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N°52 DECEMBRE 2015 - REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF - 6 EUROS DOSSIER P. 05 REGARD 13 NOVEMBRE, LE DEUIL Oan Kim UNE SOLUTION POLITIQUE EN SYRIE Lydia Samarbakhsh MIXITÉ, CONTRÔLE SOCIAL ET GENTRIFICATION Matthieu Giroud (mort au Bataclan) P. 46 PRODUCTIONS DE TERRITOIRES P. 34 LE GRAND ENTRETIEN Parti communiste français APRÈS LES MASSACRES LAÏCITÉ OUTIL D’ÉMANCIPATION

RdP-52 V06 RDP 27/11/2015 10:50 Page1 A P R È S L E S ......Dépôt légal : décembre 2015 - N 52 - ISSN 2265-4585 - N de commission paritaire : 1019 G 91533. La rédaction en chef

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N°52 DECEMBRE 2015 - REVUE POLITIQUE MENSUELLE DU PCF - 6 EUROS

DOSSIER

P. 05 REGARD

13 NOVEMBRE, LE DEUILOan Kim

UNE SOLUTION POLITIQUEEN SYRIELydia Samarbakhsh

MIXITÉ, CONTRÔLESOCIAL ETGENTRIFICATION Matthieu Giroud(mort au Bataclan)

P. 46 PRODUCTIONS DE TERRITOIRES

P. 34 LE GRAND ENTRETIEN

Parti communiste français

A P R È S L E S M A S S A C R E S

LAÏCITÉOUTIL D’ÉMANCIPATION

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SOM

MAI

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La Revue du projet - Tél. : 01 40 40 12 34 - Directeur de publication : Patrice BessacDirecteur : Guillaume Roubaud-Quashie • Rédacteurs en chef : Clément Garcia, Léo Purguette, Jean Quétier, Gérard Streiff • Secrétariatde rédaction : Noëlle Mansoux • Comité de rédaction : Caroline Bardot, Stève Bessac, Hélène Bidard, Victor Blanc, Vincent Bordas,Mickaël Bouali, Davy Castel, Étienne Chosson, Maxime Cochard, Séverine Charret, Quentin Corzani, Pierre Crépel, Camille Ducrot,Alexandre Fleuret, Florian Gulli, Nadhia Kacel, Corinne Luxembourg, Stéphanie Loncle, Igor Martinache, Michaël Orand, MarineRoussillon, Alain Vermeersch • Direction artistique et illustrations : Frédo Coyère • Mise en page : Sébastien Thomassey

Édité par l’association Paul-Langevin (6, avenue Mathurin-Moreau 75 167 Paris Cedex 19)Imprimerie : Public Imprim (12, rue Pierre-Timbaud BP 553 69 637 Vénissieux Cedex)

Dépôt légal : décembre 2015 - N°52 - ISSN 2265-4585 - N° de commission paritaire : 1019 G 91533.

La rédaction en chef de ce numéro a été assurée par Gérard Streiff et Davy Castel

LA REVUEDU PROJET

DÉCEMBRE 2015

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APRÈS LES MASSACRES DE NOVEMBRE NOUS RAPPELONS QUELQUES NUMÉROS DE LA REVUE QUI APPORTENT DES ÉCLAIRAGES SUR L’ACTUALITÉ :

3 ÉDITOGérard Streiff Sécurité, démocratie, paix

4 POÉSIESKatherine L. Battaiellie Patrick Laupin

5 REGARDOan Kim 13 novembre, le deuil

6 u30 LE DOSSIERLAÏCITÉ, OUTIL D’ÉMANCIPATIONMickaël Bouali et Quentin Corzani Laïcité et démocratiePierre Dharréville La laïcité, un principe politiqueJean-Paul Scot Retour sur la loi du 9 décembre 1905René Mouriaux Mouvement ouvrier et laïcité au XXe SiècleJacques Bénézit La laïcité, base de liberté pour les individusJean Jaurès Extrait du discours au Lycée de Castres, le 30 juillet 1904Laurence Cohen Laïcité et droits des femmesYvon Quiniou À propos de la laïcité Jean-Claude  Monod Islam et sécularisation : pour une approche nonessentialisteGuy Coq La laïcité comme libertéRené Nouailhat La laïcité dans tous ses étatsChristine Passerieux Pour une école vraiment laïque, c’est-à-direémancipatrice et égalitaireJean-Michel Galano Laïcité, éducation et lutte contre la misèreculturelleMichel Miaille Les communes et la laïcitéValentine Zuber La laïcité ailleurs qu’en France

31 LECTRICES/LECTEURSClaire Angelini Novembre noir

32 u33 LA FRANCE EN COMMUNDébat à Toulouse sur la France en communQuestions à Jérémy Bacchi

34 u37 TRAVAIL DE SECTEURSLE GRAND ENTRETIENLydia Samarbakhsh Une solution politique en SyriePUBLICATIONS DES SECTEURSFrédérick Genevée, Isabelle Lassignardie Sensibiliser aux archives

38 COMBAT D’IDÉESGérard Streiff Les Français et l’argent. Un regard paradoxal

40 FÉMINISMEYves Raibaud Sans égalité, pas de ville durable

42 MOUVEMENT RÉELMiguel Espinoza Sans loisir, point de vie humaine

44 HISTOIREHoward Zinn L’histoire écrite du côté des dominés ?

46 PRODUCTION DE TERRITOIRESMatthieu Giroud Mixité, contrôle social et gentrification

48 SCIENCESKhanh Dao Duc Biologie et mathématiques

50 SONDAGESGérard Streiff COP21 : késako ?

51 STATISTIQUESMickaël Orand 90 % des Français possèdent un patrimoine financier

52 u55 CRITIQUES• LIRE : Clémentine Beauvais La littérature jeunesse engagée, entre prescription et espoir• Fondation Gabriel Péri La Sécurité sociale solidaire • Fabrice Flipo, Christian Pilichovski L’écologie, combien de divisions ? • Domenico Losurdo La non-violence, une histoire démystifiée • Salah Hamouri, Nordine Idir Palestine-France. Quand les jeunesrésistent

56 DANS LE TEXTEFlorian Gulli, Jean Quétier Suffrage universel et révolution

58 BULLETIN D’ABONNEMENT

59 ORGANIGRAMME

Consultable sur :http://projet.pcf.fr/7451

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ÉDITO

Sécurité, démocratie, paixe soir du 13 novembre, au Stadede France, dans l’Est parisien,au Bataclan, les tueurs avaientune stratégie, simpliste et radi-

cale : il s’agissait de tétaniser l’opinion,déstabiliser la société, diviser et pous-ser à l’affrontement. Un piège gro-tesque ? Certainement.Ce soir-là, en effet, et les jours qui sui-virent, face au carnage, la société réa-git avec dignité. La solidarité se mani-festa de mille manières, dans la rue, leshôpitaux, entre voisins, lors de dons dusang, de moments de recueillement.Les services de l’État jouèrent parfaite-ment leur rôle. L’entraide, l’humanité nefurent pas de vains mots.

Pourtant le piège reste tendu. Cettesociété, minée par les inégalités et lesdiscriminations, est fragilisée, ébranlée.

Protéger les Français, assurer la sécu-rité de tous nos concitoyens, sans dis-tinction, garantir leur tranquillité et s’endonner les moyens, tout cela est urgent.En même temps, cette action doit sefaire dans le respect du droit, et desdroits de l’homme. Or des voix pous-sent au grand soir sécuritaire ; certainsrêvent de « Guantánamo » à la française,montrent du doigt les migrants. Le défià relever est d’assurer plus de sécuritéet plus de démocratie.

Plus de paix aussi. Les tueurs du ven-dredi 13 sont les enfants tarés de vingtans de chaos américain en Orient et auProche Orient. La France, dans cetterégion, n’a pas su jouer son rôle. Rajouterde la guerre à la guerre est une impasse.Paris doit se doter d’une diplomatie de

paix, chercher de nouvelles alliances,encourager le retour de l’ONU, miser surle développement. Elle doit faire com-prendre aux Kurdes, aux Palestiniens,aux peuples opprimés de la région qu’ilsne sont pas seuls.Au passage, on ne fera pas l’économied’un débat sur l’origine et le financementde l’« Etat islamique ». Les sponsors sontconnus, du côté du Golfe ou de laTurquie. Il serait temps de leur deman-der des comptes.

L’alternative, dans les temps à venir,pourrait bien être : ou bien une solida-rité à la française, républicaine, laïque,dans la liberté, l’égalité, la fraternité, oubien, si les dérives sécuritaires, « iden-titaires » et bellicistes s’accentuent, la« chiennerie française » dont parlaitl’écrivain Julien Gracq.

Plus que jamais, le rôle d’une revuecomme La Revue du projet est d’enappeler à l’intelligence, de creuser leréel, d’expliquer les enjeux, de donnerdu sens à un monde dérouté. D’aider àcomprendre des événements commece sinistre 13 novembre. C’est ce quenous faisons, à notre manière, avec desnuméros récents comme celui sur « Lesmusulmans » (n° 47), « La (non) guerredes civilisations » (n° 49) ou le présentnuméro sur « La laïcité ».

Et puisqu’il est question de démocra-tie, le scrutin, maintenu, des régionalesdevrait en être une expression grandeurnature. « Devrait », écrivons nous, carce vote va se tenir dans des conditionsaléatoires. Une campagne écourtée,une opinion désorientée, des média qui

manient trop souvent la désinforma-tion, voire la censure, tout particulière-ment à l’encontre des communistes.Bref, participer à ce scrutin, troissemaines après les attentats, exprimeraune forme de résistance au désespoirambiant.

Les communistes, partout, ont tenté derassembler. Ils se présentent dans desconfigurations différentes selon lesrégions mais partout ils défendent lesmêmes choix de justice sociale, dedémocratie réelle, de développementet d’humanisation des services publics,partout ils entendent œuvrer pour devrais choix de gauche. Partout leurs élusseront de solides points d’appui en cestemps plus qu’incertains.

Le contexte est rude mais rien n’est joué.Lecteurs, il vous reste quelques jours,quelques heures, pour convaincre desamis, des amis d’amis de faire le bonchoix le 6 décembre. C’est dans ces der-niers jours, ces dernières heures, au toutdernier moment qu’une large partie descitoyens se déterminent. Alors, interve-nons, conseillons, argumentons. Parfoisun rien suffit comme rappeler par exem-ple que c’est bien le 6 décembre qu’onvote. n

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GÉRARD STREIFF,Rédacteur en chef

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POÉS

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Patrick Laupin est né en 1950 à Carcassonne, eta passé son enfance au bord des Cévennes, dansune famille de mineurs qu’il évoquera souvent(et notamment l’oncle mineur de fond, commu-niste), avec les lieux de la mine : « J’eus ce bon-heur de la lumière d’automne/Au carreau du puitsFontaine/Et aux Luminières la lampisterie debriques rouges/Quand mon oncle sortait dufond/Et posait la lampe du veilleur dans la salledes pendus ».

Depuis 1970 il vit à Lyon, ville indéfiniment par-courue, dont l’atmosphère (les quais du Rhôneet de la Saône, les vieux quartiers ouvriers) l’aprofondément marqué et a aussi nourri sestextes.

Instituteur (à l’époque on disait ainsi) puis for-mateur de travailleurs sociaux, il s’est aussi beau-coup consacré à des ateliers d’écriture avec desadultes et des enfants en difficulté.

La poésie de Patrick Laupin est déjà tout entièredans ses premiers recueils : nostalgie tendreembuée d’enfance, attention aux « pauvres gens »oubliés, aux « effarés » de l’histoire. Il faut se lais-ser envahir lentement par cette écriture touf-fue aux leitmotive lancinants, qui diffuse unemélancolie prenante. À cette mélancolie parti-cipe « la violence sociale qui imprime son hiéro-glyphe invisible et dispersé dans les corps ». Carles corps, les voix, très présents dans tous lestextes, portent les inscriptions ineffaçables desdouleurs, des travaux, de l’appartenance sociale,inscriptions que le poète déchiffre dans ses ren-contres.

Dans cette œuvre abondante, au fil des annéesprose et vers libre, poésie, récit, méditation phi-losophique ou politique s’entremêlent de plusen plus étroitement, s’engendrent mutuelle-ment.L’interrogation sur le mystère du langage, l’acted’écrire, y court constamment, à la premièreplace : « L’écriture c’est ce qui commence ».Conscient que cet acte d’écrire, où l’on est dansune solitude irréductible, arrache aussi quelquechose à la folie, Patrick Laupin poursuit un tra-vail obstiné, au mépris de l’échec.Dans cette quête les textes des grands aînés(Rilke, Bernard Noël, Mathieu Bénézet) sont sanscesse relus, cités, approfondis. Patrick Laupin apublié en 2004 une somme sur Mallarmé, auxéditions Seghers, dans la collection Poètes d’au-jourd’hui.Il a reçu en 2013 le Grand Prix de la Société desgens de Lettres pour l’ensemble de son œuvrepoétique, que les éditions La rumeur libre ontrééditée récemment.

Patrick Laupin…il me reste ce qui futmal vécul’inquiétude consoléedu silencele voile de ta voix quandtu viens confiée au jeupur parfaitde l’amour évident

brûlant d’espècel’armoise émuede rompre

murs sorbiers jaunesfenêtres mimosasconstellés d’or

et puis la chambre intacteoù fleurissentencore

oui l’armoise émuele calque translucidede tes doigts

montent vers un ciel d’aoûtdes mains blanches éperduesoù tremblent des voyelles

c’est toujours la cité des minesoù la mise à sac des berlineslaisse les rails torduspar la rouille

Solitude du réel, Seghers, 1989

… « J’aime encore la matinée des eauxprintanières, le puits fleuri des heures etdes corps, les coins de rue sous le grandtilleul où la beauté est à tout le monde.J’aime en chaque chose et en chaque êtrela part vivante qui côtoie les forces et lesrisques de destruction. »…

L’Homme imprononçable, La rumeur libre, 2007

Si nous étions justes chaque jour pourraitêtre une page de la vieMais dans mes rêves c’est comme sij’échouais toujoursLe cœur plein des réfugiés du silenceEt leur songe terrible de destinéeEt notre imageEt nos doigts nusEt l’ombre cassante comme des larmesqu’on aurait déjà vues

L’Homme imprononçable, La rumeur libre, 2007

KATHERINE L. BATTAIELLIE

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REGARD

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Oan Kim, photographe dont le talent s’exprime depuis plu-sieurs années à l’agence Myop, nous rappelle que la tra-

gédie est une histoire des corps. Dans sa série Parisiens, réali-sée au lendemain des attentats qui ont accablé la capitale,l’artiste parvient à capter la sidération par delà les représenta-tions dominantes et répétitives dont les média nous ont abreuvé,parfois jusqu’à l’agonie. L’après attentat est ici, paradoxalement,un récit antispectaculaire. Dans ce journal de deuil, nous avons

choisi un fragment : la fragilité d’une étreinte et des mains quicourent à l’abîme. Si la présence humaine est moins spectraleet onirique que dans la plupart de ses travaux, c’est toujourssur le mode suggestif que l’artiste traduit une violence sourde.L’émotion déborde le cadre. Roland Barthes n’écrivait-il pasdans la Chambre Claire que « la photo est toujours invisible :ce n’est pas elle qu’on voit ». n

NICOLAS HANH

14 novembre 2015, les parisiens se recueillent devant les lieux des attentats terroristes du 13. © Oan Kim / M.Y.O.P

13 novembre, le deuil

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La confusion règne dans les débats autour de la laïcité. Ce dos-sier revisite le sens même du concept, rappelle que la laïcité,c’est la démocratie. Elle reste pour aujourd’hui et pour demainun principe essentiel.

LAÏCITÉ, OUTIL D’ÉMANCIPATIOND

OSS

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Laïcité et démocratie

présentation du dossier. Plus quejamais, les mots de « République » etses corollaires : la liberté, la fraternité,la solidarité et l’égalité doivent reten-tir dans vos têtes à chacune des lignesque vous lirez ci-après.Non, « ce n’est pas un simple anni-versaire que fête ce dossier ». Le mot« laïcité » a été l’objet d’une grandeconfusion conceptuelle et politique.Par exemple, n’a-t-on pas entenduNicolas Sarkozy parler de « laïcitéouverte » ou de « laïcité positive » le

12 septembre 2008 ? Pourquoi acco-ler ces mots ? La laïcité ne se suffit-elle pas à elle-même ? Pire, serait-elledonc « fermée » ?Les représentants du libéralismeentretiennent un rapport opportu-niste avec les religions quand celles-ci ne se confinent pas à la seule sphèreprivée et qu’elles viennent s’ingérerdans les relations entre les hommes.C’est ainsi que Nicolas Sarkozy, pré-

sident du parti Les Républicains, que nous ne remercierons jamaisassez pour sa limpidité, déclarait le20 décembre 2007 à Latran : « l’insti-tuteur ne pourra jamais remplacer lecuré ou le pasteur ». Dans son livrepublié en 2004 (La République, les reli-gions, l’espérance) l’ancien présidentde la République écrivait : « Partouten France, et dans les banlieues plusencore qui concentrent toutes les dés-espérances, il est bien préférable quedes jeunes puissent espérer spirituel-

lement… » Espérer spirituellement,et surtout respecter l’ordre et se taire,taire l’espoir d’une autre société.L’extrême droite et ses deux Croisés,Marine le Pen et Jean-Marie le Penpour leur part se font les nouveauxchampions de la laïcité. Un cheval debataille des plus surprenant quand ilsn’ont de cesse d’en appeler auxracines chrétiennes de la France. Desracines devant être défendues contre

PAR MICKAËL BOUALIET QUENTIN CORZANI*

e 9 décembre 2015, la loide séparation de l’Église etde l’État, votée le 9 décem-bre 1905, fête très exacte-ment ses 110 ans. Un siè-cle et une décennie durant

lesquelles, pas moins de trois Répu -bliques et deux guerres mondiales sesuccédèrent. Un principe solide,donc, qui résisterait aux tourmentsles plus graves. Mais ce n’est pas unsimple anniversaire que fête ce dos-sier, il s’inscrit dans un contexte com-pliqué et tendu. »Le vendredi 13 novembre au matin,c’est par ces quelques mots que nousescomptions encore commencer laprésentation de ce dossier sur la laï-cité. Ce même vendredi au soir, vers21 h 30, tout basculait, la France étaitle spectacle d’une tragédie sans nom.Ou plutôt une tragédie du nom des130 morts et des 350 blessés. C’estdonc baigné dans la douleur, l’effroiet l’incompréhension que nous nousattelons à cette nouvelle version de

PRÉSENTATION

« La laïcité attaquée, ce sont la démocratie et la lutte

pour le progrès social qui sont frappées. »

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vents et marées – et surtout contre lesmusulmans. En substance, cela signi-fie que l’action politique n’est doncplus guidée par l’intérêt général sicher à Rousseau mais par la défensed’une tradition religieuse.Traiter des attaques contre la laïcitésans parler du massacre de la rédac-tion de Charlie Hebdo est impossible.Les fanatiques qui perpétrèrent lesattentats du 7 janvier 2015 attaquaientla liberté des citoyens de se moquerde la religion, de ses figures sacrées

et de ses écrits. Cette nouvelleInquisition n’est pas sans rappeler lesupplice du chevalier de La Barre, vail-lamment défendu par Voltaire et mal-heureusement exécuté à Abbeville le1er juillet 1766, pour avoir – soi-disant – profané une statue du Christ.Pourtant, à la suite des attaquescontre Charlie Hebdo, d’aucuns ontdéclaré de bon ton : « la liberté d’ex-pression doit s’exercer dans la limitedu respect », à l’instar du papeFrançois, le 15 janvier 2015. À tant devertu, nul n’est tenu. Il ne resteraitplus rien de la laïcité si la critiqued’une doctrine religieuse quelconquedevait être condamnée. Mais il ne res-terait plus grand-chose non plus dela laïcité si la liberté des individus decroire n’était pas respectée. Lapapauté doit comprendre que c’estdans ces seules limites, laïques, quele respect peut être invoqué. Les évé-nements du vendredi 13 novembre

franchissent une étape supérieure.C’est un mode de vie libre et démo-cratique qui est visé dans sa totalité :le divertissement, la culture, la circu-lation au sein de l’espace public. C’estaussi l’échange et les rencontres, enbref, l’unité du peuple assurée dansle cadre républicain.Vous l’aurez compris, à travers la des-cription de ces événements, la laïcitéattaquée, ce sont la démocratie et lalutte pour le progrès social qui sontfrappées. Jaurès disait : « Démocratie

et laïcité sont deux termes iden-tiques » car « la démocratie n’est autrechose que l’égalité des droits » et la« démocratie fonde en dehors de toutsystème religieux toutes ses institu-tions, tout son droit politique etsocial, » (L’Humanité, 2 août 1904).Lier la laïcité et la démocratie est le pre-mier parti pris de ce dossier. C’est lecœur du texte de Pierre Dharréville quipermet de comprendre plus largementle rapport du PCF à la laïcité, JacquesBénezit complète cette vision en trai-tant de l’égalité des droits et de l’éman-cipation des individus. Nous publionségalement un discours de Jaurès quiappelle à libérer l’enseignement etl’esprit critique du cléricalisme.D’autre part, si un terme comme laï-cité est l’objet d’une telle confusiondans le débat politique, c’est qu’il estéminemment polémique jusque dansla sphère intellectuelle et peine à faireconsensus.

Dans ce cadre, nous avons souhaitédonner à voir cette diversité en inter-rogeant des auteurs parfois aux anti-podes les uns des autres. Qu’on sous-crive à une définition très large de lalaïcité à l’instar de Valentine Zuber ;qu’on fasse de l’aspect religieux à pro-prement parler le cœur de son pro-pos tel Yvon Quiniou ou qu’on traiteplus largement de la dimension cul-turelle à l’instar de Jean-MichelGalano, toutes ces contributions ontpour mission d’illustrer la richessedes nombreuses réflexions progres-sistes sur la question. C’est aussi pourclarifier le concept qu’une perspec-tive historique est apportée par Jean-Paul Scot et René Mouriaux de laRévolution française au XXe siècle.

Les dangers cités plus hauts qui guet-tent la laïcité doivent nous rappelerque ce n’est pas un principe acquismais conquis, qu’il est donc soumisà la contingence et au rapport deforces. Le vivre-ensemble est un com-bat éternellement recommencé, uncombat de chaque matin ; dès quel’on pose le pied dans la rue, dans lemétro ou au travail. Nous avons cher-ché tout au long de ce dossier à rap-peler la nécessité d’un peuple uni etsouverain dont la laïcité constitue unoutil indispensable. En espérant quece numéro soit un outil utile entre vosmains, nous vous souhaitons unebonne lecture. n

« La laïcité n’est pas un principe acquismais conquis, il est donc soumis à la

contingence et au rapport de forces. »

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LA REVUEDU PROJET

DÉCEMBRE 2015

*Mickaël Bouali est responsable de la rubrique Histoire de La Revuedu projet.Quentin Corzani est responsable de la rubrique Travail de secteurs.

Ils ont coordonné ce dossier.

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en cela qu’elle est profondément sia-moise avec l’idée de République tellequ’elle se sculpte au même moment.

SORTIR DE L’AFFRONTEMENTIDENTITAIRENous sommes ainsi à mille lieues dece que l’on peut entendre commeidées reçues sur la laïcité, présentéecomme une sorte de règle bénédictine

porteuse d’une charge d’interdits…L’agitation autour du principe de laï-cité et le flou politique qui l’entoureont une fonction précise dans le débatpublic : celui de catalyseur de l’affron-tement identitaire. L’extrême droite,poursuivie par la droite, a tenté d’opé-rer une préemption sur le principe. Laxénophobie traditionnelle semblaitêtre une limite à sa progression. Sousprétexte de laïcité, cultiver la haine desmusulmans, fut la trouvaille pour se

parer d’un manteau républicainusurpé. Il s’agissait notamment de s’enprendre à l’islam visible, érigé en sym-bole du grand remplacement et de ladégénérescence supposée de l’iden-tité nationale – tout autant supposée.

Cette offensive s’est accompagnéed’un discours mettant en doute lacompatibilité de l’islam lui-mêmeavec la République, utilisant la ver-sion qu’en donnent des fanatiquesintégristes comme si c’était une repré-sentation réelle. Il ne s’agit pas ici de

blâmer la critique de la religion, car lacritique de toute institution, de toutpouvoir – et la critique de manière plusgénérale – est salutaire. Nul ne sauraits’y soustraire. Il s’agit de faire mesu-rer la place qu’occupe la figure musul-mane dans l’inconscient collectif, nonsans lien avec le passé colonial denotre pays et de notre continent. Ils’agit là de l’autre absolu, l’étranger,

l’incompatible. Alors que toute l’his-toire de la Méditerranée, de l’Europeelle-même et du monde montre com-bien les cultures se sont forgées dansles échanges et les frottements despeuples, dans la rencontre. Il y auraitsoi-disant un danger, celui d’estomperet de faire disparaître cette fameuse« identité nationale » dont les conte-nus restent à démontrer. Identité, ce qui nous rend identiques.Culture, ce qui nous met en mouve-ment vers l’autre et vers nous-mêmes.Non pas dans l’uniformisation mar-chande, mais dans le dialogue du sem-blable et du dissemblable.

Le développement du fanatisme, dela violence, des intégrismes n’a pasfavorisé la tâche des progressistes,apportant de l’eau au moulin desréactionnaires : intégristes fanatiquesd’un côté, xénophobes nationalistesde l’autre. Partenaires de jeu entre les-quels nous serions sommés de pren-dre position. Il ne saurait y avoir decomplaisance ni pour les uns, ni pourles autres. Les deux relèvent de pro-jets politiques – j’insiste sur ce point –qui n’ont rien à s’envier, aux accentstotalitaires. En cela, ils portent cha-cun à leur façon atteinte au principede laïcité, qu’ils nient la liberté deconscience, l’égalité des droits et/oula volonté fraternelle. Non pas en tantque valeurs supposées occidentales,

PAR PIERRE DHARRÉVILLE*

En 1789, les révolutionnairesmettaient en cause le pouvoirabsolu, qui plus est de droit

divin. Ils établissaient, dans l’article3 de la Déclaration des droits del’homme et du citoyen, que « le prin-cipe de toute Souveraineté résideessentiellement dans la Nation » etque « nul corps, nul individu ne peutexercer d’autorité qui n’en émaneexpressément. » Voilà qui fonde clai-rement une nouvelle conception dupouvoir. Car la laïcité est un principepolitique. Elle garantit que la souve-raineté populaire ne saurait être acca-parée par un seul ou par quelques-uns, qu’elle ne saurait être exercée parune autorité extérieure ou supposé-ment supérieure. Elle réside paressence dans la Nation, en tant qu’as-sociation d’hommes et de femmeslibres, et égaux, égales.

Ce principe va mettre du temps às’imposer car il relève d’un processusde conquête populaire profondémentrévolutionnaire. La laïcité, d’une cer-taine façon, invalide l’organisation dela société en ordres, héritée del’époque médiévale, mais aussi l’or-ganisation de la société en classes quiémerge. C’est pourquoi, même si elles’est forgée dans l’affrontement avecl’Église catholique, elle ne saurait être

réduite à un outil de gestion des rela-tions entre les Églises et l’État ou bienles religions et la société. Elle invite àfonder la politique et l’organisationde la société autour de ce qui est com-mun à toutes et tous et non pas autourde convictions dogmatiques placéesen surplomb. Elle remet le débat poli-tique au centre, avec pour colonnevertébrale la quête de l’intérêt géné-ral. Jean Jaurès ne disait-il pas :« Qu’est-ce que la laïcité ? c’est ladémocratie. Qu’est-ce que la démo-cratie ? C’est l’égalité des droits. » C’est

LA LAÏCITÉ, UN PRINCIPE POLITIQUE

« Toute l’histoire de la Méditerranée, de l’Europe elle-même et du mondemontre combien les cultures se sont

forgées dans les échanges et les frottements des peuples,

dans la rencontre. »

« Il y a urgence à sortir de l’affrontement identitaire et

la laïcité bien comprise – révolutionnaire –en est le moyen le plus efficace. »

La laïcité c’est la démocratie. Retour sur l’histoire du concept et sur lesdébats actuels.

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mais à vocation universelle car ellessont attachées à la nature humaine.La théorie du « choc des civilisations »mise en œuvre au plan géopolitiquepar de multiples interventions arméesa, hélas, pris quelques racines dansle réel. Et au passage, toute une par-tie de la population se sent – ou plu-tôt est – rejetée et discriminée et s’ins-talle dans la peur. Il y a urgence à sortirde l’affrontement identitaire et la laï-cité bien comprise – révolutionnaire– en est le moyen le plus efficace.

UNE VISÉE ÉMANCIPATRICEAlors, dans ce paysage, comment trai-ter la question religieuse ? On ne sau-rait l’éviter… La foi est un levier puis-sant. Elle peut être un vecteurd’aliénation comme un moteurd’émancipation. Tout dépend de ceque les humains en font. Dans unmonde qui se mondialise, elle consti-tue un identifiant qui dépasse lesfrontières nationales. Mais les contra-dictions qui hantent les sociétés etl’humanité traversent les communau-tés de croyants comme elles traver-sent l’ensemble des corps sociaux.Renvoyer dans le camp des forces obs-cures l’ensemble des croyants à causedes intégristes serait un choix dévas-tateur. Le fait religieux est une réalité,mais les progressistes doivent refuserles logiques d’assignation identitaire.Nous sommes des êtres uniques, sem-blables et dissemblables, les produitsdes rapports sociaux, mais aussi d’unehistoire familiale, de démarches édu-catives, de nos rencontres, de nos lec-tures… Il faut combattre l’enferme-

ment et l’obscurantisme dont cer-taines manières de croire ou de pra-tiquer peuvent être le siège. Maisdécréter l’obscénité de la religion etson bannissement de l’espace publicne conduirait qu’à des catastrophes– c’est dans l’obscurité que croissentles monstres. L’expression de convic-

tions religieuses dans l’espace publicn’est pas proscrite, comment cela sepourrait-il ? Contrairement à l’idée laplus répandue, cela n’est d’ailleurspas le projet laïc.La laïcité porte une visée émancipa-trice. Peut-on parler de laïcité sansparler de liberté ? Liberté de croire oude ne pas croire, liberté de penser, dedébattre, de s’associer, d’agir. D’évi -dence, peut-on parler de laïcité sansparler d’éducation ? Des servicespublics ? De démocratie ? Pour sortirde l’affrontement identitaire qui attiseles racismes, bien souvent en instru-mentalisant la religion – et la laïcité–, il faut retrouver l’essence des com-bats communs, se remettre sur la pisted’un grand récit émancipateur.

Depuis deux ans, avec l’ouvrage LaLaïcité n’est pas ce que vous croyez,aux Éditions de l’Atelier, j’ai participéà de nombreux débats dans tout lepays. Je me demandais, sur une ques-

tion piégée par tous les bouts, com-ment tourneraient ces discussions.Bien sûr, les questions pratiques,celles que l’on retrouve en perma-nence dans les épisodes médiatiques,finissent toujours par venir dans ladiscussion ; mais on n’en parle passur le même mode après s’être inter-

rogé sur le sens, sur la portée, sur lecontexte… J’ai rencontré une vérita-ble envie de connaître, de compren-dre, de savoir. Une envie de s’expli-quer, de témoigner, de se réapproprierun sujet qui a été préempté par desforces dont il n’est pas vraiment latasse de thé, en réalité. Il y a toujoursdu répondant, et des participants quisont souvent à l’image de la société.Curieusement, peut-être, c’est unequestion qui rassemble, lorsque nousprenons l’initiative. J’ai le sentimentque les choses avancent, que laconscience grandit qu’on ne doit paslaisser dévoyer la laïcité et qu’elle est,pour aujourd’hui et pour demain, unprincipe essentiel. n

« Le fait religieux est une réalité, mais les progressistes doivent refuser les logiques d’assignation identitaire. »

il est inadmissible que le FrontNational et des dirigeants de l’ex-UMP se réclament de la laïcité pourmieux la dénaturer et masquer ainsileur racisme et leur xénophobie.Si la France est définie depuis 1946comme une « République indivisible,laïque, démocratique et sociale », c’està la suite des très longues luttes quiont abouti à la séparation des Égliseset de l’État par la loi du 9 décembre1905, loi que le Conseil d’État puis la

Cour européenne des droits del’homme ont qualifiée de « clé devoûte de la laïcité française ».

NE PAS CONFONDRETOLÉRANCE ET LAÏCITÉLe catholicisme fut longtemps enEurope occidentale la seule religiond’État légitimant les monarchies dedroit divin.Cependant, la France fut le premierroyaume à contester dès Philippe le

PAR JEAN-PAUL SCOT*

En réponse aux crimes terroristes dejanvier et de novembre 2015, nom-breux furent les appels à la tolérance,mais bien rares les rappels de la laï-cité. Rien d’étonnant, celle-ci estaujourd’hui trop souvent incompriseet falsifiée. Si l’on peut expliquer quedes jeunes l’identifient par erreur àdes discriminations antimusulmanes,

RETOUR SUR LA LOI DU 9 DÉCEMBRE 1905 La loi du 9 décembre 1905, qualifiée de « clé de voûte de la laïcité fran-çaise » n’a cessé d’être contestée chaque fois que les forces de gaucheont reculé, surtout après 1958 et plus encore depuis 2002.

*Pierre Dharréville est membre ducomité du projet. Il est animateur dusecteur République, démocratie etinstitutions du Conseil national du PCF.

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Bel la théocratie pontificale et à reje-ter la suprématie du pouvoir religieuxsur le pouvoir politique. Néanmoins,les pouvoirs temporel et spirituelétaient seulement distincts, mais passéparés, car ils visaient le mêmeobjectif : imposer à tous les sujets duroi les « devoirs envers Dieu ». La laï-cité ne se réduit pas à l’autonomie dupolitique et du religieux.

La France fut encore le premier Étatà expérimenter la tolérance. Alors qu’àla suite des guerres de religion s’im-pose en Europe le principe tel prince,telle religion, en France, Henri IVaccorde à ses sujets protestants laliberté de culte et l’égalité civile parl’édit de Nantes de 1598 que Louis XIVrévoquera en 1685. La tolérance n’estque la concession de privilèges par-ticuliers à des communautés, pas lareconnaissance d’un droit naturel,plein et entier, égal et irrévocable pourtous les hommes libres.D’ailleurs le philosophe anglais Lockela refuse aux catholiques et aux athéesjugées sans principes moraux. Aussi,même si Voltaire écrit un Traité de latolérance, les philosophes des Lumièresmettent en avant la pleine liberté deconscience et de pensée. La toléranceannonce la laïcité, mais les deuxtermes ne sont pas synonymes mêmesi beaucoup aujourd’hui réduisentl’une à l’autre.

LA RÉVOLUTION FRANÇAISEET LES PRINCIPES DE LA LAÏCITÉ1789 opère une véritable révolutioncopernicienne dès que l’Assembléeconstituante proclame que désormaisla souveraineté n’émane plus de Dieumais de la nation. Par la déclarationsolennelle du 26 août 1789, la sociétén’est plus fondée sur les « devoirsenvers Dieu » mais sur les « droits del’homme ». Puisque les hommes « nais-sent et demeurent libres et égaux endroits » (art. 1er), « nul ne peut êtreinquiété pour ses opinions, même reli-gieuses, pourvu que leur manifesta-tion ne trouble pas l’ordre public éta-bli par la loi » (art. 10). La liberté deconscience est assurée, la liberté reli-gieuse est garantie, l’athéisme et leblasphème ne sont plus des crimes. LaLégislative instaure l’état civil en 1792

et légalise le divorce. La Conventionaffirme les principes de la laïcité sco-laire et adopte en 1795 une première« séparation » de l’Église et de l’État aunom des droits de l’homme. Mais, pour rétablir la paix religieuseet l’ordre public, Napoléon Bonapartesigne avec le pape Pie VI le Concordatde 1801 et établit en 1802 le régimepluraliste des « cultes reconnus » : les

quatre cultes catholique, luthérien,réformé, puis israélite, deviennentdes institutions publiques ; les minis-tres des cultes sont rémunérés etcontrôlés par l’État tels des quasi-fonctionnaires. La reconnaissance dupluralisme religieux n’est donc pasencore la laïcité.

LAÏCISER L’ÉTAT ET L’ÉCOLEPUBLIQUE POUR FONDER LA RÉPUBLIQUEDès 1815, le concordat devient un« discordat ». Un conflit récurrentoppose tout au long du siècle les répu-blicains anticléricaux attachés auxprincipes de 1789 et une Église catho-lique condamnant tous les « principessataniques » de la modernité. Au nomde l’infaillibilité pontificale en matière

de dogme et de mœurs proclamée en1870, le pape Pie IX prétend encoreque les lois de Dieu sont supérieuresaux lois des hommes. Le clergé catho-lique est alors en France plus nom-breux que jamais et scolarise la majo-rité des enfants.Même si les républicains accusentl’Église de se comporter en « factionpolitique », l’anticléricalisme deGambetta n’est pas un athéisme :« Nous ne sommes pas les ennemisde la religion. Nous sommes aucontraire les serviteurs de la libertéde conscience, respectueux de toutes

les opinions religieuses ou philoso-phiques. » La laïcité n’est pas uneidéologie antireligieuse.Les républicains devenus maîtres detous les pouvoirs en 1880, Jules Ferrypeut instituer l’école publique, gra-tuite et obligatoire, puis laïciser lesprogrammes et le corps enseignanttout en permettant aux élèves de rece-voir un enseignement religieux horsde l’école. Furent laïcisés progressi-vement les administrations, les hôpi-taux, les cimetières : la laïcité ne selimite pas en effet à l’État et à l’écolecar c’est toute la société civile qui doitêtre laïque. Mais la séparation del’Église et de l’État fut ajournée pourne pas aggraver les conflits entre les« deux France » et républicaniserd’abord les nouvelles générations.

LA SÉPARATION DES ÉGLISES ET DE L’ÉTAT :PARACHÈVEMENT DE LA LAÏCITÉCependant l’Affaire Dreyfus révèle en1898 la gravité du triple danger natio-naliste, antisémite et clérical mena-çant la République. La majorité descatholiques ne s’était pas ralliée à laRépublique. La séparation devenaiturgente. La poussée de la gauche auxélections de 1902 stimule un vérita-ble mouvement populaire en faveurde la lutte contre les congrégationsreligieuses illégales et pour la dénon-ciation du Concordat. Dès 1904, Jaurès définit l’esprit de lafuture séparation : « C’est par un largeet calme débat où nous discuteronsavec tous les républicains, avec l’op-

position elle-même, les conditions lesmeilleures du régime nouveau[…] conforme au droit de l’État laïque,mais aussi acceptable par les catho-liques. […] La démocratie fonde endehors de tout dogme religieux toutesses institutions, tout son droit poli-tique et social, […] Laïcité et démo-cratie sont synonymes. » Cela sup-pose le respect mutuel de tous lescroyants et incroyants.Préparée pendant 18 mois par unecommission parlementaire animéepar des socialistes jaurésiens, la pro-position de loi rapportée par Aristide

« La tolérance annonce la laïcité, mais les deux termes ne sont pas

synonymes même si beaucoup aujourd’hui réduisent l’une à l’autre. »

« La République assure la liberté de conscience. Elle garantit

le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées

dans l’intérêt de l’ordre public. »

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*Jean-Paul Scot est historien. Il esttitulaire honoraire de la Chairesupérieure d’histoire du lycéeLakanal (Sceaux).

Briand fut finalement adoptée, aprèstrois mois de riches débats parlemen-taires, par 341 voix contre 233. Elle aété votée par la cinquantaine dedéputés voulant faire la « guerre à lareligion », par la totalité des socia-listes jaurésiens et des radicaux-socialistes, par les radicaux aspirantencore à contrôler les religions, brefpar l’union de tous les laïques endépit de leurs différences de sensibi-lités anticléricales.

LA LOI QUASI-CONSTITUTIONNELLEDE 1905Les pères de la loi ont volontairementregroupé ses deux premiers articlessous le titre « Principes » pour que leslégislateurs et les magistrats s’y réfè-rent toujours à l’avenir.

L’article 1er proclame : « La Républiqueassure la liberté de conscience. Ellegarantit le libre exercice des cultes sousles seules restrictions édictées ci-aprèsdans l’intérêt de l’ordre public. » Lepoint entre ces deux phrases a faitdébat : la liberté de conscience est pro-clamée comme la première des liber-tés, comme le premier droit naturel,égal pour tous les hommes, croyantset incroyants. D’elle découle la libertéde croire ou de ne pas croire. La libertéde religion relevant du choix person-nel de chacun n’est pas mentionnéepour cela dans la loi ; mais son expres-sion collective, la « liberté de culte »,est garantie par la République, y com-pris dans l’espace public après auto-risation.

L’article 2 déclare : « La Républiquene reconnaît, ne salarie, ni ne sub-ventionne aucun culte. ». Les religionsne sont plus reconnues comme desservices publics, les ministres du culte

ne sont plus des agents de l’État. Lesfidèles s’organiseront en associationscultuelles de droit privé, comme lesautres associations. Les religions sontlibres de s’organiser selon leurs pro-pres « règles générales », fussent-ellesnon démocratiques, car la République

ne connaît que des citoyens, pas descroyants ou des incroyants. Tous les budgets des cultes sont sup-primés car les Églises doivent vivredes seules contributions volontairesde leurs fidèles. Néanmoins, des

aumôneries sont autorisées dans lesmilieux fermés (prisons, hôpitaux,internats, casernes) afin d’assurer laliberté de culte de personnes n’ayantpas la liberté de se déplacer. Pouracheter ou bâtir des lieux de culte, lesassociations cultuelles peuvent créerdes fondations déposant leurs res-sources en valeurs françaises à laCaisse des dépôts et consignations.La Séparation est donc une « doubleémancipation » comme le dit Briand :émancipation de l’État qui se déclareneutre en matière confessionnelle etémancipation de toutes les religionsplus libres que jamais. L’État ne peutintervenir en matière religieuse quepour faire respecter la liberté deconscience et l’ordre public par lapolice des cultes, mais les Églises nepeuvent prétendre imposer leursnormes à ceux qui ne partagent pasleurs croyances.

PÉRENNITÉ DE LA LOI LAÏQUE DE 1905Si l’Église catholique condamna la loide séparation, elle ne put en empê-

cher l’application et finit par l’admet-tre. Comme l’avait affirmé Jaurès, ellene pouvait qu’évoluer tout d’abord àcause de l’inéluctable sécularisationdes sociétés, puis des tensions entreles clercs et les fidèles, et enfin en rai-son des progrès de l’exégèse des textes

« La Séparation est donc une “doubleémancipation” comme le dit Briand :émancipation de l’État qui se déclare

neutre en matière confessionnelle et émancipation de toutes les religions

plus libres que jamais. »

sacrés. Aucune religion ne porte enelle la laïcité : mais toute religion,comme le christianisme hier, l’islamdemain, devra l’accepter sous peinede sombrer dans l’intégrisme et lefanatisme.

La loi de 1905 n’a malheureusementpas été appliquée dans l’empire colo-nial, pas même dans les départementsfrançais d’Algérie où l’État nommaitet finançait les cadis et les imams pourcontrôler les « indigènes » : ainsi futempêchée une première rencontreentre l’islam et la laïcité. Mais pluslargement la loi de 1905 n’a cesséd’être contestée chaque fois que lesforces de gauche ont reculé, surtoutaprès 1958 et plus encore depuis 2002. La laïcité a donc été fondée en Francesur les principes de liberté deconscience et d’égalité des droits descitoyens, ce qui implique la sépara-tion des religions et de la politique.La laïcité ne se réduit pas au respectdes religions mais de tous les citoyens,croyants comme incroyants. Lesconstitutions de 1946 et 1958 stipu-lent que la République « assure l’éga-lité devant la loi de tous les citoyens,sans distinction d’origine, de race oude religion. »

La laïcité n’est pas une « exceptionfrançaise » même si la plupart desÉtats européens en sont restés aurégime des « cultes reconnus ». Lalaïcité n’a jamais été en France uneoption antireligieuse, ni un athéismephilosophique, pas même une reli-gion civile comme aux États-Unis etencore moins une idéologie d’Étatcomme en URSS. Elle est un prin-cipe institutionnel qui doit permet-tre à tous les citoyens et citoyennesde « vivre ensemble » dans le respectmutuel de leurs identités particu-lières. n

« Aucune religion ne porte en elle la laïcité : mais toute religion, comme le christianisme hier, l’islam demain,

devra l’accepter sous peine de sombrerdans l’intégrisme et le fanatisme. »

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(la mascarade de Garches en 1936) etcependant le laïcisme de la SFIO estcritiqué comme un voile de la luttedes classes. À l’opposé de cette sensi-bilité qui relève du fonds syndicalisterévolutionnaire, Maurice Thorez lancel’appel du 17 avril 1936 : « Nous te ten-dons la main, catholique, ouvrier,employé, artisan, paysan, nous quisommes des laïques, parce que tu esnotre frère et que tu es comme nousaccablé par les mêmes soucis ». Lamain tendue sera peu saisie.

LA CONFÉDÉRATIONFRANÇAISE DESTRAVAILLEURS CHRÉTIENS (CFTC)En 1919, un nouveau rameau dumouvement syndical apparaît, laConfédération française des travail-leurs chrétiens. La CFTC fait-elle par-tie du mouvement ouvrier ? A l’origine, les deux écosystèmeslaïques SFIO-CGT et PCF-CGTU luidénient cette appartenance. Explicitement confessionnelle, elle estdotée d’un conseil théologique. Non

seulement ses statuts se réfèrent à l’en-cyclique Rerum Novarum, elle célèbrela Pentecôte plutôt que le 1er mai,chaque congrès comporte une messesolennelle. Certes, elle n’est pas « clé-ricale » comme le relève Bruno Poucet.Elle est de surcroît à dominanteemployée. Sa représentativité est récu-sée par la CGT réunifiée en 1936 et ellene participera pas aux négociations deMatignon. Pourtant la CFTC évolue.Elle s’ouvriérise. Elle accepte un SGENnon confessionnel tout en demeurantattachée à l’enseignement privé.

Vichy introduit une nouvelle rupture.En dehors de trois occasions, l’en-semble de l’épiscopat soutient lemaréchal Pétain, qui restreint le

divorce, soutient la famille, poursuitcommunistes, franc-maçons et aidel’école privée. Nous avons bien affaireà « un État clérical à la française ». Descatholiques en nombre ont résistéavec courage et lucidité, limitant laréaction anticléricale à la Libération.

Les lois favorables à l’enseignementprivé sont abolies en 1945 mais le sta-tut concordataire de l’Alsace-Moselleest conservé. La constitution de 1946qualifie la République de « laïque ».L’affaiblissement de l’autorité hiérar-chique dans l’Église catholique pourses errements politiques se répercutedans la CFTC. À la Libération, soncomité théologique n’est pas rétabli.Des minoritaires réclament même ladistanciation envers le caractèreconfessionnel de la centrale. Desretouches sont apportées. Entre lestatu quo et la fusion avec la CGT pro-posée par Benoît Frachon, approuvéepar des résistants chrétiens progres-sistes, une troisième voie est adoptéequi consiste à remplacer dans les statuts la référence aux Encycliques

pontificales par celle à la moralesociale de l’Église. Autour de PaulVignaux, Reconstruction promeutune culture d’autonomisation àl’égard de la foi qu’un groupementd’organisations réclame au fil descongrès confédéraux.

LA CONFÉDÉRATIONFRANÇAISE DÉMOCRATIQUEDU TRAVAIL (CFDT)Le Rassemblement du peuple fran-çais (RPF) utilise la question scolairepour mettre un coin entre leMouvement républicain populaire(MRP) et les partis laïques. Les loisMarie (21 septembre 1951) et Barangé(28 septembre 1951), rétablissent lessubventions pour les élèves de l’en-

PAR RENÉ MOURIAUX*

C ette tripartition des sensibili-tés ne fonde pas les clivagespolitiques au lendemain de

1918. L’adhésion, lors du congrès deTours de décembre 1920 à la IIIe

Internationale est suivie de la scissionde la SFIO entre la SFIO maintenueet la SFIO communiste qui deviendrale PCF.

Très affaiblie, la « vieille maison »socialiste est d’abord divisée en sixtendances. Les élections de 1924 dansle cadre du Cartel des gauches four-nissent l’occasion de relancer l’anti-cléricalisme avec le projet de suppri-mer le Concordat toujours en vigueurdans l’Alsace-Moselle recouvrée en1918. Le poids accru des instituteursau sein de la SFIO explique en partiela reprise des hostilités mais aussi lapolitique de la Chambre bleu horizonqui avait rétabli les relations diplo-matiques avec le Vatican (1921) etréglé les problèmes collatéraux de laSéparation de 1905 (janvier 1924)mais aussi imposé des mesures d’aus-térité qui mécontentèrent les institu-teurs (suppression d’écoles au nomde la « rationalisation »). Le généralde Castelnau et sa Fédération natio-nale catholique parviennent à arrê-ter l’offensive, s’appuyant sur unemajorité de l’opinion favorable austatu quo en la matière. La condam-nation de l’Action française en 1926consolide ce qu’il est possible d’ap-peler le second ralliement à laRépublique.

La crise de 1929 et la montée du fas-cisme placent la SFIO devant unenouvelle conjoncture dans laquelleles questions de cléricalisme et del’école ne comptent guère. Le Frontpopulaire n’est marqué par aucuneeffervescence anticléricale. Après des débuts hésitants, le PCF estsoumis à la rude férule de la bolché-visation, s’épuise dans la ligne « classecontre classe » pour s’engager finale-ment dans la stratégie du Front popu-laire. Au cours de ses oscillations, la question de la laïcité n’est jamaisplacée au cœur de ses réflexions.L’anticléricalisme est toujours prêt àse manifester de manière sommaire

MOUVEMENT OUVRIER ET LAÏCITÉ AU XXe SIÈCLE

« Nous te tendons la main, catholique,ouvrier, employé, artisan, paysan,

nous qui sommes des laïques, parce que tu es notre frère et que tu es comme nous

accablé par les mêmes soucis. »Maurice Thorez, 17 avril 1936

Le mouvement ouvrier demeure partagé entre trois attitudes, un laïcismeagressif, une neutralité mesurée, une distanciation à l’égard d’une idéolo-gie bourgeoise.

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services d’aumôneries » ; et son arti-cle 4 implique que la République res-pecte les « règles d’organisation géné-rale » de chaque culte.Présentée trop souvent comme unesomme d’interdits, la laïcité est consti-tutive de libertés pour les individus.Leur appartenance ou leur non-appar-

tenance à des croyances relève deconvictions personnelles, qui peuventchanger au cours de l’existence, et quine doivent leur valoir ni discrimina-tions, ni avantages particuliers.

LA SOUVERAINETÉDU PEUPLELa séparation des religions et de l’Étatconforte l’idée que la légitimité dupouvoir réside désormais entière-ment dans la souveraineté du peu-ple, d’où l’hostilité, franche oucachée, qu’elle n’a cessé de rencon-trer en France du côté des forces dedroite et d’extrême droite.Pour Jean Jaurès « la démocratie etla laïcité sont deux termes iden-tiques » (L’Humanité, 2 août 1904)

parce qu’il doit y avoir respect égalet mutuel de toutes les personnes.Dès 1889 il soulignait que « Le gou-vernement représente les droits etles intérêts de tout le monde », alorsque « dans les questions de religion,tout le monde n’est pas d’accord. »(La Dépêche, 16 juin 1889).

Dans cette conception, l’État, ses ins-titutions et ses missions de servicepublic sont au service de l’intérêtgénéral et par conséquent ne doiventfaire allégeance ou soutenir aucuneconviction religieuse, politique ou phi-losophique.Dans le même temps, les institutionspubliques (politiques et judiciaires),les administrations, le service public,la fonction publique se doivent de res-pecter la liberté de conscience des usa-gers et de les accueillir à égalité dedroits. Si le devoir de réserve exigé pourles services publics s’étend aux agents,qui ne doivent afficher aucun signed’appartenance (religieuse, philoso-phique et politique) dans le cadre del’exercice de leur profession car ils

PAR JACQUES BÉNÉZIT*

A ux « devoirs envers Dieu » del’Ancien régime se sont pro-gressivement substitués avec

la Révolution française « les droits del’homme et du citoyen » et les « devoirsenvers l’humanité ». Dans son articlepremier, la Déclaration de 1789 four-nit la base sur laquelle se construiral’œuvre de laïcité : « Les hommes nais-sent et demeurent libres et égaux endroits ». L’idée de droits fondamen-taux, qui ne tiennent pas à la couleurde peau, au sexe, à la classe sociale, àla religion ou aux origines ethniquesdécoule donc de ce principe né en1789, par delà même la conceptionque pouvaient s’en faire les citoyensde l’époque. Chaque individu est, defaçon inaliénable, membre à partentière de l’espèce humaine.

La loi de séparation votée en 1905repose sur trois articles essentiels : l’ar-ticle premier, « La République assurela liberté de conscience. Elle garantitle libre exercice des cultes sous lesseules restrictions » de « l’intérêt del’ordre public » ; dans son article 2, elle« ne reconnaît, ne salarie ni ne sub-ventionne aucun culte » tout en auto-risant l’inscription dans les budgetsde l’État, des départements et des com-munes des « dépenses relatives à des

LA LAÏCITÉ, BASE DE LIBERTÉPOUR LES INDIVIDUS

« Chaque individu est, de façoninaliénable, membre à part entière

de l’espèce humaine. »

Tout au long de son histoire l’engagement pour la laïcité a été indissocia-blement lié au combat pour l’émancipation humaine.

seignement privé. La fédération del’Éducation nationale se place à la têtede la protestation et crée le comiténational d’action laïque (CNAL). Leretour du général de Gaulle au pou-voir s’effectue dans un climat de réac-tion mais la participation de la SFIOà l’élaboration de la Constitution dela Ve République permet le maintiende sa définition comme « laïque ».Préparée par la commission présidéepar Paul-Olivier Lapie, ancien minis-tre de l’Éducation nationale, la loiDebré du 31 décembre 1959 proposeun double régime, celui de l’associa-

tion et celui du contrat simple. LeCNAL mobilise en vain. Le problèmealgérien submerge la vie politiquefrançaise et dans ce contexte, la mino-rité CFTC radicalise ses positions etobtient la « déconfessionnalisation ».La Confédération française démocra-tique du travail (CFDT), née ennovembre 1964, ne se référera plusdans ses statuts qu’à l’humanismechrétien. Elle se déclare socialisteautogestionnaire en 1970 et partisanede la laïcité dans la question scolaireen 1971, dans la période où la loiPompidou pérennise le contrat sim-

ple. La loi Guermeur (« loi de la peur» selon André Henry, secrétaire géné-ral de la FEN) consolide le caractèrepropre de l’enseignement privé (26novembre 1977). n

*René Mouriaux est politiste. Il estdirecteur de recherche honoraire àSciences-Po.

Extraits de La Pensée, n° 342, 2005,publiés avec l’aimable autorisationde l’éditeur.

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France ». L’Église catholique a pour-tant bien mal accueilli cette avancée…Aujourd’hui en France une majoritédes croyants (pratiquants réguliers ounon) se déclare laïque, au sens où ellereconnaît la primauté des lois de laRépublique sur les doctrines reli-gieuses. Selon une étude réalisée enavril 2014 par l’observatoire privéSociovision et en partenariat avec Faitsreligieux.com, la laïcité est « une valeuressentielle » et « positive » pour 78 %des catholiques, 73 % des protestants,91 % des juifs et 74 % des musulmans.Mais une autre partie de croyants etde leur hiérarchie, n’accepte toujourspas la séparation, la liberté deconscience et l’égalité des droits. Cesréactionnaires et/ou intégristes detoutes confessions manifestent ainsirégulièrement leur hostilité à la contra-ception, à l’avortement, à l’égalité entrehommes et femmes…L’engagement pour la laïcité est unpoint d’appui pour rassembler, dansla diversité des origines et descroyances, celles et ceux qui enten-dent s’opposer à toutes les domina-tions. n

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représentent l’État, l’usager, quant àlui, n’est soumis à aucun devoir deréserve car il ne représente que lui-même.Une confusion est régulièremententretenue entre les règles qui harmo-nisent le fonctionnement des servicespublics et les principes qui organisentl’espace public. La loi de séparationne concerne pas cet espace public.Qu’entendre par espace public ? C’est

l’espace de la rue, ou des lieux parta-gés (hors services publics) qui offrentà chacun la garantie de la libre expres-sion de ses convictions personnelles.Un lieu d’échange indispensable quinous permet de faire société entrecroyants et non croyants. Un débat àmener sans compromission et sans

recherche de prétendus accommode-ments raisonnables avec les commu-nautarismes.

ÉMANCIPATION DESRELIGIONS VIS-À-VIS DU POUVOIR POLITIQUEL’acte de séparation marque égale-ment, de la part de ses auteurs, unevolonté d’émancipation des religionsvis-à-vis du pouvoir politique. Dans

un article publié dans La Pensée(n° 353, 2008, p. 66), Émile Poulat rap-pelait que, le Conseil d’État « dès mars1906, a établi que la majorité parle-mentaire avait écarté une loi de com-bat au profit d’une loi de liberté : une liberté comme l’Église n’en avaitjamais connu au cours de l’histoire de

« L’État, ses institutions et ses missions deservice public sont au service de l’intérêt

général et par conséquent ne doivent faireallégeance ou soutenir aucune conviction

religieuse, politique ou philosophique. »

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*Jacques Bénézit est membre ducomité de rédaction de La Pensée.

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exclusive, mais par une prodigieuseivresse d’espoir qui transfigurait sansles abolir les énergies de leur âmeinquiète.Et plus tard, au XVIe siècle, quand lesréformateurs chrétiens prétendirentrégénérer le christianisme et briser,comme ils disaient, l’idolâtrie del’Église, qui avait substitué l’adora-tion d’une hiérarchie humaine àl’adoration du Christ, est-ce qu’ilsrépudiaient l’esprit de science et deraison qui se manifestait alors dansla Renaissance ?De la Réforme à la Renaissance, il y a,certes, bien des antagonismes et descontradictions. Les sévères réforma-teurs reprochaient aux humanismes,aux libres et flottants esprits de laRenaissance leur demi-scepticismeet une sorte de frivolité. Ils leur fai-saient grief d’abord de ne lutter contrele papisme que par des ironies et descritiques légères et de n’avoir point lecourage de rompre révolutionnaire-ment avec une institution ecclésias-tique viciée que n’amenderaient pointles railleries les plus aiguës. Ils leurfaisaient grief ensuite de si bien sedélecter et s’attarder à la beautéretrouvée des lettres antiques qu’ilsretournaient presque au naturalisme

païen et qu’ils s’éblouissaient encurieux et en artistes d’une lumièrequi aurait dû servir surtout, suivantla Réforme, au renouvellement de lavie religieuse et à l’épuration de lacroyance chrétienne. Mais, malgrétout, malgré ces réserves et ces dis-sentiments, c’est l’esprit de laRenaissance que respiraient les Réfor -mateurs, c’étaient des humanistes,c’étaient des hellénistes qui se pas-sionnaient pour la Réforme. Il leursemblait que pendant les siècles duMoyen Âge une même barbarie, faited’ignorance et de superstitions, avaitobscurci la beauté du génie antiqueet la vérité de la religion chrétienne.Ils voulaient, en toutes choses divineset humaines, se débarrasser d’inter-médiaires ignorants ou sordides, net-

toyer de la rouille scolastique et ecclé-siastique les effigies du génie humainet de la charité divine ; répudier pourtous les livres, pour les livres del’homme et pour les livres de Dieu,les commentaires frauduleux ouignares ; retourner tout droit auxtextes d’Homère, de Platon, de Virgile,comme aux textes de la Bible et del’Évangile, et retrouver le chemin detoutes les sources, les sources sacréesde la beauté ancienne, les sourcesdivines de l’espérance nouvelle quiconfondaient leur double vertu dansl’unité vivante de l’esprit renouvelé.Qu’est-ce à dire ? C’est que, jusqu’ici,ni dans les premiers siècles, ni au XVIe,ni dans la crise des origines, ni dansla crise de la Réforme, le Christia -nisme, quelque transcendante quefût son affirmation, quelque puis-sance d’anathème que révélât sa doc-trine contre la nature et la raison, n’apu couper ses communications avecla vie ni se refuser au mouvement dessèves au libre et profond travail del’esprit.Mais maintenant, par le grand effortqui va de la Réforme à la Révolution,l’homme a fait deux conquêtes déci-sives : il a reconnu et affirmé le droitde la personne humaine indépendant

de toute croyance, supérieur à touteformule, et il a organisé la scienceméthodique, expérimentale et induc-tive qui, tous les jours, étend ses prisessur l’univers.Oui, le droit de la personne humaineà choisir et à affirmer librement sacroyance quelle qu’elle soit, l’autono-mie inviolable de la conscience et del’esprit, et, en même temps, la puis-sance de la science organisée qui, parl’hypothèse vérifiée, vérifiable, par l’ob-servation, l’expérimentation et le cal-cul, interroge la nature et nous trans-met ses réponses sans les mutiler oules déformer à la convenance d’uneautorité, d’un dogme ou d’un livre ;voilà les deux nouveautés décisives quirésument toute la Révolution ; voilàles deux principes essentiels ; voilà

MESDAMES, MESSIEURS,JEUNES ÉLÈVES,[…] Je suis convaincu qu’à la longue,après bien des résistances et des ana-thèmes, cette laïcité complète, légale,de tout l’enseignement, sera accep-tée par tous les citoyens comme ontété enfin acceptées par eux, après desrésistances et des anathèmes dont lesouvenir même s’est presque perdu,les autres institutions de laïcité : lalaïcité légale de la naissance, de lafamille, de la propriété, de la patrie,de la souveraineté.

L’AFFIRMATION SOUVERAINEDE L’ESPRITMais pourquoi ceux qu’on appelle lescroyants, ceux qui proposent àl’homme des fins mystérieuses ettranscendantes, une fervente et éter-nelle vie dans la vérité et dans lalumière, pourquoi refuseraient-ilsd’accepter jusque dans son fond cettecivilisation moderne, qui est, par ledroit proclamé de la personne hu -maine et par la foi en la science l’af-firmation souveraine de l’esprit ?Quelque divine que soit pour lecroyant la religion qu’il professe, c’estdans une société naturelle et humainequ’elle évolue. Cette force mystiquene sera qu’une force abstraite et vainesans prix et sans vertu si elle n’est pasen communication avec la réalitésociale, et ses espérances les plus hau-taines se dessècheront si elles neplongent point par leurs racines danscette réalité, si elles n’appellent pointà elles toutes les sèves de la vie.Quand le Christianisme s’est insinué,d’abord, et installé ensuite, dans lemonde antique, certes, il s’élevait avecpassion contre le polythéisme païenet contre la fureur énorme des appé-tits débridés. Mais, quelque impérieuxque fut son dogme, il ne pouvait répu-dier toute la vie de la pensée antique :il était obligé de compter avec les phi-losophes et les systèmes, avec toutl’effort de sagesse et de raison, avectoute l’audace intelligente de l’hellé-nisme ; et, consciemment ou incons-ciemment, il incorporait à sa doctrinela substance même de la libre-pen-sée des Grecs. Il ne recrutait point sesadeptes par artifice, en les isolant, enles cloîtrant dans une disciplineconfessionnelle, il les prenait enpleine vie, en pleine pensée, en pleinenature, et il les captait non par je nesais quelle éducation automatique et

JEAN JAURÈS, EXTRAIT DU DISCOURS AU LYCÉEDE CASTRES, LE 30 JUILLET 1904*

« Quelque divine que soit pour lecroyant la religion qu’il professe, c’est

dans une société naturelle et humainequ’elle évolue. »

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les deux forces du monde moderne.Ces principes sont si bien aujourd’huila condition même, le fond et le res-sort de la vie, qu’il n’y a pas une seulecroyance qui puisse survivre si elle nes’y accommode ou si même elle nes’en inspire.

DES PRINCIPES VITAUXEt il s’agit de savoir si les tenants dudogme sont disposés enfin à accep-ter nettement et jusqu’en leur fondces principes vitaux.Que gagneraient-ils à s’insurgercontre eux ? Ils ne le peuvent pas sanss’exposer eux-mêmes à une inces-sante défaite, à un incessant désaveu.À quoi leur a servi, au siècle dernier,de lancer l’anathème en un documentretentissant, aux libertés et aux droitsmodernes, à la liberté de conscienceet de pensée, à tout le droit de laRévolution ? Devant le scandale qu’ila provoqué, même dans l’immensemajorité des croyants en qui un com-mencement d’esprit moderne a péné-tré, ils ont dû si bien l’expliquer, l’at-ténuer, le déguiser, que ce fut presquecomme une rétraction. À quoi leur aservi de dénoncer si longtemps et denier comme impie le nouveau sys-tème du monde entrevu par Copernicet Galilée ? Longtemps, ils ont pro-longé leur résistance, puisque c’estseulement en 1855 qu’ils ont levél’Index sur les œuvres de Copernic.Mais cette résistance a fini commeelle devait finir, par une capitulation.Et maintenant les proscripteurs seglorifient d’avoir des astronomes revê-tus de la robe du moine qui interro-gent et calculent le mouvement desastres, selon le système qu’ils avaientproscrit. Maintenant ? Ils commen-tent le Caeli enarrant gloriam Dei [Lescieux proclament la gloire de dieu] aumoyen de ces grandes découvertes del’esprit vouées par eux, durant dessiècles, à l’anathème et au bûcher ! Ilsfont servir à la gloire de Dieu ces véri-tés de la science qu’au nom de cemême Dieu ils tentèrent d’abolir. [...]Impuissante aussi sera la résistancedes tenants du dogme contre l’appli-cation scientifique des règles de la cri-tique à l’étude des textes de l’Ancienet du Nouveau Testament. [...]Il y a un peu plus de trente ans, unévêque véhément et illustre refusaitde siéger à l’Académie française à côtédu noble et sage Littré, coupabled’avoir accueilli l’hypothèse de l’évo-lution vitale et du transformisme desespèces. Le même évêque, à la tribunede l’Assemblée nationale, dans le débatsur la liberté de l’enseignement,s’écriait qu’il y aurait scandale à lais-ser pénétrer dans l’enseignement,même dans le haut enseignement ces

doctrines impies et dégradantes. Et ceperpétuel anathème contre l’effort del’esprit et la vérité naissante suffit àjuger l’enseignement confessionnel.Quelques années après, des représen-tants de l’orthodoxie catholique et quin’ont pas encore été désavoués, M.de Vogüé et M. Brunetière, tentaientd’adapter à la tradition religieuse cetteconception nouvelle de la science, etils interprétaient l’évolution commele symbole visible par où la force créa-trice se manifestait.Mais si les tenants du dogme sontainsi obligés de céder en détail auxprogrès de la conscience et de lascience et de concilier successivementavec leur doctrine des vérités qu’ilsdénoncent d’abord comme incom-patibles avec leur foi ; s’ils sontcontraints de se traîner à la suite dudroit humain victorieux et de lascience humaine victorieuse ; s’ilsentrent enfin, balbutiants ou trébu-chants, dans les voies mêmes quelongtemps ils ensanglantèrent deleurs persécutions et obstruèrent deleurs anathèmes, pourquoi n’ont-ilspas la sagesse et le courage d’allerd’emblée jusqu’au bout ? Pourquoin’acceptent-ils pas jusqu’au fond etdans toutes leurs conséquences pos-sibles ces deux grands principes dumonde moderne qu’ils ne peuventplus abolir, qui sont l’élément vital de

toutes pensées et avec lesquels il fau-dra bien qu’ils accordent leur espé-rance transcendante s’ils ne veulentpas que, comme une flamme que rienne nourrit plus, elle s’éteigne lamen-tablement ?Mais s’ils acceptent ces deux prin-cipes, ils acceptent par là mêmel’école laïque, qui n’en est que l’ap-plication à l’enseignement. Car, d’uncôté, en éveillant dans les esprits lebesoin de la réflexion et du contrôle,en écartant de l’éducation toutecontrainte intellectuelle, en soumet-tant aux esprits les objets sur lesquelsla conscience et la raison s’exercentlibrement, elle donne à la personnehumaine le sentiment de son droit etde sa valeur. Et, d’un autre côté, ellene limite par aucun dogmatisme, paraucun parti pris confessionnel, la

puissance de la science ; elle ne selivre à aucune agression systématiquecontre aucune croyance ; mais elle nesubordonne par aucune complai-sance servile les vérités de la scienceaux intérêts du dogme.Ainsi se dissiperont les préjugés, ainsis’apaiseront les fanatismes ; ainsi lejour viendra où tous les citoyens,quelle que soit leur conception dumonde, catholiques, protestants,libres penseurs, reconnaîtront le prin-cipe supérieur de laïcité. Et laconscience de tous ratifiera les loisnécessaires et bienfaisantes dont l’ef-fet prochain sera, je l’espère, de ras-sembler dans les écoles laïques, dansles écoles de la République et de lanation, tous les fils de la République,tous les citoyens de la nation.Et n’est-ce point de voir les enfantsd’un même peuple, de ce peupleouvrier, si souffrant encore et siopprimé, et qui aurait besoin pour lalibération entière de grouper toutesles énergies et toutes les lumières,n’est-ce pas pitié de les voir divisésen deux systèmes d’enseignement,comme entre deux camps ennemis ?Et à quel moment se divisent-ils ? Àquel moment des prolétaires refu-sent-ils leurs enfants à l’école laïque,à l’école de lumière et de raison ? C’estlorsque les plus vastes problèmes sol-licitent l’effort ouvrier : réconcilier

l’Europe avec elle-même, l’humanitéavec elle-même ; abolir la vieille bar-barie des haines, des guerres, desgrands meurtres collectifs, et enmême temps, préparer la fraternellejustice sociale, émanciper et organi-ser le Travail.Ceux-là vont contre cette grandeœuvre, ceux-là sont impies au droithumain et au progrès humain qui serefusent à l’éducation de laïcité.Ouvriers de cette cité, ouvriers de laFrance républicaine, vous ne prépa-rerez l’avenir, vous n’affranchirez votreclasse que par l’école laïque, parl’école de la République et de laRaison ! n

*L’Humanité, 2 août1904, réimprimédans l’édition du 9 décembre 2005.

« L’homme a fait deux conquêtesdécisives : il a reconnu et affirmé le droit

de la personne humaine indépendant de toute croyance, supérieur à toute

formule, et il a organisé la scienceméthodique, expérimentale et inductive »

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inadmissible du gouvernementconcernant les « ABCD de l’égalité »à l’école ?

LAÏCITÉ ET LIBERTÉ La laïcité est devenue, au cours desdix dernières années, un sujet d’af-frontements et de vives polémiques.Sous la présidence de Jacques Chirac,les tensions se sont exacerbées et laloi de 2004 a été votée. Puis NicolasSarkozy est entré dans la mêlée et laloi de 2010 a été promulguée. Maisces lois sont-elles efficaces ? Ont-ellescontribué au mieux vivre ensemble ?Le débat politique s’est essentielle-ment focalisé sur le port du voile,associant la laïcité non à la libertémais à l’interdiction. Évidemment, levoile fait obstacle à l’émancipationdes femmes : comment accepter quela liberté des femmes soit remise encause par un vêtement qui cache leurscorps sous le prétexte qu’ils pour-raient éveiller les désirs des hommes ?C’est un voile qui culpabilise, quiasservit, qui dénie à la femme d’êtrel’égale de l’homme. Cependant, toutes les femmes ne leportent pas pour les mêmes raisons :il peut être imposé, il peut représen-ter un acte religieux ou encore êtreune façon de se protéger du harcèle-ment. En réalité, ce qu’il faut combat-tre dans ce phénomène, c’est l’atteinteportée aux femmes dont il est un sym-bole, et pas autre chose. Ainsi, PierreDharréville remarque dans son livre,La laïcité n’est pas ce que vous croyez(Éditions de l’Atelier) que « ce qui estinacceptable, concernant le voile, cen’est pas que l’on puisse reconnaîtreen lui un signe distinctif de l’islam, cesont bien les atteintes à la dignité desfemmes dont il peut être la manifes-tation ».Il est clair que la bataille pour la laï-cité et pour éliminer le caractèrecontraint des injonctions religieusesfaites aux femmes est loin, très loind’être achevée. Par exemple, la viva-cité nouvelle de l’enseignementconfessionnel privé est un domainedans lequel la laïcisation de la sociétépeut largement progresser, à condi-tion de donner les moyens à l’écolepublique et laïque de permettre laréussite de tous.

LAÏCITÉ ET TOLÉRANCELa laïcité implique plus que la tolé-rance : elle implique la reconnaissance,

c’est-à-dire la conviction que la ren-contre de l’autre peut me changer. Elleest la garantie d’une société de paix.Sans nier la montée des intégrismeset la nécessité de les combattre, lesoffensives qui sont menées aujour -d’hui sur la laïcité et les quartierspopulaires s’inscrivent d’abord dansune idéologie du « choc des civilisa-tions » (cf. dossier de La Revue du pro-jet n°49). N’est-il pas scandaleux devoir le FN justifier sa politique d’ex-clusion sociale, ethnique et, de fait,des plus pauvres, au nom de la laï-

cité ? À l’opposé des principes de laï-cité, Marine Le Pen, comme l’ensem-ble des dirigeants de son parti,stigmatise une religion en particulier,en l’occurrence l’islam. Et on assisteà une véritable surenchère très dan-gereuse au quotidien : fichage desélèves musulmans par le maire deBéziers, Robert Ménard, ou encorerefus de menus alternatifs au porcdans les cantines scolaires. Cette« course-poursuite » entre la droite etl’extrême droite crée une atmosphèrenauséabonde. Ce climat d’exclusionest un piège tendu aux laïcs, à tousles progressistes et à la gauche dansson ensemble.

LAÏCISER L’ENSEMBLE DE LA VIE SOCIALEAlors que nous vivons une crise éco-nomique, politique, démocratique etsociale, une crise systémique où s’ac-croissent inégalités et injustices, il ya une tentative de substituer à la luttede classes un affrontement identi-taire. Il n’est donc pas inutile de rap-peler que la laïcité, qui garantit laliberté de conscience, l’égalité desdroits et le vivre ensemble repose surle principe fondamental selon lequelle pouvoir appartient au peuple.

PAR LAURENCE COHEN*

L a loi de séparation des Égliseset de l’État de 1905 fixe le cadrede la laïcité en garantissant la

liberté de conscience, c’est-à-dire laliberté de croire ou de ne pas croire.Elle garantit à chacune et à chacunl’accès aux connaissances et au savoir,sans préjugés. Elle encourage l’auto-nomie de l’individu contre toutes lestutelles.Grâce à elle, les femmes ne sont plussoumises à la loi divine, mais aux loisde la République. Or, comme le sou-ligne Juliette Minces, sociologue :« Toutes les religions ont voulu exer-cer un contrôle sur les femmes soitpar le biais de la société entière (c’estle cas de l’islam) soit par l’intermé-diaire des représentants des Églises(c’est le cas des chrétientés) soit à tra-vers un contrôle social s’agrégeant à

celui des intermédiaires entre lasociété civile et Dieu (c’est le cas desjuifs) ». Les luttes féministes qui ontpermis de conquérir de nouveauxdroits, comme notamment le droit àl’éducation, au travail, à la contracep-tion ou à l’avortement, pour ne pren-dre que quelques exemples, auraient-elles pu aboutir dans des sociétés sousl’emprise de lois divines ?Nous ne sommes toutefois pas à l’abrid’un recul. On assiste actuellement àune interaction entre religion et poli-tique qui entraîne un retour à l’ordremoral dans bon nombre de pays dontla France. Ainsi, comment oublier lamobilisation massive d’intégristescatholiques lors de la « Manif pourtous » ou encore autour de la « théo-rie du genre », entraînant le recul

LAÏCITÉ ET DROITS DES FEMMES

« On assisteactuellement à une

interaction entrereligion et politique

qui entraîne unretour à l’ordre

moral dans bonnombre de paysdont la France. »

« Ce qui estinacceptable,

concernant le voilece sont les

atteintes à la dignitédes femmes

dont il peut être la manifestation. »

La loi de 1905 a permis aux luttes féministes de conquérir de nouveauxdroits à défendre dans une société en crise.

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niste de la vie sociale ne peut qu’in-tégrer définitivement ces principeslaïcs, que l’on retrouve pleinementchez Marx, par exemple dans saCritique du programme de Gotha.

LE RESPECT DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSEPourtant, cela ne saurait suffire. Carles croyances religieuses (distinguéesdes positions métaphysiques person-nelles, reposant sur la réflexion etdont l’athéisme radical est une forme)tendent à s’inscrire dans des pratiquessociales inspirées par leurs valeurs etqui vont au-delà du seul culte. Cespratiques peuvent porter des com-bats émancipateurs. Toutefois, la dif-

ficulté commence si, à l’inverse, l’unede ces pratiques (y compris cultuelle)porte atteinte aux lois du vivre-ensemble ou viole les « droits natu-rels » de l’individu. Elle introduit alorsdes éléments de discorde entre leshommes politiquement inaccepta-bles : le respect de la liberté religieuses’arrête alors là et l’État doit interdire

sa manifestation. C’est le cas lorsquela croyance religieuse exige de brimerla liberté d’expression dans l’art oules médias (pensons à la terribleaffaire des caricatures de Mahomet)ou encore dans la science (ce qui estapparu à de maintes reprises dansl’histoire des religions). La laïcitéimpose d’elle-même cette restriction.

On peut préciser cette idée d’uneautre manière que Spinoza a miseen lumière d’une façon remarqua-ble : dans un État démocratiqueaucune instance religieuse instituéene saurait fonctionner comme uneinstance politique s’autorisant àédicter des normes régissant lasociété… alors que toute religion yest naturellement portée. L’histoiredes religions le démontre, y comprisdans leurs ambitions hégémoniquesrivales : au nom de leur éthique (pré-sentée à tort comme la morale), ellestendent à imposer leurs règles de viedans toute une série de domainesqui relèvent du libre choix person-nel. On l’a vu récemment en Franceavec la loi sur le mariage pour tousqui a réuni dans un front communpolitique du refus les trois religionsmonothéistes. Aux États-Unis, onvoit des responsables religieux inter-venir dans le champ scientifique envoulant freiner l’enseignement dudarwinisme au nom du création-nisme. Lorsqu’une religion s’érigeainsi en instance politique, l’État se

PAR YVON QUINIOU*

H élas, elle donne régulièrementlieu à des analyses très peurigoureuses. Je voudrais donc

en spécifier la nature ainsi que les exi-gences intrinsèques.

LE RAPPORT POLITIQUE DE L’ÉTAT AUX DIFFÉRENTESRELIGIONSD’abord, elle concerne exclusivementle rapport politique de l’État aux dif-férentes religions, impliquant la sépa-ration des deux et la neutralité abso-lue du premier qui ne peut enprivilégier aucune ni participer à leurfinancement. C’est aux croyants, seuls,de prendre en charge ce dernier.

Tout autant, elle implique, positive-ment cette fois-ci, le respect, c’est-à-dire l’acceptation, de toutes les formesde croyance ou d’incroyance – pointque l’on oublie régulièrement.

Du coup, et je m’inspire ici de Spinozadans son Traité théologico-politique,la laïcité rejoint la vocation d’un Étatdémocratique qui est de garantir laliberté de pensée en général, decroyance en particulier : « le but del’organisation sociale [étant] laliberté (…) nul ne saurait aliéner saliberté de juger ni de penser ce qu’ilveut [et il doit rester] maître de saréflexion ». Une approche commu-

À PROPOS DE LA LAÏCITÉ

« Les affaires de la cité relèvent de la politique et

non de la religion. »

Depuis plusieurs années, nous avons pu constater le retour politique dureligieux un peu partout dans le monde et parfois sous sa forme la plusrétrograde. La question de la laïcité apparaît donc comme une questionessentielle pour notre vivre-ensemble.

Or aujourd’hui, le pouvoir est entreles mains d’une caste de possédantsqui défend la sacro-sainte loi du mar-ché dont on peut se demander si ellen’est pas devenue une sorte depseudo-religion ? Marx parlait de « féti-chisme de la marchandise » ou encorede « culte du veau d’or ». Les femmesne subissent-elles pas, de manièrebien particulière, non seulement cettedictature du marché de la mode et dela taille 36, mais également le statutdivin de l’argent qui permet de tout

acheter (le consentement sexuel, lescorps, les ventres, etc.) ? Dans une tri-bune de l’Humanité, Jean-MichelGalano propose de laïciser l’ensem-ble de la vie sociale, c’est-à-dire deséparer l’État, non seulement des reli-gions, mais aussi du marché.

La laïcité est le refus de la penséeunique, le fondement de la liberté depensée et de la liberté d’expression.C’est pourquoi elle doit s’attacher àouvrir l’espace démocratique et

citoyen et à mettre en présence lesreprésentations du monde. Plus quejamais, elle doit assurer la diversité etla pluralité. Et parce qu’elle est lagarante de l’égalité des droits, la laï-cité est une valeur féministe. n

*Laurence Cohen est animatrice du secteur Droits desfemmes/Féminisme du Conseilnational du PCF. Elle est sénatrice duVal-de-Marne.

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doit de rappeler et mettre en œuvreles principes de laïcité.Le risque n’est pas imaginaire : desgroupes religieux ont fait pressionsur le parlement européen pourobtenir le droit d’être consultés dansla définition des lois. L’article 17 duTraité de Lisbonne ne l’exclut d’ail-leurs pas. Nous avons ici très exac-tement ce débordement de la reli-gion sur la sphère publique auquelil faut opposer l’idée que les affairesde la cité relèvent de la politique etnon de la religion. En ce sens-là, c’estle concept de citoyen qu’il faut cla-rifier : il ne saurait y avoir de citoyenschrétiens, juifs ou musulmans maisseulement des citoyens tout court quisont, par ailleurs, chrétiens, juifs oumusulmans et qui, naturellement,seront influencés dans leurs choixde citoyens par leurs convictions.Mais ils n’ont pas à s’en réclamerdans un quelconque programmepolitique. Ce qui impose, en sens

inverse, à une politique authentique-ment laïque de ne pas s’adresserdirectement aux citoyens envisagéssous l’angle de leur identité reli-gieuse, mais aux êtres humains qu’ilssont indépendamment de leurappartenance confessionnelle éven-tuelle et qui sont confrontés auxmêmes injustices sociales.

LAÏCITÉ ET DÉMOCRATIED’où une dernière idée. La laïcitén’est pas seulement un fait de coexis-tence pacifique entre des confessionsrivales, s’entendant enfin grâce à l’in-tervention de l’État. Ce fait est acquisen Occident, mais il pourrait à nou-veau être menacé. Il faut donc ladéfendre bec et ongles en tant quefait juridique enraciné dans laDéclaration universelle des droits del’homme, au nom de la liberté poli-tique. La laïcité présente égalementune autre dimension : elle constitueune norme, indissolublement morale

et politique, dont la liberté indivi-duelle de penser ou de croire (commede ne pas croire) est la base. En cesens, elle rejoint bien l’idéal démo-cratique : une démocratie sans laï-cité et imposant par exemple unathéisme d’État comme dans l’ex-URSS, ne saurait être une véritabledémocratie… Et inversement, on saitaussi que certains courants religieuxpeuvent faire obstacle à la démocra-tie (ou à la République). D’où cettedernière idée que le droit à la libertéde croyance (et de culte) doit s’ac-compagner, a contrario, d’un droit decritique à l’égard des religions. Et der-rière ce droit, il y a aussi l’exigenced’une éducation de tous à la raisonsans laquelle la liberté du jugementest impossible. n

*Yvon Quiniou est philosophe. Il estprofesseur de Première supérieure.

dans la République de Genève, qu’ilqualifie bien de théocratie. La dimen-sion militaire de la prédication deMahomet est également soulignéepar Weber (d’où sa fameuse formule,

si contestée : « une religion de guer-riers »), mais à propos de l’islamancien, du temps de Mahomet lui-même ou de l’islam conquérant despremiers siècles : « L’islam fut à sesdébuts la religion de guerriers partis

à la conquête du monde, d’un ordrede chevaliers, combattants de laloi… ». De façon générale, rien n’estplus étranger à la sociologie histo-rique de Weber, comme on l’a vu, que

l’essentialisme, qui prétendait déga-ger un contenu unique d’une réalitéaussi mouvante historiquement, aussiperméable aux effets des intérêtsextrinsèques, des jeux de force sociauxet économiques, etc., qu’une religion.

PAR JEAN-CLAUDE MONOD*

L’ idée que la sécularisation[action qui consiste à sous-traire à l’influence religieuse

des biens ou des fonctions qui luiappartenaient auparavant, N.D.L.R.]occidentale serait essentiellement liéeà la logique « chrétienne » de distinc-tion du sacré et du profane, de « cequi revient à Dieu » et « ce qui revientà César », du temporel et du spirituel,a en effet souvent une contrepartienégative, explicite ou non : l’islam, deson côté, ignorerait ces distinctionset constituerait une religion intrinsè-quement imperméable à toute pos-sibilité de sécularisation.

MAX WEBER ET L’ISLAM[...] Max Weber estime [...] que« l’orientation [de la religion deMahomet] est fondamentalementpolitique » et compare la position duprophète à Médine à celle de Calvin

ISLAM ET SÉCULARISATION : POUR UNE APPROCHE NON ESSENTIALISTE

« Contre les interprétations qui opposentle caractère “essentiellement pacifique”

du christianisme à “l’esprit belliqueux” de l’islam, il faut toujours rappeler

non seulement que certains passages duNouveau Testament peuvent aussi être lus

comme des appels à la violence »

Dans la rhétorique du Front national et plus largement de l’extrême droitel’islam ne serait pas compatible avec la laïcité et donc avec la République.Une argumentation attentive invalide ces propos.

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R L’islam a, un temps, connu une orien-tation « politique » et « militaire », maisil s’est prêté à un grand nombre deconfigurations sociales bien diffé-rentes. Contre les interprétations quiopposent le caractère « essentielle-ment pacifique » du christianisme à« l’esprit belliqueux » de l’islam, il fauttoujours rappeler non seulement quecertains passages du NouveauTestament peuvent aussi être luscomme des appels à la violence (« Jene suis pas venu apporter la paix, maisle glaive » (Mt 10, 34, Luc 12, 51) ; laparabole du festin des noces : « ceuxque tu trouveras sur ton chemin,contrains-les d’entrer, afin que mamaison soit pleine » (Luc 14), etc.) et,inversement, que des passages duCoran peuvent être lus comme desexhortations à la paix et à la tolérance(« pas de contrainte en religion »),mais, surtout, que rien n’est moins« immuable » que le contenu social,politique, moral que l’on « peut » tirerhistoriquement d’un texte sacré.De même, sur le plan des rapportshistoriques entre « l’État et la hiéro-cratie », pour reprendre les catégoriesde Weber, on ne saurait prétendre que,« de tout temps », l’islam aurait engen-dré des sociétés « théocratiques » : onpeut certes citer à ce titre le règnedirect de Mahomet à Médine et, dansles siècles suivant, le système du cali-fat en tant que le calife se présentecomme le successeur du Prophètedans l’intégralité de ses fonctions.Mais une forme politique, historique-ment bien répandue dans le mondearabo-musulman a été celle de l’émi-rat, « usurpation » (souvent militaire)du pouvoir par une instance séculièreacceptée si elle évite la sécession etse conforme aux enseignementsessentiels du Coran. L’instance poli-tique négocie alors avec les instancesthéologico-juridiques leurs rapports :ceux-ci se sont souvent caractériséspar la constitution de l’islam en reli-gion d’État et par un système de droitprivé inspiré par la charia. C’est bienici que se situe le point décisif : nonpas dans le fait que les autorités poli-tiques et les autorités religieusesseraient indistinctes, ce qui est par-faitement faux ; mais dans le fait quele droit privé est généralement restéprofondément déterminé par la « loi »religieuse, alors même que celle-ciétait évidemment le fruit, en matièrede prescriptions morales, de sontemps, des compromis passés entreMahomet et les mœurs alorsrégnantes, etc. C’est notamment lecas sur le statut des femmes, partiel-lement « égalisé » par Mahomet parrapport aux conditions qui leurétaient faites dans le monde arabe

préislamique, mais profondémentinégalitaire – d’où le caractère cru-cial, aujourd’hui encore, de la ques-tion d’une sécularisation du droit.

LES NÉOFONDAMENTALISMESCOMME MOUVEMENTS DECONTRE-SÉCULARISATIONEn posant l’intangibilité normativede l’islam, on méconnaît cependantles nombreux affrontements histo-riques, au sein de l’islam passé et pré-sent, entre tendances littéralistes ettendances « modernistes » : les pro-blèmes posés par la possibilité her-méneutique d’une « occultation » detelle sourate au profit de telle autre,qui l’annulerait ; l’importance, dansla philosophie arabo-musulmane, dela problématisation des rapports entreraison et révélation, qui a donné lieuà ce que Léo Strauss désignait commeles Lumières du Moyen Âge, avec la

revendication avec Averroès de laliberté de philosopher, etc. C’est direque la genèse de l’islamisme, loin derévéler une essence « théocratique »de l’islam, est à ressaisir sur le fondd’une histoire moderne, commecontre-sécularisation – et ce mouve-ment a aussi trouvé des expressions,à la fin du XXe siècle, dans le christia-nisme, le judaïsme, le bouddhisme,dans la contestation d’une « moder-nité sécularisée » chargée de tous lesmaux.L’histoire de la constitution et desdéconvenues des néofondamenta-lismes ne saurait être ici développée,elle est elle-même tissée de compli-cations, d’actions et de réactions.Rappelons seulement qu’on ne peutresituer la genèse et surtout l’expan-sion, par exemple, des islamismespolitiques que dans le contexte d’unecertaine crise des « émirats » et desÉtats issus de la décolonisation, leplus souvent autoritaires et tenus pardes militaires, qui portaient des pro-grammes de modernisation capita-listes ou socialistes. Ces pouvoirs ontparfois réalisé des formes de sécula-

risation partielle du droit, favorisé unecertaine égalité dans le rapporthommes-femmes, mais leurs pro-grammes de sécularisation, ou leur« laïcité » proclamée (par les pouvoirstenus par le parti Baas, en Irak ou enSyrie, notamment), ont été le plussouvent privés d’une assise démocra-tique et découplés de toute recon-naissance du pluralisme politique…Les « crises de gouvernementalité »que bien des sociétés à majoritémusulmane ont traversées depuis lafin des années 1970 ont ainsi donnélieu à des mouvements de contesta-tion radicale, qui récusaient aussi bienla « modernisation » capitaliste quel’alternative socialiste-communiste ;ces mouvements ont alors puisé dansles traditions « propres » valoriséespar le nationalisme des États en ques-tion ; mais, parmi ces traditions, lasource religieuse minait en fait la légi-

timité de ces nationalismes et de cesconstructions étatiques par recoursà une « communauté » des croyantsprimordial (l’oumma).Ainsi, par exemple, la première « révo-lution islamique » a-t-elle éclaté dansun pays où domine l’islam chiite,l’Iran. Or la doctrine traditionnelle del’islam chiite était de prôner uneforme d’allégeance résignée à un pou-voir politique tenu pour intrinsèque-ment mauvais, dans l’attente de lavenue eschatologique de l’« imâmcaché », le douzième imâm. Lorsquel’ayatollah Khomeiny fit du « docteurde la loi », c’est-à-dire de l’interprèteattitré et lettré du texte sacré, le guidesuprême sur le plan politique, le« juriste suprême » appelé à régneravant la venue de l’imâm caché, il aainsi opéré un renversement completde la doctrine classique de l’islamchiite, si bien que la « révolution isla-mique » iranienne de 1979 a procédéd’une « innovation du XXe siècle ». Ducôté de l’islam sunnite, les néofonda-mentalistes ont également rompuavec une attitude devenue habituellequi consistait à prôner la soumission

« En posant l’intangibilité normative de l’islam, on méconnaît cependant

les nombreux affrontements historiques,au sein de l’islam passé et présent,

entre tendances littéralistes et tendances “modernistes”. »

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évoquer une liberté publique. Celaimplique une liberté collective. Etcontrairement à une opinion qui cir-cule, la loi de 1905 n’interdit pas l’ex-pression religieuse dans la société, enpublic. Le « public » qui est voué à laneutralité religieuse c’est l’État, sesservices, les services publics, les fonc-tionnaires, agents de la puissancepublique. Ces remarques montrent que la laï-cité est un principe de liberté, libertéde l’esprit, de conscience, liberté col-

lective, publique d’exercer le cultequ’on préfère ou de s’en passer. Etcela, formule forte, la République legarantit. Et notons qu’il s’agit « descultes », aucun n’est privilégié.

D’ailleurs, l’article 2 pose clairementl’indépendance de l’État par rapportà toute religion. Car la loi met fin ausystème napoléonien des cultesreconnus, au nombre de quatre, sub-ventionnés, entretenus et asservis àl’Etat : Article 2 : « La République ne recon-naît, ne salarie ni ne subventionne

aucun culte. » C’est le sens de la sépa-ration qui est précisé plus loin (arti-cle 4) où le texte pose le droit descultes à s’organiser selon leurs pro-pres règles.

NEUTRALITÉ DE L’ÉTAT EN MATIÈRE DE RELIGIONLa liberté est offerte à tous les culteset leur pluralité est accueillie. Enmatière de religion, la neutralité del’État est posée en principe. Le pou-voir politique ne peut rien imposer

dans le domaine religieux. La sépa-ration, il faut y insister, c’est aussi uneforme de limitation du pouvoir poli-tique. La liberté de conscience luiéchappe.

De plus, c’est l’État qui est laïque ; lasociété n’est pas laïque car elle est lelieu d’expression des diversités phi-losophiques et religieuses. Il arrivequ’on entende : « oui tout cela est bienbeau, mais que dire alors de deux loisrécentes qui limitent l’expression reli-gieuse ? »• La loi de 2004, interdisant les signes

PAR GUY COQ*

D ans la confusion qui règne àpropos des débats actuels surla laïcité, il est urgent de revi-

siter le sens même de ce grand prin-cipe universel. Car il est proprementscandaleux de voir le Front nationalutiliser la référence à la laïcité pourjustifier son racisme antimusulman,pour identifier l’islam aux « djiha-distes » !

REVENIR AUX TEXTESLisons donc :Article 1 : « La République assure laliberté de conscience. Elle garantit lelibre exercice des cultes sous les res-trictions édictées ci-après dans l’in-térêt de l’ordre public ». La premièrephrase formule déjà un droit del’homme ; voir l’article 18 de la décla-ration universelle des droits del’homme : « Toute personne a droit àla liberté de penser, de conscience, etde religion; ce droit implique la libertéde changer de religion ou de convic-tion ainsi que la liberté de manifes-ter sa religion ou sa conviction seuleou en commun, tant en public qu’enprivé, par l’enseignement, les pra-tiques, le culte et l’accomplissementdes rites. »Le détail de la déclaration universellesonne comme si c’était un commen-taire de la loi de 1905… Car « garan-tir le libre exercice des cultes », c’est

LA LAÏCITÉ COMME LIBERTÉ

« La laïcité est un principe de liberté,liberté de l’esprit, de conscience,

liberté collective, publique d’exercer le culte qu’on préfère ou de s’en passer. »

C’est précisément au nom de l’article 1 de la grande loi de 1905 que laRépublique laïque doit accueillir l’islam, comme en 1905 elle accueillait lechristianisme et le judaïsme.

au prince à condition que celui-cidéfende l’islam.Les islamismes politiques lient ainsile plus souvent une rhétorique et desprincipes radicalement anti-occiden-taux et antimodernes – notammentune prétention à revenir à ce qui estdésigné comme « pensée des ori-gines » (idjtihad) et une dénonciationde toute atténuation des prescriptionsjuridico-pénale du coran et de laSunna – à des affects et des conceptstypiquement modernes : anti-impé-

rialisme, révolution, parfois unconcept moderne de République –dans le cas iranien – ou de démocra-tie – comprises dans une acceptionprocédurale mais antilibérale –, unevalorisation fréquente des ressourcestechniques et économiques du capi-talisme, comme dans le wahhabismesaoudien, etc. On peut parler, à cetégard, comme cela fut fait enAllemagne à propos de pensées quiont parfois explicitement opposé à lamodernité démocratique les « res-

sources » des mythes nationaux oudes religions populaires, de « révolu-tion conservatrice ». n

*Jean-Claude Monod est philosophe.Il est professeur de philosophiepolitique à l’École normalesupérieure-Ulm.

Extraits de l’ouvrage Sécularisation etlaïcité, paru aux PUF, coll.Philosophies, 2007, pp.144-150, publiés avec l’aimableautorisation de l’auteur.

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R ostentatoires d’appartenance reli-gieuse dans l’école publique.• La loi de 2010 portant l’interdictionde dissimuler son visage dans l’es-pace public.Il faut rappeler, parce que c’est la loi,que cette limitation dans le milieuéducatif laïque ne prohibe pas tousles signes. De plus, l’interdit est dansl’école, la loi sur le foulard laisse touteliberté à l’extérieur de l’école. Il n’y adonc pas eu durcissement de la laï-cité refusant la manifestation enpublic de manifestations religieuses.On dira même que dans la classe, s’ilest obligatoire pour le maître de seconformer à la laïcité, dans un coursde philosophie notamment, il n’ajamais été interdit à un élève de seréférer à ses convictions religieusesou à son athéisme !

D’autre part, on oublie que la loi de2010 n’est pas une loi sur la laïcité.Elle ne se réfère pas à ce principe, ladéclaration universelle des droits del’homme et la Convention euro-péenne lui auraient opposé la libertéreligieuse. L’interdiction de dissimu-ler le visage se fonde sur une condi-tion du vivre ensemble, sur un prin-cipe de civilisation commun enFrance : il s’agissait de « prohiber descomportements qui iraient directe-ment à l’encontre des règles essen-tielles du contrat social républicainqui fonde notre société. » (d’après Guy

Carcassonne, constitutionnaliste).Notons que la Cour européenne desdroits de l’homme a admis la légiti-mité de cette restriction.

Les réflexions qui précédent pour-raient interpeller ceux qui – impru-demment – remettent en cause la laï-cité, malgré leurs orientations parfoisà gauche voire très à gauche, car elleserait un outil de domination colo-niale.

Pourtant un État où le principe de laï-cité aurait été abandonné serait unÉtat où seule une religion aurait ledroit de s’exprimer. De plus, les com-bats pour la conquête du pouvoirseraient finalement des guerres entredes religions, où comme l’enseignel’histoire, celles-ci peuvent en arriver

à justifier les pires crimes, pervertiesqu’elles sont par la confusion dange-reuse du politique et du religieux. Qu’il y ait des défauts dans la pratiquelaïque de notre République, c’estindéniable, et des critiques s’expri-ment de divers côtés. Mais les défautsde la mise en pratique de ce principeuniversel paraissent peu de choses auregard du malheur collectif où nemanque pas d’être plongée unenation sans laïcité.Et dire, comme certains : « mais la laï-cité c’est un ”terme“ français, on faitmieux ailleurs et sans ! » c’est demeu-rer dans une dangereuse illusion.Certes la laïcité est très marquée parl’histoire de France, où le juste équi-libre des religions et de l’État s’estnommé laïcité. La laïcité, la démocra-tie, la forme républicaine de l’Étatsont des conquêtes solidaires. Ellesont besoin les unes des autres pours’accomplir. Et cette histoire qui aaccouché de la laïcité n’est pas par-faite, elle a été marquée par desdrames, mais aussi par de belles avan-cées … Le principe de laïcité ne doitpas être assimilé aux aspects négatifsde cette histoire : Jules Ferry fut certesun colonisateur … mais par ailleursil donna à son pays l’école laïquerépublicaine ! n

« La société n’est pas laïque

car elle est le lieud’expression

des diversitésphilosophiques et religieuses. »

*Guy Coq est philosophe. Il estagrégé de philosophie.

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ce mot au titre d’une autre étymolo-gie, grecque cette fois, pour dire lepeuple, laos. Le choix de ce terme estimportant, car il y avait d’autresfaçons de dire « le peuple » en grec :ethnos, qui tient compte des caracté-ristiques culturelles de langue ou demode de vie, et demos, qui désigne lapartie du peuple qui peut voter, doncni les femmes, ni les étrangers, ni lesesclaves. Laos, c’est le peuple sans dis-tinction interne, c’est l’ensemble desmembres d’une population prise danssa globalité.Le terme « laïque » apparaît en fran-çais en 1871. Le Littré en relève la nou-veauté lexicale. Et Ferdinand Buissonécrit dans son Dictionnaire de péda-gogie en 1878 : « Ce mot est nouveau.Il n’est pas encore d’un usage géné-ral. Mais ce néologisme est néces-saire ». À bien suivre le sens de laos,peuvent être dites laïques les socié-tés qui intègrent tous les membresd’une population, indépendammentdes caractéristiques culturelles ou reli-gieuses qui caractérisent certainescommunautés. Le choix du terme laos souligne unidéal de vivre ensemble, personnen’étant stigmatisé par un quelconqueparticularisme, qu’il soit religieux, eth-nique, social ou autre. La laïcité dit lefait d’être humain d’abord et avanttout. Mais assurer cela et pouvoir vivreson particularisme sont deux chosesdifférentes, qui se situent à deuxniveaux différents. La dynamique dedistinction que portait le premier sens

du mot laïc est ici capitale. Le niveaupolitique, celui de l’autorité publique,n’est pas le même que le niveau social,celui de la vie publique.Les textes constitutifs de la Répu -blique marquent cette distinction.L’article 2 de la constitution de 1958dit que « la République est indivisi-ble, laïque, démocratique et sociale ».L’autorité publique doit en consé-quence être neutre, au-dessus des

appartenances religieuses, dans unesorte de laïcité d’abstention. L’article1 de la même constitution dit que laRépublique « garantit la liberté descultes », elle garantit aussi celle desopinions et leurs manifestations. Leniveau public est celui où peut semanifester la liberté d’expression desconvictions et des appartenances :laïcité de libre expression.La bonne gestion de la laïcité ainsientendue consiste à ne pas mélangerles deux niveaux. Quand la laïcitéd’abstention s’impose dans la viepublique, on aboutit aux dérivesactuelles d’une laïcité répressive.Quand la laïcité de libre expressions’affiche chez les représentants dupouvoir politique, c’est une dériveconfessionnelle (commandée par uneposture démagogique).

QU’EN EST-IL DE LA LAÏCITÉ SCOLAIRE ?Elle a été définie dans les années1879-1886. Il s’agissait surtout de libé-rer l’école de toute tutelle catholique.Les lois scolaires laïques de la fin duXIXe siècle sont anticléricales, maisnon antireligieuses. Elles visaient àbien séparer d’une part l’enseigne-ment qui relève de la raison, l’ensei-gnement scientifique ou positif, d’au-tre part l’enseignement qui relève dela croyance, l’enseignement religieuxconfessionnel. Les deux domainesétaient respectés dans leur ordre pro-pre. Selon la loi du 28 mars 1882, « Lesécoles publiques vaquent un jour par

semaine en outre du dimanche afinde permettre aux parents de faire don-ner s’ils le désirent à leurs enfantsl’instruction religieuse en dehors desédifices scolaires ». C’est la domina-tion de celle-ci sur les disciplines sco-laires qui est proscrite.Sous la Troisième République, dansun climat idéologique devenu trèsconflictuel au début du XXe siècle, lacrainte d’un retour de cette domina-

PAR RENÉ NOUAILHAT*

O n ne sait plus ce que laïcitéveut dire. C’est « la grandeconfusion », titrait récem-

ment en couverture l’hebdomadaireLa Vie. On s’en réclame de tous lescôtés, ce qui en fait une notion char-gée d’un « insupportable malen-tendu » (Pierre Dharréville, La laïcitén’est pas ce que vous croyez, L’Atelier2013, p. 12). Il est caractéristique quele terme de laïcité soit d’ailleurs leplus souvent accompagné d’un adjec-tif ou d’un complément – laïcité posi-tive, ouverte, de combat, apaisée, fri-leuse… – pour préciser un termedevenu trop ambigu.

On brandit haut et fort la laïcitédepuis l’affaire du voile dit islamique,depuis qu’en 1989 deux collégiennesse sont présentées voilées dans uncollège de la région parisienne. Cen’était encore qu’un fichu sur la tête.L’affaire donna lieu à des positionscontradictoires. D’un côté, cette atti-tude vestimentaire était répréhensi-ble, au nom d’une neutralité et d’undevoir d’abstention des convictionsprivées dans un espace public ; del’autre, c’était compréhensible et tolé-rable, au nom de la liberté des expres-sions et du droit de les manifester.

DE L’ÉTYMOLOGIEOn ne saurait oublier que cette his-toire s’est développée en milieu chré-tien, ou tout au moins de christianité.La sentence évangélique « Rendre àCésar ce qui est à César et à Dieu cequi est à Dieu » posait déjà la distinc-tion du temporel et du spirituel queles institutions de chrétienté institu-tionnaliseront sous diverses formes.Le terme même de « laïc » (laïcus)apparaît dans le vocabulaire chrétienpour désigner celui qui n’appartientpas à l’ordre des clercs.Le vocabulaire républicain reprend

LA LAÏCITÉ DANS TOUS SES ÉTATS

« La laïcité dit le fait d’être humain

d’abord et avant tout. »

« L’autorité publique doit en conséquenceêtre neutre, au-dessus des appartenances

religieuses, dans une sorte de laïcité d’abstention. »

La laïcité, valeur emblématique de la République, est aujourd’hui mise àtoutes les sauces.

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tion a entraîné des mesures beaucoupplus dures. Les républicains socia-listes passèrent d’un combat anticlé-rical à des positions farouchementantireligieuses, allant jusqu’à pour-chasser dans les manuels scolaires oudans les fables de La Fontaine lesimages ou les expressions religieuses.Et le clergé catholique, encore mas-

sivement nostalgique de l’AncienRégime, développa une véritable croi-sade contre la laïcité, synonyme deperversité satanique. Les caricaturesde cette période publiées par les jour-naux satiriques montrent la virulencedes positions et des affrontements.Les passions se sont exacerbées,aboutissant à ce qu’Émile Poulat aappelé la « guerre des deux France »et dont les séquelles se sont prolon-gées très longtemps.De ce fait, l’école put être considéréecomme relevant de la laïcité d’abs-tention, comme le pouvoir politique,ce qu’on a appelé plus récemment un« sanctuaire » d’où toute expressionreligieuse serait exclue. Mais elle estaussi un élément de la vie sociale, elley a longtemps assuré l’essentiel de latransmission des savoirs, des savoir-faire et du sens de la citoyenneté, etles injonctions à toujours mieux l’ou-vrir au monde ont plutôt encouragéet valorisé l’expression des diffé-rences, y compris des diversités reli-gieuses. Les problèmes liés à la ges-tion de l’hétérogénéité ont cependantrenforcé la conception d’une laïcitéde séparation qui a gagné les conte-nus de l’enseignement. Les concep-tions religieuses de la religion, qui fontpartie du fait religieux tel qu’il estvécu, se sont trouvées évacuées desapproches disciplinaires, tandis queles lieux de transmission des donnéesreligieuses se sont arc-boutés sur laseule vision croyante.

LA LAÏCITÉ AU CŒUR DE LAMOBILISATION DE L’ÉCOLE Le résultat de ce sectarisme réci-proque fut un grave appauvrissement,aussi bien pour la religion que pourles savoirs enseignés eux-mêmes.Faute d’approches larges où se croi-sent les différentes problématiqueset analyses, il ne reste plus qu’uneprésentation religieuse de la religion.Comme l’écrit Jean-Paul Willaime,

« paradoxalement, l’exclusion scolairedu religieux a renforcé sa cléricalisa-tion et freiné sa laïcisation ». Bien desprésentations de « données reli-gieuses » sont laissées aux libres com-mentaires de charlatans. On en voitles dégâts avec les versions islamistesde l’islam qui défigurent cette religionen l’instrumentalisant de la façon la

plus primaire.L’appauvrissement, c’est aussi l’oublide la dimension religieuse de la cul-ture. Le formalisme de certains cou-rants idéologiques ou les approchestechnicistes ou scientistes des réalitésculturelles le montrent bien. Le risqueest ici de sous-estimer l’histoire et laforce des croyances, et le vécu desappartenances religieuses et des repré-sentations qui leur sont liées.Côté catholique, cette situation a ren-forcé au XXe siècle une certaine peurdes savoirs et de la critique, alors queles sciences des religions connais-saient un formidable développementdepuis trois siècles. L’Église en aredouté le « modernisme » et s’estfigée sur des positions défensives

ultraconservatrices verrouillées parle concile Vatican I. La critiquebiblique elle-même fut redoutéecomme dangereuse. Elle s’était pour-tant développée à partir du XVIe siè-cle grâce aux recherches de croyantsen quête d’intelligence de leur foi.La peur de la critique « moderniste »a même entraîné l’Église à détournerles fidèles d’une lecture directe de laBible. Sans le magistère ecclésiastiqueseul habilité à transmettre les textesbibliques selon la juste interprétationd’une Tradition maintenue sous hautesurveillance, tout rapport individuelavec la Bible était un risque d’erreuret d’hérésie.Les choses ont changé, de par la pra-tique des catholiques engagés dans lemouvement des idées. Le pape Pie XII

assouplit les conditions de la recherchebiblique qui sera résolument encou-ragée par le concile Vatican II, sous lespapes Jean XXIII et Paul VI.

Dans un contexte de plus en plustendu du fait du radicalisme isla-mique implanté en France depuislongtemps, mais qui prend desaspects terrifiants avec les attentatsdont l’horreur est amplifiée par leurmédiatisation, le ministère de l’Édu-cation nationale tente de mobilisersur le thème de la laïcité. C’est lethème affiché : « la laïcité au cœur dela mobilisation de l’École ».Préoccupation qui reprend la loi deprogrammation pour la refondationde l’école de la République du 8 juil-let 2013 : « Au titre de sa missiond’éducation à la citoyenneté, le ser-vice public d’éducation prépare lesélèves à vivre en société et à devenirdes citoyens responsables et libres,conscients des principes et des règlesqui fondent la démocratie ». La« charte de la laïcité » est issue de cetteorientation. Destinée à être affichéepartout, elle est aujourd’hui « remou-linée » dans le thème des « valeurs dela République ».« Suite aux événements de jan-vier 2015 en France, le gouvernementa engagé une mobilisation nationaleautour des valeurs de la République ».Celle-ci se déploie en matière de for-mation des enseignants, de nouvellesressources pédagogiques, d’une

« journée laïcité » le 9 décembre, decommémorations patriotiques, d’unparcours citoyen à la rentrée 2016, devalorisations de l’engagement asso-ciatif, etc.Les dramatiques événements denovembre à Paris vont bien sûr ampli-fier les incantations sur les valeursrépublicaines, mais celles-ci risquentde n’être qu’agitations de surface sila politique qui conduit à ce désastren’est pas radicalement modifiée. n

« Le niveau public est celui où peut semanifester la liberté d’expression des

convictions et des appartenances : laïcité de libre expression. »

« Faute d’approches larges où se croisentles différentes problématiques et analyses,

il ne reste plus qu’une présentationreligieuse de la religion. »

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*René Nouailhat est historien. Il estle fondateur de l’Institut deformation à l’étude etl’enseignement des religions (IFER)du Centre universitaire catholique deBourgogne.

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censée assurer « une culture com-mune et partagée » alors qu’ils sontrelégués dans des filières courtes etn’ont pas accès aux mêmes étudesque les autres ?Comment ces élèves peuvent-ilscroire que « les enseignements sontlaïques » alors qu’ils sont chaque jourconfrontés à la soumission de l’écoleaux impératifs du marché, et à sonidéologie ?Comment peuvent-ils être dupeslorsqu’il leur est affirmé que la laïcité« permet l’exercice de la liberté d’ex-pression » alors qu’une école à deuxvitesses ne dote pas la moitié d’entreeux de la formation intellectuellenécessaire pour réussir et affronterune société qui se complexifie et qu’ilsn’ont par ailleurs pas d’espace insti-tutionnel dédié à l’exercice de cetteliberté fondamentale ?

CONSTRUIRE UNE PENSÉE AUTONOMELe retour à l’histoire de la laïcité estplus que nécessaire depuis qu’elle estinstrumentalisée pour mener unecampagne assez décomplexée contreles populations d’origine arabe souscouvert de lutte contre l’islamisme.Condorcet a défendu une conceptionrévolutionnaire de la laïcité comme

fondement de la liberté de penserdans une école se donnant pour mis-sion d’émanciper de toute impositiondogmatique. Plus tard Jaurès écrira :« qu’est-ce que la laïcité ? C’est ladémocratie ? Qu’est-ce que la démo-cratie ? C’est l’égalité des droits ».Il est urgent de refonder l’école afinqu’elle soit enfin émancipatrice etégalitaire. C’est possible, de nom-breuses pistes existent, issues de larecherche universitaire, pédagogique,ou encore de pratiques déjà à l’œu-

vre dans les classes qui font ladémonstration qu’il n’y pas de fata-lité à l’échec scolaire ségrégatif.Pour que l’école exerce véritablementà la construction d’une pensée auto-nome, libre de toute forme d’impo-sition idéologique, confessionnelle,économique, pour qu’elle promeuvedu commun, dote tous les élèves d’oùqu’ils viennent d’une culture sanslaquelle ils demeureront soumis auxexigences du marché comme à tousles dogmatismes, il faut repenser lecahier des charges.

C’est, comme première étape, la miseen actes de l’article de la loi d’orien-tation, défendu par les sénateurs dugroupe communiste, républicain etcitoyen (CRC) qui stipule que « tousles enfants sont capables d’appren-dre et de progresser ». C’est une rup-ture radicale avec l’idéologie des dons(qu’elle s’appelle handicap sociocul-turel ou égalité des chances), et, affir-mer l’égalité de tous les enfants quantaux capacités, c’est en même tempsaffirmer l’égalité des droits d’accès àla culture.

LA LAÏCITÉ N’EST PAS LA NEUTRALITÉ Pas plus que ne le sont les savoirstransmis et les modalités de cettetransmission. La séparation de l’égliseet de l’État ne met pas à l’abri de dog-matismes de toutes sortes : les élèvesde CP apprennent à lire dans desmanuels sexistes ; les sciences éco-nomiques sont fermées à toute doc-trine autre que libérale ; les « bonnespratiques » prônent la bienveillanceplutôt que le traitement égalitaire ; lapersonnalité est un déjà là qu’il s’agi-rait seulement de développer alorsqu’elle se construit dans la rencontreavec l’autre … La liste est longue.Toute éducation/instruction est por-teuse de valeurs, de théories qui sedévoilent… ou pas. Elle peut entraî-ner à la soumission ou au contraire àune approche critique des objets desavoirs. Comme le dénonce Jean-PaulJouary (Croyance et croyance, CarnetsRouges, septembre 2015) de nom-breuses connaissances sont trans-mises à l’école en tant que « véritésauxquelles il faut croire ». Ce qui relèveen réalité d’une construction non

PAR CHRISTINE PASSERIEUX*

L’ école française est l’une desplus discriminantes des paysde l’OCDE : les écarts ne ces-

sent de s’y creuser d’année en année,dans une étroite adaptation auxbesoins du marché. Ses élèves,convaincus que l’erreur relève de lafaute, manifestent dans les tests PISAplus d’aptitude à répondre à des QCMqu’à réfléchir.

QUELS RAPPORTS AVEC LA LAÏCITÉ ? Sans doute aucun, dans une concep-tion de la citoyenneté dévoyée parune idéologie libérale qui ou bienl’oppose étroitement au religieux oubien la cantonne à la sphère profes-sionnelle. La laïcité est bien malme-née, y compris à l’école. Mais le minis-tère de l’Éducation nationale enpropose une conception à la foisétroite et erronée notamment à tra-vers la Charte de la laïcité, à laquelleil assigne pour objectif de rappeler« les règles qui permettent de vivreensemble dans l’espace scolaire etd’aider chacun à comprendre le sensde ces règles, à se les approprier et à

les respecter ». Comme s’il suffisaitde faire vivre ensemble les élèves etde leur faire intérioriser un certainnombre de règles de comportementpour les placer dans une situationd’égalité !D’ailleurs que peuvent penser lesélèves issus de milieux populaires dece vivre ensemble lorsque la politiquede carte scolaire les contraint à seconcentrer dans les établissementsles plus en difficultés ?Que peuvent-ils penser d’une laïcité

POUR UNE ÉCOLE VRAIMENT LAÏQUE, C’EST-À-DIRE ÉMANCIPATRICE ET ÉGALITAIRE

« Que peuvent-ils penser d’une laïcitécensée assurer “une culture commune etpartagée” alors qu’ils sont relégués dans

des filières courtes et n’ont pas accès auxmêmes études que les autres ? »

Il n’incombe pas à l’école d’éduquer à la laïcité mais bien de la faire vivre,comme garantie de la réflexion dans tous les champs disciplinaires.

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linéaire, inscrite dans une longue his-toire collective, est peu soumis audoute et au questionnement. S’il n’estpas possible de reconstruire tous lessavoirs de tous les champs discipli-naires, l’importance est décisive d’uneapproche anthropologique dessavoirs qui permet d’en comprendrela genèse et donc le sens qui s’yattache : toute découverte, touteinvention conceptuelle ou techniqueest une réponse produite par leshommes pour dépasser des obstacles,sortir d’impasses. Alors plutôt que dese sentir contraints à accepter des« vérités », se soumettre à un nouveaucatéchisme, les élèves doivent décou-vrir que pour comprendre le mondeil faut le questionner plutôt que de

répondre à des questions. Ce qui par-ticiperait largement à donner plus de« saveurs aux savoirs » (ASTOLFI, Lasaveur des savoirs, PUF) et éviteraitcertaines oppositions violentes à cequi est vécu comme une impositionà adopter un autre point de vue quele sien. Cet appel à la réflexion auraitsans doute évité ce que les média et

le ministère ont qualifié « d’incidentsgraves » en janvier dernier, largementrelayés quoique très minoritaires, desjours durant, qui pour certainsdisaient un refus de la stigmatisationet de la contrainte. L’école n’a pasrempli son rôle en dénonçant desenfants plutôt que de créer les condi-tions d’une mise à distance néces-saire pour réfléchir.Interroger sans relâche les événe-ments, les situations n’est ni naturelni spontané. C’est en cela que laïcitéet école sont indissociables. Et lorsquel’institution scolaire différencie lesapprentissages, au nom des diffé-rences objectives entre élèves, ellecontribue à creuser les écarts car ellene les dote pas tous de ce qu’une par-

tie d’entre eux construit dans le milieufamilial. Les exigences doiventdemeurer les mêmes pour tous.L’adaptation à ce qui est mensongè-rement présenté comme les goûts etles intérêts (naturels ?), individualiseles apprentissages et contribue à creu-ser les écarts. Pour ce faire l’école doitdoter les enfants les moins connivents

avec ses pratiques, des outils cogni-tifs, langagiers que d’autres maîtri-sent grâce à leur origine sociocultu-relle. L’école doit donc bien être le lieude l’apprendre ensemble, et non d’unvivre ensemble qui est une véritabletenue de camouflage pour ne rienchanger à l’existant. Apprendreensemble au sens de construire grâceau collectif ses propres apprentis-sages, dans la confrontation à la dif-férence de regard, de point de vue.

Le risque est grand à l’école d’une laï-cité assimilée à une contre-religion,avec ses règles et ses cérémonies col-lectives imposées (la fameuse minutede silence en janvier 2015), qui aunom d’une prétendue neutralité éva-cue le questionnement critique etl’élaboration de réponses. Il n’in-combe pas à l’école d’éduquer à la laï-cité mais bien de la faire vivre, commegarantie de la réflexion dans tous leschamps disciplinaires. Pour que lesélèves apprennent à confronter, com-prendre, analyser, discuter, douter,interpréter en étant dotés des outilsde conquête de leur autonomie. C’esten les engageant à se déplacer del’opinion vers la raison que l’écolepeut leur permettre de s’émanciper. n

« L’école doit donc bien être le lieu de l’apprendre ensemble,

et non d’un vivre ensemble qui est unevéritable tenue de camouflage

pour ne rien changer à l’existant. »

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*Christine Passerieux est rédactriceen chef de Carnets rouges, revue duréseau École du PCF.

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rité accentuée des familles, insécu-rité sociale devenue la règle…Les aspects positifs des évolutionsscolaires se trouvent aussi menacéspar la crise actuelle : remise en causede la mixité, proposition de retour auxpunitions et à l’uniforme, casse desformations artistiques au nom de lacompétitivité économique…

DES PHÉNOMÈNES DE BIGOTERIEC’est dans ce contexte que l’on voitapparaître, dans l’école comme dansla cité, des phénomènes de bigoterie.Car c’est de cela qu’il s’agit et nond’une opération concertée orchestréepar une religion ou une autre. Ce n’estqu’ensuite que les récupérations partel ou tel groupe s’opèrent. Non, cequi est premier selon moi, c’est le phé-nomène de l’identification miséra-ble : exclus de l’emploi, de la culture,sans repères familiaux forts, abreu-vés de la propagande du chacun poursoi, certains jeunes se cramponnent

au très peu qui leur reste : à leur« identité », nationale ou religieuse,au fait d’être « né quelque chose ».Bigoterie, chauvinisme, rejet de l’au-tre, utilitarisme, individualisme for-cené et désespéré font bloc.Devant cette situation, rien ne seraitpire que de s’en tenir à la dénoncia-tion et de chercher à ressusciter une« laïcité » archaïque. L’école se doitd’être attrayante et non repoussante.À la misère culturelle et sociale donttémoignent certains comportementsintolérants, on ne saurait répondrepar une intolérance équivalente. Lescomportements bigots doivent êtrepris pour ce qu’ils sont, des manifes-tations susceptibles d’être dépasséesqui ne doivent pas détourner de l’es-sentiel : le travail effectué en com-

mun, notamment à travers l’éduca-tion, fait toujours passer au secondplan les particularités individuelles.Vygotski souligne que ce qui distinguela formation du dressage est que ledressage met l’individu dressé en pos-session d’un « avoir », borné, non évo-lutif et extérieur à lui, tandis que l’ap-prentissage est à la fois apprentissagede quelque chose et modification decelui qui apprend. C’est pourquoil’apprentissage n’est jamais une sim-ple confirmation, il est porteur d’unedimension critique. La réappropria-tion critique par les individus d’unsavoir social sédimenté extérieure-ment à eux, héritage de multiplesgénérations d’humains, est l’éduca-tion même. Permettre à l’élève d’éla-borer ses questionnements, sesdémarches personnelles d’appropria-tion ou de mise en perspective, c’estlui apprendre à ne pas se contenterde peu.

MAÎTRISE DU RAISONNEMENTET ÉMANCIPATIONDans une société où les valeurs del’utile et du rentable sont poséescomme des dogmes indiscutables, ilest par ailleurs essentiel que certainesactivités soient affirmées valoir pourelles-mêmes. Il est parfaitement légi-time de ne pas les étudier ni les faireétudier en fonction de leur utilitéfuture, réelle ou supposée, mais enfonction tout simplement d’elles-mêmes et du plaisir qu’on peut yprendre. Des siècles d’aliénation reli-gieuse et sociale nous ont appris àtenir le plaisir éloigné du travail.Apprendre la maîtrise d’un raisonne-ment ou de quelque processus quece soit est pourtant en soi quelquechose d’émancipateur. L’école ne doitpas s’ériger en figure austère et rébar-bative de « la raison » mais la faire tra-vailler en tant que raisonnement chezles élèves, à égale distance de la rigi-dité dogmatique et du laisser-allerdémagogique. L’émancipation àl’égard des modèles de toutes sortes,la libération de la fantaisie, laconfiance donnée à la créativité dechacun : tel est le cœur de la solution.Ce n’est pas un hasard s’il n’existe pasde symboles de la laïcité. Celle-ci estd’une certaine manière le refus dusymbolique, ou plutôt l’invitation à ne

PAR JEAN-MICHEL GALANO*

LES ÉVOLUTIONS SCOLAIRESLes enseignants n’ont jamais euaffaire à des élèves qui seraientcomme des pages blanches sur les-quelles personne n’aurait jamais écrit.Mais les choses semblent s’être sin-gulièrement compliquées. Ils arriventavec un assemblage de demi-savoirsprovenant autant des familles que desmédia ou des réseaux sociaux. Maisils sont également porteurs de savoir-faire d’usagers souvent très dévelop-pés. La situation n’est plus celle dudébut du siècle dernier, où l’ensei-gnant se heurtait à la double autoritéde la famille et de l’Église, où le curéet l’instituteur représentaient les deuxfigures austères et incontournablesde l’autorité intellectuelle tandis quele père de famille était censé incarnerl’autorité morale. Ces clichés ont défi-nitivement basculé dans le passé.Pour le meilleur et pour le pire.

Pour le meilleur bien sûr, car le confor -misme moral et social a régressé. Lamixité, tant des élèves que des ensei-gnants, a permis de faire circuler unair nouveau. Les contenus et les pra-tiques de l’éducation ont changé etla démarche éducative s’est enrichie.La formation initiale a intégré desaspects qu’on voudrait pouvoir qua-lifier d’ « aimables » : apprentissagesludiques, sorties, place faite aux sportset à l’éducation physique, éducationà l’art et au goût.Mais pour le pire aussi : les pratiquespédagogiques se sont humanisées aumoment même où la famille tradi-tionnelle et les structures religieusesentraient en crise : bouleversementdes repères traditionnels, autoritéparentale remise en question, préca-

LAÏCITÉ, ÉDUCATION ET LUTTE CONTRE LA MISÈRE CULTURELLE

« La réappropriation critique par les individus d’un savoir socialsédimenté extérieurement à eux, héritage de multiples générations

d’humains, est l’éducation même. »

Le travail effectué en commun, notamment à travers l’éducation, faitœuvre de laïcité

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Page 28: RdP-52 V06 RDP 27/11/2015 10:50 Page1 A P R È S L E S ......Dépôt légal : décembre 2015 - N 52 - ISSN 2265-4585 - N de commission paritaire : 1019 G 91533. La rédaction en chef

*Jean-Michel Galano estphilosophe. Il est professeur aulycée Montaigne (Paris) et à l’Écolesupérieure des arts appliqués. Il estmembre du comité de la rubriqueMouvement réel.

Le domaine public municipal (rues,places, bâtiments) ne peut porteraucun signe religieux. Si l’on doit res-pecter les calvaires, croix et statuesimplantés avant 1905, il n’est plus pos-sible d’en construire de nouveaux saufdans le cimetière communal. Leslocaux publics doivent être neutres :ni tableau, ni inscription, ni signe reli-gieux à la Mairie, dans les écoles oules services publics municipaux.L’église communale est bien munici-pale depuis 1789 et à ce titre doit êtreentretenue. Mais la commune ne peutbâtir ou entretenir à ses frais aucunautre lieu de culte. Tout au plus, l’assouplissement du régime des bauxemphytéotiques permet de louer sur une longue durée avec un faible

loyer, un terrain municipal pour yconstruire un lieu de culte, solutionchoisie pour les mosquées aujour -d’hui. Notons cependant qu’une com-mune peut louer à un culte un localmunicipal au nom du principe de laliberté de conscience et de réunion,à condition que le prix de location soitréel, ne constituant pas une subven-tion déguisée, et pour une duréedéterminée.Enfin, si sur le domaine et dans leslocaux publics tout citoyen peut libre-ment circuler, habillé selon son choix,et même participer à des processionsreligieuses – à condition de ne pastroubler l’ordre public – il n’est pas pos-sible d’utiliser le domaine public aérienpour des sonneries de cloches intem-

PAR MICHEL MIAILLE*

En pratique, cette situation concernetrois terrains.

L’application de la laïcité aux biens publicsOn sait que l’univers républicain sedivise en un espace public et unespace privé : la loi de 1905 a doncvocation à être appliquée dans l’es-pace public, non dans l’espace privé.Mais ce n’est pas aussi simple : si toutl’espace public (bâtiments munici-paux, services publics municipaux)est soumis à la règle de neutralité, unepart de l’espace dit privé l’est aussilorsqu’il s’agit d’une personne moraleprivée délégataire d’un service public.

LES COMMUNES ET LA LAÏCITÉLes communes sont, pour le citoyen, le premier niveau de la République etsouvent le plus important. C’est là, en particulier, que s’exerce la mise enœuvre du principe de laïcité. Mis à part les communes d’Alsace-Moselle etdes TOM, toutes les communes doivent appliquer, dans des situations trèsconcrètes, les dispositions de la loi de séparation de 1905.

pas s’en laisser imposer par les sym-boles, qu’il s’agisse des signes religieuxoù des titres de noblesse, et à mesureravec la plus grande exactitude possi-ble le respect éventuel qu’on peut leuraccorder. Il me semble qu’on peutexprimer l’essentiel de la penséerationnelle dans sa potentialité laïquepar la formule suivante : « Tout peutdevenir objet d’étude et de critique ».

La connaissance, dans la mesure oùelle va au-delà des mots, est elle-mêmeune critique en acte. Cette connais-sance se passe difficilement d’un maté-rialisme méthodologique. Remettreles événements dans leurs contexteset leurs conditions de possibilité,accepter le verdict d’invalidation que

l’expérimentation scientifique infligeà tant de théories, est une attitude rai-sonnable et fondée qui peut êtreacceptée par tous les acteurs de la rela-tion pédagogique quelles que soientleurs croyances ou non croyances parailleurs. Pour autant, il ne s’agit pasd’infliger à qui que ce soit au nom dela raison un matérialisme doctrinal. Àchacun de choisir d’intégrer les acquis

de sa pratique d’appropriation dansun cadre idéologique déjà existant, oubien de remanier voire d’abandonnercelui-ci.La raison n’est pas une valeur absolue,ni une valeur simple. On peut êtrerationnel sans être raisonnable. Il y ade la rationalité dans les plans de licen-

ciement, dans l’exclusion d’un jeunede l’école pour un détail vestimentairecontraire au règlement : la logique nefait pas de sentiment. Est-ce raison-nable ? N’y a-t-il pas d’autres choix,tout aussi rationnels et logiques audemeurant ? Et n’est-il pas raisonna-ble d’apprendre aux enfants la tolé-rance, l’amitié, la fantaisie ? La leçonde Charles Dickens dans Les Temps dif-ficiles serait à méditer.C’est en faisant de la laïcité non pasun Cerbère devant lequel s’inclinermais ce qui forme et nourrit les pro-cessus d’apprentissage et d’appropria-tion qu’on se donnera les moyens d’enfaire la valeur qui scelle le processuspédagogique dans son ensemble. n

« L’école ne doit pas s’ériger en figure austère et rébarbative de

“la raison” mais la faire travailler en tant queraisonnement chez les élèves. »

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*Michel Miaille est juriste. Il estprofesseur émérite de droit et descience politique de l’université deMontpellier-1.

pestives au mépris du repos des habi-tants. Le maire est maître de cette par-tie du domaine public au nom de l’or-dre public.

L’application de la laïcité aux agents publicsPèse sur les fonctionnaires et les agentspublics en général, une obligation deneutralité qui les empêche de mani-fester par la parole, le comportementou le vêtement, toute appartenancereligieuse – au moins dans l’exercicede leurs fonctions. Cette réserve, trèsimportante pour les enseignants, vautpour tous les agents publics commu-naux qui ne peuvent, ès qualités, par-ticiper à des manifestations religieuses(une exception cependant pour lesfêtes votives au titre de la traditionlocale). En revanche, le statut d’agentpublic et de fonctionnaire assure àceux-ci une totale liberté d’opiniontant pour le recrutement que pourl’avancement : aucune mention dansleur dossier ne peut concerner leurscroyances.

Enfin, application de la laïcité aux activités communalesLa commune gère pour le compte deses habitants toutes les questions d’in-térêt local. C’est une compétencegénérale. Mais celle-ci ne peut pascomprendre des activités religieusesqui, depuis 1905, échappent totale-ment aux structures de la République.

Dès lors, les décisions ne peuventconcerner que les actions obligatoires(état civil, ordre public, santé publique,par exemple) ou les actions décidéespar les élus, excluant toute ingérencedans le domaine religieux.La cantine scolaire, qui n’est pas unecompétence obligatoire, doit être

ouverte à tous sans discrimination. Lacomposition des menus reste libremais ne saurait aboutir à l’exclusionde certaines familles. Il en est de mêmepour les activités de loisir ou périsco-laires. Ainsi les activités sportives nepeuvent conduire à aucune discrimi-nation. Toutefois, cela n’exclut pas lapossibilité de louer à des associations(qui peuvent être exclusivement fémi-nines) des tranches horaires de la pis-cine par exemple, en dehors deshoraires d’ouverture au public.En matière d’expression, le maire nepourrait interdire une conférence, unfilm, ou une exposition au motif durespect d’une religion. Il doit assurerla liberté de création et d’expressionen prenant toute mesure utile (filtrage

des entrées, protection des artistes),l’interdiction n’étant qu’un recoursexceptionnel.Si enfin, sur le territoire de la com-mune, des activités scolaires sous cou-vert de religion, se développaient, c’estau droit commun général d’y répon-dre. Ainsi, les enfants recevant l’ins-

truction dans leur famille (ou dans ungroupe privé plus large) doivent êtrecontrôlés par une enquête de la mai-rie compétente, afin de s’assurer de lanature non sectaire de leur instruc-tion.La commune est donc bien la repré-sentation locale de la Républiquelaïque, garantissant la liberté deconscience et de culte, et protégeantla séparation claire entre l’intérêtpublic et les choix personnels ou col-lectifs en matière de culte.n

« La commune est la représentationlocale de la République laïque, garantissant

la liberté de conscience et de culte. »

LA LAÏCITÉ AILLEURS QU’EN FRANCE Une réalité partagée dans tous les États de droit que l’on peut trouver depar le monde.

PAR VALENTINE ZUBER*

L’AVÈNEMENT HISTORIQUE DE LA LAÏCITÉLa laïcité est une expérience politiquequi apparaît dans un contexte occi-dental lors du long avènement de lamodernité, marqué par la construc-tion de l’État-Nation. Elle se caracté-rise par la mise en pratique politiquede la séparation des sphères, lorsquele souverain s’arroge la primauté poli-tique sur tous les domaines y comprisle spirituel. La laïcisation de l’Étatmoderne a franchi un nouveau seuil,lorsque, à la suite des grandes déci-

sions de la Révolution française, l’ap-partenance politique des citoyens afinalement primé sur leurs autresappartenances, en particulier reli-gieuses. La laïcité s’est ainsi dévelop-pée de concert avec l’approfondisse-ment de la démocratie et laconstitution des sociétés civiles toutau long des XIXe et XXe siècles.La laïcité d’un État se mesure au res-pect de plusieurs critères : la neutra-lité religieuse de l’État, l’indépendancedes instances politiques vis-à-vis desinstitutions et des normes religieuses,la liberté religieuse égale pour tous,l’égalité civile de tous les individus

indépendamment de leur identité reli-gieuse. Prise en ce sens, la laïcité n’estni une exception française, ni uneexception occidentale qui serait uni-quement l’apanage des pays d’origineculturelle judéo-chrétienne. Elle estdésormais une réalité partagée danstous les États de droit que l’on peuttrouver de par le monde.

LA DIFFÉRENCE ENTRE LESPROCESSUS DE LAÏCISATIONET LA SÉCULARISATIONL’autonomisation historique progres-sive d’un point de vue politique, cul-turel et social entre les Églises, les États

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séparation des Églises et de l’État fran-çaise en 1905. Ces régimes interdisentthéoriquement tout financement parl’État de structures religieuses. Maismême dans ce groupe, il existe parfoisdes relations (y compris financières)entre l’État et certaines communau-

tés religieuses qui relativisent le prin-cipe affiché d’une mutuelle mécon-naissance entre les Églises et l’État.

D’AUTRES FORMES DE LAÏCITÉ En raison de leurs histoires nationalesparticulières et des équilibres politico-religieux construits au cours de l’his-toire, on peut distinguer plusieursformes de relations Églises-État qui neprennent pas la forme séparatiste etdonnent une couleur particulière auprincipe de laïcité. On peut diviser lessituations en deux groupes distincts.

Les pays à religions d’État (comme leDanemark, le Royaume-Uni ou laGrèce). Ce modèle, historiquement leplus répandu, est actuellement en dés-hérence, en particulier au nord del’Europe (la Suède qui en relevait l’a

abandonné en 2000, la Grèce l’a beau-coup assoupli sous la pression del’Union européenne). Lorsqu’il per-siste, il est généralement aménagépour donner les mêmes droits civils etpolitiques aux citoyens relevant desautres Églises présentes sur le terri-toire. Par ce souci de pallier par unelégislation ad hoc une discriminationconstitutionnelle, ils obéissent au prin-cipe de laïcité.

Le modèle ayant tendance à se géné-raliser un peu partout en Europe etdans le monde est le modèle collabo-ratif. Les pays qui l’ont adopté (en par-ticulier presque tous les États d’Europe

de l’Est à leur entrée dans l’Union euro-péenne) prévoient des accords de col-laboration et d’entente entre l’Étatneutre et certaines communautés reli-gieuses, reconnues d’intérêt public (outraditionnelles). Les communautésreligieuses signent ainsi des accords(sous la forme de concordats pourl’Église catholique ou de conventionspour les autres cultes), ou bien sontsimplement enregistrées par l’État,comme communautés reconnues(c’est le cas en Russie, en Slovaquie, enPologne, au Canada, en Italie, enEspagne, mais aujourd’hui àSingapour…). En contrepartie de leurreconnaissance et au besoin de leursubventionnement partiel par l’État,les communautés religieuses s’enga-gent à une certaine transparence et àla pratique de la démocratie en interne.

OU D’ABSENCE DE LAÏCITÉIl persiste encore de nombreux paysqui refusent de se conformer aumodèle laïque de relations-Églises-États. On les retrouve généralementau sud et dans le monde arabe. Dansla plupart de ces États (sauf la Tunisieissue de la révolution de 2010), la laï-cité, même si elle peut être affichée,n’est pas un principe étatique réel dansla mesure où les différentes religionsne sont résolument pas traitées sur unpied d’égalité. Dans certains pays deculture musulmane, l’islam se prévautgénéralement de son privilège de reli-gion exclusive de l’État, ou de la majo-rité des citoyens, et ce, même dans

ceux se réclamant d’une laïcité auto-ritaire. Les autres religions ne jouis-sent que d’un statut de protection quiles maintient dans une situation légaleinférieure. Les citoyens, qu’ils soientmusulmans ou autres, n’y jouissentenfin pas de la complète liberté reli-gieuse, puisque le droit de changer oud’abandonner sa religion n’est pasabsolument pas garanti. n

« En raison de leurs histoires nationalesparticulières et des équilibres

politico-religieux construits au cours de l’histoire, on peut distinguer plusieurs

formes de relations Églises-État »

et les sociétés, recouvre deux proces-sus qu’il s’agit de bien distinguer : lalaïcisation d’un État est un processuspolitique qui n’est pas forcémentconcomitant avec la non moins pro-gressive sécularisation des différentessociétés.

La séparation des domaines de com-pétence des États et des religions, ladissociation progressive de la citoyen-neté et de l’appartenance religieuserelève du processus de laïcisation. Lapromotion de la liberté religieuse (indi-viduelle ou collective) et l’appel au res-pect du principe de non-discrimina-tion pour raison religieuse ouphilosophique relève en revanche duprocessus de sécularisation.Les degrés de laïcisation et de sécula-risation d’un pays donné ne sont pasautomatiquement corrélés. Il peutexister des États avec une législationlaïque très avancée, dont les sociétésrestent cependant très profondémentreligieuses (c’est le cas des États-Unisd’Amérique, ou de la Turquie). Demanière inverse, il existe des États dontles sociétés sont extrêmement sécula-risées, c’est-à-dire que leur fonction-nement dénote un grand détachementdes citoyens et de la société vis-à-visdes préceptes religieux, et dans les-quels perdure une législation assez fai-blement laïcisée (c’est par exemple lecas du Danemark ou de la Grèce).

LA SÉPARATION, UN MODÈLEPARMI D’AUTRESLe modèle séparatiste n’est pas le seulmodèle de laïcité possible. Les pays deséparation stricte sont d’ailleurs lesmoins nombreux sur l’échiquier mon-dial des relations Églises-État. Le pre-mier État séparatiste, sont d’un pointde vue chronologique, les États-Unisd’Amérique qui ont instauré constitu-tionnellement un mur de séparationentre l’État fédéral et les différentscultes, généralement protestants,représentés dans le pays (1er amen-dement à la Constitution de 1791étendu par le 14e amendement à tousles États de l’Union en 1868). LaRépublique du Mexique a elle aussiprécocement instauré la séparationentre l’Église catholique et l’État fédé-ral dès la fin des années 1860 soit unecinquantaine d’années avant la loi de

« La laïcisation d’un État est un processuspolitique qui n’est pas forcément

concomitant avec la non moins progressivesécularisation des différentes sociétés. »

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*Valentine Zuber est historienne.Elle est directrice d’études à l’Écolepratique des hautes études.

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AutomneApporte une voix mouilléeDe larmesEn novembre le soir tombe rapidementEt ce qui commençait à avoir vraiment changéDu monde de mon enfanceSe précisa durablementDes lointains arrivait un vent terribleIl fit crisser le temps s’arrêter une époqueEn débuter une autreEt nous voilàVisages trempés de sangNos morts crient sur le solNos civilsEt un cortège avec euxDe femmes d’enfantsIci ailleursLongue chaîne d’assassinésEt avec eux encoreLa joie éteinteDes révolutions étranglées à la racinemême de leurs rêvesUn vent terrible levé au-dessus des sables gris de l’Irakdu Mali, de l’Afghanistan, de la Syrie, de la LibyeUn vent boomerang des bombes que nous lançonsUn vent écho des guerres que nous faisonsUn vent qui enfle depuis des décenniesA commencé de soufflerSur un paysage que l’on croyait à jamaisPaisibleÀ l’odeur arrogante de nos oublisLa mémoire de nos crimes algériensDe nos panoplies de guerreIl nous fait chavirerCar aussi très procheIntime et presque familierÀ l’odeur de nos abordsDe villesCentres commerciaux rues défoncéesCiels de plombCette odeur de ghetto de nos banlieues reléguéesCelle de la drogue consommée ou vendueAu pied de cages d’escalier indignesCette périphérie des sans-espoirs où la chasse au facièsVous damne depuis la petite enfanceÀ l’odeur de nos enfants mêmesEt nous alors?Défaits et muselés, si pauvrement rouges,Et ignoblement désarmés parLe choc de l’État d’urgence et sa guerreDe mots belliqueux plantés une fois de plusComme des crocsQui ne délieront rien de ces noeuds du réelNousEtranglésD’un côté comme de l’autrePris entre les tenailles de forces ennemiesCertes pour nous tous les soirsDepuis ce soir-là ont visage de désespoirCes soirs où tous les soirsOnt désormais gueule de guerrePauvres de nousQui luttions contre cette arrogance du bon droit à faire la guerreAu loinÀ soutenir la mortifère main de fer de régimes abjectsQui sentions comme toutes ces guerres lointainesOnt odeur de pétrole et d’argentQui vîmes comme l’on démembra

L’Irak le dispersant aux quatre coinsComme on tua l’Orient de tous nos espoirs de gaucheen Grèceen Iranen AfghanistanQui pleurâmes le corps politique écarteléEt avec lui ceux de ces pays déchiquetés mille foisPar l’appétit féroce des puissances conjuguéesJamais guéries du péché colonialDont nous sommes aussi le peupleOui je vous caresse pauvres morts innocentsEnfants de cette époqueCe soir-là l’on marchait sur des corpsOn marchait sur des membresCorps des victimesMêlés aux restes des meurtriersAussi jeunes qu’euxEt tous enfants de mères quiN’ont plus que leurs yeux pour pleurerCet ignoble gâchisNous pouvons légitimement nous demanderOù nous conduit ce mondeAvec ces morts rien ne changeLe voile du réel ne s’est pas déchiréDes soirs glorieux ne sont pas à attendrePauvres de nousFemmes et hommes de gaucheDéfaits, muselésPour nous qui sommes devenus invisiblesPour nous qui sommes devenus inaudiblesMais nous ne sommes pas morts!Je sais que ce monde ne peut continuer ainsiJe sais que nous ne pouvons mourir tout à faitJe sais que nous sommes dans les caves de l’histoireMais que l’histoire a besoin de nous encoreJe sais qu’après la cendre renaît l’espoirJe sais que la tempête nous attend mais que nous ne céderons pasJe sais que le fascisme rôde mais que nous ne mourrons pasJe sais qu’Octobre eut lieuJe sais que le tonnerre des volte-face saura un jour se faire entendreMon peuple, que dis-tu ?On ne te laissera pas dériver jusqu’à devenir mauvaisComme un chien enragéOn ne laissera pas faireOn n’oubliera pas de te rappelerQue les Antifascistes aussiEurent leurs terribles heures de migrants indésirablesEux qui étaient le meilleur de la conscience politique de l’Allemagne en 1933On n’oubliera pas de te rappeler que les Espagnols républicainsCeux-là même que nous fîmes mourir de faimDans des camps ouverts spécialement pour euxEussent été nos plus sûrs alliés pour combattre le fascismeEt qu’ils le furentDans la RésistanceUne fois encoreIl nous faut traverser la nuitTraverser la terreParler d’une voix que l’étranglement a rendu exsangueD’une voix mutilée qu’on n’entend pasCar on a décidé de la mort de cette voixUn air acéré nous attend dehorsMais il ne faut rien céder de ce qui faitLe meilleur de nous-mêmes!

Novembre noir

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Le 18 novembre 2015,Claire Angelini, artiste

et cinéaste indépendante

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PAR LÉO PURGUETTELA F

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La France en commun, texte-invitation à écrire un projet d’émancipationhumaine pour le XXIe siècle sera débattu et enrichi jusqu’à la conventionnationale du projet début 2016. Il est possible d’y contribuer sur un site dédiécontribuer.projet.pcf.fr/

La Revue du projet s’efforcera d’accompagner le processus en rendant comptedes initiatives prises autour de ce texte et des contributions qu’il suscite au seindes forces sociales. Pour nous permettre de remplir au mieux cet objectif,faites-nous connaître les débats et réflexions qui émanent du terrain à :[email protected]

Ce mois-ci, Léo Purguette, membre de l’équipe de La Revue du projet,témoigne des échanges suscités par une formation sur le texte à Toulouse,avant que les attentats de Paris ne soient commis. En complément, JérémyBacchi, responsable de la formation dans la fédération des Bouches-du-Rhônelivre son opinion sur les raisons et la façon de poursuivre le travail sur La Franceen commun après les tragédies de Paris.

Débat à Toulouse sur La France en commun

université d’automne du PCFde Haute-Garonne consacraitcette année un atelier à LaFrance en commun. Objectif :comprendre la structure dutexte et sa visée en feuilletant

ensemble la brochure rouge désormaisà disposition dans toutes les fédérations.Après une heure de présentation, ledébat s’engage. Jean-Paul, estime d’em-blée que le PCF doit rendre plus audi-bles ses prises de positions déjà pré-sentes dans le texte en faveur des droitsdes étrangers et de la régularisation dessans-papiers qu’il préfère qualifier de« privés de papiers en France ». « Aumoment où Valls enterre le droit de votedes étrangers », il y a urgence selon lui àfaire valoir d’autres points de vue. Monique suggère, quant à elle, de mieuxlier santé et environnement en bâtissantune politique de santé publique duXXIe siècle fondée notamment sur la pré-

vention en intégrant notamment la ques-tion de l’équilibre alimentaire. Elle jugeen revanche regrettable l’utilisation parle texte de la notion de « dépendance »et lui préfère « la perte d’autonomie ». Àses côtés Martine acquiesce, appréciela prise en compte de l’agriculture pay-

sanne dans le projet communiste maiss’interroge sur l’expression « 100 % bioet circuits courts » qu’elle juge floue.Younès se félicite de l’existence du texte,appelle à le faire connaître et au-delà às’approprier « la pensée de Marx en mou-vement ».Christine pour sa part, regrette la placedes questions internationales qu’ellejuge insuffisante notamment à propos

du désarmement. « La dissuasionnucléaire ne se justifie plus, face à Daech,je ne vois pas comment ça marche… »,insiste-t-elle. Élodie, étudiante commu-niste, avance l’idée d’un salaire étudiantet évoque les travaux de Bernard Friotsur le sujet. Elle verrait, en ce sens, plus

« la revalorisation générale des boursesd’études » dans la partie « mesures d’ur-gence » et met en garde contre les effetsde seuil notamment à propos du rem-boursement « à 100 % des soins pour lesjeunes de moins de 25 ans et les étu-diants de moins de 30 ans » proposédans La France en commun.Juste à côté d’elle, Théo, un autre j eunecommuniste, critique le service civique

« Le rôle des communistes est de transformer la majorité objective

qui a intérêt au changement en unemajorité consciente et agissante »

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CINQ QUESTIONS À JÉRÉMY BACCHI*

L’ACTUALITÉ DU TEXTE

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Faut-il poursuivre le travail sur La France en commun comme il étaitengagé avant que ne surviennent les attentats de Paris ?Avant toute chose, je salue l’attitude du parti après ces tragédies et le res-pect de la période de deuil. Face aux préjugés, à l’émotion, l’existence duprojet communiste La France en commun a d’autant plus d’importance.Peu d’organisations apportent aujourd’hui des réponses claires aux aspi-rations populaires, et dessinent comme les communistes avec ce texte, lasociété qu’elles défendent. La nôtre est plus juste, égalitaire et fraternelle.Je la crois en phase avec l’aspiration à vivre en paix dans un monde plusfraternel qui s’est exprimée massivement après les attentats. Le fanatismese nourrit d’une non-réponse aux besoins sociaux de la part du politique.En proposant un projet qui réponde à ces attentes nous créons les condi-tions d’enrayer les mécanismes « d’extrémisation » qu’ils soient religieuxou politiques.

Les événements n’interrogent-ils pas l’actualité du texte ?Le texte posait un cadre avant les attentats mais insistait sur certains nom-bres de mesures à mettre en œuvre tout de suite. Pour moi son actualitéest renforcée. Ce que nous mettions en évidence : l’exclusion d’une grandepartie de la population de l’accès à l’emploi, à la santé, a montré qu’il pou-vait provoquer des replis communautaires propices au fanatisme. Aucontraire, nous proposons de bâtir des solidarités nouvelles et de construireune société qui protège les personnes contre ces dérives.

N’est-il pas compliqué de mener ce travail de pair avec la campagne élec-torale, parfois dans des rassemblements très larges comme en PACA ?Oui, Les élections ayant été maintenues, nous menons bataille plus quejamais sur des contenus de justice, de paix, de transformation sociale.Affirmer ses propres valeurs au sein du rassemblement est nécessaire. Lerassemblement doit permettre de valoriser les apports de ses différentescomposantes. C’est aussi de cette manière que nous arriverons à nous faireentendre de manière bien plus large. Le fait d’avoir un contenu fort, uncap avec La France en commun est de mon point de vue, un atout au ser-vice du rassemblement.

Quelles initiatives de formation sur le texte ont été prises dans ton dépar-tement ? Nous avons décidé d’une soirée d’études au niveau fédéral courant jan-vier. Plusieurs sections l’ont déjà étudié, le collectif formation étant dis-ponible pour aider, nourrir, enrichir les initiatives en partant de réalitéslocales. Dans notre département où un certain nombre d’événementssociaux marquant se sont déroulés nous avons des choses à apporter. Jepense à Fralib devenu Scop TI dans un véritable souci de réappropriationde l’outil de production par les ouvriers, mais aussi aux luttes dans le sec-teur pétrochimique ou dans celui des transports avec la SNCM. En par-tant de ces luttes, il est possible d’enrichir la réflexion nationale, de lui don-ner corps.

Ouvrez-vous les débats sur La France en commun au-delà des adhérentsdu PCF ?La première étape c’est la formation en interne. Il est nécessaire que lescommunistes s’approprient ce document, le comprennent, en discutent,l’enrichissent… La seconde étape consiste pour moi à le porter à l’exté-rieur, pour l’enrichir encore au contact des acteurs sociaux. On ne fait pasun projet pour nous-mêmes, nous faisons un projet de société,un projet pour la société, il faut en discuter avec elle.

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qui masque selon lui des réalités de tra-vail « pires que celles combattues dansle CPE ». Il s’interroge sur le service mili-taire, la conscription dont « le parti nedit rien ». Dominique, quant à elle, s’in-quiète de l’insuffisante présence dansle texte « des mesures permettant dedégager des ressources nouvelles pourfinancer les chantiers que nous voulonsmettre en œuvre ». Pour elle, la « refontede la fiscalité » est une expression tropgénérale. Par ailleurs, elle souhaite quele texte lance « un véritable appel auxcitoyens car notre projet rencontreraune résistance féroce en face ».

Selon Jean-Claude, il est nécessaire d’in-clure à la réflexion sur le projet commu-niste du XXIe siècle, la question des retrai-tés et de la vie après le travail qui s’allongemais pas toujours en bonne santé.Mélanie aimerait « un chiffrage desmesures » mises en débat pour plus decrédibilité et juge la proposition d’enca-drer les salaires dans une même entre-prise dans une échelle de 1 à 20 déjà trèsgénéreuse pour les patrons. Amandinefait référence à un atelier ayant eu lieule matin sur l’euro car elle juge que sonexistence dans sa forme actuelle est unobstacle à la réalisation du projet com-muniste. Jean-Marc souligne le ton réso-lument positif du texte La France en com-mun mais appelle à réfléchir à la façondont il peut être perçu. « Il ne faut pasque ça tourne à l’incantation, parfois ondonne l’impression qu’une majorité estd’accord avec nous dès maintenant ».Dans le débat on lui répondra que le rôledes communistes est de transformer lamajorité objective qui a intérêt au chan-gement en une majorité consciente etagissante. Pour finir, Nadine, appelle àne pas confondre emploi et travail pourinsister sur « la centralité du travail dansla construction de l’être humain » qu’elleveut voir réaffirmer dans le projet com-muniste de nouvelle génération.Pressés par la nécessité de passer à l’ate-lier suivant, les participants ont promisde prolonger le débat dans leurs sec-tions et de l’ouvrir au-delà. n

« Insister sur la centralité dutravail dans la

construction del’être humain »

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ENTRETIEN RÉALISÉ PAR QUENTIN CORZANI

LE GRAND ENTRETIEN

Une solution politiqueen SyrieAu lendemain des événements tragiques du 13 novembre, LydiaSamarbakhsh, membre de l’exécutif national, responsable du secteurInternational, montre en quoi le terme « guerre » est inadapté pour analyserla situation actuelle. Si l’aspect militaire est une dimension importante de laréponse celle-ci doit être guidée par des objectifs politiques et confortée parune action diplomatique.

rançois Hollande a utilisé lemot de « guerre » à de nom-breuses reprises depuis lesattentats du 13 novembre.Qu’est-ce que cela implique ?Est-ce un cadre conceptuel

encore d’actualité pour comprendreces événements tragiques ?L’utilisation du mot « guerre » dans les dis-cours du président de la République etdu premier ministre est antérieure auxattentats du 13 novembre. Cette expres-sion était déjà présente dans les déclara-tions consécutives aux attentats du moisde janvier. Elle s’est progressivement impo-sée dans les discours du gouvernementen même temps que progressait l’idéed’un engagement militaire français en Irak,puis en Syrie – à l’origine, en septem-bre 2013 contre le pouvoir syrien et envertu de la « responsabilité de protégerle peuple » syrien. Cette sémantique n’estpas anodine, elle comporte implicitementune explication du monde et de son chaos.Nous sommes confrontés à ce qui est,dans leur vision, la grande bataille du siè-cle, celle de la « guerre internationalecontre le terrorisme », poursuivie depuistrente ans, or ce que nous vivons en révèledouloureusement l’échec patent. Uneguerre oppose classiquement deuxarmées même si ce sont les populationsciviles qui en paient le prix le plus lourd,et le 13 novembre, ce ne sont pas des

cibles militaires ou des symboles oureprésentants de l’État qui ont été visés.Les terroristes ont frappé aveuglémentla population, en cherchant à faire le plusde victimes possible. Leurs méthodesrésultent assurément de leur apprentis-sage sur le front en Syrie, il y a bien uneétape franchie dans leur mode opéra-toire. Mais utiliser le terme de « guerre »pour qualifier ce qui s’est passé à Paris età Saint-Denis, c’est accepter de se pla-cer sur le terrain politique et idéologiquede l’État Islamique. C’est considérer quela réponse soit une réponse pour l’essen-tiel militaire.De notre point de vue, les réponses doi-vent être de court, moyen et long termeen intégrant plusieurs dimensions.L’aspect militaire est une dimensionimportante mais la réponse doit êtreguidée par des objectifs politiques etconfortée par une action diplomatique.C’est essentiel à nos yeux, même s’il fautreconnaître que notre société et lemonde en général sont confrontés àune nouvelle forme de conflictualité quicoexiste avec la guerre.Il faut donc essayer de faire évoluer nosschémas de pensée, nos catégoriesconceptuelles et la façon dont on répondà ces problèmes. Cela implique d’allerjusqu’à repenser la conception mêmede notre politique extérieure pour en faireune politique de paix et de solidarité.

Dans quel cadre doit avoir lieu l’inter-vention militaire française et quelleautre solution peut-on imaginer pourla Syrie ?Avant tout, il faut prendre en compte lamobilisation internationale des 17 pays etde l’Union européenne, actuellement encours, sous la supervision de l’ONU, dansle cadre du Groupe de soutien interna-tional à la Syrie (GISS) qui s’est réuni àVienne les 30 octobre et 14 novembre.Ceux-ci doivent trouver un accord poli-tique multilatéral pour stopper la guerreen Syrie et travailler à une transition poli-tique. Ces puissances et pays ont décidéde mettre de côté leurs plus fortes diver-gences sur l’orientation politique de l’ave-nir de la Syrie et de mettre un terme à leurdispersion sur le plan militaire pour s’al-lier dans l’affrontement contre un adver-saire commun : Daesh, ainsi que le Front-Al-Nosra et les autres groupes djihadistesqui lui sont alliés. Cela signifie que toutesles parties prenantes actent enfin le faitqu’il n’y aura pas de vainqueurs dans laguerre entre Bachar al-Assad et l’opposi-tion. C’est d’ailleurs l’avis émis par l’ONUet de nombreux des experts indépen-dants depuis des années. Mais pour quecette trêve soit possible, il faut d’aborddébarrasser le pays de Daesh.Ce processus qui rend possible la fin dela guerre en Syrie est le fait d’un rappro-chement entre Américains et Russes.

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et s’étendre encore. Aujourd’hui, les dis-cussions entre ces différents pays por-tent sur la reconnaissance ou l’identifi-cation des forces de l’opposition syrienneà inviter autour de la table des négocia-tions. Ainsi que sur l’identification desgroupes djihadistes qui doivent être lacible de l’effort militaire.

La France doit s’inscrire dans ce proces-sus politique tout en tenant la dimensionmilitaire. Il y a des forces syriennes, et enparticulier les Kurdes de Kobané, qui sontles forces principales au combat contreDaesh. La mobilisation militaire interna-tionale, impérativement multilatérale etsous le mandat de l’ONU, doit appuyer lesforces démocratiques et progressistesen guerre et ne pas orchestrer une inter-vention extérieure au sol.Depuis le 13, le gouvernement françaisa ordonné l’intensification des bombar-

dements. C’est une mesure forte pourimpressionner Daesh mais la vraie actionmilitaire doit être menée avec une nou-velle donne, celle que représentent lesdiscussions du GISS. Il ne faut pas cher-cher à remplacer un système d’alliancespar un autre mais à développer unemobilisation internationale inclusive,donc multilatérale, sous égide de l’ONU.

La diplomatie française n’a-t-elle pasréorienté sa ligne ?La France et la diplomatie française cou-rent après les Américains. Après les réu-nions du 30 octobre et du 14 novembre,les réactions du ministère des Affairesétrangères, les déclarations du ministreont été très étonnantes. Étrangement,elles cherchaient à minorer les avancéesen matière de coordination et d’ententespolitiques. Alors que tout le monde pou-vait constater qu’il s’était passé quelquechose d’important. Le secrétaire d’Étataméricain a déclaré en substance quela position des États-Unis vis-à-vis dupouvoir syrien n’avait pas changé maisils considéraient que c’était une ques-tion secondaire et qu’elle sera traitée enson temps. Cela signifie que s’est impo-sée l’idée que le conflit syrien ne trou-vera pas de solution militaire mais poli-tique : et c’est ce qui aurait dû être lecœur de l’action diplomatique et poli-tique de la France depuis 2012, plutôt

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Pendant l’été 2015, c’est la diplomatierusse qui a multiplié les rencontres avecl’ensemble des puissances impliquées,avec les Saoudiens, les Turcs et avec l’en-semble de l’opposition syrienne, et lesÉtats-Unis, tout en maintenant son dia-logue avec le pouvoir syrien.Et puis le nouvel émissaire de l’ONU a

réussi à remettre les Nations unies aucentre du « jeu » et à réunir les parties le30 octobre sur la base des accords deGenève I qu’aucun des signataires n’avaitcherché à mettre en œuvre ; à commen-cer par les Américains et les Français.L’intégrité et l’unité du territoire syrienconstituent le premier point d’accordentre ces 17 pays, c’est primordial. Carsi chacun continue de défendre ses inté-rêts particuliers sans voir qu’il y a un enjeucommun, l’État islamique peut réussir àprofiter d’un démembrement de la Syrie

« La mobilisation militaire internationale,impérativement multilatérale et sous le

mandat de l’ONU, doit appuyer les forcesdémocratiques et progressistes en guerre

et ne pas orchestrer une interventionextérieure au sol. »

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100 km

Zones contrôléespar Daech

Zones contrôléespar les forces kurdes

Champs de pétrole

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que de vouloir d’abord intervenir militai-rement (septembre 2013) ou à défautarmer une partie des djihadistes label-lisés «  opposition modérée  » (octo-bre 2013), et signer de lourds contratsd’armements avec les pétromonarchiessoutenant les groupes djihadistes ouDaesh (le ministre de la Défense natio-nale a effectué une dizaine de voyagesofficiels dans ces pays en trois ans pourboucler ces contrats).Si le gouvernement français a minoré audébut du mois dernier les réunions deVienne, François Hollande a annoncérécemment qu’il rencontrerait Obamaet Poutine. Il faut se féliciter de cettevolonté de convergence.Les autorités françaises doivent aussireconsidérer toute une politique menéedepuis 30 ans dans cette région par notrepays et ses « alliés », à commencer parles États-Unis.Notre boussole devrait être en perma-nence l’intérêt des peuples de la région,à commencer par leur sécurité collec-tive et leur développement économique.L’effondrement de l’État et la misèresociale des gens sont aux racines dudéveloppement de l’État islamique. Il y

a une nécessité que la diplomatie intè-gre cette dimension. Les enjeux écono-miques et sociaux sont au cœur desdébats et des solutions à mettre enœuvre. La France devrait se poser enpermanence la question de la capacitépour ces peuples de contrôler leurs res-sources, leur richesse et de leur capa-

cité à décider des choix de société quisont les leurs. Pour le moment, on esttrès loin de cette perspective.Toutefois, les Kurdes du Parti de l’uniondémocratique (PYD), ceux qui ont reprisKobané, représentent un espoir. Pourquoisont-ils l’objet de l’acharnement deDaesh ? Parce qu’ils défendent un pro-jet de société tout à fait différent des

régimes autoritaires et des théocratiesprésents dans la région : ils parlent démo-cratie, droits des peuples, souverainetépopulaire, égalité entre homme etfemme. Ils placent le développementsocial et écologique au cœur de leur pro-jet. Ils essayent de mettre en œuvre desmoyens d’appropriation collectifs des

ressources et des richesses. Ils repré-sentent une alternative de progrès.Au lieu de reconnaître une partie de l’op-position syrienne au détriment des forcesdémocratiques et de progrès, de fermerles yeux sur le fait que les fondamenta-listes étaient en train de prendre le passur les démocrates, la France aurait dûse préoccuper, la première préoccupa-

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L’objectif de ce stage était de sensibiliser les camaradesdes fédérations et des sections à la question des archives.Depuis que le PCF a ouvert ses archives en 1993, nousavons élaboré une politique d’archives ambitieuse.Aujourd’hui, notre fonds reconnu patrimoine nationalpar l’État est le fonds d’archives partisan le plus consultéet le plus accessible. Pour des raisons bien compréhensibles, l’ouverture ad’abord consisté à rassembler dans un même lieu lesarchives dont nous connaissions l’existence et qui rele-vaient de la direction nationale : Archives du comité cen-tral, archives de la Bibliothèque marxiste de Paris. C’étaitle plus simple et ce qui allait permettre aux chercheurset à tous ceux qui voulaient les consulter de pouvoir tra-vailler immédiatement. Ces archives ont ensuite été déposées aux Archivesdépartementales de la Seine-Saint-Denis à Bobigny, ellesont été rejointes dans la foulée par des fonds person-nels, essentiellement d’anciens dirigeants nationaux. Cesderniers pouvaient avoir conservé des archives person-nelles évidemment mais aussi des archives qui retrans-crivent leur activité nationale. On comprend l’importance

de montrer à voir le PCF comme une force nationale. Maiscela a un inconvénient, celui de limiter le communismeen France à son activité nationale. Sans négliger lesarchives de niveau national voire international, nous avonsdonc besoin d’aller au plus près de ce que fut le commu-nisme « d’en bas ». Il faut conserver et rendre accessi-bles les archives des sections et des fédérations ainsique celles des militants. Même au niveau des fédéra-tions, nous en sommes loin (voir carte). Nos locaux recè-lent pourtant des richesses patrimoniales extraordi-naires : tracts, comptes rendus de réunions, afficheslocales… De nombreux militants conservent des trésors.

Le stage était donc conçu pour répondre à cet objectif.Après une présentation générale de l’histoire des archivesdu PCF, nous avons été accueillis par les Archives dépar-tementales qui conservent donc notre fonds national.Ensuite, les stagiaires ont été initiés au traitement d’unvrac comme l’on peut trouver partout, au détour d’unecave, d’un grenier… Nous avons aussi insisté sur la pos-sibilité de déposer les archives des fédérations et dessections dans le réseau des archives publiques en pré-

SENSIBILISER AUX ARCHIVESUn stage national du PCF de sensibilisation aux archives s’est tenu à la mi-novembre à Paris, ausiège de la direction nationale. Malheureusement écourté par les événements dramatiques du 13novembre, il a rassemblé près de 25 participants.

PUBLICATION DES SECTEURS

« Notre boussole devrait être enpermanence l’intérêt des peuples

de la région, à commencer par leur sécurité collective et leur

développement économique. »

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sentant la manière de négocier les conventions de dépôt,de dépôt car il est important de conserver la propriété.Comme le stage n’est pas allé jusqu’à son terme, nousavons pris plusieurs décisions qui compléteront cettepremière session. D’abord élargir le réseau des commu-nistes qui s’occupent des archives à tous les participantsau stage afin de partager les expériences, cela devraitdéboucher sur la réalisation d’un bulletin. Nous allons

ensuite mettre à disposition des communistes de la docu-mentation méthodologique sous diverses formes (textes,vidéo, etc.) pour que chaque camarade puisse se saisirde cette question. Une deuxième session du stage auralieu, elle renforcera les aspects pratiques et méthodo-logiques du traitement archivistique et abordera desthèmes que nous n’avons pas eu le temps de dévelop-per : la réalisation d’une exposition, les particularités desarchives audiovisuelles, une introduction à la gestion desarchives électroniques ainsi que deux interventions surl’enjeu historique et politique des archives. En effet, lePCF qui met à disposition ses archives continue de s’enservir dans la bataille politique et dans la reconstructionde notre identité. S’il faut rester modeste sur le rôle desarchives pour contribuer à la reconstruction du projetdu PCF, il n’en reste pas moins que faire une histoiresérieuse reposant notamment sur des archives est unatout pour se projeter dans l’avenir. n

Frédérick Genevée, membre du Comité exécutif national du PCF, responsable des Archives

Isabelle Lassignardie, archiviste au Conseil national du PCF.

tion de François Hollande aurait dû êtred’apporter un soutien politique, une aidehumanitaire, et un appui militaire auxKurdes de Kobané au moment où la villeet le Rojava ont été attaqués à l’été 2014,sans pour autant engager notre paysdans une action militaire directementsur le terrain. D’ailleurs, les Kurdes deKobané ne le demandent pas.

Quel est le rapport de forces sur le ter-rain ? Où en sont les Kurdes et l’Étatislamique ?Le président turc, au prétexte de bom-barder Daesh, a en fait cherché à affai-blir les seules forces capables de résis-ter véritablement à l’État islamique, lesKurdes du PYD et, notamment pour cela,a bombardé les bases dans le Kurdistanirakien du Parti des travailleurs duKurdistan (PKK, Kurdes de Turquie) quiétaient les seuls à leur avoir apporté unrenfort. La branche armée du PYD, lesUnités de protection du peuple (YPG),a pourtant marqué la première victoiremilitaire contre Daesh en février 2015.Ils ont fait jonction en octobre avec desbataillons « arabes » pour former lesForces démocratiques syriennes. Ce

sont ces forces qu’il faut soutenir maté-riellement, d’autant que la Turquie – quiparticipe aux rencontres de Vienne – amis en place un embargo. La mobilisa-tion internationale inclusive qui est encours d’élaboration doit pousser la

Turquie à mettre fin à son double jeu.Le gouvernement d’extrême droiteislamo-conservateur de Turquie a consi-déré la résistance des Kurdes de Syriecomme une menace politique pour sonpropre projet national de cette région. Ila de fait renforcé l’État islamique sur leterrain militaire. Les frappes aériennesrusses ont dans un premier temps misl’État islamique en difficulté mais ce qui

sera déterminant sur le plan militaire, cesera la capacité de jonction des forcesarmées syriennes opposées à Daesh.Daesh vaincu sur le plan militaire, il fau-dra immédiatement que l’action poli-tique prenne le pas et que se mette en

œuvre le processus de transition poli-tique et de reconstruction du pays. Auplan régional, l’expérience de Vienne peutouvrir la perspective d’un cadre régio-nal de sécurité collective. Les peuplesdu Proche et du Moyen-Orient doiventpouvoir reprendre le contrôle de leurdestinée et travailler un projet régionalde développement qui, seul, ouvrira lechemin de la paix dans cette région. n

« Les Kurdes du Parti de l’uniondémocratique (PYD), ceux qui ont repris

Kobané, représentent un espoir. Ils parlentdémocratie, droits des peuples,souveraineté populaire, égalité

entre homme et femme. »

Archives dans des structures publiques ou au siège des fédérations

Archives des fédérations dont on se « soucie »

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été dernier, l’Institut de son-dage Odoxa conduisait unerecherche, notamment pourle quotidien Les Échos, sur« le rapport des Français àl’argent et aux riches ». Il était

d’abord demandé aux sondés ce quesignifiait, à leurs yeux, « être riche ». Àl’heure des méga-riches, de l’explosionphénoménale des inégalités, des patronsqui empochent des millions d’euros etdes gestionnaires de fonds de pensionqui brassent des milliers de milliards, lesFrançais, eux, ne semblent pas placertrès haut la barre de la richesse. « Pourles Français, on est riche à partir dumoment où l’on dispose d’un revenusupérieur à 5 000 euros par mois ou quel’on dispose d’un patrimoine immobilieret financier supérieur à 500 000 euros »note Gaël Sliman, président d’Odoxa.Pour la moitié des Français, en effet, onest riche à 5 000 euros ; un quart seule-ment des personnes interrogées situela barre au-delà de 10 000 euros parmois ; et un Français sur cinq (21 %) pensemême qu’on est riches avec 3 000 eurospar mois ou même moins.Premier enseignement : tout se passecomme si les sondés ne mesuraient pasvraiment (ou mesuraient moins) l’am-pleur des inégalités ni le niveau actueldes richesses en France. Comme si l’onn’appréciait pas l’évolution de la répar-tition de la valeur ajoutée entre revenusdu travail et revenus du capital. On notemême qu’avec la crise, « la richesse per-

Les Français et l’argent :un regard paradoxalIl y a bien des manières de parler d’argent, celle des économistes, des sta-tisticiens, des sociologues, des financiers, des politiques, des romanciers.Ici, à partir d’une enquête d’opinion, on va s’intéresser à l’imaginaire desFrançais sur cette question de la richesse. Où l’on verra que la crise pèsesur les consciences et que le regard de nos contemporains sur l’argentn’est pas sans contradiction.

çue (ou la perception de la richesse) atrès nettement baissé depuis ces der-nières années ». Autrement dit, avec lacrise, le seuil à partir duquel les Françaissituent la richesse a baissé de 20 %. En2011, pour les sondés, on était riche àpartir d’un revenu de 6 000 euros parmois ; ce seuil est tombé à 5 000 eurosquatre ans plus tard. C’est d’autant plusfrappant qu’entre 2006 et 2011, le niveaude la richesse perçue avait été en hausseconstante. Cette « régression » semble

contemporaine de l’ère Hollande. Ditautrement, on est plus « sensible » auxriches sous Sarkozy que sous Hollande.On observe ensuite que la richesse per-çue est directement corrélée au revenude la personne interrogée. « En carica-turant à peine, on peut considérer quepour les Français, le riche est en fait celuiqui gagne en gros deux à trois fois plusque lui », ajoute Gaël Sliman. Ainsi toutesles personnes gagnant autour de1 500 euros par mois situent le riche à4 500 euros ; ceux qui reçoivent moinsde 3 500 euros pensent que le richegagne 5  000  euros  ; celui qui gagne5 000 euros considère qu’on est riche à8 000 euros par mois ; etc. « Le richepour le Français, c’est son voisin plus aisé

PAR GÉRARD STREIFF

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que lui bien davantage que le vrai privi-légié vivant en quelque sorte sur uneautre planète que lui ».Autre grand enseignement de l’en-quête, « les Français, contrairement àce qu’ils pensaient il y a une douzained’années, sont convaincus que leursituation personnelle est moins bonneque celle de leurs parents », touteschoses qui nourrissent le sentiment,assez récent finalement, de déclasse-ment, de déclin, de défiance en l’ave-

nir. En 2002, 55 % des sondés étaientpersuadés vivre mieux que leursparents ; la tendance s’est inversée.

LE RICHE EST MAL PERÇUL’étude montre ensuite le regard para-doxal des Français sur la richesse : « 8sondés sur 10 pensent qu’être riche estmal perçu… mais les trois-quarts de nosconcitoyens estiment pourtant que c’estune bonne chose de vouloir être riche ».La haine du riche est de l’ordre du faitétabli. Mais un double chiffre montrebien le paradoxe français : 72 % des son-dés estiment que c’est bien de vouloirêtre riche mais 74 % ne se fixent pascomme objectif de vie de gagner de l’ar-gent et de devenir riche. L’enquête parle

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« Le riche pour le Français, c’est son voisinplus aisé que lui bien davantage que

le vrai privilégié vivant en quelque sorte sur une autre planète que lui. »

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même d’un net recul, ces dernièresannées, du désir de faire fortune. « Onenregistre aussi une plus grande diffi-culté des Français, depuis trois ans, àparler d’argent  » estime le sondeur.Majoritairement les sondés jugent qu’iln’est pas facile de parler du montant deson salaire, de son épargne ou de sesplacements financiers. L’enquête, quipense identifier « les classes moyennes »comme la catégorie de Français dispo-sant de revenus moyens supérieurs,compris entre 2 500 et 3 500 euros (?),constate que ce sont ces «  classesmoyennes » qui parlent le plus librementd’argent ; ceux qui disposeraient de reve-nus inférieurs ou de revenus supérieursauraient plus de mal à le faire.

Dernier paradoxe français mentionnépar ce travail : « Les trois quarts desFrançais (75 %) pensent que le niveaudes impôts est un facteur de départ àl’étranger… mais les deux-tiers sont oppo-sés à la suppression de l’ISF ».Ce refus de la suppression de l’ISFdemeure « remarquablement constant »depuis des années. On retiendra que laproposition de supprimer ou pas l’ISFdépend des revenus du sondé mais elleest aussi très politique : à gauche, lessondés sont 79 % à s’y opposer alors quela droite est pour la suppression à 55 %.Devenez milliardaires disait Macron aujournal Les Échos en janvier 2015 : sonidéal de vie n’est pas vraiment celui dela majorité des Français.

Évidemment, il s’agit ici d’un sondage.On connaît les limites du genre. L’enquêteelle-même n’est pas neutre, la façon deformuler les questions n’est pas ano-dine, etc. N’empêche. On retiendra quel’enfoncement dans la crise non seule-ment n’élève pas la conscience des iné-galités par exemple mais tendrait plutôtà en rabattre.

Ce pouvoir-là désarme ? Ou la régres-sion des consciences diminue-t-elle l’en-vie de changement ? Vieille question del’œuf et de la poule. n

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On soulignera aussi cette concordance,dans le temps, entre baisse du niveaude conscience et présence d’une pré-sidence socialiste. Qui nourrit l’autre ?

« L’enfoncementdans la crise non

seulement n’élèvepas la conscience

des inégalités maistendrait plutôt à en rabattre. »

36 000 MILLIARDS DE DOLLARS« Même s’ils sont de plus en plus souvent contraints de revoir à la baisseles promesses faites aux futurs retraités, les fonds de pension continuentd’accumuler des sommes colossales. Les encours des 300 plus grandsd’entre eux ont atteint le montant record de 15 400 milliards de dollars,après avoir encore progressé de 3,4 % en 2014 (et +6 % en 2013) selon uneétude de Towers Watson, réalisée avec Pension & Investments, un journalaméricain spécialisé. « Pour l’essentiel, cette hausse s’explique par les gainsréalisés sur les marchés financiers » relève Pierre Wendling, consultantsenior chez Towers Watson. Et ce n’est qu’une partie émergée de l’iceberg.Ces géants mondiaux ne représentent que 43 % de l’ensemble des capi-taux gérés par les fonds de pension dans le monde, qui ont atteint 36 000milliards de dollars. Les Américains sont de loin les plus puissants. Les États-Unis rassemblent 128 des 300 premiers fonds de retraite de la planète et37,6 % de leurs capitaux. Mais l’Europe n’est pas en reste avec 28,5 % desencours. La croissance des encours a été de 7,6 % par an entre 2009 et fin2014 contre 7,1 % en Europe ».

Anne Bodescot, Le Figaro Economie, 8 septembre 2015

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u moment où se met enplace un consensus sur laville durable, on est pris d’undoute. Cette ville verte,postcarbone, sans voiture,cette ville où l’on peut flâ-

ner, faire des rencontres, se déplacer àpied ou à vélo, faire du sport, est-ce quetout le monde pourra en profiter ? Laquestion, qui reste généralement sansréponse, suscite des propos hostiles,culpabilisateurs, voire anxiogènes.Comment peut-on critiquer la ville dura-ble alors que le monde est menacé parune catastrophe climatique ? Quid del’épuisement des énergies fossiles ? Dela pollution aux microparticules, qui tueprématurément des milliers de per-sonnes chaque année ? Comment cau-tionner l’enfer des embouteillages, leremplacement des espaces verts pardes parkings ? Le manque d’activité phy-sique des automobilistes, comparé à labelle santé des piétons et des cyclistes ?À peine remis de cette avalanche d’ar-guments (et d’autres encore), on nouspropose les solutions : la ville intelligente(le contraire de la ville stupide), hyper-connectée, la smart city [ville intelligente]dans laquelle on trouve tous les plaisirs,ainsi que les solutions pour s’y rendred’un clic de souris ou en effleurant dudoigt les dernières applis (vélib, autolib,blablacar, uber) lorsqu’il y a un déficit detransports en commun. Et pour le loge-ment, des écoquartiers tellement blin-dés et high-tech qu’il faut aller les cher-cher à l’autre bout de la ville, à moinsd’être suffisamment riche pour habiterParis centre, Lyon centre ou Lille centre.Mais dans ce cas pourquoi faire des tra-vaux d’isolation pour si peu d’argentgagné ? La ville durable… on flaire l’ar-naque, mais comment le prouver ?

Sans égalité,pas de ville durable

PRÉCIEUSES ÉTUDES DE GENRE…Des travaux réalisés sur une métropoleurbaine de 800 000 habitants (Bordeaux,mais ce pourrait être n’importe quelleautre) répondent en partie à ces ques-tions. Certains pensent que le genre estune variable secondaire, que le rapportsocial de sexe viendrait après les inégali-tés de classe, d’origine ou d’âge. Nous pen-sons que les études de genre, en faisantapparaître la domination masculine dansl’espace et les violences sociales qui endécoule pour tous, dévoilent égalementd’autres rapports sociaux inscrits dansune ville faite « par et pour les hommes »et dont le leadership revient aux hommeshétérosexuels blancs des classes supé-rieures. Ainsi l’analyse d’une enquête mon-tre que les femmes, de tous âges, sontdéfavorisées par les « bonnes pratiques »de mobilité dans la ville durable, et notam-ment l’abandon de la voiture (Bernard-Hohm et Raibaud, Les espaces publicsbordelais à l’épreuve du genre in RevueMétropolitiques 2012). Les raisons en sontaussi bien la nature des tâches qui leursont très majoritairement dévoluescomme les courses, l’accompagnementdes enfants et des personnes âgées, queleur sentiment d’insécurité dans l’espace

public (crainte de l’agression dans cer-tains quartiers ou bien la nuit). D’autresétudes réalisées en 2013 et 2014 mon-trent aussi que les femmes sont toujoursmoins nombreuses à vélo, en particulierla nuit, lorsqu’il pleut et l’abandonnentgénéralement à la naissance d’un

deuxième enfant. Les piétonnes regret-tent qu’on éteigne de bonne heure leséclairages de rue pour faire des écono-mies tandis qu’on éclaire et arrose abon-damment des stades, considérés commenécessaires à l’attractivité des métropoleset fréquentés uniquement par deshommes. Le harcèlement dans la rue etles transports en commun apparaît si peuanecdotique et tellement systématique(100 % des femmes en auraient été vic-times, selon le rapport 2015 du HCEFH)qu’on s’étonne du tabou qui entoure cesujet, pourtant central dans la mise enplace des mobilités alternatives. Dans cesconditions, la voiture, plus qu’un outil demobilité, représente un moyen de pro-tection pour affronter la nuit.Une autre enquête porte sur une opéra-tion de concertation autour des nouvellesmobilités urbaines organisée en 2012et 2013 (Yves Raibaud, la ville faite par etpour les hommes, Belin, 2013). Pendantsix mois cette démarche participativeexemplaire a réuni des centaines decitoyens, experts, élus et responsablesassociatifs : elle n’a mobilisé que 25 % defemmes, représentées par seulement10 % du temps de parole et par 0 % desexperts présents à la tribune. La faiblessedu temps de parole des femmes n’était

pas seulement due à des mécanismesd’autocensure : elles n’étaient tout sim-plement pas « prioritaires » aux yeux desprésidents de séances ; des mesuresquantitatives (temps de parole) et quali-tatives (pertinence de l’intervention) leprouvent. L’étude montre ainsi comment

PAR YVES RAIBAUD*

L’expression d’un écoféminisme critique est indispensable dans les dis-cussions actuelles sur les enjeux environnementaux et afin d’éviter que lesnouvelles pratiques de la ville durable ne soient que les nouveaux habits dela domination masculine.

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« Ainsi l’analyse d’une enquête montreque les femmes, de tous âges, sont

défavorisées par les “bonnes pratiques” de mobilité dans la ville durable, et

notamment l’abandon de la voiture »

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les préoccupations portées par des voixde femmes (concernant en particulier lesenfants, les personnes âgées ou handi-capées, la sécurité) sont ignorées, oujugées comme des « cas particuliers », etécartées de ce fait des conclusions etsynthèses des séances au profit de sujetsqui paraissent plus importants aux yeuxdes hommes : la ville créative, intelligente,postcarbone, hyperconnectée. De nom-breux aspects de la vie quotidienne desfemmes sont minorés, renvoyés à la vieprivée : comment oser dire qu’on a besoinde la voiture pour accompagner lesenfants, ou qu’on a peur de marcher dansla ville le soir lorsqu’il s’agit de l’avenir dela planète et de l’intérêt général ?

La promesse d’une ville durable tran-quille, meilleure pour la santé, récréa-tive, favorisant le vivre ensemble néces-site que chacun fasse un effort pour s’yadapter. Mais dans les faits, les nouvellespratiques qui en découlent ressemblentcomme deux gouttes d’eau à des pra-tiques d’hommes jeunes, libres d’obli-gations familiales et en bonne santé (laville durable creuse les inégalités, Journaldu CNRS, sept 2015). Dans une sociétéqui peut de moins en moins affirmer defaçon frontale l’infériorité des femmes,les nouveaux équipements et les nou-velles pratiques de la ville durable appa-raissent comme des épreuves qui trans-forment le plus grand nombre defemmes en minorité : celles qui ne sontpas sportives n’ont qu’à faire du sport,celles qui ont peur la nuit doivent fairepreuve de courage, celles qui ont troisenfants dans des écoles différentesn’ont qu’à mieux s’organiser, celles quisont trop âgées n’ont qu’à rester chezelles. La preuve que ces femmes sontune minorité est apportée par d’autresqui arrivent à concilier ces contraintes :il y a donc les bonnes citoyennes et lesmauvaises, en quoi cela serait-il la fautede la ville ?

VILLE DURABLE ET ÉCOFÉMINISMELa ville durable peut être considéréecomme consensuelle si l’on considèrel’environnement naturel comme un réel

immuable, que chacun doit protéger.Mais chaque société ne construit-ellepas ses « états de nature » pour assu-rer une répartition entre l’humain et lenon humain, le naturel et le social ? Laquestion posée en France dès lesannées 1970 par le philosophe SergeMoscovici (la nature est une construc-tion sociale) pose une hypothèse éco-logique majeure : l’humain faisant lui-même partie du milieu naturel, touteconstruction philosophique qui tentede l’en extraire pour justifier sa supério-rité sur les espèces animales, le mondevégétal et l’exploitation des ressourcesnaturelles qui en découle doit être exa-minée d’une façon critique. Cette hypo-

thèse, qui est aujourd’hui d’une brûlanteactualité, interroge (sans les révoquer)le matérialisme dialectique et le « sensde l’histoire » qui en découle dans lesphilosophies de Hegel et Marx. Elle a euaussitôt une résonance en France dansla pensée féministe. Françoised’Eaubonne, amie et biographe deSimone de Beauvoir, montre quelle inci-dence la pensée de Moscovici peut avoirsur un féminisme qui n’aurait pas seu-lement pour but d’arracher les femmesà la domination des hommes et aupatriarcat (par le refus du mariage et del’enfantement par exemple, commecondition d’une liberté semblable à celledes hommes), mais critiquerait la hié-rarchisation du vivant proposée par leshommes, dont feraient partie, par leur« naturalité » supposée, les femmes, cequi justifierait leur exploitation commeesclaves domestiques ou objets sexuels(Anne-Lise Gandon L’écoféminisme,une pensée féministe de la nature et dela société, 2009). L’hypothèse écofé-ministe de d’Eaubonne a été presqueaussitôt critiquée et caricaturée enFrance, d’autant que sa pensée trouvedes résonances avec les philosophiesNew-Age des années 1970 (SophieLouargant, De la géographie féministeà la Gender Geography, 2002) : on luireproche de défendre un féminisme« essentialiste », alors que c’est préci-sément l’inverse. La lecture ded’Eaubonne montre comment la cri-

tique du féminisme essentialiste, cul-pabilisant les fonctions maternelles parexemple, a pour effet de diviser lesfemmes, une stratégie classique de l’an-tiféminisme. À l’inverse l’écoféminisme,en particulier dans la littérature anglo-phone, peut aller jusqu’à affirmer quel’exploitation des femmes est de mêmenature que l’exploitation coloniale etl’accumulation capitaliste, et qu’elle pro-voque les mêmes conséquences : lerisque d’un désastre écologiste plané-taire. Cette perspective ontologique ale mérite de placer le féminisme, pourune fois, au niveau d’enjeux mondiali-sés. Mais il est aisé de la rapprocher d’uneautre perspective éthique et politique,celle que développent les philosophesdu care qui montrent comment le « saleboulot » des femmes est invisible et leurrôle social minoré au profit des techno-logies masculines et l’enchantementspectaculaire de leur mise en scène. En France et dans le monde, de nom-breux travaux dont ceux de notreéquipe ont montré les inégalités d’ac-cès aux villes françaises pour lesfemmes, quels que soit leur âge, leursituation familiale, leur classe socialeou leur origine. On peut légitimementcraindre que la ville durable de demainne fasse que les accentuer. La repro-duction des inégalités femmes hommesse réalise en outre sous une apparencedémocratique qui reste crédible tantque ne sont pas questionnés les pro-cessus de construction de la ville sousl’angle du genre. Pendant ce temps,comme le montrent des étudesmenées par des réseaux européens etinternationaux tels que Gender, Diversityand Urban Sustainability, Urban Women(ONU), Dynamic Cities need Women ouGenerourban la gestion quotidiennedes économies d’énergie, des déchets,de l’alimentation, de la santé continued’incomber majoritairement auxfemmes. Cela légitime d’autant plusl’expression d’un écoféminisme cri-tique, indispensable dans les discus-sions actuelles sur les enjeux environ-nementaux. L’appel mondial desfemmes pour la justice climatique,relayé par le groupe français « Genre etjustice climatique » et par la coalitionclimat vont dans ce sens en essayantd’influer sur la COP 21 (appel à lire surle site adéquations.org). Ces enjeux etces coalitions seraient bien utiles aussidans les discussions sur la transforma-tion des villes. Faute de quoi les nou-velles pratiques de la ville durable pour-raient bien n’être que les nouveauxhabits de la domination masculine. n

« En France et dans le monde, de nombreux travaux dont ceux

de notre équipe ont montré les inégalitésd’accès aux villes françaises

pour les femmes, quels que soit leur âge, leur situation familiale,

leur classe sociale ou leur origine. »

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*Yves Raibaud est géographe. Il estmaître de conférences à l’universitéde Bordeaux 3.

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ELLe communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler.

Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvementrésultent des prémisses actuellement existantes. » Karl Marx, Friedrich Engels - L’Idéologie allemande.

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n science et en philosophieles différentes positions surles problèmes fondamentauxsont très peu nombreuses,et, presque sans exception,elles se réduisent à deux pôles

opposés, le progrès dans l’approfondis-sement et la compréhension du pro-blème étant le résultat de la tension entreles deux pôles. La conception du travailn’est pas une exception. L’une des idéesest que le travail est une finalité en soi :l’homme est censé vivre pour travailleret il doit le faire car le travail est une vertuet un devoir. D’après le deuxième pointde vue, le travail est utile à la productionde biens et de services indispensablesà la vie, et une fois la subsistance assu-rée, il rend possible le loisir sans lequelil n’y a ni culture ni civilisation, ni, parconséquent, personne humaine. Ledeuxième pôle renverse la situation : leloisir et la civilisation sont la fin en soi,l’endroit où se trouve la vertu, tandis quele travail n’est que le moyen. Cette der-nière attitude est celle partagée par PaulLafargue (Le Droit à la paresse, 1880), etpar Bertrand Russell (Éloge de l’oisiveté,1932).

L’OISIVETÉ EN TANT QUE MALLafargue le rappelle : « Plus mes peuplestravailleront, moins il y aura de vices, écri-vait d’Osterode, le 5 mai 1807, Napoléon.Je suis l’autorité [...] et je serais disposéà ordonner que le dimanche, passél’heure des offices, les boutiques fus-sent ouvertes et les ouvriers rendus àleur travail. » Quiconque pense que letravail est une vertu, et même si la logique

Sans loisir, point de vie humaine

du langage usuel ne l’exige pas, aura dumal à ne pas associer son absence, c’est-à-dire l’oisiveté, le loisir, au mal. Cettecroyance est tellement ancrée, qu’il fautdu temps et chercher loin pour trouverpar exemple dans les dictionnaires etencyclopédies des acceptions appré-ciatives de ces mots. Cette observationn’a rien de superficielle, elle reflète unétat d’esprit forgé pendant des siècleset contre lequel réagissent énergique-ment Lafargue et Russell  : «  Dans lasociété capitaliste, dit Lafargue, le tra-vail est la cause de toute dégénéres-cence intellectuelle, de toute déforma-tion organique  », et Russell espérait

qu’une fois ses idées assimilées par l’au-dience, « les responsables de la YMCA[Association Chrétienne de Jeunes Gens,endroit de sa conférence] initieraientune campagne pour encourager lesjeunes hommes sages et intelligents àne rien faire », entendons : à ne rien fairequi ne contribue pas à l’épanouissementde l’humanité et à leur propre bonheur.Lafargue : « La morale capitaliste, piteuseparodie de la morale chrétienne… frapped’anathème la chair du travailleur ; elleprend pour idéal de supprimer ses joieset ses passions et de le condamner aurôle de machine délivrant du travail sanstrêve ni merci… Au premier congrès debienfaisance tenu à Bruxelles, en 1857,un des plus riches manufacturiers de

Marquette, près de Lille, M. Scrive, auxapplaudissements des membres ducongrès, racontait, avec la plus noblesatisfaction d’un devoir accompli : Nousavons introduit quelques moyens de dis-traction pour les enfants. Nous leurapprenons à chanter pendant le travail,à compter également en travaillant : celales distrait et leur fait accepter avec cou-rage ces douze heures de travail qui sontnécessaires pour leur procurer desmoyens d’existence. » – Douze heuresde travail, et quel travail ! imposées à desenfants qui n’ont pas douze ans ! – Lesmatérialistes regretteront toujours qu’iln’y ait pas un enfer pour y clouer ces

chrétiens, ces philanthropes, bourreauxde l’enfance ! » En 2015 c’est notre tourde regretter l’inexistence de cet enfercar dans les pays en développement onestime qu’il y a actuellement environdeux cent cinquante millions d’enfantsde cinq à quatorze ans qui travaillent.

ESPÈCES DE TRAVAIL Une étude plus complète de ce conceptmultivoque, si l’espace le permettait,devrait inclure une typologie. Disons icique Russell, pour simplifier, reconnaîtdeux espèces de travail : 1° la modifica-tion des éléments naturels, activité géné-ralement très désagréable et très malpayée, et 2° le fait, bien plus agréable,beaucoup mieux payé et mieux consi-

« J’ai entendu une vieille Duchesse se demander : mais pourquoi

les pauvres veulent-ils des congés ? Ils devraient travailler. »

Paul Lafargue (Le Droit à la paresse, 1880), et Bertrand Russell (Éloge de l’oi-siveté, 1932) partagent le point de vue selon lequel loisir et civilisation sontune fin en soi, l’endroit où se trouve la vertu, tandis que le travail n’est que lemoyen.

PAR MIGUEL ESPINOZA*

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déré, consistant à donner des ordres àceux qui transforment la matière. Cedernier type se dédouble sans fin : il y aceux qui conseillent les donneurs d’or-dre, et ainsi successivement. Pour mapart, il me semble indispensable d’ajou-ter au moins une troisième espèce detravail incarnée, malheureusement, partrès peu de personnes : l’inclination mar-

quée pour une activité exigeant dévoue-ment et désintéressement (art,recherche, enseignement, médecine,etc.). Pour ceux qui travaillent ainsi, leuroccupation est indistinguable de leurvie. Ces trois espèces de travail sont sidifférentes qu’il faudrait les désigner partrois noms différents. De ces quelquestypes d’activités, il suit que l’indignitédu travail vu comme une valeur et unevertu appartient à la première classe,dérivée de l’esclavage. « Travail » dérivede «  tripalium  ». Cet instrument decontrainte immobilise l’homme ou l’ani-mal, et s’agissant de l’homme, il rendpossible la torture qui sert à détermi-ner la condition de l’esclave.En effet l’idéologie du travail comme unevertu, au premier sens du terme réper-torié ici, est liée à l’idéologie de l’escla-vage. Or notre société, hautement indus-trialisée où l’esclavage existe sousd’autres appellations, ne devrait plusavoir besoin d’esclaves. La seule chosesensée et moralement correcte à recher-cher maintenant est l’organisation d’untravail en quantité moindre et mieuxrepartie. Car il y a d’une part, particuliè-rement dans les pays riches, des indus-tries et des entreprises très dévelop-pées dont l’organisation – immorale –impose, malgré leur efficacité, une pres-sion insupportable sur ceux qui y travail-lent, et, d’autre part, elle laisse sans tra-vail un grand nombre de personnes.Vers la fin de son manifeste, Lafarguereprend ce mot d’Aristote qui, dans uneépoque d’esclavage, a été capable d’ima-giner que « si chaque outil pouvait exé-cuter sans sommation, ou bien de lui-même, sa fonction propre… le chef

d’atelier n’aurait plus besoin d’aides, nile maître d’esclaves ». Et Lafargue conti-nue : « Le rêve d’Aristote est notre réa-lité. Nos machines au souffle de feu, auxmembres d’acier, infatigables, à la fécon-dité merveilleuse, inépuisable, accom -plissent docilement d’elles-mêmes leurtravail sacré ; et cependant le génie desgrands philosophes du capitalisme reste

dominé par le préjugé du salariat, le piredes esclavages. Ils ne comprennent pasencore que la machine est le rédemp-teur de l’humanité, le Dieu qui rachèteral’homme des sordidæ artes et du travailsalarié, le Dieu qui lui donnera des loisirset la liberté. »Conscient du fait que beaucoupd’hommes sont trop occupés pour êtrecivilisés, Russell est d’avis que l’on tra-vaille beaucoup trop de par le monde,« qu’à force de voir dans le travail unevertu on fait beaucoup de mal, et qu’ilimporte à présent de faire-valoir dansles pays industrialisés un point de vuecomplètement différent de celui incarnépas les dogmes traditionnels ». Les rai-sons données à l’heure actuelle de cetexcès de travail par tous ceux qui, parexemple, sont payés à l’heure, est qu’au-trement ils n’arriveraient pas à gagnersuffisamment d’argent pour vivre commeils le souhaitent. « La production ne pro-duit pas seulement un objet pour le sujet,mais un sujet pour l’objet… La produc-tion produit la consommation, le modede consommation et la tendance à laconsommation » (Marx, Introduction àla critique de l’économie politique). Unepartie de la consommation désirée est,naturellement, indispensable, mais uneautre partie est, de toute évidence,superflue. On n’a pas besoin d’une indus-trie si hypertrophiée, créatrice depseudo-besoins.

LES RACINES MYTHICO-RELIGIEUSESLa source ultime de l’idée du travailcomme vertu est mythico-religieuse :« Le Dieu Éternel dit à l’homme : c’est à

la sueur de ton visage que tu mangeraston pain, jusqu’à ce que tu retournes àla terre, d’où tu as été pris. » Au tout débutde son manifeste, tout en reconnaissantla racine mythico-religieuse de l’idée detravail comme une finalité en soi et sonexercice comme une vertu, Lafargueécrit : « M. Thiers, dans le sein de la Com -mission sur l’instruction primaire de 1849,disait : "Je veux rendre toute-puissantel’influence du clergé, parce que je comptesur lui pour propager cette bonne phi-losophie qui apprend à l’homme qu’il estici-bas pour souffrir et non cette autrephilosophie qui dit au contraire àl’homme : "Jouis"." M. Thiers formulait lamorale de la classe bourgeoise dont ilincarna l’égoïsme féroce et l’intelligenceétroite. »Depuis plusieurs siècles ce dogme a étéinculqué avec succès car les ouvriers,constate Lafargue, en sont venus à aimerle travail. L’ouvrier sert deux seigneurs :son travail, sa souffrance est le billet d’en-trée au ciel de son Dieu ; il sert aussi lebourgeois capitaliste lui permettant dejouir du loisir que celui-ci garde si jalou-sement pour lui. « Dans mon enfance,se souvient Russell, peu après que lestravailleurs des villes eurent acquis ledroit de vote, un certain nombre de joursfériés furent établis en droit, au granddam des classes supérieures. J’aientendu une vieille Duchesse se deman-der : mais pourquoi les pauvres veulent-ils des congés ? Ils devraient travailler ».Les travailleurs actuels ne vivent plus nien 1880 ni en 1930, mais tout équilibre,physique et social, est dynamique, lerésultat d’une lutte entre des forces dif-férentes et parfois opposées. Ignorezles idées et les raisonnements de pen-seurs comme Lafargue et Russell, le néo-libéral vous confondra. n

« Ignorez les idées et les raisonnementsde penseurs comme Lafargue et Russell,

le néolibéral vous confondra. »

*Miguel Espinoza est philosophe.Il est professeur honoraire de philosophie des sciences àl’université de Strasbourg.

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« L’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais ellejustifie l’invincible espoir. » Jean Jaurès

rappés d’étonnement, lesArawaks – femmes ethommes aux corps hâlés etnus – abandonnèrent leurs vil-lages pour se rendre sur lerivage, puis nagèrent jusqu’à

cet étrange et imposant navire afin demieux l’observer. Lorsque finalementChristophe Colomb et son équipage serendirent à terre [1492, N.D.L.R.], avecleurs épées et leur drôle de parler, lesArawaks s’empressèrent de les accueil-lir en leur offrant eau, nourriture et pré-sents. Colomb écrit plus tard dans sonjournal de bord : « Ils […] nous ont apportédes perroquets, des pelotes de coton,des lances et bien d’autres choses qu’ilséchangeaient contre des perles de verreet des grelots. Ils échangeaient volon-tiers tout ce qu’ils possédaient. […] Ils neportent pas d’armes et ne semblent pasles connaître car, comme je leur mon-trai une épée, ils la saisirent en toute inno-cence par la lame et se coupèrent. Ils neconnaissent pas l’acier. […] Ils feraientd’excellents domestiques. […] Avec seu-lement cinquante hommes, nous pour-rions les soumettre tous et leur faire fairetout ce que nous voulons ».Ces Arawaks des îles de l’archipel desBahamas ressemblaient fort aux indi-gènes du continent dont les observa-teurs européens ne cesseront de souli-gner le remarquable sens de l’hospitalitéet du partage, valeurs peu à l’honneur,en revanche, dans l’Europe de laRenaissance, alors dominée par la reli-gion des papes, le gouvernement desrois et la soif de richesse. […] L’informationqui intéresse Colomb au premier chef

L’histoire écrite du côté des dominés ? Puisque le choix de certains événements et l’importance qui leur est accor-dée signalent inévitablement le parti pris de l’historien, je préfère tenter dedire l’histoire de la découverte de l’Amérique du point de vue des Arawaks.

se résume à la question suivante : où estl’or ? Il avait en effet persuadé le roi et lareine d’Espagne de financer une expé-dition vers les terres situées au-delà del’Atlantique et les richesses qu’il comp-tait y trouver. […] Vouée à l’Église catho-lique, l’Espagne avait expulsé Juifs etMaures de son territoire et, comme lesautres États du monde moderne, elleconvoitait l’or, ce métal en passe de deve-nir le nouvel étalon de la richesse, plusdésirable encore que la terre elle-même,puisqu’il permettait de tout acheter. […]En retour de l’or et des épices qu’il ramè-nerait, les monarques espagnols promi-rent à Colomb 10 % des profits, le titrede gouverneur général des îles et terresfermes à découvrir, et celui, glorieux –créé pour l’occasion, d’amiral de la merOcéane. […] Au début du mois d’octo-bre 1492, trente-trois jours après quel’expédition eut quitté les îles Canaries,au large de la côte africaine, Colomb ren-contra une terre inconnue [une île de l’ar-chipel des Bahamas, N.D.L.R.]. […]À l’approche du rivage, les Européensfurent […] rejoints par les Indiens ara-waks [qui] vivaient dans des communau-tés villageoises et pratiquaient un modede culture assez raffiné du maïs, del’igname et du manioc. Ils savaient fileret tisser mais ne connaissaient pas lecheval et n’utilisaient pas d’animaux pourle labour. Bien qu’ignorant l’acier, ils por-taient néanmoins de petits bijoux en oraux oreilles.Ce détail allait avoir d’énormes consé-quences  : Colomb retint quelquesArawaks à bord de son navire et insistapour qu’ils le conduisent jusqu’à la sourcede cet or. Il navigua alors jusqu’à l’actuelleCuba, puis jusqu’à Hispaniola (Haïti etRépublique dominicaine). Là, des tracesd’or au fond des rivières et un masqueen or présenté à Christophe Colomb par

un chef local inspirèrent de folles visionsaux Européens.À Hispaniola, l’épave de la Santa Maria,échouée, fournit à Colomb de quoi édi-fier un fortin qui sera la toute premièrebase militaire européenne de l’hémi-sphère occidental. Il […] y laissa trente-neuf membres de l’expédition avec pourmission de découvrir et d’entreposer l’or.Il fit de nouveaux prisonniers indigènesqu’il embarqua à bord des deux naviresrestants. À un certain point de l’île,Christophe Colomb s’en prit à des Indiensqui refusaient de lui procurer autantd’arcs et de flèches que son équipageet lui-même en souhaitaient. Au coursdu combat, deux Indiens reçurent descoups d’épée et en moururent. La Niñaet la Pinta reprirent ensuite la mer à des-tination des Açores et de l’Espagne.Lorsque le climat se fit plus rigoureux,les Indiens captifs décédèrent les unsaprès les autres.Le rapport que Christophe Colomb fit àla cour de Madrid est parfaitement extra-vagant. […] D’après Colomb les Indiensétaient « si naïfs et si peu attachés à leursbiens que quiconque ne l’a pas vu de sesyeux ne peut le croire. Lorsque vous leurdemandez quelque chose qu’ils possè-dent, ils ne disent jamais non. Bien aucontraire, ils se proposent de le parta-ger avec tout le monde ». Pour finir, ildemandait une aide accrue de leursMajestés, en retour de quoi il leur rap-porterait de son prochain voyage « autantd’or qu’ils en auront besoin […] et autantd’esclaves qu’ils en exigeront ». […] Surla foi du rapport exalté et des promessesabusives de Christophe Colomb, laseconde expédition réunissait dix-septbâtiments et plus de douze centshommes. L’objectif en était parfaitementclair : ramener des esclaves et de l’or. LesEspagnols allèrent d’île en île dans la mer

PAR HOWARD ZINN*

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*Howard Zinn (1922-2010) est unhistorien et politologue américain. Il a été professeur au départementde science politique de l’universitéde Boston.

Extraits de : Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis,de 1492 à nos jours, Marseille, Agone,2002 (réed.), chapitre I « ChristopheColomb, les Indiens et le progrès del’humanité », pp. 5-16, publiés avecl’aimable autorisation de l’éditeur.

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des Caraïbes pour y capturer des Indiens.[…] En 1495, les Espagnols organisèrentune grande chasse à l’esclave et rassem-blèrent mille cinq cents Arawaks –hommes, femmes et enfants – qu’ils par-quèrent dans des enclos sous la surveil-lance d’hommes et de chiens. […] Maistrop d’esclaves mouraient en captivité.Aussi Colomb, désespérant de pouvoirreverser des dividendes aux promoteursde l’expédition, se sentait-il tenu d’ho-norer sa promesse de remplir d’or lescales de ses navires. Dans la provincehaïtienne de Cicao, où lui et ses hommespensaient trouver de l’or en abondance,ils obligèrent tous les individus de qua-torze ans et plus à collecter chaque tri-mestre une quantité déterminée d’or.[…] La tâche qui leur était assignée étantimpossible, tout l’or des environs se résu-mant à quelques paillettes dans le lit desruisseaux, ils s’enfuyaient régulièrement.Les Espagnols lançaient alors les chiensà leurs trousses et les exécutaient.Les Arawaks tentèrent bien de réunir unearmée pour résister mais ils avaient en

face d’eux des Espagnols à cheval et enarmure, armés de fusils et d’épées.Lorsque les Européens faisaient des pri-sonniers, ils les pendaient ou lesenvoyaient au bûcher immédiatement.Les suicides […] se multiplièrent au seinde la communauté arawak. On assassi-nait les enfants pour les soustraire auxEspagnols. Dans de telles conditions,deux années suffirent pour que meur-tres, mutilations fatales et suicides rédui-sissent de moitié la population indienne(environ deux cent cinquante mille per-sonnes) de Haïti. Lorsqu’il devint évidentque l’île ne recelait pas d’or, les Indiensfurent mis en esclavage sur de gigan-tesques propriétés, plus connues par lasuite sous le nom de encomiendas.Exploités à l’extrême, ils y mouraient parmilliers. En 1515, il ne restait plus quequinze mille Indiens et cinq cents seu-lement en 1550. Un rapport de 1650affirme que tous les Arawaks et leursdescendants ont disparu de Haïti. […]C’est ainsi qu’a commencé, il y a cinqcents ans, l’histoire de l’invasion euro-péenne des territoires indiens auxAmériques. Au commencement, donc,

étaient la conquête, l’esclavage et la mort,selon Las Casas. […] Pourtant, à en croireles manuels d’histoire fournis aux élèvesaméricains, tout commence par uneépopée héroïque – nulle mention desbains de sang – et nous célébrons encoreaujourd’hui le Columbus Day. […]Mettre l’accent sur l’héroïsme deChristophe Colomb et de ses succes-seurs en tant que navigateurs et décou-vreurs, en évoquant en passant le géno-cide qu’ils ont perpétré [comme l’ont faitnombre d’historiens, N.D.L.R.], n’est pasune nécessité technique mais un choixidéologique. Et ce choix sert – involon-tairement – à justifier ce qui a été fait.Je ne prétends pas qu’il faille, en faisantl’histoire, accuser, juger et condamnerChristophe Colomb par contumace. Ilest trop tard pour cette leçon de morale,aussi scolaire qu’inutile. Ce qu’il faut enrevanche condamner, c’est la facilitéavec laquelle on assume ces atrocitéscomme étant le prix, certes regrettablemais nécessaire, à payer pour assurer leprogrès de l’humanité : Hiroshima et le

Vietnam pour sauver la civilisation occi-dentale, Kronstadt et la Hongrie poursauver le socialisme, la proliférationnucléaire pour sauver tout le monde.Nous avons appris à fondre ces atroci-tés dans la masse des faits comme nousenfouissons dans le sol nos containersde déchets radioactifs […]Le traitement des héros (Colomb)comme celui de leurs victimes (lesArawaks), ainsi que l’acceptation tran-quille de l’idée selon laquelle la conquêteet le meurtre vont dans le sens du pro-grès humain, ne sont que des aspectsparticuliers de cette approche particu-lière de l’histoire, à travers laquelle lepassé nous est transmis exclusivementdu point de vue des gouvernants, desconquérants, des diplomates et des diri-geants. Comme si, à l’image deChristophe Colomb, ils méritaient uneadmiration universelle […].Le point de vue qui est le mien, en écri-vant cette histoire des États-Unis, estbien différent. […] L’histoire de n’importequel pays, présentée comme une his-toire de famille, dissimule les plus âpresconflits d’intérêts (qui parfois éclatent

au grand jour et sont le plus souvent répri-més) entre les conquérants et les popu-lations soumises, les maîtres et lesesclaves, les capitalistes et les travail-leurs, les dominants et les dominés, qu’ilsle soient pour des raisons de race ou desexe. Dans un monde aussi conflictuel,où victimes et bourreaux s’affrontent, ilest, comme le disait Albert Camus, dudevoir des intellectuels de ne pas se ran-ger aux côtés des bourreaux.Ainsi, puisque le choix de certains évé-nements et l’importance qui leur estaccordée signalent inévitablement leparti pris de l’historien, je préfère tenterde dire l’histoire de la découverte del’Amérique du point de vue des Arawaks,l’histoire de la Constitution du point devue des esclaves, celle d’Andrew Jacksondu point de vue des Cherokees, la guerrede Sécession par les Irlandais de NewYork, celle contre le Mexique par lesdéserteurs de l’armée de Scott, l’essorindustriel à travers le regard d’une jeunefemme des ateliers textiles de Lowell, laguerre hispano-américaine à travers celuides Cubains […]Il n’est pas dans mon propos de melamenter sur les victimes et de stigma-tiser les bourreaux. Les larmes et lacolère, lorsqu’elles ont pour objet lesévénements du passé, ne peuvent quenuire à la combativité qu’exige le pré-sent. En outre les frontières ne sont pastoujours clairement délimitées. Sur lelong terme, l’oppresseur est aussi unevictime. Sur le court terme […] les vic-times elles-mêmes, exaspérées et ins-pirées par la culture qui les opprime, seretournent contre d’autres victimes. […]Je n’entends pas inventer des victoiresau bénéfice des mouvements popu-laires. Cependant, si écrire l’histoire seréduisait à dresser la liste des échecspassés, l’historien ne serait plus que lecollaborateur d’un cycle infini de défaites.Une histoire qui se veut créative et sou-haite envisager un futur possible sanspour autant trahir le passé devrait, selonmoi, ouvrir de nouvelles possibilités enexhumant ces épisodes du passé lais-sés dans l’ombre et au cours desquels,même si ce fut trop brièvement, les indi-vidus ont su faire preuve de leur capa-cité à résister, à s’unir et parfois mêmeà l’emporter. n

« Le passé nous est transmisexclusivement du point de vue des

gouvernants, des conquérants, des diplomates et des dirigeants. Comme

si, à l’image de Christophe Colomb, ilsméritaient une admiration universelle. »

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Les territoires sont des produits sociaux et le processus de production se poursuit. Du global au local les rapportsde l’Homme à son milieu sont déterminants pour l’organisation de l’espace, murs, frontières, coopération,habiter, rapports de domination, urbanité... La compréhension des dynamiques socio-spatiales participe de laconstitution d’un savoir populaire émancipateur.

[…] S’intéresser à la mixité sociale dansles quartiers en gentrification consistedonc à poser la question du statut et dela place des classes populaires au cœurmême des grandes métropoles. C’estaussi interroger le rôle de la présencepopulaire dans une conception de la citéidéale qui, en prescrivant la mixité socialecomme condition de toute forme decohésion sociale, tend vers une visionpacifiée, équilibrée, et harmonieuse desquartiers de centre-ville. La « mixitésociale » ne se réduit toutefois pas à unhorizon d’attente : dans les quartiers cen-traux en gentrification, elle s’est impo-sée en tant que norme qui s’insinue auquotidien dans les rapports sociaux, etmet en lumière des rapports de pouvoirbien réels, parfois ouverts et assumés,parfois plus subtils et larvés, entregroupes sociaux ou entre individus. Cesrapports de pouvoir décrivent lescontours des formes de contrôle dont

La gentrification est souvent favorisée par des politiques publiques, au nomentre autres de la mixité sociale. Dans la recherche urbaine toutefois, ce typede discours fait l’objet de vives critiques.

Matthieu Giroud, comme tant d’autres, trop d’autres, est mort au Bataclan,sous des balles fascistes. C’était le 13 novembre. Grâce à lui nous disposonsen français d’un texte important de David Harvey Paris, capitale de la moder-nité (Les Prairies ordinaires, 2012). Cécile Gintrac et lui nous donnent accèsen français à des textes de géographie radicale anglophone réunis dans Villescontestées. L’œuvre de Matthieu Giroud s’inscrit dans la suite de celle degrands géographes qui ont pensé leur engagement scientifique comme unengagement citoyen, militant, humain.

les classes populaires dans les quartiersen gentrification font l’objet, mais aussià l’inverse des formes de détournementou de résistance que ces dernières par-viennent, en certaines circonstances, àmettre en œuvre.

REMETTRE LES QUARTIERSPOPULAIRES CENTRAUX AUXNORMES DES CLASSESMOYENNESLa manière dont la mixité sociale s’estimposée dans l’agenda des politiquespubliques mises en œuvre dans les quar-tiers en gentrification est loin d’être uni-voque. La diversité des cadres législatifsnationaux en matière de politiquesurbaines, les rapports de force politiques,les modalités d’implication des acteurspublics et économiques locaux, réunisou non dans le cadre de coalitions, maisaussi, les dynamiques des marchés dulogement, la temporalité, l’intensité etles formes spatiales prises localementpar les processus de gentrification sontquelques-uns des nombreux facteursqui influent sur les recours à la « mixité »dans l’action publique. […]La stratégie suivie en matière de com-munication est alors de contrôler les

références, héritées (ouvrières) oucontemporaines (immigrées), à la pré-sence des classes populaires, en les inté-grant au modèle de mixité sociale. Lediscours officiel insiste par exemple for-tement sur la continuité historique de laqualité de quartier « mixte », lui impo-sant par-là, non seulement une trajec-toire urbaine toute tracée, mais aussiune forme de mission. Dans une telleprophétie, et à l’instar de ce qu’ont puobserver Yankel Fijalkow et Marie-HélèneBacqué  à propos du quartier de laGoutte-d’Or à Paris, on assiste à une trèsforte abstraction du passé industriel etouvrier plus ou moins récent du quar-tier, qui implique non seulement uneesthétisation sélective des traces qu’ila laissées, mais surtout une extrême sim-plification des multiples formes de rela-tions sociales qui ont fait le quartierdepuis sa formation. […]

SUBIR, DÉTOURNER OU RÉSISTER ?Comment réagissent les « gentrifiés »issus des classes populaires ou de lafrange inférieure des classes moyennesface à ces formes de contrôle politiqueou social ? Rares sont en effet les cas où

PAR MATTHIEU GIROUD

Mixité, contrôle social et gentrification

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toutes les populations menacées par leprocessus de gentrification se retrou-vent en totalité évincées de leur quar-tier. Pour des auteurs comme Jean-YvesAuthier ou Jean-Pierre Lévy, la gentrifi-cation se présente « davantage commeun côtoiement de populations et demobilités différenciées, comme le pro-duit social d’un jeu complexe dans lequelsédentaires et mobiles se côtoient ».

Quel que soit le stade d’avancement duprocessus, les paysages sociaux desquartiers en gentrification restent mar-qués par ceux qui parviennent à rester,voire, parfois à revenir. Propriétaires d’unlogement acheté à un moment où le mar-ché était accessible, locataires d’un loge-ment social, locataires du marché privésouhaitant rester dans le centre au prixde conditions de logement médiocres,usagers habitués de longue date : lesleviers pour rester dans ces quartierssont multiples même s’ils apparaissentfortement marqués par des rapports dedomination.Les rares travaux empiriques qui s’inté-ressent frontalement aux gentrifiés,déplacés ou non, révèlent que le rapportqu’entretiennent les gentrifiés avec lamixité sociale comme valeur morale,

principe politique ou contingence desituations du quotidien, est loin d’êtreunivoque. Certes, les effets négatifs surles ménages les plus modestes et fra-giles des changements sociaux et dessituations de coprésences forcées por-tés par la gentrification sont avérés. Laviolence sociale et symbolique crééepar la proximité spatiale avec les classesplus aisées, le sentiment de se faire

déposséder de son quartier, de perdreses repères, de devenir invisible dansl’espace public engendrent souvent malêtre, frustration et rejet, ce qui se traduitselon les individus par du repli sur soi oupar des pratiques d’évitement, de l’in-différence, des affrontements ou desconfrontations. […]

CONCLUSIONLoin d’être consensuels, les débats surla mixité sociale dans les quartiers engentrification posent de facto la ques-tion de la place, du rôle et du devenir desclasses populaires dans les centresattractifs des villes. Sans vouloir tomberdans le jeu des oppositions trop binaires(pouvoirs publics versus habitants ; gen-trifieurs versus gentrifiés), il nous a tou-tefois paru important de rappeler que la

mixité sociale, comme référentiel d’ac-tion ou principe militant et humaniste,conduit souvent au contrôle des classespopulaires et de leurs modes d’appro-priation du quartier ; contrôle que cesdernières peuvent être amenées àcontester vigoureusement. Difficile d’ex-traire et de généraliser ce qui, dans cesformes de contrôle politique et social,relève du paradoxe non conscientisé, dubiais politico-moral, du rapport de domi-nation ou encore du pur cynisme.Cela étant, dans les quartiers en gentri-fication, comme dans d’autres quartiersde la ville, « la mixité comme principeidéologique et organisateur de la ville neconduit certainement pas à résorber lesinégalités liées aux rapports sociaux ».Ici comme ailleurs, «  la référenceconstante à la mixité freine les politiquesde redistribution ou les dénature », etdétourne des véritables mesures pou-vant être prises en faveur de la réduc-tion des inégalités sociales – commecelles qui consisteraient à un contrôlestrict des prix des loyers ou à l’obligationd’indemniser à la juste valeur du marchéles personnes menacées d’éviction. Tantque la gentrification ne sera pas conçuecomme une force ségrégative, impli-quant des échelles extrêmement finesde division sociale et des formes renou-velées d’inégal accès à la ville, il n’y a quepeu d’espoir de voir évoluer le rôleoctroyé à la mixité sociale dans les poli-tiques urbaines menées dans les quar-tiers centraux. n

Article publié en intégralité sur lesite http://www.laviedesidees.fr/

« La mixité comme principe idéologique et organisateur de la ville ne conduit

certainement pas à résorber les inégalitésliées aux rapports sociaux. »

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La culture scientifique est un enjeu de société. L’appropriation citoyenne de celle-ci participe de laconstruction du projet communiste. Chaque mois un article éclaire une question scientifique et technique. Etnous pensons avec Rabelais que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » et conscience sansscience n’est souvent qu’une impasse.

D’abord, comment s’est passée tathèse ?Elle n’est pas le fruit d’un travail exclusi-vement solitaire. Pendant mes quatreannées passées au laboratoire de bio-logie computationnelle de DavidHolcman à l’École Normale Supérieure,j’ai eu la chance de pouvoir collaboreravec des chercheurs de l’institut Curie,du Collège de France, de l’institutWeizmann en Israël, ou de l’universitéd’Oxford. Ces collaborations avec desbiologistes, mathématiciens et électro-physiologistes furent souvent le pointde départ de mes recherches en mêmetemps qu’elles en expliquent aussi lavariété. Mais si l’on cherche néanmoinsune certaine unité dans ce travail, je croisqu’elle réside dans l’examen du rôle duhasard dans le vivant, c’est-à-dire desprincipes aléatoires qui régissent et arti-culent le fonctionnement même duvivant. D’où l’utilisation de modèles etd’outils liés aux probabilités.

Des exemples concrets ?La reproduction sexuée, qui à partirdu génome de deux individus, enforme un autre à chaque fois unique.Ou encore les facteurs aléatoires demutation pouvant être liés à l’appari-tion de cancers, ou qui, à une échellede temps plus longue, marquent l’évo-lution d’une espèce.

Biologie etmathématiques

C’est également le cas au niveau molé-culaire lorsqu’un signal chimique estenvoyé, par exemple dans les synapsesqui connectent deux neurones, ouencore lorsqu’un gène produit une pro-téine à partir d’ARN messager qu’elleexprime. Mon directeur de thèse a déve-

loppé à cet effet une théorie autour dela diffusion d’une particule au sein demicrodomaines correspondant à ceuxde la biologie, et ce afin de quantifier letemps d’atteinte de cette particule surun récepteur. L’un de mes premiers pro-jets fut de généraliser cette étude dansle cas non plus d’une seule mais de plu-sieurs particules ainsi que de plusieursrécepteurs. Nous avons cherché à savoircomment, pendant la division cellulaire,une cellule fait pour s’assurer que leschromosomes soient correctementséparés au sein des deux cellules filles.En d’autres termes, nous avons pu modé-liser et étudier ce processus de contrôleà l’aide du calcul des probabilités.

Alors, ce sont des mathématiquesou de la biologie ?Lorsqu’on utilise des mathématiques« appliquées » en biologie, il faut aussitoujours garder à l’esprit que le premierbut est de tenter de répondre à desquestions de nature biologique. Parexemple, si mathématiquement il peutêtre intéressant de prouver l’existenceet l’unicité de la solution d’une équationmodélisant un phénomène biologique,cette preuve ne sera pas d’un grandsecours pour un biologiste cherchantavant tout à quantifier cette solution.Cela dit, on peut être aussi amené àdévelopper des outils mathématiqueset théoriques nouveaux à partir d’unproblème biologique. C’est ainsi qu’unepartie plus théorique de ma thèse aconsisté à analyser l’apparition d’oscil-lations dans des solutions de problèmesdits de premier temps de passage.

Cela demande une explicationÉtudions une variable dont certainescomposantes évoluent de façon aléa-toire dans le temps, par exemple le coursd’une action en finance, la longueur d’unefile d’attente ou bien le niveau d’unerivière. On peut naturellement s’intéres-ser au temps où cette variable atteintune certaine valeur pour pouvoir ensuitefaire des prédictions (savoir la probabi-lité d’observer au bout d’un certain tempsun gain précis, une surcharge de la capa-cité d’accueil ou encore une inondation).Dans mon cas, ce qui m’intéressait étaitla transition entre deux états stables del’activité électrique de certains neurones,due à des petites perturbations aléa-

L’un des membres du comité des sciences de la revue, Khanh Dao Duc, areçu le prix Gilles de Gennes décerné par l’Institut de Biologie Physico-Chimique et de la Fondation Pierre-Gilles de Gennes pour sa thèse. Nouslui avons demandé une présentation de ses travaux « pour les nuls » ou« presque nuls ».

ENTRETIEN AVEC KHANH DAO DUC*

« Il existe uneenzyme, appeléetélomérase, qui

permet d’allongerdes télomères,

donc de repousserle déclenchement

de la sénescence. »

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toires de cette activité (on dit : "au bruitsynaptique") ; il s’agit de modéliser cephénomène.

D’une part, on peut visualiser ces tran-sitions comme un problème de premiertemps de passage dans une géométrieparticulière (on peut voir cela commeun point à l’intérieur d’un cercle que l’ondéplace au hasard jusqu’à atteindre sonbord). D’autre part, en simulant cestransitions, on remarque que les valeurs

obtenues pour le temps de passageassocié présentent des oscillationsrégulières. Autrement dit, il y a une cer-taine fréquence qui détermine le tempsqu’un neurone peut passer dans un cer-tain état. Pour pouvoir analyser cettefréquence, il nous a fallu comprendre,de manière plus fine que ne le fait lathéorie classique, la décomposition dece temps de passage, précisémentparce que ce sont les conditions et lesparamètres de notre modèle qui ontamené à voir ce phénomène particu-lier d’oscillations.

Un autre exemple révélateur ?Vers la fin de ma thèse, Teresa Teixeira,directrice de recherche à l’institut Curie,et son postdoc Zhou Xu nous ont contac-tés pour une collaboration sur le vieillis-sement cellulaire et les télomères...

Je t’arrête, qu’est-ce que ces « télo-mères » et à quoi servent-ils ?Ils sont importants pour l’étude du vieil-lissement et des cancers. Situés à l’ex-trémité des chromosomes, les télomèresconstituent des régions répétitives d’ADNqui jouent le rôle d’horloge biologiquecellulaire : lorsqu’une cellule se divise,elle doit répliquer son ADN pour en pro-duire deux copies. Au cours de ce pro-cessus, un télomère ne peut être entiè-rement retranscrit et, de ce fait, salongueur diminue. Au bout d’une cer-taine longueur, une cascade de réac-tions se produit et conduit à l’arrêt de ladivision cellulaire, qu’on appelle sénes-cence. En parallèle, il existe une enzyme,appelée télomérase, qui permet d’allon-ger des télomères, donc de repousserle déclenchement de la sénescence.

Selon le nombre de divisions qu’elle effec-tue, une cellule dispose ainsi d’un tempsde vie variable, potentiellement infini(dans le cas des cellules-souches notam-ment), et qui à notre échelle déterminenotre longévité et notre vieillissement. Ila ainsi été montré qu’avec l’âge, la lon-gueur moyenne des télomères raccour-cit, tout comme le fait que les personnesavec des télomères plus longs ont ten-dance à vivre plus longtemps. D’autrepart, une longueur anormale de télo-

mères peut provoquer le développementde cancers. L’une des fonctions essen-tielles des télomères est ainsi d’éliminerle risque d’accident au cours du renou-vellement cellulaire, et il est donc impor-tant de comprendre de manière quan-titative comment la longueur d’untélomère est régulée, soumise à ces deuxfacteurs de diminution et d’allongement.

Ne suffisait-il pas de les mesurer« bêtement » ?Mener une telle étude avec des outilspurement expérimentaux n’est pas évi-dent. On observe d’une part une grandehétérogénéité dans la mesure des lon-gueurs de télomères et, de plus, on saitque c’est le plus court des télomèresd’une cellule qui peut déclencher lasénescence (il y en a à chaque chromo-some). Or mesurer directement la lon-gueur d’un tel télomère est impossible.Le problème qui nous était posé étaitalors de savoir si l’on pouvait déterminerla distribution des longueurs de télo-mères (c’est-à-dire savoir quelle est laprobabilité d’observer une longueur don-née), mais surtout connaître à partir decette distribution celle du plus court etsavoir si elle est réellement significativecomparée aux autres. Du fait de l’hété-rogénéité observée dans les longueursainsi que du besoin de caractériser leplus court, la construction d’un modèleprobabiliste qui pourrait nous donneraccès à toutes ces quantités s’imposait.

Un tel modèle était-il possible ?Au fil des discussions, nous avons aboutià un modèle assez simple et où, à chaquedivision, le télomère raccourcit de façondéterministe ou bien s’allonge de façon

*Khanh Dao Duc est post-doctoranten mathématiques à l’université dePennsylvanie, à Philadelphie (États-Unis).

Propos recueillis par Fabien Ferri etFabien Lenoir.

aléatoire, et le choix entre raccourcis-sement et allongement se fait avec unecertaine probabilité pour l’un et l’autre.Tous les paramètres de ce modèle pou-vant être estimés par des données expé-rimentales, il ne restait plus alors qu’àintroduire ces paramètres et les équa-tions du modèle dans un code permet-tant à l’ordinateur de simuler la dyna-mique des longueurs un grand nombrede fois.

Ce modèle est-il fidèle à la réalité ?Malgré la simplicité du modèle, les résul-tats obtenus furent étonnamment bonset vérifièrent les données connues surla longueur tout comme les dynamiquesobservées en moyenne. Et surtout, nousavons alors pu saisir comment, en chan-geant certains paramètres, on pouvaitmodifier la distribution des télomères :c’est important en théorie, si l’on veutsavoir comment corriger une longueuranormale. Nous avons pu aussi montrerque le plus court télomère était nette-ment plus court que les autres, un faitconfirmé expérimentalement plus tardde façon indirecte. Mais comme je l’aiévoqué précédemment, l’histoire ne s’ar-rête pas encore là. Au-delà des simula-tions, nous avons décidé de savoir s’ilétait possible de déterminer la loi mathé-matique générale de distribution d’untélomère. Par une étude générique, nousavons établi que cette loi correspondaità une légère modification d’une loi clas-sique que l’on appelle en probabilitésune « loi gamma ». À partir de ce résul-tat, l’étude du plus court télomère nousa conduits au résultat général suivant :supposons que l’on tire des mesuresindépendantes suivant une loi de pro-babilité donnée et que l’on fasse tendrela taille de cet échantillon vers l’infini,alors le rapport entre la plus courte et laseconde plus courte de ces mesuressera de 1/2.

Pour conclureIl subsiste encore de nombreuses ques-tions ouvertes pour tous ces genres deproblèmes. Mais au-delà de ce champ àexplorer, j’espère surtout que mon tra-vail montre que, dans la compréhensiondes mécanismes du vivant et la scienceen général, l’interdisciplinarité a un rôlefondamental à jouer, moteur de rencon-tres et d’expériences enrichissantes. n

« Dans la compréhension desmécanismes du vivant et la science en

général, l’interdisciplinarité a un rôlefondamental à jouer, moteur de rencontres

et d’expériences enrichissantes. »

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PAR GÉRARD STREIFFSO

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COP21 : késako ?Cet automne, lors d’un sondage Odoxa (pour iTélé) sur laCOP21, plus de la moitié des Français (52 %) avouait ne passavoir de quoi il s’agissait. Les 18/24 ans étaient les plus nom-breux (59 %) à ignorer le sens du sigle ; mais c’était le cas ausside la majorité des proches d’EELV (54 %).Le sigle COP21 demeurait donc, après des mois de colloques,de symposiums, de conférences et d’émissions tous azimuts,largement incompréhensible pour le grand public. Certes onpeut penser qu’à mesure qu’on s’est approché de l’événe-ment lui-même, l’opinion s’est un peu mieux familiarisée aveccette abréviation. N’empêche. Ce parler techno, cette « com »arrogante qui se généralise sans vergogne sur à peu près tousles sujets et s’adresse d’abord aux technos, sont de nouveaux

exemples de la crise du politique, d’une langue politique quine vise que les seuls initiés.En revanche, quand on les interroge plus simplement sur laquestion climatique, les sondés se montrent assez motivés.30 % se disent concernés contre 18 %. Reste que l’enjeu de laconférence mondiale de décembre demeure pour beaucoupabscons. Une fois informés par les sondeurs sur la significa-tion du sigle, 60 % des personnes interrogées ne croient pasau succès de cette conférence, 39 % se montrent optimistes.Ici le clivage gauche/droite est important. Le scepticisme surce type de réunion au sommet, notamment sur des questionsenvironnementales, est plus fort à droite (65 % de pessimistes)qu’à gauche (54 % d’optimistes). n

ENSEMBLE :OUI 39 %

NON 60 %

GAUCHE :OUI 54 %

NON 46 %

DROITE :OUI 34 %

NON 65 %

VOUS SENTEZ-VOUS CONCERNÉS PAR LA COP21 ?

La COP21 est un sommet sur le réchauffement climatique qui se déroulera à Paris à la fin de l’année. Selon vous, ce sommet peut-il être un succès ?

Oui

30 %

Non

18 %Je ne sais pas ce qu’est la COP21 :

52 %

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PAR MICHAËL ORAND

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L’INSEE distingue principalement trois grandes catégories enmatière de patrimoine. Le patrimoine immobilier d’une part(y compris les résidences principales), le patrimoine finan-cier d’autre part (livrets d’épargne,assurances vie, actions, etc.) et enfinle patrimoine professionnel (parexemple des parts dans une entre-prise ou des propriétés exploitées àdes fins professionnelles – terres ouimmobilier).

En 2015, 58,9 % des ménages françaispossèdent une résidence principale,et 18,0 % possèdent au moins un autrelogement. Au total, ce sont 62,7 % desménages qui possèdent ainsi du patri-moine immobilier. L’âge semble jouerun rôle majeur dans l’acquisition dece type de patrimoine. En effet, moinsde 20 % des moins de 30 ans possè-dent du patrimoine immobilier, alorsque c’est le cas de plus de la moitiédes 30 à 49 ans. Les ouvriers et lesemployés non qualifiés sont par ail-leurs sensiblement moins nombreuxà posséder ce type de patrimoine quele reste des ménages. La part deménages propriétaires a fortementaugmenté au cours des vingt dernières années, puisqu’en 1998,seulement 53,3 % des ménages possédaient leur résidenceprincipale, soit une croissance de plus de 12 %.Le patrimoine financier est plus largement réparti au sein de

la population, puisque 90,3 % des ménages déclarent possé-der du patrimoine financier en 2015. Les produits les plus cou-ramment détenus restent les livrets d’épargne, en particulier

les livrets A et les livrets de développementdurable (ex-CODEVI) : plus des trois quartsdes ménages possèdent un livret de cetype. Les assurances vie et l’épargne retraiteont connu une forte croissance depuis1998, concernant désormais près d’unménage sur deux. Depuis 2010, ces deuxproduits sont plus présents dans le patri-moine des Français que les plans etcomptes épargne-logement, détenus parun ménage français sur trois. Enfin, 16,5 %des ménages possèdent des valeurs mobi-lières, telles que des actions, des obliga-tions, ou des parts dans des fonds de pla-cement. Ce type de placement a fortementperdu en importance, avec une baisse de22 % de la part de ménages concernéedepuis 1998.

Enfin, le patrimoine professionnel concerneessentiellement des indépendants, en acti-vité ou bien retirés des affaires. Ainsi, parmiles ménages où aucun des conjoints n’estindépendant, seulement 6,6 % possèdentun patrimoine professionnel, celui-ci étant

la plupart du temps des terres non exploitées. Cette partatteint en revanche 73,7 % dans les ménages comptant unindépendant en activité et 31,1 % dans les ménages comptantun indépendant retiré des affaires. n

90 % des Français possèdentun patrimoine financier

« La part de ménages

propriétaires afortement augmenté

au cours des vingtdernières années,

puisqu’en 1998,seulement 53,3 %

des ménagespossédaient leur

résidence principale,soit une croissance

de plus de 12 %. »

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L’enfant n’est pas un citoyen comme les autres ; sa citoyenneté n’est pasen acte, mais en puissance.

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PAR CLÉMENTINE BEAUVAIS*

Lire, rendre compte et critiquer, pour dialoguer avec les penseurs d’hier et d’aujourd’hui, faireconnaître leurs idées et construire, dans la confrontation avec d’autres, les analyses et le projetdes communistes.

La littérature jeunesseengagée, entreprescription et espoir

« Il ne suffit pas d’accorder à l’écrivain la liberté de toutdire : il faut qu’il écrive pour un public qui ait la libertéde tout changer ». Ce mot d’ordre de Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? (1948, p. 163), véritable manifestede la littérature engagée, s’applique àpremière vue très mal à la littératurepour enfants et pour adolescents. Ilfaudrait déjà, pourrait-on répondre,que l’écrivain pour la jeunesse ait laliberté de tout dire ; il est évident quece n’est pas le cas, car ce genre de textesreste (auto)-censuré. Il faudrait ensuite,pourrait-on ajouter, que son public aitla liberté de tout changer. Or enfantset adolescents sont légalement, éco-nomiquement, politiquement, voirephysiquement et psychiquementdépendants des adultes, qui structu-rent leurs existences et leur imposentleurs valeurs. Tout changer ? Ils ont déjà du mal à faireaccepter à leurs parents de retarder de vingt minutesl’heure du couvre-feu…

TOUT LIVRE EST PORTÉ PAR UNE IDÉOLOGIEIl est pourtant indéniable qu’un grand nombre d’adultes– auteurs, illustrateurs, éditeurs, etc. – pensent qu’il estutile d’adresser à ce public des réflexions d’ordre poli-tique. De là à en faire une littérature politiquement enga-gée, au même titre que le grand roman « à thèse » dumilieu du XXe siècle ? Il me semble que c’est bien le cas.Un livre pour enfants engagés, selon ma définition (trèslarge), est un livre s’adressant principalement à un publicjeune, et qui exprime de manière active une idéologiedont les ramifications sociales ou politiques sont, sinonclairement montrées, du moins esquissées. Tout livre –jeunesse ou autre – est porté par une idéologie ; généra-

lement, celle-ci est passive, intégrée au tissu du récit,non questionnée. Dans certains cas, elle est mise enlumière (par des stratégies linguistiques, narratives ouliées aux personnages, entre autres), et offre une réflexion

quant à la possibilité d’un programmepolitique ou sociétal qui la refléterait.Ces livres-là peuvent être pensés commepolitiquement engagés, même si leuridentification est souvent sujette à débat.Les livres jeunesse qui correspondent àcette définition ne sont pas une majorité,mais ils sont nombreux. Mon propre tra-vail de thèse, sans souci d’exhaustivité,en recensait plus de 200 en se limitantaux albums jeunesse publiés depuis l’an2000. La France est particulièrement bienservie, car on y trouve de nombreusesmaisons d’édition dont l’une ou plusieursdes lignes éditoriales sont entièrement

vouées à l’engagement politique : Rue du Monde, TalentsHauts, La ville brûle en sont de bons exemples. De grossesmaisons d’édition ont aussi lancé des collections spéci-fiques, tels que « Ceux qui ont dit non », chez Actes SudJunior. L’engagement politique, surtout à gauche, n’estdonc pas un gros mot dans l’édition jeunesse française,même dans les prestigieuses maisons d’édition d’esthé-tique et de valeurs assez bourgeoises : le 40e anniversairede Mai 1968 a été l’occasion d’un album à L’école des loi-sirs par Yvan Pommaux et Pascale Bouchié, Véro en mai(chez Rue du Monde, on a célébré l’événement avec Tousen grève ! Tous en rêve ! d’Alain Serres et Pef).

UNE GRANDE DIVERSITÉ DE LA LITTÉRATUREENGAGÉE POUR ENFANTSLa littérature engagée pour enfants est extrêmementdiverse dans ses genres, formats et styles. On y trouve

« L’engagementpolitique, surtout

à gauche, n’estdonc pas un gros

mot dans l’éditionjeunesse

française. »

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des fables animalières qui ne rougiraient pas d’être com-parés à La ferme des animaux d’Orwell, comme le best-seller américain Clic, Clac, Meuh ! de Betsy Lewin et DorinCronin, où des vaches insatisfaites de leur traitement parle fermier décident de faire grève et font part de leursrevendications par l’entremise d’une machine à écrire ;ou encore La grève des moutons deJean-François Dumont, qui explorepareillement les relations de produc-tion au sein d’une ferme ; ou, prônantla tolérance, l’album Un mouton aupays des cochons d’Alice Brière-Haquetet Pénélope Paicheler, où une famillede moutons buvant du thé à la menthefait face à la méfiance d’un pays deporcelets très roses. On trouve des dys-topies sombres et glauques, particu-lièrement en littérature adolescente.On trouve des récits de vie, vibrantsde réalisme, historiques ou contem-porains : le best-seller d’AnneliseHeurtier Sweet Sixteen décrit les cahots de la déségréga-tion scolaire en Arkansas ; son dernier en date, Refuges,présente les histoires entrelacées de réfugiés érythréensà Lampedusa. Ce ne sont pas tous des livres sombres,loin de là : l’exquis Petit ChaPUBron Rouge d’Alain Serres(illustré par un talentueux collectif) montre avec drôle-rie l’intrusion de la publicité dans toutes les productionsculturelles qui nous entourent. Mais le ton, il faut l’ad-mettre, est plus souvent sérieux, même pour les tout-petits. La voix d’Alice Brière-Haquet et d’OlivierPhilipponneau se fait grave, par exemple, dans Le pein-tre des drapeaux, conte sur la guerre qui refuse aux petitslecteurs le happy end dont ils ont l’habitude.

UNE LITTÉRATURE ENGAGEANTEQue sont censés faire les enfants de ces textes engagés ?Dans la perspective sartrienne, la littérature engagéeimplique un autre critère que la liberté : la responsabi-lité. On écrit pour prendre à deux – auteur, lecteur – « la

responsabilité de l’univers » (69) ; et on le fait librementet en connaissance de cause. La littérature engagée estune littérature engageante : elle doit durablement affec-ter le lecteur dans son projet, dans son comportementet dans ses actions. Or, un tel engagement peut paraîtretroublant quand son destinataire – oserait-on dire, savictime ? – est un enfant. Une littérature qui interpelle etqui choque, c’est peut-être une littérature qui manipuleet qui propagandise. Ce qui est engagé pour certains estdonc prosélyte pour d’autres – particulièrement dans lechamp ultra-surveillé de la littérature jeunesse. On sesouvient (non sans un ricanement) de Jean-FrançoisCopé vilipendant l’album Tous à poil ! (Claire Danek &Marc Faniau) qu’il accusait de promouvoir, pour des rai-sons assez nébuleuses, la désormais notoire « théorie dugenre ». Mais on rit plus jaune, du moins quand on estde gauche, en parcourant l’album américain Help ! Mom !There are Liberals Under my Bed (Au secours ! Maman !Il y a des Libéraux sous mon lit, de Katharine De Brecht),la triste histoire d’un jeune garçon qui, vendant de lalimonade, se fait harceler par des Démocrates désireuxde taxer son capital. Récemment, une polémique s’estdéclarée en France autour d’un livre documentaire pouradolescentes publié par Fleurus, accusé de promouvoirla méfiance face à l’avortement, et de considérer le désirhomosexuel féminin comme un caprice d’ado.

UN ESPOIR DANS LES GÉNÉRATIONS FUTURESBien sûr, on peut toujours se dire que seuls les livres pourenfants penchant vers le marxisme, le féminisme, le mul-ticulturalisme, sont de véritables livres engagés, et quetout livre conservateur n’est qu’un pamphlet réaction-naire ; que les uns ouvrent des espaces de réflexion là oùd’autres les ferment ; mais ce n’est pas si simple, et commeà la chasse à la galinette cendrée, il peut être assez

ubuesque de vouloir articuler la diffé-rence entre un « bon » et un « mauvais »livre engagé. Pour moi, tous ces livrestémoignent à leur manière du pouvoirsymbolique de l’enfant comme enjeusocial, éthique et politique. L’enfant n’estpas un citoyen comme les autres ; sacitoyenneté n’est pas en acte, mais enpuissance ; son avenir, aux contoursencore indéterminés, semble à l’adultevertigineusement ouvert. Ce n’est pas,comme Sartre, à un public (déjà) libre et(déjà) responsable que l’auteur engagés’adresse quand il écrit pour les enfants.C’est au contraire à une liberté et à une

responsabilité d’autant plus séduisante qu’elle a encoredu temps pour se former. La littérature engagée pour lajeunesse est une forme d’engagement politique à retar-dement – pleinement existentiel en cela qu’il impliquedes effets au-delà de la vie même de l’adulte. C’est uneforme de grande confiance, et aussi un bond dans l’in-connu, que d’écrire des livres pour enfants politique-ment engagés. Au-delà des conflits de clocher, il faut voirdans cette pile de livres activement idéologiques un refletde tout l’espoir que l’humanité continue de placer dansles générations futures, peut-être maladroitement, maissans cynisme. n

*Clémentine Beauvais est docteur en éducation(littérature jeunesse/ philosophie de l’enfance). Elle estchercheuse à Homerton College, université de Cambridge.

« L’enfant n’estpas un citoyen

comme lesautres ; sa

citoyenneté n’estpas en acte, mais

en puissance. »

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L’écologie, combien de divisions ? Éditions du Croquant. Espaces Marx, 2015

FABRICE FLIPO,CHRISTIANPILICHOVSKI

PAR LUC FOULQUIER

La lecture de ce livre estintéressante à plus d’untitre. Il donne beaucoupd’informations sur dessujets aussi importantsque les enjeux de l’usagede la terre, l’agriculture,l’habitat, les notions deproduction, de précaritéet d’enrichissement. Ce

sont des constats très utiles. Les réflexions sur le projetéconomique participent d’une volonté d’ouverture audébat.Le document proposé par le PCF La France en communva dans ce sens.Le rappel fréquent de la justesse des positions de Marxremet les choses à leur place avec cette caricature de Marxproductiviste affichée comme une évidence. On peutregretter le manque de référence au livre de John BellamyFoster Marx écologiste. Les auteurs et Corinne Morel-Darleux reprennent à juste titre la polémique avec DavidRicardo comme l’a fait Gérard Le Puill dans un récentouvrage sur l’écologie et l’économie. On est bien dans unevision dialectique du capital qui exploite l’homme et lanature.Au bilan ce qui est écrit contient beaucoup de points d’ac-cords dans « la gauche antilibérale ». Mais le titre ne cor-respond pas au texte. De quelle écologie parle-t-on ? Del’écologie scientifique ? De l’écologisme ? De la positiond’EELV ? Des « décroissants » ? Sans oublier de prendre encompte « l’écologie libérale et l’économie verte ». Il fautclarifier.On ne peut que regretter le silence sur les travaux d’éco-logistes scientifiques, par exemple le récent ouvrage deFrançois Ramade, Un monde sans famine, sur 172 réfé-rences aucune ne concerne les travaux du PCF (en parti-culier dans Progressistes) ou les livres de Paul Sindic,André Chassaigne, Robert Charlionnet et Luc Foulquier,Xavier Compain, Louise Gaxie et Alain Obadia, etc. Cet« oubli » signifie-t-il que certains seraient hors débat ? Aulieu de poser la question « combien de divisions ? », nefaut-il pas poser celle de « combien de points communs ? ».L’ouvrage permet aussi de réfléchir plus avant et de manièreconstructive aux points de désaccords.Sur le « mix éner-gétique » par exemple, le désaccord est clair, mais il fautargumenter et ne pas confondre énergie, électricité ou neparler que des scénarios de « Négawatt », de l’ADEME etd’en oublier plusieurs autres dont « Négatep » ! À proposdu climat, la bataille tourne autour de la baisse de pro-duction de CO2 avec une production énergétique décar-bonée et dans un grand service public qui assure demanière égalitaire la réponse aux besoins. Ce qui n’est pasexclusivement un débat sur l’électricité. L’Allemagne estbien un pays capitaliste dont le bilan de la pollution atmo-sphérique est un des plus mauvais d’Europe, dû à son mixénergétique.Dans tous les domaines, on est effectivement « dans lalutte des classes du XXIe siècle ». Il est possible de réindus-trialiser sans polluer, de protéger la nature et nos réserves,tout en répondant aux besoins de l’humanité, de revoir la

La Sécurité sociale solidaire Fondation Gabriel Péri, juillet 2015

PAR QUENTIN CORZANI

Dans le contexte actuel deremise en cause systématiquedes dispositifs qui organisentla solidarité en France, cettenote de la Fondation GabrielPéri offre un outil précieux decompréhension, d’analyses etde propositions sur la Sécuritésociale. Les auteurs s’atta-chent d’abord à réaliser unbref rappel historique de l’édi-

fication de cet acquis social majeur. Dès mai 1944, entemps de guerre, il est inscrit dans le programme du CNRqui proposait « un plan complet de Sécurité sociale visantà assurer à tous les citoyens les moyens d’existence dansles cas où ils sont incapables de se les procurer par le tra-vail, avec gestion appartenant aux représentants des inté-ressés et de l’État. » Un triple objectif est poursuivi. LaSécurité sociale est conçue comme un système de pro-tection sociale universel qui couvre tous les citoyens. Lerégime général couvre tous les risques sociaux : la mala-die, la vieillesse, le chômage etc. Enfin, la Sécurité socialerepose sur l’unicité de gestion, une caisse unique pourtous les risques qui éclatera en quatre caisses autonomesen 1967. L’originalité du système français se trouve dansson mode de financement fondé sur le travail et la pro-duction de richesses. C’est donc un double principe desolidarité : « je cotise selon mes moyens et je reçois selonmes besoins ». C’est dans cette perspective des objectifsinitiaux et de principes solidaires que sont décryptés lesdifférentes réformes gouvernementales et attaques libé-rales. Le déficit de la « Sécu » serait dû à un excès dedépenses de la part des Français ? Faux, les politiques deréduction des dépenses des gouvernements n’ont paspermis la réduction du déficit sur les vingt dernièresannées. Ce qui amène les auteurs à conclure que le pro-blème se situe mécaniquement du côté des recettes. Sanssurprise quand on apprend que le patronat a été exo-néré de 376,3 milliards de cotisations sociales pris encharge à 93 % par l’État. La Sécurité sociale constitue unpoids économique qui alourdit la dette publique ? Faux,pendant que les fonds de pensions privés voyaient s’éva-porer 5 400 milliards de dollars lors de la crise de 2008,avec pour conséquence une baisse drastique des niveauxde retraites pour des millions personnes âgées, la Sécuritésociale a eu un effet protecteur contre la crise. Cesquelques exemples illustrent bien l’efficacité de l’argu-mentation contre les lieux communs médiatiques sur laSécurité sociale. Enfin, ces éléments critiques n’empê-chent pas les auteurs d’être force de propositions.Concrètement, ils avancent le retour à un rembourse-ment des soins proche de 80 % avec l’objectif final de100 % pour les plus jeunes. Ils inscrivent leurs proposi-tions dans une remise en cause globale du système éco-nomique en priorisant la prévention des risques plutôtque la réparation. Prévenir les risques c’est notammentagir sur les conditions de travail, de logements et plusglobalement de vie des individus. L’enjeu de la Sécuritésociale est celui du choix de société, d’une société soli-daire qui protège les citoyens des risques et des aléas nonmaîtrisables de la vie pour « En finir avec les angoissesdu lendemain… » disait Ambroise Croizat. n

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façon de produire et de consommer, de ne pas opposerou hiérarchiser les luttes dans et hors des entreprises, dene pas risquer d’opposer les « pauvres » et les « classesmoyennes ». La menace de « séparation » des luttes éco-logiques et sociales peut diviser au lieu de rassembler.C’est dans la recherche de la bonne méthode de lutte etd’élaboration d’un projet qui ne gomme pas les différencescomme le proposent les auteurs que nous nous opposonsavec efficacité au capitalisme pour « bien vivre ». Amplifionsun débat constructif. n

La non-violence, une histoiredémystifiée

Delga, 2014

DOMENICO LOSURDO

PAR FLORIAN GULLI

Domenico Losurdo sepropose d’écrire l’histoirede la tradition de la « non-violence ». Pourquoi choi-sir un tel objet ? La réfé-rence à la non-violenceoccupe une place de choixdans l’idéologie domi-nante aujourd’hui. Pourdeux raisons. D’une part,

la promotion d’une tradition non-violente permet decondamner la tradition socialiste et communiste quiaurait fait le choix coupable de la violence. D’autre part,la non-violence, qui a d’abord été historiquement unmoyen de lutte contre l’oppression raciale et colonialeexercée par l’Occident, est devenue aujourd’hui l’occa-sion de célébrer la puissance étasunienne, nouvelleconscience morale de l’humanité, et de discréditer lespays qui refusent son hégémonie. Les « Gandhi » contem-porains, ceux que les média américains nomment ainsi,par exemple le Dalaï Lama et le Géorgien Saakachvili,sont ceux qui combattent les intérêts chinois ou russes,c’est-à-dire ceux qui intègrent le « grand jeu » américain.Il n’est pas question pour autant de rejeter cette tradi-tion à cause de son instrumentalisation présente.D’ailleurs, Losurdo souligne la contribution du mouve-ment communiste à cette histoire. Ce dernier a œuvré àla « réglementation du conflit social » en condamnantpar exemple le recours au « terrorisme économique »(assassinat de patrons, pose de bombes, incendies, etc.)qui fait toujours le jeu, finalement, de la bourgeoisie quiy voit l’occasion rêvée de pouvoir dissoudre les organi-sations ouvrières. Non pas rejet, donc, mais examen critique des victoires,des dilemmes et des impasses de ce mouvement guidépar l’idéal de non-violence. L’épreuve de la SecondeGuerre mondiale par exemple met en lumière les limitesde la doctrine de Gandhi. Le refus – abstrait – de touteforme de violence conduit le leader indien à mettre surle même plan Churchill et Hitler, tous deux coupablesde violence. Face au danger d’une invasion nazie del’Angleterre, il demande aux Anglais d’abandonner lesarmes. Aux Juifs persécutés, même conseil : se tenir prêtau sacrifice volontaire, car jamais la violence ne peut êtreacceptable.Cette analyse critique est l’occasion de définir une « non-violence réaliste » qui accepte le « caractère incontour-nable de la violence » dans le monde mais qui travaille

à sa réduction, qui cherche à établir des hiérarchies entreses formes (la violence de Churchill en Inde n’est pas dumême ordre que celle de Hitler dans l’est de l’Europe).Aujourd’hui, l’objectif d’un mouvement non-violent,réellement émancipateur, est d’œuvrer à la démocrati-sation des relations internationales en s’opposant à toutesles tentatives d’interventionnisme guerrier au nom dela démocratie. En s’opposant donc, dans la mesure dupossible, à l’installation de nouvelles bases, au déploie-ment de flottes de guerre, qui doivent être considéréescomme autant d’actes de violence. n

Palestine-France.Quand les jeunes résistent

Le Temps des Cerises,2015

SALAH HAMOURI,NORDINE IDIR

PAR VICTOR LABY

Tout au long de ce dialogue,Nordine Idir (secrétairenational des jeunes com-munistes) et Salah Hamouri(jeune Franco-palestinieninjustement emprisonné

par Israël pendant près de huit ans) échangent sur la situa-tion actuelle de la Palestine. Ils font un vaste tour d’hori-zon des problèmes concrets que rencontre un peupleconfronté à la colonisation : l’apartheid, les conditions dedétention des prisonniers politiques palestiniens dans lesgeôles d’Israël, le racisme… Mais ils évoquent aussi lacomplexité du spectre politique palestinien comme israé-lien et les débats qui traversent ces deux sociétés.Au-delà du terrible constat, ce livre est porteur d’espoir.Il est le témoignage de la lutte acharnée d’innombra -bles jeunes qui, bien que vivant à des milliers de kilomè-tres des territoires occupés, ont ressenti la nécessité dese mobiliser contre l’injustice, la spoliation etl’apartheid que subit depuis plus d’un demi-siècle le peu-ple palestinien.Quand on leur parle des campagnes de soutien, les deuxauteurs sont unanimes : Salah Hamouri fait remarquerque « depuis quelques années, le mouvement de solida-rité a repris de la force ». Pour Nordine Idir c’est en grandepartie dû à la nouvelle génération qui est « plus comba-tive et qui n’hésite pas à organiser des actions fortes ».Avec ce livre, ils lancent ensemble un appel à multiplierles actions de soutien, mais aussi à peser sur le gouver-nement français (qui est le huitième client de Tel-Aviv)afin qu’il désinvestisse massivement tant que l’occupa-tion des territoires palestiniens continue. « Quand lesjeunes résistent » est aussi la rétrospective d’une victoireforte de symboles : celle de la libération d’un prisonnierpolitique palestinien victime de l’arbitraire d’Israël et deses lois. Le livre est enrichi par des documents retraçantla bataille des jeunes communistes pour la libération deSalah Hamouri et de cartes pour mieux comprendre lasituation que subit la Palestine. Un dialogue passionnantqui poursuit un objectif simple : qu’un jour les peuplesdu Proche-Orient puissent accéder à une paix juste etdurable. n

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On présente souvent la pensée de Marx et Engels comme très critique à l’égard des insti-tutions de la démocratie représentative en général et du suffrage universel en particulier.En tant que révolutionnaires, ils n’y auraient vu qu’illusion et tromperie du peuple et auraientété en toutes circonstances partisans d’une prise de pouvoir par les armes. N’est-ce pasaller un peu vite en besogne ? La classe ouvrière n’a-t-elle vraiment aucun avantage à tirerde l’extension du suffrage pour laquelle elle avait pourtant combattu ? Pour Engels, le suf-frage universel est un instrument d’émancipation, il le décrit même un peu plus haut dansl’Introduction comme une « arme des plus acérées ».D

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Le projet communiste de demain ne saurait se passer des élaborations théoriques que Marx et d’autres avec luinous ont transmises. Sans dogme mais de manière constructive, La Revue du projet propose des éclairagescontemporains sur ces textes en en présentant l’histoire et l’actualité.

Suffrage universel et révolution

Si le suffrage universel n’avait donné d’autre

bénéfice que de nous permettre de nous comp-

ter tous les trois ans, que d’accroître par la mon-

tée régulièrement constatée, extrêmement

rapide du nombre des voix, la certitude de la

victoire chez les ouvriers, dans la même mesure

que l’effroi chez les adversaires, et de devenir

ainsi notre meilleur moyen de propagande ;

que de nous renseigner exactement sur notre

propre force ainsi que sur celle de tous les par-

tis adverses et de nous fournir ainsi pour pro-

portionner notre action un critère supérieur à

tout autre, nous préservant aussi bien d’une

pusillanimité inopportune que d’une folle har-

diesse tout aussi déplacée – si c’était le seul

bénéfice que nous ayons tiré du droit de suf-

frage, ce serait déjà plus que suffisant. Mais il

a encore fait bien davantage. Avec l’agitation

électorale, il nous a fourni un moyen qui n’a

pas son égal pour entrer en contact avec les

masses populaires là où elles sont encore loin

de nous, pour contraindre tous les partis à

défendre devant tout le peuple leurs opinions

et leurs actions face à nos attaques : et, en outre,

il a ouvert à nos représentants au Reichstag1

une tribune du haut de laquelle ils ont pu par-

ler à leurs adversaires au Parlement ainsi qu’aux

masses au dehors, avec une tout autre autorité

et une tout autre liberté que dans la presse et

dans les réunions. À quoi servait au gouverne-

ment et à la bourgeoisie leur loi contre les socia-

listes2 si l’agitation électorale et les discours

des socialistes au Reichstag la battaient conti-

nuellement en brèche.

Mais en utilisant ainsi efficacement le suffrage

universel le prolétariat avait mis en œuvre une

méthode de lutte toute nouvelle et elle se déve-

loppa rapidement. On trouva que les institu-

tions d’État où s’organise la domination de la

bourgeoisie fournissent encore des possibili-

tés d’utilisation nouvelles qui permettent à la

classe ouvrière de combattre ces mêmes ins-

titutions d’État. On participa aux élections aux

différentes Diètes3, aux conseils municipaux,

aux conseils de prud’hommes, on disputa à la

bourgeoisie chaque poste dont une partie suf-

fisante du prolétariat participait à la désigna-

tion du titulaire. Et c’est ainsi que la bourgeoi-

sie et le gouvernement en arrivèrent à avoir

plus peur de l’action légale que de l’action illé-

gale du Parti ouvrier, des succès des élections

que de ceux de la rébellion.

Car, là aussi, les conditions de la lutte s’étaient

sérieusement transformées. La rébellion d’an-

cien style, le combat sur les barricades, qui,

jusqu’à 1848, avait partout été décisif, était

considérablement dépassé.

Friedrich Engels, Introduction

aux Luttes de classes en France (1895),

Éditions sociales, Paris

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chaque poste de pouvoir accessibleau moyen de l’élection : dans lesconseils municipaux, dans les conseilsdes prud’hommes, dans toutes lesassemblées. Les revendications enfaveur de l’extension du suffrage,exprimées dès le Manifeste, dépas-saient l’exigence d’obtenir le droit devote. Il s’agissait de se donner desmoyens supplémentaires de contes-ter le pouvoir de la bourgeoisie en fai-sant élire des représentants des orga-nisations ouvrières.On peut interpréter le texte d’Engelsen disant que la conquête du suffrageuniversel a transformé l’État. Il n’estplus simplement « un comité chargéde régler les affaires communes de laclasse bourgeoise » pour reprendre uneformule du Manifeste. Il peut être uti-lisé, dès aujourd’hui, contre les inté-rêts de la bourgeoisie elle-même. Lesassemblées, qui exprimaient hier lavolonté d’une seule classe sociale, peu-vent devenir des lieux de résistance àcette volonté, des lieux où s’exprimentles intérêts de la classe ouvrière.Puisque l’État n’est plus simplementl’instrument de l’adversaire, il n’estplus possible de le refuser en bloc, dene voir en lui que la domination declasse. Ce serait oublier les conquêtesouvrières qui ont marqué de leurempreinte l’État. Les oppositions declasses se déroulent donc sur un nou-veau terrain. Déserter ce terrain, déser-ter l’État, parce qu’il ne serait qu’op-pression, reviendrait à laisser tous lespouvoirs à la bourgeoisie.Bien sûr, cette méthode de lutte n’estpas la seule. Mais elle est, à l’heure oùEngels écrit, bien plus efficace que« la rébellion d’ancien style, le com-

bat sur les barricades, qui, jusqu’à1848, avait partout été décisif ».Beaucoup de choses ont changédepuis 1848. S’opposer à la troupe estdevenu pure folie. Les effectifs de l’ar-mée ont augmenté, l’armement s’estperfectionné, les chemins de fer per-mettent des mouvements beaucoupplus rapides des troupes. Les quar-tiers des villes, fraîchement rénovés,ont été spécialement adaptés au tirde canon, etc. Dans ces conditions,l’insurrection a tout du suicide ; sanscompter qu’elle sert le plus souventde prétexte à la répression de toutesles organisations ouvrières.Engels n’exclut pas cependant que laviolence puisse continuer de jouer unrôle. Les tactiques de lutte sont tou-jours affaire de circonstances. Ce quivaut dans certaines conditions cesseavec la disparition de ces condi-tions. n

(1) - En Allemagne, l’Assemblée natio-nale.

(2) - En 1878, Bismarck avait pris pré-texte de deux attentats contre la per-sonne de l’Empereur commis par desanarchistes pour faire voter auReichstag une loi d’exception contreles socialistes. Cette loi interdisait auxsocialistes toute activité politiqueautre que parlementaire. La stratégiede Bismarck, qui visait à affaiblir lessocialistes, fut un échec complet et lescore électoral des socialistes auReichstag ne cessa d’augmenter pen-dant toute la fin du XIXe siècle.

(3) - Assemblées officielles.

Notes de La Revue du projet

PAR FLORIAN GULLI ET JEAN QUÉTIER

LES BÉNÉFICES CONCRETS DUSUFFRAGE UNIVERSEL.Le premier bénéfice qu’offre le suf-frage universel à la classe ouvrière,c’est de lui donner la possibilité decompter ses voix. Le suffrage univer-sel fait figure de thermomètre de laconscience de classe et du rapport deforces entre les différentes classes. Encela, c’est un outil précieux car il per-met à la classe ouvrière d’adapter sastratégie. En cas de succès électoral,il renforce la détermination et le moraldes militants, il permet aussi d’entre-prendre des actions audacieuses avecl’assurance d’un soutien populaire.En cas d’échec, il conduit au contraireles militants à ne pas surestimer leursforces, à faire un retour critique surla tactique qu’ils ont adoptée et à ces-ser de croire que le grand soir est pourdemain.Le deuxième bénéfice qu’offre le suf-frage universel à la classe ouvrière est,d’après Engels, bien plus importantencore. Il permet aux militants d’en-trer davantage en contact avec lesmasses populaires. Marx et Engelsn’ont jamais cru que la révolutionpourrait être le fait d’un groupuscule.Dans l’Allemagne de 1895, le partisocial-démocrate, alors marxiste, estle premier parti au Reichstag, il arécolté 23,3 % des suffrages lors desélections de 1893. Ses scores sont trèsélevés dans certains secteurs où lemouvement ouvrier est fortementorganisé, notamment en Saxe, enThuringe et dans les grandes villes,mais son influence reste inégale surl’ensemble du territoire allemand.D’après Engels, le suffrage universelpermet justement de résorber pro-gressivement ces écarts car la pré-sence d’un grand nombre de dépu-tés offre aux socialistes une véritabletribune pour s’adresser à de largescouches de la population, bien au-delà des seuls bastions ouvriers.

UNE NOUVELLE MÉTHODE DE LUTTEAvec l’instauration du suffrage uni-versel, une nouvelle méthode de lutteapparaît : la lutte électorale. Sonobjectif ? Disputer à la bourgeoisie

LES LUTTES DE CLASSES ENFRANCE : LA DEUXIÈMERÉPUBLIQUE AU JOUR LE JOURCe texte d’Engels est une introduction à un recueil posthume d’arti-cles de Marx, initialement publiés dans la Nouvelle gazette rhénane.Ces articles d’histoire immédiate portent sur la politique françaisependant la période 1848-1850 et ont été rédigés avant le coup d’Étatde Louis- Napoléon Bonaparte. Le recueil permet de suivre les diffé-rentes étapes de la période révolutionnaire de la fin des années 1840et d’en tirer un certain nombre d’enseignements stratégiques.

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TYPE DE PAIEMENT

BULLETIN D’ABONNEMENT PAR PRÉLÈVEMENT AUTOMATIQUE (4 fois/an)

MANDAT DE PRÉLÈVEMENT SEPA ASSOCIATION PAUL-LANGEVINRéférence unique du mandat (réservé à l'administration)

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o Standard : 56 € o Chômeurs/étudiants : 40 € o Souscription : 72 €

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Page 59: RdP-52 V06 RDP 27/11/2015 10:50 Page1 A P R È S L E S ......Dépôt légal : décembre 2015 - N 52 - ISSN 2265-4585 - N de commission paritaire : 1019 G 91533. La rédaction en chef

Guillaume [email protected]

Pierre LaurentSecrétaire national du PCF Responsable national du projet

Isabelle De Almeida Responsable nationale adjointe du projet

Marc Brynhole Olivier Dartigolles Jean-Luc Gibelin Isabelle Lorand Alain Obadia Véronique Sandoval

AGRICULTURE, PÊCHE, FORÊT

Xavier Compain [email protected]

CULTURE

Alain Hayot [email protected]

LUTTE CONTRE LE RACISME

Fabienne Haloui [email protected]

DROITS DES FEMMES ET FÉMINISME

Laurence Cohen [email protected]

ÉCOLOGIE

Hervé Bramy [email protected]

ÉCONOMIE ET FINANCES

Yves Dimicoli [email protected]

ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE

Sylvie Mayer [email protected]

ÉDUCATION

Marine [email protected]

ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR -RECHERCHE

Anne [email protected]

JEUNESSE

Isabelle De Almeida [email protected]

PRODUCTION, INDUSTRIE ET SERVICES

Alain [email protected]

TRAVAIL, EMPLOI

Véronique Sandoval [email protected]

Pierre Dharré[email protected]

RÉPUBLIQUE, DÉMOCRATIE ET INSTITUTIONS

Patrick Le [email protected]

PROJET EUROPÉEN

Frédéric [email protected]

Amar [email protected]

Isabelle Lorand [email protected]

VILLE, RURALITÉ, AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE

SPORT

Nicolas Bonnet [email protected]

SANTÉ, PROTECTION SOCIALE

Jean-Luc Gibelin [email protected]

Patrice [email protected] Michel Laurent

Lieu d’études sur le mouvement des idées et des [email protected]

L’ÉQ

UIP

E D

E LA

REV

UE

Alexandre FleuretVidéo

Lectrices & lecteurs

Hélène BidardRédactrice en chef

adjointe

Guillaume Roubaud-Quashie

Directeur

Igor MartinacheRédacteur en chef

adjoint

Clément GarciaRédacteur en chef

Frédo CoyèreMise en page et graphisme

Caroline BardotRédactrice en chef

adjointe

Noëlle MansouxSecrétaire

de rédaction

Vincent BordasRelecture

Sébastien ThomasseyMise en page

Maxime CochardCritiques

Nadhia KacelFéminisme

Gérard StreiffRédacteur en chefCombat d’idées

Sondages

Victor BlancPoésies

Corinne LuxembourgProduction

de territoires

Séverine Charret Production

de territoires

Séphanie LoncleCollaboratrice

Michaël OrandStatistiques

Quentin CorzaniTravail de secteurs

Étienne ChossonRegard

Marine RoussillonCritiques

Mickaël BoualiHistoire

Camille DucrotLire

Florian GulliMouvement réel

Dans le texte

Pierre CrépelSciences

Léo PurguetteRédacteur en chef

CO

MIT

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U P

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JET

CO

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TAG

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RO

JET

Alain VermeerschRevue des média

Jean QuétierRédacteur en chef

Davy CastelRédacteur en chef

adjoint

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Page 60: RdP-52 V06 RDP 27/11/2015 10:50 Page1 A P R È S L E S ......Dépôt légal : décembre 2015 - N 52 - ISSN 2265-4585 - N de commission paritaire : 1019 G 91533. La rédaction en chef

Parti communiste français

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