par exemple les valeursd’indépendance de la presse édictéespar le programme du Conseil natio-nal de la résistance (CNR).

refonder une Presse LibrePour cette reconquête, il faut aussis’appuyer sur les citoyens. Et c’est cequ’il y a de formidable dans l’outilqu’est Internet : il permet de repen-ser la relation ancienne entre la presseet les citoyens ; de redéfinir la fron-tière entre les métiers de l’informa-tion et l’expertise des citoyens. Il per-met en somme d’établir une nouvellerelation de confiance, une sorte deGroupement d'intérêt économique(GIE) démocratique, entre les jour-nalistes et les citoyens.

Que l’on ne s’y méprenne pas !L’urgence est évidemment de refon-der en France une presse libre et« indépendante des puissances finan-cières », comme l’édictait le pro-gramme du CNR. Il s’agit en sommede tourner cette page sombre de l’his-

La réVoLution technoLogique au serVicede La réVoLution démocratiqueLes nouveaux outils disponibles aujourd’hui permettent de repenser la rela-tion ancienne entre la presse et les citoyens.

« Les processusde normalisationéconomique ontdébouché le plussouvent sur une

normalisationéditoriale. »

« internet permetde penser

l’irruption descitoyens dans un

universparticipatif. »

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d’âme, c’est aux journalistes de poserces questions.Le Lab d’Europe 1, qui a recenséchaque mois les interviews matinalestélé et radio des politiques depuis sep-tembre 2013, révèle que Marine LePen et Florian Philippot sont les deuxpersonnalités les plus présentes surles antennes. La présidente du FN aeu droit à presque une interview mati-nale par semaine. Elle comptabilise56 apparitions contre 51 pour sonnuméro deux. Durant la campagneélectorale des municipales, le CSA ahaussé le ton en rappelant à l’ordreles chaînes audiovisuelles : trop deplace était accordée au FrontNational. BFM-TV était en particulierpointé du doigt, avec 43 % du tempsde parole donné aux amis de MarineLe Pen. Les chaînes généralistes nesemblaient pas faire mieux : 50 % surCanal plus, 29 % sur France 3… Cetteexposition médiatique serait-elledonc responsable de la montée élec-torale du FN ? Peut-on raisonnable-

ment penser, a contrario, que si lesmédia ne parlaient pas du FN, il dis-paraîtrait de la scène politique ?L’analyse serait un peu courte. Ce sonten effet principalement les difficul-tés économiques, la paupérisationd’une grande partie du salariat, l’ab-sence d’espoir de changements, quifont le terreau des idées d’extrêmedroite. La longue crise du capitalismemet durement à l’épreuve les solida-rités. Elle développe les réflexes derepli sur soi, nationaux ou commu-nautaires.

des idées banaLisées, une dé-diaboLisationorchestréeLe problème n’est pas tant d’inviterMarine Le Pen et ses amis, mais plu-tôt de réfléchir à la façon dont on faitson métier de journaliste. Lorsqu’ontraite la politique, les problèmessociaux, les faits divers en stigmati -sant les immigrés, les chômeurs, lesfonction naires nantis ou les musul-mans, ne soyons pas étonnés que celadonne du corps aux idées du FN etsurtout les banalise. Les Unes duPoint, dignes de Minute – les articlesintérieurs sont souvent moins cari-caturaux – sont à ce titre éloquentes.Ainsi, des couvertures racoleusessont-elles régulièrement placardéesdans les kiosques : « Les Assistés :comment la France les fabrique ? » ;

PAR DOMINIQUE CANDILLE*

L e congrès du Front national àLyon, fin novembre, l’a encoremontré : le FN bénéficie d’une

couverture médiatique impression-nante – et tout particulièrementMarine Le Pen – et de plus en plusdécomplexée. Pour de nombreuxmédia et de nombreux journalistes,le FN est devenu un parti comme lesautres. Au point d’oublier de regarderce qu’il en est réellement du prétendu« virage social » ou de la « normalisa-tion » de ce parti, qui reste bien ancrédans les idées d’extrême droite.

une surexPositionmédiatique de PLus en PLuséVidenteComment doit-on traiter le FN ? Enparler, ne pas en parler, inviter ses res-ponsables sur les plateaux télé, lesboycotter ? Si les directions des rédac-tions n’ont pas beaucoup d’états

La resPonsabiLité des média dans La montée du fnL’omniprésence du FN dans les média et la banalisation de ses idées inter-rogent le rôle des journalistes.

« La longue crise du capitalisme metdurement à l’épreuve les solidarités. elle

développe les réflexes de repli sur soi,nationaux ou communautaires. »

impliqués dans le mouvement HLM ;et en retour beaucoup de ces citoyenssont devenus pour moi des « lanceursd’alerte » formidablement précieux.En quelque sorte, nous avonsconstruit l’un de ces « GIE démocra-tiques » dont je parlais à l’instant…

Mais Internet permet aussi de remet-tre les journalistes à leur place – uneplace plus modeste – et de penser l’ir-ruption des citoyens dans un universparticipatif. C’est ce que nous nousappliquons à faire à Mediapart. D’uncôté, il y a les journalistes, dont lemétier est de produire des informa-tions nouvelles, d’enquêter, de hié-rarchiser, de vérifier. Et à côté d’eux,

il y a les citoyens, qui ont tous, cha-cun dans leur domaine, une exper-tise dans les domaines de leurs acti-vités respectives.

En somme, un bon usage de la presseparticipative permet d’éviter beau-coup d’écueils. Il permet d’éviterl’écueil (chaleureux mais dangereux)d’une presse qui pourrait être écritepar les citoyens eux-mêmes à lamanière du célèbre site coréenOhmynews ! dont le slogan étaitEverybody is a reporter . Et il permetde sortir de l’arrogance de la « vieille »presse, qui souvent informe mal ets’est arrogée indûment un monopolede l’expertise.

C’est donc une voie nouvelle qu’il fautexplorer. À sa façon – il y en a sûre-ment beaucoup d’autres ! C’est ce queMediapart cherche à faire en ayantadossé à un journal d’information etd’enquêtes de qualité, une immenseagora publique, constituée par les mil-liers de blogs créés par ses abonnés.Preuve que la révolution technolo-gique peut-être un formidable levierpour faire avancer la révolutiondémocratique… n

*Laurent Mauduit est journaliste,cofondateur du site InternetMédiapart.

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*Dominique Candille est journaliste,membre du bureau national du SNJ-CGT.

Article paru dans Témoins, n° 56,décembre 2014, reproduit avecl’aimable autorisation de l’auteure.

« La France des tire-au-flanc » ; « LaFrance des enfants gâtés » ; « Le spec-tre islamiste » ; « Cet Islam sans gêne ».La liste n’est hélas pas exhaustive. Élo-quents aussi, sont les débats télévi-sés où Marine Le Pen et les respon-sables frontistes peuvent allégre ment

développer leurs thèses sans qu’au-cune contradiction ne leur soit appor-tée de la part des journalistes en pla-teau. David Pujadas, lors de l’émission« Des paroles et des actes » du 22 mai2014, a choisi d’aborder les questionseuropéennes par le biais de l’immi-gration, thème obsessionnel deMarine Le Pen. Il ne resta que trenteminutes aux autres partici pants pourdévelopper leurs conceptions del’Europe économique et sociale, soitcinq minutes chacun ! Déjà le 10 avril,le présentateur de l’émission avaitobtem péré face au refus de MarineLe Pen de dialoguer avec MartinSchulz, président du parlement euro-péen. Au grand dam des journalistesde la chaîne publique.

interViews comPLaisantesDésormais, il n’existe plus de scru -pules à inviter le Front national lorsd’émissions pourtant réputées pour

leur impertinence ou leur non-confor misme. Sur Canal Plus, Le Penpère est reçu le 31 mars avec beau-coup d’égards et peu de questionsembarrassantes par Antoine deCaunes. Louis Aliot – celui qui traitede « pute » une journaliste de

l’Indépendant – est l’invité d’unThierry Ardisson affable dans « Salutles terriens ». Son interview a été sipolie et si convenue que la fédérationFN des Pyrénées-Orientales s’estempressée de la mettre en ligne surson site. Sans par ler de Moati quiécume les plateaux télé pour promou-voir son livre « Le Pen, vous et moi… »Ne diabolisons pas la famille Le Pen,certes, mais ne leur servons pas lasoupe en accréditant l’idée qu’ils par-leraient « vrai » des vrais problèmes.

si on enquêtait Vraimentsur Le front nationaL ?Marine Le Pen a un plan de commu-nication parfaitement huilé pour ven-dre le soi-disant nouveau visage deson parti. Pour nombre de média, ellene s’appelle plus « Le Pen », mais« Marine », et ses candidats « jeuneset jolis » ne sont plus ni frontistes ni« lepé nistes », mais « marinistes ». La

vague bleu marine c’est quand mêmeplus poétique et moins effrayant queles chemises brunes ou le kaki destenues de paras… Marine Le Pen seprésente comme la candidate anti-système, vierge de tout scandale, lachampionne de la laïcité, la voix deslaissés pour compte de la crise. Elleappelle Jaurès à la rescousse. Son dis-cours a été lissé pour paraître social.Il peut faire illusion, mais son projetpolitique ne remet en cause ni le capi-talisme ni la course aux profits. Lahaine de l’autre, de l’étranger est tou-jours son fonds de commerce. L’indi -gnation moralisatrice et la stigmati-sation des électeurs ne suffisent pas.Mais à de très rares exceptions –L’Humanité, La NVO, Médiapart… –,les média n’ont pas entrepris ledécryptage du programme frontiste,n’ont pas analysé la gestion munici-pale de ce parti. « On a principale-ment fait du journalisme de sondageset de pronostics », accuse amère mentla journaliste Marie-Éve Malouines,lors de l’émission « Le Secret desSources » sur France Culture (31 mai2014).Nous devons réfléchir au sens denotre métier et à la manière de l’exer-cer et rappeler sans cesse la res -ponsabilité sociale et citoyenne dujourna liste pour combattre les idéesde haine. n

DernIère MInute !Steeve Briois, nouveau maire Front national d'Hénin-Beaumont, a été désigné par un jury de journalistes pourle Trombinoscope comme « élu local de l'année ». Les expli-cations, plutôt embarrassées, ont porté sur la nécessité dene pas faire comme si le FN n'existait pas. Le Buzz à tout prix, voilà qui n'est pas nouveau. Qu’importele flacon pourvu qu’on ait l’ivresse disait Alfred de Musset.Assurément, on devine que parmi le jury des journalistesne figurait pas leur consœur de Médiapart exclue du der-nier congres du FN. Le FN est aux anges. De très nombreuxjournalistes ne le sont pas et, avec eux, des milliers d'éluslocaux qui, confrontés à des difficultés grandissantes, voientdans ce prix une véritable provocation.

« Lorsqu’on traite la politique, les problèmessociaux, les faits divers en stigmati sant les

immigrés, les chômeurs, les fonction nairesou les musulmans, ne soyons pas étonnés

que cela donne du corps aux idées du FN etsurtout les banalise. »

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femmes journalistes « Prenons laune », créé en mars 2014 pour dénon-cer les inégalités femmes-hommesau sein des média et dans les conte-nus qu’ils produisent.Car même en leur sein les médian’ont rien d’égalitaire. Le plafond deverre y reste une réalité solide. EnFrance, aujourd’hui, près de la moi-tié des journalistes sont des femmes.Mais dans les rédactions en chef, làoù se décide ce qui compte dans l’in-formation, comment elle sera miseen forme, elles ne sont qu’un peu

plus d’un tiers (36 %), en comptantla presse féminine. Plus on grimpel’échelle hiérarchique, plus elles sontrares. Elles sont 20 % des titulairesporteurs de la mention « directeur »sur leur carte de presse. Dans les ins-tances de direction des grandsmédia, le rapport est plutôt d’unefemme pour 10 hommes.Et en bas de l’échelle, comme ailleursdans le monde du travail, les femmessont en première ligne de la préca-rité. Elles sont plus souvent journa-listes pigistes ou en contrat à duréedéterminée que leurs homologuesmasculins. Selon l’Observatoire desmétiers de la presse, près de 70 % desjournalistes femmes ayant reçu leurcarte de presse en 2013 sont encontrat précaire (pige ou CDD) pour62 % d’hommes.« Tant que l’emploi dans les entre-prises de presse ne sera pas équili-bré entre hommes et femmes, danstous les postes et niveaux hiérar-chiques, il sera impossible de direqu’il existe une véritable démocra-tie dans les média et que l’informa-

tion qu’ils délivrent est d’essencedémocratique », insistait déjà en 1997Margaret Gallagher, spécialiste dugenre et des média.

asPirationProfessionneLLe et éthiqueLe constat sur les experts en 2011,quelques mois après la publicationdu dernier rapport du GMMP (lanouvelle édition sera publiée cetteannée) a malgré tout provoqué uneprise de conscience. Depuis lors, les

patrons de plusieurs média sontenfin sortis du déni. Certains,comme à France Télévisions, prenantmême des engagements chiffrés,pour promettre de donner davan-tage la parole aux femmes à l’an-tenne, et de féminiser les postes de

décision. C’est aussi que le Conseilsupérieur de l’audiovisuel, depuis2012, se penche spécifiquement surla place des femmes dans les média,qui était jusque-là secondaire.

PAR ARNAUD BIHEL*

«L e tableau que nousdépeignent les informa-tions est un monde où les

femmes sont pratiquement invisi-bles comme participantes actives autravail à l’extérieur du foyer », insisteainsi le Global Media MonitoringProject (GMMP), projet mondial demonitorage des média, qui dressetous les cinq ans depuis 1995 unéclairage sur la place des femmesdans l’information.Autrement dit, les média censés offriraux citoyens une grille d’analyse dumonde y reproduisent les stéréotypesclassiques, renvoyant les femmes àla sphère privée, quand les hommesse voient accorder la légitimité de laparole publique, contribuant à ren-forcer une domination masculineinsidieuse. Les seuls domaines où lesfemmes apparaissent plus nom-breuses que les hommes à la télévi-sion ? La publicité, et les programmesde téléréalité. Là où les clichés et lasexualisation sont les plus poussés.En France, les chiffres de la Com -mission sur l’image des femmes dansles média ont fait grand bruit en2011 : les experts invités à la télévi-sion et la radio sont à plus de 80 %des hommes, qui s’approprient 85 %du temps de parole. À l’automne2014, la dernière étude du Conseilsupérieur de l’audiovisuel aboutis-sait encore à ce constat : « La placedes femmes intervenant dans lessujets des journaux télévisés deschaînes généralistes, qu’elles soienttémoins ou expertes, en plateau ouen reportage, reste marginale » à latélévision : à peine plus de 20 % desintervenants. Sur les chaînes d’infor-mation en continu, ou à la radio, lapart des femmes reste même sousles 20 %.

déséquiLibre de L’emPLoiMais « comment accorder de la cré-dibilité à la parole d’expertes quandon peine à reconnaître les capacitésdes femmes journalistes à diriger desrédactions ? », lançait le collectif de

média au mascuLin, démocratie incomPLètejuste représentation ? Pour quatre hommes qui ont la parole dans lesmédia, une seule femme donne de la voix. Les études se suivent et seressemblent pour dresser ce constat. très loin du reflet d'un monde oùles femmes représentent la moitié de la population. d'une France oùelles travaillent presque autant que les hommes, où elles sont la majo-rité des diplômées.

« Les seuls domaines où les femmesapparaissent plus nombreuses que les

hommes à la télévision ? La publicité, et lesprogrammes de téléréalité. »

« Les expertsinvités à la

télévision et la radiosont à plus de 80 %

des hommes, quis'approprient 85 %

du temps deparole. »

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Trois ans de progrès, même s’ils sontencore minimes. La création voilàun an du collectif « Prenons la une »est la dernière preuve que l’égalitédoit encore se chercher avec lesdents. Il aura par exemple fallu unegrève des signatures des femmesjournalistes du quotidien écono-mique Les Échos, en 2013, pourqu’elles accèdent enfin à des postesde rédaction en chef.

Il ne s’agit pas de dire ici qu’unefemme porte nécessairement unautre regard que les hommes sur l’ac-tualité. Que la hiérarchie et le traite-ment de l’information se trouve-raient bouleversés par la parité. Maisla mixité est une condition essen-tielle pour le pluralisme de la pen-sée, et pour une véritable éthique desmédia. Ainsi que le soulignait en2009 Aidan White, secrétaire général

de la Fédération internationale desjournalistes : « La représentationimpartiale des genres est une aspi-ration professionnelle et éthique,similaire au respect de la vérité,l’équité et l’honnêteté. » n

*Arnaud Bihel est journaliste pourLes Nouvelles NEWS(www.lesnouvellesnews.fr).

monde qui nous entoure. Il s’agit ausside donner la parole (et l’image) à ceuxqui, dans ce cadre, tentent de direautre chose et autrement.Dès lors, organiser un festival de filmsqui dénoncent des situations inad-missibles, montrent des initiatives,des luttes décrites par ceux qui lesmènent, implique la gageure d’unedouble tension. Il faut en effet trou-ver l’équilibre entre la forme du filmet le sujet qu’il aborde tout en ouvrantles séances à un large public.

un festiVaL engagéOrganisateurs d’un festival de cinémaengagé, la qualité du traitement ciné-matographique des œuvres et ladémarche des auteurs sont pour nousles critères de sélection des films.D’autre part, l’organisation des pro-

jections en séances thématiques per-met d’articuler engagement et regardssinguliers des réalisatrices réalisa-teurs.

Il s’agit donc de présenter des formescinématographiques dont le traite-ment du sujet dépasse son simpleexposé plus ou moins bien agencé,que celui-ci soit de décrire ou dedénoncer. Ce traitement du sujet etde la forme doit permettre, non pasd’imposer un sens de lecture – ce quinous ramènerait à du film de propa-

PAR CORINNE MAZEL*

c e festival est né à l’initiativede jeunes de la section du PCFdu 20e arrondissement de

Paris à la suite des présidentielles de2002. Chaque année des membress’en vont, d’autres reviennent ou desnouveaux rejoignent l’association« Pavé & Manivelle », support du fes-tival, renouvelant ainsi l’équipe d’or-ganisation.L’objectif du festival est de favoriserl’émergence et la reconnaissanced’une création cinématographiquedont l’objet principal est une appré-hension de la réalité sociale abordantdes sujets occultés par les grandsmedia, ou dont le traitement qui leury est réservé ne nous semble pas satis-faisant.

Par la projection de films socialementengagés, le festival souhaite donnerdes outils et des repères pour com-prendre, penser et questionner le

BOBINES SOCIALES : un festiVaL miLitantde quartierengagement et passion semblent être le ciment des bénévoles qui organi-sent depuis plus de 10 ans ce festival de ciné parisien. Une volonté affirméede faire découvrir des œuvres occultées par les média traditionnels et desusciter le débat entre les créateurs et le public.

« Par la projection de films socialementengagés, le festival souhaite

donner des outils et des repères pour comprendre, penser et questionner

le monde qui nous entoure. »

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gande – mais de proposer, à l’égald’œuvres de fiction de qualité, un oudes points de vue s’explicitant tantdans le « discours » qu’ils tiennent quedans la forme qu’ils adoptent. Le dés-ordre que les pouvoirs imposent estrendu visible par la fabrication d’unfilm qui donne alors à voir ce qui estcaché ou nié dans d’autres média.Ainsi les formats (en particulier ladurée) des films projetés ne sont pastous identiques, et nous faisons secôtoyer un documentaire de 52 mi -nutes (format TV) avec un court-métrage de cinq minutes ou un filmd’animation, pour peu qu’un lien

nous apparaisse ou qu’ils s’inscriventdans une thématique retenue pour laconstruction des séances.Ces thématiques peuvent préexisterà la sélection des films, correspon-dant à l’envie de certains d’entre nousou se rapportant à des faits d’uneactualité plus ou moins récente. Nousrecherchons en ce cas les documen-taires qui l’illustreront, comme, parexemple dans la séance « Prisons :penser la peine… » de l’édition 2015.

Elles peuvent aussi émerger lors desvisionnages. La mise en perspectivede films qui ne traitent pas forcémentdu même sujet nous permet alors dedessiner un thème qui leur est com-mun. Ainsi la séance : « Légalité, légi-timité, désobéissance » regroupe-t-elle des films dont les thèmes et lesformats sont extrêmement variés.

échanger aVec Le PubLic En plus de la qualité, c’est aussi lacapacité d’un film à provoquer ledébat, à échanger avec les spectateursqui nous intéressent. Bobines socialesveut donner la parole aux réalisateurs

et leur permettre de présenter leurdémarche et leur travail, de rencon-trer leur public.Les échanges entre intervenants invi-tés (réalisateurs, acteurs de milieuxassociatifs, spécialistes, universi-taires…) et spectateurs se font defaçon conviviale. Cet aspect du festi-val est renforcé, lors du week-end, parla possibilité de se restaurer sur place,par des tables de presse et différentsespaces que public et participants

peuvent investir pour communiquer,discuter des films visionnés.Pour accentuer la proximité avec lepublic, des projections « Hors lesmurs » sont organisées dans des lieuxplus propices à la discussion que dessalles de cinéma : bistrot, biblio-thèques, centre social…Nous pensons que dans ces espacespopulaires peut exister une forme demédia démocratiques, dans le sensoù le choix des lieux de projectiontient compte de leur identité, de leurhistoire et de leur situation géogra-phique. De fait, sont pris aussi encompte les publics, habitués de ceslieux, qui sont invités à se réappro-prier une culture cinématographiqueet politique, démontrant ainsi qu’iln’y pas de naturalité du regard.

Nous pensons que le cinéma, en par-ticulier le cinéma documentaire, enlibérant des idées, stimule le juge-ment des spectateurs. Nous souhai-tons que ceux-ci ne soient pluscondamnés à n’être que consomma-teurs mais sujets élaborant eux-mêmes leur propre pensée à partir defilms qui témoignent de probléma-tiques locales et cependant générali-sables. n

« Bobines sociales veut donner la paroleaux réalisateurs et leur permettre de

présenter leur démarche et leur travail, de rencontrer leur public. »

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*Corinne Mazel est membre del’équipe d’organisation du festivalBobines sociales.

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mais aussi de développement,urgentes et radicales. Une politiquede la presse, des média et de l’infor-mation doit s’appuyer sur le triptyque« liberté, démocratie et culture ». Ilfaut inscrire le Droit à l’informationet à la culture dans la Constitution,tant pour les média publics que pri-vés. Il faut permettre aux citoyens dese former à la maîtrise de l’usage desoutils de communication, ainsi qu’àune lecture critique des média vial’école, l’université et l’éducationpopulaire.

La refondation d’un grand servicepublic de la culture et de l’informa-tion est une exigence de civilisation :reconstruire un authentique servicepublic de l’audiovisuel, de la produc-tion à la diffusion, associant les sala-riés et leurs représentants, les usagerset les élus de la Nation à son fonction-nement, pour des contenus plusdémocratiques, plus représentatifsdes classes populaires et des minori-tés. Le service public, c’est pour nousà la fois le secteur public et les médiaassociatifs, avec eux nous voulonscréer un Pôle public des média.L’Éducation nationale devrait lancerun plan d’abonnement aux quoti-diens nationaux et quotidiens régio-naux pour chacune des 180 000classes de lycées et collèges. Il servi-rait à la mise en place d’un pro-gramme de lecture de la presse écrite,en collaboration avec le Centre de liai-son de l’enseignement, des média etde l’information.

certains journalistes, sous couvertde neutralité (plus ou moins affi-chée) s’imposent de fait comme desgardiens de l’ordre établi. queldevrait être le rôle des média et leurrapport au pouvoir politique et éco-nomique ?Il est indispensable de soustraire lesmédia, audiovisuels et autres, à ladomination des pouvoirs politiques

et économiques, et en premier lieude relancer les dispositifs anti-concentration dans la presse, la télé-vision et Internet, condition du plu-ralisme des idées et de la liberté de lacréation.Redonner vie au pluralisme nécessited’interdire par la loi les situations demonopole, national ou régional, pourles groupes financiers, industriels etde services ; interdire aux groupes tri-butaires de commandes de l’État(Bouygues, Dassault, Lagardère,Bolloré…) de posséder des média

alors que leurs lignes éditoriales sontdélibérément polluées par la soumis-sion aux intérêts marchands de cesgroupes. Il convient d’assurer l’indé-pendance des rédactions, de donnerun statut légal aux entités rédaction-nelles comme le réclament les syndi-cats de journalistes et de légiférer pourassurer une étanchéité entre lesactionnaires et les rédactions.Toutefois, le monde des journalistesn’est pas réductible à ce journalismede connivence constitué de quelques« grands noms » messagers de la pen-sée de marché. Les luttes de techni-ciens et journalistes sur les lignes édi-toriales, les contenus, dans nombrede média, montrent que des résis-tances se font jour.

«Prenez le pouvoir» tel est le motd’ordre du front de gauche, on parleaussi d’appropriation populaire desmédia. qu’entend-on précisémentpar là  ? en quoi cette démocratisa-tion est un élément nécessaire del’alternative à gauche ?Le Front de gauche, dans la foulée dela réflexion menée depuis des annéespar la commission Média du PCF, amis la culture, l’information, lesmédia au cœur de son projet poli-tique. Nous sommes intimementconvaincus que l’information, aumême titre que l’éducation ou la cul-ture, est un outil majeur de notre pro-

ENTRETIEN AVECJEAN-FRANÇOIS TÉALDI*

q uel état des lieux peut-ondresser de la situation desmédia aujourd’hui ? à l’heure

d’internet et des journaux gratuits,l’accès à l’information paraît plusfacile, mais sommes-nous pour autantmieux informés ?L’absence récurrente de la questionsociale, l’insistance sur les faits divers,la place disproportionnée accordéeaux instituts de sondages et aux« experts », écartent l’informationréfléchie dont devrait disposer lecitoyen pour exercer ses droits etaggrave la situation de la presse. Pasun jour sans son lot de restructura-tions, de fermetures ou de rachats detitres, de concentrations… On dit quela presse quotidienne est en crise,mais lorsque des titres sont mis envente, les prix avancés pour leurrachat par de grands groupes sontexorbitants ; preuve que la presseécrite a un avenir et que le retour surinvestissement est envisagé à courtterme, sinon les banques n’accorde-raient pas de crédit.Le service public de l’audiovisuel,noyé dans un océan standardisé,peine à se différencier des chaînesprivées. Il est maintenu dans unesituation de sous-financement qui nelui permet pas un véritable dévelop-pement.

Les mutations du paysage audiovi-suel et médiatique (numérique etTNT, Internet…) imposent plus quejamais des mesures de sauvegarde,

Pour une aPProPriation PoPuLairedes médiaLa refondation d’un grand service public de la culture et de l’informationest une exigence de civilisation.

« relancer les dispositifs anti-concentration dans la presse, la télévisionet l’internet, condition du pluralisme des

idées et de la liberté de la création. »

« Les luttes detechniciens et

journalistes sur leslignes éditoriales,

les contenus, dansnombre de média,montrent que des

résistances se fontjour. »

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jet de révolution citoyenne et d’éman-cipation humaine. En cas de victoirede l’alternative à gauche, nos propo-sitions de changements profondspour que vivent le pluralisme et ladiversité culturelle, pour la défensede l’industrie de la presse et la sauve-garde des milliers d’emplois actuel-lement menacés deviendront incon-tournables si l’on veut un « sautqualitatif » en matière de démocra-tie. Encore faut-il que les enjeuxmédiatiques soient bien considéréscomme des enjeux décisifs, car ils tou-chent à la « bataille de l’imaginaire »et s’inscrivent dans notre projet cul-turel et d’émancipation humaine. Lesmesures proposées par le Programmepartagé du Front de gauche L’Humaind’abord font l’objet d’un travail d’ap-profondissement continu de la partdes acteurs du Front de gauche, pro-fessionnels de la presse, militants poli-tiques ou citoyens. Initiées par le Frontde gauche Média, elles sont portéespar nos parlementaires et sont misesen permanence en débat auprès descitoyens.

La reconstruction d’un pôle publicaudiovisuel, la représentation des per-sonnels dans les conseils d’adminis-tration, la création d’un Conseil natio-nal des média, les aides à la pressed’opinion, aux coopératives de presseet aux média associatifs, la loi contreles concentrations recueillent un largeassentiment, mais restent à complé-ter sur de nombreux points. Si l’alter-native à gauche s’impose, nous lan-

cerons de véritables États générauxde la presse et des média (EGM) encollaboration avec les partis poli-tiques, les syndicats, et les associa-tions spécialisées. Les EGM pourrontinterpeller le Conseil supérieur desmédia ou les conseils d’administra-tion des entreprises du pôle public.Le CSA, qui a failli, devra faire placeà un authentique Conseil national des

média. Nous démocratiserons lesentreprises, donnerons de nouveauxdroits aux représentants des salariésdans les Conseils d’administration etComités d’entreprise. Au-delà, ladémocratisation du service publicpassera par une autre compositiondes Conseils d’administration, avecune place centrale pour les représen-tants des salariés et des usagers, maisaussi par d’autres choix de contenus

permettant une véritable différencia-tion avec le privé. Les aides régionalesà la presse seront conditionnées etcontrôlées dans chaque conseil régio-nal par une commission tripartite(élus, employeurs, syndicats) d’attri-bution et d’utilisation des aides s’ap-puyant sur les comités d’entreprisede presse ou les délégués du person-nel. En cas de violation du Code dutravail et des conventions collectives,les aides publiques seront suspen-dues.

Pour tout cela nous nous appuieronssur les résistances grandissantes, eninterne, dans l’audiovisuel public àFrance Télévisions, à France 24, à RFI,à Libération et même au Figaro, maisaussi en externe, avec la campagne« De l’Air à Inter » lancée à l’automnedernier, ou encore les initiativesd’ACRIMED, sans compter celles desAmis de l’Humanité ou encore lesdébats autour des Nouveaux Chiensde garde et de la Commission FGMédia. Les réflexions des syndicats etles propositions des associationsouvrent des pistes complémentairesen matière de financement de l’au-diovisuel public, sur l’AFP, sur lanécessité de renationaliser FranceTélécom/Orange, ou encore sur l’ave-nir de TF1. n

« L’information, aumême titre que

l’éducation ou laculture, est un outil

majeur de notreprojet de révolution

citoyenne etd’émancipation

humaine. »

*Jean-François Téaldi est journaliste.Il est responsable du secteur Médiadu Conseil national du PCF.

Propos recueillis par CarolineBardot.

ligne ? Trois éléments permettent decharpenter un cadre.

distinction entre Pressed’information et PresserécréatiVe et sPéciaLiséeLe premier consiste à séparer radica-lement la presse d’information ayantvocation à alimenter le débat publicde la presse récréative et spécialisée.Cette distinction fonde théorique-ment le système des aides publiques.Lesquelles, dans l’esprit du législa-teur, se destinent aux seuls titres« consacrés pour une large part à l’in-formation politique et générale » (arti-

cle 39 bis A du Code des impôts) oupoursuivant « un but d’intérêt géné-ral pour l’instruction, l’éducation, l’in-formation du public » (loi de 1930 surles tarifs postaux préférentiels). Or,sur les 4 726 publications recenséesen France par la Direction généraledes média des industries culturellesen 2012, à peine plus de 500 répon-dent à la qualification de presse natio-nale ou régionale d’information poli-tique et générale.Délimiter avec précision la frontièreentre les deux genres s’avère toute-fois malaisé. Si nul ne doute que TéléLoisir contribue de manière très mar-

PAR PIERRE RIMBERT*

d es 203 quotidiens d’informa-tion politique et générale ven-dus en France en 1946, seuls

65 subsistaient en 2013. Sous la pous-sée du numérique s’effondre un sys-tème qui chancelait depuis troisdécennies. Le temps des rustineslégislatives destinées à déplacer et dif-férer les crises est révolu. Sur quellesbases construire un nouveau modèleà la fois efficace, pérenne, indépen-dant, pensé d’emblée pour traiter àégalité presse imprimée et presse en

une Presse Libre à Portée de maindes propositions pour construire un nouveau modèle indépendant traitant àégalité presse imprimée et presse en ligne.

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ginale à la densité du débat public,certains titres de la presse spécialiséey participent indubitablement. Ilimporte donc de compléter les cri-tères de contenus, toujours sujets àinterprétation, par des caractéris-tiques objectives.Pour voir leurs journaux, en ligne ouimprimés, accéder à la catégorie d’in-térêt général, les éditeurs devraientsatisfaire à trois exigences : la non-lucrativité, par l’adoption d’un statutd’entreprise proscrivant la distribu-tion des bénéfices aux actionnaires ;la non-concentration, qui empêche-rait le contrôle par un même proprié-taire de plus d’un titre dans chaquetype de périodicité (quotidien, heb-domadaire, etc.) ; l’exclusivité rédac-tionnelle, enfin, qui bannirait la publi-

cité des colonnes et des écrans.Remettre la presse en ordre de bataillecommence ainsi par la réaffirmationd’un principe : les titres consacrés audivertissement assument leur statutde marchandise et vivent du marché ;ceux dévolus à l’information reven-diquent celui de bien collectif et reçoi-vent à ce titre l’aide de la collectivité.Celle-ci prend la forme d’un « Servicecommun ».

création d’un serVicemutuaLiséd’infrastructures deProduction et dedistribution deL’informationLe deuxième axe de la réforme reposeen effet sur la création d’un servicemutualisé d’infrastructures de pro-duction et de distribution de l’infor-mation. Ce Service procurerait auxjournaux d’intérêt général non seu-lement les imprimeries, le papier, lesmessageries, mais également leslocaux, les serveurs, les outils destockage numérique et de diffusion,les moyens de recherche et de déve-loppement.Sans distinction de support (papierou numérique), d’opinion, de pres-

tige ou de taille, il fournirait à toutesociété de presse remplissant lesconditions d’intérêt général les ser-vices administratifs, comptables, juri-diques, commerciaux ainsi qu’uneplate-forme commune d’abonne-ment, de paiement et de gestion debases de données. Il rémunérerait destechniciens, des développeurs infor-matiques qui, tout en restant intégrésau sein des équipes de chaque jour-

nal, collaboreraient pour améliorerles applications, accroître la qualitéet la puissance du kiosque en ligne,garantir la sécurité des données per-sonnelles.Les titres dits « alternatifs », qui por-tent sur la réalité sociale un regardsouvent plus lucide que la pressedominante, disposeraient enfin desmoyens de rencontrer leur public.Le Service engloberait les infrastruc-tures de l’Agence France-Presse etprendrait en charge le salaire, enfinporté à un niveau décent, des kios-quiers. Il financerait celui des correc-teurs, secrétaires de rédaction,maquettistes, photograveurs, gra-phistes… dont les postes se trouventmenacés d’éradication par l’automa-tisation. Bien entendu, les collectifsde travail constitués autour d’unmême titre ne seraient pas éclatés etcontinueraient à produire ensemble.Dans ces conditions, le secteur de lapresse ne compterait plus que deuxacteurs : les éditeurs, dont la massesalariale se réduirait aux seuls jour-nalistes, et le Service dirigé par uneorganisation paritaire.

comment financer un teL système ? L’économie de la presse repose actuel-lement sur trois types de recettes : lesventes, la publicité et les aidespubliques dont le montant annuel estévalué à 1,6 milliard par la Cour descomptes (Rapport public annuel2013). Notre modèle bannit la publi-cité, supprime la totalité des aidespubliques (privée des aides publiques,la presse spécialisée et de divertisse-ment bénéficierait du transfert de lapublicité abolie dans la presse d’in-térêt général, soit plus de 1,4 milliard)

« Les titres consacrés au divertissementassument leur statut de marchandise et

vivent du marché ; ceux dévolus àl’information revendiquent celui de bien

collectif et reçoivent à ce titre l’aide de lacollectivité. »

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1. Le montant des aides à la presse, sous forme de moindres dépenses ou d'aides directes, s'élève à 1,6 milliard au total, dont la moitié va à lapresse d'intérêt général. Cette catégorie regroupe les 510 titres nationaux et locaux d'information politique et générale

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et remplace ces deux ressources parune cotisation. Contrairement à l’im-pôt, la cotisation socialise une partiede la richesse produite par le travailavant que les salaires ne soient payéset le capital rémunéré.La cotisation information seraitacquittée par l’ensemble des entre-prises et des administrations. Sonmontant se calcule aisément. En sup-posant que la presse d’intérêt géné-ral se compose des 510 journaux d’in-formation politique et général éditésen 2012 et que les ventes conserventleur niveau actuel, la cotisation

devrait collecter 1,9 milliard d’euros(soir 0,1 % de la valeur ajoutée créée).Pour la collectivité, la différence avecle montant des aides publiques(1,6 milliard d’euros) représente unsurcoût de 300 millions d’euros. C’estle prix d’une information libre : moinsdu tiers de la rallonge budgétaire d’unmilliard d’euros accordée par l’Étaten janvier 2014 à l’avionneur Dassaultpour moderniser son chasseur-bom-bardier « Rafale ».La mise en œuvre d’un tel projet neserait pas exempte de débats : com-ment organiser la gestion paritaire du

Service, quelle instance tranchera l’al-location aux journaux en ligne ouimprimés des moyens qu’ils deman-dent ? Mais elle donnerait au plura-lisme et à la liberté d’expression gra-vés dans nos textes constitutionnelsles moyens de leur applicationconcrète : une information conçuecomme un bien collectif, échappantà la fois à l’influence des puissancesd’argent et à celle du pouvoir poli-tique. n

*Pierre Rimbert est rédacteur auMonde diplomatique.

JournaListe aPrès ça !Après « Charlie », après le choc et la tristesse, il nous faut bien sûr résister,défendre sans concession la liberté d’informer, de caricaturer, depolémiquer mais aussi retrouver le goût d’un journalisme émancipé, sanslequel le terme même de démocratie n’a pas de sens.

PAR ROSA MOUSSAOUI*

comment oublier ce 7 janvier2015 ? Noire journée, qui avaitbanalement commencé,

confé rence de rédaction, échangesde vœux, assemblée de nouvelleannée à l’Humanité. Comme l’annéeprécédente, le discours du directeurportait sur les difficultés à maintenirà flot un journal d’opinion, dans unesociété où penser, proposer une lec-ture critique des événements, seconfronter aux réalités du terrain sansles distordre, relève pour ainsi dire dublasphème politico-médiatique.Incrédulité, puis stupeur, lorsquel’alerte tombe. Le siège de CharlieHebdo attaqué. Un, cinq, dix, onzemorts ? Combien ? Comment oublierles visages des confrères qui sedécomposent, alors que les informa-tions nous parviennent au compte-gouttes ? Comment oublier les larmesde ce rédacteur en chef qui tente sanssuccès de joindre Charb ? Charb,notre dessinateur, celui qui croquechaque lundi l’actualité politique avecune délicieuse cruauté ? Charb qui,consciencieux, alors que les journa-listes font encore attendre leurs« papiers » pour le numéro spécialconsacré à la loi Macron, a déjà rendutous ses dessins… Charb ne répond

pas. Il ne répondra plus. Les nomstombent, ceux de copains, qui ontmarqué la mémoire du journal,Tignous, Wolinski. Wolinski qui, àchaque Fête de l’Humanité, déclen-chait les fureurs des féministes hor-rifiées par ses petites femmes dénu-dées. Wolinski, toujours accoudé auxcomptoirs des stands de solidaritéavec Cuba… Et puis Honoré, son élé-gance bichrome, encre de chine,exquise irrévérence. Et puis OncleBernard, nos premières lectures éco-nomiques au temps où Charlie Hebdoconcoctait de méchantes affichettes,les veilles de manifestations lycéen -nes, pour étriller les Balladur, Chirac,Bayrou… Et puis Cabu, Cabu la gen-tillesse et la bienveillance incarnées.Goût de cendre d’une enfance volée,assassinée. Et puis tous les autres etl’horreur de la sanglante prise d’otagede Vincennes, visant des Français deconfession juive… Ce jour-là, ce 7 jan-vier et ceux qui ont suivi, il fallait avoirle cœur bien accroché pour avoirencore envie de faire ce métier. Le soirmême, sur la place de la Républiqueà Paris, entre larmes et affectueusesaccolades, il y avait une immense tris-tesse et tant d’interrogations en sus-pens…Ce jour-là, ce 7 janvier, ceux qui sesouviennent ont repensé à TaharDjaout. Poète, romancier, journaliste,

il a été la cible d’un attentat le 26 mai1993 devant son domicile de la ban-lieue d’Alger, alors qu’il venait de bou-cler le 20e numéro de son hebdoma-daire Ruptures, fondé quelques moisplus tôt. Tahar Djaout a succombé àses blessures quelques jours plus tard,le 2 juin. L’assassinat de ce journalistecommuniste à la plume redoutablefut comme un signal inaugurant ledéchaînement de barbarie qui devaitendeuiller le pays une décenniedurant. Au total, entre juin 1993 etdécembre 1997, en Algérie, 123 jour-nalistes et travailleurs de la presse ontété assassinés par balles ou décapi-tés. Une tragédie à huis clos. « On n’apas encore chassé de ce pays la doucetristesse léguée par chaque jour quinous abandonne. Mais le cours dutemps s’est comme affolé, et il est dif-ficile de jurer du visage du lende-main. Le printemps reviendra-t-il ? »Ainsi s’interrogeait Tahar Djaout dansson ultime roman, Le Dernier Été dela raison.

La Liberté de La Presseface à La course à LarentabiLitéDans la douleur, dans l’égarement,on a pris la rue, célébré la République,la liberté de la presse, la liberté d’ex-pression, la police et l’armée, le droitau blasphème et la laïcité. On ne s’at-

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tardera pas sur l’extraordinaire ambi-guïté de la marche du 11 janvier, por-teuse tout à la fois d’appels à l’ordreet d’un sincère attachement auxvaleurs trop souvent piétinées du trip-tyque républicain. Arrêtons-nous surla liberté de la presse. Charlie Hebdo,

avant la tuerie perpétrée par une fana-tique fratrie, était au bord du gouffrefinancier. La souscription lancée parle journal avait permis de réunir…16 000 malheureux euros. Des plai-santins, ravis de la déroute financièrede l’hebdomadaire satirique, adres-saient à la rédaction des chèques dezéro euro, agrémentés d’insultes.Charliemourait à petit feu, tandis quela ministre de la Culture et de laCommunication, Fleur Pellerin, assu-rait ne pas être « payée pour lire des

livres ». Sinistre écho à l’exhortationde Christine Lagarde, quelquesannées plus tôt : « Il faut arrêter depenser ! ». Charlie agonisait, et sonvoisin, Libération, ne se portait guèremieux. Le soir même de la tuerie, lesiège du quotidien devait abriter le

pot d’adieu des salariés « candidatsau départ volontaires ». Face à la chutedes ventes, à la déroute financière etdans l’imbroglio d’une nouvelle reca-pitalisation, la direction avait annoncéen septembre la suppression de 93postes sur les 250 salariés du journal.Au même moment, l’Humanité et LeMonde diplomatique, en sérieuse dif-ficulté eux aussi, s’insurgeaient de lasuspension arbitraire d’une partie desaides à la presse à faibles ressourcespublicitaires. Les « grands » média,

les média dominants, eux, n’ont pasautant de problèmes, ils raflent l’es-sentiel des aides publiques. Mais lesventes de toute la presse papier s’éro-dent. Les révolutions technologiqueet culturelle liées à l’essor d’Internetdictent des mutations industriellesque personne, encore, ne sait com-ment surmonter. Dans la tempête dela crise économique et financière,d’innombrables emplois ont étébroyés dans ce secteur qui a perdu enFrance, pour la seule année 2013, 2 %de ses effectifs, soit 4 200 emplois. Lamigration de l’imprimé vers le Webse traduit par la contraction de l’em-ploi, sa précarisation et par la l’alour-dissement des charges de travail. Ladictature de l’information en continu,façon BFM-TV, imprime des rythmesincompatibles avec les procédures devérification indissociables de toutedéontologie journalistique. Dans cettecourse folle à l’audience, qui estd’abord une course à la rentabilité,c’est le sens même de nos métiers, lapossibilité même de produire uneinformation digne de ce nom qui seperd. Dans les rédactions, des pigistesbon marché, corvéables à merci, rem-placent peu à peu les journalistes per-manents. On envoie au front, sur lesterrains de conflits, de jeunes journa-listes qui financent eux-mêmes leurs

« si grand donc que soit le droit attribué au souverain sur touteschoses et tout interprète du droit et de la piété qu’on le croit,encore ne pourra-t-il jamais se dérober à la nécessité de souffrirque les hommes jugent de toutes choses suivant leurcomplexion propre et soient affectés aussi de tel sentiment outel autre. il est bien vrai qu’il peut en droit tenir pour ennemis tousceux qui, en toutes matières, ne pensent pas entièrementcomme lui ; mais la discussion ne porte plus sur son droit, elleporte sur ce qui lui est utile. Accordons en effet qu’un souverainpeut en droit gouverner avec la pire violence, et condamner àmort les citoyens pour le plus léger motif ; tout le monde nieraque dans cette façon de gouverner le jugement de la droiteraison reste sauf. et même, comme un souverain ne peut régnerde la sorte sans mettre en danger tout l’État, nous pouvons nieraussi qu’il ait la puissance d’user des moyens indiqués et d’autressemblables ; et conséquemment qu’il en ait le droit absolu ; carnous avons montré que le droit du souverain a pour limite sapuissance.si donc personne ne peut renoncer à la liberté de juger etd’opiner comme il veut, et si chacun est maître de ses proprespensées par un droit supérieur de Nature, on ne pourra jamaistenter dans un État, sans que la tentative ait le plus malheureuxsuccès, de faire que des hommes, d’opinions diverses etopposées, ne disent cependant rien que d’après la prescriptiondu souverain ; même les plus habiles en effet, pour ne rien dire dela foule, ne savent se taire. C’est un défaut commun aux hommesque de confier aux autres leurs desseins, même quand le silenceest requis ; ce gouvernement donc sera le plus violent, qui dénie

à l’individu la liberté de dire et d’enseigner ce qu’il pense ; aucontraire, un gouvernement est modéré quand cette liberté estaccordée à l’individu. […]Pour que la fidélité donc et non la complaisance soit jugée digned’estime, pour que le pouvoir du souverain ne souffre aucunediminution, n’ait aucune concession à faire aux séditieux, il fautnécessairement accorder aux hommes la liberté du jugement etles gouverner de telle sorte que, professant ouvertement desopinions diverses et opposées, ils vivent cependant dans laconcorde. et nous ne pouvons douter que cette règle degouvernement ne soit la meilleure, puisqu’elle s’accorde le mieuxavec la nature humaine. dans un État démocratique (c’est celuiqui rejoint le mieux l’état de nature) nous avons montré que tousconviennent d’agir par un commun décret, mais non de juger etde raisonner en commun ; c’est-à-dire, comme les hommes nepeuvent penser exactement de même, ils sont convenus dedonner force de décret à l’avis qui rallierait le plus grand nombrede suffrages, se réservant l’autorité d’abroger les décisions prisessitôt qu’une décision meilleure leur paraîtrait pouvoir être prise.Moins il est laissé aux hommes de liberté de juger, plus ons’écarte de l’état le plus naturel, et plus le gouvernement a deviolence. »

extrait de baruch spinoza, Traité théologico-politique (1670), Chapitre xx : « où l’on montre que dans un État libre il estloisible à chacun de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’ilpense ». traduction de Charles Appuhn.

De LA LIBerté De PenSer PAr BAruCh SPInozA

La lutte pour la liberté de juger est un enjeu ancien dans l'histoire du rationalisme. Au XVIIe siècle, déjà, spinozadéfendait l'idée que laisser aux citoyens la liberté de penser était la meilleure règle de gouvernement et la pluspropice à la concorde sociale.

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« dans cette course folle à l'audience, quiest d'abord une course à la rentabilité, c'estle sens même de nos métiers, la possibilitémême de produire une information digne

de ce nom qui se perd. »

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FÉVrier 2015*Rosa Moussaoui est journaliste àl’Humanité.

reportages, espérant couvrir leurs fraisen travaillant pour plusieurs titres quin’investissent pas un centime et, par-fois, se dégagent de toute responsa-bilité lorsque le journaliste se trouveconfronté à un danger.

Vous aVez dit Libertéd'exPression ? La conséquence directe de cette pré-carisation ? Les journalistes, inter-changeables, n’ont plus voix au cha-pitre. Les conférences de rédactionne sont plus des espaces de délibéra-tion, où l’on confronte les idées surle traitement des événements, le choixdes angles, la hiérarchie des sujets.Autrefois formés par les titres, les jour-nalistes passent désormais par la caseobligatoire de quelques écoles pro-duisant des armées de technicienspassés par le moule d’une « objecti-vité » bien mal nommée. Où l’on vousapprend qu’une phrase ne devrait pasexcéder douze mots et que l’horizonde la pensée néolibérale est indépas-sable. Qu’on se le dise, les grèves relè-vent de la « grogne », les usagers sontdes « otages » des mouvementssociaux, les pays étranglés par lesdettes contractées sur les marchésfinanciers sont des « PIGS » [acronymedésignant le Portugal, l’Irlande, laGrèce et l’Espagne et signifiant« cochons » en anglais, NDLR] et lesbombardements doivent être appe-lés « frappes ». Pour mettre de votrecôté toutes les chances de renouve-ler une collaboration, mieux vaut seconformer à cette novlangue. « Dans

quel univers médiatique nous trou-vons-nous, et pourquoi ? Il y a eudérégulation du marché des média etde la presse, comme il y a eu dérégu-lation du marché de l’éducation, dela santé, des transports… Depuistrente ans, le seuil de concentrationdes média s’est élevé et, dans le mêmetemps, les journalistes ont perdu leurstatut de résistance et n’ont plus vrai-ment les moyens de s’opposer à leurhiérarchie », résumait le réalisateurGilles Balbastre à la sortie de son filmLes Nouveaux Chiens de garde, ins-piré de l’essai éponyme de SergeHalimi. Alors même que se réduit l’es-pace de liberté au sein des média exis-tants, souvent dépendants de grands

groupes de l’armement ou de laconstruction friands de marchéspublics, la possibilité même de fairevivre ou de créer des média indépen-dants s’est considérablement res-treinte. Dans le programme adopté le15 mars 1944 et diffusé sous le titreLes Jours heureux, le Conseil nationalde la Résistance entendait « assurerla liberté de la presse, son honneur,et son indépendance à l’égard de

l’État, des puissances d’argent et desinfluences étrangères ». Il s’agissaitde rompre avec la domination de lagrande bourgeoisie industrielle ayantpoussé de grands journaux à adop-ter, avant guerre, le funeste mot d’or-dre « Plutôt Hitler que le Front popu-laire » et, durant l’occupation, à seranger à une ligne collaborationniste.Que reste-t-il, aujourd’ hui, du sys-tème coopératif crée à la Libérationpour permettre l’expansion d’une

presse libre ? Plus grand-chose. Il aété détricoté, au gré des alternances,par ceux qui répètent que « le pro-blème de la presse, c’est sa sous-capi-talisation » et qui s’accommodentd’un paysage médiatique appauvri,uniforme, expurgé de tout regard cri-tique sur le monde. Vous avez ditliberté d’expression ? La sérieuse crisedémocratique que traverse la Francen’est pas sans lien avec la politiquede terre brûlée qui tue la presse d’opi-nion et fait disparaître le débat contra-dictoire. Sans pluralisme de la presse,c’est aussi la méfiance et la colèreenvers des média prêchant le mêmecatéchisme qui s’installent. Pour lepire, puisque cette défiance ouvre un

boulevard à tous les colporteurs demensonges déguisant sur le Web leursofficines réactionnaires ou complo-tistes en « média alternatifs ».

un JournaLisme émanciPéAprès Charlie, après le choc et la tris-tesse, il nous faut bien sûr résister,défendre sans concession la libertéd’informer, de caricaturer, de polé-miquer. Il faudra aussi retrouver legoût d’un journalisme émancipé, sanslequel le terme même de démocratien’a pas de sens. Cela implique unelutte sociale et politique décisive pourque vivent des média libres et indé-pendants. Le dépôt par les sénateurscommunistes d’un « amendementCharb » prévoyant des « moyens sup-plémentaires de défense de plura-lisme de la presse écrite » constitueun pas en ce sens. Le texte, déjà pro-posé dans le cadre de la loi de finances2015, avait été rejeté, le gouvernementarguant de l’existence de dispositifsd’aide à la presse. Il faudra aller beau-coup plus loin pour assurer la péren-nité des titres fragiles et encouragerla création de nouveaux média. Lacrise que traverse la presse françaisedevrait être, aussi, l’occasion d’uneréflexion sérieuse sur la pratique denos métiers et la production de l’in-formation. Il nous faut retrouver dutemps pour enquêter, recouper,explorer le terrain. Il nous faut redon-ner de la place au recueil de la parolepopulaire, à l’analyse, à la réflexion.La crise de la presse est aussi le fruitd’une dépolitisation qui réduit la tec-tonique des sociétés et du monde àune succession de convulsions inin-telligibles. Pourtant chaque événe-ment s’inscrit dans le temps long,dans des dynamiques sociales, poli-tiques, culturelles. Chaque événementest en soi porteur de sens. À Athènes,à la veille des élections législatives quiont porté Syriza au pouvoir, le jour-naliste d’une chaîne de télévisionfrançaise découvrait, ébahi, que lepeuple grec s’était libéré en 1974d’une féroce dictature militaire.Jamais il n’avait entendu parler de laguerre civile, ni de la dictature descolonels. Il semblait couvrir une élec-tion sans enjeu, dans un pays de lapériphérie européenne sans histoire.Au fond, c’est cela, « l’objectivité »journalistique et c’est de cela que,journalistes, nous devons d’urgencenous émanciper. n

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« Les conférences de rédaction ne sontplus des espaces de délibération, où l'onconfronte les idées sur le traitement des

événements, le choix des angles, lahiérarchie des sujets. »

« Que reste-t-il,aujourd'hui, du

système coopératifcrée à la Libération

pour permettrel'expansion d'une

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andré Landrain* réagit au dossier « communisme de nouvelle génération »paru dans La Revue du projet, n° 42, décembre 2014.

Après la Conférence nationale du PCF des 8 et 9 novembre,j’avais envoyé copie à La Revue du projet d’un texted’ « humeur », comme on dit. j’y exprimais ma déception : laquestion des migrations, des luttes solidaires avec les migrantsétaient absentes des travaux. La Revue du projet, en tantqu’auteur du compte rendu, n’en était pas responsable.d’autant moins qu’elle avait publié antérieurement de richesdossiers sur ce thème. Mais, avec une camarade militante dela cause des sans-papiers, nous avions, dans l’atelier« transformer la mondialisation », réussi à parler des noyadesen Méditerranée, des morts au pied des murs de « l’europeforteresse » ; des luttes des travailleurs, des lycéens sanspapiers, des « exilés » de Calais ; des dangers des projets deloi xénophobes et liberticides sur l’entrée et le séjour desétrangers et le droit d’asile. Les quelques mots qui voulaienten rendre compte : « les murs virtuels qu’érige FRONTEX aunom de l’Europe », nous avaient fait bondir. on nous avaitexpliqué quelques jours avant la conférence que dans l’ate-lier consacré à la fois au féminisme, à la lutte contre le racisme– islamophobie, antisémitisme, persécution des roms – à lacitoyenneté de résidence, on n’aurait pas le temps d’aborderla solidarité avec les primo-arrivants extracommunautaires.Aujourd’hui, bouleversé par les crimes terroristes qui ontfrappé nos amis de Charlie, les assassinats antisémites, sansoublier les autres victimes, les attentats islamophobes, devanttoutes les fractures ouvertes de notre société et du monde,je pense que la lutte contre le racisme est une des urgences.et je continue de penser qu’on ne pourrait pas bien y contri-

buer sans être plus performants sur les questions des migra-tions. depuis novembre, la mobilisation de communistes pourles droits des migrants, pour la régularisation des sans-papiers,a continué. sur le droit d’asile, j’ai été rassuré par l’explicationde vote des députés communistes et Front de gauche, qui,comme ceux d’eeLV, se sont abstenus. Mais le texte est quandmême passé, et le plus dur de la bataille du Code de l’entréeet du séjour des étrangers et du droit d’asile (CesedA) est àvenir. La droite et l’extrême droite, en France et en europe,

sont à l’offensive contre un « danger migratoire » qui serait« incontrôlable » sans encore plus de fermeture des fron-tières et de répression. Quelques heures après les crimes,sarkozy a donné le ton : l’immigration « massive », c’est desproblèmes d’ « intégration », donc ça produit des « intégristes »,terroristes en puissance. Moins que jamais, nous ne pouvonslaisser les questions des migrations comme terrain politiqueà la droite, à l’extrême droite ni aux sociaux libéraux au pou-voir. Ni des réactions défensives, sur un terrain piégé par l’ad-versaire, ni le bon travail de journalistes de l’Humanité, ne suf-firont. et c’est du sort de centaines de milliers d’hommes, defemmes et d’enfants qu’il s’agit : ils sont en danger.Nous avons, depuis les années 1990, produit des argumen-taires, des analyses, des propositions, et d’autres en ont fait,au moins autant, qui convergent avec les nôtres. Maisaujourd’hui, pour reprendre l’initiative, il faut rouvrir des chan-tiers. Par exemple, dans le monde actuel, comment rendreeffectives des libertés de circulation et d’installation qui nesoient pas réservées aux citoyens les moins pauvres des paysriches ? Quels enjeux, pour l’ensemble des salariés, contre lamise en concurrence capitaliste, dans la reconnaissance desdroits de tous les travailleurs migrants et de leurs familles ?Comment rendre complémentaires l’existence des nationa-lités et une pleine citoyenneté de résidence ? Comment lalutte contre le capitalisme mondialisé, la coopération, la soli-darité entre les peuples du monde, pourraient non pas sup-primer, mais transformer les migrations, phénomènes millé-naires constitutifs de l’humanité ?

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*André Landrain est animateur du réseau Migrations-citoyenneté du PCF 92, il représente le PCF dans lecollectif Unis contre l’immigration jetable (UCIJ).

« Moins que jamais, nous nepouvons laisser les questions

des migrations comme terrainpolitique à la droite, à l’extrême

droite ni aux sociaux libérauxau pouvoir. »

migrations : des chantiers à rouvrir

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ENTRETIEN RÉALISÉ PAR LÉO PURGUETTE

Le grand entretien

Les électionsdépartementalesPascal savoldelli, responsable du secteur Élections du Conseil national duPCF aborde les enjeux des élections départementales dans une Franceencore sonnée par les événements de janvier. Pour La Revue du projet, ilexpose les ambitions et les principaux axes de campagne des communistes.

uels sont les principauxenjeux de ces électionsdépartementales ?Comment ne pas prendre lamesure des événementsconsidérables survenus

avant et après l’attentat à Charlie Hebdo ?Les Français s’interrogent sur la sociétédans laquelle ils vivent. ils cherchent àcomprendre pourquoi on en est arrivélà ; ils sont très nombreux à cherchercomment vivre autrement pour vivremieux ensemble. L’expression d’une aspi-ration à construire une société débar-rassée du racisme et de l’antisémitisme,laïque, cultivée, plus juste, plus libre, pluségale, plus fraternelle, est porteuse desens pour l’action politique. L’invitationà débattre est attendue. Les électionssont partie prenante du dialogue centrésur des choix de société, sur la construc-tion de solutions. L’engagement des mili-tants dans le porte à porte, dans despoints de rencontre en bas de la cité, surle marché, à la porte de l’entreprise… estdécisif.Les enjeux de ces élections sont plurielsdans un contexte très différent des pré-cédentes « cantonales » et avec leurorganisation dans le cadre d’une nou-velle loi électorale : pour une parité par-faite femme-homme, ce sont desbinômes qui seront élus pour six ans dansun nouveau découpage cantonal.dissocié des élections régionales, pré-vues fin 2015, ce scrutin intervient dansun contexte de forts reculs du Ps auxdernières municipales, d’interrogationset d’incertitudes sur les conséquencesde la faible cote de popularité de l’exé-cutif national. Certes le risque est grandd’une progression de la droite relative-ment unie et du FN dans la foulée des

municipales. Mais ce n’est pas une fata-lité, contrairement à ce qu’ils annoncenteux-mêmes avec le renfort des média.Contre ce risque qu’il ne faut évidem-ment pas sous-estimer, nous ne devonsrien négliger pour affirmer et promou-voir avec les gens nos projets et propo-sitions, avec l’objectif d’enrichir et defavoriser les plus larges rassemblementsà gauche au 1er et au 2e tour.Partout, notre objectif prioritaire doitêtre de faire barrage aux ambitions de

la droite et du FN qui veulent faire de cescrutin une nouvelle étape de conquêtepolitique avant les régionales et dans laperspective des échéances nationalesde 2017. L’enjeu est donc de taille ! ou bien, pirescénario, la droite et le FN disposerontlocalement de moyens institutionnelssupplémentaires pour conduire leurssurenchères libérales, haineuses et sécu-ritaires synonymes d’austérité bien pireque celle, qu’à juste titre, nous dénon-çons actuellement.ou bien, nous réussirons à résister et àfaire rempart contre ces politiquesnéfastes en contribuant à dresser, dans

les cantons et dans les départements,de véritables boucliers sociaux et démo-cratiques, riches de perspectives de pro-grès et d’espoir jusqu’au plan national.Les résultats de ces élections vont doncêtre déterminants pour la vie quotidiennede nos concitoyens et pour l’avenir desterritoires. Cela, sur fond de réforme ter-ritoriale.dans une France qui va mal, le doute s’estinstallé dans notre peuple, déçu par lespolitiques gouvernementales, sur les

capacités des politiques à répondre àses attentes.Un des enjeux majeurs de cette électionréside donc dans notre capacité à ren-dre crédible une alternative aux poli-tiques d’austérité, pour le « mieux vivreensemble » et pour sortir d’une crise glo-bale de la société de plus en plus fragi-lisée et morcelée.Pendant la campagne, partout dans tousles cantons et dans tous les départe-ments, nous ne devrons jamais perdrede vue l'exigence de porter une offrepolitique cohérente et rassembleuseentre le local, le départemental et lenational. je tiens à souligner la dimen-

Q« Un des enjeux majeurs de cette élection

réside donc dans notre capacité à rendrecrédible une alternative aux politiques

d’austérité, pour le “mieux vivre ensemble”et pour sortir d’une crise globale de la

société de plus en plus fragilisée etmorcelée. »

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sion nationale des enjeux départemen-taux et locaux de cette élection, c’est-à-dire la nécessaire articulation à opé-rer entre ces trois niveaux.Nous devons faire la différence avectoutes les autres forces politiques enoffrant une politique résolument ancréesur des valeurs de gauche et sur lesvaleurs républicaines de liberté, d’éga-lité et de solidarité auxquelles j’ajoutebien volontiers dans le contexte actuel,la laïcité.Le nombre de candidats présentés ousoutenus par le PCF, le Fdg et d’autresforces indiquera l’état de la mobilisationpopulaire pour que les exigences démo-cratiques trouvent une expression poli-

tique. Leurs résultats locaux addition-nés constitueront un résultat national.

quelle sera l’utilité politique etsociale des prochains élus départe-mentaux sur le fond de réforme ter-ritoriale que vous évoquez ?À deux mois du 1er tour, l’absence de sen-sibilisation du gouvernement et desmédia sur la nouveauté et sur les enjeuxde ce scrutin n’est pas un hasard. Cetteattitude participe à l’évidence d’unevolonté de « dévitalisation » progressivedu département. or cela est plus facileà dire qu’à faire ! Le département s’estinstallé dans le paysage institutionnelcomme un élément majeur de la dyna-mique territoriale dans la décentralisa-tion. Le concept de département issude la révolution française, puis nourripar les évolutions de la décentralisationdans notre pays, s’est inscrit profondé-ment dans les réalités vitales des habi-tants, dans leur imaginaire et dans leuridentité. il forme un couple avec le faitcommunal. il est un outil de coopérationavec les autres territoires et n’est pas lamachine de guerre technocratique demise en concurrence et d’accaparementdes richesses que peuvent constituerles métropoles.Au fil du temps, le département estdevenu un atout majeur pour dévelop-per la démocratie locale et apporter desréponses publiques essentielles dans lequotidien des populations, au plus près s

de leurs préoccupations. Les départe-ments, c’est chaque année plus de 72 mil-liards d’euros de réponses publiques auxbesoins populaires et pour la moderni-sation des territoires. Cette sommeconsidérable doit impérativement res-ter dans la sphère publique et non êtrelivré aux appétits du privé. C’est dire l’im-portance de la question des moyensbudgétaires des collectivités territorialeset d’une véritable réforme fiscale, plusjuste et efficace du national au local, quimette notamment à contribution lesactifs financiers des grandes entreprises.Ce sujet sera évidemment au cœur denotre campagne.Les conseillers (femmes et hommes)

élus pour six ans ne seront pas des élusréduits ou minorés par les projets deréforme territoriale. je pense même lecontraire ! entretenir le doute sur l’ave-nir des départements constitue une trèsgrave erreur qui va à l’encontre de la réa-lité et de la réponse aux besoins des gens.Le département a de l’avenir, à condi-tion que cette conviction et la volontépolitique qui va avec s’expriment forte-ment dans les prochaines assembléesdépartementales. Nous sommes déter-minés à nous y employer. je suisconvaincu que dans les débats sur le

sens des évolutions institutionnellesdans notre pays, le département serade plus en plus au carrefour desréflexions sur les évolutions de la décen-tralisation. L’actuel débat au parlementsur de nouvelles répartitions de compé-tences entre collectivités territorialesdans le cadre du projet de loi portantNouvelle organisation de la république,loi Notre, renforce les compétencesdu département dans les domaines

essentiels des solidarités, de la cohésionsociale et territoriale. Par ailleurs, nous ne voulons rien lâcherdans notre opposition au projet de sup-pression, ou plutôt de modulation, de lacompétence générale du département.Au-delà du cadre général de la loi, nedevons-nous pas considérer que laréponse publique puise fondamentale-ment sa légitimité dans l’expression dela souveraineté populaire ? C’est pour-quoi nous proposons de l’asseoir, fon-damentalement et durablement, sur lalégitimité des réflexions et des prises dedécision populaires et citoyennes. C’est-à-dire sur un développement de la démo-cratie.dans tous les départements, nos élusseront les porte-voix de celles et ceuxque beaucoup de politiques n’écoutentet n’entendent jamais, pour innover etêtre force de proposition avec les gens,

pour résister, agir et lutter avec eux. desélus qui s’attacheront concrètement àfaire rentrer des droits dans l’histoire duquotidien de celles et ceux qui souffrent.Nos ambitions et notre visée pour dyna-miser la place et le rôle du départementdans la citoyenneté et dans l’organisa-tion territoriale de notre pays s’inscri-vent pleinement dans notre conceptionplus large de l’État pour aller vers uneVie république.

« Au fil du temps, le département estdevenu un atout majeur pour développer la

démocratie locale et apporter desréponses publiques essentielles dans le

quotidien des populations, au plus près deleurs préoccupations. »

« entretenir le doute sur l’avenir desdépartements constitue une très grave

erreur qui va à l’encontre de la réalité et dela réponse aux besoins des gens. »

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sur quels grands axes de campagneles candidats vont-ils mener labataille ?Agir pour une égalité sociale fondée surla justice sociale afin de « mieux vivreensemble » et de démocratiser la société.Contre la crise et l’austérité, pour ladéfense et la promotion de l’actiondépartementale, pour l’essor de lacitoyenneté au service d’une réponsepublique de proximité ; pour la défensedu pouvoir d’achat… sont des thèmeslarges et rassembleurs dans tous les can-tons et pour tous les départements.Localement, la campagne électorale doitêtre un grand moment de rencontres,d’écoute et d’échanges, de proximité etde mobilisation des victimes de l’austé-rité pour construire des territoires deprotection et de progrès social, du « bienvivre ensemble ».

des éléments de programme plusconcrets peuvent aussi être mis en avantpartout pour :- répondre aux urgences sociales en pro-

posant des mesures concrètes d’aidesau pouvoir d’achat, pour la construc-tion et la réhabilitation de logementssociaux, pour défendre la santé, pro-mouvoir la formation des jeunes, pourla reconquête du droit au travail…,

- développer les politiques de solidarité.Compte tenu de la demande forte etcroissante d’aides à domicile pour lespersonnes qui ont souvent plus besoind’assistance que de placement en éta-blissement, nous mettrons en avantl’exigence de création « d’un grand ser-vice public national d’aide à la per-sonne » avec ses déclinaisons dépar-tementales.

- des mesures favorables à la transition

énergétique et écologiste, en matièrede transport, de soutien à l’agriculture,pour la protection de la biodiversité…en dénonçant les règles européennesde libre-échange et de privatisation dessous-sols (gMt-tAFtA).

- la mise en place de nouveaux méca-nismes démocratiques, de dialogue etde partage des pouvoirs par l’indispen-sable promotion de la souverainetépopulaire.

- donner un nouvel élan aux fructueusesrelations avec le monde associatif etaux partenariats avec les communes.

faire du département un acteur com-batif dans la réforme territoriale et dansla mise en place des métropoles enzone urbaine.

quelle est la marque de fabriqued’un département présidé par un

s

Nouveau mode de scrutin sur denouveaux cantonsC’est un scrutin binominal majoritaire à deux tours,sans fusion possible de binôme. Tous les cantons sontrenouvelables à la fois.Chaque canton élit deux conseillers départementaux :une femme et un homme, chacun ayant un suppléantde même sexe. Donc 4 candidats par canton. Pour êtrecandidat, il suffit d’habiter le département, c’est-à-dired’y être inscrit électoralement ou contribuable.Scrutin majoritaire à deux tours. Pour être élu au 1ertour, il faut la majorité absolue et ¼ des électeurs ins-crits.Pour participer au 2e tour, il faut obtenir au moins12,5 % des inscrits. Dans le cas où un seul binôme rem-plit ces conditions, le binôme ayant obtenu après celui-ci le plus grand nombre de suffrages au premier tourpeut se maintenir au second. Dans le cas où aucunbinôme ne remplit ces conditions, les deux binômesayant obtenu le plus grand nombre de suffrages au pre-mier tour peuvent se maintenir au second.La carte cantonale de la France a été redécoupée pourne pas dire charcutée.Si le nombre de conseillers départementaux augmentelégèrement, le nombre de cantons, lui, a été divisé pardeux dans chaque département. Ainsi en Métropole,on passe de 3 863 cantons à 1 995, mais le nombre deconseillers départementaux sera de 3 990.

La clause générale de compétenceLa condition de la réactivité du département auxbesoins des habitantsLa réforme des institutions s’inscrit dans l’ambitionlibérale de faire jouer aux collectivités territoriales untriple rôle : soutenir la compétitivité, réduire la dépensepublique, éloigner les citoyens et citoyennes des lieuxde décisions.De ce point de vue, les tentations de mise en cause de

la compétence générale des départements et desrégions – à savoir la possibilité qui leur est donnée demener librement leurs politiques dans les domainessouhaités – constituent un grave danger pour la démo-cratie d’une part, mais aussi pour la qualité des ser-vices rendus aux populations. C’est l’exercice de cetteliberté qui a permis, depuis les lois de décentralisationde 1982, l’élaboration de politiques innovantes dansles territoires, en prise avec les attentes des popula-tions.Sous prétexte de rationalisation des financementspublics, revenir sur la compétence générale fragilise-rait en effet des secteurs vitaux pour nos concitoyens,comme le logement, les crèches, la culture, le sport,les transports. Les communes, dont les équipementssont en grande partie cofinancés par les départementset les régions, et l’ensemble du monde associatif(notamment dans les domaines de la culture et dusport) seraient les premières victimes de la mise encause de cette liberté. La désignation de chefs de filepour chaque compétence. Notre bataille contre l’austérité, contre l’exacerbationde la compétition entre les hommes et entre les terri-toires, doit donc s’emparer de cette question fonda-mentale pour la mise en oeuvre de politiques de pro-grès social. Ni suppression, ni encadrement (qui laviderait de son contenu) de la compétence générale…mais au contraire l’exigence de moyens pour l’assu-mer pleinement, en lien avec les besoins de nos conci-toyens et dans le souci de la meilleure efficacité sociale !

LE DÉPARTEMENT : échelon de ladécentralisation des pouvoirs etdes moyens pour répondre auxbesoinsLes lois de décentralisation de 1982/83 ont fait dudépartement un cadre territorial majeur pour les trans-ferts de compétence de l’État vers les collectivitéslocales.

QUELQUES EXTRAITS DU LIVRET MILITANT

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Dans une progression constante depuis 30 ans pourrépondre aux besoins des populations, le cumul desbudgets départementaux a atteint près de 73 milliardsd’euros en 2013.L’action économique et la formation professionnellesont allées à la Région, l’urbanisme et l’occupation dusol à la commune et le département a été doté d’untrès important volet social qui représente en moyenneplus de 60 % de son budget de fonctionnement soitenviron 34 milliards d’euros sur 57 milliards d’euros,dans une dépense totale, fonctionnement et investis-sement, de près de 73 milliards d’euros. Nous voulons que l’effet des missions sociales du dépar-tement soit dynamisé en permanence dans ses liensavec le monde associatif, avec les communes (les CCAS)et avec les services de l’État, acteurs et financeurs. Nousvoulons aussi dynamiser la réponse publique par l’ex-traordinaire capacité qu’offre le cadre départementalpour l’écoute des besoins des gens, par la proximitéde ses élus et de ses travailleurs sociaux. Pour cela il faut que l’État assume ses engagementsfinanciers et notamment la pleine compensation desdépenses de solidarité nationale (RSA, PCH, APA) etsorte du carcan financier que l’Europe impose aux col-lectivité locales (moins 3,2 milliards en 2017 et 11 mil-liards sur les trois prochaines années).

DÉPARTEMENT-COMMUNE : un couple à préserver et àdévelopper pour une efficacitésociale nouvellePar leur histoire et par leur légitimité populaire acquiseau fil des ans, la commune et le département sont deve-nus des pivots de l’organisation territoriale de notrepays. Ces deux échelons de proximité pour les popu-lations sont en même temps dans une très grande proxi-mité entre eux. C’est donc tout naturellement qu’ilssont complémentaires. C’est pourquoi nous sommesopposés non seulement aux projets de suppressiondes départements, mais aussi de réduction de leurs

compétences et d’affaiblissement de l’autonomie etde l’existence même des communes. Nous voulons valoriser le potentiel d’efficacité publiquedont ce couple fait la démonstration là où des volon-tés politiques agissent dans ce sens.Nous voulons d’abord que notre mandat d’élu dépar-temental soit un facteur d’essor des partenariats et dela démocratie locale. Parmi les très nombreux champspossibles de cette dynamique, et forts de l’expériencedes conseillers généraux communistes et Front degauche, nous voulons notamment développer l’actiondu couple département-commune dans le champ dusocial et de la solidarité, pour le foncier et le logement,pour l’action économique et l’emploi, pour les trans-ports et la circulation... En coordonnant au mieux nosidées et nos efforts dans le cadre des projets régionaux,des opérations d’intérêt national (OIN), des contratsde développement territorial (CDT), des intercommu-nalités et dans la perspective des futures métropoles.

Téléchargez le document : http://www.pcf.fr/64701

communiste comme le Val-de-Marne dont tu es élu ?Tout d’abord je tiens à préciser que,certes depuis des années, on doit le bilantrès positif du Val-de-Marne, à une majo-rité d’élus Front de gauche, avec un pré-sident de ma sensibilité communiste,dans la majorité de gauche du conseilgénéral. Mais on le doit aussi à une trèsgrande unité et cohérence de réflexionet d’action de l’ensemble de cette majo-rité autour du président Favier depuis sadésignation en 2001, en totale continuitéavec les 25 ans de présidence de MichelGerma.Nos choix politiques sont tous animésd’une volonté d’agir avec et pour touteset tous les Val-de-marnais avec desefforts constants de solidarité enverscelles et ceux qui sont le plus fragilisés.Contre les inégalités sociales. Ce sou-

tien, particulièrement dans le difficilecontexte actuel, constitue un des élé-ments majeurs de notre marque defabrique. Nous ne voulons laisser per-sonne en situation d’exclusion, per-sonnes âgées et personnes en situationde handicap, jeunes enfants ou adoles-cents, tous ont droit à la solidarité.Le logement, les transports, l’emploi, ledéveloppement économique, la petiteenfance, l’éducation, la culture, le sport,la vie associative, la transition écologiquesont autant de chantiers que nousconstruisons collectivement depuis desannées avec les Val-de-Marnais. Ladémocratie, la participation citoyennedes habitants sont également un axeessentiel de notre identité, il ne s’agit paspour nous d’une vue de l’esprit, mais biende la condition de la réussite de nos poli-tiques. Enfin, il faut aussi souligner ce qui

nous distingue ces derniers mois dansle débat sur la réforme territoriale et quinous a placés en première ligne contrela suppression des départements.Soucieux de ne pas voir la République etla vivacité de ses territoires chaque jourse rabougrir, nous nous sommes réso-lument mobilisés contre la recentralisa-tion et l’éloignement technocratiqued’une construction métropolitaine lar-gement réprouvée par les élus locaux.Plus de 35 0000 Val-de-marnais ontsigné une pétition. C’est parce que nouscroyons en une démocratie riche de saproximité, qui fait sens par la réponsequ’elle donne aux exigences populaires,que nous sommes convaincus de lavocation du Département du Val-de-Marne à s’inscrire en complémentaritéde la future Métropole. n

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leur Pellerin, ministre de laCulture ?! Cela résonne commeun oxymoron, c’est un peucomme un pape franc-maçonou un banquier honnête.Comme l’écrivait Alain hayot

(L’Humanité, 20 novembre 2014), elle« symbolise parfaitement l’actuel pou-voir socialiste, composé de technocratesobsédés par la rationalité statistique, lecalcul des coûts et qui puisent leur ins-piration dans la boîte à outils libérale. »on l’imagine plus à l’aise organisant unbrainstorming sur l’esprit entrepreneu-rial ou présentant, cool, un Power Pointsur le marchandising pour les cadrescorporate de son ministère que pourévoquer l’héritage de Malraux ou encou-rager l’éducation artistique à l’école.

Alors, pourquoi elle ? Pourquoi FleurPellerin ? Car enfin, elle n’avait ni la com-pétence requise (voir l’épisode Modiano),ni la légitimité démocratique (elle n’estpas élue, contrairement à Aurélie Filippetipar exemple). Avec Pellerin à la Culture,on est assez loin, c’est le moins qu’onpuisse écrire, des profils socialistes pré-cédents, sans remonter jusqu’à jack

culture : le syndrôme PellerinQue signifie la nomination de Fleur Pellerin au ministère de la Culture ? ellesigne la venue au pouvoir d'une caste de petits marquis et marquises, profil sciences-Po/eNA/Cour des comptes, d'une présidentialisationaccrue des institutions, bref d'une nouvelle régression démocratique.Mais surtout elle marque une certaine évaporation de la spécificité cultu-relle française, une marchandisation croissante, une mise aux normeseuropéennes, l'installation d'un « ministère des industries culturelles » .

Lang. C’est Pierre Moscovici qui introdui-sit Fleur Pellerin dans la nomenclaturasocialiste. il en fit une des plumes du can-didat Ps en 2002. on la retrouvera dansces mêmes eaux aux présidentielles de2007 (entre-temps, elle avait pris sacarte) puis de 2012. hollande président,voici Pellerin ministre des PMe puis duCommerce extérieur. on se souvientd’elle comme la ministre du recul faceau mouvement patronal des « pigeons ».Au PCF qui l’interpelait, elle réponditqu’elle « ne croyait pas à la lutte des

classes ». et puis encore : « il est normalque des gens puissent s’enrichir beau-coup s’ils ont pris le risque de créer uneentreprise, s’ils ont eu une super bonneidée, s’ils ont su la faire fructifier et s’ilsont créé des emplois. en France, il y atoujours eu un petit problème avec l’ar-gent, qui est peut-être lié à la culturejudéo-chrétienne. il y a sans doute aussiun problème avec la réussite ». Un petitdiscours parfaitement calibré, bien dansl’air du temps. en fait, Pellerin a le profiltypique de cette nouvelle génération dejeunes cadres dirigeants dont aime s’en-tourer François hollande, des gens depeu d’expérience militante, n’ayant aucun

passé d’élu mais formaté dans un par-cours identique : sciences-Po , l’eNA, laCour des comptes. C’est le cursus dePellerin, celui aussi de Fabricebakhouche, son directeur de cabinet,ou encore de Audrey Azoulay, nouvelleconseillère culture de François hollande.Pellerin, bakhouche, Azoulay, des clonesdit Michel guerrin du Monde. des clones qui parlent un jargon declones. Voici par exemple ce que disaitPellerin de la société américaine Netflix(Vod), basée au Luxembourg : « C’est

une situation qui ne doit pas se régler envilipendant les sociétés qui font un choixde rationalité économique mais en fai-sant en sorte qu’on harmonise les condi-tions fiscales au niveau européen » ?!

un certain oLiVier henrard Mais ces clones ont une ligne, que Pellerina dévoilé en partie lors des 9e rencon-tres cinématographiques de dijon, leforum annuel des professionnels ducinéma. elle avait centré son interven-tion sur « l’économie de l’attention », undada d’un de ses gourous, l’économistejean tirol. « L’attention est la ressource

« Pellerin a le profil typique de cette nouvelle génération

de jeunes cadres dirigeants dont aimes'entourer François hollande »

PAR GÉRARD STREIFF

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rare et pas les contenus » dit-elle. Adieul’œuvre, le film, le livre, bonjour le contenu,le public, l’algorithme de choix… Le jour-nal Le Figaro avait parfaitement entendule message, titrant l’article  : «  FleurPellerin, la ministre de la Culture qui pré-

fère l’économie à la littérature . selonelle, la culture serait devenue une mar-chandise comme les autres. » et le chro-niqueur jean-Pierre robin d’enfoncer leclou : « soyons clair ! Fleur Pellerin s’ins-crit exactement dans la démarche dePatrick Le Lay. Le souligner n’est pas unecritique mais une simple observation. »

bref, ministre austéritaire, Pellerin est làpour raboter. Mais pas que. elle corres-pond à la conception hollandienne de laculture. La rue de Valois serait, désor-mais, moins la grande maison de la cul-ture, et des artistes, que l’administrationchargée de gérer les industries cultu-relles à l’ère numérique, de faire du com-merce culturel, qui doit rapporter, genrefondation Louis-Vuitton ou chantier duLouvre à Abou dhabi.

Celui qui a le mieux théorisé cette dériveest un certain olivier henrard, ancienproche de Christine Albanel puis deFrédéric Mitterrand avant de devenir, en2011, conseiller culturel de Nicolassarkozy. en octobre 2010, dans la trèsconfidentielle  Revue de la fonctionpublique (n°304 ), dans un article inti-tulé « Vers un ministère de l’Économieet des industries culturelles ? », il mar-telait l’idée que « l’impact économiquedes industries culturelles pouvait consti-tuer une nouvelle source de légitimitépour le ministère » ; il plaidait pour « unÉtat modeste » dialoguant avec Apple,google et youtube et appelait la rue deValois à s’adapter à « ce nouvel ordre dumonde ». sinon, disait-il, ce vieux minis-tère se bornerait au patrimoine, au spec-

tacle vivant, aux arts plastiques et toutce qui concerne « les industries cultu-relles au sens le plus large, susceptiblesd’englober les compétences dévoluesau secrétariat d’État à la prospective etau développement de l’économie numé-

rique qui se rapportent aux média –extension de la télévision numérique ter-restre – et au développement des usagesculturels de l’internet », bref, manifeste-ment tout ce qui l’intéressait, pourraitpartir vers d’autres cieux ministériels…s’il se brouilla avec Frédéric Mitterrand

(dont il était directeur adjoint de cabi-net), il fut aussitôt récupéré par sarkozyqui en fit son conseiller culturel à l’Ély-sée. ( depuis 2013, le haut fonctionnaireolivier henrard « pantoufle » chez sFr,en qualité de secrétaire général dugroupe…).

telle est donc la lignée où vont s’inscrirehollande et Pellerin. sans vergogne. Laculture, c’est devenu du business, de l’ar-gent, du chiffre, du lourd. guy Konopnicki,dans Marianne, a eu raison d’écrire (7novembre 2014)  :  «  si la culture estréduite à une marchandise à vendre dansle temps disponible, autant transformerle ministère en secrétariat au commerceculturel ».

et l’on comprend la colère du cinéasteChristophe honoré (Métamorphoses),réagissant aux propos de la nouvelleministre : « j’ai l’impression que l’on consi-dère ce ministère non comme celui desartistes mais celui de l’industrie cultu-relle et c’est assez accablant ». n

« La rue de Valois serait, désormais, moins la Grande maison de la culture,

et des artistes, que l’administration chargéede gérer les industries culturelles à l’ère

numérique, de faire du commerce culturel »

extraits

(Le PoUVoir) ChiFFre etCoMPte, Les Artistes dÉChiFFreNt et CoNteNt« on a l'impression que beaucoup d'hommes et de femmes des métiers artis-tiques sont traités comme s'ils étaient en trop dans la société. on nous répond,c'est la crise. La crise ne rend pas la culture moins nécessaire, elle la rend aucontraire plus indispensable. La culture n'est pas un luxe, dont en période dedisette il faudrait se débarrasser, la culture, c'est l'avenir, le redressement, l'ins-trument de l'émancipation. c'est aussi la meilleure antidote à tous les racismes,antisémitismes, communautarismes et autres pensées régressives sur l'homme.mais la politique actuelle est marquée par l'idée de « donner au capital humain untraitement économique ». il y a une exacerbation d'une allégeance dévorante àl'argent. elle chiffre obsessionnellement, compte autoritairement, alors que lesartistes et écrivains déchiffrent et content. ne tolérons plus que l'esprit des affairesl'emporte sur les affaires de l'esprit. on est arrivés à l'os et 50 ans de construc-tions commencent à chanceler. Les êtres eux-mêmes sont frappés, le compa-gnonnage humain s'engourdit. L'omniprésence de « programmateurs » et « admi-nistrateurs » mettent en état de dominance les artistes. nous craignons le risquedu pire dans la demeure culturelle ». L'urgence est de stopper l'agression contre« l'irreductible humain », là où la femme, l'homme trouvent le respect d'eux-mêmes et le pouvoir de reprendre force contre tous les raidissements normatifs,les coups de pioche, le mépris, l'arrogance. »

extraits de la lettre de Jack ralite au président de la république du 3 février 2014

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ELLe communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler.

nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvementrésultent des prémisses actuellement existantes. » Karl Marx, Friedrich engels - L’Idéologie allemande.

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uatre décennies de néoli-béralisme ont voué la pla-nification aux gémonies.elle viendrait perturber l’or-dre spontané des marchés,empêcher ceux-ci de réa-

liser une allocation efficiente des res-sources, et par conséquent l’optimuméconomique. Pire : en conférant à l’Étatce pouvoir d’intervention, en le livrant àla pression des groupes d’intérêt, enimpliquant une bureaucratie toujoursplus lourde et puissante, elle conduirait« sur la route de la servitude », avec letotalitarisme à l’horizon. et l’argumentfourni à l’appui est toujours le même : àla moindre volonté de réglementer etd’orienter l’économie on fait resurgir lespectre de l’économie administrée,autrement dit du système soviétique.Comme s’il n’y avait pas eu d’autresexpériences historiques de planifica-tion, elles plutôt réussies.La mondialisation a donné aux néolibé-raux un argument supplémentaire. dansun monde où les grandes entreprises sontdevenues des transnationales, où le libre-échange a pris une dimension planétaire,la planification serait devenue tout sim-plement impossible, ou, en tout cas,contre-productive.enfin l’orthodoxie européenne récusetoute forme un peu exigeante de planifi-cation, en tant que celle-ci s’oppose auprincipe fondamental de la « concurrencelibre et non faussée », non seulemententre entreprises, mais encore entre États.or tous ces arguments sont de parti pris,car la planification a pour elle des argu-

au cœur d’un projetalternatif, la planification (1)

ments bien plus convaincants, que l’onva commencer par exposer.

La PLanificationnécessaire face auxdéfaiLLances des marchésMême d’un point de vue libéral, la planifi-cation est indispensable pour comblerles lacunes du marché. d’ailleurs les libé-raux classiques ne s’y étaient pas trom-pés, Adam smith le premier. tout d’abordil n’existe pas, contrairement à ce que pos-tule le modèle néoclassique, de marchésfuturs, avec des biens définis et des prixconnaissables. La raison en est qu’on nepeut prévoir les innovations et les chan-gements de goûts, si ce n’est, à la rigueur,à titre de tendances. L’argument, qui avaitété utilisé à juste titre contre la planifica-tion impérative, se retourne contre l’om-niscience des marchés. il faut donc nonseulement faire des paris sur l’avenir, maisencore se donner les moyens de les ren-dre jouables, ce que fait une planificationincitative.ensuite les marchés produisent des« externalités », c’est-à-dire des effetsextérieurs à la relation marchande, tou-chant des tiers, voire la société tout entière.Ces externalités peuvent être positives,par exemple dans le cas d’une recherchequi favorise la création de nouveaux biens,mais elles sont plus souvent négatives :c’est le cas de toutes les formes de nui-sances environnementales, telles que lapollution, ou sociales, telles que le stressengendré par les contrats de travail pré-caires, ou sanitaires, telles que les mala-dies induites par un certain managementdes « ressources humaines ». on peutmême aller plus loin : il n’existe par de rela-tions marchandes sans quelques exter-nalités, surtout lorsqu’il y a abus deconfiance, voire escroquerie, sur la mar-chandise, ce que la concurrence impose

presque inéluctablement. tous ces effetspervers du marché appellent des poli-tiques qui ne se contentent pas de cou-rir après ses lacunes pour tenter de lescorriger, mais qui visent à les prévoir et àles empêcher.Les marchés produisent aussi, contraire-ment à la doctrine qui parle d’un juste prixdes facteurs, des inégalités sociales detoutes sortes, qui sont cumulatives. C’estdonc cette fois une politique des revenusqui s’impose, et qui n’est pleinement effi-cace que si elle touche aux revenus pri-maires – avant redistribution.bref la liste serait longue des effets per-vers des marchés. Mais ce n’est pas là l’es-sentiel.

La PLanification est Le Lieu d’exercice de La démocratieLa souveraineté populaire consiste àeffectuer des choix collectifs, qui se tra-duisent par des politiques : une politiquemacroéconomique (quelle part du pro-duit national doit aller à la consommationindividuelle, à la consommation collec-tive, à l’investissement ?), une politiquesociale (quelles normes définit-on pourle temps de travail, quel type d’assurancessociales choisit-on ?), une politique desrevenus (quelle échelle fixe-t-on pour lesrevenus primaires, quelle fiscalité ?), unepolitique des droits du travail, une poli-tique sectorielle (quels secteurs faut-ilsoutenir ?), une politique régionale (quellesrégions faut-il aider ?), une politique envi-ronnementale.dans l’optique libérale ces politiques sontinutiles, ou nuisibles. Les orientationssociales résulteront de la multitude deschoix individuels qui s’effectuent sur lesmarchés. À la limite, une limite franchiepar l’anarcho-capitalisme, la démocratiene sert plus à rien : tout résultera de trac-

Même d’un point de vue libéral, la planification est indispensable pourcombler les lacunes du marché.

PAR TONY ANDREANI*

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tations entre des acteurs privés. Par exem-ple les décisions de justice elles-mêmesseront rendues par des tribunaux privés,choisis par les acteurs en conflit, où ellesferont l’objet de négociations. Le néoli-béralisme ne va pas aussi loin. La démo-cratie aura quand même une utilité, cellede fixer les règles correspondant auxéchanges, et c’est une justice publiquequi, le plus souvent, sanctionnera leur vio-lation. Mais, bien sûr, puisque les marchéssont souvent défaillants et générateursd’un excès d’inégalités, il restera une placepour les politiques publiques.Une place de plus en plus petite aujourd’ -hui. elle consiste d’abord à essayer decompenser des déséquilibres sociaux,quand les inégalités dépassent les seuilsde tolérance de la population, ou quanddes mouvements corporatifs (pêcheurs,chauffeurs de taxi etc.) ou régionaux (parexemple dans tel département défavo-risé) prennent de l’ampleur. elle consisteensuite à chercher les moyens de rendrele pays plus compétitif dans la guerre éco-nomique mondiale. À titre d’exemple onpourra citer, dans la politique du gouver-nement actuel, le crédit impôt-rechercheet le crédit d’impôt compétitivité-emploi.toutes ces politiques sont des politiquesréactives, correspondant à ces défail-lances des marchés et à cette proliféra-tion d’inégalités que nous évoquions. Cesont des politiques à la petite semaine.Quand elles essaient d’être prospectiveset proactives, leur ambition est des pluslimitée. Un exemple actuel en est l’adop-tion par le gouvernement hollande de 34plans associant l’État et les entreprisespour développer certains secteurs afinde créer, d’ici 10 ans, un demi-million d’em-plois et 45 milliards de valeur ajoutée.Louable intention, mais peu de moyens(3,7 milliards d’euros d’argent public).Même en cette matière de politique indus-trielle, on ne peut parler de « colbertisme »,ni d’une réelle planification. en outre, ceschoix n’ont aucunement été débattus,effectués ou validés par le parlement.C’est la technocratie qui en a décidé ainsi,la démocratie a été oubliée.

La PLanification, ça marcheLa planification impérative a eu sesmérites. il n’est pas inutile de rappeler quele taux de croissance de l’économie sovié-tique a été supérieur pendant des annéesà celui des économies occidentales. Maisc’était pendant une période de construc-tion d’un système industriel, et cette crois-sance s’est faite essentiellement sur lemode extensif. L’économie de comman-dement s’est rapidement essouffléeensuite, et ses travers sont bien identi-fiés, entre autres : une information biai-sée parce que les entreprises n’avaientpas intérêt à maximiser leurs résultats, sielles voulaient obtenir le transfert de plus

de ressources auprès de l’organisme supé-rieur, dans la concurrence « administra-tive » qu’elles se livraient à cet effet ; unefaible propension à l’innovation pour nepas prendre le risque de ne pas réaliserleurs plans. Cette planification a toujoursété grossière, car il lui était impossible decollecter et de traiter une information cor-respondant à des millions de produits.elle n’a jamais pu être ex ante, car on nepeut prévoir avec précision les évolutions :il fallait ajuster en permanence les objec-tifs et on ne pouvait procéder que parincrémentation («  à partir du niveauatteint »). enfin, comme c’était une pla-nification centralisée, elle ne pouvait s’ef-fectuer qu’en partant du sommet. Le sys-tème soviétique ne pouvait ainsi êtredémocratique, ni à travers le libre choix(en principe) des consommateurscomme dans les économies de marché,ni à travers une large délibération dansdes assemblées politiques.Pour toutes ces raisons la planificationdevra, pour être efficace, s’appuyer sur

les mécanismes de marché, sauf pour lesbiens qui ne sont pas marchands, ou fai-blement marchands. Le recueil de l’infor-mation sera plus aisé, surtout avec l’aidedes techniques informatiques, et elle seraplus fiable, du moins si elle est contrôlée– car le marché est aussi un vaste mondede tricheurs (on pourrait notamment enri-chir et vérifier les bilans sociaux et envi-ronnementaux qui sont demandés auxentreprises). La planification macroéco-nomique sera facilitée par ce bon appa-reil statistique. Au niveau microécono-mique, la planification pourra même êtreun peu plus détaillée, dans la mesure oùelle ne visera plus des quantités agrégées(tant de tonnes d’acier, tant de machinesà laver), mais des produits spécifiés (desaciers spéciaux, des machines à laver àfaible consommation d’énergie). elles’adaptera aux évolutions, puisqu’ellen’aura plus à réaliser par des transferts leséquilibres entre l’offre et la demande, maisqu’elle utilisera les mécanismes de mar-ché pour simplement les orienter dansles directions souhaitées. bref ce sera uneplanification incitative.

Les moyens d’une telle planification sontbien connus. Ce sont les dispositions légis-latives et gouvernementales qui visent àagir sur la croissance (sur un certain typede croissance), sur l’emploi, la structuredes revenus, les territoires, l’environne-ment etc. Les outils pour une politiqueindustrielle sont les commandes d’Étatpour certains biens, les taux d’intérêt dif-férentiels, les taxes et impôts, les subven-tions dans certains cas.tous ces moyens ont démontré leur effi-cacité, quand ils étaient employés àgrande échelle et dans un temps long.rappelons ici que, à l’époque des trenteglorieuses, la France a connu plusieursplans à long terme (cinq ans), dont lesobjectifs ont varié, mais ont été remar-quablement atteints, malgré des pertur-bations (mai 1968, les chocs pétroliers).de même des pays comme le japon,taïwan ou la Corée du sud ont su se déve-lopper à grande allure à l’aide de plansindustriels. Mais l’exemple le plus frap-pant, à l’heure actuelle est celui de la

Chine. Ayant abandonné la planificationimpérative, elle l’a remplacée par « lecontrôle macroéconomique », avec sapuissante Commission d’État pour ledéveloppement et la réforme, qui est undépartement ministériel, chargé de lastratégie, du programme à long et moyenterme, de l’équilibre global, entre les sec-teurs et régional. Les plans annuels et lesplans quinquennaux ont été, depuistrente ans, pour l’essentiel réalisés.Voilà qui contraste avec l’abandon par laFrance de toute volonté de planification,au profit d’un pilotage à courte vue : dis-parition du Commissariat général au Plan,Loi de Plan qui tombe en désuétude aprèsla fin du 10° plan (en 1992). on ne trouveplus qu’une panoplie hétéroclite de poli-tiques publiques consignées dans la Loide finances. n

.../... (suite dans le prochain numéro)

« dans un monde où les grandesentreprises sont devenues des

transnationales, où le libre-échange a pris une dimension planétaire,

la planification serait devenue tout simplement impossible,

ou, en tout cas, contre-productive. »

*Tony Andreani est philosophe. Il est professeur émérite de sciencespolitiques à l’université Paris 8.

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« L’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais ellejustifie l’invincible espoir. » Jean Jaurès

ur près de cinq siècles, appa-raissent les premières émis-sions monétaires, jusqu’audébut du IIIe siècle qui voitl’installation d’un atelier defrappe à Rome ; puis se

structure un véritable système moné-taire qui se développe, jusqu’à la moitiédu second siècle av. J.-C. quand lesguerres s’exportent hors d’Italie ; enfins’impose le règne de l’argent au rythmedes crises de l’État et de la sociétéromaine.

LES PREMIÈRES MONNAIES ETLA CONQUÊTE DE L’ITALIE En 509 av. J.-C., dans un climat de vio-lence, la royauté cède devant une aris-tocratie puissante qui établit le régimerépublicain. Rome est alors une citéimportante dont le premier traité qu’ellesigne, précisément en 509 av. J.-C., avecla puissante Carthage, définit les espacesmaritimes que les deux protagonistesdoivent respecter. C’est dire la placereconnue dès lors à Rome au sein de l’es-pace méditerranéen, due, pour unebonne part, à l’organisation politiquemise en place au siècle précédent par

L’argent à Rome à l’époque républicaineLe temps de la République romaine (509-31 av. J.-C.), offre un champ pri-vilégié pour étudier le rôle de l’argent, forme monétaire de la richesse. C’estdurant cette période, en effet, que la monnaie s’introduit et se diffuse aurythme des grandes étapes qui scandent l’histoire de la cité. Par sa triplefonction – mesure des valeurs, moyen d’échanges et instrument deréserve – la monnaie contribue au renforcement de l’État, répond aux exi-gences militaires, stimule les échanges  ce qui, en ce temps d’expansionterritoriale n’est pas sans répercussions profondes sur la société romaine.

le roi Servius Tullius, qui institue le censet, comme le dit l’historien Tite-Live « éta-blit les charges civiles et militaires dechacun d’après la fortune  ». Cettemesure décisive, en substituant auxstructures de la parentèle celles de larichesse, suppose une évaluation desbiens qui doivent être réductibles à un

dénominateur commun. C’est alors quesont utilisées les premières formesmonétaires (on parle aussi de paléo-monnaies), constituées de plaques debronze, frustes, peu maniables, mais quiautorisent, selon leur poids, la mesuredes biens. Toutefois, le nouveau régimepolitique ne s’installe pas sans difficul-tés ; le Ve siècle, temps sombre de l’his-toire de Rome, est secoué par des luttesviolentes qui déchirent l’aristocratie –c’est le conflit patriciens/plébéiens – etpar de graves difficultés sociales dues àun endettement endémique ; laconquête et l’annexion de Véies, riche

ville étrusque, au terme d’une longueguerre de dix ans (406-396), modifientsensiblement la situation politique etsociale. Les profits, malgré les pertesromaines, sont considérables et, à biendes égards, cette conquête embléma-tique peut être comprise comme la pre-mière étape d’un long processus qui

engage Rome dans une politique dedomination en Italie. Elle s’amplifie aulong du IVe siècle, conduite par une aris-tocratie désormais unifiée, patricio-plé-béienne (la nobilitas) qui, avec une déter-mination, faite de violence extrême, dediplomatie et de compromis, imposeson contrôle sur les cités et les peuplesd’Italie. C’est dans ce contexte que sontémis de véritables monnayages, desplaques de bronze marquées d’uneestampille, signe du contrôle romain,que remplacent assez vite les premiersdidrachmes romains, monnaies d’argentfrappées sur des modèles grecs cam-

« L’installation de boutiques de banquierssur le forum romain, dans les deux

dernières décennies du IVe siècle, affichebien la naissance et le développement de

l’économie monétaire. »

PAR CLAIRE FEUVRIER-PRÉVOTAT*

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paniens. facilement échangeables avecles monnaies de Grande Grèce (Italie duSud), elles portent au revers un car-touche, avec ROMA ou ROMANO[rum].L’installation de boutiques de banquierssur le forum romain, dans les deux der-nières décennies du IVe siècle, affichebien la naissance et le développementde l’économie monétaire. La conquêtede la Grande Grèce, achevée en 272,marque la nouvelle emprise de la domi-nation romaine sur la péninsule italienneet favorise la multiplication des émis-sions monétaires grâce à l’énormité desbutins notamment celui, prodigieux, dela ville de Tarente.

LE TEMPS DES GUERRESLOINTAINES ET LE SYSTÈME-DENIERPline l’ancien indique, avec une atten-tion particulière, qu’en 269 av. J.-C. futinstallé, sur le Capitole, cœur politico-religieux de la cité, le premier ateliermonétaire, appelé Moneta, du nom deJunon Moneta, dont le temple était toutproche. Le contrôle des émissions estconfié à des magistrats, sous l’autoritédu Sénat et, si d’autres ateliers conti-nuent à frapper monnaie en Italie, lecontrôle de l’État s’exerce partout. Cene sont pas des deniers qu’émet alorsMoneta, contrairement à ce qu’écrit Pline,mais diverses séries, didrachmes d’ar-gent proches de ceux mentionnés pré-cédemment et quadrigats, pièces d’ar-gent dont le revers porte un quadrige, etautres monnaies de bronze. Ces sériessont produites et émises en grande quan-tité, tout au long du IIIe siècle, et répon-dent aux besoins grandissants desarmées romaines. La liste des opérationsmilitaires est, en elle-même, significa-tive : première guerre punique (264-241),annexion de la Sardaigne (238-237), pre-mière guerre d’Illyrie (229-228), conquêtede la Gaule Cisalpine, c’est-à-dire del’Italie du Nord, (225-218), deuxièmeguerre punique (218-202), guerresd’orient tout au long du second siècleet conquête de la Gaule du Sud (125-118).Les difficultés financières apparaissentdurant les guerres puniques, la secondesurtout. dès les premières années, lesarmées romaines subissent, sous lescoups des troupes d’Hannibal, de lourdesdéfaites et l’argent manque. Tous lesexpédients habituels sont mis en œuvre,manipulations monétaires, empruntspublics et/ou privés, en espèces ou ennature, contributions plus ou moins obli-gatoires. dans ce contexte de difficul-tés accrues, l’État entreprend une inno-vation monétaire majeure et met en

place, sans doute en 214-213, le système-denier, qui a perduré durant tout l’Empire.Ce monnayage, proche de celui des citésgrecques de Grande Grèce [ndlr : sudde la péninsule italienne] et de Sicile, secaractérise par sa conception d’ensem-ble qui en fait un véritable système moné-taire bimétallique qui repose sur le denier,monnaie d’argent de 4,54 gr (1/72 de livreromaine) dont la cotation équivaut à 10as, monnaie de bronze (1/6 de livre). Ledenier a des sous-multiples et toutes lespièces portent des symboles qui défi-nissent leur valeur nominale attribuéepar l’État. Enfin l’iconographie – à l’aversRome représentée par une tête defemme casquée, au revers les dioscureset l’inscription ROMA – renforce l’iden-tification et l’unification du système. Leseffets de cette réforme ne sont pasimmédiats mais son importance est capi-tale. L’État romain dispose désormaisd’un instrument monétaire cohérent,opératoire, capable de traiter les

richesses qui affluent à Rome après lavictoire sur Carthage et les guerresmenées dans l’ensemble du bassin médi-terranéen durant le second siècle.Métaux précieux, lingots, monnaies ali-mentent le trésor public dans des pro-portions jusque-là inconnues : on a pucalculer que 600 millions de deniers yavaient été déposés entre 200 et 157 av.J.-C..

LE TEMPS DE L’ARGENT-ROIET LA FIN DE LA RÉPUBLIQUELa ville de Rome elle-même bénéficiede cette manne : d’immenses travauxsont entrepris, aussi bien par nécessité,pour faire face à un fort exode rural, quepar politique, pour donner à Rome tousles traits d’une grande capitale. L’argentse concentre aussi entre les mains d’uncertain nombre de privilégiés et, d’abord,des membres de l’aristocratie sénato-riale, qui profitent très largement du butin,et trouvent dans le gouvernement desrégions conquises de multiples occa-

sions de s’enrichir. Les publicains ne sontpas en reste qui, dans l’orbite deshommes de pouvoir, en lien avec eux,tirent de grands avantages, de l’exploi-tation des provinces. Ces fermierspublics, chargés, depuis longtemps àRome de la perception des impôts etplus largement de tous les revenus, met-tent à profit leur compétence et leur pra-tique dans l’exploitation des provincesqu’ils pressurent en toute impunité. Ilsgèrent tout à la fois le tribut – l’impôt dela soumission – les taxes douanières etles immenses revenus des biens publics(mines, terres publiques etc.). Ces manie-ments de fonds alimentent des circuitsfinanciers, très largement spéculatifs,les prêts à taux usuraires sont légion, etde juteux réseaux commerciaux, ducommerce des esclaves ou des terresjusqu’aux œuvres d’art. autant de pra-tiques qui témoignent, pour l’historienet juriste italien Luigi Capogrossi-Colognesi, « d’une intrication perverse

entre les grands processus d’enrichis-sement des milieux dirigeants et uneexploitation forcenée du monde provin-cial ». Ces capacités d’enrichissement,qui explosent au cours du premier siè-cle avec de nouvelles conquêtes, dontla Gaule, donnent à leurs détenteurs unpouvoir sans limite, enjeu d’une compé-tition toujours plus féroce entre « les sei-gneurs de la guerre ». au terme d’unelongue période de guerres civiles, octave,bientôt auguste, l’emporte en 31 av. J.-C. En introduisant son testament, il écrit :« À l’âge de 19 ans, j’ai levé par décisionpersonnelle et à mes frais une armée quim’a permis de rendre la liberté à laRépublique opprimée par une faction ».C’est bien l’argent fait souverain qui achèvealors la République dans l’Empire. n

« L’argent se concentre aussi entre lesmains d’un certain nombre de privilégiés et,

d’abord, des membres de l’aristocratiesénatoriale, qui profitent très largement du

butin, et trouvent dans le gouvernementdes régions conquises de multiples

occasions de s’enrichir. »

*Claire Feuvrier-Prévotat esthistorienne. Elle est professeurhonoraire à l’université Reims-Champagne-Ardenne.

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Les territoires sont des produits sociaux et le processus de production se poursuit. du global au local les rapportsde l’homme à son milieu sont déterminants pour l’organisation de l’espace, murs, frontières, coopération,habiter, rapports de domination, urbanité... La compréhension des dynamiques socio-spatiales participe de laconstitution d’un savoir populaire émancipateur.

n sait qu’habiter dans lesvilles pose de nos jours d’in-nombrables problèmes dedéplacement et de loge-ment. La quête d’une bonneécole pour les enfants, celle

d’un quartier agréable, bien desservi,calme, sécurisé et accueillant motivetout candidat à la vie citadine. trouverdu travail, des réseaux de solidarité, desanté, d’éducation, d’entraide, de viesociale et culturelle fonctionnant à boncompte dans une proximité acceptableconstituent aussi des enjeux essentielsde l’urbanité. Pour les citadins de base,ces aspirations au bien-être, que favo-rise ou disqualifie la géographie socialedes lieux, rencontrent au quotidien defréquents obstacles.

question de sexe, Pour commencerLes femmes et les hommes sont-ils logésà la même enseigne dans ce combat detous les jours ? A priori oui. Pourtant,quand on y regarde de plus près et si onles considère au sein de classes socialessimilaires, les femmes semblent, à plusd’un titre, plus mal traitées que leshommes dans nos espaces urbanisés.dans le pire des cas, celui des sdF parexemple, les femmes, certes moins nom-breuses que leurs congénères mascu-lins à vivre dans la rue, en souffrent

Une enquête telle que celle réalisée à bordeaux, intégrant le concept degenre, devrait permettre de concevoir un espace urbain répondant aux aspi-rations de toutes et tous.

encore plus durement que ceux-ci. Pourles nombreuses catégories sociales quenous avons l’habitude de répertorierdans les classes modestes, puismoyennes, inférieures ou supérieures,les femmes restent chargées du plusgros des tâches domestiques. toutesles statistiques en témoignent. Pourautant, lorsque le chômage ne les forcepas à rester chez elles, elles sont de plusen plus présentes sur le marché du tra-

vail rémunéré. C’est ce que certainsauteurs ont appelé le « régime de la dou-ble peine ». du fait de cette extensionde leur fonction sociale, ne sont-ellespas amenées à fréquenter des espacesplus diversifiés que les hommes ? sansdoute.or, les enquêtes le montrent : les femmesne circulent pas dans les villes en toutesérénité. elles n’y cheminent pas et y flâ-nent encore moins en totale liberté detemps, de corps et d’esprit. sortir la nuit,surtout dans certains quartiers, lesrebute. C’est à ce niveau que la questiondu genre rejoint celle du sexe.

du sexe au genreLe genre ne constitue que le cumul etl’articulation de trois constats dont l’évi-dence scientifique ne fait plus de doute.

Primo, l’idée de genre pointe de manièrecritique le fait que des caractéristiquesbiologiques et physiologiques fonde-raient une naturalisation abusive descatégories de sexe : ce clivage majeur etmonolithique des sociétés entre le mas-culin et le féminin. or, une dichotomieaux implications sociales aussi profondene peut résulter que d’une constructionsociale et culturelle (idée de sexe social)qui confère d’ailleurs, selon les sociétés

et les territoires, des statuts sensible-ment différents aux hommes et auxfemmes. Cette séparation établit un cli-vage surdéterminant entre les individus.dès lors, deux ensembles humains dis-tincts et indépassables, excessifs à plusd’un égard en raison des implicationssociales multiples et profondes de cepartage, s’identifient à partir des sexesfemelle et mâle. Secundo, cette séparation naturaliséedu masculin et du féminin masque desrapports sociaux de domination. Ceux-ci instaurent une double dissymétriesociale : domination du féminin par lemasculin, mais aussi domination deshomosexuels, bi- et transsexuels par leshétérosexuels.Tertio, un décalage s’observe assez sou-vent entre le sexe biologique, l’attente

PAR GUY DI MÉO*

question de sexeou question de genre ?Les femmes et la ville

« Les femmes, certes moins nombreusesque leurs congénères masculins à vivre

dans la rue, en souffrent encore plusdurement que ceux-ci. »

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sociale d’un comportement sexuel (dit)naturel qui lui est associée, et la sexua-lité réellement vécue. Comme leremarque judith butler, le sexe est diver-sité et le genre en rend compte. Ce troi-sième constat vaut aussi pour la grandevariété des attitudes d’hommes et defemmes dont la règle de naturalité desappartenances de sexe voudrait qu’ilsse comportassent les uns en mâles virils,les autres en parangons de féminitédémonstrative et de soumission. or, l’ex-périence montre que nombre d’hommesaffichent des conduites sociales tout àfait féminines, alors que des femmess’imposent, parfois avec une certaineviolence, comme de redoutables lea-ders sociaux.

Le genre : des outiLs PourcomPrendre La sociétédans ses LieuxLe genre, c’est l’enchaînement de cestrois principes. Plus qu’une véritablethéorie, il s’agit d’une sorte d’arrange-ment conceptuel à haute portée métho-dologique. j’en ai éprouvé l’efficacité àl’occasion d’une enquête, réalisée àbordeaux, auprès d’une soixantaine defemmes représentatives de la popula-tion bordelaise. Cette enquête, menéesous la forme d’entretiens, visait, enregard des constats que j’ai rappelés audébut de cet article, à répondre auxquestions suivantes  : comment lesfemmes vivent-elles la ville ? Quels obs-tacles et quelles limites rencontrent-elles dans leurs pratiques quotidiennesdes espaces urbains ? Quels lieux leurapportent un agrément, un plaisir devivre la ville et d’en tirer des ressourcespersonnelles ? Quels lieux opèrent l’ef-fet contraire ? Mon hypothèse, ancréedans la conceptualisation du genre,consistait à poser qu’il n’existe pas, ycompris au sein des mêmes classessociales, un unanimisme comportemen-tal des femmes qui singulariserait uneféminité exclusive. bien au contraire, lesfemmes, tout en subissant la domina-tion sociale, développent des représen-tations et des pratiques urbaines d’unegrande variété.

intérieur et extérieur,esPaces PubLic et PriVédans le vécu des femmes, la vieille idéeque la maison, le domicile, l’appartementserait leur domaine légitime, alors quela place des hommes se situerait plutôtà l’extérieur, ne s’efface pas totalement.elle recule pourtant beaucoup. en effet,les rares bordelaises qui admettent sereplier entre les murs d’un logement lefont sous le poids de l’âge et de la mala-die, de la dépression ou d’une détressepsychologique. en réalité, si la plupart

de nos interlocutrices valorisent et appré-cient leur « intérieur » elles en repous-sent les limites pour investir le quartier,la ville… Voire s’évader bien au-delà ! il convient d’évoquer deux paradoxesde cette prétendue affinité élective desfemmes pour leur logis. Le premier nousamène à constater que moins à l’aisefinancièrement que les hommes, en par-ticulier quand elles sont en situationmonoparentale, les femmes éprouventplus de difficultés qu’eux à accéder àdes logements de qualité. Le secondrevient à observer que si les femmesrecherchent la sécurité dans une cer-taine intimité résidentielle, c’est aussidans ce cadre qu’elles subissent le plusde violences (conjugales surtout) ou deviols par des proches. du coup, c’est sansdoute dans l’espace public de la ville queleur sécurité est la mieux garantie etqu’elles peuvent faire pleinement valoirleurs droits à l’égalité des sexes.

La cité des femmesAinsi se dessinent les contours d’unecité (non exclusive) des femmes épou-sant les césures d’une double distinc-tion : lieux attractifs versus espaces répul-sifs ; territoires connus et fréquentésversus espaces ignorés.

Le premier distinguo rend attirants pourles bordelaises des lieux qu’elles jugentbeaux en raison de leur esthétique archi-tecturale ou paysagère, propres, ouverts,clairs, calmes, rassurants, verts et arbo-rés… il s’agit des quais réaménagés de lagaronne, des places, des axes remaniéset parcourus par le tram, du centre his-torique monumental et des quartiersplus anciens transformés par la gentri-fication. La rue ou le quartier de leur pro-pre résidence, même lorsqu’il se confondavec une cité d’habitat social, trouve tou-jours grâce à leurs yeux. en revanche, lesespaces de la ville qu’elles rejettent etoù elles détestent se rendre sont ceuxqu’elles qualifient de laids, sales, fermés,sombres, oppressants et agressifs, étouf-fants, minéraux…Concernant la seconde opposition, lesespaces que les femmes déclarent igno-rer s’identifient en grande partie aux lieuxrépulsifs déjà nommés. À ceci prèsqu’elles affirment ne pas s’y rendre parcequ’il n’y a « rien à voir », « rien à y faire ».Parce qu’ils ne recèlent « rien d’intéres-

sant », « rien de plus ou de mieux qu’ail-leurs »… Ce double jeu d’antagonismesspatiaux admet au total une disconti-nuité très nette entre lieux attractifs, fré-quentés et connus d’un côté, espacesrépulsifs et largement ignorés de l’au-tre… Notons que nombre d’hommeséprouvent les mêmes craintes que lesfemmes qui, toutes, ne les partagentpas : loi du genre oblige !

Les murs inVisibLesentre ces deux mondes se dressent ceque j’appelle des « murs invisibles ». Cesont des frontières virtuelles que la plu-part des femmes tracent, souventinconsciemment, dans le tissu urbain.elles stigmatisent ainsi des lieux géné-rateurs d’une certaine peur sexuelle.Qu’elle soit fondée par des formes deharcèlement dont se plaignent tant dejeunes femmes. Qu’elle surgisse d’unimaginaire collectif regroupant, dans unmême rejet, les cités (lieu des « tour-nantes »), la présence d’arabes ou denoirs (réputés violents et misogynes),les coins sombres propices aux embus-cades, ceux de la nuit, des parkings etdes parcs, les quartiers du sexe mar-chandise et de la prostitution… La classesociale des femmes influe assez peu sur

l’opacité et la disposition de ces « mursinvisibles ». Celles qui les discernent lemoins sont les plus jeunes, les plus ins-truites, les plus mobiles, les plus libéréesde la domination masculine, les plusoccupées par des professions leur confé-rant des responsabilités…

en conclusion, on voit bien tout ce queles urbanistes, les aménageurs, les éluspeuvent apprendre d’études commecelle que j’ai pu réaliser à bordeaux. ellesdevraient permettre d’introduire desaméliorations de l’espace urbain sus-ceptibles d’en faire un véritable espacepublic, générateur de bien-être et d’iden-tification pour toutes et tous. ellesdevraient aussi, par une éducation appro-priée aux questions du genre, contribuerà rétablir l’égalité-mixité dans la ville touten chassant des préjugés tenaces. n

*Guy Di Méo est géographe. Il estprofesseur émérite à l’université deBordeaux.

« Les femmes, tout en subissant ladomination sociale, développent des

représentations et des pratiques urbainesd’une grande variété. »

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La culture scientifique est un enjeu de société. L’appropriation citoyenne de celle-ci participe de laconstruction du projet communiste. chaque mois un article éclaire une question scientifique et technique. etnous pensons avec rabelais que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » et conscience sansscience n’est souvent qu’une impasse.

quoi passe ses journéesun informaticien ? est-ce un métier qui changetous les jours ou est-ceroutinier ? ��je suis professionnel indé-

pendant (on dit free-lance) dans ledomaine de la création d’outils de com-munication sur support numérique. Lecœur de mon métier consiste à réaliserdes ergonomies pour les sites internet.Cela comprend de la création graphique,de la programmation dans des langagesinformatiques liés au Web (htML, Css,php, etc.). Mais mon métier possèded’autres facettes. j’administre des basesde données, je rédige des articles pourles sites que je conçois, je retouche desphotos, il m’arrive de réaliser des vidéos,d’ouvrir et d’administrer des comptessur des réseaux sociaux. Les sites queje construis sont hébergés sur un ser-veur, ce qui nécessite de configurer ceux-ci. enfin, l’ensemble de ces domainesdemande de former mes clients dansl’utilisation de technologies sans cesseen évolution. je passe donc du temps àréaliser la documentation nécessaire àl’appropriation des outils numériques.enfin, comme tous les entrepreneurs,j’effectue les formalités administrativesnécessaires à ma profession (réalisationde devis, comptabilité, etc.).��tout celaest très passionnant, mais nécessite uneformation constante. je passe donc

qu’est-ce qu’uninformaticien ? (1)

beaucoup de temps à me former. dansle jargon du métier, on appelle cela « fairede la veille ». Cela peut consister à acqué-rir les connaissances nécessaires à laprogrammation de nouveaux langagesou à l’utilisation de nouveaux logiciels.Mais cela passe aussi par la lecture d’ar-ticles sur les nouvelles tendances duWeb, la sociologie des internautes ou lesnouvelles pratiques en matière de réfé-rencement de site. enfin, la partie artis-tique de mon travail demande une sen-sibilité au design. il m’arrive donc deparcourir le Web en quête d’inspiration.dans cette partie du travail, le temps

libre se mélange au temps de travail.enfin, pour bien finir de répondre à laquestion, une des activités les plus récur-rentes devant mon écran est d’écouterdes webradios. Les graphistes ont leursoreilles qui traînent. travailler en musiquen’influe en rien sur la cadence, mais rendle travail infiniment plus agréable. dansles open spaces des agences Web etautres ss2i, tout le monde porte uncasque. j’ai la chance de pouvoir m’enabstenir puisque je travaille seul.

est-ce un ou cinquante métiers dif-férents ?il y a sûrement 25 000 sortes d’informa-ticiens différents. Utiliser le terme infor-maticien est générique. je me demande

si un électricien n’aurait pas la mêmeréaction si je lui demandais « c’est quoiêtre un ouvrier au xxie siècle ? » d’ailleurs,on ne se dit plus « informaticien », mais« développeur » ou « codeur ».��

c’est un peu vertigineux, l’accumu-lation du temps de travail néces-saire à la réalisation de l’ensemblede ces tâches.il est vrai que je ne chôme pas. Mais nousdisposons de trois outils pour nous aiderà répartir notre travail sur notre emploidu temps hebdomadaire. Mon premierami est tout simplement le « copier-col-ler ». Un développeur a horreur de fairedeux fois la même chose. il optimise sontemps de travail en alimentant sa biblio-thèque de codes de la même manièreque le graphiste part rarement de zéropour concevoir une maquette. Ce der-nier dispose toujours d’une base de pic-togrammes, de typographies ou d’élé-ments graphiques à portée de clic. Monsecond ami est inhérent au métier dedéveloppeur : il s’agit de notre faculté àconcevoir des « routines » ou des petitsprogrammes faisant le travail répétitif ànotre place. inutile de faire 300 copier-coller dans une base de données quandnous disposons des connaissances pourautomatiser cela. il en va de même pourappliquer automatiquement le mêmeeffet sur l’ensemble des photos d’unorganigramme d’entreprise ou d’utilisergoogle pour obtenir l’information néces-saire. Mon dernier ami est l’écosystèmealtruiste dans lequel vivent les codeurs.Laisser des traces pour permettre ausuivant de comprendre et de reprendreson propre travail est un réflexe pour ledéveloppeur. on ne compte plus les

des quantités de gens passent leur journée de travail devant un ordinateuret ne connaissent rien à l'informatique. Alors que recouvre le métier d’in-formaticien aujourd'hui  ? Nous commençons cette série par un auto-entrepreneur créant des sites Web.

ENTRETIEN AVEC LAURENT LEFEBVRE*

À« Utiliser le termeinformaticien est

générique. »

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forums d’entraide, les blogs ou les wikiservant de lieux de ressource pourchaque développeur. graphiste de for-mation, j’ai toujours été stupéfait par lecontraste qui règne entre la logique dudroit d’auteur, hégémonique dans lemonde de la création artistique, et lalogique de la licence libre (ou creativecommons) qui fait consensus chez lesdéveloppeurs.

si un informaticien mort il y a 10 ou20 ans revenait aujourd’hui, est-cequ’il serait perdu ?impossible de répondre à cette ques-tion, ça dépend tout simplement de lapersonne. Certains seraient dépasséspar les innovations technologiques.d’autres, plus curieux, chercheraient àsoulever le capot.

il y a 20 ans naissait le Web. Ma généra-tion a appris à programmer à une périodeoù une personne pouvait encore déve-lopper seule un jeu vidéo. Une grandepartie des programmeurs étaient aussides créateurs. La décennie suivante allaitvoir arriver sur le marché du travail desindividus qui n’ont pas appris l’informa-tique sous forme de cours magistraux.il y a pas mal d’autodidactes dans lemétier. donc, je serais tenté de dire qu’ily aurait beaucoup d’informaticiens quiretrouveraient pied facilement à condi-tion qu’ils n’aient pas perdu la curiositéqui leur a fait découvrir le métier. L’agenceWeb où je travaillais précédemmentcomptait parmi son équipe de dévelop-peurs un licencié de lettres modernes,un ancien de sciences Po, un ancien jour-naliste, un ancien graphiste (moi) et seu-lement trois salariés ayant étudié l’infor-matique. je ne pense pas que mon travailest plus complexe aujourd’hui que celuide l’ingénieur informatique d’il y a vingtans. Au contraire, le Web nous a connec-tés et l’entraide est d’autant plus active.Par contre, c’est le monde qui est pluscomplexe. Les attentes des employeurssont plus importantes. La logique com-merciale est plus prégnante et la quan-tité d’interconnexions demande uneconcentration accrue pour ne pas selaisser divertir par l’abondance de ten-tations à portée de clic.

un informaticien travaille-t-il sur-tout dans le privé  ? Permet-il à sonemployeur de faire des bénéfices etsi oui, comment ?il y a des informaticiens dans le publiccomme dans le privé. il y a des boîtes quiexploitent leurs salariés, mais il existeaussi des coopératives qui reversent lesbénéfices aux salariés sociétaires.Comme dans tout secteur économiquede notre partie du monde, une grandepart de la productivité est basée sur l’ex-ploitation. La filière du site Web est l’unede celles qui s’est le plus taylorisée cesdernières années. Lorsque j’ai com-mencé, la même personne réalisait unsite de A à Z. Aujourd’hui, la filière com-porte des dizaines de métiers (voirhttp://metiers.internet.gouv.fr) avec uneéchelle de salaires permettant de met-tre en concurrence tout ce petit monde.

est-ce que c’est le régime de laconcurrence exacerbée, internatio-nale (face aux états-unis, àl’inde... ?), avec la pression perma-nente ? est-il vrai qu’il y a beaucoupd’informaticiens qui se mettent àleur compte en créant des petitessociétés de services ? et arrivent-ilsà tenir ?dans mon domaine, il n’y a pas deconcurrence exacerbée internationale.réaliser un site Web demande de connaî-tre les internautes et la société danslaquelle on vit. Un indien ou un Américain

réalisera un travail moins adapté à l’in-ternaute français. Le message toucheradonc plus difficilement sa cible sur cepoint, on peut comparer le Web au jour-nalisme. il ne viendrait pas à l’idée d’unpatron de quotidien français d’embau-cher des journalistes indiens... il y a unan, l’utilisation de la photo du petitgregory dans une publicité pour la gar-derie du festival de Montreux avait faitbeaucoup jaser dans la profession. Lestagiaire étranger de l’agence de com-munication avait tout simplement tapé« enfant » sur google et utilisé la pre-mière photo venue pour créer un visuel.C’est le genre de risques qui peuvent seproduire si une entreprise embauche

*Laurent Lefebvre est créateur de« C-real », une agence decommunication digitale (c-real.fr)

Propos recueillis par Pierre Crépel

une main-d’œuvre étrangère à bas prixou lorsque l’on sous-traite ses projetsde l’autre côté du globe. �si la pressionexiste, c’est à l’intérieur de notre terri-toire. Les agences sont constituées d’uneproportion de plus en plus importantede commerciaux. Ceux-ci ont de plus enplus de pouvoir décisionnel au détrimentdes directeurs artistiques ou des res-ponsables techniques. La rentabilitél’emporte sur la qualité technique ouartistique du site (ce qui est déjà frus-trant pour tout technicien ou créateur).Certaines agences sous-traitent mêmel’ensemble du travail technique et créa-tif. Ce qui a pour conséquence de trans-former le salarié en entrepreneur, enten-dez par là précaire du xxie siècle : heuressupplémentaires non rémunérées, pasde sécurité sociale, pas de cotisationchômage, etc. C’est ce que l’on appelleêtre free-lance ou auto-entrepreneur.en ce qui me concerne, je viens de créermon activité. rendez-vous dans deuxans pour savoir si je tiendrai. des aidesexistent, heureusement !

J’aurais tendance à dire, comme çade tête, qu’il y a 90  % d’hommes et10 % de femmes, est-ce vrai ? est-ceinquiétant ?C’est pire que ça. en revanche, le métierde graphiste est surtout féminin. Allezsavoir pourquoi !il y a sûrement des raisons à cela et deschoses à faire... on y reviendra dans un

prochain numéro. en attendant, rappe-lons le n° 40 d’octobre 2014 de la Revuedu Projet sur les Fab-labs et le n° 5 ( juil-let septembre 2014) de Progressistessur l’économie numérique. n

http://projet.pcf.fr/59974http://progressistes.pcf.fr/57633

« il y a pas mald'autodidactes

dans le métier. »

« Les commerciaux. Ceux-ci ont de plusen plus de pouvoir décisionnel au

détriment des directeurs artistiques ou desresponsables techniques. »

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PAR GÉRARD STREIFFSO

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La société est inégalitaire,disent les françaisLa soFres a sondé, l’automne dernier, l’opinion pour laFédération des pupilles de l’enseignement public (PeP) et lejournal Le Monde sur le thème de l’inégalité. Les Français esti-ment, très majoritairement, 78%, que la société est inégali-taire. ils ne sont plus que 60% à considérer qu’il faut « lutterau maximum contre les inégalités entre tous les individus ».Ce recul, estime l’institut, se produit lorsqu’apparaît la notionde mérite. 32% des sondés (38% des 18/24 ans) estiment qu’ilfaut plutôt « accepter les inégalités entre les individus si celles-ci sont fondées sur le mérite ».

Les sondés établissent une hiérarchie nette entre les publicstouchés par les inégalités. À la question « selon vous, quellessituations devraient bénéficier d’efforts particuliers afin d’as-surer l’égalité des chances en France ? » (douze catégoriesétaient proposées), arrivent en tête « les personnes qui onttrès peu d’argent » (45%), puis « les personnes souffrant d’unhandicap moteur » (34%) et celles « vivant dans des quartiersoù l’insécurité est forte » (32%).L’immigration (9%) et les gens du voyage (3%) viennent loinderrière et l’institut parle d’un « climat anti-immigrés qui s’estgénéralisé ».

Quels sont les domaines où les inégalités sont les plus répandues dans lasociété française ? en % (plusieurs réponses possibles) :

L'emPLoi : 38% (en premier)67% (total des réponses)

Le Logement : 19% (en premier)60% (total des réponses)

L'accès aux soins : 15% (en premier)49% (total des réponses)

Quelles professions doivent faire le plus attention à ne pas créer des discrimi-nations ? (en % des réponses)

recruteurs dans les entreprises : 63%enseignants : 51%hommes politiques : 49%forces de l'ordre : 48%acteurs du logement : 44%

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PAR MICHAËL ORAND

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L’économie a beau se revendiquer de la rigueur scientifique,il n’est pas besoin d’une analyse poussée pour comprendreque la raison est loin d’être la pierre angulaire de la disci-pline. Avec ses dogmes (orthodoxes ou hétérodoxes), sessaints (Adam smith), ses idoles (le mar-ché) et ses prêtres (les «  experts  »),l’économie tient en effet plus de la reli-gion que de la science. Cela la disquali-fie-t-elle pour autant  ? Non, car l’éco-nomie est une science humaine, etpour cette raison elle est à la foissujette aux travers humains, dont letravers religieux, et d’autant plus fasci-nante à observer et à étudier. Voilà cequ’aimait à répéter bernard Maris,l’oncle bernard, dont nous avons ététragiquement privés le mercredi 7 jan-vier dernier.

remettre l’humain au centre de l’économie. telle était l’am-bition que s’était fixée bernard Maris. et il ne s’agissait passimplement d’humaniser les objets auxquels s’intéressel’économique, même s’il s’agit d’une part importante de ladémarche. en témoigne le nombre de pages qu’il a consacréà réhabiliter le partage et l’échange, à montrer qu’il vautmieux parfois être cigale que fourmi, ou à remettre en ques-tion les totems du Marché, de la Marchandise et de la Valeur.Mais il fallait aller plus loin encore, et amener l’humain aucœur même de la science économique, pour rappelerqu’elle n’est finalement que le produit de rapports humainset sociaux, et que c’est là le seul prisme sous lequel on peutl’observer, l’analyser, la critiquer et la faire progresser.

«  Au fait, les économistes… de quoi parlez-vous ? savez-vous que lorsqu’on a comprisque la “science” économique était une reli-gion, l’économie devient passionnante  ? onpeut l’aborder sous l’angle de la mathéma-tique pure — rien n’est plus respectable quele plaisir pur du chercheur, détaché des

contingences mercantiles, qui produit sesthéorèmes de mathématique, mais qu’il neles baptise lois économiques, par pitié ! sousl’angle de l’histoire des faits, de la pensée, de

la philosophie économique, dela comptabilité, de la statistiquedescriptive… de la rhétorique —comme il est amusant, alors,d’observer les travaux de cou-ture des uns et des autres pouremmailloter plus ou moinshabilement dans de la”science” leur idéologie ! »

Car l’objectif, en s’attaquant à la cara-pace de scientificité derrière laquellese protègent économistes et autresexperts, c’est bien de porter les pre-miers coups à la nouvelle sainte

alliance du sabre capitaliste et du goupillon économiste. Ceque nous retiendrons des leçons de l’oncle bernard, c’estqu’il est des façons sublimes de porter ces coups, en his-sant l’économie au niveau des plus belles productions del’esprit humain, poésie et littérature en tête. en rappelantainsi que l’économie n’avait pas à rougir de sa propre capa-cité à élever le genre humain, le contraste avec son avilisse-ment actuel et son asservissement au capitalisme et à lasociété de consommation n’en paraissait que plus insup-portable. La plus belle des défenses pour la plus efficacedes attaques, en quelque sorte, et un flambeau que noustâcherons de reprendre.

Pour découvrir ou approfondir la pensée de bernard marisAntimanuel d’économie (2 tomes), bréalLettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennentpour des imbéciles, Le seuilPetits principes de langue de bois économique, bréal etCharlie Hebdo

hommage à Bernard Maris

rendre l’économie plus belle en la rendant plus humaine

« remettre l’humain au centre

de l’économie. telle était l’ambition

que s’était fixéeBernard Maris. »

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charlie, partout on dessine en ton nom

doaa eladl, dessinatrice égyptienne

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« Il a dessiné en premier », david Pope, Canberra Times,dessinateur australien

« Ma solidarité avec Charlie hebdo », angel boligán corbo, dessinateur cubain

mohammad saba’aneh, dessinateur palestinien

« Prenons les armes camarades ! », francisco J., olea, dessinateur chilien

« Quelle est cette petite arme qui nous a fait tant de mal ? »,satish acharya, dessinateur indien

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PAR VÉRONIQUE BONNET*

Lire, rendre compte et critiquer, pour dialoguer avec les penseurs d’hier et d’aujourd’hui, faireconnaître leurs idées et construire, dans la confrontation avec d’autres, les analyses et le projetdes communistes.

richard matthew stallmanou l'informatique del'humain

L’Humanité.fr, dans un article du 13 septembre 2014, pro-posait des morceaux choisis du discours sur les droits del’homme et l’informatique que Richard Matthew Stallmanavait tenu la veille à la Fête de l’Humanité. En ce début2015, porteur de mesures floues dans le registre digital,qu’il s’agisse du très indéterminé « tout numérique » dansl’Éducation Nationale, ou encore, à l’international, les dis-cussions de traités commerciaux en cours, entre les États-Unis et l’Europe, qui risquent de faire prévaloir la rechercheexclusive de profits sur les égards dus à l’humain, évo-quons la figure de celui qui, plus que jamais, dans l’infor-matique, n’a de cesse de dénoncer l’inhumain : « Avec unlogiciel, il y a deux possibilités, ou les utilisateurs ont lecontrôle du programme, ou le programme a le contrôlede l’utilisateur. Dans le premier cas, cela s’appelle le logi-ciel libre. » Homme utilisateur ou homme outil ? Sujet ouobjet ?

Programmeur au M.I.T. (Massachussets Institute ofTechnology), après un cursus d’exception en mathéma-tiques, RMS (ses initiales, triade mythique pour ses colla-borateurs et admirateurs) s’aperçut, confronté à l’impos-sibilité d’obtenir de la firme Xerox le code defonctionnement d’une imprimante pour la réparer, queles échanges d’informations, qui allaient de soi entre scien-tifiques et chercheurs, au début de l’informatique, étaientdésormais menacés. Verrouillage, pour l’utilisateur lui-même, en vue d’assurer des rentes de situation et de ran-çonner régulièrement ceux qui prétendent seulement seservir pleinement d’un logiciel. Cela le mit en colère. Aunom de la dignité humaine : un homme est une personne,et non pas une vache à lait, il lança son projet de consti-tution d’outils informatiques libres, en septembre 1983.On appelle ce mouvement : Free Software, que l’on traduiten général par « logiciel libre », ou « le libre ». Mais en fai-sant bien attention de ne pas le confondre avec sa copiesouffreteuse, l’Open Source, qui ne retient du « libre » queses performances techniques, et qu’on devrait traduireseulement par « l’ouvert ». Sans la démarche protestataireet constructrice de Richard Stallman, les utilisateursauraient été régulièrement priés de passer à la caisse. Etsurtout auraient dû renoncer à de nombreuses formes desynergie et de partage à cause des nombreux dépôts debrevets logiciels interdisant de copier transmettre, amé-liorer.

Le « Libre »Richard Matthew Stallman a conçu globalement et sur lelong terme cette constitution de ressources informatiquescommunes, sous tous ses aspects. Par une assise tech-nique, ingénieuse, qui a nécessité de nombreux collabo-rateurs et un temps infini passé à coder, à copier pour enri-chir, améliorer, reverser à la communauté. Par desdispositifs juridiques tels que le « gauche d’auteur », tra-duction du copyleft, contraire du copyright que l’on tra-duit par « droit d’auteur ». Le copyleft est un statut juri-dique qui permet le partage, alors que le copyrightverrouilleles utilisations par des dispositions contraignantes. Aucontraire de celles-ci, le mouvement du Free Software secaractérise par des dispositions éthiques telles que lesquatre libertés : exécuter, étudier, améliorer, redistribuer.Richard Stallman, en France, les articule souvent à la triaderépublicaine : « Liberté, parce qu’un programme libre res-pecte la liberté de ses utilisateurs. Égalité, parce qu’à tra-vers un programme libre, personne n’a de pouvoir sur per-sonne. Et fraternité, parce que nous encourageons lacoopération entre les utilisateurs. »

Le « libre », donc, le Free Software, plaide pour une auto-nomie de celui qui « fait son informatique comme il veut »et aussi mène son existence comme il l’entend. Parce quel’informatique, comme le précise Richard Stallman « toucheà la vie même ». L’existence, qu’elle irrigue, requiert, pours’humaniser, non des pratiques de pure rivalité « en dépitdes autres ou malgré les autres ». Mais des synergies res-pectueuses, « avec et par les autres ». Comme le dit sou-vent dans ses conférences et en privé Richard Stallmanlui-même : « Partager est bon. »

une association reLais en franceLa FSF, Free Software Foundation, dont il est le concep-teur et le président, se définit elle-même, à l’adressehttp://www.fsf.org/, comme « une fondation sans butlucratif avec la mission cosmopolitique de promouvoir laliberté des utilisateurs d’ordinateurs et de défendre lesdroits de tous les utilisateurs du Free Software ». RichardStallman paie de sa personne, constamment de par lemonde pour actualiser ses mises en garde et ses préconi-sations, à mesure que les verrous du Fermé se font plusinsensibles et trompeurs que jamais. Dans la rubrique« Où se trouve actuellement, dans le monde, RichardStallman » tenue par son assistante Jeanne Rasata, sontannoncés les déplacements internationaux et les théma-tiques abordées. Citoyen du monde, humain soucieux del’humain, RMS se fait sans répit lanceur d’alerte, aussibien dans l’analyse des nouveaux dangers que dans la syn-thèse des répliques politiques à effectuer.

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Il réagit ainsi régulièrement aux nouvelles innovations pri-vatrices de Microsoft et Apple : « la censure est une fonc-tionnalité nouvelle dans Windows 8 et sa version mobile.Microsoft censure certaines applications, l’utilisateur n’estmême plus libre d’installer les programmes de son choix[…] Windows se qualifie littéralement de malware, c’est-à-dire de programme conçu pour maltraiter les utilisa-teurs. Ce mot est souvent utilisé pour qualifier des virus,mais peut s’appliquer à des programmes comme Windows.Mais Windows n’est pas unique, Mac OS, le système d’ex-ploitation d’Apple est un malware aussi. Le système desiThings, les monstres numériques d’Apple est bien pire… »Il réagit aussi aux manquements éthiques de ceux quin’utilisent le logiciel libre que pour en tirer le maximumde profit sans se soucier de l’autonomie de l’utilisateur.Lorsque ce qu’on nomme l’Open Source, copiant les réa-lisations libres, patrimoine œuvré et commun, les amé-liore pour gagner seulement beaucoup d’argent, s’appro-priant sans réciprocité ce qui devrait rester inaliénable, nile reverser à la communauté.

L’APRIL (Association francophone de promotion et défensedu logiciel libre), https://www.april.org/relais de la FSF etde la philosophie GNU en France, vient de célébrer ses 18ans. Frédéric Couchet, délégué général, fut l’un des cinqcofondateurs, qui contactèrent très vite Richard Stallmanpour bénéficier de son expérience, de son charisme, et desa manière très spéciale d’intégrer les réalités sans en rabat-tre sur les idéaux. Que l’on touche à la liberté informa-tique, c’est-à-dire aussi à la liberté tout court, et l’APRILqui veille au grain, fait le nécessaire pour revendiquer etrédiger des contre-propositions.

Ainsi, actuellement, un appel fort de l’APRIL qui repré-sente, en France, l’option rigoureuse du « libre » a besoinde notre attention, de notre soutien, dans la ligne délibé-rément humaniste ouverte par Richard Stallman.

Un appel au choix des formats ouverts dans l’Éducationnationale, pour éviter la rupture d’égalité dans l’accès au

service public de l’éducation, une pétition à signer pours’étonner qu’une telle mesure n’ait pas déjà été adoptée,comme l’a fait la Gendarmerie nationale, qui est mêmeallée plus loin en adoptant un plan de migration vers lelogiciel libre, et le ministère de l’Agriculture :Le site est accessible ici : http://formatsouverts.education/Signalons, sans vouloir ici faire la promotion de l’APRIL,que son site, auquel contribue une communauté chaleu-reuse, propose une logistique collaborative technique,juridique, éducative. Par l’APRIL, association sœur de laFSF de Richard Stallman, des conférences sont proposées,des listes de diffusions, une revue de presse hebdoma-daire qui éclaire sur les grands enjeux du « libre ». Tel est,dans l’espace francophone, le relais du combat exigeant,sans concession, de Richard Stallman, informaticien del’humain. n

L'Humanité de Jean Jaurès à MarcelCachin – 1904-1939

Les Éditions de l’Atelier, 2014

ALEXANDRE COURBAN

PAR ANTOINE GUERREIRO

À bien des égards l’ouvrage d’AlexandreCourban comble un vide historiogra-phique. Car, en ce centenaire de la mortde Jaurès, l’histoire de la naissance et

des jeunes années du « quotidien socialiste », passé « jour-nal communiste » puis « organe central du PCF » était encoreà écrire ; ou plutôt à mettre à la disposition du grand public,le livre publié aux éditions de l’Atelier étant une versionadaptée de la thèse « L’Humanité (avril 1904 – août 1939).Histoire sociale, politique et culturelle d’un journal du mou-vement ouvrier français » soutenue en 2005.

Les archives du journal n’étant pas disponibles au débutde sa recherche, c’est une histoire par le biais des organespolitiques qu’a privilégiée Alexandre Courban ; approchequi sera ensuite complétée par une étude des comptes-rendus des assemblées générales, conseils d’administra-tion et autres archives internes à la société de presse, cecigrâce au dépôt des fonds de l’Humanité.À l’aide des archives du mouvement socialiste d’avant1920, de celles du PCF mais aussi de sources policières etdes fonds nouveaux sur le journal, Courban retrace lesnombreuses évolutions ayant marqué les premières annéesde l’Humanité. C’est une histoire lourde de difficultésfinancières, de coups de force et de règlements de comptesentre groupes politiques que nous livre l’auteur, mais aussil’histoire d’un journal du peuple, marqué par les grandscombats de son temps – décolonisation, Front populaire…

La majeure partie du livre est consacrée à l’enchaînementdes événements politiques et internes au journal, à la chro-

eN LibrAirie :• Richard Matthew Stallman, Sam Williams,Christophe Masutti, Richard Stallman et larévolution du logiciel libre. Une biographieautorisée, Licence Gnu Free DocumentationLicence, Paris, éditions Eyrolles, 2010.

(Richard Stallman a choisi de reverser l’intégralitéde ses droits d’auteurs (45 %) à la Free SoftwareFoundation. Christophe Masutti a choisi de reverserl’intégralité de ses droits d’auteurs (45 %) àFramasoft.)

*Véronique Bonnet est philosophe. Elle est professeur enclasses préparatoires.

Ce texte est placé par son auteur sous licence CreativeCommuns, Attribution, Partage à l'identique, version 4.0et ultérieures. CC-By-Sa 4.0.

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En étudiant la manière dont les premiers socialistes fran-çais se sont appropriés la question religieuse, la réflexionanthropologique et la pensée de l’histoire, Loïc Rignol faitapparaître la rationalité du socialisme du premier XIXe siè-cle dans la diversité de ses expressions. À l’heure où laquestion de la laïcité se trouve au cœur de nombreuxdébats politiques en France, il est particulièrement inté-ressant de relever l’importance accordée par la premièregénération des « socialistes » français à la question reli-gieuse, centrale après la rupture qu’incarne la Révolutionfrançaise. Si la religion est au cœur de leurs préoccupa-tions, c’est d’abord parce qu’il leur semble indéniable ques’est définitivement brisée l’ancienne foi régulatrice etorganisatrice du social incarnée par les institutions catho-liques. Mais c’est aussi parce qu’ils pensent que seule unereligion peut garantir l’ordre et l’unité de la société. Quece soit par une régénération du dogme chrétien – LouisBlanc ou Lamennais – par un nouveau christianisme –Saint-Simon – voire par une nouvelle religion – Comte ouLeroux – l’urgence pour les premiers penseurs « socia-listes » est de relever un nouvel autel afin de conduire « leshommes à l’unité dans une nouvelle cité ». Faut-il voirdans cette conviction de la nécessité du religieux ce quisépare les premiers socialistes français du matérialismehistorique ? n

Modèle allemand, une imposture Le Temps des cerises, 2014(2e éd.)

BRUNO ODENT

PAR IGOR MARTINACHE

Les premiers de la classe ont tou-jours un côté énervant, mais quand en plus leurs « per-formances » sont obtenues par des procédés malhonnêteset qu’ils prétendent prendre la place du maître, il y a dequoi se révolter. Telle est en substance la position alle-mande actuellement vis-à-vis de l’Union européenne,comme le montre de manière éclairante Bruno Odentdans ce petit essai paru en 2013 et déjà réédité. Fin connais-seur de notre voisin d’outre-Rhin, il revient sur son his-toire récente en embrassant les dimensions politiques etsociales afin de montrer en quoi le fameux « modèle alle-mand » tant vanté par certains dirigeants et journalistesparesseux ou mal intentionnés (les deux n’étant pas incom-patibles) repose sur du sable. Tout d’abord, de quel modèleparle-t-on ? Du « capitalisme rhénan » fondé sur un cer-tain sens du compromis social, incarné notamment parun système pionnier de protection sociale dit bismarc-kien puis par la codétermination des entreprises, et unordolibéralisme favorisant notamment le rapprochemententre banques et industrie, qui a notamment contribuéau « miracle » économique de l’après-guerre en RFA (nonsans l’aide – intéressée – déterminante du Plan Marshallégalement) ? Ou de la conjonction entre casse des droitssociaux et politique monétaire restrictive favorisant unvéritable système de sous-traitance dans les pays voisinsde l’Est, mis en vigueur à partir des années 2000 par legouvernement de Gerhard Schröder ? Car, comme le noteBruno Odent, les piliers de la « société anonymeAllemagne » (Deutschland AG) qui ont permis le dévelop-pement d’un tissu de PME sans pareil (le Mittelstand), unequalité élevée de la formation des travailleurs et de leursproduits ont ironiquement été systématiquement abat-tus par les réformes de l’Agenda 2010 porté par l’ex-chan-

nologie de la diffusion et des équipes gestionnaires, avecla place belle laissée aux années de la création du journal.Ces années 1900 et 1910 sont aussi celles des grands débatsfondateurs sur la conception du rôle de l’Humanité, surson rapport au parti et à la classe ouvrière. Les questionsde l’autorité du parti politique sur le journal ou le dilemmeentre la constitution d’une équipe de rédacteurs avanttout militants ou encore le recrutement de journalistesprofessionnels engagés ont structuré une bonne partie dela période étudiée…En fin d’ouvrage, un court chapitre est consacré au lienparticulier à ses lecteurs qu’entretient l’Humanité : descampagnes de souscription aux Comités de défense del’Humanité (CDH) créés en 1930, en passant par les cor-respondants ouvriers, les fameux « rabcors », le journalcommuniste se veut un journal du peuple par le peuple.Espérons que le travail entrepris par Alexandre Courbanne soit que le début d’un grand chantier historiographiquesur un quotidien qui, 110 ans après sa naissance n’a pasfini de tracer son histoire… n

Les Hiéroglyphes de la Nature. Lesocialisme scientifique en Francedans le premier XIXe siècle

Les Presses du Réel, 2014

LOÏC RIGNOL

PAR AURÉLIEN ARAMINI

Cet ouvrage d’une dimensionimpressionnante offre un panoramaexhaustif des « premiers socialistes »,durant la période comprise entre laRestauration et l’avènement du

Second Empire. En mettant en évidence les enjeux épis-témologiques et politiques de pensées aussi diverses quecelle de Fourier, de Saint-Simon, de Pierre Leroux ou depenseurs moins connus tels que Pecqueur, Déjacque ouCœurderoy, le projet de Loïc Rignol s’inscrit d’abord dansla perspective de récuser une lecture caricaturale des« socialistes » français du premier XIXe siècle.Trop souvent, ces auteurs sont regroupés indistinctementsous la catégorie vague « d’utopistes », qualification qu’ilsrécusent généralement eux-mêmes – à quelques excep-tions près tel que Cabet, l’auteur d’un Voyage en Icarie.Dans le contexte d’une société française en proie aux tour-ments révolutionnaires, traversée par des maux autantmatériels que spirituels – choléra, révoltes ouvrières, pau-périsme, individualisme – l’ambition des socialistes dupremier XIXe siècle est avant tout de constituer une« Science sociale ». Certes, l’idée que ces socialistes adop-tent de la « Science sociale » explique sans doute que Marxait pu les qualifier « d’utopistes ». En effet, autant pourFourier, que pour Saint-Simon ou Pierre Leroux, « la Sciencesociale ne se présente pas comme l’étude de la société,telle qu’elle est, mais de l’association telle qu’elle doit naî-tre ». Si le socialisme prémarxiste possède une dimensionutopiste, c’est donc au sens fort, c’est parce qu’il « porteses regards au-delà des hommes pour saisir la norme quiréglera leur monde ». En quête d’une Science sociale, tousles penseurs socialistes du premier XIXe siècle partagentun même projet politique : améliorer le sort de la partiede la société la plus pauvre et la plus nombreuse, celle des« prolétaires » qu’ils ne voient nullement comme une classedangereuse « comme le veut la mythologie bourgeoise »d’un Cousin ou d’un Guizot arrivés au pouvoir après lesTrois Glorieuses.

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celier social-démocrate… Ainsi, contrairement à ce quiest souvent avancé, ce n’est pas l’Allemagne qui paie pourles autres, mais inversement le reste de l’UE, et plus encorede la zone euro, de même que les travailleurs allemandsles plus précaires qui soldent la facture d’une monnaieforte et d’un excédent commercial artificiellement dopé.Sauf qu’aujourd’hui, ce système atteint lui-même seslimites, et l’Allemagne est à son tour rattrapée par la crisedepuis 2012. Avec un vrai sens de la pédagogie, BrunoOdent développe donc ces différents enjeux, dressant unbilan nettement moins favorable de la décennie Schröder-Merkel qui méritent ainsi plus qu’un bonnet d’ânes. Reste

la question des débouchés politiques : pourquoi là-bascomme ici, la casse sociale n’amène-t-elle pas à un réveildes classes sociales se tournant vers une véritable gauche ?Pour tenter de le comprendre, l’auteur revient égalementsur les transformations du champ politique et l’espoir –pour l’instant – déçu constitué par la constitution de DieLinke, et les grandes coalitions « droite-gauche » favori-sées par le système électoral proportionnel que certainssouhaiteraient là aussi importer dans l’Hexagone. Là aussi,s’il est intéressant de s’inspirer de l’expérience allemande,ce n’est surtout pas pour l’imiter, mais au contraire pourne pas reproduire les mêmes erreurs… n

« Rebelles au travail »Cahiers d’Histoire – Revue d’histoirecritique N° 125, octobre décembre2014

PAR SÉVERINE CHARRET

Le dossier central de ce numéro est consacré aux « rebellesau travail » et pose, à travers eux, la question éminemmentsociale des conflits dans le travail. La première contribu-tion sur la grève des terrassiers havrais (Hélène Rannou)permet d’évoquer l’importance d’étendre et de rendrevisible la grève. Sont ainsi décrits les meetings de soutien,les « promenades ». L’engagement des femmes y est sou-ligné comme un gage de la vitalité du conflit, tandis qu’estanalysé le rôle de la Bourse du travail, comme pôle de larésistance puis comme lieu d’un syndicalisme révolution-naire tandis que se déploie la répression du mouvementpar les pouvoirs publics. Le second article nous conduiten Italie pendant la Première Guerre Mondiale. L’auteure,Stéfanie Prezioso, y défend l’idée que cette guerre a étéune guerre de classes. D’abord parce qu’elle a été essen-tiellement voulue par les classes dirigeantes. Ensuite, parceque l’expérience du peuple combattant soumis à des condi-tions terribles, à la justice sommaire et au mépris n’a pasété celle des officiers et du commandement issus des rangsde la bourgeoisie. Enfin, parce que la concentrationouvrière et paysanne dans les tranchées a forgé uneconscience de classe dont les années rouges révolution-naires à la fin de la guerre sont une des conséquences.Mélanie Roussel, étudiant l’usine dans les années 1930,s’intéresse à l’influence de la crise sur le monde ouvrier.Elle souligne d’abord que la crise implique une plus grandehétérogénéité des ouvriers dont le vocabulaire se fait l’écho(chômeurs, « passagers », travailleurs « du dedans » ou « dudehors »). Dans ce contexte, la lutte collective est plus dis-persée, avant tout parce que pèsent sur les grévistes desmenaces de sanction. Les conflits contre la dégradationdes conditions de travail sont d’ailleurs plus nombreuxque ceux contre les restructurations. Néanmoins, les résis-tances existent. Elles sont d’abord le fait d’individus quis’opposent à la rationalisation et à la surveillance crois-sante du travail. Absentéisme, freinage, sabotage… lesmoyens sont nombreux pour faire échapper temps etmatériel au patron. Est alors posée la question de l’entréeen rébellion qu’Éliane Le Port évoque à travers le témoi-gnage de Louis Ory, ouvrier sur les chantiers navals deSaint-Nazaire au moment de la grève de 1955. Est bien

montrée la difficulté pour un jeune homme issu du monderural de s’intégrer dans un milieu dont il ne maîtrise pasles codes et qu’il perçoit comme violent. Au moment oùla grève est déclarée, on sent la tension entre l’ouvrierspectateur qui regarde avec crainte et admiration lesmeneurs et l’ouvrier acteur qui « va » avec les autres inves-tir les ateliers. L’entrée en grève, malgré les réticences quepeuvent susciter les actions violentes, apparaît ici comme« une forme d’intégration, un rite de passage alternatif àl’initiation syndicale ». Les deux contributions suivantessont consacrées aux années 1968. Fanny Gallot aborde lerapport entre ouvrières et féministes en décrivant la stra-tégie des mouvements féministes issus de la mouvancerévolutionnaire. Leurs militantes vont dans les usines enlutte, rencontrent les ouvrières, les font témoigner et cher-chent à nouer un dialogue avec elles, notamment par lebiais de la vie privée. Leur but est de créer une solidaritéféminine pour remettre en cause les rôles sexués, maisaussi de politiser les ouvrières en contournant les organi-sations qu’elles considèrent comme hostiles, CGT et PCFessentiellement. Ces échanges ne sont cependant pas sansmalentendu, méfiance ou incompréhension réciproques.L’année 1968 est aussi abordée sous l’angle de la triplerupture avec les syndicats au profit des comités de grèveet des assemblées générales, avec les revendications tra-ditionnelles, notamment salariales, au profit de l’autoges-tion et de la remise en cause de l’exploitation capitaliste,avec des pratiques habituelles au profit d’une plus forteradicalité. Sur tous ces points, Stéphane Sirot relativise lasingularité de 1968, montrant le caractère minoritaire de« l’insubordination ouvrière ». L’auteur préfère insister surla pluralité des pratiques et des aspirations mais aussi surles questions posées à un syndicalisme en cours d’insti-tutionnalisation. Enfin, Stéphane Gacon pose la questiondes usages de l’amnistie sous la IIIe République : par lesmilitants, anarchistes essentiellement, qui mettent enavant le peuple en souffrance pour la réclamer (1880-1890), par les dirigeants radicaux qui s’en servent commed’un moyen de régulation sociale (début XXe siècle), parle PCF qui l’utilise pour faire la « conquête des masses »(entre-deux-guerres). L’amnistie est ainsi l’occasion dedébats où droite et gauche s’affrontent sur la légitimité dela révolte face à la défense de l’ordre et opposent les figuresd’un peuple héroïque, acculé par la crise et la pauvreté,d’un peuple indiscipliné, d’un peuple enfant facilementmanipulable. Ce numéro de la revue est complété par uneétude sur les Jeunessses communistes en 1968 (MathieuDubois) et une contribution sur l’anticolonialiste Jean-Louis Hurst (Didier Monciaud). n

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Le projet communiste de demain ne saurait se passer des élaborations théoriques que marx et d’autres avec luinous ont transmises. sans dogme mais de manière constructive, La revue du projet propose des éclairagescontemporains sur ces textes en en présentant l’histoire et l’actualité.

La marchandisePour comprendre une réalité complexe, il faut partir des éléments simples dont elleest composée. Pour Marx, la marchandise est « la forme élémentaire » de « la richessedes sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste  ». C'est doncpar son analyse que commence Le Capital.

PAR FLORIAN GULLI ET JEAN QUÉTIER

Si l’on fait maintenant abstraction de la valeur

d’usage du corps des marchandises, il ne leur

reste plus qu’une seule propriété : celle d’être

des produits du travail. Mais, même dans ce

cas, ce produit du travail s’est déjà transformé

dans nos mains. En faisant abstraction de sa

valeur d’usage, nous faisons du même coup

abstraction de ses composantes corporelles

et des formes qui en font une valeur d’usage.

Il cesse d’être table, maison ou fil, ou quelque

autre chose utile que ce soit. Tous ses carac-

tères sensibles sont effacés. Il cesse également

d’être le produit du travail du menuisier, du

maçon, du fileur, bref, d’un quelconque tra-

vail productif déterminé. En même temps que

les caractères utiles des produits du travail,

disparaissent ceux des travaux présents dans

ces produits, et par là même les différentes

formes concrètes de ces travaux, qui cessent

d’être distincts les uns des autres, mais se

confondent tous ensemble, se réduisent à du

travail humain identique, à du travail humain

abstrait.Considérons maintenant ce résidu des pro-

duits du travail. Il n’en subsiste rien d’autre

que cette même objectivité fantomatique,

qu’une simple gelée de travail humain indif-

férencié, c.-à-d. de dépense de force de tra-

vail humaine, indifférente à la forme dans

laquelle elle est dépensée. Tout ce qui est

encore visible dans ces choses, c’est que pour

les produire on a dépensé de la force de tra-

vail humaine, accumulé du travail humain.

C’est en tant que cristallisations de cette subs-

tance sociale, qui leur est commune, qu’elles

sont des valeurs : des valeurs marchandes.

[…]C’est donc seulement la quantité de travail

socialement nécessaire ou le temps de travail

socialement nécessaire à la fabrication d’une

valeur d’usage qui détermine la grandeur de

sa valeur. La marchandise singulière ne vaut

ici tout bonnement que comme échantillon

moyen de son espèce. Les marchandises qui

contiennent des quantités de travail égales,

ou qui peuvent être fabriquées dans le même

temps de travail, ont donc la même grandeur

de valeur. Le rapport de valeur d’une mar-

chandise à la valeur de n’importe quelle autre

marchandise est donc celui du temps de tra-

vail nécessaire pour produire l’une au temps

de travail nécessaire pour produire l’autre.

Karl Marx, Le Capital, Livre I

(quatrième édition allemande de 1890),

Éditions sociales, Paris, 1983, pp. 42-45.

Traduction de Jean-Pierre Lefebvre

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VaLeur d’usage, VaLeurd’échange et VaLeur.Une marchandise quelconque peutêtre considérée d’un « double pointde vue ». D’abord comme « valeurd’usage », c’est-à-dire comme choseutile. Une chose, pour être une mar-chandise, doit satisfaire une attentequelconque : un besoin impérieux ducorps, un désir de reconnaissancesociale, une passion de collection-neur, etc. La nature de l’attenteimporte peu ici.L’utilité d’une marchandise est déter-minée par les propriétés même del’objet. La table ne peut servir qu’à lacondition d’être d’un bois suffisam-ment résistant. Le pain est utile envertu de ses propriétés naturelles, ilfournit au corps les nutriments dontil a besoin, etc.Mais la marchandise n’est pas seule-ment une chose que l’on consomme,c’est aussi une chose que l’on échangecontre une autre sur un marché. Elleentre alors en rapport avec d’autresmarchandises et non plus seulementavec des besoins humains. Telle quan-tité de fil s’échange contre telle quan-tité de pain, telle quantité de table,etc. Marx parle alors de la « valeurd’échange » pour désigner la propor-tion dans laquelle les marchandisess’échangent.Supposons une situation danslaquelle la valeur du fil est supérieureà la valeur du pain. Comment expli-quer ce rapport ? Serait-ce parce quele fil est plus utile que le pain ? Est-cedonc l’utilité d’une chose, sa valeurd’usage, qui détermine sa valeurd’échange ? C’est peu probable. Unemarchandise peut être très utile alorsmême que sa valeur est faible, c’estle cas du pain. Et à l’inverse, une mar-chandise peut être de faible utilitéalors que sa valeur est élevée, c’est lecas du diamant. Serait-ce parce queles propriétés physiques, chimiques,etc. d’une marchandise ont plus devaleur que celles d’une autre ? Maisla comparaison des propriétés des

marchandises ne mène nulle part.Elles sont souvent incomparables.Une tonne de fer et un grain de rizn’ont presque rien en commun ; lepain et la table partagent peu de pro-priétés.Rien dans la marchandise ne la rendcomparable à une autre : ni son uti-lité, ni ses qualités naturelles. Et pour-tant la comparaison a lieu sur le mar-ché. Si deux choses sont comparables,ce ne peut donc être que parce quechacune renvoie à une même troi-sième chose. Et cette chose, dit Marx,c’est le travail. Fer, riz, pain, table, etc.,autant de marchandises, autant de« produits du travail ».Ni son utilité, ni ses qualités naturellesne permettent donc de fonderl’échangeabilité de la marchandise.Le seul dénominateur commun auxmarchandises qui rende possible leuréchange est le travail ; il constitue ceque Marx nomme la valeur de la mar-chandise. Ce n’est donc qu’en faisantabstraction de leur valeur d’usage quel’on peut espérer mesurer la valeurdes marchandises.

mesurer La VaLeur d’unemarchandiseL’unité de mesure qui va servir d’éta-lon pour quantifier la valeur des mar-chandises, c’est le temps. D’aprèsMarx, au-delà des différences quali-tatives qui peuvent exister entre le tra-vail du menuisier et celui de l’ouvrierd’usine, il subsiste toujours un élé-ment qui les rend comparables : ilsconstituent tous deux une dépensed’énergie dont la durée est détermi-née. Plus cette durée est élevée, plusle temps de travail nécessaire à la pro-duction d’une marchandise estimportant, plus la valeur de la mar-chandise produite sera grande.Il faut prêter attention au point sui-vant : le temps de travail qui sert demesure à la valeur d’une marchan-dise n’est pas le temps de travail quia véritablement été dépensé pour laproduire. La valeur de la chaise sur

laquelle je suis assis n’est pas déter-minée par le temps qu’il a fallu à cetravailleur pour produire cette chaiseen particulier. Il est déterminé par letemps de travail socialement néces-saire à la production d’une chaise dece type. « Le temps de travail sociale-ment nécessaire est le temps de tra-vail qu’il faut pour faire apparaîtreune valeur d’usage quelconque dansles conditions de production nor-males d’une société donnée et avecle degré social moyen d’habileté etd’intensité du travail » nous dit Marx.Cette précision permet de répondreà l’objection dite du travailleur « fai-néant ou malhabile » : s’il faut deuxfois plus de temps à un tel travailleurpour produire le même type de chaise,cela ne signifie pas que la chaise enquestion ait une valeur deux fois plusgrande. La valeur de la chaise n’estpas calculée à partir du temps de tra-vail qu’il a fallu à cet individu en par-ticulier pour la produire, elle est cal-culée à partir du temps de travail qu’ilfaut en moyenne pour produire cetype de chaise.Il reste cependant une seconde diffi-culté à résoudre. S’il est possible decomparer la valeur d’une chaise et lavaleur de dix chaises en se fondantsur le temps de travail socialementnécessaire à leur production, n’est-ce pas uniquement parce que le tra-vail requis pour les produire est demême nature ? On objectera parexemple que le travail d’un ouvrierprofessionnel est plus complexe quecelui d’un ouvrier spécialisé. Faut-ilnéanmoins en conclure qu’ils produi-sent chacun la même quantité devaleur en un temps donné ? Non,d’après Marx, mais la valeur qu’ilsproduisent n’en est pas moins com-parable d’un point de vue quantita-tif. Il considère qu’une « marchandiseaura beau être le produit du travail leplus complexe possible, sa valeur lamet à parité avec un produit de tra-vail simple ». Autrement dit, le travailcomplexe est toujours réductible àune certaine quantité de travail sim-ple, à une dépense déterminéed’énergie physique et intellectuelle.La mesure de la valeur par le tempsde travail n’a de sens que parce queles différents producteurs de mar-chandises ne produisent pas pour leurpropre consommation, mais pouréchanger les produits de leur travailcontre d’autres marchandises. Encela, la détermination de la valeur parle temps constitue, d’après Marx, lecœur de la production marchande surlaquelle se fonde le mode de produc-tion capitaliste. n

LA MArChANdise, Ported'eNtrÉe dANs LE CAPITALLa structure du Capital est complexe, notamment parce que la méthode qui yest à l’œuvre consiste à s'élever du plus abstrait au plus concret. marx consi-dère qu'on ne peut pas comprendre le fonctionnement du mode de produc-tion capitaliste en partant de la manière dont il se présente spontanément ànotre regard. c'est une difficulté que l'on rencontre aussi dans d'autres champsscientifiques : en astronomie, si l'on prend les apparences pour point de départ,on en vient à croire que c'est le soleil qui tourne autour de la terre. il faut doncadopter également une démarche contre-intuitive dans l'analyse des phéno-mènes économiques. L'exposé de marx commence donc par ce qu'il appelle la« forme élémentaire » du mode de production capitaliste : la marchandise.

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chaque mois un thème qui Vous concernePour construire ensembLe un ProJet d’émanciPation humaine

« beaucouP mettent de L’énergie à résister, iL en fauttout autant qui se mêLent du débat PoLitique ! »Pierre Laurent, secrétaire national du Pcf, a invité ainsi l’ensemble des forces sociales, syndicales, associa-tives, à investir le débat d’idées et à participer à la construction d’une véritable alternative politique à gauche.Nous voulons nous appuyer sur l’expérience professionnelle, citoyenne et sociale de chacune et chacun, en mettant à contribu-tion toutes les intelligences et les compétences. La Revue du projet est un outil au service de cette ambition.Vous souhaitez apporter votre contribution ? Vous avez des idées, des suggestions, des critiques ? Vous voulez participer à ungroupe de travail en partageant votre savoir et vos capacités avec d’autres ?

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Marc Brynhole Olivier Dartigolles Jean-Luc Gibelin Isabelle Lorand Alain Obadia Véronique Sandoval

AGRICULTURE, PÊCHE, FORÊT

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CULTURE

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DROITS DES FEMMES ET FÉMINISME

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COMITÉ DU PROJET

COMITÉ DE PILOTAGE

DU PROJET

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notes

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Parti communiste français

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