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L’HISTOIRE / N°464 / OCTOBRE 2019 DOSSIER 54 / L a RDA n’existe plus. A qui par- court aujourd’hui ses anciens territoires les traces de sa culture matérielle apparaissent pourtant sous de multiples formes. L’unification a vu dans un premier temps par un rejet des objets et des marques de la RDA, jugés mé- diocres ou ringards, sans compter les reliques du régime défunt dont on ne voulait plus. Les Allemands de l’Est se débarrassent très vite de livres, meubles, voitures. Les produits de l’Ouest si désirés remplacent en masse ceux de l’Est. Aujourd’hui, de nombreuses productions de RDA, y compris alimentaires, se retrouvent dans les brocantes et les vide-greniers. On peut aussi les acheter à petits prix et en grande quantité sur eBay. C’est que, d’une certaine manière, la RDA est un pays à la brocante, car non seule- ment beaucoup de ses marques ont disparu, mais aussi les institutions qui la formaient : les accessoires et vêtements de l’armée sont ainsi à vendre par milliers. La fermeture de nombreux ateliers et entre- prises, dont les bâtiments furent délaissés par obsolescence ou par manque de besoin Portfolio A la recherche du pays disparu Face aux déconvenues sociales et économiques, les objets de RDA sont devenus des repères identitaires. Et certains connaissent un vif succès. Par Nicolas Offenstadt PIERRE-JÉRÔME ADJEDJ – HANS-MARTIN SEWCZ/AKG – FORGET-GAUTIER/SAGAPHOTO GÜNTER HÖHNE/INTERFOTO/AKG – CONRAD NUTSCHAN/CC-BY-SA 3.0 – AKG ULLSTEIN BILD/AKG – JENS WOLF/DPA PICTURE ALLIANCE/AGE FOTOSTOCK L’AUTEUR Maître de conférences à l’université Paris-I, Nicolas Offenstadt est l’auteur du Pays disparu. Sur les traces de la RDA (rééd. Gallimard, 2019). Il vient de publier Urbex. RDA. L’Allemagne de l’Est racontée par ses lieux abandonnés (Albin Michel, 2019). Vitrine d’une droguerie, vers 1980 La plupart des boutiques de RDA relevaient de l’organisation d’État (HO) ou de la chaîne de coopératives Konsum. Il restait aussi un certain nombre de petits commerces privés ou de commerces commissionnés. L’approvisionnement était inégal selon les produits. Les articles de consommation de base étaient présents en quantité souvent suffisante, d’autres un peu trop juste, comme les produits cosmétiques, d’autres enfin très irrégulièrement disponibles, notamment les matériaux d’aménagement (comme la moquette). Vita Cola Dans de nombreux supermarchés d’Allemagne de l’Est on trouve ce soda facilement et en abondance, désormais en différentes déclinaisons : exotique ou sans sucre. Le Vita Cola est une des marques de l’ancienne RDA, lancée à la fin des années 1950, qui a rencontré un succès durable depuis sa relance en 1994, après avoir disparu. Un véritable concurrent pour Coca-Cola à l’Est.

recherche du pays disparu

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L’HISTOIRE� / N°464 / OCTOBRE 2019

DOSSIER54��/

La RDA n’existe plus. A qui par-court aujourd’hui ses anciens territoires les traces de sa culture matérielle apparaissent pourtant sous de multiples formes. L’unification a vu dans un premier temps par un rejet

des objets et des marques de la RDA, jugés mé-diocres ou ringards, sans compter les reliques du régime défunt dont on ne voulait plus. Les Allemands de l’Est se débarrassent très vite de livres, meubles, voitures. Les produits de l’Ouest si désirés remplacent en masse ceux de l’Est.

Aujourd’hui, de nombreuses productions de RDA, y compris alimentaires, se retrouvent dans les brocantes et les vide-greniers. On peut aussi les acheter à petits prix et en grande quantité sur eBay. C’est que, d’une certaine manière, la RDA est un pays à la brocante, car non seule-ment beaucoup de ses marques ont disparu, mais aussi les institutions qui la formaient : les accessoires et vêtements de l’armée sont ainsi à vendre par milliers.

La fermeture de nombreux ateliers et entre-prises, dont les bâtiments furent délaissés par obsolescence ou par manque de besoin

Portfolio

A la recherche du pays disparu Face aux déconvenues sociales et économiques, les objets de RDA sont devenus des repères identitaires. Et certains connaissent un vif succès.

Par Nicolas Offenstadt

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Maître de conférences à l’université Paris-I, Nicolas Offenstadt est l’auteur du Pays disparu. Sur les traces de la RDA (rééd. Gallimard, 2019). Il vient de publier Urbex. RDA. L’Allemagne de l’Est racontée par ses lieux abandonnés (Albin Michel, 2019).

Vitrine d’une droguerie, vers 1980 La plupart des boutiques de RDA relevaient de l’organisation d’État (HO) ou de la chaîne de coopératives Konsum. Il restait aussi un certain nombre de petits commerces privés ou de commerces commissionnés. L’approvisionnement était inégal selon les produits. Les articles de consommation de base étaient présents en quantité souvent suffisante, d’autres un peu trop juste, comme les produits cosmétiques, d’autres enfin très irrégulièrement disponibles, notamment les matériaux d’aménagement (comme la moquette).

Vita Cola Dans de nombreux supermarchés d’Allemagne de l’Est on trouve ce soda facilement et en abondance, désormais en différentes déclinaisons : exotique ou sans sucre. Le Vita Cola est une des marques de l’ancienne RDA, lancée à la fin des années 1950, qui a rencontré un succès durable depuis sa relance en 1994, après avoir disparu. Un véritable concurrent pour Coca-Cola à l’Est.

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Soupe Kelles Cette soupe « de l’armée nationale du peuple » a été recréée récemment. Elle joue sur les souvenirs de jeunesse de ceux de l’Est, plus que sur la réputation d’alors. Elle est aujourd’hui distribuée en supermarché.

Saucisses et cornichons Le combinat de viande d’Eberswalde, à l’équipement très moderne, connut un destin difficile après l’unification et ses successeurs firent faillite. La marque est relancée en 2002. Ces cornichons du Spreewald, eux, reviennent à la firme familiale d’origine, les Krügermann.

Crème Florena Issue d’une entreprise de produits de toilette créée au xixe siècle, la firme nationalisée fabriquait la populaire crème pour la peau Florena, en concurrence directe avec Nivea. L’entreprise survécut à l’unification et les deux crèmes sont produites… par le même groupe.

Cigarettes Karo La RDA fabriquait différentes marques de cigarettes, pas toujours de grande qualité. Plusieurs furent relancées dans les années 1990, souvent en jouant d’un « style » de l’Est particulier mais avec une composition renouvelée. Les Karo, sans filtre et fortes, étaient appréciées de ceux qui voulaient se donner un certain style, outsiders et intellectuels.

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56��/ La transition démocratique à l’EstDOSSIER

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Syndicat unique La Confédération des syndicats libres allemands (FDGB) était le syndicat unique de RDA – dans l’étroite dépendance du Parti. Presque tous les salariés y appartenaient, notamment pour bénéficier des avantages qu’il procurait. Dans les entreprises abandonnées traînent encore par terre ses documents de mobilisation et de gestion (ici à Halberstadt).

Le schnaps de l’« Amitié » Les schnaps étaient très consommés en RDA, bien plus que le vin. Il n’y avait jamais de manque et l’assortiment était varié. Toutes les productions n’ont pas survécu comme l’« Amitié », une sorte de cognac produit par l’entreprise (VEB) Schilkin de Berlin, qui, elle, existe toujours, reprise par la famille fondatrice (bouteille ramassée dans une usine désaffectée de Fürstenberg/Havel).

La Trabant Cette petite voiture produite en masse par la RDA, mais en nombre toujours très insuffisant, était un bien convoité. Voiture paraissant obsolète face à celles de l’Ouest, sa fabrication s’est arrêtée en 1991. Aujourd’hui soigneusement entretenues, les survivantes sont devenues un symbole du pays disparu.

dans un Est à la déprise démographique, conduit aussi à l’abandon de milliers d’appareils et d’articles de tous ordres. A qui pratique l’ex-ploration urbaine dans ces lieux les découvertes sont multiples : dossiers d’archives, matériels, vêtements de travail, souvenirs personnels…

Entre-temps, et progressivement, ces produits ont changé de valeur. Ils représentent un point d’accroche face aux déconvenues sociales et éco-nomiques des « Ossis ». De plus, les marques étaient souvent en nombre limité pour le même objet ; les productions de l’Est ont une valeur de souvenir collectif plus évidente que dans les so-ciétés de consommation de l’Ouest. En ce sens elles ont une forte charge identitaire, quand le présent semble difficile. La vie quotidienne reste un espace où les mémoires peuvent se déployer plus aisément qu’ailleurs.

Ainsi, dès 1991-1992, les produits de l’Est reprennent de l’importance aux yeux des consommateurs. Renaissent ou se développent d’anciennes marques de l’Est, souvent avec de nouveaux ingrédients ou compositions, mais en jouant explicitement de leur caractère RDA, parfois alors même que le produit n’avait pas bonne réputation. Cafés, sodas, chocolats ou produits cosmétiques reviennent ainsi sur les

rayons, avec un succès inégal. Le Vita Cola ou le Nudossi, une pâte à tartiner créée pour faire pièce au Nutella, sont aujourd’hui très bien ins-tallés. La mode du design et des objets « vin-tage » années 1960-1970 renforce aussi l’attrait des articles d’autrefois, d’autant que les créa-teurs de l’Est étaient réputés.

C’est ainsi que se multiplient dans les an-nées 2000, sur le territoire de l’Allemagne de l’Est, de petits musées privés, d’importance iné-gale, qui présentent les objets de la RDA dans différents types de reconstitutions  : classes d’école, appartements, section de police, de-sign… Dès le milieu des années 1990, le centre d’Eisenhüttenstadt, sous l’impulsion de l’his-torien Andreas Ludwig, a collecté et montré ces traces de la RDA. La très officielle Maison de l’histoire ouvre à son tour un musée de la vie quotidienne dans une ancienne brasserie de Berlin (2013). Ainsi l’objet RDA est-il au-jourd’hui triplement remonétisé, comme pro-duit commercial, comme source identitaire et enfin comme sujet d’histoire. Il n’empêche que des millions dorment encore dans les friches in-dustrielles sur tout le territoire. n

Un peu partout en ex-RDA, on trouve des traces d’un pays disparu dont on fait aujourd’hui l’archéologie

Urbex�(contraction��d’urban exploration)�Le�terme�s’est�imposé�depuis�une�trentaine�d’années�pour�désigner�la�visite�de�lieux�abandonnés,�souvent�difficiles�d’accès,�voire�interdits.�La�RDA�en�est�pour�Nicolas�Offenstadt�un�terrain�privilégié.�

MOT CLÉ

N. Offenstadt, Urbex, Albin Michel, 2019.

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Bon d’essence On découvre souvent dans les garages à l’abandon (ici à Forst) ces bons d’essence de Minol, le combinat qui gérait la distribution d’essence dans les stations-service de la RDA. Rachetée par Elf Aquitaine, dans des conditions douteuses, au début des années 1990, la marque de l’Est a presque disparu.

Patriotisme La mobilisation politique du régime était permanente en RDA. Elle s’opérait à l’intérieur des entreprises et des institutions, à l’école et ailleurs, en particulier à travers les organisations de masse. Les drapeaux et les fanions, depuis les plus luxueux jusqu’aux plus simples, comme celui-ci en papier, accompagnaient beaucoup de fêtes et cérémonies. On les trouve désormais en nombre dans les brocantes ou les greniers.

Ampoule Narva Le grand combinat de fabrication de lampes et d’ampoules, qui occupait notamment tout un quartier à Berlin, approvisionnait le pays. Aujourd’hui encore des ampoules de toutes sortes sont stockées dans les lieux abandonnés de l’Est, parfois par centaines. Le nom survit dans de petites entreprises, mais sans comparaison avec ce que ce fut au temps de l’Allemagne de l’Est.

Fières usines de Leuna Les usines chimiques de Leuna formaient un immense combinat, fierté industrielle du régime, tant et si bien qu’il fut baptisé du nom du premier dirigeant de la RDA, « Walter Ulbricht ». La fin du régime affaiblit l’ensemble, qui est en partie démantelé, repris puis relancé par Elf Aquitaine, et perd bien sûr le nom d’Ulbricht (sac de carbamide trouvé dans les bureaux de Leuna).

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