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reconstruire l’Afrique

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Ousmane Sy

Reconstruire l’Afrique

Vers une nouvelle gouvernancefondée sur les dynamiques locales

Préface de Pierre Calame

Éditions JamanaAvenue Cheikh Zahed, porte 2694, Hamdalaye

BP 2043 Bamako, Mali

Éditions Charles Léopold Mayer38, rue Saint-Sabin, Paris, France

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Remerciements

Avant de prendre la parole dans notre région soudano-sahélienne, il est de coutume de demander l’autorisation desaînés et des maîtres, mais aussi le pardon de ceux que l’onécorche involontairement dans ce que l’on dit et écrit.

Ce préalable accompli, je remercie et dédie ce livre :– aux familles Sy et Tall, en particulier mon frère Bouba Sy

qui a guidé mon initiation politique et professionnelle ;– à mon épouse Salama et mes enfants Natou, Gogo et

Moctar ;– à mes ami(e)s, camarades et compagnons politiques et par-

ticulièrement Alpha Oumar Konaré qui, en me faisantconfiance, m’ont permis de jouer un rôle dans la gestionpublique de mon pays ;– à tous ceux avec lesquels j’ai travaillé à l’Institut d’économie

rurale, au FENU/PNUD, à la MDRI et au MATCL. Je ne pourraipas tous les citer. Mais j’espère qu’ils comprendront que je fasseune exception pour celles et ceux qui nous ont quittés et aux-quels je dois beaucoup : Mme Sy Maïmouna Bâ, Diossely Koné,Cheickna Soumaré, Yahiya Maguiraga et Aboubacrine Ag Indi.Je saisis l’occasion de cette évocation pour leur rendre un hom-mage mérité, car sans le travail accompli par chacun d’eux, ladécentralisation ne serait pas aujourd’hui en marche au Mali.J’en profite aussi pour mentionner les conseils avisés de feuWamara Fofana, ministre chargé des Réformes institutionnellesdans le gouvernement de la transition (1991-1992). Il fut unvéritable artisan et militant de la réforme. Sans le travail pré-curseur qu’il a mené pendant la période de la transition, la

Les Éditions Charles Léopold Mayer (ECLM), fondées en 1995, ont pourobjectif d’aider à l’échange et à la diffusion des idées et des expériences de laFondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’Homme (FPH) et de ses par-tenaires. Elles publient des ouvrages sur les questions d’éthique, de gouvernance etd’alternatives de développement. www.eclm.fr. Les ECLM sont membres de laCoredem, une confédération de sites ressources pour une démocratie mondiale, quirassemble des partenaires autour d’une charte, d’un moteur de recherche et d’unwiki. www.coredem.info. Elles sont aussi membres de l’Alliance internationale deséditeurs indépendants. www.alliance-editeurs.org

Le présent ouvrage a reçu le label «Le livre équitable». Ce label est attribué parl’Alliance internationale des éditeurs indépendants – réseau de 80 éditeurs de45 nationalités (www.alliance-editeurs.org) – à des ouvrages publiés dans le cadred’accords éditoriaux internationaux respectueux des spécificités de chacun : les coédi-tions solidaires. Elles permettent de mutualiser les coûts liés à la réalisation intellec-tuelle et physique d’un livre et faire ainsi des économies d’échelle ; d’échanger dessavoir-faire professionnels et une expérience commune, tout en respectant lecontexte culturel et l’identité des éditeurs ; de diffuser plus largement les ouvrages enajustant les prix pour chaque zone géographique ou en uniformisant les prix sur unemême zone de commercialisation. Le label «Le livre équitable» symbolise cette soli-darité entre éditeurs – solidarité qui mobilise aussi indirectement les lecteurs : c’estparce qu’il est vendu 25 euros en France que le présent livre peut être acheté moitiémoins cher en République de Guinée.

Vous trouverez une présentation des Éditions Jamana et de l’Institut derecherche et débat sur la gouvernance à la fin du livre (page 219).

Vous trouverez une bibliographie complète de cet ouvrage en libre télé-chargement sur le site des Éditions Charles Léopold Mayer, www.eclm.fr

L’auteurOusmane Sy est docteur en développement économique et social. Il a été chercheurà l’Institut d’économie rurale et chargé de programme du PNUD au Mali, puis il apiloté la Mission de décentralisation et des réformes institutionnelles au Mali, avantd’entrer au gouvernement comme ministre de l’Administration territoriale et des col-lectivités locales, ce qui lui offre l’occasion de traduire dans l’action politique ses tra-vaux techniques. Il a créé par ailleurs son propre centre d’expertise et de conseil, leCentre d’expertises politiques et institutionnelles en Afrique (CEPIA). Depuis2002, il coordonne l’Alliance pour refonder la gouvernance en Afrique.

© Éditions-Diffusion Charles Léopold Mayer, 2009Dépôt légal, novembre 2009Essai n° DD 176 * ISBN: 978-2-84377-149-1© Éditions Jamana, 2009 * ISBN: 99952-1-006-1Graphisme et mise en page : Madeleine Racimor

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décentralisation enclenchée par la suite ne serait pas allée aussivite et aussi loin ;– à tous les amis et collègues de l’Alliance pour refonder la

gouvernance en Afrique ;– à feu Jean Freyss et tous les amis de la Fondation Charles

Léopold Mayer sans lesquels ce livre serait resté à l’état deprojet ;– à Pierre Calame, auteur de la préface, et son épouse Paulette

qui ont eu la patience et la gentillesse de lire et de corriger cetouvrage ;– à Boris Martin qui est venu à Bamako pour m’aider à

organiser la première version du livre ;– à l’équipe des ECLM et aux amis de Jamana qui m’ont beau-

coup encouragé en me faisant part de leurs avis de professionnelsde l’édition.

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Carte du Mali

DR.

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Préface

par Pierre Calame

Ousmane Sy est un des hommes qui modèle aujourd’hui ladestinée de l’Afrique. Un de ceux qui, pour une nouvelle géné-ration éprise de dignité aussi éperdument que de perspectives etde bien-être, honteuse d’avoir vu ses aînés quémander une aideinternationale si mal utilisée, rêvent d’une Afrique réconciliéeavec elle-même, capable de penser son avenir de façon auto-nome dans un monde interdépendant, et incarnent l’espoir.Par nos longues conversations, au fil de ces dix dernières

années, je croyais tout savoir de son parcours, de son expérience,de ses espérances. Et pourtant, que de découvertes nouvellesdans ce livre ! C’est comme si Ousmane Sy, à ce moment précisde sa vie, était arrivé à un col à l’issue d’un long chemin, commes’il avait pris la hauteur nécessaire pour se révéler à lui-même etraconter aux autres la cohérence d’une vie et la vision del’avenir.Ousmane Sy se présente comme un passeur. Ce n’est pas là

fausse modestie de sa part. Car il donne au mot passeur la signi-fication la plus grande et la plus complète qui soit.Il voit d’abord le présent comme le lien entre le passé et

l’avenir. Il a compris que l’Afrique, comme les autres civilisa-tions, a besoin de savoir d’où elle vient pour déterminer où elle

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Ousmane Sy est aussi un passeur entre l’Afrique et le monde.Comme il le dit lui-même, Sahélien d’origine nomade, le mondeest son horizon. Il sait que chaque être humain est à la fois lefruit d’une destinée singulière et partie prenante d’un monde entrain de se faire. Il dit combien il est redevable à sa famille, enparticulier à son oncle maternel, chef de village de Bandiagara,de lui avoir appris le sens du bien public et l’art d’exercer la jus-tice et de gérer la société. Il trouve incarnés dans cette histoire,des principes de gouvernance dont il découvrira bien plus tardl’universalité.Mais le projet africain de gouvernance dont il rêve, les pers-

pectives qu’il aimerait contribuer à tracer pour l’Afrique, ne senourrissent pas, loin de là, du seul passé africain. Il n’hésite pasà aller chercher exemples et sources d’inspiration dans le mondeentier. Il est assez sûr de ce qu’il est et d’où il vient pour ne pascraindre, à l’instar des Japonais hier ou des Chinois aujourd’hui,d’aller chercher partout dans le monde ce qui peut être utile à undéveloppement authentique de l’Afrique.Il ne craint pas de copier parce qu’il se sent assez sûr de ses

bases, assez proche de son peuple pour adapter à tout moment cequi vient de l’expérience des autres aux besoins propres de soncontinent. Et surtout, citoyen du monde, il sait que l’Afrique nese construira pas à l’écart du destin du monde. Il sait qu’elle abesoin de retrouver son âme et d’affirmer son autonomie faceaux convoitises à l’égard de ses matières premières et face à laprétention des anciennes puissances coloniales et des agencesinternationales à penser à sa place et à lui dicter sa conduite.Mais l’autonomie dont il rêve n’est pas une autonomie de repli,c’est une autonomie largement ouverte sur le monde et désireused’apporter au monde, à son tour, la contribution de l’Afrique.C’est un passeur, enfin, entre l’individuel et le collectif. C’est

ainsi qu’il a conçu la décentralisation avec le président AlphaOumar Konaré : le retour de l’administration à la maison,comme il le dit si bien, la possibilité enfin offerte à des sociétésà dominante rurale de renouer le fil de leur histoire et de se gérer

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PRÉFACE

veut aller. Il sait qu’un grand arbre ne peut pousser sans de pro-fondes racines, qu’un peuple doit aussi puiser sa sève dans lepassé lointain, même et surtout quand ce passé, transmis degénération en génération de façon principalement orale, nourritencore, parfois à leur insu, le mode de vie, la manière de sentiret de se gouverner des peuples si divers qui forment le continent.Il est aussi un passeur entre l’action et la réflexion. Beaucoup,

en Afrique et ailleurs, le connaissent comme l’animateur d’undes processus de décentralisation les plus réussis de l’Afrique del’Ouest, au Mali. D’autres le connaissent comme l’animateur del’Alliance pour refonder la gouvernance en Afrique, un réseaucollectif de réflexion d’où est en train de naître un authentiqueprojet africain de gouvernance. Tous le découvriront dans celivre grâce à un constant aller et retour entre l’action et laréflexion, entre les détails les plus menus, mais aussi les plussignificatifs, de la vie villageoise au Sahel et des réflexions fon-damentales sur la crise de l’État postcolonial ou sur les impassesde la coopération internationale.Nourri dans sa jeunesse des grands idéaux abstraits de sa géné-

ration, pétrie de lectures marxistes et rêvant d’une Afrique réin-ventée, il a, sans rien récuser, bien au contraire, de sesengagements militants, compris que toute pensée devait senourrir de la réalité elle-même et que celle-ci ne se découvraitqu’à l’épreuve de l’action. Est-ce un hasard si c’est à travers leséchecs d’une vulgarisation agricole mal pensée et oublieuse despaysans eux-mêmes, à qui elle était censée bénéficier, qu’il a prisconscience de la profonde interdépendance de tous les facteursqui forgent une société et fondent le développement, l’amenantà enraciner toute son action future dans un infini respect pour lepeuple qu’il souhaite servir !Respect d’ailleurs est peut-être le maître mot de son atti-

tude : respect des faits avec lesquels l’analyse ne doit pas tran-siger mais aussi et surtout respect de ces hommes et de cesfemmes, l’Afrique d’aujourd’hui et de demain, grâce auxquels,malgré ces innombrables crises, la société africaine reste debout.

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RECONSTRUIRE L’AFRIQUE

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elles-mêmes. Il montre dans son livre à plusieurs reprisesl’inanité pour l’Afrique d’un système politique où la majorité,serait-elle acquise avec une seule voix d’écart, impose sa volontéà la minorité. Mais est-ce seulement en Afrique qu’un telmodèle boite ? J’ai vu Ousmane Sy pratiquer effectivement l’artde la recherche du consensus. Cela n’est pas l’art de ne rienchanger au nom de l’unanimité. En homme d’État, Ousmane Sysait trancher et montrer la direction, mais il ne le fait qu’aprèsavoir attentivement écouté l’avis de tous et dégagé les lignesdirectrices communes. Il sait, il le dit, qu’aucun grand projet nepeut être mis en œuvre sans cette alchimie de la constructiond’un projet collectif qui parle au cœur de chacun à partir desaspirations confuses de tous.Sa plume est vive, sans appel, terrible tant elle est solidement

nourrie d’expériences personnelles, pour pourfendre les dérivesde l’État postcolonial africain et de ses dirigeants, la coupe régléeoù est trop souvent mise l’Afrique par les appétits des grandespuissances ou encore l’inefficacité arrogante des agences decoopération, modèle de mauvaise gouvernance donnant desleçons de bonne gouvernance. Mais si la plume est vive,Ousmane Sy n’en distribue pas pour autant les bons et les mau-vais points. Il ne se pose pas en professeur de morale ou en juge.Il se borne à analyser, parfois à disséquer au scalpel, mais c’esttoujours pour aller de l’avant, pour construire de véritables alter-natives. Une décentralisation authentique, une réforme radicalede l’État, une intégration régionale construite par les peuples, àpartir des «pays frontières» où les liens communautaires trans-cendent les frontières laissées par la colonisation, un projet col-lectif et non des institutions imposées du sommet, la refondationde l’aide internationale autour d’un partenariat librementnégocié. C’est un véritable projet pour le Mali et pour l’Afriquequ’il nous propose.

RECONSTRUIRE L’AFRIQUE

IntroductionRevenir à la racine du continent

«La marmite bout par le bas.»«Si nous ne sommes pas de chez nous,

nous ne serons pas du monde.»

Au cours d’une conversation avec un groupe de paysans dansle village de Gladié, au sud du Mali, sur les difficultés que ren-contre le pays en matière de développement, un vieux et sagepaysan me dit : «Mon fils, toutes les difficultés que nous vivonsdans le “pays des Noirs 1” sont liées au fait que nous avons aban-donné nos fétiches pour emprunter ceux des autres, maisl’inconvénient c’est que nous ne parlons pas la même langue queces fétiches d’emprunt.» Cette observation résume, à elle seule,toutes les difficultés dans lesquelles se débattent les sociétés del’Afrique contemporaine. Quand Joseph Ki-Zerbo 2 dit quel’Afrique doit tisser sa propre natte, parce qu’elle ne peut pasrester à demeure sur celle des autres, il reprend avec d’autresmots la même pensée.

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INTRODUCTION

1. Farafina en malinké.2. Joseph Ki-Zerbo, La natte des autres : pour un développement endogène enAfrique, Karthala, 1993. Joseph Ki-Zerbo est un historien et un homme poli-tique burkinabé. C’est un des plus grands penseurs de l’Afrique contempo-raine.

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mérite d’être mieux appréhendée et soutenue par les Africainsd’abord, puis comprise et relayée par leurs partenaires de la com-munauté internationale.En m’appuyant sur les leçons tirées de mon engagement poli-

tique et de mon parcours professionnel, je souhaite, dans cetessai, contribuer au débat sur le sens des mutations en cours dansles pays africains et en dégager les traits communs. Plus d’unevingtaine d’années d’observations de terrain ont forgé maconviction que des transformations profondes sont en cours auniveau local, dans les villages, dans les quartiers et au sein descommunautés. Cette dynamique de changement, même fragileet hésitante, interroge toutes les constructions socioculturelles,économiques et institutionnelles en place.C’est cette conviction qui m’a poussé à contribuer, en com-

pagnie de milliers de Maliennes et de Maliens, à la réforme de ladécentralisation, espérée et attendue pendant de si longuesannées par les populations, surtout en milieu rural. L’expériencede cette réforme politique et institutionnelle et celle de la ges-tion des affaires publiques me fondent à interroger les modalitésactuelles retenues en Afrique pour construire la démocratie plu-raliste, à laquelle beaucoup de Maliens et d’Africains ont sacrifiéleur vie et pour développer le continent. Mon souhait, à traversce livre, est aussi de montrer la responsabilité des États-nationspostcoloniaux installés suite aux indépendances octroyées ouconquises dans les échecs actuels du continent. Ces États-nations n’ont pas soldé les comptes de la colonisation, niapporté du coup des réponses aux questions des populations afri-caines ou à celles que le reste du monde pose au continent. Ilsdoivent être profondément réformés sinon refondés.Les expériences et les paroles collectées auprès des divers

acteurs du Réseau de dialogue sur la gouvernance en Afrique etdes organisations membres de l’Alliance pour refonder la gou-vernance en Afrique m’ont conforté dans la conviction que seulle niveau local ouvre de nouvelles perspectives pour ce vieuxcontinent qu’est l’Afrique. La responsabilisation pleine et

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INTRODUCTION

Dans notre monde de plus en plus riche et de plus en plus glo-balisé, l’Afrique donne depuis plusieurs décennies l’impressiond’un continent en perdition qui ne suscite que compassion ouindignation de la part de ses enfants et de ses amis. Pourtant, ày regarder de plus près, cette Afrique, riche de ses ressourcesnaturelles, de ses cultures diverses et de la jeunesse de sa popu-lation, n’est ni figée, ni vouée à l’échec et à la marginalisation.Certes, le continent, que Mungo Park a visité de 1795 à 1797 etqu’il a décrit comme opulent, industrieux, commerçant et sou-verain 3 n’est plus, de nos jours, que l’ombre de lui-même, forte-ment dépendant de l’aide de la communauté internationale. Lesnombreuses initiatives engagées en sa faveur n’ont abouti qu’àdes résultats en demi-teinte sinon à des échecs. Le plus insidieuxest l’impression d’immobilisme, voire de régression que suscitebien souvent la seule évocation de l’Afrique, entretenant le sen-timent, destructeur par anticipation, que tout a été tenté et queplus rien n’est possible. Ce défaitisme plonge de plus en plusd’Africains, surtout les plus jeunes, dans un désespoir qui peutconduire à la révolte. Ne nous étonnons plus que des centainesde jeunes Africains désertent le continent préférant, disent-ils,mourir noyés dans les océans que de rester dans une Afrique sansperspective 4.Pour retrouver la voie de l’espoir, l’Afrique n’a d’autre choix

que d’aller à la recherche de ce qu’elle a perdu ou aban-donné : son « soi-même». Je fais partie de ceux qui pensent quece « soi-même» appelé par le professeur Ki-Zerbo la «natte del’Afrique» et par le vieux paysan du Mali-Sud les « fétiches» nepeut être retrouvé qu’à la racine du continent c’est-à-dire àl’échelle locale. À cette échelle, des évolutions timides maisprometteuses se font jour dans tout le continent, riches de leurdiversité. Cette dynamique de changement à partir du local

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RECONSTRUIRE L’AFRIQUE

3. Mungo Park, Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, Éditions LaDécouverte/Poche, 1996.4. Une déclaration faite par un jeune naufragé africain sur les antennes deRadio France internationale.

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Première partie

Une conviction construitesur des interrogations, des doutes,

mais dans la continuité

entière de ce niveau est un point d’appui pour un nouveaudépart. La mise en dialogue de l’échelon local avec les échelonsnationaux et internationaux permettra de construire un nou-veau type d’État plurinational prenant en compte la diversitédes sociétés et des territoires. C’est la condition de la construc-tion d’un avenir meilleur en Afrique.Cet essai que je vous propose n’a pas la prétention d’inventer

une nouvelle théorie sur le développement de l’Afrique. Je nefais que reprendre ce qui a été dit et redit cent fois. La petitepierre que je veux apporter pour surélever un peu plus « le vieuxmur» du développement de l’Afrique, c’est la contribution d’unacteur qui regarde et vit l’Afrique de l’intérieur tout en restantcitoyen d’un monde globalisé et pense avoir trouvé, dans un iti-néraire fait de conviction, d’idéalisme et même de rêve, les clésindispensables à l’ouverture de la voie du changement. Dans cetessai, je ne prétends pas donner des réponses aux problèmes dif-ficiles que les Africains dans leur diversité doivent résoudre,mais je veux très modestement indiquer des voies à étudier et àexplorer, et qui me semblent être des alternatives aux multiplesimpasses dans lesquelles l’Afrique s’est installée.

RECONSTRUIRE L’AFRIQUE

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1.Le parcours sinueux de l’apprentissage

et de la formation

Le vestibule de l’amirou 1 de Bandiagara,une école de formation civique

Ma sensibilité à ce que l’on pourrait appeler « la gestion desaffaires publiques», qui est le fondement de mes convictions etde tous mes engagements ultérieurs, plonge ses racines dans ceque je considère comme une tradition familiale. Je suis le produitculturel de deux familles de serviteurs publics qu’aucune fron-tière n’a réussi à arrêter.Mon grand-père paternel, Amadou Coumba Sy, vient du

Sénégal oriental (Fouta-Toro). Il est recruté à Saint-Louis versla fin du XIXe siècle par le colonel français Archinard pour luiservir, lors de sa conquête, d’interprète avec les dirigeants desterritoires situés entre le fleuve Sénégal et le Haut-Niger.Ces territoires mis ensemble seront plus tard dénommés«Soudan français». Plusieurs des enfants de cet homme incroya-blement ouvert sur le monde, dont mon père, ont servil’administration publique coloniale, soit comme interprète soitcomme enseignant ou commis, toujours en qualité d’agents de

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1. Chef en langue peule.

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il faut bien l’avouer, cette double ascendance prépare à un enga-gement dans la gestion publique !Né à Bandiagara un 25 mai 1949, ma première enfance s’est

déroulée à Niafounké. Mon père était interprète auprès du chefde circonscription «commandant» au sein de l’administration.Cette position faisait de lui un collaborateur indispensable del’administrateur en chef, donc jouissant d’une grande influence.C’est dans cette petite ville au bord du fleuve Niger et proche deTombouctou que je suis allé à l’école en 1956. Les vagues souve-nirs qui me restent de cette période de ma petite enfance sontceux de la commémoration des festivités du 14 juillet 4 et lagrande admiration que j’éprouvais pour les différents chefs decanton amirou relevant de la circonscription administrative deNiafounké qui y venaient avec leurs troupes de musiciens et dedanseurs (les sofas). Je me souviens aussi de tous les conciliabulesdans le vestibule de notre concession familiale quand mon père,proche collaborateur du «commandant blanc» recevait la visitedes différents amirou qui relevaient de Niafounké. Je garde aussien mémoire le vague souvenir de la lutte sourde qui opposaitmon père, militant du Parti progressiste soudanais (PSP) dirigépar Fily-Dabo Sissoko, proche du pouvoir colonial et les leaderslocaux de l’Union soudanaise du rassemblement démocratiqueafricain (US-RDA), le parti qui luttait pour l’indépendance,dirigé par Mamadou Konaté.En 1958, à l’âge de 9 ans, j’ai rejoint la famille de mon oncle,

Moctar Aguibou Tall, chef du village de Bandiagara, pour ypasser la seconde partie de mon enfance et mon adolescence.Bandiagara, une petite ville située au centre du plateau dogon,était le chef-lieu d’un des cercles 5 les plus anciens du pays.J’y suis resté, auprès de mon oncle, jusqu’en juin 1966, date

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LE PARCOURS SINUEUX DE L’APPRENTISSAGE ET DE LA FORMATION

l’administration publique de leur époque. Mon père, que je n’airéellement connu qu’après sa retraite de la vie publique, et sesfrères m’ont toujours paru être très soucieux de la hiérarchie etdu bon ordonnancement de la chose publique. Même siaujourd’hui je ne partage pas le choix qu’ils ont fait ou qui s’estprobablement imposé à eux d’être des auxiliaires du pouvoircolonial, je dois reconnaître qu’ils furent tous de grands servi-teurs publics.Du côté maternel, je suis un arrière-petit-fils d’El-Hadj Omar

Tall Foutiyou, ce cheikh et conquérant toucouleur égalementoriginaire du Fouta sénégalais. Il a donné du fil à retordre àFaidherbe, le fondateur de la colonie du Soudan, dans sonavancée dans les terres intérieures en assiégeant le fort deMédine. Au milieu du XIXe siècle, El-Hadj Omar lança un djihadpour islamiser les territoires soudano-sahéliens, s’opposant dumême coup à l’avancée de l’armée coloniale française.Cependant, après avoir conquis le Soudan 2 et réduit les résis-tances régionales et locales, le pouvoir colonial confia l’admi-nistration des territoires du Macina (au centre du Mali) au filsdu résistant à la conquête coloniale : Aguibou Tall, le père de mamère, qui fut nommé «roi de Macina» en 1905 avec résidence àBandiagara. De ce fait, les descendants masculins d’Aguibou Tallassument encore la charge d’amirou de Bandiagara et de gardiendes reliques d’El-Hadj Oumar Foutiyou qui a disparu, dans lesgrottes de Déguimbéré après avoir échappé au sièged’Hamdallaye. L’oncle 3 chez qui j’ai passé la deuxième partie demon adolescence a assumé cette charge qui est détenue aujour-d’hui encore par un cousin, un ingénieur statisticien et ancienhaut fonctionnaire d’État à la retraite.Une branche de la famille qui a combattu l’envahisseur fran-

çais, même si elle a fini par composer avec lui et une autrebranche venue avec les Français pour servir leur administration,

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RECONSTRUIRE L’AFRIQUE

2. Appellation coloniale de la République actuelle du Mali.3. Moctar Aguibou Tall, le fils d’Aguibou, est le grand frère de ma mère.

4. Date anniversaire de la fête nationale de la France.5. Le «cercle» : expression d’origine militaire utilisée par les colons françaispour signifier le cercle qu’ils traçaient une fois réalisée la conquête militaired’un territoire. Cette expression est restée pour caractériser, avant commeaprès la réforme de la décentralisation au Mali, une des trois entités adminis-tratives du pays.

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en passant par les relations entre ses concitoyens etl’administration d’État. J’y ai vu aussi le chef religieux, déposi-taire des reliques de son grand-père, El-Hadj Omar, passer sesjournées à redistribuer aux nécessiteux l’argent qui lui étaitdonné par les pèlerins venus se recueillir dans la mosquée de lagrotte de Déguimbéré 6 ou simplement chercher les bénédictionsdu chef spirituel. Cet environnement a contribué à éveiller trèstôt en moi le sens de l’engagement pour le service et les causespubliques.Ma génération a été aussi une des dernières à bénéficier de la

formation et de l’encadrement civique et moral à l’école et aumouvement des pionniers instauré par le régime de l’Union sou-danaise du rassemblement démocratique africain (USRDA), leparti de l’indépendance. Ce mouvement nous éduquait hors dela famille ; parallèlement à l’école nous y apprenions le civismeet le dévouement pour les causes collectives. Nous y menionsaussi des activités sportives et culturelles. Pendant les vacancesscolaires de Noël et de Pâques se déroulaient les compétitionssportives et culturelles entre les cercles de la région de Mopti.Ces voyages nous permettaient de découvrir, de connaître et denous confronter aux autres jeunes de la région du plateau dogon,du Séno et du delta du fleuve. Ce brassage créait une camara-derie et la reconnaissance de l’autre en dehors de la famille.À l’époque, nous ne sentions aucune différence entre lesDogons, populations majoritaires et autochtones, les autres eth-nies et les Foutankés, descendants des conquérants venus del’ouest, mais qui ont bénéficié de l’hospitalité des populationsautochtones. Le brassage était total, dans les groupes de jeuneset entre les familles, dans le respect de la croyance et del’identité de chacun.

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LE PARCOURS SINUEUX DE L’APPRENTISSAGE ET DE LA FORMATION

à laquelle j’ai obtenu le Diplôme d’études fondamentales (DEF).Ce diplôme m’ouvrait les portes du lycée classique, préparant àdes études supérieures.Le DEF était alors un diplôme prestigieux. Les candidats

n’étaient pas nombreux ; tous ceux qui habitaient les différentscercles de la région de Mopti de l’époque (de Djenné àNiafounké) venaient composer dans les locaux d’un établisse-ment de formation de maîtres dénommé : Cours normal deSévaré. Nous y étions en internat pendant toute la durée desépreuves et des corrections. Les résultats étaient proclamés dansles jours qui suivaient la fin de l’examen. Cette proclamationétait faite en présence d’un grand public et c’était l’occasiond’une cérémonie protocolaire et grandiose. Toutes les autoritéspolitiques et administratives de la région s’installaient dans unegrande tribune érigée dans la cour de l’école centrale de Mopti.Le candidat admis, une fois son nom proclamé, devait passerdevant une foule composée de parents et d’autres élèves sous lesapplaudissements et les bravos. Être acclamé par une foule sinombreuse face à toutes les autorités était un motif de grandefierté et donnait envie d’aller plus loin. J’avais alors 17 ans.Durant toute mon adolescence à Bandiagara, j’ai vu mon

oncle, entouré de ses conseillers, passer plusieurs heures de lajournée à écouter ses concitoyens, à prendre des décisions et sur-tout à chercher à résoudre les divers problèmes qui étaient portésà son attention. Tout se passait dans l’entrée de la vaste conces-sion appelée le «vestibule». Cette salle de délibération séparaitla grande cour de la maison familiale de la rue. C’est ce vesti-bule, occupé en permanence pendant la journée, qui accueillaitle soir nos causeries. Nous y dormions les soirs où les hôtes depassage étaient trop nombreux pour les chambres disponibles, etc’était fréquent. Mon oncle recevait bon nombre de citoyens oud’émissaires des quartiers et autres villages alliés de Bandiagara.J’ai toujours vu ce vieil homme simplement habillé, calme etserein, recevoir, écouter et régler les litiges. Cela allait desconflits de voisinage à la gestion des ressources foncières locales,

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6. C’est le nom du village où est localisée la grotte où El-Hadj Oumar Tall adisparu.

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étudiants de cette période, je ressentais la chute de ce régimecomme une libération et nous n’étions pas surpris outre mesure.Le mécontentement populaire qui se généralisait à l’époque dansle pays le laissait prévoir, d’autant plus que la révolution active,installée à partir d’août 1967, avait engendré d’importantescontraintes pour les populations en général et les jeunes en par-ticulier. Les abus de la milice populaire, véritable armée parallèleau service du parti unique, s’ajoutaient aux multiples pénuries ouprivations pour nous empoisonner la vie et restreindre nos loi-sirs. Mais l’allégresse des premiers mois née des promesses durégime militaire céda rapidement la place à une grande décep-tion. Le coup d’État du 19 novembre 1968 nous avait simple-ment fait passer d’un régime d’encadrement politique etidéologique strict à un régime d’encadrement militaire que lemilieu scolaire et universitaire malien commença rapidement àcontester. C’est ainsi qu’en compagnie de certains camarades dulycée, j’ai fait mes premiers pas dans la lutte syndicale scolaire àpartir des années 1968-1969. En tant que membres du comitéscolaire du lycée, nous recueillions les revendications de noscondisciples et préparions les grèves en cas d’échec des négocia-tions avec la direction du lycée. Ce comité était voué à ladéfense des intérêts de nos camarades, à l’organisation des étudeset des conditions de vie à l’internat. Nous étions censés nouslimiter à une action syndicale, mais la dimension politique pritvite le dessus. C’est bien ce qui fit peur aux nouvelles autoritésmilitaires. Elles n’hésitèrent pas à mater, à plusieurs reprises, lesagitations des élèves et des étudiants, et même à arrêter certainsd’entre nous.Les actions de lutte des comités scolaires, coordonnées par

l’Union nationale des élèves et des étudiants du Mali(UNEEM), étaient menées à l’occasion avec les syndicatsd’enseignants et certains mouvements que nous soupçonnionsd’agir en politique mais de façon clandestine. Dès 1969, c’est-à-dire à peine une année après le coup d’État, tous ces groupes,sous couvert de lutte syndicale, commencèrent à se livrer à un

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LE PARCOURS SINUEUX DE L’APPRENTISSAGE ET DE LA FORMATION

Militantisme syndical et politiquesous la dictature militaire

Mon intérêt pour « la chose publique» s’est surtout affirmé aulycée Askia Mohamed de Bamako où j’ai été orienté à la rentréescolaire d’octobre 1967. Le régime de la Ire République, installéau lendemain de l’indépendance en 1960 et dirigé par le prési-dent Modibo Keita, rencontrait déjà de grandes difficultés.Même s’il était difficile à classer au plan de l’option idéologique,le pouvoir de l’USRDA se réclamait d’un socialisme épousantles réalités de la société malienne. Ce régime, dans une premièrepériode, avait suscité l’enthousiasme et une grande adhésion despopulations. Mais il s’était progressivement radicalisé tant enraison des difficultés politiques et économiques que traversait lepays qu’en raison des luttes internes qui opposaient les révolu-tionnaires aux modérés. Cette lutte au sein du parti aboutit, en1967, à la proclamation de la révolution active. Celle-cis’apparentait à la révolution culturelle de la Chine maoïste.À cette époque, tous les lycéens suivaient obligatoirement, de

la seconde (10e) à la terminale (12e), des cours de formationidéologique. Cette formation consistait principalement en ladécouverte des auteurs marxistes-léninistes et de la penséemaoïste. Le «Petit livre rouge» de Mao était ainsi devenu, pourma génération, un livre de chevet et une référence intellec-tuelle. Les cours d’idéologie marxiste avaient la même impor-tance à l’examen du baccalauréat que la matière principale dechaque section du lycée. Comme à Bandiagara, au lycée Askianous étions engagés dans le Mouvement des pionniers du Mali.Ainsi, nous consacrions une bonne partie de nos vacances sco-laires aux travaux collectifs d’utilité publique. Le régime d’alorsles appelait « travaux d’investissement humain».Le régime de l’USRDA fut renversé par un coup d’État per-

pétré le 19 novembre 1968 par un groupe d’officiers, surtout descapitaines et des lieutenants, et de sous-officiers dirigé par lelieutenant Moussa Traoré. Comme beaucoup de jeunes élèves et

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en cas de bons résultats aux examens ! J’ai donc fait partie d’uncontingent d’une trentaine de jeunes Maliens, qui comme moisortaient pour la première fois de leur famille et de leur pays pouraller poursuivre des études à l’étranger et en France en particu-lier.L’Office de coopération et d’accueil universitaire (OCAU),

un service du ministère français de la Coopération, était chargéde l’accueil des étudiants africains et de la gestion des inscrip-tions dans les filières choisies par le gouvernement. Il nous pré-vint que les lycées préparatoires aux grandes écoles avaienteffectué leur rentrée en septembre. Il nous était donc impossiblede combler le retard que nous avions pris, vu le niveau et lerythme des classes préparatoires, à moins d’accepter de perdreune année scolaire à attendre. On nous proposa alors d’aller fairenotre préparation au concours d’entrée à l’école vétérinaire à lafaculté des sciences de l’université de Rouen. N’ayant pour alter-native que de retourner au pays et aucune idée de ce qu’était lapréparation à un concours pour une grande école, mes compa-gnons d’infortune et moi-même fûmes inscrits en premièreannée dans la filière Chimie/Biologie/Géologie (CBBG) où nousdevions passer, au bout de deux ans, un diplôme d’études uni-versitaires générales (DEUG). Cela nous permettrait au mieuxd’être admis à titre étranger aux écoles vétérinaires dont les plusréputées étaient celles de Maisons-Alfort et de Toulouse, àdéfaut de pouvoir réussir le concours d’entrée.À Rouen, la cité universitaire de Mont-Saint-Aignan où nous

devions loger n’était pas encore ouverte en dehors de quelquespavillons hébergeant les étudiants qui n’étaient pas partis envacances. En attendant, le Centre régional des œuvres universi-taires et scolaires (CROUS) de l’académie de Rouen noustrouva un hébergement temporaire dans une auberge de jeunesseà Rouen. Chacun de nous y avait, pour la nuit, un lit qu’il devaitquitter aussitôt après la toilette du matin. Ainsi chaque matin,après avoir mis nos valises à la consigne à bagages de l’auberge,nous devions déambuler en ville jusqu’au soir suivant où nous y

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véritable harcèlement politique des nouvelles autorités politico-militaires. Nous autres, jeunes lycéens, étions bien loin d’avoirune pensée politique structurée dans cette lutte. Nous y partici-pions, mais comme beaucoup de mes camarades, je pressentaisque la prise du pouvoir par les militaires à partir de 1968 consti-tuait une atteinte grave à la marche du peuple malien vers leprogrès. Les années qui suivirent cette première expérience delutte politico-syndicale lycéenne, véritable école d’engagementet de militantisme, allaient renforcer ma formation politique.

Les années françaises :l’ouverture sur l’Afrique et le monde

En contrepartie de la bourse qu’ils recevaient du gouverne-ment, les admis au baccalauréat n’avaient pas la liberté du choixde leur orientation universitaire. Celle-ci était faite en fonctiondes besoins planifiés du pays en ressources humaines.Convoqué à Bamako, au service des bourses du ministère de

l’Éducation nationale, pendant que j’étais en vacances àBandiagara, j’appris que le gouvernement m’octroyait unebourse d’études pour la France à condition de suivre la formationde vétérinaire. J’acceptais cette condition sans y avoir tropréfléchi. La simple idée d’aller en France pour y faire mes étudesme remplissait d’un bonheur et d’une fierté tels que j’étais prêt àaccepter tous les sacrifices que cela pouvait exiger. Je savais quesi je voulais quitter le Mali, c’était le prix à payer. Alors vétéri-naire, médecin ou chimiste, cela m’importait peu ! L’essentielétait de partir à l’étranger pour faire mes études et à cette époquela France jouissait d’un grand prestige intellectuel.J’avais 22 ans quand je suis arrivé à Paris un matin

d’octobre 1971. La veille j’avais passé une nuit sans sommeil, àfaire des adieux à toute ma famille et à mes amis. À ma mère toutparticulièrement, elle que je n’avais jamais quittée pour une des-tination aussi lointaine et pour un temps aussi long. Les voyagesde retour au Mali étaient prévus seulement tous les trois ans et

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Les étudiants africains que nous avions trouvés à Rouen, bienque peu nombreux, avaient déjà leurs habitudes. Ils connais-saient le campus et la ville. Ils nous servaient, selon les affinités,de guide pour découvrir les habitudes du restaurant universitaireet pour effectuer les formalités d’inscription et autres facilitésd’installation et de découverte du campus et de la ville.Progressivement, je me suis intégré dans la petite communautéafricaine, d’abord celle de l’Afrique de l’Ouest, puis celle desAntilles également très présente sur le campus. Avec le démar-rage des cours, dans l’amphi, j’ai aussi commencé à faire connais-sance avec des étudiants français.Sur le plan universitaire, la première année a été difficile.

Comme pour la plupart des étudiants nouvellement arrivés, ledébut des cours m’a déstabilisé. Je me suis retrouvé dans degrands amphithéâtres de cinq cents personnes, moi qui étaishabitué à des classes de trente à quarante élèves. Il fallaitprendre des notes alors que dans le système scolaire que je venaisde quitter les enseignants nous dictaient les cours. Dans ce grandamphithéâtre, le professeur que j’apercevais au loin utilisait unmicro pour que tout le monde puisse l’entendre. Éprouvantbeaucoup de peine à suivre, j’étais souvent distrait, ne parvenantpas à me concentrer sur ce que disait le professeur et à prendredes notes en même temps. Après ces cours à moitié notés, ilfallait chercher le complément par un travail personnel enbibliothèque ce à quoi je n’étais pas habitué, car nous n’avionspas de bibliothèques dans nos lycées du Mali.J’ai vite compris que cette filière ne me correspondait pas. Un

de mes frères aînés, qui avait fait ses études à l’école vétérinairede Maisons-Alfort, me confirma par ailleurs qu’il serait difficiled’y entrer en passant par l’université. Tout cela me hantait. Trèsrapidement je me mis en quête d’autres filières plus conformes àmes attentes et à mon tempérament. Au cours de cette quête, jefus dirigé vers l’Institut supérieur des techniques d’outre-mer(Istom), sur le campus du Havre. L’Istom, un établissement supé-rieur d’enseignement technique, formait ceux qui se destinaient

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revenions pour nous voir affecter de nouveaux lits le tempsd’une nuit. Dans le groupe de Maliens que nous formions, per-sonne ne se connaissait avant de venir en France, chacunvenant d’établissements secondaires et de villes différents.L’université n’étant pas encore ouverte, nous passions le plusclair de notre temps dans les rues, nous abritant sous les arrêts debus en cas de pluie dans cette Normandie en automne. Souvent,pour changer d’ambiance, nous allions à la gare. Il y avait un peuplus d’animation et nous voyions au moins, de temps à autre,passer des Noirs que nous prenions pour des Africains. Nousdisions bonjour, en espérant un retour, mais ils nous répondaientà peine, courant pour attraper qui son train, qui son car à lasortie de la gare.Ce premier contact avec la France fut très déprimant pour

moi. Issu d’une famille nombreuse, venant d’un pays où toutesles personnes qui se croisent dans la rue se disent bonjour,qu’elles se connaissent ou non, d’une ville où toutes les maisonssont ouvertes, je me retrouvais solitaire dans la grisaille del’automne et sous les pluies incessantes d’octobre. Dans les rues,toutes les maisons semblaient fermées, pour moi inhabitées. Lesnombreuses personnes que je croisais semblaient toujours pres-sées. Elles ne marchaient pas, elles couraient. J’en venais à medemander où les gens que je croisais pouvaient bien aller et si lesmaisons aux volets clos étaient occupées. Cette errance dans lesrues de Rouen entre la gare et l’auberge de jeunesse n’a duréqu’une semaine, mais elle a fini par me déprimer. L’envie m’estvenue à plusieurs reprises d’aller à l’OCAU demander mon rapa-triement.Lorsque les chambres se sont libérées à la cité universitaire de

Mont-Saint-Aignan, c’est avec un grand soulagement que nousavons retrouvé d’autres étudiants africains qui y habitaientdepuis un ou deux ans. En raison de mon ethnie et de monascendance, un groupe d’étudiants venant du Sénégal qui dispo-sait en France d’une forte communauté d’étudiants et de tra-vailleurs émigrés me prit en sympathie.

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l’économie du sous-développement. C’est là que, au contactd’enseignants venant de l’Institut de recherche et d’applicationsdes méthodes de développement (IRAM) de Paris, de l’Afrique,de l’Asie, d’Amérique latine et d’autres organisations françaiseset européennes travaillant sur le Tiers Monde, ma propreréflexion sur le développement de l’Afrique a commencé às’étoffer. Quelques étudiants étaient motivés par la perspectived’une carrière internationale qui se dessinait devant eux enoutre-mer ou par l’envie de partir à la découverte du monde.Mais la majorité des étudiants était là par vocation. Avec la sin-cérité de la jeunesse, ils se destinaient à la coopération. Ils vou-laient œuvrer à matérialiser, à travers cette coopération, unemeilleure solidarité internationale.L’Istom était une école axée également sur la pratique. À la

fin de chaque année scolaire, de la première à la troisième année,les étudiants devaient faire un stage d’application. La dernièreannée était presque entièrement consacrée à un stage pratique àl’issue duquel était présenté le mémoire de fin d’études. À partirdu stage de la troisième année et ce jusqu’à la fin de mes études,je suis revenu faire tous mes stages au Mali, parce que mon idéeétait, dès ce moment, de me familiariser avec les questionsrurales de mon pays.

Faire de la politique pour serviret non pour se servir

Dès mon arrivée en France, l’engagement militant du lycéeAskia s’est naturellement prolongé au contact de mes aînés del’Association des étudiants et des scolaires maliens en France(AESMF) et de la Fédération des étudiants d’Afrique noireen France (FEANF). Cette dernière rassemblait des étu-diants presque tous originaires des anciennes colonies del’Afrique française. Ces associations politico-syndicales assu-raient l’accueil et les premiers appuis aux nouveaux étudiantsafricains dès leur arrivée en France. Parallèlement à l’Office de

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à la coopération avec les pays que l’on appelait d’outre-mer,Afrique, Asie, Pacifique et Amérique latine. La formation se fai-sait selon deux filières, économie et agronomie. Après une for-mation de quatre années, on sortait de cet établissement avec undiplôme d’ingénieur en agroéconomie appelé diplôme d’étudessupérieures des techniques d’outre-mer (Destom). Cette forma-tion technique dans un institut, au sein de promotions d’unetrentaine d’étudiants par an sélectionnés après un concours écritet un entretien avec un jury, se rapprochait beaucoup plus de ceque je voulais et pouvais faire. J’ai vraiment été enthousiasmépar cette perspective. J’ai donc mis à profit mes vacances sco-laires pour préparer le concours de l’Istom.La formation qui associait sciences techniques et sciences

sociales répondait mieux à mes attentes et à mes envies profes-sionnelles. Bien qu’ayant abandonné la filière vétérinaire, j’avaisenvie de travailler sur les questions touchant le monde rural. AuMali, comme dans beaucoup de pays en Afrique, elles étaientjugées essentielles pour le développement.J’ai donc rejoint l’Istom. Cet institut accueillait, au total, une

petite centaine d’étudiants, vingt à vingt-cinq par promotion ; sataille humaine tranchait singulièrement avec l’université. Depar sa dimension modeste et ses objectifs assez pointus, il yrégnait un véritable esprit de camaraderie, qui à vrai dire semanifestait en début d’année scolaire de manière assez brutalepar le bizutage que nous, Africains, ne comprenions pas bien etn’appréciions d’ailleurs que modérément. On nous poussait dansun bassin d’eau froide qui faisait face à l’école. C’était une véri-table épreuve en plein mois d’octobre havrais ! L’Istom se révélaun lieu de grande liberté intellectuelle. On essayait déjà à cetteépoque d’y construire une pensée alternative sur le thème dudéveloppement et particulièrement sur la coopération au déve-loppement. Outre les matières techniques, nos enseignants, despraticiens venant d’univers professionnels très divers, nous ini-tiaient aux différentes problématiques du développement duTiers Monde, à ses rapports avec le reste du monde et à

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notamment la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) et degauche comme le Parti communiste et bien d’autres organisa-tions qui fréquentaient les campus. En dehors de réunions enga-gées, nous organisions des manifestations culturelles etpolitiques et nous nous associons aux luttes syndicales des orga-nisations d’étudiants français. Ils nous rendaient la pareille lorsde nos mouvements de protestation et d’occupation des ambas-sades de certains pays africains. En signe d’engagement auprèsdes couches populaires de nos pays, nous donnions des coursd’alphabétisation dans les foyers et aidions souvent les tra-vailleurs immigrés à accomplir les procédures dans les adminis-trations françaises.J’ai retenu de cette époque que l’engagement pour la défense

d’une cause et la solidarité sont des aspects importants du mili-tantisme. Je me souviens par exemple qu’en 1975, lorsque je dusretourner au Mali faire mon premier stage, mes camarades,connaissant mes activités politiques, s’inquiétèrent de me voirretourner au pays. Il était à cette époque dirigé par un régimepolicier qui pourchassait tous les contestataires. Ils craignaientde me voir arrêter dès que je foulerais le sol malien. Nous étionsconvenus que si je ne donnais pas de mes nouvelles au boutd’une semaine, ils pourraient me considérer comme arrêté etqu’ils se mobiliseraient pour me sortir des mains de la dictaturemilitaire malienne. En fait dès mon arrivée à Bamako, j’ai étéhappé par ma famille que je n’avais pas revue depuis cinq ans etj’ai oublié de donner de mes nouvelles aux camaradesdu Havre ! Heureusement au bout d’une semaine je me suis sou-venu de mon engagement de donner signe de vie à mes compa-gnons de lutte en France. Bien m’en a pris. À mon retour enFrance, ils m’ont informé que mon message était arrivé juste aumoment où ils se préparaient à déclencher une campagned’information sur mon arrestation au Mali.Mon diplôme d’agroéconomiste acquis, j’ai voulu parfaire

ma formation en m’inscrivant à un troisième cycle en déve-loppement agricole à l’Institut d’études du développement

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coopération et d’accueil universitaire (OCAU), elles guidaientnos premiers pas dans les dédales du monde universitaire, parti-culièrement à Paris. Dans la foulée, elle nous assurait un enca-drement politique et nous initiait au militantisme pour la causedes peuples africains en prise avec les dictatures néo-colonialespostindépendance et avec les dictatures militaires qui commen-çaient à s’installer à la suite des premiers coups d’État, au Ghana,au Togo, au Mali, etc.L’encadrement politique que les lycéens de ma génération

avaient reçu avec le mouvement des pionniers et la formation àl’idéologie marxiste m’avaient bien préparé à cette lutte. Nouspassions des nuits entières à discuter et à refaire l’Afrique et leMali dans nos chambres d’étudiants. Les associations d’étudiantsorganisaient de nombreux débats sur tous les campus. Grâce aumouvement étudiant malien et africain, j’ai aussi visité beau-coup de villes universitaires en France : Toulouse, Bordeaux,Clermont-Ferrand, Nice, Bordeaux, Lille… En tant que déléguéde mes camarades africains de Rouen, j’ai ainsi passé des nuitsblanches à participer aux congrès de la FEANF où se retrou-vaient les représentants des associations des étudiants africainsen France. De longues et passionnantes discussionss’engageaient sur les situations politiques, économiques etsociales de nos différents pays. Nous faisions des analyses sanscomplaisance sur les conditions dans lesquelles vivaient lespopulations de nos villes et de nos campagnes. Nous sortions deces congrès avec des orientations sur la conduite à tenir aussibien en France, pendant la vie estudiantine, que lorsque nousretournerions dans nos pays respectifs, une fois nos études ter-minées.C’est donc à partir de la France que mon background idéolo-

gique s’est véritablement construit et que le syndicalisme étu-diant amorcé au Mali au sein du comité scolaire du lycée s’estmué en un militantisme politique nettement marqué à gauche.Pendant les actions de solidarité que nous menions, j’ai souventété en contact avec les mouvements français d’extrême gauche,

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pratique de notre volonté de lier notre sort à celui des peuplesafricains. L’apprentissage de l’engagement au service de causesnationales et internationales, le don de soi pour ses convictions,la capacité de défendre ses points de vue en toutes circons-tances : tels furent les acquis plus que politiques de ma vied’étudiant. Cet apprentissage me servira également dans mapratique professionnelle.

LE PARCOURS SINUEUX DE L’APPRENTISSAGE ET DE LA FORMATION

économique et social (IEDES, université de Paris I). Commel’Istom, cet institut dans la mouvance tiers-mondiste était unpoint de rencontre entre Africains, Asiatiques et Latino-Américains. Les cours d’éminents professeurs d’économie dudéveloppement comme Samir Amin, Emmanuel Aguiri etMarcel Mazoyer, qui avait repris la chaire de René Dumont surl’agriculture comparée à l’Institut national d’agronomie de Paris-Grignon (INA P-G), m’ouvrirent l’esprit à l’économie du déve-loppement et à la problématique de l’évolution des systèmesagraires.Après avoir obtenu le diplôme d’études supérieures spéciali-

sées (DESS) en développement agricole, sur conseil du profes-seur Mazoyer, je me suis orienté vers la recherche enm’inscrivant, pour faire une thèse de doctorat de 3e cycle dans lamême université. Après être resté quelques mois en France pourmes recherches bibliographiques, je suis rentré au Mali en fin1979. J’avais l’intention de poursuivre mes recherches de terrainet de terminer l’écriture de ma thèse de doctorat en développe-ment économique et social dans l’option développement rural.Ces «années françaises» d’études et d’engagement militant

avaient renforcé mes convictions politiques. Pour nous, mili-tants de l’AESMF et de la FEANF, « lier notre sort à celui desmasses populaires africaines» était plus qu’un simple slogan. Ilexprimait la conscience claire que l’Afrique postcoloniale netrouverait jamais sa voie sans un changement capable de mobi-liser ses élites et surtout de concerner toutes les populations ducontinent. Le militantisme pour la cause des peuples africainsm’a aussi ouvert à l’internationalisme à travers les contacts avecles organisations de la gauche française. Car à l’époque, sur lescampus et en dehors du cadre universitaire, les organisationsd’étudiants africains se mobilisaient pour leurs populations, maiségalement pour tous les «peuples opprimés de la Terre». La fré-quentation des foyers de travailleurs émigrés et les coursd’alphabétisation que nous y donnions dans le cadre des acti-vités politiques de l’AESMF étaient déjà un début de mise en

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2.La recherche en milieu rural

et les démarches développementalistes :le temps des désillusions

Le retour au payspour « coller aux masses paysannes»

De retour au Mali en octobre 1979 pour des travaux derecherche en vue de ma thèse, j’avais à peine eu le temps dedéfaire mes malles, que je partis aussitôt dans les villages du suddu pays. Je brûlais d’impatience d’y aller pour comprendre pour-quoi, malgré toutes ses potentialités en terre et en eau, malgrétoutes les connaissances accumulées, mon pays en était encore àse battre pour l’autosuffisance alimentaire qui était déjà lagrande préoccupation de l’époque. Les autorités tentaient, avecbeaucoup de difficultés, de prévenir le spectre de la famine quis’annonçait en faisant appel à l’aide internationale. Mes convic-tions techniques étaient donc intimement liées à mon engage-ment militant : je ne voyais pas de salut pour mon pays en dehorsdu développement des filières de productions et des économiesrurales, donc de la paysannerie rurale.Le concours d’entrée à la fonction publique d’État n’étant pas

encore institué, j’ai commencé à prendre les premiers contacts

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Sikasso-Bougouni, une des composantes de notre programme.L’engagement politique qui sous-tendait ma démarche de tech-nicien me fit prendre de grands risques. Conformément au motd’ordre politique qui voulait que nous autres, étudiants formés àl’étranger, nous nous rapprochions le plus possible des «massesafricaines», dans les villages, je mangeais les mêmes repas etbuvais la même eau que les paysans sans prendre de précautionparticulière. Habitué depuis longtemps au régime alimentaireeuropéen, je fus atteint de dysenterie, amibiase et même d’unebilharziose intestinale dont je traîne, aujourd’hui encore, lesséquelles. Avec le recul, je me rends compte que j’avais l’attitudede l’étudiant engagé politiquement, revenu dans son pays et auvillage et bien décidé à ressembler aux villageois vivant dansune situation inacceptable.

Le transfert des innovations techniquessuffit pour le développement : un leurre !

Le programme de recherche que je coordonnais portait sur lesproblématiques liées à l’introduction des innovations tech-niques en milieu paysan. Les innovations en question étaientmises au point dans des stations de recherche spécialisées partype de spéculations végétales : le coton, les céréales, le riz, etc.Elles étaient donc conçues dans des lieux où les techniques et lesfacteurs de production étaient artificiellement maîtrisés etcontrôlés. Mais ces innovations, jugées performantes en station,avaient beaucoup de difficultés à être adoptées en milieu réel,c’est-à-dire dans les champs des paysans. Notre équipe derecherche partait du constat que le paysan de la zone ne se spé-cialisait jamais dans la production d’une seule culture. Il combi-nait deux, trois, voire quatre types de production quiinteragissaient entre elles et influaient sur le rendement des sols.Les paysans de cette zone, pour minimiser les risques, étaienttous un peu agriculteurs, un peu éleveurs et même souventpêcheurs ou arboriculteurs. Dès lors, le total de la production

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LA RECHERCHE EN MILIEU RURAL ET LES DÉMARCHES DÉVELOPPEMENTALISTES

pour trouver un emploi qui me donne la possibilité de travaillersur la thèse. Je me suis naturellement adressé à l’Institutd’économie rurale (IER). Après notre entretien, le directeur del’IER me proposa d’intégrer un programme de recherche sur lessystèmes de production rurale qui devait démarrer dans la régionde Sikasso au sud du pays. L’objet de cette recherche correspon-dait parfaitement à celle que je consacrais à l’évolution des sys-tèmes agraires sénoufo-miniankas 7 dans la zone dite«Mali-Sud». Elle m’offrait ainsi l’opportunité de comprendre lesraisons de la précarité des filières de production agricole. Parailleurs, la zone Mali-Sud avec tout son potentiel représentait ungrand enjeu pour l’avenir agroalimentaire et industriel du pays.Les premiers effets de la sécheresse se manifestant déjà au norddu pays, et cette zone sud, à bonne pluviométrie et à fort poten-tiel foncier, était sans doute appelée à devenir un pôle deconvergence pour les populations sahéliennes à la recherche depâturages et de terres cultivables.Après une dizaine d’années de séjour en France, j’étais donc,

un mois à peine après mon retour au pays, installé à Sikasso. Jetravaillais dans les trois villages tests que nous avions sélec-tionnés parce qu’ils représentaient trois stades de classification,avancé, intermédiaire et retardataire des systèmes de produc-tion. Il s’agissait des villages de Gladié dans le cercle de Sikasso,de Monzondougou-Koloni dans le cercle de Kolondiéba et deSakoro dans le cercle de Bougouni. L’équipe que j’avais intégréeen tant qu’agroéconomiste regroupait des chercheurs de quatreautres disciplines majeures : agronomie, économie, sociologie etzootechnie, auxquelles d’autres profils pouvaient s’adjoindre enfonction des besoins d’investigation des programmes derecherche. J’étais chargé dans un premier temps des enquêtes etanalyses économiques, puis le chef de programme me proposa decoordonner l’équipe de chercheurs qui travaillait sur l’axe

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7. Les Sénoufos et les Miniankas occupent un territoire situé au sud-est de larégion de Sikasso, à cheval sur le Mali, la Côte d’Ivoire et le Burkina-Faso.Ce sont essentiellement des paysans.

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désherbage à un moment crucial du calendrier agricole. Letemps consacré au sarclage des mauvaises herbes et la capacitéd’un exploitant à sortir ses cultures de l’enherbement détermi-naient, selon nous, la réussite ou l’échec de sa récolte. Or, dansla tradition de cette zone, les paysans faisaient appel pourdésherber leurs champs à des associations de jeunes du village oude la contrée. Celles-ci regroupaient des jeunes gens qui consa-craient leur jour de repos, quand ils ne travaillaient pas dans leschamps de leur famille, à des interventions collectives dans lesautres exploitations qui sollicitaient leur service. Le travail jour-nalier de ces jeunes était rémunéré en nature, un bœuf et unrepas, ou en numéraire, ce qui leur permettait d’organiser unefête à la fin des travaux. Nos enquêtes nous avaient permisd’observer que toutes les exploitations qui avaient un besoinurgent de cette force de travail supplémentaire n’y avaient pastoujours accès au moment souhaité.Notre proposition technique pour ces exploitations fut tout

naturellement d’épandre de l’herbicide. Cette solution en effetsemblait à la fois moins coûteuse qu’une journée de travail, plusefficace et moins fatigante que l’arrachage des mauvaises herbes.Partant de cette hypothèse et suivant notre protocole derecherche, nous installâmes une parcelle test (la moitié duchamp du paysan), sur laquelle fut appliqué notre système basésur l’utilisation de l’herbicide. Nous comparâmes le temps de tra-vail et le rendement à l’hectare de la parcelle traitée et la partiedu champ non traitée, et établîmes un compte d’exploitation. Ilétait, bien sûr, à l’avantage de la parcelle traitée à l’herbicide.Convaincue des bienfaits de notre innovation et soutenue par

les conclusions de nos comptes d’exploitation, l’équipe entrepritune restitution des résultats aux paysans. Lors de la réunion, l’und’entre eux prit la parole. Il reconnut l’efficacité de notre inno-vation au double plan du gain de temps et de l’augmentation durendement, mais il ajouta : «Si je n’utilise pas l’association detravail du village et des villages voisins, je prends le risque derompre une chaîne de solidarité construite depuis longtemps

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finale était fonction de la capacité de ce paysan à mettre de lacohérence dans la gestion de ces multiples facteurs. La questionqui nous était posée était de savoir comment des innovationsmises au point en station de recherche, disponibles pour la vul-garisation, pouvaient être appliquées par les paysans. Il s’agissaitégalement de savoir comment, en amont, la mise au point desinnovations pouvait se faire à partir des préoccupations et desconditions réelles de production des paysans. En d’autres termes,il s’agissait de donner un sens pratique à la recherche agricole enamenant chercheurs et paysans à dialoguer.Il faut préciser que la région de Sikasso dans laquelle interve-

nait le programme de recherches constituait également le cœurde la production cotonnière encadrée par la Compagniemalienne pour le développement des textiles (CMDT). Larecherche sur les systèmes de production dans la zone Mali-Sudme permit de mesurer les limites à long terme d’un système deproduction bâti autour d’une culture de rente, en l’occurrence lecoton. Certes, celui-ci permettait aux paysans d’accéder auxmoyens de production modernes : culture attelée, engrais, herbi-cide, etc., et ces moyens servaient également aux céréales du faitde la rotation des cultures. Par ailleurs, le coton bénéficiait d’unsystème de crédit et d’un dispositif de commercialisation quiprofitait à l’ensemble des exploitations agricoles familiales. Maisles exigences de ce système soulevaient déjà à l’époque des inter-rogations sur la préservation de la qualité des sols restées,aujourd’hui encore, sans réponses satisfaisantes.Nos investigations sur le système de culture dit « intermé-

diaire 8» nous amenèrent à choisir un «paysan-collaborateur»dans le village de Monzondougou-Koloni dans le cercle deKolondiéba, pour expérimenter dans des conditions réelles notreprotocole de recherche. Nous observâmes qu’il existait danscette catégorie d’exploitant agricole une grande contrainte sur le

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8. Un système de production à mi-chemin entre l’intensification recherchéepar les appuis techniques et les pratiques extensives que la recherche veutchanger.

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forte raison de l’utiliser comme animal de trait. Nous avionsalors proposé d’utiliser une charrette tractée par des bœufs, unetechnique utilisée dans d’autres régions du pays pour le transportde personnes. On avait donc fait fabriquer un prototype de char-rette bovine pour le transport de fumier. Il fallait l’expérimenteren même temps que nous mettions sur pied un protocole de testpour l’utilisation de la fumure organique. Il fallait aussi identifierdes paysans pour mener ces tests. En lien avec les enquêteurs quenous avions dans le village, notre dévolu se jeta sur deux jeunespaysans qui nous semblaient remplir les conditions souhaitéesd’ouverture à l’innovation, de courage au travail et qui dispo-saient en outre de grandes superficies dans leurs champs debrousse.La toute première alerte vint quand les enquêteurs nous rap-

portèrent que le village avait décidé d’imposer à nos deux jeunespaysans-expérimentateurs des limites qu’ils ne devaient pasdépasser pour l’extension des parcelles mises en culture. Cettealerte ne souleva aucune inquiétude particulière à notreniveau : nous la mîmes sur le compte de la jalousie que pouvaitsusciter la réussite prochaine de jeunes paysans innovateurs.Mais une seconde alerte plus sérieuse se manifesta le jour où unenquêteur vint précipitamment du village tout alarmé. Un denos «paysans tests» avait quitté le village pour une destinationinconnue avec toute sa famille et le deuxième était accusé d’unefaute «avilissante» qui risquait de le conduire à abandonner levillage à son tour !Je demandai à mon collègue sociologue d’accompagner

l’enquêteur au village pour essayer d’éclaircir la situation. À sonretour du village, il me recommanda d’aller, en équipe plus com-plète, parler avec les anciens du village. Nous avions créé, parnotre choix des jeunes paysans expérimentateurs, un problèmequi avait mis les règles établies du village sens dessus dessous.Nous avions identifié ces paysans-tests sans tenir compte de larègle de l’âge et de la hiérarchie sociale et surtout sans concer-tation avec les autorités villageoises. En particulier, nous

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dans le village et entre les villages. La conséquence pour moisera l’isolement le jour où j’aurai un problème grave, comme unincendie de ma case. Aucun des jeunes du village ne viendram’aider à maîtriser cet incendie et ce jour-là, je risque de payerchèrement la décision de sortir de la chaîne de solidarité du vil-lage.»Nous n’avions pas de réponse à cet argument. L’unique per-

ception que nous avions eue jusque-là du paysan, était celle deproducteur agricole en «oubliant» qu’il était aussi un élémentd’un système social et culturel collectif. Il pouvait difficilements’en exclure en adoptant des innovations parcellaires qui répon-daient à nos préoccupations, mais pas aux siennes ! Depuis, jeme suis juré de ne plus reproduire de comptes d’exploitation telsque je les avais appris à l’école pour évaluer les productions dansle contexte de l’agriculture paysanne malienne.Un autre exemple nous a été fourni à Sakoro, un village où le

système d’exploitation agricole était, selon nos critères, particu-lièrement «en retard 9» : les paysans semaient sur des buttes etn’utilisaient ni fumure organique ni engrais minéraux. En vued’améliorer le rendement des cultures céréalières, nos premierstests portèrent, après quelques mois d’investigations, surl’application de la fumure organique. Mais celle-ci, disponibleaux abords du village, posait la question d’un moyen de transportde grande capacité. Nous leur avions recommandé l’utilisationde la charrette asine, c’est-à-dire tirée par un âne, pour trans-porter le fumier du village vers les champs de mil et de maïs.L’application du fumier disponible permettrait non seulementd’améliorer le niveau de fertilité du sol, mais aussi de mettre laparcelle en exploitation plus longtemps.Quand nous avions évoqué l’utilisation de la charrette asine

pour le transport du fumier aux paysans de Sakoro, ils avaientrépondu qu’ils ne pouvaient pas le faire dans la mesure où l’âneétait le totem du village. Il était interdit d’en posséder un, à plus

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9. Une agriculture quasiment manuelle dans un système de culture dedéfriche-brûlis avec une longue période de jachère.

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technique «moderne» et avec elle ses modes de pensée allaienttout résoudre et tout de suite. Les limites de la logique du trans-fert suivi de l’appropriation me sont apparues de façon aveu-glante durant ces années passées à l’IER. Le transfert detechnologies en soi, quel que soit le nom qu’on lui donne, nerépondait pas toujours aux attentes des producteurs ruraux.Cette expérience dans la recherche en milieu rural m’a révélé

le hiatus existant entre les besoins des paysans, par exemple, dese débarrasser de l’herbe dans leurs champs, et les technologiesdisponibles, en l’occurrence l’herbicide. Techniquement, lasolution était simple et disponible. Mais on oublie que le paysanest impliqué dans un système de production en cohérence avecson contexte socioculturel où la moindre innovation fait bougerles lignes et ébranle les acquis construits depuis plusieurs géné-rations. Le chercheur, lui, une fois son intervention réalisée,repart tranquillement dans son laboratoire. L’expérience de larecherche en milieu réel m’a permis de comprendre que c’est,avant tout, les préoccupations du producteur-paysan qui doiventêtre au centre des objectifs de la recherche en milieu rural et nonla seule volonté d’innovation technique, aussi efficace semble-t-elle !

Derrière les faiblesses de la recherche,les inconséquences de l’administration d’État

Cette première expérience sur le terrain professionnel m’aégalement révélé, de manière plus inattendue, les carences del’administration d’État, en particulier dans sa composantelocale. Cette administration, qui se disait de «développement»,qui se prétendait au contact des populations rurales, se compor-tait plutôt comme une administration d’occupation. Dans lapratique quotidienne, elle ne faisait que perpétuer les rapports etméthodes de l’administration coloniale. Les appellationselles-mêmes demeuraient : ainsi l’administrateur territorial,celui qui représentait l’État, s’appelait-il toujours, et il en était

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n’avions pas cherché à savoir quel était, dans la communautévillageoise, le statut de ces deux jeunes paysans dont le rangsocial ne permettait pas de porter ce genre d’innovation. Ilsavaient donc payé à notre place l’erreur que nous avions com-mise de n’avoir pris en compte que les aspects techniques del’expérience en oubliant complètement les normes internes de lasociété villageoise.Il m’a fallu quelques années pour appréhender la réalité de ce

Mali profond dont je ne mesurais pas toute la complexité.Malgré moi et bien qu’étant de ce pays, j’avais plaqué sur lui uncadre de pensée stéréotypé. J’ai découvert une société ruraledont le fonctionnement codifié n’est pas toujours perceptible aupremier contact. Ce faisant, elle rencontre difficultés et désillu-sions dans ses relations avec le dispositif technique et adminis-tratif de l’État. J’ai alors pris conscience que la rechercheagricole et plus généralement les questions rurales étaient rare-ment pensées, conduites et financées pour répondre aux préoc-cupations et aux besoins des producteurs ruraux. Par exemple, laCommission nationale de la recherche agronomique qui seréunissait tous les ans pour évaluer les résultats de l’annéeécoulée et fixer les priorités pour l’année à venir ne regroupait àcette époque que des chercheurs. L’administration en charge dela recherche n’avait pour souci majeur que sa crédibilité scienti-fique vis-à-vis des systèmes internationaux fixant les normes etles protocoles. Les chercheurs maliens, au demeurant peumotivés du fait de la fragilité de leur statut, n’étaient là que pourassister les expatriés envoyés par les centres internationaux derecherche qui finançaient l’essentiel des programmes. End’autres termes, la recherche agronomique répondait à sespropres questions et à celles des centres internationaux, maisbien peu aux questions des utilisateurs, à savoir les paysansmaliens. À l’époque, le discours à la mode était le « transfert detechnologies ». Il faisait suite à celui sur « l’assistancetechnique» et précédait celui tenu aujourd’hui sur le « renforce-ment des capacités». On pensait, et c’est toujours le cas, que la

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enquêtes d’établir un calendrier local reprenant les grands évé-nements connus : l’année de l’accession du pays à l’indé-pendance, l’année de construction de la grande route proche,etc., en fonction desquels les gens pouvaient plus ou moins sesituer. Ainsi nous disposions d’informations plus précises quecelles des autorités étatiques, ce qui permettait aux villageois decontester les sommes qui leur étaient réclamées. Mais l’envoyéde l’administration n’a rien voulu entendre aux chiffres que jelui donnais, ni à la situation de détresse que connaissait ce vil-lage. J’ai eu beau m’emporter au point de risquer de graves sanc-tions (nous étions sous le régime militaire et s’attaquer à l’un deses agents pouvait mener loin), il arguait qu’il n’était qu’unenvoyé faisant ce qu’on lui avait demandé de faire. Et, à vraidire, il avait raison. Au final, il exigea d’emmener le chef de vil-lage administratif avec lui comme une espèce d’otage. S’il estune chose que cette histoire m’a enseignée, c’est que la commu-nauté villageoise fabrique des paravents entre l’État et elle-même : d’un côté, le chef de village, autorité légitime que tout lemonde consulte et qui est à l’abri ; de l’autre, le chef «adminis-tratif », véritable interlocuteur de l’administration, soumis àtoutes les brimades de cette dernière. J’ai commencé à voir là lespremières manifestations du décalage entre les institutions éta-tiques et les sociétés rurales en Afrique.Les six années passées dans la recherche en milieu rural m’ont

fait plonger dans la réalité du monde rural malien. J’ai tiré de ceretour, presque brutal, dans mon pays un bénéfice sans égal.D’abord, qu’on ne pouvait pas négliger la parole, les savoirs et lestraditions locales. Si on ne les prend pas en compte dans les stra-tégies de changement, elles deviennent un frein, au lieu d’êtreun levier. Le patrimoine d’un peuple est fait de valeurs positivesmais également de handicaps, et c’est en gérant les uns et lesautres ensemble que l’on pourra définir la voie du changement.On parle aujourd’hui du formidable développement de la Chine,mais ce pays est parvenu à ce résultat en assumant sa culture.Confucius l’a enseigné quand il disait en substance : «Un peuple

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généralement très fier, «commandant». Quant aux paysans, ilsn’étaient là que pour exécuter les ordres et payer les impôts sansrecevoir grand-chose en retour.Un incident m’a ouvert les yeux sur cette réalité. J’étais ins-

tallé depuis deux semaines, en mars 1980, dans le village deSakoro avec une équipe d’enquêteurs pour mener des investiga-tions sur la structure des exploitations agricoles de la zone. Encette saison de l’harmattan, ce vent chaud et sec qui souffle duSahara, une épidémie de méningite sévissait. Tous les jours, unefile ininterrompue de personnes conduisait au cimetière de cepetit village où les familles enterraient leurs enfants décédés. Nepouvant assister passif à cette tragédie, j’en informais le chef duposte médical le plus proche, en l’occurrence le Centre de santéde Bougouni. Il fallait qu’ils prennent des dispositions pourarrêter ce que je considérais comme une hécatombe. On merépondit que non seulement il n’y avait pas de vaccins dispo-nibles pour ce village, mais que de surcroît il manquait un véhi-cule pour y aller. Après de multiples discussions et menaces dedénonciation, les vaccins furent finalement trouvés et je mismon véhicule de service à disposition des agents de santé dansl’espoir de sauver ceux des enfants qui pouvaient encore l’être.Mais cette terrible histoire ne s’arrêta pas là. C’était en effet

le moment qu’avait choisi le commandant du cercle deBougouni pour envoyer un «garde de cercle 10 » réclamer le reli-quat d’impôt dont le village était soi-disant redevable. Devant ladivergence qui opposait l’envoyé de l’État et les autorités villa-geoises sur le nombre de personnes imposables, le chef de villageme sollicita pour une médiation. Je venais dans le cadre de montravail de terminer une enquête démographique du village.À l’époque et c’est toujours le cas aujourd’hui, l’absence d’unétat civil fiable empêchait de connaître la date de naissanceexacte des gens. Nous avions pris l’habitude dans le cadre de nos

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10. Nom donné aux hommes relevant de la garde républicaine assurant lasécurité des autorités administratives.

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et institutionnelles héritées de la colonisation ne favorisent pasl’émancipation du pays. Ces institutions et administrationsn’ont fait que chausser les bottes de leurs devancières coloniales.J’ai surtout pris conscience que le premier défi à relever restecelui de la conception et de l’organisation des institutions et deleur ancrage dans le quotidien des populations. Ces institutions,malgré toutes les années écoulées depuis l’indépendance, restentencore en marge des sociétés.

battu techniquement ou économiquement peut se relever, maisun peuple battu culturellement ne se relèvera jamais. » Il estfrappant de voir comment les Chinois pensent en tant queChinois tout en restant ouverts au monde.Le grand point faible de l’Afrique est que ses élites sont dans

un rapport schizophrène à leur culture : d’un côté elles la reven-diquent et n’importe quel Malien est par exemple fier del’histoire, des empires médiévaux et de ses traditions ancestrales,mais de l’autre, elles n’assument pas ce patrimoine. Dès qu’onévoque l’ethnie ou la communauté d’attache, par exemplecomme sphère d’identité, chacun se sent confusément coupablecomme si cela allait à l’encontre du progrès. Mon avis est qu’ilfaut être ouvert au monde, prendre ce qui est utile à la construc-tion de notre modernité, mais le faire toujours à partir de nospropres références et notre patrimoine culturel et institutionnel.Pourquoi, par exemple, ne pas ouvrir un débat public sur le prin-cipe de la prise en compte de la sphère communautaire dans noslois constitutionnelles ? La communauté ethnique ou religieuse,qui reste encore un des tout premiers niveaux de socialisation etl’identité première de la plupart des Africains, est après lafamille le tout premier niveau d’organisation dans les sociétésafricaines. D’autant que chaque Africain s’identifie d’abord parson patronyme qui renvoie toujours à une famille et à une com-munauté. Partons donc de cette réalité et voyons si elle estbonne ou mauvaise pour la construction de notre modernité etnotre insertion au monde. Il faut éviter de prendre systémati-quement en référence le regard des autres sur nous. Comme ditun adage populaire du Sahel : «Si tu te mets devant ta porte nesachant pas où aller, tu trouveras bien un passant qui t’amèneraoù il veut. » Les Africains doivent définir leurs propres perspec-tives pour ensuite négocier les conditions de réalisation de cesperspectives avec le reste du monde.

J’ai également compris, au contact des réalités quotidiennesde l’échelon local du pays, que les constructions administratives

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3.Le développement rural : ma quête du

changement prend de l’ampleur

Les ruptures professionnelles et la confrontationà la problématique du développement

Fort des enseignements accumulés durant ces années derecherche en milieu rural, j’ai décidé d’opérer ma premièremutation professionnelle en 1986. Je ressentais le besoin d’allercomprendre ce qui se passait du côté de l’encadrement adminis-tratif et technique de la promotion des productions rurales.J’avais le sentiment que les difficultés liées au développementdes productions rurales et les réponses à apporter se trouvaientdavantage à ce niveau qu’à celui du producteur. Je fus contactépour le poste de chef du service du suivi-évaluation des actionsde développement dans la région de Kayes et une partie de cellede Koulikoro en remplacement d’un jeune coopérant français enfin de contrat à l’Office de développement intégré des produc-tions arachidières et céréalières (ODIPAC). J’ai accepté sanshésitation, saisissant ainsi l’occasion d’observer et de com-prendre la problématique du développement rural à partir d’uneOpération de développement rural (ODR11) et dans deuxrégions à production agricole marginale et géographiquement

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11. Dans ces années, l’ODR était le modèle d’organisme qui servait à enca-drer les productions agricoles dans les différentes zones rurales du pays.

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l’autorité administrative locale était évaluée. Malheur aux pro-ducteurs et aux autorités des villages qui n’arrivaient pas àfournir les quantités demandées ! Ces pressions et les mesures derétorsion qui les accompagnèrent furent en grande partie àl’origine du rejet du régime USRDA par les populations rurales.Les militaires en tirèrent profit pour justifier leur coup d’État du19 novembre 1968.Lancées au cours de la décennie soixante-dix, les Opérations

de développement rural (ODR), « spécialisées» par type de cul-ture ou par zone, remplacèrent alors l’approche collectiviste durégime de la Ire République. Toutes les filières agricoles : coton,riz, mil, arachide, mais aussi l’élevage, la pêche et les produc-tions forestières eurent droit à leur ODR à grand renfort definancements et d’assistance technique internationaux. L’idéeen était qu’un encadrement technique serré des paysans enamont et en aval de la production agricole ou animale, permet-trait, non seulement l’accroissement de la productivité, maiségalement l’augmentation et l’amélioration de leurs conditionsde vie. Dans toutes les ODR, le schéma technique mis en placeétait identique, à savoir : fournir à crédit les semences, l’engraiset le matériel agricole aux producteurs ; détacher un «encadreurtechnique» auprès des paysans afin de vulgariser les bonnes pra-tiques de production et veiller à leur application correcte ; enfin,acheter la production récoltée en déduisant le montant ducrédit.L’approche de ces ODR spécialisées par filière agricole montra

rapidement, elle aussi, ses limites. À l’image de la question quiavait justifié mes investigations à l’IER, la spécialisation du pro-ducteur par type de culture heurtait de plein fouet la polyculturepratiquée par les exploitations familiales maliennes. Tirant lesleçons des difficultés rencontrées, les ODR spécialisées devin-rent des «ODR intégrées» en élargissant leur objet aux princi-pales spéculations mises en œuvre par les paysans.L’Office de développement intégré des productions arachi-

dières et céréalières (ODIPAC), dans lequel je suis arrivé en

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enclavées malgré leur immense potentiel en ressources natu-relles (sol et eau).L’approche du développement rural au Mali a une longue his-

toire faite de ruptures souvent brutales et de constant retour à lacase départ. Durant les huit années de la IreRépublique qui suivitl’indépendance, le régime socialiste de l’USRDA avait lancéune politique de développement rural consistant à organiser lesexploitations familiales en coopératives agricoles encadrées parla Société mutuelle pour le développement rural (SMDR). Ilétait prévu que l’État soutienne cette dernière en attendant queles coopérateurs aient les moyens d’organiser leur propre systèmed’approvisionnement et de commercialisation de leurs produc-tions. Mais cette option a aussitôt rencontré une grande résis-tance de la part des producteurs ruraux, attachés à leurs petitesexploitations familiales. En réponse à cette résistance paysanne,l’État décida de mettre en place un système d’encadrement strictde toutes les filières importantes, céréales, cultures d’expor-tation, et d’accorder le monopole de la commercialisation desproductions agricoles à l’Office des produits agricoles du Mali(OPAM), sous la surveillance de l’administration publique etdes forces de sécurité. C’est le début des premières opérationsd’encadrement technique des producteurs ruraux que l’onappelle encore aujourd’hui «appui au monde rural» !La première conséquence de ces mesures fut la désorganisa-

tion de la production agricole paysanne. Les prix des matièrespremières agricoles étant fixés par l’administration, les paysansn’avaient plus d’intérêt à augmenter leurs niveaux de produc-tion : ils se réfugièrent alors dans l’autoconsommation et dansl’écoulement du surplus éventuel au marché noir. Très rapide-ment, la désorganisation de la production agricole provoqua parconséquent une crise alimentaire dans le pays. L’État resserraencore le cercle vicieux de la répression : les producteurs et leschefs de villages furent soumis à toutes sortes d’humiliations ; àchaque village était fixé un quota de céréales à produire et àcommercialiser. C’est sur la base de ce quota que l’efficacité de

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tion (PNLCD). Le Mali sortait de plusieurs années de sécheressedans le nord du pays. Celle-ci avait provoqué le déplacementmassif de populations fragilisées : des éleveurs à la recherche depâturages pour les animaux qui avaient survécu et des cultiva-teurs qui avaient dû abandonner leurs terres de culture, faute depluies. Cette migration massive représentait une grande menacepour les terres fragilisées du sud, dont le potentiel avait déjà étéentamé par l’extension de la culture du coton. Autrement dit,c’était l’ensemble de l’écosystème national qui était menacé àterme. C’est pourquoi les organisations internationales se mobi-lisèrent pour venir en appui au gouvernement afin qu’il se doted’un programme de lutte contre la désertification de grandeampleur.L’équipe mise en place pour préparer ce programme était plu-

ridisciplinaire. La mission qui nous était confiée n’était pas unemince affaire. Il fallait parcourir en deux mois et demi un terri-toire de 1250000 km2, par la route, recenser et évaluer tous lesprogrammes de développement dans les domaines agricole, pas-toral, forestier et halieutique, puis proposer un programmeintégré de lutte contre la désertification et de meilleure gestiondes ressources naturelles.Nous y sommes parvenus ! Le programme pluriannuel fut éla-

boré. Il permit le lancement des premières actions d’envergurede lutte contre la désertification. C’est aussi à partir de ce travailque fut formulé le Programme de gestion des ressources natu-relles (PGRN). Il permit, au niveau des communautés de base,de soutenir les actions de gestion des ressources naturelles demanière intégrée avec les productions rurales. Nous avions eneffet observé que la gestion des ressources naturelles, une ques-tion qui aurait dû relever des autorités locales, remontait auniveau central, ce qui entraînait une réelle déresponsabilisationdes populations. Ce faisant, cette étude posa, dans le domaine dela préservation des ressources naturelles non renouvelables, lespremiers jalons de la réforme de décentralisation.

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1986, illustrait à sa manière cette mutation dans l’approche dudéveloppement rural. Cette structure avait succédé àl’Opération arachides et cultures vivrières (OACV), l’un desplus grands scandales techniques et financiers de la politique desODR: mise en place spécifiquement pour la filière arachidière,cette opération avait été le lieu d’un gaspillage de ressourcesfinancières sans précédent. Comme on l’imagine, le passage del’approche spécialisée à l’approche intégrée ne s’était pas faitsans mal : les agents d’encadrement formés selon la premièrelogique éprouvèrent de grandes difficultés à adopter uneapproche intégrée de l’exploitation paysanne.Peu de temps après avoir pris mes fonctions d’évaluateur, les

limites techniques et économiques d’un encadrement serré duproducteur me sont apparues. La course à l’augmentation de laproduction, pour compenser le coût de cet encadrement, se dou-blait d’une course folle à l’augmentation des superficies culti-vées. Les rendements à l’hectare des différentes culturesplafonnèrent rapidement, les paysans n’étant pas en mesure desuivre le système technique fondé sur l’utilisation de grandesquantités d’engrais chimiques et autres techniques d’intensifi-cation. La production agricole finit par croître au fil des années,mais l’objectif d’amélioration des conditions de vie des produc-teurs ruraux et de leurs familles, lui, ne fut pas atteint. Le plusgrave fut que le déboisement croissant pour augmenter les super-ficies mises en culture, la dégradation des ressources forestièresen général, contribua à l’avancée du désert. La désertificationdevint rapidement une préoccupation essentielle pour les auto-rités du pays et les organisations internationales après la séche-resse des années soixante-dix et quatre-vingt.C’est l’urgence d’établir une stratégie permettant de lutter

contre cette « avancée du désert » qui fut à l’origine del’interruption de mon travail à l’ODIPAC au bout d’une année.Le ministère chargé de l’Environnement cherchait à cetteépoque à constituer une équipe de techniciens capabled’élaborer le Programme national de lutte contre la désertifica-

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doute le plus grave, à concevoir le développement comme lajuxtaposition d’une série de projets que j’appelais «prêt-à-porter». J’entendais par là des programmes stéréotypés, dupli-qués en différents points du pays sans prise en compte desparticularités locales, qu’elles soient sociales, culturelles, écono-miques ou géographiques. Pour courte qu’elle fût, environ sixmois, la mission d’étude pour le PNCLD représenta pour moiune sorte de synthèse de tous les enseignements que j’avais accu-mulés depuis mon retour au Mali, et qui m’aideraient au sein dela Mission de décentralisation. Mais d’autres enseignementsm’attendaient au PNUD.

L’entrée au PNUD:la carrière internationale, un refuge idéal

Au cours des réunions au ministère chargé de la Planificationoù je représentais l’ODIPAC et surtout de l’étude PNCLD, j’aicroisé à plusieurs reprises le conseiller technique principal duprojet PNUD d’assistance au ministère du Plan. En 1987, alorsque la mission PNCLD tirait vers sa fin, il me sollicita pour leposte d’expert national chargé de la planification du développe-ment régional et local, au sein du projet qu’il dirigeait. Cetteproposition m’offrait l’occasion de valoriser les enseignementsque j’en avais tirés. J’acceptais aussi bien sûr car cette proposi-tion, émanant d’un organisme comme le PNUD, m’ouvrait laperspective d’une carrière professionnelle prometteuse.Cette position privilégiée me mettait en interface entre le

PNUD et les services gouvernementaux. J’étais chargé en effetd’appuyer l’organisation de la remontée des préoccupationsrégionales et locales afin de conseiller le ministre dans sa plani-fication du développement pour l’élaboration des programmesnationaux. Plus précisément, mon projet était placé auprès dela Direction nationale de la planification (DNP). Ma tâcheprincipale consistait à aider les cadres de la division chargée del’aménagement du territoire à mieux tenir compte de la dimen-

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Mes six années de recherche en milieu rural me permirent demieux comprendre les attentes des paysans, de faire le lien entrecelles-ci et les apports technique de la recherche et d’identifierles dysfonctionnements de l’administration. Ma courte expé-rience à l’ODIPAC me donna l’occasion de juger de la vacuitédes expériences de développement spécialisé des cultures et del’impact négatif que leur intensification pouvait avoir sur les res-sources naturelles. Intervenue comme un prolongement presque«naturel» de ce dernier constat, l’étude PNLCD que je venaisde terminer en 1987 m’avait fait découvrir de nouvelles préoc-cupations liées à l’urgence des questions liées à la gestion del’environnement. La question du territoire venait ainsi des’agréger à la réflexion que j’avais développée au fur et à mesurede mon action. Le tour complet du Mali que je venais de faire etla diversité des actions de développement me firent prendreconscience que le développement exigeait non seulement qu’unlien soit établi entre les différentes échelles du territoire,national, régional et local, mais aussi qu’il était indispensable decroiser des stratégies sectorielles et des stratégies territoriales. Jecompris que faire le développement durable, c’était faire du«cousu sur mesure» et non du «prêt-à-porter» comme cela a étéet est encore malheureusement très souvent le cas jusqu’à main-tenant.Depuis de longues années, les stratégies nationales de déve-

loppement étaient élaborées sur une base exclusivement secto-rielle : l’agriculture, l’élevage, la santé, l’éducation, l’eau, etc. Leterritoire, au sens fort de la disposition spatiale des acteurs et desactivités, ne faisait l’objet d’aucune préoccupation majeure.Cette absence de prise en compte de la logique territoriale étaità la source de nombreuses incohérences des actions de dévelop-pement et de leurs faibles performances. La première consé-quence de cette sectorisation oubliant le territoire, c’était laconcentration de l’effort de développement sur une partie dupays, qui créait un sentiment d’abandon de la part de ceux quin’en bénéficiaient pas. Elle conduisait également, et c’était sans

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permis de construire ma propre vision politique de la décentra-lisation.Jusqu’à mon entrée au PNUD, je n’avais ressenti aucun

malaise à œuvrer dans l’administration de mon pays, même sielle était au service d’un parti-État. À l’époque en effet, tous lescitoyens maliens étaient censés être militants du parti unique. Jem’étais cantonné à mon travail technique. Ainsi j’ai réussi à nejamais être contraint à militer dans l’UDPM. Mais mon hostilitéau régime du parti-État en place n’était un secret pour aucun demes proches. Je profitais d’ailleurs de rencontres publiques ouprivées pour développer des pensées politiques alternatives. Enrevanche, nul ne savait, en dehors de mon épouse, quej’appartenais à un parti clandestin dont la consigne généraleétait de faire avancer la lutte pour la démocratie pluraliste et demobiliser de plus en plus de personnes autour de l’idée del’ouverture démocratique vers le multipartisme. C’est ainsi quenous repérions et nous mobilisions les personnes susceptibles denous rejoindre dans la lutte pour la démocratie pluraliste.Une fois au PNUD, j’ai bénéficié d’un avantage incontestable

sur ce point. La couverture d’une organisation internationalem’offrait une grande liberté de parole sur les initiatives du gou-vernement… Le revers de la médaille, c’est que j’étais censé nepas avoir d’activités politiques ! Quelques collègues de travailavaient fini toutefois par avoir vent de mes engagements. Ledirecteur national de mon projet avait même alerté mon chef àce sujet. Heureusement, mes superviseurs, peut-être par sympa-thie pour mes activités, m’ont toujours couvert. Au point qu’enavril 1991, quelques semaines après le renversement du parti-État, j’ai eu la responsabilité de gérer par intérim le programmedu Fonds d’équipement des Nations unies (FENU) en remplace-ment de la chargée de ce programme, qui venait de rentrer augouvernement de transition comme ministre chargée duDéveloppement rural. À la fin de la transition, le représentantrésident du PNUD me proposa de rejoindre l’équipe deséconomistes du bureau PNUD de Bamako comme économiste

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sion territoriale dans le travail de promotion du développementrégional et local dont elle avait la charge. Avec les fonction-naires du ministère travaillant dans cette division, nous définis-sions les stratégies d’approche du développement territorial,nous mettions en place des méthodes d’analyse et de prise encompte des priorités régionales et locales et surtout des supportsd’investigation et de formation. Très concrètement, je menais, àl’intérieur du pays, des visites trimestrielles dans les régions etsouvent les cercles. J’y formais les membres des comités de déve-loppement 12 aux méthodes d’analyse et de définition des prio-rités territoriales, à la formulation, au suivi et à l’évaluation desprojets régionaux et locaux. Ces visites ont fini de meconvaincre que la décentralisation, en tant que stratégie de ges-tion des affaires publiques, sans être une panacée, était la voie àemprunter pour donner à mon pays et à ses populations unechance d’aller vers le développement.J’ai aussi accompagné les autorités de la IIe République 13 pour

animer des conférences régionales et la rencontre nationale surla décentralisation. Cette question était déjà au cœur des préoc-cupations politiques. Mais la décentralisation que voulait menerle pouvoir de l’époque était totalement différente de celle donton me confia plus tard la préparation dans la mesure où, en cestemps de monolithisme de parti-État, la réforme était penséecomme une démarche administrative d’association des représen-tants locaux à la gestion étatique, plutôt que comme un transfertde responsabilités au profit des populations. Il serait plus juste deparler de «déconcentration». Bien que je ne partageais pas cetteconception, la participation à cet exercice m’a, en quelque sorte,

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12. Ces instances de gestion du développement, qui regroupaient les respon-sables régionaux et locaux des services de l’État, ont été mises en place dansle cadre de la réforme administrative de 1977 et de la réforme de la planifica-tion et de la gestion du développement.13. Mission conduite en 1988-1989 par Bouillé Siby, membre du bureau exé-cutif central de l’Union démocratique du peuple malien (parti-État del’époque) et Issa Ongoïba, ministre de l’Administration territoriale et dudéveloppement local.

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l’intuition de pouvoir y faire une longue et sécurisante carrière.Et voilà que je remettais tout en cause pour ce que d’autresappelleraient une aventure ; c’est-à-dire répondre à l’appel demes compagnons politiques. Je savais donc que ma décision neserait pas facilement comprise.Lorsque le résident du PNUD au Mali me reçut dans son

bureau, nous discutâmes d’abord de la situation politique dans lepays, comme nous avions l’habitude de le faire. Après une tran-sition réputée exemplaire, le Mali venait de réussir, en avril etmai 1992, les premières élections démocratiques et pluralistes deson histoire postcoloniale. Le nouveau président de la Répu-blique et la nouvelle majorité parlementaire pilotée parl’Adéma-PASJ venaient de mettre en place un gouvernement.À l’époque, les pronostics les plus optimistes ne donnaient quesix mois d’existence aux institutions de cette nouvelleIIIe République. Effectivement, elle avait d’entrée frôlé le chaosen se confrontant à une rébellion armée interminable dans lenord du pays. Les crises sociales et scolaires s’approfondissaienttous les jours. L’insécurité s’installait dans les villes et les cam-pagnes. S’est ajoutée en 1994, une dévaluation qui, même si elleétait attendue, n’en fut pas moins brutale. Après vingt-trois années de dictature politico-militaire de 1968 à 1991, lespopulations maliennes vivaient toujours d’énormes difficultéséconomiques et sociales. Les défis et les attentes de l’ère post-dictatoriale étaient aussi au diapason de l’espoir immense né dela période de transition ouverte en 1991 et de la démocratie plu-raliste instaurée en 1992.Mais en homme avisé et discret, le représentant résident du

PNUD, avait fini, après ces longues années de collaboration, partout connaître de mon militantisme politique clandestin. Etpourtant ma position au PNUD m’interdisait tout engagementpolitique visible dans mon pays. Pendant la période de la transi-tion et particulièrement durant la préparation et la tenue de laConférence nationale de juillet-août 1991, il avait souventsollicité mon avis pour toutes les demandes d’appui que lui

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national. J’y suis resté jusqu’en octobre 1993. C’est à cette dateque le nouveau président élu Alpha Oumar Konaré m’ademandé d’accepter de conduire la préparation et surtout la miseen œuvre de la réforme de décentralisation sur laquelle notreparti et lui-même s’étaient engagés.Mes six années au PNUD m’ont permis d’acquérir une vision

d’ensemble des problématiques de développement et de struc-turer mes réflexions sur le développement local. Le travail ausein de la section des économistes du PNUD m’a plus particu-lièrement permis d’approfondir des questions qui s’avèrerontutiles par la suite. J’ai amélioré ma connaissance de l’administra-tion malienne cette fois vue de l’extérieur. J’ai pris conscience del’importance de la place des questions territoriales dans les stra-tégies de développement. Cette période, à travers les discussionsoù je représentais le PNUD, m’a permis des rencontres avec lesdifférentes agences de coopération bilatérales et multilatérales,ce qui me sera d’un grand secours dans la conduite de la réformede décentralisation. Cette période m’a aussi permis d’aborder laquestion du développement à toutes les échelles du territoire àpartir du niveau local. Elle a ainsi nourri ma réflexion surl’articulation des échelles de gouvernance. Ces années-là, et cen’est certainement pas un hasard, ont été aussi celles de monplein engagement politique.

Partir du PNUD pour une aventuredont j’étais loin d’imaginer la portée

Arrivant à mon bureau ce lundi d’octobre 1993, j’avais prisune décision longuement mûrie et partagée uniquement avec unde mes frères et mon épouse Salama : renoncer au poste d’écono-miste au sein du bureau PNUD auquel je venais d’être promuquelques semaines auparavant. Depuis 1987, date de mon recru-tement dans un projet du PNUD comme expert national chargéde la planification régionale et locale, je m’étais progressivementinséré dans cette institution internationale prestigieuse. J’avais

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m’ont beaucoup encouragé et m’ont demandé de me considérercomme «en mission du PNUD auprès du gouvernement». Cetteinvite en forme de soutien sonnait comme une «condamna-tion» à réussir la mission qui m’était confiée, mais elle était sur-tout une source de motivation supplémentaire et une marque deconfiance qui ne se démentirait jamais. Sans le soutien continuet décisif de mes anciens collègues du PNUD, l’aventure de laMission de décentralisation n’aurait pas abouti.

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adressait le gouvernement de transition. Il savait aussi qu’en tantque membre fondateur du parti désormais majoritaire, j’étais unproche du président de la République élu.Mais quelle ne fut pas sa surprise en parcourant la lettre lui

annonçant mon intention de renoncer au poste d’économistenational du bureau pour aller travailler pour le gouver-nement ! Mes camarades politiques me demandaient d’accepterde diriger la conception et la préparation de la mise en œuvre dela réforme de la décentralisation tant attendue par les popula-tions maliennes. Pour moi il était donc inconcevable de ne pasrépondre à l’appel de mon parti car nous concevions tous ladécentralisation comme la première étape de la construction duMali nouveau dont nous avions longtemps rêvé. En portantnotre candidat à la présidence de la République, en donnant lamajorité des députés à notre parti, dans mon analyse, la popula-tion malienne venait de nous donner les moyens de réaliser cerêve.Je comprenais son étonnement, ce fut aussi celui de tous mes

parents et amis, à l’exception de mon épouse et de mon frère quime connaissaient et partageaient les mêmes engagementspolitiques. Au Mali comme dans beaucoup de pays africains, leparcours « socialement correct» des agents de la haute adminis-tration consiste à quitter l’échelon national pour rejoindre lafonction publique internationale. Lorsqu’elle leur ouvre sesportes, elle leur garantit un plan de carrière et la sécurité profes-sionnelle et matérielle. Dans bien des cas, la haute fonctionpublique internationale a même servi de tremplin pour se faireparachuter à des fonctions politiques de premier plan dans lepays. En démissionnant, c’est à tout cela que je renonçais.Je décidais donc ainsi de me lancer dans la grande aventure de

la construction politique du Mali nouveau. Un chroniqueurpolitique14 dirait plus tard que cette construction visait à« rendre son âme au Mali profond». Mes collègues du PNUD

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14. Toumani Djimé Diallo, dans l’édition spéciale de la revue Le Démocratemalien consacrée à la décentralisation en juillet 1995.

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4.La permanence du combat politique

Les origines de l’engagement partisan

Durant toutes ces années, j’ai continué les activités militantesqui avaient commencé entre les murs du lycée Askia et s’étaientdéveloppées durant mon séjour en France. Dès mon retour auMali et mon entrée dans la vie active, elles ont fait partie inté-grante de mon existence. Je dirais même que mes activités pro-fessionnelles n’ont fait que renforcer le lien entre mespréoccupations techniques et ma quête du changement. C’est celien qui m’a conduit à poursuivre mon engagement politique,d’abord comme sympathisant puis comme militant au sein duParti malien du travail (PMT). L’histoire de ce parti d’obédiencemarxiste, né d’une scission de la branche soudanaise du Partiafricain de l’indépendance (PAI), renvoie aux origines del’indépendance du Mali. Elle explique également la lutte inces-sante qu’il a menée durant les années USRDA (1960-1968), ducomité militaire (CMLN) et du parti-État (UDPM) (1968-1991) pour l’instauration de la démocratie pluraliste.Le 28 septembre 1958, le général de Gaulle décide d’organiser

un référendum appelant les Africains à se prononcer sur leurintégration dans la communauté française. Cette dernière rem-placerait l’ancienne «Union française» et ouvrirait la voie à une

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nécessité du changement politique pour sortir les populationsdes affres du sous-développement. En 1986, nous nous retrou-vions avec des amis, un soir par semaine, au domicile de cheikhMouctary Diarra où sous le prétexte de partager un «Tô16»,nous échangions nos points de vue et nos analyses sur le pays.Bien qu’apparemment composite, le noyau de ce groupe, je l’aisu plus tard, était constitué de militants du PMT. Lors de ces ren-contres, les responsables du parti qui étaient parmi nous ne secontentaient pas de discuter de la situation nationale et inter-nationale, ils faisaient également passer les mots d’ordre duparti. Surtout, ils profitaient de ces rencontres pour identifierd’éventuelles recrues.

L’entrée en clandestinité :«Tu mérites d’être un militant »

C’est ainsi qu’un jour d’avril 1987, cheikh Mouctary Diarrame confia qu’il était depuis plus d’un an chargé de suivre mesactivités. Il était désormais mandaté par la direction du PMTpour me demander d’en devenir un militant. Il m’invita à réflé-chir quelques jours en m’indiquant tout ce qu’impliquaitd’entrer dans un tel parti, luttant contre le régime militaire,donc clandestin. Quand je lui signifiai, quelque temps après,mon accord, je découvris aussitôt ce que recouvrait la lutte poli-tique clandestine, le fonctionnement cloisonné et la rigueurdans le recrutement des militants. Il me demanda de lui donnerun nom qui serait mon pseudonyme et je choisis un peu parhasard «Zan», un prénom d’origine bamanan, que l’on donneen général au deuxième fils d’une femme. Puis il m’indiqual’identité de la personne avec laquelle je devais prendre contactpour rejoindre la cellule du parti à laquelle j’allais appartenir.Chaque cellule, qui se réunissait une fois par mois, regroupait

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autonomie renforcée des colonies au sein de cette communauté.Des militants du PAI-Soudan avaient appelé à voter «non» auréférendum, position contraire à celle de l’Union soudanaise durassemblement démocratique africain (USRDA). C’est le «oui»qui l’a finalement emporté au Soudan. En raison notamment desprises de position de certains de ses militants lors du référendumde 1958, le PAI-Soudan a été combattu par l’USRDA, déjà aupouvoir dans la République autonome du Soudan (1958-1959).C’est cette pression et le ralliement de certains de ses militantsà l’USRDA en novembre 1959 qui ont conduit à la scission duPAI-Soudan et à la naissance du Parti malien du travail(PMT) 15.Dans les faits, le PMT aura presque toujours travaillé dans la

clandestinité, parce que les partis politiques, qui ont dirigé lepays de l’accession à l’indépendance en 1960 à l’ouverture versle multipartisme après les événements de mars 1991, n’ontjamais toléré l’existence d’autres partis politiques sur la scènepolitique malienne.Un tel contexte politique conduisit le PMT à privilégier

constamment la lutte pour l’instauration d’une démocratie plu-raliste. Le projet politique du PMT puisait aussi à la source desprincipes du marxisme et il prônait une société plus juste oùl’intérêt général l’emportait sur les intérêts particuliers et contrel’accumulation des richesses du pays au profit d’une minorité.C’est pourquoi le PMT invita constamment ses militants à unengagement politique fondé sur les valeurs de solidarité, de par-tage et de justice. Travaillant dans la clandestinité, les dirigeantsdu PMT identifiaient, suivaient et recrutaient les militants qu’ilsestimaient engagés dans la défense des causes populaires etdignes de confiance.Après mon retour au pays, j’avais entamé mes activités sans

faire grand mystère de mes convictions personnelles quant à la

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15. La Contribution du Parti malien du travail à l’installation de la démocratie plu-raliste au Mali, Abdramane Baba Touré et Kadari Bamba, Éditions Jamana,2002.

16. Un mets traditionnel malien fait à partir de la farine de mil, de sorgho oude maïs avec une sauce de feuilles.

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tranquillité. Ce lieu devint très vite un centre d’attraction aussibien pour les intellectuels que pour les personnes des classespopulaires, en particulier les jeunes. Tous venaient écouter lesconférences-débats, organisées souvent en collaboration avec lecentre Djoliba ou le centre culturel français, sur des thèmes tou-chant à tous les domaines de la vie publique. C’est dans ce cadreque nous avons reçu des auteurs comme Axelle Kabou 19 etDaniel Etounga Manguellé 20 pour des conférences qui sont res-tées longtemps dans les mémoires.C’est également au sein de Jamana que nous avons vécu sans

doute l’un des plus grands moments de notre engagement col-lectif pour la liberté d’opinion et d’expression : la création dupremier journal indépendant du Mali, Les Échos. Dans la maté-rialisation de ce projet longuement mûri, la tâche qui m’étaitimpartie était de travailler sur la faisabilité financière du journal.Il fallait savoir comment l’alimenter, orienter la ligne éditorialepour éviter une fermeture brutale par les autorités, oùl’imprimer, comment le vendre et à quel prix pour qu’il ne soitpas éphémère et qu’il soit accessible à tous les Maliens. La légis-lation faisant obligation d’avoir comme rédacteur en chef unjournaliste de formation, ce qu’aucun d’entre nous n’était.L’arrivée de Tiégoum Boubèye Maïga, tout fraîchement sortid’une école de journalisme de Dakar, sauva la situation. La sortiedu premier numéro des Échos eut lieu le 17 mars 1989, jour anni-versaire de la mort d’Abdoul Karim Camara dit «Cabral»,leader étudiant assassiné par les tortionnaires du régimemilitaire.

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une dizaine de personnes maximum et devait se scinder en deuxdès qu’elle dépassait cet effectif. C’est ainsi que je commençaiune lutte politique clandestine consistant à suivre et à analyserl’évolution du contexte politique national et international, àrédiger et à distribuer des documents, des appels à mobilisationet à prendre des positions en réunions politiques élargies. Enmontant dans la hiérarchie du parti, je finis par devenir membrede la coordination du parti pour le district de Bamako.

La coopérative Jamana : des combattantspour la liberté et la démocratie

C’est durant cette période que j’ai fait la connaissance ducamarade Alpha Oumar Konaré, lui aussi militant du PMT. Ildirigeait alors la coopérative culturelle d’édition et de diffusionJamana 17. Cet espace d’expression culturelle servait aussi decouverture à la lutte politique contre le parti-État. Et l’on peutdire que Jamana a largement contribué à la chute de la dictaturemilitaro-politique. Alpha ne disait-il pas que si Jamana avaitdemandé à figurer dans le Comité transitoire pour le salut dupeuple (CTSP) qui a dirigé la période de transition (1991-1992)après la chute de la dictature, aucun Malien n’aurait été choqué.Avec d’autres camarades 18, le PMT nous avait demandé de

nous investir aux côtés d’Alpha et du regretté Abdoulaye Barry,lui aussi dirigeant de Jamana pour l’animation de la coopérative.J’avais en particulier la charge d’un espace d’expression et dedébat que la coopérative avait créé et auquel était jointe unelibrairie. Nous disposions aussi de quelques salles dans lesquellesnous organisions des conférences publiques, des animations cul-turelles ou des expositions sur des thématiques politiques.L’espace était aussi doté d’un centre de documentation où desétudiants et des chercheurs venaient travailler en toute

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17. «Le pays», dans plusieurs langues du Mali.18. Mme Diakité Sananba Sissoko, Mme Traoré Saly Tamboura et Salama.

19. Auteur du livre Et si l’Afrique refusait le développement ?, L’Harmattan,1991.20. Auteur du livre L’Afrique a-t-elle besoin d’un programme d’ajustement cul-turel ?, Éditions Nouvelles du Sud, 1991.

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démocratique (CNID), une autre association créée égalementpar des militants de mouvements clandestins et d’autres démo-crates. Toutes ces organisations ont convergé pour créer leMouvement démocratique malien, qui a été le fer de lance desévénements de mars 1991 qui ont conduit au coup d’État et aurenversement de la dictature politico-militaire de l’UDPM/CMLN.

Le Mouvement démocratique entraîna une grande partie dela population urbaine dans des marches contre le régime. Endécembre 1990 et en janvier-février 1991, des manifestationsviolemment réprimées eurent lieu à Bamako et dans d’autresvilles de l’intérieur du pays. En mars, ce furent les « journéesfolles» au cours desquelles survinrent des affrontements généra-lisés entre manifestants et forces de l’ordre, l’armée ouvrant lefeu et faisant de nombreuses victimes. C’est alors que, dans lanuit du 25 au 26 mars 1991, un groupe d’officiers supérieursarrêta le général Moussa Traoré et mit fin à la IIeRépublique. Cegroupe d’officiers, le lieutenant-colonel Amadou Toumani Touréen tête, est venu spontanément à la rencontre des dirigeants desorganisations du mouvement démocratique à la bourse du tra-vail, quartier général du Mouvement démocratique et point dedépart de toutes les marches. Les officiers du Comité de réconci-liation nationale (CRN) et les organisations du Mouvementdémocratique ont alors convenu de la mise en place du Comitétransitoire pour le salut du peuple (CTSP), qui dirigea la transi-tion avec Amadou Toumani Touré comme président et chef del’État. Le CTSP mit en place un gouvernement de transitiondirigé par Zoumana Sacko, un ancien ministre des Finances dela période de l’UDPM qui avait donné sa démission avec grandfracas suite à un désaccord avec le président Moussa Traoré. Lesautorités de transition gérèrent le pays jusqu’à la Conférencenationale qui, quatorze mois plus tard, institua les textes fonda-mentaux de la IIIe République, comme la Constitution et laCharte des partis qui instauraient le multipartisme intégral au

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Que les «mille fleurs » de la démocratie malienneéclosent

Au tout début des années quatre-vingt-dix, la contestationpolitique a pris réellement corps au sein d’un mouvement démo-cratique dans lequel le PMT tenait une place prépondérante,mais toujours clandestine. Pour élargir la base de la lutte, lePMT a fait la jonction avec d’autres partis en clandestinité pourcréer un rassemblement appelé Front national démocratique etpopulaire (FNDP). C’est dans ce cadre qu’a été rédigée unelettre ouverte au président Moussa Traoré pour réclamer unchangement politique. La principale revendication étaitl’ouverture vers le multipartisme. Le renversement du régimen’était pas l’objectif immédiat, nous voulions simplement qu’ilaccepte de reconnaître la liberté politique d’agir aux partis exis-tants ou à créer. Face à son refus qu’il cachait en nous offrant « ladémocratie dans le parti », nous avons alors cherché dans lalégislation existante un moyen d’agir ouvertement et avonstrouvé une loi datant de l’époque coloniale dite loi 1901, sur laliberté d’association. Nous nous sommes appuyés sur cette loipour créer une association à caractère politique et s’affichantouvertement comme telle. Ce fut l’Alliance pour la démocratieau Mali (Adéma), créée en octobre 1990, et contre laquelle lepouvoir politique ne pouvait pas agir légalement. Cette associa-tion regroupait des opposants à la dictature politico-militaire.Elle regroupait au sein du Front démocratique et populairemalien (FDPM) différentes formations clandestines dont unebranche clandestine de l’USRDA qui avait été dissoute après lecoup d’État de 1968, le Parti malien pour la révolution et ladémocratie (PMRD), et bien sûr le PMT. À ces partis issus de latrajectoire clandestine se sont associés des démocratesn’appartenant à aucune formation politique, l’Association desélèves et étudiants du Mali (AEEM), les syndicats des tra-vailleurs, le barreau et de multiples associations de jeunes.Quelques jours plus tôt était né le Comité national d’initiative

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Koulouba 21, a abrité la résidence et les bureaux des gouverneursdu Soudan français 22, lorsque la capitale de cette colonie a ététransférée de la ville de Kayes à celle de Bamako. Le choix de cetemplacement par l’administration coloniale s’expliquait par leclimat plus sain, moins chaud et les facilités que le lieu offraitpour sa défense 23. Après le départ des Français en 1960, les pré-sidents de la République du Mali indépendant s’y sont succédé.Tout en respectant le style architectural d’origine, des transfor-mations à différentes époques ont embelli, adapté, cet héritagecolonial aux besoins d’un État moderne 24. Une démarche quel’on n’a pas toujours su adopter dans d’autres domaines, notam-ment celui des institutions publiques, j’aurai l’occasion d’yrevenir… Toujours est-il que pour tous les citoyens maliens, lepalais de Koulouba est le symbole de la souveraineté nationale,le siège du pouvoir, la résidence du président de la République,chef de l’État et surtout le centre d’impulsion de toutes les déci-sions politiques, administratives, militaires, économiques, cultu-relles et sociales engageant le présent et l’avenir de la nation.Au cours du repas, Alpha attaqua le sujet pour lequel il

m’avait demandé de venir : les accompagner lui et le parti, dansla réalisation d’un volet essentiel de notre projet pour le Mali, lapréparation et la mise en place de la réforme de décentralisation.Il me rappela mes longs plaidoyers en faveur de cette réformequand nous parlions de nos ambitions pour le pays. Je n’avaisdonc pas le choix ! Quand un président de la République qui estaussi un camarade avec lequel j’ai cheminé plusieurs annéesdans la lutte politique et au sein de la coopérative culturelle etd’édition Jamana, demande un tel engagement pour une missionaussi importante, il ne peut y avoir d’autre réponse que oui !

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LA PERMANENCE DU COMBAT POLITIQUE

Mali. Le Mali démocratique et pluraliste était né. L’ouverturedémocratique tant réclamée et qui coûta des centaines de viesvenait enfin de se réaliser. La démocratie pluraliste au Mali avaitété le fruit de la longue lutte de plusieurs générations de com-battants de la liberté.Quelques mois après l’ouverture démocratique et

l’instauration du multipartisme, l’association Adéma, sans sacomposante RDA qui décida de la réhabilitation de l’ancienparti d’avant le coup d’État, devenait le Parti africain pour lasolidarité et la justice, l’Adéma-PASJ. Le sigle «Adéma» a étégardé pour témoigner du rôle de l’association du même nom.

En tout état de cause, la chute de la dictature en 1991 avaitété l’aboutissement d’un combat politique qui venait de loin. Etla victoire d’Alpha aux élections présidentielles et du PartiAdéma-PASJ aux législatives qui ont suivi en 1992, était lesigne que notre lutte politique n’avait pas été vaine. En ce quime concerne, j’étais toujours au PNUD. Je ne savais pas encorequ’une nouvelle aventure militante, tout aussi engagée, allaitm’amener à rejoindre mes camarades dans la gestion des affairespubliques. Elle me donnerait la formidable chance de mettre enpratique tout ce que mes années d’engagement professionnel etpolitique m’avaient permis d’accumuler et d’en tirer, en retour,de nouveaux enseignements.

Accomplir la mission que mes camaradesme proposent

Quelques jours avant ma décision de quitter le PNUD, cheikhMouctary Diarra m’avait transmis une invitation à déjeuner aupalais de Koulouba du nouveau président de la République. Cedéjeuner fut la première occasion pour moi de mettre les piedsdans ce haut lieu, symbole de la République. Construit au débutde la période coloniale par le gouverneur William Ponty, cepalais, qui a fêté ses 100 ans en 2005 et qui est situé à

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21. Koulouba, quartier de Bamako dont le nom signifie en langue bamanan« la grande colline».22. Le nom que la France coloniale avait donné au Mali actuel.23. Documents et interventions du professeur historien Bakary Kamian.24. Idem.

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pensée comme un processus de longue durée, selon uneapproche transversale à toutes les autres missions de l’État. Lechoix d’une structure ad hoc sous la forme d’une administrationde mission travaillant sur la base de mandats chaque fois renou-velés pour une durée déterminée semblait dès lors le plus perti-nent. Le mandat était ainsi susceptible de changer avec le tempsen fonction de l’évolution du processus. Le Conseil des ministresqui suivit notre entretien adopta deux décrets. Le premier créaitla Mission de décentralisation (MDD) pour une durée d’uneannée en précisant son mandat et en la rattachant au ministred’État chargé de l’Administration territoriale et de la décentra-lisation (MEATD). Le second décret me nommait chef de cettemission, avec le rang de conseiller technique du ministre.Les premiers jalons de la longue marche vers la naissance du

Mali décentralisé venaient d’être plantés. Il fallait maintenantmettre en place l’équipe qui assumerait le mandat confié à laMDD. Ainsi commençait à se réaliser un engagement du prési-dent et du parti, mais aussi une recommandation de laConférence nationale de juillet-août 1991.Chef formel d’une mission encore largement virtuelle, je

commençai à travailler à mon domicile, ne disposant d’aucunlocal au ministère de tutelle. Les premières initiatives à prendred’urgence étaient de constituer une équipe et de mobiliserquelques moyens financiers et matériels pour démarrer le travail.Le mandat donné par le gouvernement prévoyait expressémentque la mission s’engageait pour une première période d’un an àtravailler à l’élaboration d’une proposition de réforme concertéeavec toutes les couches de la société malienne. Autrement dit, ilme fallait impérativement trouver des personnes ressources com-pétentes, expérimentées et acceptant non seulement le carac-tère «précaire» de la mission mais aussi l’esprit «missionnaire»du travail attendu. J’entends par là que ces personnes devaientse sentir fortement engagées par l’ampleur de la tâche et lesattentes politiques et populaires que la mission ne manqueraitpas de susciter. Il fallait aussi que ces personnes, sans avoir

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LA PERMANENCE DU COMBAT POLITIQUE

J’avais une conscience claire de l’importance des défis àrelever. Deux points me semblaient essentiels pour y parvenir : lesoutien constant et engagé de tous mes camarades et tout parti-culièrement du président lui-même et la liberté d’initiative. Celane signifiait nullement que je souhaitais ne pas être contrôlé. Jevoulais simplement disposer de marges de manœuvre dans unemission que je devinais délicate et difficile. Le président medonna toutes les garanties sur ces deux points, et son soutienengagé, par la suite, ne s’est jamais démenti.Puis nous avons commencé à discuter de la nature de

l’institution susceptible de porter cette réforme audacieuse.Nous étions tous les trois, cheikh Mouctary, le président et moi,convaincus que la création d’un ministère spécifique à la décen-tralisation portait le risque d’une sectorisation de la réforme.Nous la concevions au contraire comme un projet politiquevisant à amorcer notre vision du «Mali nouveau». La concep-tion et la préparation de la mise en œuvre de la décentralisationdevaient prendre, pour nous, la forme d’une «administration demission» dotée d’une grande autonomie d’initiatives, mais suffi-samment ancrée au sein de l’administration d’État pour ne pasapparaître comme étant un corps étranger. Bien sûr ce n’était pasl’avis des spécialistes du Secrétariat général du gouvernement.Ils pensaient qu’une administration de mission n’était pas denature à porter une responsabilité qui devait, selon eux, revenirà une structure administrative plus pérenne. Pour eux, il fallaitdonc se conformer à la nomenclature existante en créant un ser-vice national rattaché à un ministère. Le compromis consistafinalement en la mise en place d’une administration de missionnommée «Mission de décentralisation». Elle fut rattachée auministère chargé de l’Administration territoriale et de la sécuritéqui avait dans le passé conduit toutes les réflexions sur la décen-tralisation administrative. En effet ce thème n’était pas nou-veau, comme j’aurai l’occasion de le préciser plus tard.Le président de la République et moi-même étions d’accord

sur le fait que la mise en œuvre de la décentralisation devait être

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Deuxième partie

Les enseignements de la pratique

nécessairement d’engagement politique partisan, soientconvaincues de la nécessité du changement. C’était la substancedu mandat qui nous était donné.Je me suis mis ainsi en quête de collaborateurs pour réunir

toutes les compétences nécessaires à la mise en œuvre du projetde décentralisation. J’ai très tôt pris conscience que l’accession àl’indépendance à partir de 1960 n’avait été que la premièreétape du long processus d’émancipation que les peuples africainsétaient appelés à poursuivre. La vague de démocratisation encours sur tout le continent ne marquera certainement pas la finde ce processus. Cette longue quête doit être poursuivie etapprofondie. Dans cette perspective, le retour au local, qui est laracine du continent, retour que symbolise la décentralisation,peut contribuer à hisser l’Afrique à la hauteur de tous les autrescontinents et lui permettre d’être partie prenante, en toute éga-lité, de la gestion des affaires du monde à partir de ses propresvaleurs et références.

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1.La décentralisation ou « le retour de

l’administration à la maison»

L’âme du pays profond

La décentralisation en cours au Mali est le fruit d’une longuehistoire dont les composantes sont à la fois exogènes et endo-gènes. Exogènes puisque le pouvoir colonial français, après avoirprocédé par conquêtes successives, a cherché à unifier et à uni-formiser la gestion administrative de vastes territoires conquis.Les villages ou groupes de villages soumis étaient réorganisés encantons et en subdivisions qui composaient le «cercle 1». Ainsifut progressivement centralisée la gestion administrative desvastes territoires conquis. Les cercles regroupés constituaient lesdifférentes colonies de la France d’outre-mer qui à leur tourétaient regroupées dans de grands ensembles régionauxdénommés : Afrique occidentale française (AOF) et Afriqueéquatoriale française (AEF). Chaque ensemble régional étaitadministré par un gouverneur général siégeant à Dakar pourl’AOF et à Brazzaville pour l’AEF.

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1. Nom donné à la circonscription administrative dans les colonies suite à laconquête coloniale.

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gigantesque, puisque son influence s’étendait selon les historienssur une partie du Ghana et du Nigeria actuel. Durant des siècles,toutes les provinces qui composent ces empires se trouvaientsous la tutelle administrative et politique d’un empereur (Mansapour le cas de l’empire du Mali) qui, s’il avait des attributionsprécises, reconnaissait à son tour à chaque province et à son chefdes pouvoirs, des ressources et un patrimoine propres.Les grands empires soudano-sahéliens décentralisés tiraient

leurs ressources essentielles du commerce transsaharien caravant la découverte des côtes atlantiques par les navigateurseuropéens, les échanges de l’Afrique avec le reste du monde sefaisaient surtout à travers le Sahara. Le rôle dévolu aux pouvoirsfédérateurs de l’empire était la sécurisation des voies d’échangeindispensables au bon fonctionnement des circuits commer-ciaux. D’où l’obligation pour l’empereur de respecter les préro-gatives de chaque chef de province pour la pérennité de l’Empiredans son ensemble. Chaque fois que le contrôle des voies de cecommerce à travers le Sahara s’est affaibli, l’Empire a étédémembré. Aucun pouvoir de cette époque n’a tenté de centra-liser la gestion des territoires qu’il administrait. D’ailleurs jusqu’àaujourd’hui, chaque village ou fraction nomade de cet espacesoudano-sahélien choisit son chef selon ses propres usages etcoutumes.C’est pour cela que j’affirme, comme beaucoup d’autres, que

les principes de la gestion décentralisée trouvent leurs racinesdans le patrimoine institutionnel des communautés de cetterégion. C’est le pouvoir colonial qui a centralisé la gestion desterritoires suite aux conquêtes militaires et c’est pour cetteraison que les populations soudano-sahéliennes ont toujourséprouvé les plus grandes réticences envers la centralisation de lagestion des affaires publiques. L’État colonial et son dérivé,l’État-nation postcolonial, qui ont symbolisé la gestion centra-lisée, ont toujours suscité une méfiance et même un rejet de lapart des populations rurales et urbaines qui ont encore dumal à devenir des «citoyens». Pour toutes ces populations, la

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LA DÉCENTRALISATION OU «LE RETOUR DE L’ADMINISTRATION À LA MAISON»

Cette centralisation de la gestion administrative des colonieset des grands ensembles régionaux africains a très vite montréses limites. C’est la raison pour laquelle, après la seconde guerremondiale, une loi-cadre a aidé à décentraliser, mais surtout àdéconcentrer l’administration des ensembles régionaux et à res-ponsabiliser les gestionnaires des colonies. La loi-cadre a notam-ment installé les assemblées territoriales en vue d’associer lesélus des populations des colonies à la gestion publique. Dans lescolonies françaises, l’érection progressive des grandes etmoyennes villes en communes de plein ou de moyen exercice adonné le coup d’envoi de la décentralisation de la gestion admi-nistrative que l’accession à l’indépendance des territoires aucours des années soixante n’a pas fait beaucoup avancer.L’accélération des processus de démocratisation à la sortie des

conférences nationales des années quatre-vingt-dix et les fai-blesses des capacités de gestion des administrations centrales à lasuite des programmes successifs d’ajustement structurel et lestroubles politico-militaires qui ont suivi ont donné un nouveausouffle aux processus de décentralisation sur tout le continent etparticulièrement en Afrique de l’Ouest.La quête de la décentralisation en Afrique de l’Ouest com-

porte aussi une composante endogène qui doit être placée aucœur de toutes les démarches décentralisatrices actuelles si onveut en expliciter les fondements réels. Les pays contemporainsque sont le Mali, la Guinée, la Gambie, la Guinée-Bissau, laMauritanie pour ne citer que ceux-ci, sont en effet partiellementou totalement installés sur un espace soudano-sahélien ayantconnu dès le VIe siècle des formations étatiques organisées sur devastes territoires. Ce fut d’abord l’empire du Ghana (VIe-VIIIe siècle), qui couvrit le Sud de la Mauritanie, le Sénégal, leMali. Quand cet empire dépérit, il fut remplacé par l’empire duMali, encore plus vaste, puisqu’il englobait jusqu’au Nord de laCôte d’Ivoire, la Sierra Leone, la Gambie, la Guinée-Bissau,formant lui aussi une fédération de provinces. Puis ce futl’empire Songhaï, fin XIVe début XVe siècle, qui devint réellement

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organisées à l’échelle du pays autour de ce Pacte national pour lapaix, à travers les conférences régionales de Ségou et de Moptien 1992, ont affirmé la volonté de faire de la gestion adminis-trative décentralisée le mode de gestion de tout le pays et passeulement des régions du Nord.Toutes ces raisons, ajoutées aux engagements pris par

l’Adéma-PASJ et son candidat aux élections présidentielles de1992, ont fait de la mise en place de la décentralisation une despriorités des premiers gouvernements de la IIIe République.L’honnêteté commande de rappeler que le gouvernement de latransition s’y est essayé en proposant la création de plusieurscommunes urbaines et en initiant des textes importants, mais iln’a pas disposé du temps nécessaire pour mener la réforme à sonterme. Les autorités de la IIIe République ont donc juste pris lerelais des gouvernements précédents mais en changeant de pers-pective : une décentralisation technocratique ne suffisait pas, ilfallait en faire un véritable projet politique. Je peux résumer endisant qu’avant d’être une technique d’administration, la décen-tralisation telle que nous l’entendons est d’abord un état d’esprit,une culture fondée sur le respect de la différence, et celle-ci n’estpas étrangère aux populations maliennes, héritières desroyaumes et grands empires soudano-sahéliens antérieurs à laconquête coloniale.Pour donner une chance à la décentralisation, la première

condition à remplir était d’installer des collectivités décentrali-sées et de faire émerger des gestionnaires locaux légitimés par lechoix des populations. Ces élus locaux, en partenariat avecl’État et les autres acteurs de l’espace public, pourraient alorss’atteler à la reconstruction du système de gestion administrativedécentralisé. D’autant plus que celui-ci restait enfoui sous prèsd’un siècle de centralisme mis en place par le pouvoir colonial etpoursuivi avec persévérance par tous les pouvoirs post-indépen-dances. La confirmation de l’attachement des populationsmaliennes à ce système de gestion décentralisé des affairespubliques nous est venue «du pays profond». Ce sont ses

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LA DÉCENTRALISATION OU «LE RETOUR DE L’ADMINISTRATION À LA MAISON»

reconnaissance de la diversité dans la gestion des rapportssociaux est le fondement d’un patrimoine culturel multiséculairequi facilite le vivre ensemble.À vrai dire, les responsables politiques du Mali ont ressenti

très tôt que la décentralisation correspondait à une forte attentedes populations. Pour preuve, tous les leaders politiques qui ontgéré le pays après l’indépendance ont fait miroiter l’espoir de ladécentralisation de la gestion publique pour s’attirer les faveursdes populations. Dès la première Constitution du Mali en 1960,il était dit que les collectivités devaient être administrées par desorganes élus. Cette même disposition a été reprise dans la loifondamentale de 1992. Malgré la permanence du discours poli-tique, les réalisations en sont restées au stade de celles léguéespar la colonisation, à savoir des communes uniquement danscertaines grandes et moyennes villes. Autrement dit, jusqu’auchangement du 26 mars 1991, la décentralisation est restée unesimple profession de foi reprise à l’envi. Les pouvoirs politiqueset administratifs ont, dans les faits, toujours œuvré pourconserver la centralisation administrative, politique et écono-mique. Cette logique absurde de la primauté du centre qui unitsur la périphérie qui, elle, divise est pour moi à la base de la criseactuelle de l’État-nation postcolonial au Mali et même danstoute l’Afrique.En 1991, avec l’effondrement du parti-État qui symbolise à lui

seul l’État centralisé et la tenue de la conférence nationale qui aréuni toutes les composantes socio-professionnelles du pays, ladécentralisation est réapparue comme une stratégie importantepour construire le Mali nouveau. Cette conférence a d’ailleursrecommandé « la levée de toutes les entraves à une décentralisa-tion effective».Le Pacte national, l’instrument juridico-politique qui a scellé

l’engagement du gouvernement et des mouvements dirigeant larébellion pour obtenir la paix au nord du pays, avait aussi prévuun statut particulier pour les régions de cette partie du paysdont le fondement était la décentralisation. Les concertations

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Nous sommes donc allés voir les spécialistes de la recherchesur les langues nationales. Leurs conclusions furent particulière-ment décevantes : d’après eux, il n’existait pas d’équivalent duconcept de décentralisation dans nos langues nationales etlocales. Des mots allochtones français ou arabes avaient fini parêtre intégrés, à la longue, dans toutes les langues. Les chercheursnous conseillèrent donc d’utiliser le terme français. La mort dansl’âme, nous avions dû nous contenter de cette réponse, sans pourautant être convaincus de sa pertinence. Nous sommes doncretournés dans les villages expliquer le concept de décentralisa-tion, notre projet et sa stratégie de mise en œuvre, toujours avecautant de difficultés et de malentendus.Et puis un jour, dans le village malinké de Kiéniégoué, où

nous avions convié des notables et des leaders d’opinion à unerencontre d’information, notre interrogation reçut une réponse.Après que nous eûmes laborieusement tenté de définir leconcept décentralisation dans la langue locale – bamanan/mandékan – un véritable échange s’est instauré avec nos hôtes.Un notable du village prit la parole et nous expliqua longue-ment que ce que nous nous apprêtions à faire n’avait rien denouveau pour les populations du Mandé. Ce que nous recher-chions n’était que « le retour de l’administration à la maison».Dans leur langue, on traduisait cela par mara ségui sô. Ces dépo-sitaires de la mémoire collective nous racontèrent que depuis lerègne de Soundiata Keita 3, empereur du Mali au XIIIe siècle, tousles échelons de la construction administrative sur le vaste terri-toire qui est aujourd’hui celui des populations maliennes ne fai-saient que suivre ce principe de gestion décentralisée. Deséchelons de territoires avaient ainsi toujours été administrés pardes institutions mises en place selon des processus décidés d’uncommun accord avec ceux sur lesquels cette administration étaitcensée s’exercer d’où la longévité et la légitimité de ces institu-tions. Ainsi, le village était administré par un conseil et un chef

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LA DÉCENTRALISATION OU «LE RETOUR DE L’ADMINISTRATION À LA MAISON»

habitants, dépositaires de la tradition, qui nous ont égalementexpliqué que si l’indépendance avait donné la liberté auxpopulations rurales, la décentralisation allait leur rendre ladignité. Cette révélation et son portage politique ont déterminétoutes les stratégies qui ont guidé la préparation et la mise enœuvre de la réforme de décentralisation au Mali.

Mara ségui sô :l’administration retourne à la maison

Dès le début de nos travaux, au sein de l’équipe de la Missionde décentralisation (MDD) nous avions la forte intuition que laréussite dépendrait pour une large part de notre capacité à mobi-liser les populations et donc à établir une bonne communicationavec elles. Je reviendrai plus loin sur les actions que nous avonsmenées pour y parvenir 2. Mais il y avait un préalable par lequelnous devions passer : trouver un langage commun entre notremission, la décentralisation, et ses destinataires – les populationset les divers acteurs locaux – afin que ces derniers la portent véri-tablement. Or au Mali, malgré toutes les initiatives d’alphabéti-sation entreprises depuis l’indépendance, seule une infimeminorité accède à la langue des institutions, à savoir le français.Il nous fallait impérativement trouver le moyen de communi-quer avec tous ces acteurs dans toutes les langues. Mais com-ment rendre le concept français de «décentralisation» dans noslangues nationales et locales ? Telle était notre première interro-gation au sein de l’équipe qui venait de s’installer. D’ailleurs, cequestionnement ne nous était pas venu de manière abstraite. Lespremières tentatives d’explication dans les villages avaient eudes résultats pour le moins mitigés : il n’était décidément pas aiséde faire «passer le message» en employant l’expression fran-çaise.

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2. Voir page 89 et suivantes. 3. Le fondateur de l’empire du Mali.

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signifiait que l’administration retournait dans les mains de sesanciens dépositaires, c’est-à-dire les autorités traditionnelles.Dans les deux cas, cette interprétation conduisait à un recul parrapport aux acquis démocratiques que la décentralisation étaitcensée apporter. Tout notre propos était précisément d’affirmerque, d’un côté, celle-ci visait à créer de nouvelles collectivités debase qui désigneraient elles-mêmes leurs représentants, mais del’autre, le temps de l’État centralisé omnipotent était désormaiscompté. Autrement dit, la réflexion du notable du villagemalinké nous a permis de fixer une limite haute et une limitebasse aux craintes que la réforme ne manquerait pas de susciter.

Communiquer pour placer les acteurs locauxet les populations au centre de la réforme

Plusieurs années après la fin de la Mission de décentralisation,lorsqu’on m’interrogeait sur la composante qui avait été déter-minante dans la réussite de la réforme, je répondais sans hésita-tion : « la communication». Il faut rappeler que les premièresélections démocratiques de l’histoire du Mali avaient bien évi-demment nourri les plus grandes attentes. Et le président Alphaet son parti s’étaient engagés à réaliser la décentralisation quetous les politiques reprenaient comme un leitmotiv depuisl’indépendance, mais que nul n’avait mise en œuvre. Comptetenu de ce contexte général, il nous fallait donc faire vivre cetteréforme majeure. Cela passait par une stratégie qui devait com-muniquer et ne pas se limiter à sa dimension technocratique. Lastratégie que nous avions élaborée avait placé la communicationavec les populations de toutes catégories, de tous âges et detoutes régions au cœur du processus. Il était essentiel de faireconnaître et comprendre le projet puis de rassembler le paysdans une concertation à l’échelle du territoire. Nous voulionsfaire passer le message que la décentralisation allait «changer lavie» de toutes les populations maliennes. Cela pouvait paraîtreambitieux, voire prétentieux, mais nous n’avions pas d’autre

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que les habitants se donnaient selon leurs us et coutumes et sansl’immixtion d’une autorité centrale. Cette dernière reconnais-sait l’existence des autorités villageoises, leur liberté des’administrer et les ressources qui leur revenaient en contre-partie de certaines obligations de gestion collective qu’ellesacceptaient. Ils nous révélaient ainsi que la gestion administra-tive autoritaire et centralisée des différents échelons territo-riaux, sous la coupe d’une autorité supérieure centrale unique,ne s’était installée qu’avec la conquête coloniale.C’est ce jour-là que nous prîmes réellement conscience que la

décentralisation de la gestion publique était en adéquation par-faite avec le patrimoine administratif et institutionnel despeuples qui composaient les sociétés maliennes. Le mode de ges-tion centralisé avait été mal vécu parce que les populations leconsidéraient comme un moyen de contrôle du pouvoir colonialque les autorités postcoloniales n’ont fait que malheureusementprolonger. Ce que les notables nous avaient aussi expliqué,c’était la différence qu’il fallait faire en langue malinké entre leconcept fanga – qui signifie le pouvoir – et le concept mara quiveut dire l’administration. Si, dans un pays, le système de gestionpublique a besoin d’un pouvoir central qui s’appuie sur des règlescommunes décidées dans les institutions et pouvoirs du niveaucentral, l’administration des affaires publiques quant à elle doitêtre décentralisée au niveau local pour être efficace.Cette explication fut retenue comme l’axe central de notre

stratégie de communication. D’abord, elle nous a convaincus dela nécessité de l’ancrage culturel et populaire de la réforme etelle nous a permis, dans la mesure où nous trouvions les motspour l’expliquer, de faire résonner cette démarche aux oreilles denos compatriotes. Enfin, nous avons pu consolider notre argu-mentaire à l’attention des décideurs nationaux publics et deshauts fonctionnaires. Dans leur esprit, en effet, soit les notionsde mara et de fanga étaient équivalentes et dans ce cas-là, lesautorités correspondantes devaient se confondre au profit dupouvoir central ; soit « le retour de l’administration à la maison»

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De fait, la décentralisation avait été adoptée très vite par lapopulation : c’était parti comme un feu de paille ! Nous avionsdonné aux populations maliennes la possibilité d’exprimer lesfrustrations qu’elles nourrissaient à l’encontre de l’État central etleurs attentes. Nombreux étaient ceux qui, revenant del’intérieur du pays, venaient nous voir et nous demandaientcomment nous avions fait ! Dans tous les villages, des jeunes, desvieux, des femmes se regroupaient pour discuter de la réforme dedécentralisation. Nous avions ainsi catalysé les attentes des gensenvers une administration de proximité qui constituait la tradi-tion institutionnelle du pays.La diversité culturelle et tous les particularismes locaux qui

composaient notre pays étaient des données essentielles quenous avions intégrées dans toutes nos actions. Bien sûr, avecl’instauration de la démocratie pluraliste et l’engagement pour laconstruction d’un État de droit, le Mali n’avait d’autre choix quede construire un système de gestion administrative respectantcette donnée. Mais surtout, elle servait entièrement le projet quiétait le nôtre. Nous avons toujours considéré que la décentrali-sation représentait une réponse à la question de la tension entreunité et diversité que toutes les sociétés connaissent. Mais dansle même temps, c’était cette diversité ethnique et culturelle duMali qui constituait sa richesse et son meilleur atout pour laconstruction de l’unité nationale.Les historiens de la tradition, gardiens du patrimoine institu-

tionnel et culturel du pays, nous ont rapporté que la gestionpublique décentralisée est devenue le mode officield’administration de l’union des provinces, que l’on appelait lemandé, dès 1236. Cette année-là s’est tenue la célèbre rencontrede «Kurugan-Fuga» où, pendant près de quarante jours, lesreprésentants des provinces qui composaient l’Empire ont éla-boré une charte pour mieux gérer cette union des provincesqu’ils venaient de former malgré la diversité des populations quila composaient. Cette union à son apogée s’étendait en effet desbords de l’Atlantique à l’ouest aux confins du Sahara à l’est. Cet

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choix pour avoir une chance de réussir : plus personne au Maline devait ignorer le contenu et les ambitions de la réforme,l’impact qu’elle pouvait avoir et ce qu’elle impliquerait pourchacun. Il s’agissait de faire en sorte qu’à travers la décentralisa-tion, la société se réapproprie son administration et ses institu-tions publiques. Mais nous prenions également le risque d’éleverle niveau d’attente à un seuil tel que nous n’avions aucun droità l’erreur… Et nous l’avons pris ! Du point de vue de la seulestratégie politique, en effet, il nous fallait parer toute tentativede blocage du programme par des forces d’opposition en organi-sant des espaces allant au-delà des institutions publiques concer-nées.«La décentralisation, c’est votre affaire. » C’était autour de ce

slogan que nous avions initié des actions destinées à informer età sensibiliser les populations rurales et urbaines et les autresacteurs. Ces derniers allaient des représentants de l’État central,leurs collaborateurs et agents des administrations territorialesaux partenaires pour le développement (ONG, bailleurs defonds) en passant par tous les politiques (élus nationaux etlocaux), les partis, les opérateurs économiques, les représentantsdu monde rural, les responsables traditionnels et modernes, lesleaders d’opinion, les représentants des jeunes, des femmes, lesorganisations professionnelles, etc. Nous avions mobilisé les sup-ports les plus divers parmi les médias écrits et parlés, nationauxet locaux. La plupart des documents grand public avaient ététraduits dans les principales langues nationales et certains repro-duits sur des cassettes audio pour faciliter leur diffusion auprèsdes catégories qui ne maîtrisaient pas la lecture. Nous avions sol-licité des comédiens pour faire passer le message à travers dessketchs ou dans le cadre du Kotéba – «Le grand escargot», enbambara –, ce théâtre traditionnel villageois malinké. Nousavions organisé un concours entre les artistes-chanteurs du paysafin de primer la meilleure chanson sur la décentralisation et demobiliser tous les jeunes du pays dans un autre concours quenous avions intitulé «Connais-tu ma belle commune?»

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Mobiliser pour vaincre les résistanceset crédibiliser les actions

Nous avions toujours envisagé la décentralisation comme unprocessus politique dont la construction devrait s’inscrire dans ladurée. D’ailleurs, la manière dont le mandat de la MDD a été«découpé» au long de ses six années d’existence (1993-2000)est, à cet égard, assez significative. Comme je l’ai déjà précisé, lepremier décret de création avait prévu une durée d’un an pourconcevoir et proposer une stratégie de mise en œuvre de ladécentralisation sous la tutelle du ministre de l’Administrationdu territoire. À la fin de ce mandat, le gouvernement a acceptéune prolongation de deux années centrée sur la mise en œuvreproprement dite. La MDD s’est retrouvée sous la tutelle duPremier ministre – dont j’étais devenu le conseiller.Très logiquement, cette mise en œuvre allait impliquer tous

les ministères que le chef de gouvernement avait sous sa respon-sabilité. Et finalement, cette seconde étape a été prorogéed’année en année jusqu’en 1997. Après la création des com-munes et l’organisation des élections locales, le président de laRépublique proposa d’ajouter la question de la réforme de l’Étataux attributions de la mission qui devint Mission de décentrali-sation et des réformes institutionnelles (MDRI). La missionainsi reconfigurée a été rattachée au président de la Républiqueet pour ma part j’étais devenu le conseiller spécial chargé desréformes institutionnelles.Nous avions en effet à l’esprit que la décentralisation parti-

cipe, à terme, de la transformation complète de l’État postcolo-nial. Cet État et ses institutions, tels qu’ils avaient été installésaprès l’indépendance, n’étaient qu’une photocopie assez pâle del’État et des institutions hérités de la période coloniale. Ils’agissait bien, à travers cette réforme et grâce à elle, de faireémerger le «Mali nouveau», celui des territoires, de la diversité,bref le «Mali pluriel, mais uni». Notre idée était que l’État cen-tral, ses représentants et ses démembrements territoriaux cèdent

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espace, comme nous l’avons déjà dit, incluait en totalité ou enpartie la plupart des pays de l’actuelle Afrique de l’Ouest : leSénégal, le Mali, la Guinée, la Guinée-Bissau, la Gambie, laSierra Leone, le Nord de la Côte d’Ivoire, l’Ouest du Burkina-Faso et le Sud de la Mauritanie. La prise en charge par cettecharte de tous les aspects de la vie culturelle, économique etsociale des peuples a assuré l’ordre, la quiétude, la paix et la sécu-rité pendant les longues années que dura l’Empire.Au lendemain de l’accession à l’indépendance des États post-

coloniaux, la question de la diversité a été étouffée car elle appa-raissait aux yeux des nouveaux pouvoirs comme potentiellementdéstabilisatrice. C’est ainsi que la construction de l’unité natio-nale est devenue un mythe fondateur créant de véritablesfrustrations et d’interminables conflits. Aujourd’hui, la décen-tralisation doit être considérée comme une réponse institution-nelle qui conduira, avec plus de réalisme, à une unité s’appuyantsur la diversité, donc la renforçant. C’est pour cette raison que jesuis convaincu que la décentralisation correspond à une attentede tous les peuples du monde qui aspirent à vivre ensemble touten respectant leurs différences, même si chacun doit suivre saculture, son panthéon, ses références. Cette attente est encoreplus vive en Afrique tant les États-nations des années soixantese sont construits sur la négation et la peur de la diversité.Cet enjeu de l’ancrage culturel de la décentralisation revient

donc à s’adresser aux individus et aux communautés en tantqu’acteurs de leur destin commun. C’est là le rêve premier de ladémocratie pluraliste et des instruments qu’elle met en place. Ence sens, la décentralisation représente une poursuite de la déco-lonisation réelle des esprits qui ne sera possible que si chaqueMalien et chaque Africain s’approprie son destin à partir de salangue, de son histoire, de sa culture, de son milieu… En unmot, des vecteurs de sa pensée.

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des collaborateurs du ministre, j’ai expliqué que c’était au chefde mission que j’étais de donner un contenu à la nouvelle admi-nistration de mission qui venait d’être créée et de proposer uneéquipe apte à réaliser les tâches qui nous étaient demandées. Leministre a finalement accédé à ma demande. À vrai dire, jem’attendais à des difficultés provenant des différents pôles debaronnies créées dans les administrations publiques. En décen-tralisant, il était évident que l’on retirait des attributions et desmoyens d’influences à certains pôles de pouvoirs constitués…Pour d’autres, qui ne voyaient pas le positionnement qui seraitle leur dans le nouveau système, il s’agissait seulement d’uneinquiétude face au changement qui s’annonçait.Pour faire face à cette méfiance chez les hauts fonctionnaires

et parer aux entraves politiques qu’elle laissait augurer, il fallaitrapidement prendre des initiatives. Nous devions crédibiliser laréforme et la démarche de mise en œuvre en élargissant son aired’ancrage au-delà du seul ministère de l’Administration territo-riale et même de l’Administration d’État qui n’avaient pasbonne réputation aux yeux des populations maliennes. Cettedémarche d’ouverture nous offrait également l’occasion de sortirles questions posées par la décentralisation de l’examen des seulsappareils technocratiques, en y associant d’autres acteurs ayantd’autres sensibilités. Il nous fallait prouver notre volonté deconduire notre mission dans la plus grande ouverture et montrerau grand public que le thème de la décentralisation n’était plus,comme dans le passé, le monopole de l’administration territo-riale et de la technocratie de l’État. C’est ainsi que fut prise,comme première initiative, la décision de créer un «groupe deréférence» qui deviendrait notre premier bouclier.

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progressivement l’administration et la gestion du développe-ment des territoires locaux à des administrations élues par lespopulations. Les services publics devraient être progressivementtransférés aux collectivités locales. Il s’agissait de créer uneadministration ayant le souci de rendre compte aux populationset ne se comportant plus comme l’administration de conquête etd’occupation à laquelle elle avait succédé.

La méfiance ou la peur du changement

La réforme de décentralisation n’a pas manqué de s’attirer unegrande méfiance de la part de la haute hiérarchie del’administration d’État et de la plupart des états-majors des for-mations politiques qui eux aussi fonctionnent sur le modèle ducentralisme «démocratique». La décentralisation était pourtantexplicitement prévue dans le programme politique de l’Adéma-PASJ et son candidat aux élections présidentielles s’était engagéà la mettre en œuvre s’il était élu. Mais dès son lancement, laréforme a été en butte à de nombreuses difficultés dont lesmoindres ne furent pas les inquiétudes réelles ou imaginairesqu’elle suscita et qui se ramenaient toutes à une seule : la peur duchangement.En arrivant au ministère de l’Administration territoriale pour

une prise de contact avec le ministre dont je relevais – et néan-moins camarade de parti – je me suis aperçu que je n’étais qu’audémarrage d’un processus long et semé d’embûches. Lesmembres du cabinet du ministre, de bonne foi certainement etcomme ils en avaient l’habitude, avaient cru bien faire en pré-parant à l’avance tous les projets de textes organisant la Missionde décentralisation. Ils avaient même déjà constitué à l’avancel’équipe qui devait m’accompagner. Au cours de cette de prise decontact, j’ai expliqué au ministre que vu les missions quim’avaient été confiées, je ne pouvais pas accepter de prendre ladirection d’une équipe préalablement constituée sans que j’aieété consulté. Face à l’étonnement et à l’indignation de certains

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traditionnels «comités interministériels de suivi ou de coordina-tion». Nous n’en avions pas pour autant fini avec les réticencesde l’administration centrale.

La citadelle administrative résiste

En effet, et avant même que le groupe de référence nedémarre, nous avions voulu informer très directementl’administration publique centrale (les cabinets ministériels etles directions nationales) de la réforme qui se préparait. Ils’agissait tout de même de l’une des plus grandes mutations deson histoire presque centenaire et cette rencontre m’avait étérecommandée par le Premier ministre et le président de laRépublique lui-même.Cette réunion fut une rude épreuve pour la petite équipe qui

était chargée du démarrage de la réforme. Durant les deux heuresqu’elle a duré, outre que notre présentation des objectifs de laréforme et de la stratégie de la mise en œuvre n’a suscité qu’unintérêt mineur de la part de nos interlocuteurs, nous noussommes entendus dire par la quasi-totalité des intervenants quenotre projet dans son ensemble était irréaliste. Chaque interve-nant y est allé de sa critique acerbe : la stratégie que nous avionsprésentée était complexe et se révélerait inefficace ; le mêmeprojet avait déjà été tenté dans le passé, sans donner de résul-tats… Mieux, cette réforme portait en germe de graves menacespour l’unité et la stabilité du pays. Je n’étais pas surpris outremesure par cet argument qui en appelait, une fois de plus, aumythe de l’unité nationale.La décentralisation apparaissait comme un système de gestion

favorisant les forces centrifuges, l’émergence de l’ethnicisme etdu repli sur soi. À cela s’ajoutait une controverse technique : onnous disait que nous allions trop vite, que c’était dangereux etqu’il fallait d’abord éduquer les populations qui composaientjuste une masse ignorante qui avait encore besoin d’un encadre-ment direct de l’État. On croyait finalement les populations,

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Le groupe de référence

Aucun texte administratif nous ayant été imposé pour la créa-tion de ce groupe, nous avons bénéficié d’une grande libertéd’initiative dans le choix des membres le composant 4. Nousl’avons ainsi ouvert aux « représentants de l’État», expressionlarge regroupant tous les départements et structures concernéspar le programme de décentralisation, aux « représentants de lasociété civile» et à différentes «personnes-ressources». Lesreprésentants d’administrations ou de structures privées (asso-ciations, opérateurs économiques) avaient été librement dési-gnés par leurs organismes, tandis que les membres « individuels,personnes-ressources» avaient été identifiés en raison de leursréférences personnelles, de leur crédibilité et de leur implicationou de leur intérêt pour la réforme de décentralisation. Chacunavait été informé de sa désignation par un courrier du ministrede l’Administration territoriale qui je l’avoue a accepté toutesles propositions que nous lui avons faites.De manière à conserver notre autonomie par rapport à ce

groupe, sans encourir pour autant de critiques du ministère, nousavons décidé du principe qu’il ne serait que consultatif. Sesmembres n’avaient autre légitimité que leur intérêt pour le pro-cessus en cours pour lequel ils étaient ouvertement chargés derecueillir l’adhésion de leurs environnements professionnels etsociaux respectifs. Par ailleurs, ils n’avaient aucun avantage, nimatériel ni financier à attendre, puisqu’ils ne percevaient qu’unpetit pécule d’indemnité de déplacement de 15000 francs CFApour les réunions se tenant une fois par mois. Ce groupe de réfé-rence a parfaitement joué le rôle que nous lui avions assigné.C’est lui qui a validé toutes les réflexions et orientations préa-lables, permettant ainsi à la mission de démarrer dans uneapproche inclusive et partagée. Cette initiative nous a surtoutpermis d’échapper à la tutelle pesante et paralysante des

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4. Pour plus de détails sur le « groupe de référence », voir en annexe 1,page 205.

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des populations, j’avais senti que pour la majorité des personnesrencontrées dans le pays, il s’agissait d’une nécessité impérieuse.Il nous fallait assumer : si nous ne pouvions convaincre la hié-rarchie de l’administration, il fallait contourner la citadelleadministrative qui s’était érigée en héritière du pouvoir colonialet impliquer directement les populations. Et c’est de là qu’estvenue l’idée de créer des espaces de discussion dans tout le pays.

Les Groupes régionaux d’études et de mobilisation

Le «groupe de référence» que nous avions créé visait à légi-timer notre discours et notre démarche auprès des organisationsintermédiaires via les représentants qu’elles nous avaient dési-gnés. L’initiative suivante avait pour but la construction danstout le pays, par l’intermédiaire de leaders d’opinion que nousconnaissions, d’un réseau de personnes convaincues par le projetet décidées à le porter. Il nous fallait porter le débat à l’intérieurdu pays, nous éloigner des centres de décision et toucher les des-tinataires naturels de la décentralisation : les populations àl’intérieur du pays.L’accueil de mes collègues à cette idée fut des plus enthou-

siastes. Il faut dire que je n’étais pas le seul à avoir été ébranlé.Nous nous sommes rapidement mis à la rédaction des termes deréférence 5 de cet espace d’information et de mobilisation qui apris la forme de Groupes régionaux d’études et de mobilisation(GREM) que nous avons par la suite déclinés jusqu’au niveaulocal, ils devenaient alors des GLEM (Groupes locaux d’étudeset de mobilisation). Dans un premier temps, nous avons trèssimplement, les membres de mon équipe et moi-même, ouvertnos carnets d’adresses afin d’identifier des personnes clés quenous connaissions à travers le pays. Elles devaient être nos relaisrégionaux et solliciter, à leur tour, des relais locaux efficaces de

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surtout rurales, irresponsables et qu’à leur donner trop delibertés, elles en feraient n’importe quoi et que cela pourraitmême provoquer des conflits généralisés ! Bref, nous n’étions pasloin d’un mépris sans borne pour la majorité du peuple malien.Quant à notre volonté d’impliquer toutes les couches et sensibi-lités du pays dans le débat, autant dire que nous nous apprêtionsà ouvrir la «boîte de Pandore» ! Ce faisant, nos interlocuteurslevaient une partie du voile sur les craintes qu’ils nourrissaient àl’égard de la petite équipe que j’avais constituée, notammentlorsque nous nous sommes entendus dire que la décentralisationétait une «question de spécialistes». J’ai cru que cette remarqueme visait directement, moi qui étais le chef d’une mission dedécentralisation sans avoir été administrateur et n’ayant que desconnaissances très sommaires du droit administratif. Autant direque je n’étais pas qualifié pour cette tâche, signe que j’étaisdavantage chargé d’une mission politique que technique, ce quin’était pas faux du reste ! Bref, les conclusions de cette rencontrecontenaient tous les éléments pour nous dissuader de mener àbien la mission qui nous était confiée.Les intervenants de cette rencontre auraient certainement

atteint ce résultat si elle ne s’était tenue un vendredi, à quelquesheures d’un week-end qui arrivait à point nommé. J’étais per-sonnellement sorti ébranlé de cette réunion. Je n’avais vu etentendu qu’une ferme opposition et à force de les entendre direque ça ne marcherait pas, ils avaient peut-être fini par entamermes convictions. Si le lendemain avait été un jour ouvrable, jeserais peut-être allé « rendre mon tablier» au président de laRépublique en me déclarant incompétent pour la tâche qu’ilm’avait confiée. J’en étais à me convaincre qu’il fallait luidemander de renoncer à poursuivre ce projet jugé dangereuxpour notre pays. Après y avoir réfléchi tout le week-end, j’ai finipar me ressaisir. Je savais, pour avoir déjà rencontré beaucoup deMaliennes et de Maliens à l’intérieur du pays, que l’attente étaitforte pour le changement du système d’administration de notrepays. Je n’avais pas inventé cette «envie» de décentralisation

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5. Pour les détails sur les groupes d’études et de mobilisation, voir enannexe 2, page 209.

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le pays tout entier. Toutes catégories sociales et professionnellesconfondues, les Maliennes et les Maliens se sont mis à discuter,parfois à se disputer, au sujet de la décentralisation, qui avait finipar entrer dans tous les «grins 7». Devant un tel succès, nousavons décidé qu’aucun projet de loi ou de décret ne serait fina-lisé sans concertation avec les représentants des populations quiétaient dans les GREM et GLEM et les administrations locales.C’est ainsi que plus d’une centaine de rencontres ont été orga-nisées sur toutes les questions essentielles de la réforme avec desreprésentants de toutes les couches sociales dans toutes lesrégions du pays.Comme il fallait s’y attendre, la mise en place de ces groupes

régionaux et locaux a soulevé beaucoup d’inquiétudes du côtédes administrateurs du territoire, davantage habitués à com-mander aux populations qu’à se concerter avec elles. Le travailentre les coordinations régionales et locales des groupes a ététrès difficile au début. Mais les explications, et parfois des arbi-trages, ont fini par apaiser les relations et installer un bon climatde collaboration, surtout au moment des concertations pour laréorganisation territoriale 8. Et, au fur et à mesure que les popu-lations s’intéressaient à la réforme et que les administrateurs ter-ritoriaux «osaient» le dialogue avec elles, les leaders politiqueset l’élite de l’administration publique d’État ont commencé àfréquenter nos bureaux ! À vrai dire, ils n’avaient plus lechoix : interrogés de l’intérieur du pays, par les citoyens pourl’administration et par leurs militants pour les partis politiques,ils étaient contraints de venir chercher des réponses aux ques-tions qu’on leur posait s’ils ne voulaient pas perdre la face. Ilsont alors commencé à être davantage à l’écoute afin d’être à lahauteur d’un débat qui soulevait tant d’enthousiasme dans lepays et mobilisait toutes ses couches sociales.

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notre initiative. La tâche ne fut pas aisée même si nous étionsnombreux dans l’équipe à avoir passé une bonne partie de notreparcours professionnel dans les régions.La plupart des personnes identifiées ont adhéré aussitôt au

projet que nous leur proposions, se mettant à leur tour en actionpour mobiliser leurs propres connaissances. Nous avions décidéde « recruter» avant tout des personnes intéressées par la décen-tralisation. Elles devaient toutes être suffisamment représenta-tives des composantes géographique, ethnique, sociologique,culturelle et économique du pays, avoir une bonne connaissancede leurs régions et manifester une certaine indépendance vis-à-vis des réseaux politiques, religieux ou autres. Bref, les GREM –contrairement au «groupe de référence» qui avait son proprerôle – reflétaient cette préoccupation de l’ancrage culturel etpopulaire qui nous semblait le meilleur garant de notre réussite.Ces structures que nous avions voulues sans existence juridiquepropre étaient également dynamiques, en ce sens que leur com-position n’était pas figée : ainsi elles étaient particulièrementréactives et leurs membres, ne pouvant envisager de pérennisa-tion ou d’ascension, étaient mus par leur seul intérêt pour ladécentralisation. Ces GREM avaient pour mission essentielle desensibiliser et d’expliquer la réforme aux populations des 12000villages du Mali, ceci en dehors de toute logique de hiérarchieadministrative et de contrôle. Ce dernier point nous reviendrad’ailleurs comme un boomerang…Les GREM, qui ont démarré en novembre 1993 avec une

dizaine de personnes, en comptaient plus de 2500 en 1995. Ceréseau, qui s’est d’abord installé dans les neuf capitales régionalesdu pays, s’est ensuite développé dans les cercles et les arrondis-sements 6 jusqu’aux villages. L’adhésion qu’a suscitée cette ini-tiative a été au-delà de tout ce que nous espérions. Au bout dequelques mois, le débat sur la décentralisation était instauré dans

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6. Les arrondissements étaient les subdivisions des cercles avant la création etl’installation des communes. C’étaient les circonscriptions administratives debase qui regroupaient les villages.

7. Les «grins» sont des espaces de rencontres, de causeries et d’échanges quiréunissent les Maliens de toutes catégories dont les liens remontent souvent àl’enfance.8. Voir page 103 et suivantes.

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collaborer avec les GREM et GLEM pour leur permettre de rem-plir leur mission.Cette réponse du Premier ministre contribua à mieux asseoir

la légitimité de la mission et de ses initiatives aux yeux des admi-nistrateurs territoriaux tout en crédibilisant ses actions aux yeuxdes acteurs locaux. Mais il fallait davantage «enfoncer le clou».Profitant d’une rencontre que la mission avait initiée avec lescoordinations régionales des GREM, je demandai au présidentde la République de les recevoir au Palais de Koulouba. Il le fitsans hésitation avec, en prime, une couverture médiatique. Lesoir, au journal télévisé, c’est tout le Mali qui vit les responsablesrégionaux des GREM s’entretenir avec le président de laRépublique et ses proches collaborateurs.Toutes ces initiatives ont grandement contribué à faire recon-

naître le mérite et l’engagement des femmes et des hommes quiont consacré leur temps et souvent leurs propres moyens maté-riels à l’implantation et à l’élargissement du débat sur la décen-tralisation. La mise en place des GREM et des GLEM a surtoutpermis de vaincre les résistances que ses adversaires distillaientdans l’opinion en les présentant comme les inquiétudes despopulations. Celles-ci ne s’y sont pas trompées qui ont vu dansla décentralisation le moyen de reprendre, enfin, possession deleurs territoires et de la gestion de leurs affaires, donc de leurdestin.

La création des communes ou la réappropriationde leur territoire par les populations rurales

En nous confiant la conception et la mise en œuvre de laréforme de décentralisation, le gouvernement avait en mêmetemps demandé de proposer une réorganisation administrativedu territoire conforme à l’esprit de la réforme. Ce n’était pas unemince innovation. Le découpage du territoire en « régions»,«cercles» et «arrondissements» était hérité de l’administrationcoloniale qui avait bien souvent tranché dans le vif des logiques

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Dernier baroud de l’administration

Cependant, un jour de 1994, le Premier ministre me demandade venir en urgence à son bureau. Il me tendit une lettre que luiavait adressée le ministre chargé de l’Administration duterritoire. Cette lettre se faisait l’écho des administrateurs terri-toriaux (gouverneurs, commandants de cercle et chefs d’arron-dissement) qui accusaient la Mission de décentralisation demettre en place un réseau parallèle d’organisations qui voulait sesubstituer à l’administration d’État dans son rôle d’exécution destâches relevant de l’État !Il faut rappeler qu’à l’époque, certains aspects de la mission

avaient évolué. La MDD n’était plus rattachée au ministère del’Administration territoriale, mais au Premier ministre dontj’étais devenu conseiller. Cela nous donnait une plus grandelégitimité vis-à-vis des différents départements ministériels. Jerépondis simplement au Premier ministre que je n’avais aucunpouvoir de création d’une quelconque administration en mesurede se substituer à l’administration de l’État. Certes, la missionavait mis en place à travers le pays des espaces d’information etd’implication des populations. Et cela entrait dans le mandatque le gouvernement nous avait donné. Aussi, j’ajoutais que laconcertation avec les populations sur un sujet d’intérêt publicétait conforme à l’État de droit dans un pays démocratique res-pectueux des libertés publiques qu’était devenu le Mali. Dès lors,aucune autorité administrative ne pouvait s’opposer à la libertéque les Maliennes et les Maliens avaient de discuter librementet sans entrave de la gestion des affaires publiques. Camarade departi et bien évidemment au fait des GREM, le Premier ministrepartageait mon point de vue. Je lui suggérais de me laisser pré-parer un projet de réponse qui reprendrait ces quelques évi-dences. Ce courrier que le Premier ministre envoya au ministrede l’Administration donnait également quelques signesd’apaisement tout en exhortant les services du ministère à mieux

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comme les deux côtés d’une même pièce, c’est-à-dire l’unité etla diversité de la nation, et une occasion à ne pas raterd’impliquer les populations dans la définition des contours deleur territoire d’administration.Une fois le principe de la réorganisation du territoire acquis,

notre équipe avait à sa disposition trois méthodes pour en éla-borer la démarche concrète. La première avait la faveur des res-ponsables administratifs qui restaient frileux. Elle consistait àconserver le découpage territorial existant, à transformer sim-plement les arrondissements en communes rurales sans en modi-fier l’assise territoriale, et à ériger quelques grandes villes encommunes urbaines. C’était la démarche qui avait été prévuepar la réforme administrative de 1977… et qui n’avait permis lacréation d’aucune commune. Nous avions écarté bien sûrd’emblée cette démarche qui pérennisait le statu quo et recon-duisait la pratique unilatérale de l’État en créant des communesqui n’émaneraient pas des populations. La deuxième méthodeaurait consisté à regrouper des villages en communes sur la basede critères que nous aurions nous-mêmes arrêtés. Il nous auraitsuffi par la suite d’informer les villageois des regroupements ainsiopérés et des communes auxquelles leurs villages, désormais,appartiendraient. Cette façon de faire n’avait pas non plus ren-contré l’adhésion de l’équipe, parce qu’elle se ramenait à cemême unilatéralisme que nous avions décidé de bannir.Nous cherchions une démarche qui permettrait aux popula-

tions de participer à la création de leurs communes, générantainsi les conditions de son appropriation et de son corollaire, laresponsabilisation. C’est ainsi que nous avons opté pour la troi-sième méthode : organiser une large concertation dansl’ensemble du pays. Elle rassemblerait les représentants désignéspar les villages avec l’appui de l’administration d’État, des ser-vices techniques et des autres organisations locales. Dans cecadre, il s’agirait de déterminer d’abord les villages qui souhai-taient se regrouper en communes, ensuite le nom de la com-mune et enfin le nom du chef-lieu de la commune.

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et des solidarités communautaires. Cet héritage avait étéretouché de temps à autre pour l’adapter à l’évolution politiquedu pays après l’indépendance. Mais tout cela avait été fait au grédes besoins de l’administration centrale et sans une réflexiond’ensemble avec les populations. Les créations de nouvelles cir-conscriptions administratives en milieu rural ou de communesen milieu urbain où les réajustements dans le contour de cellesexistantes avaient toujours été réalisés unilatéralement en met-tant les populations devant le fait accompli. Même lorsqu’ellesmontraient des velléités de réformer le découpage légué par lacolonisation, les administrations successives du Mali indépen-dant n’avaient pu s’empêcher d’en reproduire l’esprit.Nous avions donc décidé de saisir l’occasion de la décentrali-

sation de la gestion publique pour impliquer les populations,cette fois, dans le débat sur la définition du contour territorial deleurs espaces administratifs. Une telle vision servait doublementl’ambition politique de la réforme. D’une part, elle laissaitaugurer que les populations s’approprient enfin les territoiresqu’elles allaient elles-mêmes contribuer à dessiner. D’autre part,elle laissait espérer que les populations reconnaissent pleine-ment les nouvelles autorités décentralisées. À vrai dire, l’idée dela réorganisation territoriale a peut-être provoqué encore davan-tage de craintes que la décentralisation. Finalement, disaientcertains esprits chagrins, ce projet de décentralisation n’étaitque le dernier avatar de tous ceux qui l’avaient précédé. Maispour ce qui était de la réorganisation territoriale après un débatlocal, personne ne l’avait jamais envisagée sérieusement.L’invoquer reviendrait, à coup sûr, à réveiller les démons desanciennes querelles d’un pays bâti sur de vieilles nations consti-tuées sur plusieurs siècles de cohabitations pacifiques, mais ausside confrontations parfois meurtrières. Ainsi, pour la plupart desexperts et des responsables administratifs, s’il fallait se résigner àdécentraliser, du moins il faudrait renoncer à la réorganisationadministrative du territoire. Mais notre décision fondée sur lechoix politique de lier indéfectiblement ce qui nous apparaissait

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violemment maté avait provoqué la fuite des réfugiés touaregsmaliens vers l’Algérie, la Libye, voire l’Afghanistan pour les plusjeunes. En 1988-1989, quand le débat sur la démocratie plura-liste s’est ouvert dans le sud du pays, les mouvements de la rébel-lion ont de nouveau lancé des attaques militaires au nord,auxquelles les autorités gouvernementales de l’époque ontrépondu dans un premier temps en envoyant des troupes armées.Dès que le changement politique s’est opéré en mars 1991, il aété décidé de poursuivre les négociations entamées avec lesmouvements dirigeants la rébellion qui, à l’époque, s’étaientréfugiés en territoire algérien et ne voulaient pas revenir auMali. Les premiers pourparlers, qui se sont tenus à Tamanrasset,ont rapidement révélé que sous les revendications d’autonomiepolitique affleuraient des revendications de liberté administra-tive. Les mouvements voulaient notamment que les populationsdu Nord-Mali soient responsabilisées dans la gestion de leurs ter-ritoires et qu’elles bénéficient de la solidarité nationale eu égardà leurs conditions de vie très difficiles. Lorsque le président de laRépublique et l’Adéma-PASJ sont arrivés au pouvoir en 1992, ila été décidé d’utiliser la réforme de décentralisation dans lecadre d’une démarche politique pour aider au règlement de cettequestion. Les négociations amorcées pendant la période de latransition (1991-1992) ont prévu la signature d’un Pactenational accordant un statut particulier aux régions du Nord,c’est-à-dire un système de gestion administrative décentraliséede ces régions. Le Pacte national a été signé en 1992 et le prin-cipe du statut particulier des régions du Nord a été soumis àdébat dans tout le pays. À la sortie de ce débat, il a été convenuque la gestion administrative décentralisée ne pouvait pas êtreappliquée aux seules régions du Nord. Il a ainsi été demandéd’étendre le statut particulier qui avait été pensé pour le Nord àtout le pays. Et, à vrai dire, avant même que les communessoient créées sur tout le territoire du Mali, les «comités transi-toires d’arrondissement » qui préfiguraient les communes,avaient déjà été mis en place dans les régions Nord-Mali

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Pour faciliter et suivre ces discussions, des commissionsregroupant des responsables administratifs et des techniciensfurent mises en place à tous les échelons (arrondissement, cercleet région). Elles furent dotées de matériels et de documentstechniques (notamment des cartes) pour fournir les informa-tions utiles aux mandataires des populations. Les membres desGREM accompagnèrent ces discussions qui se déroulèrent surune période d’environ dix-huit mois, entrecoupée d’évaluationsau niveau des cercles et des régions. Cette durée particulière-ment longue était le prix à payer pour faire en sorte que les vil-lages se regroupant y parviennent selon le meilleur consensuspossible.Dans les régions de la partie nord du pays – Tombouctou, Gao

et Kidal –, les concertations furent conduites de la même façonque dans le reste du pays. Elles étaient cependant, et évidem-ment, parvenues à la conclusion que la commune dans les par-ties où vivaient les populations nomades ne pouvait pas être unregroupement de villages comme dans les zones à populationssédentaires. En effet, les populations de ces zones étaient essen-tiellement des nomades qui transhumaient sur de vastes éten-dues, sans implantation territoriale précise, même si ellesdisposaient de «points d’ancrage» relativement stables. Il futdonc décidé que les communes seraient constituées par leregroupement de fractions nomades. L’administration de proxi-mité aurait la particularité de pouvoir «bouger» au rythme despopulations qui « transportent» avec elles leurs écoles, leurs ser-vices de santé et peut-être même leurs structures administra-tives.Cette question me donne d’ailleurs l’occasion de revenir sur

celle de la rébellion présente depuis longtemps dans ces régionsdu Nord. Cette problématique de la rébellion et celle de ladécentralisation sont en effet intimement liées. Les autoritésmaliennes d’avant les changements de mars 1991 avaient eneffet souvent répondu à la quête politique qui motivait larébellion par la répression militaire. En 1963, déjà, un épisode

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ministres qui a débattu et adopté cette loi. Je témoigne que legouvernement n’a pas changé un mot des propositions remon-tées de l’intérieur du pays. Il faut dire que le président avaitplaidé pour que les consensus obtenus avec beaucoup de diffi-cultés ne puissent en aucun cas être remis en cause.À l’Assemblée nationale en revanche, les députés – confor-

mément à leurs prérogatives, du reste – ont non seulement prisbeaucoup de temps pour examiner et discuter le projet, mais ilsn’ont surtout pas pu maîtriser leur ardeur partisane. Au prétextede corriger des erreurs ou de mieux refléter des points de vueinsuffisamment pris en compte à leurs avis, certains parlemen-taires se sont laissés aller à proposer la création de nouvellescommunes. Ils ont ainsi rompu dans certains cas les consensusobtenus, raison première des nombreuses contestations et autresconflits qui surviendront après la réorganisation territoriale.Toujours est-il qu’après avoir envoyé des missions de vérificationdans certains villages, les députés ont voté la loi de création descommunes en 1997 en ajoutant une quarantaine de nouvellescommunes au nombre retenu par les concertations locales.Quoi qu’il en soit, nous étions parvenus à créer le « socle» ter-

ritorial de la décentralisation : des communes intégrées dans unterritoire national réorganisé au plus près de la volonté despopulations. Le processus de décentralisation se poursuivit bienentendu même après la disparition de la MDRI. Dix ans après lamise en place des communes et de leurs organes élus, on medira qu’il est plus que temps de dresser un bilan de laréforme! Persuadé que la décentralisation est un processus, jereste très prudent face à la précipitation de ceux qui sont enquête permanente de résultats rapidement visibles au risque decondamner les processus lents de changements sociaux. Je parle-rais en effet plus volontiers d’un « résultat d’étape» intégrant lesavancées qui sont advenues depuis la réforme et les perspectivesqu’elle ouvre aujourd’hui aux populations maliennes et àl’ensemble des acteurs internationaux.

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(Tombouctou, Gao et Kidal) qui avaient vécu la rébellion.Finalement, la rébellion au nord du pays a été en quelque sorteun facteur d’accélération – parmi d’autres – de la volonté poli-tique de mener la réforme de décentralisation. La réforme a enmême temps servi à répondre non seulement à cette interpella-tion «particulariste», mais également à la forte demande dedémocratisation de l’exercice de responsabilités publiques éma-nant de l’ensemble du territoire. C’est là que toutes les poten-tialités et les espérances sous-jacentes à la décentralisationapparaissent.Mais revenons à la concertation qui, après avoir permis aux

villages de se regrouper en communes, a mis en jeu la questiondu nom que leurs habitants souhaitaient donner à ces dernières.Aussi anecdotique puisse-t-elle paraître, cette possibilité expri-mait la volonté politique de voir les populations choisir desappellations qui aient une véritable signification pour elles, enlien avec leur histoire, leur réalité, leurs espoirs. Pour certainescommunes, le choix a ainsi été fait par leurs délégués dereprendre des noms anciens que la colonisation avait fait dispa-raître. D’autres ont reconduit le nom auquel les populationss’étaient habituées et qui ne posait aucun problème. De fait,l’important était que les populations maliennes, surtout rurales,à travers ces noms choisis, se sentent en adéquation avec leurcommune et qu’elles reprennent ainsi progressivement posses-sion de leurs territoires. Quant au choix du chef-lieu de la com-mune par les populations des villages ainsi regroupés, il venaitparfaire cette démarche fondée sur l’idée forte d’un projetcommun sous-tendu par une «volonté de vivre ensemble»,selon les termes mêmes de la loi.À la sortie de ces longues et difficiles concertations, les pro-

positions certifiées par les représentants des populations et vali-dées par les autorités administratives ont été compilées en unprojet de loi de création des communes. Sur autorisation excep-tionnelle du président de la République j’ai pu, bien que n’étantpas membre du gouvernement, participer au Conseil des

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Pour ancrer la décentralisation dans le paysage institutionneldu pays, il fallait franchir la première étape qu’est la communa-lisation. Malgré plusieurs décennies de souveraineté nationale,la création d’entités administratives de base dotées d’une auto-nomie administrative et gérées par des organes élus sur tout leterritoire malien a paru être un défi insurmontable. Les grandsexperts internationaux et autres spécialistes renommés de ladécentralisation dans le monde nous conseillaient de procéderpar expérimentation, à l’image de celles que l’on fait dans larecherche scientifique. Il ne s’agissait plus alors de tester des her-bicides ou des formules d’engrais, mais de mettre en place des« communes-tests » sur une partie du territoire, d’essayer,d’analyser les risques, les avantages et les inconvénients avant detirer un bilan et, le cas échéant, d’élargir progressivement àl’ensemble du territoire. Bref, on nous proposait de faire de ladécentralisation dans un laboratoire de recherche ! Nous avonsfermement rejeté cette approche parce que, politiquement, ellen’était pas admissible. La liberté de s’administrer étant un droitreconnu à toutes les collectivités dans notre Constitution, ilétait hors de question pour nous de l’expérimenter avant d’enfaire bénéficier – éventuellement – ses destinataires natu-rels ! Nous assumions d’aller de l’avant, avec les risques poli-tiques que cela impliquait mais en faisant confiance à la sagessedes populations avec l’intuition que cette réforme étaitattendue. Quand les libertés de s’informer et d’aller et venirn’ont pas été marchandées, pourquoi aurions-nous marchandé laliberté de s’administrer, garantie par la loi fondamentale à toutesles populations du pays ? Permettre aux Maliennes et auxMaliens de jouir de cette liberté qui leur a été reconnue com-mençait avec la mise en place de nouvelles collectivités territo-riales et d’interlocuteurs locaux des administrations d’État surl’ensemble du territoire. Nous en attendions l’amorce d’un nou-veau système de partage des responsabilités de gestion publiqueentre l’État et les collectivités locales de base et d’un nouvelessor pour le développement du territoire. Voilà les deux défis

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La décentralisation : une vision en action

La réforme de décentralisation était sous-tendue par unevision : celle de la transformation progressive de l’administrationpublique et le renforcement des liens entre l’État, la société etles territoires. Il était évident que cela demanderait du temps etsans doute beaucoup plus que sept années. En 1993, nous avonslancé un long processus qui devait franchir plusieurs étapes, lapremière étant la communalisation de l’ensemble du territoirenational. Bien au-delà de l’émergence des nouvelles entitésadministratives décentralisées qu’étaient les communes, ils’agissait avant tout d’approfondir le processus de démocratisa-tion démarré en 1991.La construction de la démocratie ne pouvait pas se limiter à

la mise en place des seules institutions du niveau central del’État. Ce dispositif plus que sommaire se révélerait fragile poursoutenir une véritable démocratisation. À l’issue des électionsprésidentielles de 1992, les élections législatives qui ont suiviont amené une centaine de députés à l’Assemblée nationale. Lesinstitutions nationales étaient certes en place, mais seules deuxcents personnes présentes dans ces institutions étaient les véri-tables dépositaires de la démocratie représentative. Nous étionspersuadés qu’une démocratie symbolisée par un si petit nombrede personnes n’était pas viable, parce qu’uniquement placée ausommet de l’édifice qu’est la République.Le processus de décentralisation, dans la mesure où il aide à

l’émergence de nombreux élus locaux avec une légitimité démo-cratique de proximité, permet dans la foulée l’élargissement dela base démocratique de l’exercice du pouvoir d’État. Parailleurs, nous voyions dans la réforme de décentralisation unlevier possible pour la promotion du développement local et dedynamisation des économies locales. Autrement dit, il s’agissaitde faire exister le local, et à travers lui le territoire, comme unsupport essentiel de gestion du développement.

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longer le processus de réorganisation administrative en créantles cercles et les régions décentralisés. Ces créations seraienttemporaires, remettant à plus tard le moment où les communesentreraient en débat afin de se prononcer sur la suite. Ce fut fait.Ainsi tous les échelons administratifs du territoire national (703communes, 46 cercles et 9 régions) furent décentralisés, chaqueéchelon étant doté d’organes délibérants et exécutifs élus.Enfin, le dispositif de l’administration territoriale de l’État,

qui était auparavant en charge du développement régional etlocal, a été également changé. Les textes relatifs à la représenta-tion de l’État sur le territoire ont été amendés afin que la res-ponsabilité de maître d’ouvrage du développement régional etlocal soit transférée aux élus des échelons décentralisés.Désormais, la mission principale de l’administration d’Étatconsista à contrôler la légalité des actes des élus et à jouer unrôle d’assistance-conseil aux collectivités locales décentralisées.De manière symbolique – même si nous n’avions pas pu changerla dénomination «cercle» héritée de la conquête coloniale –nous étions néanmoins parvenus à faire appeler « hautscommissaires», les anciens «gouverneurs» et délégués du gou-vernement, puis «préfets» et « sous-préfets», les anciens «com-mandants de cercle». La réforme était également sémantique…Ce sont les résultats de la première phase de la décentralisa-

tion en 2000. J’ai alors été sollicité pour entrer au gouvernementcomme ministre de l’Administration territoriale et des collecti-vités locales avec le mandat d’achever l’installation du cadreinstitutionnel de la réforme par la mise en place du Haut conseildes collectivités 9, de préparer les conditions de bon démarragedes collectivités décentralisées et de contribuer à la préparationet au déroulement apaisé des élections générales de 2002.

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importants à relever pour réaliser la première étape de la mise enœuvre de la réforme de décentralisation.À la fin des mandats de la MDD et de la MDRI, en 2000, nous

avions réussi à franchir cette première étape : 703 communesavaient été créées, donnant ce que le président de la Républiquea appelé le visage du «Mali nouveau». C’est un résultat – s’ilfaut parler de bilan – qui paraissait impossible à réaliser audémarrage en 1993. Une «aventure», nous disait-on… Mieux,en 1998-1999, les élections municipales ont été organisées endeux temps afin de doter les anciennes et les nouvelles com-munes d’organes délibérants (conseils communaux) et d’un exé-cutif (maire et ses adjoints) élus. Le résultat politique futexceptionnel : près de 12000 élus locaux ancrés au plus profonddu pays et dépositaires d’une légitimité démocratique.Mais l’exercice ne s’est pas arrêté à la création des communes,

les cercles et les régions décentralisées ont aussi été créés, etleurs organes mis en place, même si cela n’était pas prévu dansle schéma technique préalable. Nous pensions, en effet, dans unpremier temps mettre en place l’échelon communal, puisprendre le temps de le consolider avant d’ouvrir un débat entreces communes pour déterminer l’échelon supérieur immédiatqu’elles souhaitaient mettre en place, comme cela avait été faitentre les villages. Mais c’était sans compter sur la demande despolitiques. Après les élections communales de 1998-1999, lesdéputés, sous la houlette des états-majors politiques, pensèrentque l’échelon communal ne pouvait être isolé sous deux éche-lons étatiques simplement déconcentrés. C’était selon eux lameilleure façon de laisser mourir de leur belle mort les com-munes qui venaient de naître. On pouvait ainsi déceler unsoupçon de chantage de la part des députés, laissant sous-entendre que les deux échelons déconcentrés de l’État risquaient«d’étouffer» les communes, mais en réalité un des soucis desétats-majors des partis était d’avoir des postes de responsabilitépolitique à pourvoir. Les députés ont donc demandé au gouver-nement, au risque de ne pas voter les textes suivants, de pro-

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9. La dernière institution prévue dans la Constitution et qui n’était pasencore installée.

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faite. Et puis, je n’avais pas oublié l’esprit «mission» et le carac-tère ad hoc de la structure. C’était donc une évidence pour moiqu’il fallait, conformément aux engagements pris, faire dispa-raître la MDRI en tant que structure. Mais il était tout aussi évi-dent que le processus de la réforme de décentralisation et desautres réformes institutionnelles, que la décentralisation de lagestion publique implique, ne devait pas s’arrêter. Il s’agissait,pour poursuivre la réforme de décentralisation, de concrétiser lestransferts de compétences aux collectivités territoriales décen-tralisées tel que prévu par les textes, de mettre en place les dis-positifs d’appui technique, les Centres de conseils communaux(CCC), et les dispositifs d’appui financier, l’Agence nationalepour l’investissement dans les collectivités territoriales(ANICT), pour l’accompagnement des collectivités locales. Cesdispositifs étaient indispensables à un exercice effectif de la maî-trise d’ouvrage du développement régional et local qui étaitdésormais confié aux collectivités décentralisées. La mise enplace du Haut conseil des collectivités (HCC) bouclerait ainsi ledispositif institutionnel devant concrétiser la mise en place de ladécentralisation dans le pays.Autrement dit, l’État continuait à impulser la réforme de

décentralisation, mais les dépositaires et garants en étaient bel etbien les collectivités locales et les élus eux-mêmes. L’ancienneMDRI fut alors «démembrée». Le pilotage de la réforme dedécentralisation et la gestion des rapports entre l’État et les col-lectivités locales furent confiés au MATCL, au sein duquel futcréée une Direction nationale des collectivités territoriales(DNCT). La poursuite des réformes institutionnelles, principa-lement celle de l’État fut confiée au Commissariat à réformeadministrative, transformé en un nouveau Commissariat audéveloppement institutionnel rattaché au Premier ministre pourla finalisation et la mise en œuvre du Programme de développe-ment institutionnel (PDI) dont la préparation avait été entaméepar la MDRI.

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La MDD disparaît, mais la décentralisationcontinue

Effectivement, à la faveur du remaniement ministériel defévrier 2000, je fus nommé ministre chargé de l’Administrationterritoriale et des collectivités locales (MATCL) qui est la nou-velle appellation du ministère de la Gestion de l’administrationdu territoire. Depuis le début de la IIIe République,l’administration du territoire et la gestion de la sécurité inté-rieure ont été logées dans le même ministère. Or, dans lecontexte de décentralisation, l’idée nouvelle était d’ériger unministère avec une approche renouvelée des problèmes de ges-tion publique : l’administration territoriale décentralisée, leslibertés publiques (associations et cultes) garanties et élargies, leprocessus de démocratisation (partis politiques) consolidé.En fait, la préparation et l’organisation des élections de 2002

ont été le cœur de ma mission au ministère. La mauvaise orga-nisation des élections générales (présidentielles et législatives)précédentes en 1997 avait provoqué une crise politique assezgrave. Le pays avait échappé de peu à des affrontements san-glants et le tiers des partis politiques avait décidé de ne pasreconnaître les institutions, le président de la République, legouvernement ainsi que l’Assemblée nationale, issues de cesélections. Le président Alpha Oumar Konaré – qui, en tout étatde cause, ne se représenterait pas en 2002 puisqu’il arrivait auterme des deux mandats successifs prévus par la Constitution –souhaitait la préparation des conditions pour le bon déroule-ment d’élections apaisées.Pour autant, la réforme de décentralisation était loin d’être

achevée. Il se posait alors la question du sort de la structureMDRI. Sur ce point, le contrat tacite que j’avais conclu avecmes camarades en 1993 était que la mission aurait atteint lesobjectifs qui lui étaient fixés lorsque les communes et plus géné-ralement les collectivités territoriales décentralisées et leursorganes délibérants et exécutifs seraient installés. C’était chose

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« l’homme de la décentralisation» ; c’est-à-dire celui qui voulaitdémanteler l’administration d’État au profit des collectivitésdécentralisées et qui, en arrivant au ministère, s’apprêtait à«casser» ce qui en restait !Arrivant dans cette administration territoriale, qui a servi

sous trois décennies de parti unique et de parti-État, avec lemandat de poursuivre sa transformation en une administrationrépublicaine apte à guider et à accompagner les grandes muta-tions qu’impose la construction d’un pays démocratique avecune gestion publique décentralisée, j’avais bien besoin d’uneéquipe en laquelle je pouvais avoir confiance. Je demandais àtrois de mes collaborateurs de la MDRI de m’accompagner auministère 10. Très vite, cette équipe, appuyée par les assistantstechniques de la coopération technique allemande et française,introduisit dans le cabinet du ministère de nouvelles méthodesde travail. L’intention première était d’insuffler une dynamiquede changement dans ce ministère qui était resté malgré tout unbastion du conservatisme. Pour ce faire, il fallait prendrequelques mesures simples, mais qui en disaient long sur lechemin qui restait à parcourir pour faire bouger les choses dansnos administrations publiques, même au niveau central.Nous avons commencé par un programme de travail plurian-

nuel fondé sur la vision que nous avions du ministère et de sesmissions. Une lettre de mission a été adressée à tous les admi-nistrateurs territoriaux et aux directeurs nationaux relevant duministère. Cette lettre de mission précisait les objectifs et lesrésultats attendus de chaque responsable.En évaluant mes journées ordinaires de travail, comme

j’aimais souvent le faire, je m’aperçus qu’en dehors des réunionsà la primature et à la présidence de la République, je ne parlaisqu’avec ma secrétaire, le secrétaire général et quelques collabo-rateurs. Je pris également conscience que le ministre passaitle plus clair de son temps à régler les problèmes que ses

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Quant à la dimension «aménagement du territoire», quiavait été aussi défrichée par la MDRI à travers l’élaboration duschéma d’aménagement du territoire et les avant-projets desschémas régionaux d’aménagement et de développement deshuit régions et du district de Bamako, elle a été finalementconfiée à une mission du même nom rattachée au ministèrechargé de l’Équipement et de l’aménagement du territoire quivenait aussi d’être créé.La MDRI était donc dissoute conformément aux engage-

ments de départ, et la poursuite de son mandat et de ses attribu-tions confiée à différentes structures. Mais la gigantesqueréforme de décentralisation de la gestion publique et les autresréformes qu’elle impliquait allaient se poursuivre dans de nou-velles structures pérennes mieux ancrées dans le dispositif del’administration publique.Lorsque je pris mes fonctions au ministère, l’ambiance était

loin d’être à l’enthousiasme chez la plupart des administrateursterritoriaux ! Elle était même teintée d’une grande méfiance quenombre d’entre eux avaient développée à mon égard quand jedirigeais la MDRI. Malgré toutes les formations et les diversesrencontres qui avaient été organisées, certains administrateursterritoriaux n’avaient pas changé d’avis en ce qui concernait laréforme de décentralisation. Pour la plupart d’entre les « scep-tiques», j’avais la prétention de diriger la réforme d’une admi-nistration à laquelle je n’appartenais pas et que je ne connaissaispas. Ils me considéraient plutôt comme un «politique, obnubilépar le discours du changement et qui ne comprenait pas grand-chose à la complexité de l’administration du territoire »,l’ancêtre et le creuset de notre grande administration d’État.Pour certains d’entre eux, tout désordre dans la « territoriale»entraînerait forcément le chaos dans tout l’édifice administratifde notre République en construction. Cette vieille maison avaitrésisté aux politiques de la Ire République et aux militaires de laIIe République. D’ailleurs, certains d’entre eux, une fois leurscraintes apaisées, avouèrent qu’ils avaient de moi l’image de

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10. Il s’agit de Lassine Bouaré, d’Amagoin Keita et d’Adama Sissouma.

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J’ai aussi fait faire un recensement du personnel à l’intérieurdu ministère pour avoir des informations sur les profils de car-rière des différentes catégories de personnel et surtout du per-sonnel de représentation de l’État. Ce recensement a permis lacréation d’une base de données pour mieux connaître le per-sonnel et suivre son évolution. Je me suis imposé des visitesrégulières à l’intérieur du pays, ce qui m’a permis de voir à quelpoint l’administration territoriale était démunie. Le personnelreprésentant l’État n’avait pas en sa possession les textes législa-tifs et réglementaires essentiels pour son travail. Cela m’a aussipermis de prendre conscience de la nécessité d’améliorer lesconditions de travail du personnel travaillant à l’intérieur dupays. Tout cet effort a fini par payer. Au fil du temps, j’ai sentiqu’une dynamique nouvelle se mettait progressivement enmarche. L’information était de moins en moins cloisonnée. Uneprise de responsabilité était en train de naître et un espritd’équipe à la mesure du ministère se construisait. Au prix debeaucoup d’efforts dans tous les compartiments de la maison,nous étions parvenus à créer une atmosphère conviviale sortantles agents de leurs habitudes, suscitant des initiatives qu’ilsavaient fini par renoncer à prendre. Cette administration remiseen «ordre de bataille», il ne fallait cependant pas oublier quenous avions deux séries d’obligations à remplir : le suivi de ladécentralisation et la préparation des élections de 2002.Pour ce qui concernait la décentralisation, les collectivités

locales avaient été installées, mais elles étaient fragiles et méri-taient d’être accompagnées. Le dispositif d’accompagnementmis en place comportait deux branches : les Centres de conseilscommunaux (CCC) pour accompagnement technique etl’Agence nationale pour l’investissement dans les collectivitésterritoriales (ANICT) pour le soutien financier. L’ANICT étaitle premier jalon d’une structure pérenne de financement desinvestissements des collectivités locales dans le genre d’unebanque des collectivités. Bien qu’il soit attendu des collectivitésdécentralisées une meilleure mobilisation des ressources locales

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collaborateurs ne voulaient pas gérer. Tous les dossiers, desplus anodins aux plus complexes, convergeaient vers leministre ; chacun déposait ses problèmes sur son bureau et atten-dait la solution. C’était là l’héritage de plusieurs années de déres-ponsabilisation et de pratiques de l’évitement dans lesquelles lesadministrations publiques de notre pays s’étaient installées. Monobjectif était d’amener progressivement mes collaborateurs àgérer les dossiers qui leur incombaient et à ne me solliciter quelorsque cela avait un sens. Bref, je constatais que toute la chaîneadministrative était sclérosée. Les textes n’étaient pas connus ouignorés ou encore simplement inadaptés dans certains cas. J’airéalisé que si les choses restaient en l’état, mes compagnons etmoi avions toutes les chances d’échouer dans les missions quim’avaient été confiées et que je partageais désormais avec euxou, à tout le moins, de ne rien changer à l’existant, ce qui reve-nait au même. J’ai donc persisté dans la ligne de conduite que jem’étais fixée, de bousculer les habitudes installées, d’innoverdans les modes de fonctionnement, et ce jusqu’au plus anodin.Les premières semaines d’observation passées et au constat

d’un cloisonnement excessif au sein du cabinet, j’ai demandéqu’une table de réunion d’une dizaine de places soit installéedans mon bureau. Mon intention étant de tenir chaque matinun briefing avec tous mes collaborateurs immédiats. Il m’a fallum’y reprendre à plusieurs fois pour que l’on satisfasse cettedemande qui, me disait-on, bousculait les traditions… et sansdoute le confort de la «garde rapprochée» du ministre.À cette époque, beaucoup d’agents du ministère continuaient

à travailler en ignorant les nouvelles technologies del’information. Pour corriger cette lacune, j’ai dû mettre à contri-bution l’agence de coopération américaine (USAID), qui enréponse à une requête nous a fourni une vingtaine de micro-ordinateurs et financé une formation accélérée pour mes colla-borateurs. L’installation d’un intranet a beaucoup facilité lacirculation de l’information et sa mutualisation dans le cabinet.

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Mais il fallait impérativement renouer le dialogue avec lespartis d’opposition qui étaient en dehors des institutions et quidéfiaient celles-ci. Je demandai au Premier ministrel’autorisation de me rendre au siège des partis, mon objectifultime étant de renouer le dialogue avec ceux de l’opposition« radicale». Cette initiative paraissait contraire aux usages pourmes collaborateurs et même pour mes chefs – mais à forced’expliciter les enjeux, je parvins à les convaincre. La visitecommença par les partis proches du mien, l’Adéma-PASJ, puisje continuai avec les autres groupements de partis. Après avoirrencontré tous les groupements qui étaient dans les institutions,je contactai le Collectif des partis politiques de l’opposition(COPPO) qui regroupait une quinzaine de partis. Ne reconnais-sant ni le président ni le gouvernement, je n’ai besoin de vousdire que les négociations pour obtenir un rendez-vous furent trèslongues et difficiles et les déconvenues et rendez-vous ratés,nombreux. Au bout de toutes ces péripéties et de démarchespatientes et souvent personnelles, je finis par rassembler tous lespartis, majorité, opposition et opposition radicale (hors des ins-titutions) autour d’une même table. Les plus radicaux n’avaientpas pour autant ravalé leurs critiques des élections passées de1997, surtout en direction du parti majoritaire Adéma-PASJ.Mais ils finirent par accepter le principe du «cadre de concerta-tion 11» que je leur proposai de rejoindre. Ce faisant, je me suisengagé à me concerter avec eux au moins tous les mois jusqu’aujour des élections générales en 2002, en précisant que cet espacede discussion ne serait pas décisionnel, la décision incombant auConseil des ministres. Je me suis promis quant à moi de fairemiennes toutes les propositions auxquelles nous parviendrions etde les défendre en Conseil des ministres. Les partis m’ont suivisur cette base et m’ont fait confiance. Ils m’ont rappelé que madémarche au moment de la préparation de la décentralisation –

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(impôts, taxes, produits des prestations transférées), celles-ci nepouvaient suffire pour le financement du développement local.En 2001, nous avions enfin réussi à faire voter par l’Assemblée

nationale les textes de création du Haut conseil des collectivités(HCC), une institution prévue dans la Constitution pour lareprésentation nationale des collectivités territoriales décentra-lisées et des Maliens de l’extérieur. L’idée forte de cette institu-tion était celle de la création d’une institution qui résisterait auxalternances politiques afin que la décentralisation ne soit pasremise en cause par un gouvernement qui n’en ferait pas sa prio-rité. Si cette dernière née des institutions de la Républiquen’avait pas de pouvoir délibérant, elle était cependant dotée depouvoirs consultatifs très forts. Elle ne pouvait être dissoute etavait les prérogatives d’initier des propositions de lois que legouvernement devait déposer sur la table des députés dans undélai de quinze jours. Enfin, son président ou le tiers de ses élus(ils étaient 75 au total) pouvait attaquer les décisions du gou-vernement devant la Cour constitutionnelle. C’était donc uneinstitution assez forte qui avait été pensée comme le «vigile dela décentralisation».En ce qui concerne les élections, j’ai dit plus haut que celles

de 1997 avaient conduit à une crise politique, principalement enraison de la mauvaise qualité de la liste électorale. Certainspartis d’opposition, ayant considéré que ces listes avaient été fal-sifiées, n’avaient pas reconnu les institutions qui en étaientissues : l’Assemblée nationale, le président de la République et legouvernement. La première initiative que je proposai fut dedemander au Premier ministre d’annoncer dans sa déclarationde politique générale que le gouvernement s’engageait à infor-matiser la liste et à la rendre publique sur Internet. Ainsi, lespartis – et de manière générale tous les citoyens maliens –seraient en mesure de vérifier que la liste électorale étaitconforme à la réalité du corps électoral. Ceci était un véritabledéfi que je me m’étais fixé d’entrée.

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11. Le cadre de concertation est constitué de deux instances : le ministre seréunit avec les chefs de partis pour examiner les propositions préparées par lapremière instance, qui regroupe les techniciens des partis et du ministère.

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Si je devais résumer en quelques mots ce que je retire de cesdeux années passées au ministère, je dirais ma satisfactiond’avoir contribué à en faire un ministère voué à la consolidationde l’État de droit et des libertés publiques et une administrationdédiée au développement territorial. Ce qui était la mission quim’était confiée. Lors de la petite fête d’adieu organisée par mescollaborateurs à l’occasion de mon départ du ministère, j’étaisparticulièrement heureux et fier des bons mots prononcés par lesresponsables du syndicat national des administrateurs civils quis’étaient beaucoup méfiés à l’annonce de ma nomination.

La décentralisation en perspective

Espérée dès les années soixante, régulièrement invoquée – envain – durant les années soixante-dix et quatre-vingt, la décen-tralisation n’a véritablement été prise en charge au Mali qu’àpartir de 1993. L’engagement des autorités de la IIIe Républiquea permis de poser « le socle» de la réforme et de construire lepremier étage. Mais cette construction, de longue haleine, estloin d’être terminée. Car il s’agit d’un processus en constanteconstruction, si intimement lié à la réforme de l’État postcolo-nial, que nous avons encore plusieurs années de travail avant deposer le toit de l’édifice. Il est néanmoins possible de porter unregard rétrospectif sur les résultats de la première étape.On ne peut nier que les collectivités locales sont encore

confrontées à de nombreuses difficultés. Les transferts de la maî-trise d’ouvrage du développement régional et local en lien avecle partage des responsabilités et des ressources humaines etfinancières prévus dans les textes tardent à se réaliser. Ainsi, lapart des ressources nationales qui doit être transmise aux collec-tivités locales peine à atteindre le chiffre de 5 % alors que, dansl’idéal, elles devraient atteindre 50, voire 60 %. De même, lagestion du patrimoine public (infrastructures et biens meubles etimmeubles) n’est pas encore mutualisée. Ces difficultés, qui per-sistent, demeureront tant que la réforme de l’État ne se fera pas

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même s’ils pouvaient en critiquer certains points par ailleurs – etl’ouverture d’esprit que j’ai sans cesse manifestée en direction detoutes les composantes sociopolitiques de la société maliennen’y étaient pas étrangers.Ils ont apprécié également la ligne de conduite que je m’étais

fixée en tant que ministre en charge des élections, celle d’être unministre de la République. Il faut dire en effet qu’ils auraient eutoutes les raisons de se méfier : j’étais militant du parti au pou-voir, qui allait proposer des candidats aux élections. J’ai cepen-dant affirmé haut et fort – parfois au risque de ne pas êtrecompris par certains camarades de mon parti, d’ailleurs – qu’entant que républicain, je ferais tout pour cultiver la neutralité del’administration que j’avais sous ma responsabilité. En réponse àl’interpellation d’un journaliste qui insinuait qu’en tant quemilitant de l’Adéma, j’étais chargé de faire gagner mon parti, j’airépondu que ma mission en tant que ministre était d’organiserde bonnes élections et que les personnes chargées de faire gagnerle parti étaient au siège du parti. Nous sortions à peine – mais,dans une certaine mesure seulement – d’une administration quiavait toujours été au service des partis-État. Je ne souhaitais pas,pour ma part, prolonger cette tradition. Mon ambition était decontribuer à la mise en place d’une administration républicaineneutre c’est-à-dire au service de la nation tout entière et nond’une faction ou d’un parti. J’ai donc maintenu tant bien quemal le dialogue avec tous les partis et combattu toutes les tenta-tives de pression ou de fraude. Cela explique que lorsque noussommes arrivés aux élections, les conditions de l’apaisementétaient réunies. Elles se sont à mon avis bien passées. À ce détailprès que le candidat de mon parti, Soumaïla Cissé, a étébattu ! Ces élections se sont déroulées dans un climat suffisam-ment serein pour que le perdant des élections félicite le gagnantde vive voix. Une pratique rare dans nos contextes africains oùles élections finissent très souvent par des émeutes et des cen-taines sinon des milliers de morts…

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un levier pour le développement, qu’il soit à même de nouer despartenariats fructueux avec les acteurs locaux en vue de dyna-miser les économies locales. Or la dynamique économiquelocale est aujourd’hui plutôt informelle – les statistiques écono-miques disent que près de 60 % de l’économie de nos pays relè-verait de ce secteur. Les acteurs économiques locaux se réfugientdans l’informel parce que ni les administrations d’État ni cellesdes collectivités locales ne comprennent, ni ne répondentencore à leurs attentes, alors même que ce sont eux qui occupentet font vivre le plus grand nombre de personnes. C’est mêmegrâce à ce secteur que l’on arrive à éviter nombre de crises ! Jepense donc que le secteur dit informel est un potentiel pour ledéveloppement des économies locales. Continuer à maintenirles acteurs de ce secteur dans l’informel est une énorme perted’opportunités pour l’économie nationale. Il est de la responsa-bilité des administrations locales d’être des interlocuteurs atten-tifs et des partenaires institutionnels des acteurs de cetteéconomie « souterraine» pour la transformer et faire en sortequ’elle contribue mieux à la construction et à l’expansion d’uneéconomie nationale solide et stable parce qu’ancrée sur le local.Par ailleurs, l’un des défis majeurs que les acteurs du processus

de décentralisation doivent relever pour la stabilité de nos insti-tutions républicaines consiste en la cohabitation harmonieusedes nouvelles légitimités démocratiques et des légitimitésanciennes dites coutumières. Ces dernières «occupent» en effetle terrain du local où elles sont souvent solidement implantées.La réforme de décentralisation a installé des collectivités terri-toriales avec des gestionnaires élus au suffrage universel sur lemodèle de la démocratie formelle hérité de l’Occident européen,mais nous devons nous montrer plus inventifs et ouverts pouradapter progressivement les constructions institutionnellesdémocratiques à nos réalités locales. On observe que la légiti-mité des chefs coutumiers ou religieux reste encore mieuxadmise et plus respectée que celle issue du suffrage universel.Les nouvelles légitimités issues du vote n’entament en rien la

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au rythme souhaité. L’existence et l’efficience des collectivitéslocales, c’est-à-dire leur capacité à assumer leurs responsabilités,impliquent que les autorités s’engagent avec fermeté et volonta-risme dans la voie de la réforme de l’État. L’État reste encoreimprégné par l’autoritarisme et le paternalisme alors qu’un choixclair et sans ambiguïté a été fait en faveur d’une administrationrésolument décentralisée, respectueuse et au service des popula-tions. C’est un défi qui est loin d’être encore relevé.En ce qui concerne les communes, il ne faut pas négliger le

risque – paradoxal, mais réel – d’une «centralisation» au niveaulocal de ce que la réforme a voulu décentraliser : les autoritéscommunales peuvent être en effet tentées de construire uneadministration centralisée au niveau local, reproduisant ainsi leschéma central. Or, l’objectif est au contraire d’ouvrir desespaces pour que les acteurs économiques et sociaux, individuel-lement et collectivement, puissent participer pleinement auxdécisions de gestion des affaires publiques locales. Et cela resteun grand défi car si la décentralisation a changé beaucoup dechoses, elle n’a pas changé les comportements des élites poli-tiques et administratives et le tropisme centralisateur qu’ils nepeuvent s’empêcher de reproduire.Reste que les communes, qui sont le choix des populations,

sont sous deux échelons décentralisés (les cercles et les régions)qui ne reflètent pas les vues des populations car ils sont unereconduction des anciennes circonscriptions administratives.C’est donc le moment de relancer le débat sur la poursuite del’organisation territoriale qui, au niveau du cercle et de larégion, avait été admis comme provisoire. La régionalisation està mon avis la deuxième grande étape qui conduira à un véritablepartage des responsabilités entre l’État et les collectivités locales.Les nouvelles régions étant amenées à jouer le rôle d’interfaceentre les échelons local et national.Mais la décentralisation n’a pas pour objet unique

l’installation des autorités et des services publics administratifslocaux. Il faut que le nouveau dispositif administratif local soit

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doute pour beaucoup. Les populations maliennes restent trèsattachées à la réforme de la décentralisation, malgré les pro-blèmes auxquels les collectivités locales sont confrontées. Iln’est pas rare d’entendre dire que les maires et autres élus nes’occupent pas des préoccupations réelles des populations ou queles conseils municipaux, de cercles et d’assemblées régionales nefonctionnent pas correctement. Ceci est bien le signe qu’un dia-logue est en train de se construire dans nos communes entre lescitoyens et les institutions locales. Ce dialogue est rendu pos-sible par la décentralisation de la gestion publique qu’il fautapprofondir, compléter, adapter.

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consistance des légitimités issues des coutumes et conférées parl’histoire, le sang, les pactes et les réciprocités du «vivreensemble» construites sur des millénaires. Une légitimité nou-velle n’efface en aucune manière une autre plus ancienne ; maisces légitimités peuvent et doivent cohabiter pour construire dessystèmes sociaux et des politiques stables. Il faut donc résoudreles difficultés liées à cette cohabitation et inclure les nouvellesnormes dans nos textes. Pour réussir les mutations sociales encours, nous devons ancrer nos réformes dans les traditions (lepatrimoine culturel et institutionnel) tout en étant ouverts surla modernité qui frappe à la porte. Or sans une connaissance finede l’étendue, de la consistance et des mécanismes de ces légiti-mités coutumières, il est difficile d’anticiper les relations qui setisseront entre les notabilités anciennes et modernes. Par consé-quent, personne ne sait aujourd’hui si elles entreront en synergieou si, au contraire, elles entreront en opposition. C’est la stabi-lité de l’État démocratique qui risque d’être compromise par uneméconnaissance et une prise en compte insuffisante des réalitéssocioculturelles anciennes. Si nous ne développons pas dès àprésent notre compréhension et notre capacité de réponse auxdéfis que nous pose la coexistence obligée de plusieurs types delégitimité surtout au niveau local, le processus de décentralisa-tion ne connaîtra pas un sort meilleur que les autres tentativesde changement passées. C’est tout le sens de la longue marcheentamée à travers la décentralisation. Il s’agit de nous donnerune perception adaptée à notre réalité d’aujourd’hui (pas celled’hier !) des principes universels qui fondent la démocratie.Notre modèle démocratique en construction devra s’ancrer dansnos vécus et nos références socioculturelles. Voilà un autre granddéfi qui montre les limites du modèle démocratique standard telque nous tentons de le reproduire.Il n’en demeure pas moins que si le Mali est encore réputé

comme l’un des pays les plus stables d’Afrique de l’Ouest,l’installation de la décentralisation et l’élargissement de la basede l’exercice démocratique du pouvoir qu’elle induit y sont sans

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2.Construire un modèle démocratique

s’appuyant sur les références et les vécusdes populations africaines

Droit d’inventaire

Mon passage au ministère de l’Administration territoriale aété une opportunité d’amélioration de ma connaissance desrouages de l’État et surtout des réalités politiques et institution-nelles de mon pays. Les leçons tirées me permettent d’interrogerplus largement le modèle de démocratie sous-tendant la décen-tralisation de la gestion publique. J’ai eu l’occasion d’interrogerquelques-unes de mes certitudes politiques. J’ai porté un regardcritique sur la pensée qui irrigue souvent le modèle de démo-cratie stéréotypé que l’on tente, avec entêtement, d’installerdans notre pays et plus largement en Afrique. C’est le cas du« sacro-saint» suffrage universel qui illustre bien le décalageentre les choix de modèle et l’application qui en est faite dansdes aires culturelles où existent encore et pour la majorité despopulations d’autres conceptions de la vie en commun quiconstruisent les règles de gouvernance. Cette question témoignedu «droit d’inventaire» que nous, Africains, devons faire sinotre souhait est que la démocratie prenne racine dans nos pays

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transmise par l’écrit, l’accès au savoir et à la connaissance doncà la sagesse qu’implique une décision majeure, est bâti sur lasomme d’expériences accumulées au fil des années. À leur avis,c’est le nombre d’années et d’expériences vécues qui permet dedévelopper la maturité et la connaissance des règles de la vie etdu savoir-faire indispensable à toute bonne décision détermi-nante pour la vie en commun. L’âge, c’est aussi l’expérience dela vie qui se matérialise dans la parole : plus on vieillit, plus onen est dépositaire de connaissances et plus on a le recul néces-saire pour participer à la gestion de la «chose» publique. Aucours des délibérations où des décisions vitales pour la conduitede la vie publique se prennent, les jeunes non mariés qui sontdans la société des adultes et qui n’assument pas encore de res-ponsabilité collective n’ont pas le droit de participer au choixdes dirigeants. Cela ne fait d’ailleurs pas d’eux des exclus parcequ’ils ont aussi des lieux et des moments pour donner leur aviset se faire entendre. De même, il existe dans la plupart des com-munautés des règles de passage d’une catégorie d’acteurs publicsà une autre qu’il faut nécessairement franchir si l’on veutdevenir une personne reconnue comme apte et «capable» departiciper à la décision publique. Mais ces règles ne correspon-dent pas à l’acquisition de la «majorité légale» fixée dans noslois et règlements. Par exemple : dans une réunion publique vil-lageoise, la parole se distribue du plus jeune au plus ancien. Cedernier fait la synthèse des points de vue exprimés avant de pro-poser une décision consensuelle. Si une position consensuelle nese dégage pas, une autre délibération sera nécessaire. Cette pra-tique sur laquelle fonctionne encore l’immense majorité de lapopulation en ce qui concerne la prise de décision ne peut et nedoit pas être ignorée dans la construction des nouvelles moda-lités de gestion publique. Sinon, le risque est la mise en placed’une société fonctionnant à plusieurs vitesses, ce qui n’est pasloin de ressembler à la situation que nous vivons. Pour de nom-breuses personnes, les errements actuels de la gestion publiquesont en grande partie dus à l’implication dans des décisions

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et notre continent. Nous avons l’obligation d’ouvrir « les boîtesnoires» du modèle démocratique standard que les agences decoopération internationale, sur le prétexte d’installation de labonne gouvernance, nous demandent avec insistance de nousapproprier.

Le suffrage universel ou la mise à maldes prérogatives acquises par l’âge

Lors de la préparation des élections de 2002, au cours d’unerencontre villageoise où j’expliquais le sens et les modalités dusuffrage universel, un auditeur d’un âge avancé me fitl’observation citée en introduction à ce livre : «Une des raisonspour lesquelles notre pays ne peut pas sortir de ses difficultés,c’est que nous avons brûlé nos fétiches et les avons remplacés parceux des autres, avec le grand inconvénient que nous n’en com-prenons pas le langage.» Ces paroles en disaient long surl’étendue du malentendu qui a cours aujourd’hui dans notrepays, comme dans beaucoup d’autres pays d’Afrique. L’adoptiondu principe du suffrage universel pour le choix des dirigeants estdevenue le critère premier autorisant à faire partie du club despays bien «gouvernés» et la tenue des élections semble être lasolution miracle de sortie de toutes les crises.À de nombreuses reprises, pour revenir à la réunion villa-

geoise, mes interlocuteurs m’ont fait savoir qu’ils ne compre-naient pas grand-chose au sens du choix du suffrage universelcomme mode de choix des dirigeants dans notre pays. Pour lapresque totalité des intervenants, mettre à égalité un jeune àpeine sorti de l’enfance et un adulte d’un âge avancé pétrid’expérience n’a pas de sens et mieux, est la cause réelle des erre-ments auxquels nous assistons impuissants. Ils estiment que cechoix est en total décalage avec la façon dont la majorité de lapopulation continue de fonctionner, c’est-à-dire : le pouvoir etles prérogatives que l’âge et l’expérience confèrent aux aînés.Dans nos sociétés où l’expérience n’est pas ou est très peu

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cartes à 5000 FCFA pièce. L’argent que me rapporte la vente detoutes les cartes de ma famille équivaut à trois fois mon salairemensuel. C’est bien plus utile pour moi et ma famille que le votequi ne sert à rien, parce que de toute façon ma décision depauvre ne peut rien changer à ce que les riches ont décidé.» Ledémocrate et le républicain que je suis a demandé la remise enliberté de cette personne ! En faisant le choix du suffrage uni-versel, nous lui avons imposé des règles de jeu sans lui en avoirexpliqué le sens. Sa seule faute est d’avoir voulu donner une uti-lité, donc un sens, à la parcelle de pouvoir que la carte d’électeurlui conférait. Cette histoire est significative du malentendu etmême des dangers qui entourent le choix sans concertation dusuffrage universel comme mode exclusif dans les élections.Ce malentendu entame dans une certaine mesure le crédit des

processus électoraux et des résultats qui en sortent. Ce faisant,toute la gestion publique est fragilisée, parce que sa légitimité estcontroversée. L’ironie – qui risque de devenir rapidement des-tructrice –, c’est que, faute de légitimité suffisante aux yeux de lamajorité de la population, les autorités «démocratiquement»élues perdent la face au profit des autorités traditionnelles etreligieuses mieux reconnues. L’autre risque plus destructeurencore est la prise en otage de la gestion publique par les puis-sances financières qui peuvent s’acheter des électeurs. Mais à cejeu, le dommage est immense : les autorités élues ne sont pasreconnues, les autorités coutumières, instrumentalisées, finissentpar perdre toute crédibilité et un suffrage censitaire réel se sub-stitue au suffrage universel formel. On l’aura compris : au-delà duseul suffrage universel, c’est la question de la légitimité quiaffleure et qui, paradoxe insoutenable, est bien souvent inverse-ment proportionnelle au respect de la légalité formelle.

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publiques vitales de certaines catégories d’acteurs qui n’ontqu’une vague idée de l’intérêt général et collectif. Ils ne sont pasloin d’en faire la cause des principales difficultés que notre paysconnaît.Un autre exemple est celui de la Constitution qui ignore les

dépositaires du patrimoine institutionnel ancien dit coutumier.Cependant, dès que l’État vit des épreuves ou des crises socio-politiques graves, c’est vers ces derniers que les décideurs publicsse tournent pour la recherche de réponses qui garantissent la sta-bilité. Les chefs religieux et coutumiers sont des «grands corpssociaux» respectés et leurs paroles et avis sont écoutés. Maisaucune disposition institutionnelle publique ne prévoit ni res-ponsabilités, ni moyens pour le rôle de régulation qu’ils jouent.En ignorant les vertus de l’expérience que l’âge confère, au profitde la reproduction simple du suffrage universel, l’expression duvote se trouve instrumentalisée dans la presque totalité des élec-tions. L’expression du suffrage, faute d’avoir été reliée aux réfé-rences sociétales des électeurs, est achetée et vendue. Le votedevient un acte visant la satisfaction d’un intérêt individuel etsouvent immédiat dont on ne perçoit pas bien l’utilité pour lasociété dans son ensemble.Ainsi en 2002, dans la perspective des élections présiden-

tielles et législatives, tandis que nous étions en train de gérer ladistribution des cartes d’électeur, les services ont porté à maconnaissance des pratiques de fraudes sur les cartes d’électeurdans un quartier de Bamako. Après vérification, il s’est avéré queles leaders de certains partis politiques avaient mis en place unsystème d’achat de cartes d’électeur qu’ils pourraient utiliser enfaisant voter des non-inscrits sur les listes électorales. J’ai alors,conformément à la législation, donné des instructions pour quela police recherche et appréhende les vendeurs ou acheteurs decartes électorales. Un individu pris en flagrant délit de vente decartes d’électeur a rapidement reconnu les faits et raconté sesmotivations : « J’ai deux épouses et trois enfants en âge de voter.Un voisin m’a dit que les responsables d’un parti achetaient des

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ce dispositif n’a pas empêché la contestation violente des résul-tats des élections législatives et présidentielles de 1997. Tirantles leçons de cette crise, l’ensemble des acteurs s’est accordé en2000 pour redonner au ministère de l’Administration territorialela responsabilité de l’organisation matérielle des opérations élec-torales. Désormais la CENI a la tâche de contrôle de la régula-rité des opérations électorales. Dans le cadre de l’améliorationde la transparence du processus électoral, une délégation géné-rale aux élections a aussi été créée en 2001. Indépendante vis-à-vis de l’exécutif, cette organisation réputée neutre s’est vueoctroyer deux missions sensibles : la gestion du fichier électoral(pomme de discorde dans le passé) et le financement public despartis.Toutes ces initiatives s’ajoutent à des dizaines d’autres, depuis

l’implication active des médias jusqu’au rôle joué par la commu-nauté internationale à travers les milliers d’observateurs natio-naux et internationaux qu’elle déploie à l’occasion des élections.Elles n’ont pourtant pas réussi à tempérer les contestations par-fois violentes des résultats des élections par les partis politiqueset n’ont pas réduit la défiance des populations à l’égard des éluset des institutions. Les perdants des élections, bien que partiesprenantes de toutes les phases des opérations électorales, conti-nuent à crier à la fraude et à ne pas reconnaître les résultats pro-clamés, accusant l’administration organisatrice de parti pris enfaveur de tel ou tel candidat.À vrai dire, si l’objectif de transparence recherché n’est pas

atteint, c’est parce que les protagonistes principaux, contraire-ment aux apparences, n’en créent pas les conditions. Les partispolitiques et les organisations de la société civile sont héritiersdes mêmes mauvaises habitudes que l’administration publique.Tout comme cette dernière, les partis cultivent le manque detransparence, le mépris de leurs militants et la recherche del’intérêt sectaire et immédiat. Quant aux organisations de lasociété civile, leur dépendance des financements généralementaccordés par le gouvernement rend leur rôle de médiateur bien

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Le respect de la légalité formelleau péril de la légitimité

Le souci du respect strict des dispositions légales et larecherche sourcilleuse de la transparence sont une constantedans les élections en Afrique. On ne peut que s’en féliciter. Etpourtant, les résultats sont rarement à la hauteur des exigences.Comment expliquer cet état de fait ? Dans toute démocratie res-pectable, l’organisation des élections est une mission del’administration publique. Mais l’héritage de notre administra-tion qui a été mise au service du parti unique et du parti-Étatdurant plusieurs décennies se révèle un handicap lourd. AuMali, comme dans beaucoup de pays de l’Afrique postcoloniale,l’administration reste aujourd’hui au service du «prince dujour», et n’a pas encore la confiance des protagonistes du pro-cessus électoral. Elle associe ces protagonistes aux phases impor-tantes de la préparation du processus : l’établissement et lagestion du fichier électoral, la confection et la distribution descartes d’électeur, l’administration des bureaux de vote, la cen-tralisation des résultats, etc. Les lois électorales sont régulière-ment relues, de multiples concertations avec les partis politiqueset les organisations de la société civile sont aussi organisées.Cette suspicion vis-à-vis de l’administration publique et la

volonté de l’administration publique de prouver sa bonne foiaux opinions publiques nationales et internationales ont abouti,en 1997, à la mise en place d’une Commission électorale natio-nale indépendante (CENI) ad hoc 12 au Mali. Celle-ci était com-posée des représentants de l’administration publique, des partispolitiques et des organisations de la société civile. Dans un pre-mier temps, la CENI a eu la responsabilité de l’organisationcomplète des élections, se substituant de fait aux services duministère de l’Administration du territoire. Toujours est-il que

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12. La CENI n’est mobilisée que trois mois avant les élections et elle dispa-raît après le dépôt de son rapport, trois mois après la proclamation des résul-tats.

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à ce que l’on pourrait appeler du « tourisme électoral» qu’à unvéritable travail de certification du bon déroulement des élec-tions. Leurs communiqués stéréotypés à l’issue des opérationsd’observations sont révélateurs du peu de crédit qu’il fautaccorder à cet exercice.Au final, tous ces mécanismes d’implication, de concertation

en amont et de contrôle en cours se transforment en instrumentsde fragilisation des processus électoraux. Cela tient moins aumanque de moyens – auquel on pourrait pallier – qu’au fait queles protagonistes, les partis et les candidats, ne se sentent pascomptables de leurs propres insuffisances. Autant dire que le res-pect des procédures légales et la recherche de la transparence neconstituent pas une assurance en matière de stabilité politiqueen Afrique. Il est d’ailleurs courant, au Mali comme ailleurs enAfrique, que des élections, respectant strictement la légalité,soient contestées parce que les acteurs politiques n’acceptenttout simplement pas le verdict des urnes. En réalité ils vivent laposition de perdants comme une exclusion totale de la gestionpublique sans laquelle ils ne se voient aucun avenir. Il est cou-rant de s’entendre dire : «Si on n’est pas dans l’État, on n’estrien ».

Construire une modernité en adéquationavec les réalités des sociétés africaines

Qu’il s’agisse des appréhensions vis-à-vis du suffrage universelou de la contestation permanente des résultats des élections, lesquestions que je soulève se rapportent toutes à la nécessité deconstruire des modèles institutionnels adaptés aux contextes etaux réalités socioculturelles des pays. En ce qui concerne le suf-frage universel, je n’affirme nullement qu’il faille le rejeter.À vrai dire, je ne suis pas dans une position manichéenne quivoudrait que nous ayons à choisir entre le pouvoir absolu desautorités traditionnelles ou le suffrage universel intégral. À côtédu pouvoir des aînés, nous devons bien sûr faire de la place aux

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illusoire. Les organisations internationales, qui financent unegrande partie du coût faramineux des élections, sont, quant àelles, obnubilées par le respect des normes de leur agenda de«bonne gouvernance» au point d’oublier qu’une élection n’a desens que si les résultats qui en sortent sont légitimes.Ainsi, les représentants des partis politiques sont le plus sou-

vent absents des commissions administratives chargées decontrôler l’établissement des listes électorales. Et ceux qui sontprésents manquent simplement de l’engagement minimumnécessaire pour assumer correctement leur tâche. Quant aucontrôle de la distribution des cartes électorales, il se transformesimplement en une véritable foire aux enchères : comme je m’ensuis personnellement rendu compte, de nombreux représentantsde partis politiques en profitent pour soustraire des cartesd’électeur au profit de leur candidat. L’administration desbureaux de vote souffre des mêmes insuffisances : quand les partispolitiques parviennent à y envoyer des assesseurs, la plupartmanquent sérieusement des qualités civiques et morales élémen-taires pour assumer cette fonction. Enfin en ce qui concerne lacentralisation des résultats du vote, il n’est pas rare de voir desreprésentants de partis politiques ou des candidats quitter leslieux dès que les premiers résultats leur paraissent défavorables.Quant à la CENI, sa composition lui retire toute possibilité de

jouer le rôle attendu d’organe neutre de supervision et decontrôle. Pour la plupart de ses membres, l’enjeu est davantagepartisan et financier 13 qu’orienté vers la recherche d’une quel-conque transparence ou du respect strict de la loi. Mieux, à forcede focaliser toute son attention sur l’administration d’État,laquelle n’est certes pas exempte de défauts, la CENI en arrive àoublier le comportement des autres protagonistes que sont lespartis et leurs candidats qui ont ainsi tout le loisir de s’adonnerà la fraude massive. Quant aux observateurs nationaux et inter-nationaux, leurs prestations ressemblent bien souvent davantage

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13. Le président d’un parti politique a proclamé que l’attrait de la CENI seréduisait à une question de gros sous.

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l’excision, voulaient ainsi m’amener à prendre conscience quenon seulement la prise du décret n’empêcherait pas l’excision,mais qu’elle aggraverait en plus la situation des fillettes. Quelleattitude adopter en pareille situation ? J’ai proposé à ces femmesun entretien avec ma collègue chargée de la promotion féminineen vue de prospecter des alternatives à la prise immédiate detextes règlementaires. Les efforts d’information sur la mise endanger de la vie des petites filles par des méthodes et des supportsde communication adéquats peuvent mieux convaincre lasociété globale sur les méfaits de cette pratique.Voilà le type de tension auquel les acteurs africains qui veu-

lent le changement social sont régulièrement confrontés. Detoutes ces expériences, j’ai tiré la leçon qu’en Afrique, lesacteurs du changement ont l’obligation de négocier les termesd’un projet de modernité qui ne soit pas une réplique ou unephotocopie d’un modèle venu d’ailleurs, mais qui soit profondé-ment ancré dans les cultures locales. Les Africains doivent com-poser leur modernité à partir de leurs propres référencesculturelles. Nous ne répondrons aux questions que le mondenous pose qu’en étant fermement ancrés dans ce que noussommes. Un homme sage que j’ai écouté sur une radio belge abien formulé ce que je pense en disant que : «Si nous ne sommespas de chez nous, nous ne serons pas du monde.»Je reconnais qu’il n’y a pas de réponses toutes faites à ces ques-

tions complexes, cependant nous devons renoncer aux tenta-tives de reproduction de processus politico-institutionnels –mais également économiques – qui laissent la majorité des popu-lations sur le bord du chemin. Dans la plupart des pays africains,de moins en moins de personnes s’intéressent aux projets collec-tifs et la plupart des acteurs économiques choisissent de se réfu-gier dans la débrouillardise et le gain immédiat. Les stratégiessont celles du « sauve-qui-peut» qui frisent le désespoir. Nos ins-titutions et nos économies formelles tournent à vide et nevivent que parce qu’elles sont soutenues par la bienveillance etla « solidarité» des agences internationales.

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jeunes et aux femmes. Mais comment le faire sans balayer ce quifonde notre culture tout en faisant de la place à toutes les caté-gories sociales et toutes les composantes de la société dans la pré-paration et la mise en œuvre des décisions prises. Cette réflexiondoit être mise au centre des préoccupations en ce qui concerneles limites de la démocratie représentative telle que mise enœuvre aujourd’hui en Afrique. Nous devons nous interroger for-tement à la sortie de chaque élection locale ou nationale sur lareprésentativité et la légitimité d’un député ou d’un conseillermunicipal qui est élu avec moins de 10 % du corps électoral, parrapport à celles d’un chef coutumier ou autres leaders de baseauxquels obéissent sans la moindre contrainte la grande majoritéd’entre nous. Partons donc de ce qui existe, de ce qui fonctionnedans nos sociétés et de ce que la majorité des acteurs publicscomprennent pour formuler et construire le nouveau mode dereprésentation conforme à notre projet démocratique. La basesur laquelle devrait se construire le projet démocratique estd’abord le patrimoine culturel et institutionnel de nos nations.Comment partir des traditions qui sont à la base du vivre

ensemble dans nos sociétés pour construire une modernité quinous redonne l’initiative dans un monde de plus en plus unipo-laire ? Cette question difficile interpelle tous les acteurs du chan-gement en Afrique. En tant que ministre chargé de la gestion desquestions relatives à la religion, j’ai vécu un véritable dilemmequi illustre la complexité liée au changement social.À l’occasion du débat sur l’interdiction de la pratique del’excision, les responsables des associations de femmes musul-manes sont venues me voir pour me faire part de leur oppositionà un texte d’interdiction en menaçant de pratiquer l’excision enclandestinité si d’aventure le gouvernement dont j’étais membredécidait de l’interdire par un décret. Ce texte que j’estimais pourma part très opportun risquait ainsi de faire basculer la pratiquede l’excision dans la clandestinité, avec tout ce que cela com-porte comme danger pour la santé des fillettes. Ces femmes, quisont au premier chef concernées par les dangers de la pratique de

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s’auto-excluant de la décision publique»… Autrement dit, fautede se retrouver dans les décisions prises, les minoritaires se met-taient en marge et n’appliquaient pas ces décisions. En face dece constat, le conseil municipal a délibéré que toutes les déci-sions se prendraient désormais par consensus, c’était certes pluslong mais le maire préférait cela «plutôt que de prendre desdécisions qui nous divisent». Ne nous y trompons pas, dans lespays d’Afrique, la plupart des guerres civiles ou des révoltes sontbâties sur le sentiment d’exclusion, particulièrement mal vécu.Quand on voit les dégâts humains et matériels que cause le sys-tème de vote, la majorité contre la minorité, il devient urgentque le système du «gagnant/perdant» soit remplacé par larecherche du consensus qui fait gagner tout le monde. Voilà unmodèle que l’Afrique peut documenter et développer commecontribution à la résolution de crise de la gouvernance mon-diale.En écho au système gagnant/gagnant que permet le

consensus, je pense également au partage du pouvoir en lieu etplace de la logique de : «Celui qui gagne prend tout. » Uneobservation attentive des sorties d’élections en Afrique noirepermet de constater que la logique du partage du pouvoirs’impose toujours comme la solution de sortie des crises qui sur-gissent à la proclamation des résultats des élections. Même si lesrésultats proclamés donnent une personne ou un parti gagnant,ils se hâtent dès leur installation de mettre en place «un gou-vernement de large ouverture» qui associe finalement toutes lesparties prenantes à la gestion du pouvoir.Toutes les crises électorales et les grands forums de réconcilia-

tion nationale sont conclus par des résolutions demandant laconstitution de gouvernement d’union nationale oud’ouverture. L’issue des élections au Kenya, au Zimbabwe, en2008, pour ne prendre que les plus emblématiques, est significa-tive à cet égard. La logique de partage du pouvoir est uneconstante dans les pratiques politiques en cours. Pourquoi alorsne pas en faire une norme reconnue et acceptée dans les

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Quant aux modalités d’accès aux responsabilités publiques,elles sont au centre de la crise des systèmes politiques dans lecontinent. Le système du gagnant/perdant, avec une majorité(c’est-à-dire 50 % plus quelques voix) qui l’emporte sur uneminorité (50 % moins quelques voix), n’est pas accepté par lamajorité des acteurs publics dans nos sociétés. Cette modalité departage des responsabilités est en inadéquation complète avec laconception que la majorité des populations africaines a de lamanière de faire la décision sur les choix collectifs. La recherched’une décision consensuelle dans laquelle tous les protagonistesse reconnaissent est le fondement de tous nos espaces de déli-bération à l’image des assemblées villageoises. Tous les prota-gonistes doivent se retrouver un tant soit peu dans ladécision finale. C’est ce que les anthropologues appellent « lapalabre» : la manière consensuelle d’arriver à une décision quetous les protagonistes acceptent. Même si cette décision nereflète pas totalement leur position, ils finissent par l’accepter.Ce qui n’exclut d’ailleurs pas totalement le vote, mais ce recoursest l’exception. La recherche du consensus doit être la règle.Le consensus, cette modalité de prise de décision qui met

l’accent sur la validité de l’opinion de chaque partie prenante etqui se refuse à entériner un choix qui n’aurait pas au moinsl’accord de tous, mérite d’être mieux connu des pouvoirs publics.Il implique la notion de compromis. Pourquoi ne pas ériger larecherche du consensus comme la règle ; à savoir que l’on nevote que lorsque le consensus est impossible ? J’ai le souvenird’un cas exemplaire qui m’a été rapporté lorsque j’ai évalué en2005 pour le compte de la coopération néerlandaise un pro-gramme d’appui à la décentralisation au Burkina-Faso. Le maired’une commune en milieu rural m’a expliqué que depuis plusd’un an et demi le conseil municipal avait décidé de ne pluspasser par le vote pour la prise de décisions, car «après le vote,lorsque les conseillers minoritaires retournaient dans leurvillage, ils ne rendaient pas compte à leurs mandants en disant“nous avons décidé” mais ils disaient : “ils ont décidé” en

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tels que la liberté de choix, la justice et l’équité, etc. restentgarantis, chaque pays ou région du monde peut et doit concevoirson modèle de démocratie selon ses propres références et contin-gences du moment.Bref, si chaque pays doit forger son modèle démocratique tout

en respectant un certain nombre de principes qui sont communsà l’humanité tout entière, au nom de quoi l’Afrique échapperait-elle à cette exigence si c’est là le moyen pour que la démocratieparle aux populations africaines ? Joseph Ki-Zerbo le disait bienet je partage son avis : «L’Afrique doit tisser sa propre natte pourne pas rester éternellement sur la natte des autres. »

«L’Afrique doit tisser sa propre natte 14 »

Les décisions toujours prises dans l’urgence et les contraintesde gestion publique ne m’avaient pas permis de pousser aussiloin ces réflexions et encore moins de les mettre en œuvre.J’étais contraint par des échéances rapprochées et précises qu’ilme fallait respecter. J’aurais fait courir de graves risques au paysen bouleversant, par exemple, les règles du suffrage. En 2002, lesélections s’étaient déroulées dans un climat apaisé, j’avais remplima mission. Comme je l’ai mentionné, le vaincu a félicité levainqueur.Lorsque j’ai quitté les fonctions de ministre, j’étais bien

décidé à prendre du recul car je ressentais le besoin de réfléchirà tous les enseignements que j’en avais tirés. À vrai dire, je suissorti de la conduite de la réforme de la décentralisation, suiviede celle de la gestion des élections avec davantage de questionsque de réponses. Depuis lors toute ma quête – et c’est le sens dece livre – tourne autour de questions auxquelles je continue dechercher des réponses.Ma réflexion a constamment porté sur la conduite du chan-

gement dans mon pays et en Afrique. Dans la recherche en

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instances internationales en lieu et place de la rechercheeffrénée et périlleuse du gagnant qui accapare tout ? Cela nouséviterait les milliers de morts et les crises multiples qui entraventle développement. Il me paraît opportun d’insérer dans les dis-positifs constitutionnels le principe de partage du pouvoir àl’issue des élections dès que chaque protagoniste sait ce qu’ilpèse en voix. Par exemple, à la sortie des élections présiden-tielles que l’on pourrait tenir en un tour pour des raisons évi-dentes de réduction de coûts, le candidat qui bénéficierait duplus grand nombre de voix serait le président de la République,le second en voix pourrait être le président de l’Assembléenationale et le troisième pourrait présider une autre des institu-tions. Ainsi tous les protagonistes qui bénéficient d’un nombrede voix dont le plancher doit être défini dans une loi auraientune position dans les institutions et ne se sentiraient de ce faitplus exclus. Cette même logique pourrait prévaloir pour biend’autres compétitions électorales. Cela nous mettrait dans lavoie de la construction d’une démocratie qui nous ressemblequitte à introduire progressivement de nouvelles modalités.On peut me reprocher de prôner un relativisme culturel qui

pourrait conduire à vider la démocratie de sa substance. Je ne lepense pas car à mon avis, il n’existe pas un modèle universel dedémocratie, mais la réalité est la coexistence de différentsmodèles ancrés dans le contexte de chaque pays. La définitionacceptée de la démocratie est : «Le pouvoir du peuple par lepeuple et pour le peuple.» Donc que la décision publique doitêtre faite selon le choix de la majorité et au profit de tous.Cependant, dans les processus en cours en Afrique, c’est uneminorité qui continue de penser les institutions, qui comprendla langue de ces institutions et qui conserve de ce fait des privi-lèges acquis. Autrement dit, l’instrumentalisation de modalitésdes choix publics fait que le projet démocratique est détourné aubénéfice d’une minorité et au détriment des idéaux mêmes qu’ilvéhicule et de la majorité des populations qu’il est censé servir.Ma conviction, est que : si les principes universels intangibles,

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14. Professeur Ki-Zerbo, déjà cité en introduction.

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nos réflexions et nos actions sur les expériences concrètes desacteurs locaux. C’est comme cela que la Fondation CharlesLéopold Mayer pour le progrès de l’homme (FPH), parl’intermédiaire de Jean Freyss, nous a proposé la mutualisationde nos initiatives dans ce domaine de la gouvernance qui étaitégalement pour elle une priorité. La FPH et mes collègues duréseau m’ont encouragé à consacrer davantage de temps à ceréseau dont j’étais devenu l’animateur. Une première visite despays formant ce réseau m’a permis de faire remonter de richesexpériences qui ont donné naissance aux «15 propositions pourchanger l’Afrique». Ainsi, nous avons décidé d’aller au-delà dela collecte en créant l’Alliance pour refonder la gouvernance enAfrique (ARGA). Cette Alliance est composée d’organisationstravaillant dans dix pays d’Afrique de l’Ouest qui ont étérejoints par le Cameroun et le Congo démocratique.Parallèlement à ces activités, j’ai repris une activité profession-nelle normale et tout naturellement recommencé à travaillerpour gagner ma vie. Sur l’insistance d’anciens collègues malienset africains, j’ai créé un lieu de rencontre : le Centre d’expertisespolitiques et institutionnelles en Afrique (CEPIA), qui mepermet de poursuivre ma réflexion sur les politiques publiques etles institutions au Mali et en Afrique en général. Depuis lors,mes activités s’organisent entre le CEPIA, l’ARGA et monengagement politique au Mali qui n’a pas cessé.Toutes ces activités convergent vers un ensemble de convic-

tions dont certaines émaillent déjà le présent ouvrage, mais dontle point de départ est la réflexion sur la «gouvernance». Depuisquelques années, en effet, une certaine conception de la gouver-nance, présentée comme un modèle universel, s’est diffusée enAfrique à travers les institutions internationales : les plansd’ajustement structurel, les élections démocratiques, la luttecontre la corruption, le désengagement de l’État, etc.Résultat : la pauvreté s’est aggravée et les États ont été littérale-ment détruits par la mise en œuvre de ce soi-disant modèle uni-versel. Dans l’Alliance, nous avons défini la gouvernance

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milieu rural, je m’étais demandé comment faire adopter les inno-vations mises au point dans les stations de recherche par les pay-sans du Sud-Mali. Puis à mon poste suivant, de suivi-évaluationdans le développement rural, je m’étais demandé comment ana-lyser et comprendre les processus de changement technique. Parla suite, au PNUD, je me suis occupé du développement local.La question qui me hantait alors était de savoir commentamener les mutations au niveau local, puisque ce niveaum’apparaissait de plus en plus comme un levier stratégique duchangement. À travers la décentralisation, j’ai senti qu’il fallaitengager une réforme pour faire vivre le local, y ouvrir des espaceset libérer l’initiative. Cette démarche, je l’ai poursuivie auministère tout en prenant en charge, prioritairement il faut lereconnaître, l’organisation des élections de 2002. Mais j’aiengrangé une multitude d’expériences de la gestion des institu-tions sur la manière dont un modèle démocratique pouvait vala-blement prendre racine dans mon pays. Ce cheminement m’aconduit presque naturellement à élargir mon champd’investigation au niveau sous-régional, à savoir celui del’Afrique.À la Fondation rurale pour l’Afrique de l’Ouest (FRAO15),

nous sommes très rapidement arrivés à la conclusion que le véri-table problème de développement auquel nos pays sontconfrontés est la cohérence à créer entre nos sociétés et les ins-titutions dites modernes. Bien sûr, les technologies sont impor-tantes mais elles sont disponibles au niveau national ou, àdéfaut, au niveau international. En réalité, ce qu’il importe dechanger, ce sont les institutions, pour qu’elles répondent auxquestions des sociétés. Nous en sommes donc venus à travaillersur les questions de gouvernance en créant le Réseau «Dialoguesur la gouvernance en Afrique». Nous avons avant tout fondé

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15. Mise en place pour appuyer les organisations rurales et développer unegestion partagée des ressources naturelles, cette fondation travaille dans cinqpays de la sous-région Afrique de l’Ouest (Mali, Sénégal, Gambie, Guinée etGuinée-Bissau).

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Troisième partie

Repenser l’Étatpour sortir de l’impasse

comme les «différents modes d’organisation et de régulation dumieux-vivre ensemble, du niveau local au niveau mondial, et laproduction de règles du jeu communes». Autrement dit, il nesaurait exister de bonne gouvernance en dehors des principes etdes normes que les sociétés comprennent et acceptent.Plus profondément encore, j’ai acquis la conviction que la

crise en Afrique est avant tout celle de l’État-nation centraliséet arrogant qui a été mis en œuvre après les indépendances for-melles. Le changement tant souhaité ne peut donc advenir quepar la réforme de ces États qui ont reconduit la conception et lespratiques de l’État colonial sans les interroger. Voilà pourquoi jepense que, pour une Afrique qui veut gagner et répondre auxinterrogations du monde et aux défis intérieurs, il faut réformercet État et l’adapter aux nouveaux enjeux.

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1.Les faiblesses de l’État postcolonial

sont à la source des crises de la gestion publique

Près d’un demi-siècle après leurs accessions à l’indépendanceet malgré une assistance ininterrompue, bien que fluctuante, dela communauté internationale, la plupart des pays africains ausud du Sahara se sont installés dans une succession de crisesinterminables. La majorité des populations de ces pays, dont lesfrontières ont été fixées 1 et léguées par les anciennes puissancescoloniales, vit dans une situation d’extrême pauvreté etd’insécurité alimentaire. Les conséquences des conflits, princi-palement internes, touchent des millions de personnes et desmillions d’autres vivent dans des États où les tensions peuvent àtout moment évoluer vers des guerres civiles. Plusieurs millionsde personnes ne survivent dans des camps de réfugiés que grâceà la solidarité internationale. L’Afrique est aussi le continent oùles populations souffrent le plus des grandes pandémies commele VIH/sida et le paludisme.Au fil des décennies, la dégradation du système éducatif et de

formation des ressources humaines compromet toutes les tenta-tives d’inverser les tendances lourdes qui, depuis les indépen-dances, semblent conduire le continent vers une dépendance

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1. Conférence de Berlin de novembre 1884 à février 1885.

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Japonais sont riches, l’Afrique est riche, mais les Africains sontpauvres. »En réalité, l’immense potentiel en ressources naturelles dont

la nature a doté l’Afrique s’est transformé en malédiction, la sou-mettant à de multiples convoitises. Les conflits pour le contrôlede ces ressources remettent en cause les faibles acquis des effortsde gestion et menacent les ressources elles-mêmes. En Afrique,la désertification progresse, les savanes sont déboisées, les sols etles forêts se dégradent et les ressources minières subissent desravages de toute sorte. Le défi de la tension qui s’accroît entreune population qui augmente et des ressources naturelles (fon-cières, végétales et animales) qui se dégradent interpellel’Afrique plus que tout autre continent.Malgré tout, les produits culturels africains s’exportent de

mieux en mieux et deviennent des références universelles, quece soit à travers les musiques d’un Youssou N’Dour, d’un AliFarka Touré ou à travers son art qui s’expose dans les grandsmusées d’Europe, d’Asie et d’Amérique. Mais la valorisation decette culture pour en faire un support de l’émancipation resteencore en deçà de ce qu’elle pourrait représenter, et pourl’Afrique elle-même et pour le monde. La diaspora africaine estprésente partout, nombreuse et entreprenante. Elle a conquisdes places dans toutes les grandes organisations, dans les secteursde la finance ou du négoce international, elle enseigne dans lesplus grandes universités et travaille dans les plus prestigieuxcentres de recherches. De jeunes Africains participent aux plusgrands chantiers qui s’ouvrent sur la planète ou sont les fourmisouvrières de nombreuses municipalités européennes ou améri-caines. Les sportifs originaires du continent sont parmi les plusconvoités dans les disciplines de haut niveau. Et pourtant,l’Afrique ne tire qu’un bénéfice marginal de cette vaste compé-tence et influence acquise par ses filles et fils dans le monde, carsi de nombreux Africains réussissent dans le monde, combien,bien plus nombreux encore, restent englués dans le continent ?

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qui s’accroît. L’ambition de construire une Afrique développée,qui occuperait sa place dans le concert des autres nations dumonde, que prônaient les leaders des indépendances des annéessoixante, a été ramenée depuis la fin des années quatre-vingt, àune succession de programmes et de projets de lutte contre lapauvreté. Les plus « réalistes» d’entre nous n’ont plus d’autreambition que de réduire cette pauvreté. Le développement,donc la prospérité, semblent, pour la communauté internatio-nale et pour de plus en plus de leaders africains, à écouter leurdiscours sur la lute contre la pauvreté, hors de portée du conti-nent. Il faut dire qu’avec moins de 2 % de part dans les échangesmondiaux, le continent africain est de plus en plus marginalisésur la scène internationale, tant politiquement qu’économi-quement.

L’Afrique a d’immenses atouts

Pourtant l’Afrique regorge d’atouts. La jeunesse de sa popula-tion, la quantité et la variété de ses ressources naturelles, lepotentiel culturel et sa diaspora présente sur tous les continentssont quelques-uns des plus connus. Cette jeunesse – environ lestrois quarts de la population ont moins de trente ans 2 – estouverte sur le monde et mue par une grande soif de changement.Pour elle, la page de la colonisation est tournée. Elle appartientà un passé qu’elle n’a pas connu. Quant aux ressources natu-relles, minières, forestières ou animales, il est reconnu quel’Afrique en regorge, mais comme le dit un proverbe congolais,«un pot de miel sans couvercle est la proie de toutes lesmouches ». Les populations africaines n’ont pas encore réussi àconstruire leur bonheur de ce «miel», paradoxe que StephenSmith3 évoque en comparant la situation du continent africainà celle de l’archipel nippon : «Le Japon est pauvre, mais les

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2. Stephen Smith, Atlas de l’Afrique : un continent jeune, révolté, marginalisé,Éditions Autrement, 2005.3. Stephen Smith, Négrologie : pourquoi l’Afrique meurt, Calmann-Lévy, 2003.

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zones côtières pour les besoins de leur exportation. En ce quiconcerne les pays francophones, les deux grands ensemblesrégionaux qu’étaient l’Afrique occidentale française (AOF) etl’Afrique équatoriale française (AEF) auraient pu constituer despôles régionaux mais ils ont été démantelés avec l’aide de cer-tains leaders africains avant la décolonisation. Deuxièmement,l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation qui a étéérigée en principe par l’Organisation de l’unité africaine (OUA)en 1963 à Addis-Abeba, dès sa naissance 5. Depuis lors, les ten-tatives velléitaires d’intégration régionale n’ont pas permisd’inverser la logique coloniale qui a fondé le contour territorialdes pays africains. Ces pays, pour la plupart tellement petits oupeu peuplés, sont de plus en plus faibles pour compter dans unmonde qui, lui, se globalise et qui est dominé par les grands pays,les ensembles régionaux et les multinationales surpuissantes.

Les comptes non soldés de la colonisation :un boulet au pied de l’État « indépendant»

Ce serait trop simplifier que de penser que l’Afrique est seule-ment victime de l’héritage colonial. Près d’un demi-siècle aprèsle départ officiel du colonisateur français, anglais, portugais ouespagnol, le continent est plutôt victime de la non-remise encause, par ses propres élites, de la logique qui a présidé à la fon-dation de l’État colonial. Celui-ci a été pensé et mis en placepour soumettre les populations africaines à la domination d’unepuissance extérieure qui défendait ses propres intérêts en se sou-ciant très peu de ceux des peuples colonisés à part les mainteniren vie. La colonisation n’a légué aux indépendances que desterritoires, mais pas de nations, elle les a au contraire frag-mentés avant de partir. La construction des États après lesdécolonisations devait être un acte fondateur pour l’amorce

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Les rigidités de l’État postcolonialempêchent le développement du continent

La crise de l’action publique est le premier signe visible de lapanne des États postcoloniaux africains. En raison de la diversitédes situations dans le continent, ces crises présentent de mul-tiples visages en Somalie, en Côte d’Ivoire, au Kenya, auZimbabwe, etc. mais toutes puisent à la même source : la concep-tion et les pratiques qui fondent ces États construits par le colo-nisateur, extérieur au continent, n’ont pas été remises en causelors de l’accession à l’indépendance. À mon avis, la crise del’action publique en Afrique ne doit pas être considérée commeun phénomène conjoncturel car elle dure depuis des décennies.Ses causes doivent être recherchées dans le fondement même dela puissance publique qu’est l’État tel qu’il a été pensé etconstruit en Afrique après la décolonisation.

L’émiettement des territoires et le tracé desfrontières : les gros handicaps de départ

Le placage de l’État-nation postcolonial sur les communautésafricaines reste aujourd’hui encore une des entraves majeuresaux ambitions de développement de l’Afrique. Les nouveauxÉtats de la postcolonisation sont nés avec deux handicapsmajeurs. Premièrement, ils ont été pensés et construits 4 en fonc-tion des besoins et selon des desseins qui étaient totalementétrangers aux populations autochtones ; de ce fait, ils demeurentencore aujourd’hui trop éloignés de ces populations pour être enmesure de gérer de façon efficace leurs préoccupations. Il suffitde bien observer une carte des différentes régions de l’Afriquepour s’apercevoir que les contours des pays hérités de la périodecoloniale ont tous été dessinés en fonction du souci du payscolonisateur de drainer les matières premières brutes vers les

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4. Conférence de Berlin. 5. En 1963, lors de la naissance de l’Organisation de l’unité africaine (OUA).

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pouvoir colonial, mais auxquelles beaucoup d’Africains conti-nuent aujourd’hui à s’identifier. Le projet politique majeur despremières années d’indépendance, qui a fini par devenir obses-sionnel, est la construction de nationalités uniques et homo-gènes sur des territoires occupés par des communautéscaractérisées d’abord par leur grande diversité humaine et lin-guistique. Les nouvelles nations devaient se substituer auxanciennes en évitant de leur reconnaître une identité et aubesoin en les ignorant et en les combattant. Partant de ce choix,toute expression de la diversité et des spécificités humaines etculturelles, aussi minime fût-elle, était vécue comme un dangerpour les nations en cours d’édification. Il fallait donc étouffertoute expression des spécificités dans l’œuf et la combattre, sou-vent avec une grande brutalité.La reconnaissance de la diversité ethnique à l’intérieur des

pays et la proclamation de l’attachement à une ethnie apparaîtcomme un signe de régression dans des sociétés et des pays où lafamille, le clan et l’ethnie sont, pourtant encore de nos jours, lespremiers lieux de socialisation et de prise en charge del’individu. L’expression ethnique est devenue et demeure encoreaujourd’hui, pour les «gardiens du temple» de la construction del’État-nation, porteuse d’un sentiment de culpabilité à la mesuredes dangers potentiels qu’on lui prête, en particulier d’être lasource des tentations séparatistes.Dans les constructions institutionnelles, à commencer par les

constitutions, les logiques communautaires et la grande diversitéqui caractérisent les sociétés sont ignorées au profit de la mise enexergue de l’identité de l’individu et de sa nationalité souventexclusive. L’existence d’un individu n’est reconnue que s’il estdéclaré à un état civil centralisé. Les individus sont, de ce fait,identifiés comme des «citoyens» d’un pays et toutes autressources d’identité ou de socialisation autres que le pays de sanationalité devient politiquement incorrect. Ainsi les référencesrelatives à la communauté religieuse ou à l’ethnie ont disparudes documents officiels d’identité. La diversité des réalités des

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d’une nouvelle ère, celle de la fin de la domination et de la réaf-firmation de l’identité et de la prise en compte des intérêts despopulations africaines. Tout en reconnaissant le grand méritedes «pères fondateurs 6 » et les multiples sacrifices qu’ils ont dûconsentir, on peut constater aujourd’hui que les indépendancesacquises, à travers les processus de décolonisation négociée ouconquise par les armes, n’ont pas permis de solder véritablementles comptes de la colonisation par les puissances étrangères aucontinent. Il faut donc, après un demi-siècle, oser, sans insulterles luttes du passé et les victoires remportées dont il faut aucontraire célébrer tous les mérites 7, faire le bilan de ce qui a étéédifié aux indépendances. Ce n’est qu’en acceptant de porter unregard rétrospectif lucide mais critique sur l’acte fondateur, touten partageant les responsabilités de ce que nous en avons faitpendant près de cinq décennies, que l’Afrique dans sonensemble peut comprendre les limites de ses choix d’hier et seshandicaps d’aujourd’hui et espérer ainsi les lever pour mieuxconstruire son avenir.Au moment de l’accession à l’indépendance, les pères fonda-

teurs ont fait de la construction de l’unité des peuples et des ter-ritoires des colonies héritées une absolue priorité au pointd’occulter et même de stigmatiser, dans certains cas, la questionfondamentale de la diversité qui est une des caractéristiquesessentielles de toutes les nations africaines. Les pouvoirs poli-tiques installés après les indépendances ont ainsi poursuivi, sou-vent malgré eux, la volonté coloniale consistant à construire desidentités nationales spécifiques, étriquées et exclusives dans desterritoires conçus et dessinés à l’origine pour ne servir que le des-sein du colonisateur. Ces nouvelles nations en constructiondevaient se substituer ou tout au moins reconfigurer les vieillesnations ou solidarités communautaires peut-être affaiblies par le

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6. Les leaders qui ont dirigé les luttes politiques pour l’accession de leur pays àl’indépendance.7. Nous ne serions pas là aujourd’hui si les combattants de la liberté et del’indépendance n’avaient fait ce qu’ils ont fait.

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L’unilatéralisme, l’autoritarisme et le clientélismeont été privilégiés comme mode d’exercicedu pouvoir politique et administratif

De nos jours encore et dans beaucoup de pays africains, lespopulations, surtout rurales, sont considérées et traitées commedes « sujets administrés» qui n’ont que des devoirs, et noncomme des citoyens qui ont aussi des droits et des responsabi-lités. Cela explique, en grande partie, le peu de souci que les ins-titutions et les décideurs publics ont de leur légitimité et de cellede leurs décisions. Malgré les tentatives de constructions démo-cratiques en cours depuis plus d’une décennie, les formationspolitiques et les pouvoirs publics qui en sont issus misent tou-jours et de prime abord sur le clientélisme et les pratiques de cor-ruption plutôt que sur la recherche de l’adhésion des populationsà leurs projets pour autant d’ailleurs qu’ils en aient un. Le pire,c’est que des pratiques comme l’utilisation de la force en lieu etplace de la recherche de l’adhésion et l’imposition des corvéescomme méthode de mobilisation sociale, développées par lecolonisateur et « recyclées» par les pouvoirs postcoloniaux, ontfini par être présentées comme intrinsèques aux sociétés afri-caines.Ainsi, le fossé n’a cessé de se creuser entre le «pays réel»,

c’est-à-dire les communautés avec leurs références et aspirationset le «pays légal», c’est-à-dire le nouvel État avec ses institu-tions, ses lois, ses procédures et sa langue de travail. Le résultaten est que l’État-nation postcolonial, qui demeure une pâle pho-tocopie de l’État colonial, a été perçu dès sa naissance comme uncorps étranger par l’immense majorité des populations afri-caines. La greffe ne prend pas. D’ailleurs, il s’avère aujourd’huiqu’elles ont eu raison. Cet État n’a été capable de garantir ni uneévolution positive ni même la stabilité des sociétés. Et c’est là oùles causes et les conséquences finissent par se mélanger pourbeaucoup d’observateurs non africains. Ils finissent par ne plustrès bien savoir si ce sont les insuffisances de l’État qui

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territoires locaux est occultée au profit du culte d’un territoirenational délimité par des frontières qui hachent des dynamiquescommunautaires anciennes.Les autorités communautaires et religieuses qui tiennent leur

légitimité de constructions sociales précoloniales sont confon-dues avec les vulgaires potentats oppresseurs, les chefs de cantonqui ont été mis en place pour servir le pouvoir colonial, au lieud’être considérées comme faisant partie d’un patrimoine institu-tionnel à préserver en vue de consolider la stabilité des sociétéslocales. Celles d’entre elles qui ne peuvent pas être combattuesou ignorées et ont donc résisté sont instrumentalisées dansl’espoir de les décrédibiliser et de leur ôter ainsi toute légitimité.L’extrême dans ce domaine fut l’initiative prise par Sékou Touré,premier président de la République de Guinée, qui érigea desPouvoirs révolutionnaires locaux (PRL) à la place des autoritéscommunautaires villageoises de la Guinée, croyant ainsi fairedisparaître à jamais le chef de village de la nomenclature desautorités administratives. Le jacobinisme centralisateur a étéérigé en méthode de gouvernement même si les proclamationspolitiques et les textes disaient autre chose. Au Mali, bien quedéjà la Constitution du 22 septembre 1960 affirme 8 que les col-lectivités territoriales doivent s’administrer librement par desconseils élus et que dans ces collectivités, le délégué du gouver-nement est en charge des intérêts de la République, du contrôleadministratif et du respect des lois, cette disposition est restéelettre morte jusqu’à la naissance de la IIIe République 9 qui arendu effectif ce principe fondamental de la décentralisation.

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8. Article 41 qui indique que les collectivités territoriales de la Républiquesont : les régions, les cercles, les arrondissements, les communes, les villageset les fractions nomades. Extrait des constitutions du Mali par Alpha OumarKonaré.9. Avec la mise en place des collectivités décentralisées à l’occasion de laréforme de décentralisation.

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ont développé deux types d’attitudes vis-à-vis de l’État national.D’une part, son assistance est sollicitée parce qu’il faut en sou-tirer le maximum de profit pour soi et les siens. L’État enrevanche, conscient de sa faible légitimité, a beaucoup de mal àexiger une contrepartie du service public qu’il fournit. D’autrepart, l’État national et ses démembrements restent la bête noiredont les communautés se méfient encore de nos jours. Unepanoplie de stratégies est déployée pour se mettre, et mettre toutce qui est important pour soi, à l’abri des tyrans, ces « fama» quiincarnent l’État. L’État prend le visage du prédateur qui n’acomme vocation que de spolier et d’humilier ses victimes.L’exemple des deux chefs de village est le symbole de cette rela-tion ambiguë existant entre les communautés de base et l’Étatpostcolonial. Dans plusieurs villages du Mali, il existe deux typesde chefs de village. Le vrai, qui est le chef authentique et légi-time et à qui tout le village voue un grand respect, n’est pasdéclaré à l’administration d’État parce qu’il faut le mettre à l’abrides vexations et des tracasseries de cette dernière. À sa place, lesnotables du village présentent un substitut qui est désigné sousle vocable de «chef de village administratif ». Ce chef factice estun personnage très souvent jeune et reconnu comme astucieuxet endurant. Il est commis par le village au rôle d’interface avecl’administration, et en retour, il bénéficie d’une reconnaissanceet de quelques avantages de la part du village. Cette attitude descommunautés symbolise les équivoques et le décalage entrel’État postcolonial et les populations rurales et urbaines. Cedécalage entre les institutions et les communautés me sembleêtre la caractéristique la plus prégnante de la crise de l’État et dela gestion publique en Afrique.Aujourd’hui, les modèles de démocratie représentative en

construction dans le continent sont porteurs d’exclusion, doncde conflit et d’instabilité parce qu’ils aboutissent à la mise àl’écart de la gestion publique pour la majorité des populations.Ces modèles fondés sur la primauté du respect de la légalité audétriment de la légitimité des décideurs et de la décision

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LES FAIBLESSES DE L’ÉTAT POSTCOLONIAL…

expliquent le désintérêt des populations ou si c’est le manque deconsidération de ces dernières pour l’État qui affaiblit celui-ci.Certains africanistes ou prétendus tels en viennent même à sedemander si les Africains ne seraient pas incapables, au nom deprétendus atavismes culturels, de vivre sous l’empire del’État ! Ne parle-t-on pas, à propos des difficultés de l’Afriqued’État en faillite, d’État incapable, d’État fragile ? Je maintiens,pour ma part, que les Africains, comme tous les peuples dumonde, sont en demande d’État, mais d’un État qui leur «parle»et qui se préoccupe d’abord et avant tout de leur devenir.

Il faut chercher l’origine de la crisede la gouvernance en Afriquedans les choix de constructions institutionnelles

Les constitutions des nouvelles Républiques indépendantesont reconduit des principes et des normes de gestion publiquesupposés universels qui sont devenus de ce fait le fondement detoutes les logiques institutionnelles postérieures. Deux exemplesme permettent d’illustrer mon propos : il s’agit d’abord del’affirmation dans tous les documents fondateurs de la primautéde l’individu sur la communauté, le lignage ou la famille, dontl’existence n’est même pas évoquée. Il s’agit ensuite de la logiquedu vote pour fonder la décision des instances de délibérationpublique qui a été érigée en règle en lieu et place de la recherchedu consensus qui devient l’exception. Il est pourtant aisé pourtout observateur attentif de constater que dans le fonctionne-ment de la plupart des sociétés africaines, la logique et les préro-gatives du groupe en général et de la communauté en particulierpriment sur celles de l’individu, tout comme la recherche duconsensus est à la base de toutes les décisions collectives.Ces choix de base, qui ont induit beaucoup d’autres choix

secondaires, sont la principale raison du divorce entre lessociétés africaines et les constructions institutionnelles qui sontcensées les gérer. De ce fait, les communautés rurales et urbaines

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2.Des réformes structurelles pour sortir l’Afrique

de l’impasse de mal gouvernance

Le changement et le progrès sont possibles

Le «changement», un mot d’une banalité telle que l’on pour-rait le croire vide de sens. Et pourtant, bien loin d’être le «mot-valise» que nous employons tous à longueur de journée, ilcontient une potentialité et une complexité que nous avons finipar oublier en raison de son usage immodéré. Mais le change-ment reste la question fondamentale posée à tous les protago-nistes du débat sur l’avenir de l’Afrique. Au Mali, le sloganscandé par les marcheurs des « journées folles» de mars 1991disait «an té korolen fé, fo kura», ce qui signifie : «Nous voulonsun nouvel ordre à la place de l’ancien.» Ce que réclamaitl’ensemble des couches de la société malienne qui s’était mise enmouvement, et dont le prix fort fut le sang des martyrs, n’étaitrien d’autre que le changement social. C’est cette demande qui,fondamentalement, a formé le terreau des revendications enfaveur de la démocratie et du multipartisme. L’un et l’autre sontadvenus avec la mise en place des institutions de laIIIe République, mais le changement social, lui, se fait toujoursattendre.

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publique et sur la primauté du vote qui induit un gagnant et unperdant au détriment de la recherche du consensus, ne font queperpétuer le fossé qui a toujours existé entre les institutions éta-tiques et les communautés locales. Les initiatives et les précau-tions qui entourent la préparation et le contrôle des élections neportent que sur l’exigence du respect des prescriptions de la loiet des règlements. Les commissions électorales nationales etindépendantes et les multiples observateurs ne se soucient quedu respect des textes légaux. Les autorités nationales ou interna-tionales n’ont que très peu de souci pour la légitimité du résultatqui sort des urnes après le vote.La généralisation du système du majoritaire gagnant et du

minoritaire perdant est vécue en Afrique comme une exclusionface à laquelle la seule réponse reste le refus de jouer un jeu danslequel il n’y a plus de place pour la minorité. Dans le pire des cas,les perdants, puisqu’ils n’ont plus de place, donc ne sont pasreconnus, prennent les armes pour défendre leur cause. Lesaffrontements et l’instabilité qui naissent de ces processus pro-duisent au mieux des leaders à légitimité fragile et au pire desexclus qui prennent les armes, des «chefs de guerre», qui enli-sent les pays et le continent tout entier dans une précarité et unemisère matérielle et intellectuelle ne pouvant conduire qu’auchaos. Les médiations et les discours bienveillants de la «com-munauté internationale» n’y pourront rien tant que les choixqui y sont liés ne sont pas réexaminés de manière à faire créerdes normes nouvelles qui puissent être des références pour lamajorité des acteurs publics.Pour se convaincre du détachement des populations afri-

caines des constitutions qui leur sont complètement étrangères,il suffit d’observer que les violations des normes qui fondent cesconstitutions par les pouvoirs en place dans les pays africainspréoccupent plus les organisations de la «communauté interna-tionale» que les citoyens des pays en question. En Afrique, lesconstitutions et le respect de leurs prescriptions sont plus sous lagarde des agences de coopération au développement et desONG internationales que des citoyens de ces pays.

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Je rajoute aussi qu’il faut que le changement s’enracine dansla mémoire collective de cette société. La référence au passé etle fait de l’assumer sont en effet essentiels si l’on veut construirele futur de tout groupe humain. Tous les prospectivistes bâtissentleurs scenarios pour l’avenir en s’appuyant sur les tendanceslourdes du passé. Un proverbe bambara le dit autrement : «Celuiqui a oublié son origine ne peut que mal finir. »Je me range aux côtés de ceux, de plus en plus nombreux,

intellectuels, politiques et gens du peuple, qui pensent que lavoie du changement, entendue comme un progrès pour l’avenirdu continent, ne passe plus par la réplication de modèles poli-tiques, économiques et institutionnels ou encore par des plansde sauvetage échafaudés dans les bureaux des grandes agences decoopération internationale. Des Programmes d’ajustementstructurel (PAS), qui n’ont produit que des drames humains, auxCadres stratégiques de lutte contre la pauvreté (CSLP) quin’engendrent que l’attentisme puis le désespoir, les Africains ontperdu la maîtrise de leur destin et l’ambition de leur devenir.Une sagesse populaire de chez nous le dit très bien : «Quand onse met devant sa porte sans savoir où aller, il se trouvera toujoursquelqu’un pour vous conduire où il veut. » Il appartient auxpopulations africaines, dans leur diversité, tout en préservant cequi fait l’unité du continent et en restant ouvertes au reste dumonde, de prendre la parole pour esquisser les contours de leurdevenir.Pour résoudre l’équation infernale de la paupérisation crois-

sante des populations, des conflits sans fin et de la marginalitégrandissante du continent dans le monde, les Africains doiventapporter des réponses à une question de plus en plusurgente : comment sortir de l’impasse dans laquelle nousenferme la poursuite des tendances actuelles ? Cela passe par lamise en œuvre de trois réformes structurelles majeures : 1. ladécentralisation de la gestion publique pour impliquer la majo-rité de la population dans l’effort de construction du développe-ment ; 2. l’intégration volontariste des États afin de renforcer la

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La définition du changement social qui se rapproche le plus dema vision est celle de Guy Rocher10 qui voit en lui « toute trans-formation observable dans le temps, qui affecte, d’une manièrequi ne soit pas que provisoire ou éphémère, la structure ou lefonctionnement de l’organisation sociale d’une collectivitédonnée et modifie le cours de son histoire». De cette définition,je retiens que le changement social doit être observable doncvisible et se matérialiser par des faits ; qu’il ne doit pas être éphé-mère, donc produire des effets durables ; qu’il doit affecter lastructure et le fonctionnement de la société concernée et, enfin,qu’il doit avoir un effet modifiant le cours de l’histoire de lasociété en question. On mesure déjà un peu mieux toute lapotentialité et la complexité de cette notion… Mais cette défi-nition ne répond pas à l’une de mes interrogations : tout chan-gement signifie-t-il progrès ?C’est là que la réflexion du vieux paysan bamanan que j’ai

rencontré quand je travaillais en milieu rural prend tout sonsens : «Le changement que nous voulons est difficile, parce quenous avons brûlé nos fétiches pour les remplacer par ceux desautres, qui de surcroît ne parlent pas la même langue que nous.»Cette réflexion me fit comprendre que tout changementn’équivalait pas forcément à un progrès. Il peut mêmes’apparenter à un recul. Tout dépend de la place que l’on occupedans l’organisation de la société. Les élites, convaincues quel’accès à la démocratie représentative et au multipartisme suffità lui seul à ouvrir, presque par un effet mécanique, la voie duchangement pour tous, oublient les attentes et les réalités de leursociété. Je réalise alors qu’aux conditions énumérées par GuyRocher pour qualifier «un changement social», il faut enrajouter une : que le projet de changement soit porté par lescouches majoritaires de la société.

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10. In Jean-François Couet et Anne Davie, Dictionnaire de l’essentiel en socio-logie, Liris, Paris, 2002.

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répondre à des échecs successifs dans la conduite de la gestionpublique. Mais au lieu d’en avoir une approche holistique, elle aété réduite, par le vocable moralisateur de la «bonne gouver-nance», à l’édiction de quelques recettes à appliquer pourmériter la confiance des bailleurs de fonds. Ainsi l’organisationdes élections démocratiques, la mise en œuvre de projets de luttecontre la corruption et le respect d’indicateurs sur la transpa-rence de la gestion publique sont devenus le passage obligé detout État du continent qui veut continuer à bénéficier de l’appuide la communauté internationale. Ces questions sont certesimportantes pour une gestion publique de qualité, mais elles nesont pas suffisantes. La construction d’une société démocratique,la lutte contre la corruption et la gestion transparente des res-sources nationales, pour le bien-être de tous, ne peuvent se faireen dehors de valeurs, de normes et de référentiels connus, com-pris et admis par les populations. Ce sont les conditions mini-males qu’il faut réunir pour qu’une gouvernance soit légitime,donc bonne. Pour cela, il faut, avant tout, interrogerl’adéquation des institutions publiques et des sociétés qu’ellessont censées gérer. Il ne saurait y avoir de bonne gouvernancedans des pays où les communautés et tous les groupes sociauxaffichent une indifférence par rapport aux institutions publiques.On ne trouvera de réponse à cette indifférence que si la majoritédes populations et leurs dirigeants changent la perception del’État et de l’intérêt public dont il est le réceptacle et le symbole.On ne trouvera pas non plus de réponse satisfaisante à la faiblelégitimité des dirigeants sans changer la question du rapport aupouvoir. Autrement dit, la question de la gouvernance est beau-coup plus large et complexe que la manière manichéenne et sim-pliste dont elle a été abordée jusqu’à présent.Comme Pierre Calame, je pense que : «Le concept de la gou-

vernance a un intérêt dans l’analyse et la compréhension desproblèmes des pays parce qu’elle est une notion englobante quidésigne l’art de gérer les affaires publiques en maintenant lacohésion et l’équilibre entre les diverses composantes d’une

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DES RÉFORMES STRUCTURELLES…

capacité des pays dans leur relation avec le reste du monde ; 3. lanégociation d’un nouveau cadre de partenariat pour la coopéra-tion au développement avec les autres ensembles régionaux etcontinentaux.Je ne reviendrai pas sur le processus de décentralisation que

j’ai développé plus haut. Mais j’évoquerai plus spécifiquement ceque cette réforme est en mesure d’apporter à une refondation del’État postcolonial. La décentralisation renvoie plus largement àune autre façon de faire la gouvernance publique. Cette notionque l’on a tendance à complexifier se ramène à cette questiontrès simple : à partir du moment où l’on vit en groupe, commentdéfinir collectivement la manière de gérer les biens communs etl’intérêt général. La bonne gouvernance commence là, que cesoit au niveau d’une communauté, d’un village, d’un pays ou dumonde : en instaurant à chaque niveau des règles du jeu qui«parlent» à l’ensemble des protagonistes. Mes vues sont trèsproches de celles de Pierre Calame quand il dit que : «La gou-vernance est une question éternelle qui demande des réponsesspécifiques dans le temps et dans l’espace11». Chaque société etchaque pays aux différentes étapes de leur évolution doiventforger le modèle de gouvernance qui rencontre ses références etses valeurs, tout en respectant des principes qui, eux, peuventêtre universels. Vu sous cet angle, j’affirme qu’il ne sauraitexister un modèle universel de gouvernance que l’Afriquedevrait s’approprier. Je suis convaincu en revanche qu’il y a desaspirations universelles de gouvernance comme la liberté, la jus-tice, etc., et de valeurs éthiques et morales auxquelles lesAfricains, comme tous les êtres humains sur notre Terre, peu-vent aspirer.Le paradigme de la gouvernance a été mis en avant au début

des années quatre-vingt-dix en Afrique par les institutionsinternationales, notamment celles de Bretton-Woods 12, pour

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11. «Les conditions d’une révolution de la gouvernance», journée de dia-logue sur la gouvernance, Bamako, 15 juin 2007.12. La Banque mondiale et le Fonds monétaire international.

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aussi l’articulation des échelles du territoire et la manière dontles acteurs coopèrent aux différents niveaux 16. »On peut donc conclure qu’il n’y a de bonne gouvernance que

lorsque les modalités de la gestion publique sont enracinées ouacceptées par les acteurs de la société concernée. De ce fait, lagouvernance devient légitime parce que les acteurs de cettesociété sont en accord et se reconnaissent dans la manière dontleurs affaires sont gérées. Ce qui est très loin d’être le cas dans laplupart des pays en Afrique.

La décentralisation : construire une gouvernancelégitime enracinée dans la proximité

La décentralisation de la gestion publique est le premier axede la stratégie à bâtir pour la refondation de l’État postcolonialen Afrique. Cette approche politique de la décentralisation quiva largement au-delà de celle qui en fait une simple réformeadministrative à laquelle on la réduit souvent, doit permettre àl’État, en crise structurelle dans les pays, de reconstruire sa légi-timité par le bas c’est-à-dire en partant de la perspective locale.Ne dit-on pas d’ailleurs en Afrique que la marmite bout par lebas ? L’exercice effectif des responsabilités par les autoritéslocales élues dans le cadre de la liberté de gestion dont ellesjouissent et l’affectation, ainsi que la gestion, des ressourcespubliques afférentes, par ces mêmes autorités, renforceront lacrédibilité et la légitimité de la gestion publique qui demeurentencore le talon d’Achille des États. Par un effet ricochet, celafavorisera l’ancrage des constructions institutionnelles dont cesélus sont l’émanation dans le quotidien des populations. Leconseiller communal et le maire sont des interlocuteurs proches.Ils sont souvent des voisins du quartier ou du village et mieux,ils s’expriment dans la même langue que leurs concitoyens.Ce qui était loin d’être le cas du représentant nommé par

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société. Ce sont les ruptures d’équilibre et de cohésion qui sontles causes profondes des conflits incessants qui, non régulés, ins-tallent l’instabilité donc le “non-développement 13”. »Chaque société a su à chaque étape de son évolution inventer

des réponses spécifiques à ses problèmes de gestion publique enfonction de sa culture et de ses défis, besoins et exigences dumoment. «Un modèle de gouvernance n’est valide que s’il estancré d’abord dans les références culturelles de la société ou dupays concerné. Comment pense-t-on le rapport entrel’individuel et le collectif ? Comment pense-t-on le rapport aupouvoir ? Comment pense-t-on le rapport à la « chosepublique» ? Comment considère-t-on l’insertion de sa sociétédans son environnement immédiat et lointain ? Le modèle degouvernance à promouvoir dans un pays à un moment donnédoit donc être le reflet du contexte réel de ce qu’il y a à gérer àce moment et des moyens disponibles pour ce faire 14. » Je suisdonc bien loin du modèle de gouvernance universel «prêt-à-porter» que les Africains doivent s’approprier sous la sur-veillance de « la communauté internationale» quel que soit lecoût social et humain à payer. Comme dit un proverbebamanan : «Le petit sac se noiera dans le coût de son tan-nage 15. »Comme le dit encore, fort justement, Pierre Calame :

«Réfléchir sur la gouvernance, c’est se demander constammentsi ce que nous faisons tous les jours a un sens et est le bon moyend’aborder la réalité de la société telle qu’elle est. S’occuper de lagouvernance, c’est observer très précisément la manière dont secomportent les gestionnaires publics, la manière dont descitoyens sont ou non associés à la production et à la gestion dubien commun. Un des enjeux majeurs de la gouvernance est

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13. Pierre Calame, exposé introductif à la rencontre préparatoire sur le forumgouvernance au Mali, Bamako, juin 2007.14. Idem.15. «Foroko ni bé tô a dogui sara là. » 16. Idem note 13.

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le continent, diverses et balbutiantes, souffrent trop souventd’une absence de vision stratégique. Pour constituer une réponsepertinente aux défis qui interrogent la gestion publique, lesréformes de décentralisation de la gestion publique doivent êtreinspirées par une vision politique clairement exprimée et ancréeelle-même dans une réelle volonté de changement. Cettedémarche doit se concentrer sur les quatre chantiers suivant : laconstruction d’un partenariat gagnant/gagnant entre l’État cen-tral et les autres échelons territoriaux, une meilleure répartitiondes ressources publiques, la dynamisation des économies locales,la promotion du développement territorial.

Repenser le partenariat entre l’État central et leséchelons territoriaux régionaux et locaux

La construction d’un nouveau partenariat entre l’État centralet les acteurs publics et privés des échelons régionaux et locauxme paraît être une des conditions de réhabilitation de la gestionpublique qui a perdu sa crédibilité, faute d’assurer de façon adé-quate le minimum de service public à tous les citoyens. Les indi-cateurs de couverture des besoins en éducation, santé et eaupotable et d’atteinte même des Objectifs du millénaire pour ledéveloppement (OMD) sont à cet égard édifiants. Commentl’État central pourrait-il favoriser le développement équitable del’ensemble du territoire sans construire un véritable partenariatavec les collectivités locales et les acteurs qui agissent à ceniveau ? Au niveau des collectivités, une multitude d’acteurscommunautaires, individuels ou associatifs agit et partage desresponsabilités complémentaires sur un même territoire. Il fautdonc créer les conditions leur permettant de se parler, de conju-guer leurs initiatives afin de mieux gérer les affaires publiques etde construire un développement cohérent.L’État, dans ses missions, son organisation et son fonction-

nement, devrait s’adapter aux mutations induites par la miseen place des collectivités territoriales décentralisées. Ces

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l’administration centrale qui, lui, a souvent besoin d’un inter-prète pour comprendre et se faire comprendre. Cette primautédu local dans la gestion publique, que je prône, ne veut cepen-dant pas dire qu’il faut s’affranchir de la recherche d’une bonnearticulation entre les diverses légitimités, coutumières, élues ounommées, qui cohabitent à cette échelle, et entre les différenteséchelles de gouvernance, selon le principe de subsidiarité active.Je ne reviens pas sur cet enjeu dont j’ai déjà eu l’occasion de sou-ligner le caractère fondamental pour la stabilité des sociétés afri-caines.La mise en relation directe des besoins des acteurs locaux et

de la décision publique, qui doit être là pour y répondre, est legage d’une gestion efficace et efficiente. D’un côté, on ouvre lapossibilité d’une implication plus forte des acteurs locaux dans lagestion publique, de l’autre, on introduit plus de flexibilité dansles réponses des décideurs publics et la possibilité d’un pouvoirde sanction et de contrôle des citoyens sur ces derniers.Enfin, à travers la décentralisation, l’État central partage ses

responsabilités dans la conception et la conduite du développe-ment territorial avec les autorités décentralisées et déconcen-trées au niveau régional et local. On peut ainsi espérer unevéritable coproduction du développement sur le territoire. Cecimettra progressivement fin aux diktats et à l’unilatéralisme despouvoirs centraux. Une telle mise en synergie est le gage d’uneefficacité – toujours attendue – du développement, d’un parte-nariat plus rationnel et équilibré entre tous les acteurs nationauxet internationaux et d’un décongestionnement des structurescentrales. C’est au prix de ces mises en cohérence horizontale etterritoriale que nous pourrons suppléer aux insuffisances deslogiques strictement verticales et sectorielles de la gestionpublique actuelle.«Le local est l’avenir de l’Afrique», tel est le slogan que l’on

entend en effet de plus en plus dans les rencontres organisées surles difficultés du continent. Je ne peux que partager cetteconviction mais les expériences de décentralisation en cours sur

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Mieux répartir les ressources publiques entrel’échelon central et les échelons territoriaux

Une étude 19 réalisée en 1999 sur la déconcentration, dans lecadre de la préparation du Programme de développement insti-tutionnel (PDI), a révélé qu’au Mali, près de 87 % des ressourcespubliques étaient dépensées par les administrations centrales àpartir de la capitale. Il n’est dès lors pas étonnant que les autreséchelons de l’organisation territoriale – les villages, les com-munes, les cercles et les régions – se transforment en déserthumain et économique. Cette situation n’est pas spécifique auMali. Dans beaucoup de pays d’Afrique, l’essentiel de l’argentpublic est dépensé dans et souvent pour les villes-capitales. Lesvilles de l’intérieur et les autres collectivités locales de base, sur-tout au niveau rural se vident non seulement des compétencesporteuses d’initiatives, mais aussi de leur main d’œuvre qui migrevers les capitales (Bamako, Dakar, Abidjan, etc.). Résultat : lesressources publiques (fiscales et dotations budgétaires) affectéesaux collectivités locales sont tellement faibles qu’elles contrai-gnent bien souvent ces collectivités à dépérir bien qu’elles cher-chent à vivre des maigres ressources qu’elles collectent, dessubsides de leur diaspora ou bien des aides internationales. Lespopulations de ces collectivités qui sont contraintes à l’exodesaisonnier ou définitif pour vivre n’auront pas le réflexe civiquede payer les impôts et taxes tant que ce sont les services centrauxqui dépensent et les capitales qui bénéficient de l’essentiel desinvestissements publics. La solution aux difficultés de la mobili-sation des ressources locales est intimement liée aux réponsesdonnées aux questions : «Qui dépense ? où ? et pour faire quoi ?»Cette situation est insupportable dans des pays où l’État, collec-tant toutes les ressources fiscales importantes, est censé en retour

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collectivités décentralisées sont devenues des partenaires insti-tutionnalisés de l’État et doivent de ce fait intervenir dans ladéfinition et la gestion des politiques publiques liées à la satis-faction des besoins de base des populations qui habitent etvivent sur leurs territoires. Michel Crozier ne disait-il pas à cepropos que « si l’État central ne change pas, la décentralisationperd une large part de sa vertu 17 ». Or, dans la plupart des pays,les administrations centrales et déconcentrées n’ont pas encoreintégré dans leur façon de penser et de faire le fait que les col-lectivités décentralisées sont des territoires dotés d’instancesdélibérantes (conseil) et exécutives de gestion, autonomes,elles-mêmes dotées de compétences, de ressources et d’un patri-moine propres qui leur sont reconnus dans la loi. Les collecti-vités territoriales décentralisées sont donc des partenaires del’État dans la définition et la gestion de certaines politiquespubliques sur leur territoire respectif. Toutes les difficultés et len-teurs qui entravent les transferts de compétences, de ressourceset de patrimoine dans les réformes en cours dans maints paysdoivent être analysées et résolues dans un esprit de partenariatindispensable à la mutualisation des responsabilités induit par lasubsidiarité active que prône Pierre Calame 18. C’est la conditiond’une gestion partenariale efficace et efficiente des affairespubliques. Les entraves à la satisfaction des besoins de base despopulations tels que les envisagent les OMD ne pourront êtrelevées que dans le cadre d’une approche réellement partenarialeentre l’État, les collectivités décentralisées et autres acteurslocaux. Le résultat ultime recherché est de faciliter l’accès despopulations à un service public de qualité et à moindre coût. Cepartenariat permettra aussi d’améliorer l’efficacité de la dépensepublique, ce qui est important dans un contexte de rareté deressources.

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17. Michel Crozier, État modeste, État moderne. Stratégies pour un autre chan-gement, Paris, Fayard, 1987.18. Pierre Calame, La Démocratie en miettes, Descartes & Cie/Éd. CharlesLéopold Mayer, 2003.

19. La déconcentration administrative au Mali – bilan et définition d’un pro-gramme national de renforcement de la déconcentration et d’appui à la décentrali-sation, MDRI, septembre 1999.

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acteurs, que l’on qualifie souvent «d’informels», sont ceux quibien souvent aujourd’hui en Afrique, occupent le plus grandnombre de personnes et distribuent du revenu à la majorité.Malheureusement, cette richesse, bien que produite dans lepays, n’est pas visible et lisible dans les comptes nationaux. Elleest sans bénéfice aucun pour l’État en dehors du fait qu’ellecontribue au maintien de la paix sociale. Or ce n’est pas forcé-ment le besoin atavique de frauder qui justifie cette économiesouterraine et parallèle mais bien le fait que l’État, et encoreaujourd’hui les collectivités locales, ne répondent pas aux ques-tions et aux attentes de ces acteurs.Il m’est ainsi arrivé, en tant que personne ressource, de faci-

liter le dialogue un peu difficile entre les élus de proximité et lesacteurs économiques locaux. Il y a quelques années, le maire dela commune où j’habite à Bamako, par l’intermédiaire d’uneassociation de jeunes, me fit part des difficultés que l’équipemunicipale éprouvait à discuter avec les commerçantsdétaillants, les réparateurs de motos et les femmes cuisinières surles bords des routes qui étaient astreints à la patente et autresimpôts locaux. Un jour, tous ces acteurs se sont regroupés pourse plaindre au maire, l’interrogeant sur ce que le Conseil com-munal faisait pour eux en contrepartie des patentes qu’ilspayaient. Le Conseil communal se voyait accuser, en dehors del’exercice plus que formel d’élaboration des programmes dedéveloppement économique et social de la commune exigéspour accéder aux financements publics, d’oublier sa responsabi-lité première de promotion du développement, limitant son rôleà la délivrance des actes administratifs d’état civil, à la collectedes taxes et de redevances de marchés, au morcellement dupatrimoine foncier et à la spéculation domaniale. Le voilà inter-rogé par des citoyens, acteurs incontournables de la vielocale ! La démarche, aussi surprenante qu’elle fût pour le maire,n’en était pas moins saine. Elle signifiait que ces acteurs étaienten attente d’un partenariat pour résoudre leurs problèmes. Lesfemmes vendeuses d’aliments, qui nourrissaient un lot important

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subvenir aux besoins des collectivités locales et les aider àdevenir progressivement financièrement autonomes.C’est la raison pour laquelle il faut impérativement, dans un

premier temps, améliorer la répartition de la dépense des res-sources publiques entre l’échelon central et les échelons territo-riaux décentralisés et déconcentrés afin que, dans un secondtemps, le niveau de recouvrement des ressources financièreslocales s’améliore, permettant ainsi d’enclencher une dyna-mique d’activités créatrices d’emplois et de richesses dansl’ensemble du pays. Les autorités politiques nationales des paysdevraient s’engager, dans un horizon de dix à quinze ans, à fairedépenser plus de la moitié du montant des ressources financièrespubliques nationales par les autorités locales décentralisées etdéconcentrées. Je suis persuadé que les pays en tireront undouble bénéfice : d’un côté les autorités locales se verront mieuxresponsabilisées et par conséquent ces fonctions seront plusattrayantes ; d’un autre côté, l’activité économique sera mieuxdistribuée sur l’ensemble du territoire, ouvrant ainsi des possibi-lités plus larges de création d’emplois et de richesses nationales.

Dynamiser les économies locales en nouant«des alliances pour le développement»entre les administrations publiques localeset le secteur privé local

Dans la ligne de ce qui précède, un autre champ doits’ouvrir : celui du partenariat entre les administrations décentra-lisées et l’initiative privée locale. Ce partenariat doit permettrede tisser des alliances gagnant/gagnant pour le développementlocal. Le contexte institutionnel créé par la décentralisation amis en place des gestionnaires publics de proximité. Ces admi-nistrations «d’à côté» bénéficient ainsi d’un potentiel deconnaissance et de maîtrise de l’espace et d’une bonne typologiedes acteurs économiques locaux pour qu’un dialogue serein senoue avec l’ensemble de ces acteurs économiques locaux. Ces

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œuvre sur des territoires qui sont souvent très divers. Pour que ledéveloppement d’un pays soit équilibré, équitable et pertinent,il faut croiser les nécessaires stratégies sectorielles avec lescontextes des divers territoires locaux qui composent le terri-toire national, dans le cadre de ce que l’on pourrait appeler« l’harmonisation du développement territorial ». La prise encompte du territoire dans les façons de faire doit permettre dedévelopper des stratégies synergiques et adaptées, «cousues surmesure», plutôt que de vouloir s’échiner à implanter des straté-gies sectorielles nationales «prêt-à-porter» qui ne tiennentcompte ni des atouts, ni des faiblesses des différentes compo-santes territoriales et humaines des pays.L’élaboration et la mise en œuvre de telles politiques de déve-

loppement territorial pourraient se matérialiser à travers des« schémas nationaux et régionaux d’aménagement et de déve-loppement du territoire». Ces schémas d’aménagement et dedéveloppement seraient ainsi des supports de l’indispensabledialogue entre les services centraux, les services déconcentrés etles collectivités locales. Ils pourraient aussi faciliter l’apparitionde pôles régionaux de développement, maillage nécessaire soli-difiant et stabilisant le développement des pays en le rendantprévisible sur le moyen et le long terme. Sur cette base, des stra-tégies de développement et de valorisation des diverses filièresde production pourraient s’organiser dans tous les secteursd’activité porteurs.L’approche de l’aménagement du territoire est en effet insé-

parable de la solidarité à construire entre toutes les échelles duterritoire. Elle permet de créer un outil de cohésion, les planifi-cateurs traduisant les ambitions du cadre macro-économique enstratégies sectorielles et spatiales tenant compte de la spécificitéde chaque zone. La responsabilité ainsi partagée dans la promo-tion du développement territorial entre l’État central et les col-lectivités locales doit poursuivre deux objectifs. D’abord, mettreen cohérence les programmes nationaux et locaux, ce qui estrarement le cas aujourd’hui dans les pays ; ensuite, aboutir à la

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de petits salariés, étaient d’une grande utilité pour la collecti-vité. Elles passaient leurs journées au soleil et dans la pous-sière : que pouvait faire le conseil communal pour faciliter leurtravail ? La concertation eut lieu en présence de tous les acteurs.Le conseil municipal se réunit en session spéciale suite à cettediscussion pour trouver des réponses aux interpellations qui luiétaient adressées. C’est ce que j’appelle un partenariat enconstruction et grâce auquel les élus locaux peuvent devenirprogressivement des interlocuteurs institutionnels des acteurs dusecteur privé local.Des projets d’appui au secteur informel ont déjà et depuis

longtemps été initiés par l’État, mais les administrations cen-trales sont loin de ces acteurs de terrain et ne comprennent sou-vent pas grand-chose à leurs besoins. Les collectivités localessont mieux à même d’apporter des réponses qui permettront à cesecteur de s’épanouir, d’étendre ses activités, de payer ses impôtset d’employer des gens en toute légalité. Cette économie localeredynamisée contribuera au renforcement d’une économienationale stable parce que s’appuyant sur des acteurs locauxréconciliés avec les institutions publiques locales et nationales.Le partenariat ainsi construit avec ces acteurs locaux peut aussidevenir un levier pour renouveler et relayer les initiatives del’État central en direction du secteur privé. L’État central doitaider les administrations communales à développer leur capacitéde dialogue, de négociation et de partenariat avec les acteurs del’économie locale dite souterraine, si essentielle pour le déve-loppement endogène des pays.

Promouvoir une approchede développement territorial

Dans les services nationaux, la gestion du développement sepense et se fait presque exclusivement à travers la conception etla mise en œuvre de stratégies sectorielles (santé, éducation, eau,énergie, mines, etc.) en oubliant qu’elles sont aussi mises en

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domination coloniale et même néocoloniale. Au moment del’accession à l’indépendance, certains pays ont tenté diversesexpériences de regroupement, comme la «Fédération du Mali»,comprenant le Soudan français et le Sénégal, qui se révélèrentéphémères.Le processus d’intégration africaine, tel qu’on l’envisage

aujourd’hui, doit s’inspirer de ces logiques sans pour autant seréduire à un revival perdu d’avance : l’époque n’est plus à laconstruction de « remparts » contre le reste du monde.L’intégration est au contraire vouée à ouvrir des espaces destinésà se connecter au reste du monde, dans un contexte de globali-sation qui interdit tout repli sur soi. Dans cette ère de compéti-tion qui accompagne la libéralisation et la mondialisation deséchanges, la faiblesse de nos économies de pénurie est porteused’accentuation des inégalités et généralement d’extraversion deces économies. L’espace régional et continental doit pouvoiroffrir aux États un cadre maîtrisé d’échange de biens et services,d’harmonisation des politiques, de règlement des conflits etd’alliance stratégique, face aux appétits des autres continents etautres puissances émergentes du monde. Comme l’a si bien dit leprofesseur Abdoul Traoré dit Diop 20, il faut reconstruire parl’intégration régionale ce qui a été déconstruit par la colonisa-tion européenne à la Conférence de Berlin.Mais les États africains d’aujourd’hui, bien souvent petits en

taille et en puissance politique et financière, pèsent bien peudans un monde qui se structure en grands ensembles de pays.L’Afrique rassemble en effet 12,6 % de la population mondialemais ne produit que 1,25 % de la richesse planétaire annuelle.Sa dépendance vis-à-vis de la communauté internationale necesse de croître. Les voies de communication aériennes, ferro-viaires ou même routières entre les régions et les grandes villesafricaines sont insuffisamment exploitées, pour autant qu’ellesexistent, et les entraves à la libre circulation sont nombreuses.

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négociation d’enveloppes financières permettant de respecter lespriorités sectorielles et territoriales arrêtées dans le cadre d’uncontrat de développement du territoire entre l’État et les collec-tivités locales.La décentralisation de la gestion publique, conçue dans cette

perspective politique, ne signifie ni la destruction de l’État nison abdication face à ses responsabilités. Bien au contraire, c’estla voie privilégiée pour permettre aux États africains : de mobi-liser toutes les capacités et expériences humaines au service desprocessus de démocratisation en cours ; de promouvoir uneapproche de développement équilibré et harmonieux des terri-toires ; enfin, de créer les bases de la création et de la mobilisa-tion de ressources financières nouvelles grâce à la dynamisationdes économies locales, véritable socle d’une économie nationalestable.

La construction de fédérations de payset d’une Union africaine fortes et crédiblespour sortir le continent de sa marginalité croissante

L’intégration africaine, une idée valide, mais à revisiterLe regroupement des pays africains en grands ensembles

régionaux fédérés n’est ni une idée nouvelle, ni un rêve irréali-sable. Elle tire son origine du brassage des populations des diffé-rentes régions de l’Afrique à travers leurs histoires. À ce titre,l’intégration africaine est d’abord et avant tout le fait despeuples africains. Elle s’est forgée sur une longue période histo-rique certes mouvementée mais commune. Cette tradition doitconstituer le premier point d’appui pour les tentativesd’intégration politique et économique. L’idée d’intégration s’estensuite renouvelée à travers le «panafricanisme», un courant depensée apparu à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle.Il prônait l’unité politique, économique et sociale de l’Afriquecomme rempart contre les incursions européennes et la

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20. Intervention au colloque du forum de Bamako en février 2008.

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l’Afrique centrale, qui ont un pouvoir réel et reconnu dans ledomaine de la politique monétaire, tous les autres regroupe-ments régionaux ne sont actifs et visibles que dans la gestion desconflits internes aux pays ou entre les pays et l’observation desprocessus électoraux, ceci grâce aux soutiens financiers de lacommunauté internationale. Ils n’ont aucun moyen decontraindre les gouvernements à respecter les quelques engage-ments qu’ils prennent à l’occasion des sommets où seuls se ren-contrent les chefs d’État, leurs ministres et leurs fonctionnaires.Les parlements qui sont mis en place dans le cadre de ces regrou-pements régionaux n’ont aucun pouvoir propre parce qu’ilsn’ont aucun mandat pour les initiatives d’intégration qui restentune prérogative des gouvernements.Les organisations régionales africaines sont donc paralysées

par l’immobilisme et la frilosité des gouvernements nationaux.L’exemple emblématique en ce domaine est l’accord sur la librecirculation des personnes et des biens dans les États regroupésqui, bien que signé par les gouvernements et ratifié par les parle-ments nationaux, a toujours du mal à se traduire dans les faitspour les populations en général et les acteurs économiques enparticulier. Aujourd’hui encore, la traversée des frontières entreles pays de la CEDEAO ou de l’UEMOA, pour ne prendre queces deux cas qui me sont proches, est une gageure pour ceux quivivent des activités transfrontalières. Les acteurs non étatiqueset non gouvernementaux et les collectivités locales des pays sesentent très peu concernés par les regroupements régionauxexistants dans lesquels les gouvernements ont bien du mal à leurfaire une place. Quant à l’Union africaine (UA) qui se situe auniveau continental, elle a hérité de toutes les tares de son aînée,l’Organisation de l’unité africaine (OUA), qu’elle a remplacée,dans la mesure où il a été décidé que tous les États africains sontmembres de fait. Résultat : les pays membres n’ayant aucun effortparticulier à fournir pour en être membre, l’UA fonctionne malet elle a les pires difficultés pour faire respecter les règles qu’elles’est elle-même données ou simplement pour recueillir les

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Tous ceux qui voyagent en Afrique le savent : il est souvent plusfacile de voyager entre l’Afrique et l’Europe qu’entre deux capi-tales africaines. Pour sortir de sa marginalité et se développer,l’Afrique doit impérativement s’orienter vers la construction defédérations et d’unions de pays. Elles seules lui permettrontd’abord de construire son propre développement intérieur maiségalement, à terme, de rejoindre le concert des autres continentsdu monde peu décidés à céder spontanément un pouce de leurinfluence.L’intégration africaine doit se réaliser à travers la construction

d’une union de pays sous forme fédérale ou confédérale àl’échelle des sous-régions. Cette intégration sera aussi possible etpeut-être plus rapide à travers les collectivités locales africaines.Aujourd’hui, il existe cinq grandes régions en Afrique qui dis-posent chacune d’un instrument d’intégration qui met l’accentsurtout sur les aspects économiques. Les plus connuessont : l’Union du Maghreb arabe (UMA), pour l’Afrique duNord ; la Communauté économique des États de l’Afrique del’Ouest (CEDEAO), pour l’Afrique de l’Ouest ; la Communautééconomique des États de l’Afrique Centrale (CEEAC), pourl’Afrique centrale ; la Communauté de l’Afrique de l’Est (CAE),pour l’Afrique de l’Est et la Communauté de développement del’Afrique australe (SADC) pour l’Afrique australe. À cesgrandes organisations par région se juxtaposent des dizainesd’autres organisations regroupant plusieurs pays sur des thèmesplus techniques sur une ou plusieurs régions. On peut doncpenser que le cadre pour l’intégration existe dans le continent etqu’en ce domaine il y aura plutôt profusion que rareté.Mais en réalité, ce qui existe est loin d’être satisfaisant. Cela

fonctionne mal et végète le plus souvent. La raison principaleest que les États qui se regroupent pour former ces organisationsrégionales ou interrégionales ne veulent pas lâcher la moindremiette de leur souveraineté factice. En dehors des organisationsmonétaires régionales comme l’Union économique et monétairedes États de l’Afrique de l’Ouest (UEMOA) et sa jumelle de

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L’aménagement harmonisé des territoires régionaux est un desaspects fondamentaux de l’intégration des États en fédérations.Le continent dans son ensemble est depuis plusieurs annéesmarqué par un double mouvement migratoire : une urbanisationdébridée, avec l’hypertrophie des villes et leurs ceintures debidonvilles ; un déplacement lent et progressif, mais non géré,des populations des pays de l’intérieur vers les zones côtières 21.Ces migrations intra- et inter-régions que les États nationauxsemblent incapables de gérer efficacement, engendrent des pres-sions importantes sur les ressources naturelles. D’où la dégrada-tion progressive de l’environnement et les conflits successifs decohabitation entre des communautés voisines (allochtones etautochtones) qui conduisent à des affrontements sanglants et àdes guerres civiles quand les politiciens en mal de cause s’enemparent. Le cas du conflit de la Côte d’Ivoire qui dure depuisprès de cinq ans malgré toutes les médiations internationales etaccords nationaux est édifiant à cet égard.Au plan économique, l’intégration, en permettant la mise

en commun de ressources financières, institutionnelles ethumaines, contribuera à des économies d’échelle et à la créationde marchés régionaux africains plus larges. La coopération entreles pays rendra possible la mise en place de réseaux communsd’électricité, de télécommunication et de transports plus perfor-mants et moins onéreux puisque le coût des investissements ensera partagé entre les différents pays fédérés. Au niveau poli-tique, administratif et économique, l’intégration par l’harmoni-sation des procédures nationales apparaît comme un moyen dedépasser les frontières héritées de la colonisation, favorisantainsi une libre circulation des personnes et des biens et ouvrantpar conséquent les perspectives d’un marché régional propice àde gros investissements pourvoyeurs de valeurs ajoutées, donc derichesses et d’emplois pour les jeunes.

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cotisations des pays membres. Ses fonds de fonctionnementproviennent ainsi principalement de quelques pays : l’Afrique duSud, l’Algérie, le Nigeria et l’Égypte, et de puissances étrangèresà l’Afrique, notamment l’Union européenne. Pour interposerdes troupes armées dans les pays en conflit ou en guerre civile,l’UA est obligée d’avoir recours à des moyens et à des soldatsnon africains pendant que chacun des pays membres entretientune armée pléthorique, souvent suréquipée, mais oisive.La réussite d’une véritable intégration des pays est exigeante,

elle suppose de la part de ses États membres le renoncement àune part de leur souveraineté, ce que les États postcoloniauxafricains n’acceptent pas encore. Elle nécessite surtout, au-delàdes mécanismes techniques et institutionnels formels actuels, unprojet et une volonté politique d’intégration suffisamment expli-cites. Pour être crédible, ce projet politique doit au préalableêtre largement discuté et validé par tous les acteurs à toutes leséchelles territoriales du continent. Les initiatives d’intégrationrégionale et sectorielle ne doivent plus se limiter aux seulesdimensions techniques et financières. Elles doivent s’inscriredans une problématique plus globale de mise en place de véri-tables fédérations d’États acceptant de céder de larges parties deleurs prérogatives nationales et donc de leur souveraineté. Pourcela, dans chaque pays il faut engager une véritable réformed’intégration régionale africaine qui devra définir les domainesde compétences fédérales d’intérêt régional de la même manièrequ’ont été définies les compétences d’intérêt local dans le cadrede la décentralisation. L’Afrique se doit de surmonter les obs-tacles à la formation de véritables fédérations d’États que sont lemythe de la souveraineté nationale et la construction d’uneidentité nationale à l’intérieur de frontières étriquées qui divi-sent les dynamiques économiques et humaines au lieu de les ren-forcer. La construction d’États fédérés demande des abandonsvolontaires « souveraineté» comme c’est le cas partout dans lemonde.

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21. Ce double phénomène a été révélé depuis plus d’une décennie par toutesles études prospectives sur le continent.

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tivés et exacerbés. Après avoir découpé l’Afrique au cordeau, lespuissances coloniales ont en effet laissé un continent morcelésur la base de frontières érigées arbitrairement qui ont divisé lescommunautés ethniques et souvent même des familles. Avec lesindépendances, la gestion des frontières héritées de la colonisa-tion a pris une importance grandissante au point de provoquersouvent des conflits armés entre pays voisins. La préservation desprétendues souverainetés reste encore un des nœuds gordiens detoute tentative réelle d’intégration. Mais avoir un drapeau, ungouvernement ne donne pas de souveraineté si un pays n’est pascapable de faire face aux besoins primaires des populations.Le deuxième défi réside dans le fait que pour beaucoup

d’Africains, la construction d’ensembles régionaux reste un dis-cours creux, vécu comme une affaire réglée au sommet des appa-reils gouvernementaux. Comme nous l’avons déjà évoqué,l’intégration se limite trop souvent à des déclarations non sui-vies d’effets sur la vie quotidienne des populations. Il suffit, parexemple, de se trouver sur les frontières entre les pays africainspour se rendre compte que les engagements des gouvernementsrespectifs sur la libre circulation des hommes et des biens n’ontpas été mis en œuvre. Ainsi, lorsque transporteurs et commer-çants se présentent à un poste frontière avec leur camion ouleurs marchandises, il n’est pas rare qu’ils doivent passer desjours entiers à subir des formalités, sinon les caprices des doua-niers, policiers et autres gendarmes. Ces tracas provoquent despertes d’opportunités ou des manques à gagner énormes.Résultat : les acteurs économiques africains commercent souventdavantage avec l’extérieur de l’Afrique qu’à l’intérieur de celle-ci. Les frontières aériennes sont plus faciles à franchir que lesfrontières terrestres. Autrement dit, des dynamiques humaines,sociales et économiques importantes sont bloquées sous prétextede contrôles qui ne sont bien souvent que l’expression aberranted’une souveraineté dépassée ou simplement de malversations.Enfin, le troisième défi à relever est la construction de véri-

tables fédérations entre les pays d’une même région, voire à

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Ceci n’est pas une simple vue de l’esprit. Des tentatives demise en commun qui existent d’ores et déjà en Afrique,l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal(OMVS), créée en 1972, est le meilleur exemple d’intégrationrégionale qu’il faut poursuivre et approfondir. Trois pays, le Mali,le Sénégal, la Mauritanie, auxquels s’est ajoutée la Guinée, ontdécidé de s’unir autour d’une ressource commune qu’est le fleuveSénégal pour produire et distribuer de l’électricité, faciliterl’irrigation des terres de culture et la navigabilité du fleuve. Lebarrage de Manantali qui produit l’électricité est situé sur le ter-ritoire malien, mais il est considéré comme un bien communrégional. L’électricité produite et les terres irriguées grâce à cebarrage sont réparties entre les pays selon des modalités arrêtéesde commun accord. C’est ce genre d’organisation régionale quipeut s’étendre progressivement à d’autres objets politiques insti-tutionnels et économiques et à d’autres pays. Ce typed’expériences, qui part d’une question sectorielle, peut s’élargirprogressivement, à l’image de l’Union européenne (UE) qui s’estd’abord construite autour des industries du charbon et de l’acier(CECA), avant de devenir une union économique puis poli-tique regroupant aujourd’hui 27 pays européens. L’UE édicte desrègles qui s’imposent aux règles nationales dans maintsdomaines pour lesquels les États ont concédé à l’Union des délé-gations de souveraineté. C’est une discipline collective qui créede la solidarité entre les pays. C’est également une réponse aumouvement de la mondialisation face auquel il faut constituerde grands ensembles régionaux et continentaux.

Mais les défis à relever pour la réussitede l’intégration sont nombreuxSi les avantages d’une telle intégration régionale sont indé-

niables, les défis à relever sont nombreux. J’en retiens trois prin-cipaux.Le premier réside dans l’atténuation des nationalismes sour-

cilleux que les pouvoirs des États-nations postcoloniaux ont cul-

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De quoi s’agit-il ? Depuis la Conférence de Berlin de 1881, lesfrontières actuelles de nos nations découpent en réalitéd’anciens territoires, d’anciens pays, divisés souvent en entitésarbitrairement distribuées aux pays colonisateurs, sans aucuneconsidération pour les communautés, voire pour les familles quiy vivent, séparées du jour au lendemain par des frontières quileur sont étrangères. Le président Alpha Oumar Konaré disaitque la décentralisation et l’intégration sont les deux faces de lamême médaille. Dans le prolongement de la réforme de décen-tralisation, il part de l’idée simple que rien n’empêche le dia-logue et la coopération entre des communautés parentes oualliées situées de part et d’autre des frontières des pays voisins.En effet, tant que nous évoluons dans des cadres politiques cen-tralisés, les frontières sont des barrières administrativementétanches. Quand un centre de santé est construit dans un villagedu Mali, son voisin guinéen, burkinabé ou mauritanien del’autre côté de la frontière veut aussi être doté d’un centre desanté pour faire pièce aux Maliens. Alors démarre une compéti-tion aux réalisations de prestige – qui fera le centre le plus beauet le mieux équipé même s’il n’est occupé que partiellement ? –,par exemple dans le cadre de la politique des «pays-frontières»,l’idée nouvelle est de promouvoir l’approche selon laquellequand un village, d’un côté de la frontière, souhaite bâtir uncentre de santé ou une école, les malades ou les enfants quivivent de l’autre côté de la frontière pourraient venir utilisercette infrastructure. Autrement dit, l’intention est de mettre enplace une coopération transfrontalière pour la réalisation etl’utilisation des infrastructures sociales, écoles, centres de santé,centres culturels et même économiques, marchés et autres, pourle bénéfice commun de toutes les populations qui vivent de partet d’autre des frontières. Lorsqu’une commune du Mali réaliseune école, celle d’en face, au Burkina Faso, peut réaliser uncentre de santé que leurs populations respectives utiliseront.Pourquoi ne peut-on espérer même un jour une mise encommun des services administratifs ? L’objectif ultime est de

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l’échelle du continent par la construction ou la reconstructiond’une identité commune. Le brassage des populations d’unmême pays et d’une même région ou de différentes régionsd’Afrique est en effet le fait des peuples. Il s’est forgé sur unelongue période historique, certes mouvementée, mais commune.Cette tradition doit constituer un atout pour l’accélération etl’approfondissement des tentatives actuelles d’intégration. Si lesmotivations économiques et financières peuvent constituer leterreau de ces unions régionales, leurs racines doivent être poli-tiques, institutionnelles et sociales. L’intégration des pays enfédération doit être vécue avant toute chose comme la construc-tion d’une communauté de destin. La réussite d’une telle dyna-mique exigera des concessions de souveraineté que seul unprojet politique suffisamment explicite peut rendre acceptable.Ce projet politique doit être largement discuté et validé par lesacteurs de toutes les échelles territoriales.Nationalisme et souveraineté factice représentent donc deux

écueils majeurs qui se cristallisent autour de la question des fron-tières Je suis persuadé que les délimitations actuelles entre lespays ne deviennent une source de conflits que lorsque les Étatscentraux s’en mêlent. Tant que cela reste une dispute liée à lacohabitation entre populations ou communautés voisines, lesprotagonistes finissent toujours, au nom du réalisme, par trouverdes solutions : coopérer à travers les frontières a toujours faitpartie de l’expérience des populations riveraines en Afrique. Parailleurs, la construction de fédérations régionales dans les zonesfrontalières, que j’appelle de mes vœux, ne vise nullement àl’effacement des frontières, ce qui serait irréaliste, mais à leurdépassement. On ne pourra jamais effacer les frontières qui exis-tent depuis plus d’un siècle entre le Mali et la Guinée, parexemple, mais il faut faire en sorte que ces frontières ne soientplus des freins aux dynamiques d’intégration transfrontalières.

Les «pays-frontières », un vecteurde l’intégration des pays par le local

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rable, comparées aux politiques d’intégration menées jusqu’àprésent par les seuls États. La raison essentielle en est qu’en lienavec des politiques de décentralisation comme celles menées auMali et dans d’autres pays d’Afrique, l’intégration pourrait sefaire plus rapidement. C’est là le gage d’un processus d’intégra-tion plus efficace et moins compliqué parce qu’il tire sa sève descommunautés de base elles-mêmes. Dès lors que le processusd’intégration s’appuie sur les acteurs concernés, qui sont dans lamême dynamique et appartiennent à la même culture, il sedéroulera de manière plus harmonieuse car les difficultés et lesproblèmes éventuels pourront être gérés au niveau de ces com-munautés.Les frontières ont toujours été la source de pertes écono-

miques, sinon de guerres entre nos pays. On me dira qu’aider àla libre circulation entre les pays facilitera, du même coup, lesdivers trafics et contrebandes en tous genres. L’argument ne tientpas : malgré les multiples contrôles, les armes et même la droguepassent toujours à travers les frontières. Le contrôle, qui relèvede la responsabilité des administrations locales et centrales, peutse faire sans toutes les tracasseries que subissent quotidienne-ment aussi bien les communautés qui vivent à cheval sur lesfrontières que les activités transfrontalières. Si, pour leur quoti-dien, les communautés ont la liberté de la gestion de leursaffaires, elles finissent toujours par se mettre d’accord, à l’inversedes États qui peuvent évoluer rapidement vers l’affrontement enraison des susceptibilités liées aux prétendues souverainetés. J’aiexpérimenté cette approche quand j’assumais la fonction deministre en charge de la gestion des frontières. Tant que les éluslocaux étaient présents de part et d’autre lors des négociationstransfrontalières, tout se passait bien. Les difficultés éventuellesde cohabitation entre populations riveraines étaient facilementgérées. Je reprends l’exemple de la frontière qui traverse le vil-lage de Kourémalé au sud de Bamako à la frontière du Mali et dela Guinée. Ce village a une partie de ses quartiers sur le territoiredu Mali tandis que l’autre est sur le territoire de la Guinée. Les

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dépasser les frontières coloniales pour faciliter l’accès des popu-lations au service public, ainsi mutualisé. Nous ne pouvonsmalheureusement pas les faire disparaître mais elles ne doiventplus constituer une entrave à la coopération transfrontalière s’ily a une réelle volonté d’intégration.En Afrique, ces pays-frontières existent partout. Ainsi le

«Liptako Gourma», à cheval sur les frontières du Mali, duBurkina-Faso et du Niger est un pays qui existe encore dans laconscience des populations nomades et sédentaires de la zone.Le «Kénédougou» est à cheval sur le Mali, le Burkina-Faso et laCôte d’Ivoire. Le «Mandé», qui recouvre des parties de laGambie, de la Guinée-Bissau, du Mali, du Sénégal et de la SierraLeone, est aussi un vieux pays connu de tous les Mandéka. Parexemple, sur ce territoire, si le maître de la Kora 22 a été unMalien, à son décès, son successeur peut être de nationalité gui-néenne, sénégalaise ou gambienne. Tous ces territoires,aujourd’hui virtuels pour les États modernes, sont pourtant bienréels pour les populations riveraines qui ont conservé leurs lienssociaux, culturels et même économiques. Dans ce domaine,l’Afrique n’invente rien car des expériences du même type sem-blent exister en France et en Italie, où plusieurs régions à chevalsur deux pays ont longtemps appartenu à la Maison de Savoie.Dans la région d’Alsace-Lorraine, des coopérations entre descommunes françaises et allemandes ont existé avant même ledépassement des frontières dans le cadre de l’Union européenne,sans pour autant remettre en cause les limites de leur pays res-pectif. Lorsque l’on voyage en Europe avec un visa Schengen, onpeut se rendre d’un pays à l’autre sans être contrôlé à la frontière.Cela n’empêche pas les autorités de contrôler ce qui se passedans chacun des pays.Les politiques d’intégration régionale construites par le

niveau local peuvent présenter une plus-value incommensu-

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22. La culture de la Kora, un instrument multicorde bien connu en Afriqueet aujourd’hui dans le monde, est régie par une confrérie presque secrètedirigée par un grand maître.

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Un nouveau cadre de partenariatpour la coopération au développement

C’est un lieu commun, aujourd’hui, de dire que la coopérationpour le développement à travers les canaux classiques de l’aidebilatérale et multilatérale de la communauté internationale n’aeu ni les effets ni les impacts escomptés. Malgré plusieurs décen-nies d’assistance technique et financière venant de multiplesorganisations d’aide publique et privée, le continent africain setrouve, encore aujourd’hui, globalement, dans une situationdésespérante. En 1960, au moment des indépendances, le conti-nent africain participait à hauteur de 14 % au commerce mon-dial, alors qu’il représentait 9 % de la population mondiale ; en2003, sa part dans les échanges mondiaux était inférieure à 2 %alors que son poids démographique frôlait les 14 % 23. En dépitde ses atouts naturels, 30 % des réserves minérales mondiales,15 % des terres arables, 20 % du potentiel hydroélectrique,l’Afrique ne parvient pas à créer des richesses pour assurer unminimum de bien-être à sa population. En 2003, le Produitnational brut (PNB) de la France, avec moins de 60 millionsd’habitants, était trois fois supérieur à celui de l’Afrique toutentière, avec plus de 800 millions d’habitants 24. De surcroît,l’Afrique est le continent le plus endetté en proportion de sonPNB. Si pour l’ensemble des pays en développement, le stock dela dette extérieure s’élève en moyenne en 2000 à 40 % du PNB,ce ratio culmine, pour l’Afrique, à un peu plus de 60 %. Àl’intérieur du continent africain, la situation de l’Afrique au sud

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membres d’une même famille habitent de part et d’autre de lafrontière. Ils peuvent développer des conflits, mais ils ne seferont jamais la guerre ! C’est en cela également que la modalitéd’intégration par le local constitue une réponse pertinente àl’une des crises majeures en Afrique : ses conflits. Mais il ne fautpas attendre que ces conflits naissent pour mettre en œuvrel’intégration et la coopération transfrontalière. Il nous faut faireun travail itératif : c’est en dépassant les frontières qu’on arrêterales conflits.Au final, les pays frontières représentent le levier d’une

approche renouvelée de l’intégration régionale bâtie sur lesacteurs de la proximité. Cette approche de la gestion des fron-tières favorise une concertation entre autorités nationales,locales, communautaires et avec les acteurs privés. C’est le pre-mier pas vers une véritable intégration régionale, construite àpartir d’une mise en commun des ressources régionales et de lagestion commune des infrastructures socio-économiques, voirede services administratifs et de sécurité.Nous sommes à un moment historique dans le continent.

Chacun se rend compte des limites de l’État-nation centraliséqui ne répond plus aux questions que les Africains lui posent. Ilfaut renouveler le projet politique du changement en décentra-lisant et en poussant à l’intégration réelle. Il serait cependantillusoire de penser que la crise en Afrique sera résolue par lesAfricains seuls sans la coopération du reste du monde alorsmême que, actuellement, la plupart de nos pays dépendent del’aide extérieure souvent pour le fonctionnement même de leuradministration. C’est la raison pour laquelle la réforme de lacoopération pour le développement est le troisième élément dela stratégie que je propose. Au moment où la communauté inter-nationale doute de l’efficacité de l’aide et s’interroge sur l’utilitéde la poursuivre et où la crise financière et sûrement écono-mique vient de mettre à terre tous les dogmes et les certitudes,l’Afrique doit se mettre en position de renégocier un nouveaucadre de coopération avec ses partenaires anciens et nouveaux.

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23. Atlas de l’Afrique : un continent jeune, révolté, marginalisé, op. cit.24. Ibid.25. Site Web de la présidence de la République française : dette extérieure del’Afrique.

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De fortes interrogations se font de plus en plus entendre, aussibien en Afrique que dans les instances internationales, surl’intérêt à poursuivre cette forme d’assistance qui ne mène qu’àdes impasses. L’usage et l’intérêt grandissant que les agences dela communauté internationale font des indicateurs d’évaluationdes progrès accomplis sont bien révélateurs de cette situation.Au vu des conflits, des famines et de l’augmentation du nombrede candidats à l’émigration clandestine, qui n’hésitent pas à ris-quer leur vie pour atteindre l’Europe, nombreux sont les contri-buables occidentaux qui s’interrogent fortement sur lajustification ou, du moins, l’efficacité, de l’aide que leurs paysapportent directement ou à travers les organisations multilaté-rales à l’Afrique. Avec cette assistance qui n’aide pas et qui rendles pays dépendants, le développement de l’Afrique apparaît demoins en moins possible.Les annonces régulières de suppression totale ou partielle de

la dette des pays africains très endettés sont davantage saluéespar les gouvernements, les associations et les ONG lobbyistes duNord qui militent en ce sens que par les Africains eux-mêmes etje dois avouer que je ne suis pas loin de partager leur scepticismeà l’égard de ce cycle infernal d’endettement et d’annulation desdettes. Le jour où mon banquier m’appellera pour m’annoncerque je n’ai plus à rembourser les prêts qu’il m’a consentis, jecommencerai à m’inquiéter et j’en conclurai qu’il est fatigué deme prêter de l’argent. Je pense, et je ne suis pas le seul, qu’en réa-lité les annulations régulières de la dette sont une prime à lamauvaise gouvernance qui a cours dans les pays africains.Comme le dit si bien un ami et aîné avec beaucoup demalice : «Dans la nature les trous correspondent toujours auxbosses. » L’argent de la dette qui n’a pas été utilisé à financer ledéveloppement se trouve immobilisé dans des comptes enbanque ou investi dans des initiatives hors du continent.

Il devient donc urgent d’ouvrir le débat sur le renouveau ducadre du partenariat pour le développement entre l’Afrique et

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du Sahara est encore plus défavorable, puisque l’encours total dela dette, 230 milliards de dollars en 1998, représente environ70 % du PNB du sous-continent 25.La faiblesse de la richesse créée et l’endettement croissant

font que la place de l’aide financière internationale est détermi-nante dans la définition et la mise en œuvre des priorités despolitiques publiques. Les dirigeants politiques et les gouvernantsse sentent plus redevables à l’égard des grandes institutionscomme la Banque mondiale (BM) et le Fonds monétaire inter-national (FMI) et autres bailleurs de fonds bilatéraux et multila-téraux qu’à l’égard de leurs propres concitoyens. Les évaluationsdu FMI et de la BM ainsi que le cycle des subventions, des prêtset des annulations de dettes avec les conditionnalités qui leursont assorties, rythment la gestion publique dans la plupart despays. Les «Documents stratégie de réduction de la pauvreté(DSRP)», dont la dénomination change d’un pays à l’autre etd’une période à une autre et qui prétendent être le cadre de réfé-rence de toutes les interventions publiques dans les pays, sontélaborés sous le contrôle serré des grands bailleurs de fonds à tra-vers leurs experts et leurs missions de supervision. Ainsi, le poidsde l’aide dans les budgets publics des pays et les enjeux qui luisont liés retirent en fait toute initiative autonome aux gouver-nements africains.Au fil des années, l’ambition de se développer semble

devenue hors de portée de l’Afrique. Les gouvernements secontentent de lutter contre la pauvreté ou simplement de laréduire en suivant les recettes concoctées dans les agences inter-nationales d’aide. Les gouvernements ont renoncé à toute ambi-tion de sortir leur pays de la dépendance économique, doncpolitique. La communauté internationale, de son côté, tentesimplement et avec beaucoup de mal de prévenir les multiplesconflits dus à l’ampleur des inégalités qui se creusent sans cesseou d’acheminer de l’aide humanitaire afin de soulager les souf-frances des millions d’Africains qui sont dans les camps de réfu-giés.

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tence et rendues seules responsables des échecs. Ces échecs et lesmauvais résultats des programmes et projets de développementsont en réalité une responsabilité partagée des gouvernementsafricains et des agences de coopération bilatérale et multilaté-rale. À toutes les étapes de la vie des projets, l’identification,l’évaluation, la mise en œuvre et l’évaluation finale, les agencessont présentes. Ce sont souvent elles qui dirigent et décident endernier ressort. Les leçons des échecs devront être tirées de partet d’autre et de nouvelles perspectives redéfinies dans unedémarche partenariale.Il faut changer les paradigmes de la coopération pour le déve-

loppement et considérer que le continent africain est acteur, àl’égal des autres, des enjeux mondiaux. Un proverbe africaindit : «Quand tu avances en laissant derrière ton compagnon devoyage, à un moment ou à un autre tu seras obligé de revenir lechercher. » Si le reste du monde laisse l’Afrique en arrière, s’il nerevoit pas avec elle les termes de la coopération, il sera obligé derevenir la chercher. Les problèmes de l’émigration en sont unebelle illustration car ils concernent l’Europe et l’Afrique aumême titre en cela que ces problèmes interpellent la consciencehumaine.Dans son sens étymologique, «coopérer» signifie avoir un

intérêt mutuel à échanger. À l’échelle de la planète aujourd’hui,tous les pays subissent ou subiront de graves problèmes qu’aucunpays ne peut résoudre seul. Les conflits et les drames humains quiy sont liés, la dégradation de l’environnement et le réchauffe-ment climatique, les grandes pandémies liées aux migrationshumaines ou animales ne connaissent pas les frontières. Seule lasolidarité et un partenariat bâti sur une responsabilité communeet partagée permettraient à tous les pays de faire face aux défismondiaux liés à la circulation des biens et des personnes, habi-tude aussi vieille que la Terre elle-même. Il nous faut impérati-vement repenser les modèles erronés de gouvernance desagences de coopération internationales car elle conditionne très

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ses partenaires internationaux. Les modalités actuelles de l’aidene responsabilisent ni les gouvernements ni les autres acteurspublics et privés africains. Pire, les justifications et les modalitésactuelles de l’aide installent et encouragent des habitudes deparesse et d’insouciance au niveau des élites politiques et tech-niques du continent et des populations. Au cours d’une missiond’appui au gouvernement d’un pays, j’ai été témoin de l’envoi auPNUD par un ministère important d’une requête de finance-ment d’un montant d’un million de francs CFA. Cette somme,dérisoire pour le budget du ministère en question pourrait êtreéconomisée sur son budget carburant. Il aurait suffi pour cela quele ministre qui a signé au bas de cette requête accepte de laisserau garage une de ses multiples voitures au service de sa famille.Plus graves, les habitudes données par l’aide entretiennent, auniveau des populations africaines, l’illusion que le développe-ment du continent ne peut se faire que de l’extérieur, soit à tra-vers les projets conçus par l’aide internationale, soit à travers lesressources issues de l’émigration. Lorsqu’on demande à la plupartdes responsables des administrations publiques africaines dechercher une solution à un quelconque problème, le premierréflexe est d’écrire un projet afin de demander un financement àun organisme bailleur de fonds. Dans les pays et agences desdonateurs, l’aide ainsi distribuée conforte la bonne conscienced’avoir contribué à soulager la misère des populations africaines.À travers l’aide, la coopération bilatérale espère s’absoudre deshorreurs et autres injustices commises par le passé, l’esclavage, lacolonisation, et la coopération multilatérale tente de contreba-lancer ou de réparer les dégâts dus aux grandes puissances qui seprétendent les gendarmes du monde. Paradoxalement, la gestiondes agences de coopération est aussi peu efficace que celle desadministrations des pays récipiendaires, auxquelles lesditesagences prétendent donner des leçons de bonne gestion ou debonne gouvernance. Mais, bien entendu, les fautes de gestion etles échecs des programmes sont aussitôt imputés aux seulesadministrations des pays récipiendaires, accusées d’incompé-

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Le respect des dynamiques internes à chaque sociétéLes grands projets de coopération en Afrique sont encore trop

souvent formulés et mis en œuvre par des équipes dirigées pardes experts non nationaux et dans lesquelles les nationaux sontabsents ou avec une responsabilité marginale. En dehors del’aspect éthique de la question, les projets et leur mise en œuvrereflètent davantage les vues des experts étrangers qui passentbien souvent par pertes et profits les réalités endogènes qu’ilsignorent simplement ou comprennent mal. Sans remettre encause les compétences de ces experts, j’ai pu constater à plusieursoccasions qu’ils deviennent vite prétentieux parce qu’adossés àdes institutions de financement. Ils n’hésitent pas à soumettreleurs «homologues» ou plutôt accompagnateurs locaux à unchantage à l’argent pour faire prévaloir leur point de vue, trèssouvent en décalage par rapport aux réalités du milieud’intervention. Les études d’identification ou d’évaluation quin’intègrent pas les contingences propres à une société ou au paysont toutes les chances de manquer leur cible. Sans parler des casoù les experts, soumis à des contraintes de format pour les pro-jets à financer, viennent avec dans leur ordinateur des rapportsstandards dans lesquels souvent ils ne changent que les noms deslieux visités et des personnes rencontrées. Il est donc impératifque dans la conception et la conduite des programmes et dans lesprojets, le leadership des missions soit systématiquement confiéà des compétences nationales. Elles sont les mieux à même deprendre en compte les dynamiques internes de chaque société etsont le gage le plus sûr d’une coopération fondée sur une véri-table compréhension des pays. L’argument selon lequel les natio-naux, parce qu’étant du pays, ne peuvent être objectifs etneutres me semble fallacieux car il peut en être de même pourles internationaux.

La mise en cohérence des objectifs et des modalitésde la coopération pour le développement

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directement celle des États postcoloniaux africains qui sans elleseraient en faillite.Lorsque j’entends les dirigeants africains dire que les bailleurs

de fonds leur imposent tel ou tel choix en leur faisant lechantage aux financements, je ne leur donne qu’en partie raison.C’est vrai dans la mesure où le déséquilibre entre le « receveur»de l’aide et son «donneur» joue souvent en faveur du second.Chez nous on dit : «La main qui donne est toujours au-dessus decelle qui reçoit. » Mais mon expérience personnelle de la gestionpublique m’amène à dire que si les bailleurs de fonds nous impo-sent des conditions que nous ne devrions pas accepter, c’est biensouvent à cause de nos propres faiblesses. L’absence de visionstratégique de notre avenir, la mauvaise connaissance des faits etdes besoins, la mauvaise préparation des dossiers, sont les prin-cipales faiblesses des négociateurs africains dans les arènes inter-nationales. Les dirigeants africains devraient s’efforcer deconnaître un peu mieux leurs propres pays et leurs sociétés, deles écouter, de porter leurs revendications et de mieux maîtriserleurs dossiers. À ces conditions seulement, ils deviendront devéritables interlocuteurs de leurs homologues d’Europe, d’Asieou d’ailleurs. Enfin, les «conditionnalités» imposées aux Étatsafricains par les bailleurs de fonds ne me choquent pas sur leprincipe : dans une négociation d’égal à égal, les conditions deréussite font partie du jeu et deviennent des engagements com-muns. C’est lorsque l’échange est inégal et déséquilibré que lesconditionnalités deviennent un diktat.

En ouvrant le débat sur la refondation de la coopération pourle développement, je propose quatre pistes de travail. Elles sonttirées de mon expérience de travail tant du côté des partenairesau développement que du côté gouvernemental : 1. le respect desdynamiques internes à chaque société, 2. la mise en cohérencedes objectifs et des modalités de la coopération, 3. le respect dela responsabilité de tous les partenaires, 4. la construction d’unpartenariat multi-acteurs.

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gouvernance ou la réforme de l’État qui, elles, demandent beau-coup de temps et sont surtout des sujets trop complexes et dontla production n’est pas facile à montrer, disait-il.

La responsabilité des acteurs et des décideurs :assumer leurs succès et leurs échecsDans la préparation et la mise en œuvre des projets et pro-

grammes de coopération, qu’ils soient financés par des prêts oudes subventions, les agences de financement ont toujours ladécision finale. Les missions de pré-identification, de formula-tion, de suivi-supervision annuel et d’évaluation sont conduitessous la responsabilité de chefs de mission nommés par lesagences, qu’ils en soient ou non fonctionnaires. Ce sont eux qui,en définitive, font les choix décisifs en lieu et place des natio-naux réduits au rôle d’accompagnateurs ou simplementd’interprètes lors des discussions avec les bénéficiaires locaux.Les rencontres de restitution organisées pour les autorités gou-vernementales à la fin des missions servent plutôt à valider leschoix et les décisions arrêtés par les bailleurs de fonds. Du côtédes gouvernements qui gèrent les urgences, il est plus importantd’obtenir rapidement le financement que de s’interroger sur lapertinence des objectifs et du contenu des projets examinés.Toutes les décisions déterminantes pour la conduite des inter-ventions doivent être soumises pour avis et visa de non-objec-tion aux sièges des agences de financement. De ce fait, ellesdécident des objectifs et des conditions de réalisation des pro-grammes même si le financement est un prêt.Accepter la responsabilité des gouvernements des pays afri-

cains, c’est aussi reconnaître les difficultés qu’ils ont à suivre lesmilliers de projets et programmes qui dupliquent les servicesadministratifs tout en les privant des ressources humaines quali-fiées et des moyens de travail. Tandis que les services publicsnationaux et régionaux des administrations publiques pérennespériclitent par manque de moyens et de compétences, les pro-

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Lorsqu’on travaille dans le domaine de la coopération ou quel’on observe ce qui s’y passe en réalité, on ne peut ques’interroger sur la finalité réelle des actions menées, tant l’écartest grand entre les proclamations et discours d’un côté et lespratiques de l’autre. On en arrive à se demander si le but pour-suivi par les agences de coopération est vraiment d’œuvrer pourle développement ou s’il s’agit d’appliquer simplement des pro-cédures administratives et financières qui révèlent leur manquede confiance dans le fonctionnement des administrations despays bénéficiaires. Le respect des procédures occupe une sigrande place qu’il en vient à compromettre la réalisation denombreux projets. Beaucoup d’ambitions inscrites dans degrands programmes ont été mises en échec du fait de l’obsessiondu respect des procédures. En outre, les agences de développe-ment qui agissent à l’échelle mondiale ont tendance à standar-diser leurs pratiques, ce qui est antinomique avec la prise encompte de la diversité des situations et des lieux d’exécution desprogrammes et projets.Dans le partenariat, la conduite de processus stratégiques de

changement doit prendre le pas sur la logique d’exécution deprojets qui se limite à la réalisation de produits visibles à trèscourt terme. La recherche du concret à tout prix masque la dif-ficulté à définir de véritables perspectives communes. Tout lemonde semble d’accord sur le fait que le développement est uneconstruction de longue durée. Pourtant, beaucoup de fonction-naires et d’experts des agences de coopération sur le terrains’accrochent encore à la production de résultats «montrables» àcourt terme. Je discutais un jour avec le représentant résidentd’une grande agence de développement travaillant au Mali, desenjeux liés au développement du pays et des priorités quidevraient en découler. Ce grand décideur de l’affectation desmontants de l’aide aux différents secteurs ou domainesd’intervention m’avoua ses préférences personnelles pour la réa-lisation de routes et de ponts. C’est plus facile à réaliser et lesrésultats sont plus aisés à montrer que des actions relatives à la

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sources extérieures sans souligner la nécessité d’une meilleureallocation des ressources budgétaires internes des pays à laréalisation des OMD.

Pour une charte de la coopération internationalepour le développement

Pour conclure, je reviens sur la question du partenariat. Jen’exclus pas les conditionnalités si celles-ci reflètent un engage-ment commun et qu’elles sont définies d’un commun accordpour atteindre les objectifs poursuivis. C’est pourquoi je propose,pour refonder la coopération internationale pour le développe-ment, un cadre de référence commun qu’est la charte de lacoopération internationale pour le développement. Cette chartepourrait être intégrée à titre de disposition complémentaire à lacharte des Nations unies dont la révision s’avère par ailleurs iné-luctable au vu de toutes les évolutions que le monde a connuesces dernières années et la nécessité de redonner un lustre aumultilatéralisme et même à l’Organisation des Nations unies(ONU) qui est de plus en plus contournée au profit d’instancesplus restreintes telles que les G7, G8, G20, etc. Cette chartepourrait être le socle sur lequel toutes les politiques de coopéra-tion, multilatérales comme bilatérales seraient désormais refon-dées.

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grammes et les grandes agences soutenues par des financementsextérieurs assument les tâches de service public sous le contrôledes bailleurs de fonds. Pourquoi s’étonne-t-on alors de la fai-blesse et de la fragilité des États et administrations publiquesafricaines ? Cela ressemble au pyromane qui crie au feu !

La construction d’un partenariat multi-acteurs,à toutes les échelles et sur une longue duréeSans alourdir les procédures, il faut élargir le cercle des acteurs

de la coopération et créer des synergies entre les organisationsrégionales, les gouvernements nationaux, les collectivitéslocales et les acteurs de la société civile et du secteur privé. C’estce qui permettra d’améliorer la pertinence des interventions quibénéficieront de l’apport de compétences diverses pour mieuxappréhender tous les aspects du développement. Quant à ladurée des interventions, les cycles de programmation desagences de coopération dépassent rarement cinq années. Or ilfaut reconnaître que cette durée est insuffisante pour vérifier leseffets et les impacts des interventions. C’est la raison pourlaquelle, même s’il faut avoir des horizons triennaux et quin-quennaux de vérification, la durée de mise en œuvre donc definancement des programmes devrait être envisagée sur despériodes plus longues de dix, voire de vingt ans.

À ce propos, je reviens sur les Objectifs du millénaire pour ledéveloppement (OMD). Ils sont pertinents dans la mesure où ilsvisent la satisfaction des besoins de base des populations et parcequ’ils sont envisagés sur une longue durée, quinze ans.Néanmoins, je m’interroge sur le fait qu’il soit à peine fait men-tion des collectivités locales parmi les autorités en charge de leurapplication. À y regarder de près, on se rend pourtant compteque sept des huit objectifs retenus relèvent en principe des com-pétences dévolues aux administrations décentralisées. Parailleurs, je regrette que la communauté des bailleurs de fonds, lesNations unies en tête, se soit focalisée sur la mobilisation de res-

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Épilogue

La construction de toute œuvre durable comme bâtir un pays,un État et des institutions viables se fait dans la durée grâce à latransmission de relais d’une génération à une autre. J’estimeavoir hérité et avec plusieurs autres de ma génération d’une tra-dition qu’il faut préserver et transmettre tout en l’ouvrant à desapports nouveaux. Plus largement, la construction du monden’est qu’une série de relais dont nous assumons tous, à notremesure, la transmission.Nous, Africains, devons nous enraciner dans notre héritage et

nos traditions pour répondre aux questions que la constructionde la modernité nous pose. Bâtir cette modernité, c’est êtrecapables d’être les interlocuteurs des autres à partir de ce quenous sommes et de ce que nous voulons devenir.Si nous n’avons pas encore été en mesure de le faire suffisam-

ment, c’est parce que nous n’avons pas encore soldé les comptes 1

avec un passé souvent douloureux fait de colonisation et dedominations acculturantes. Confucius le sage chinois ne disait-il pas à ses disciples «qu’un peuple vaincu militairement peut serelever, qu’un peuple vaincu économiquement peut toujours serelever, qu’un peuple vaincu politiquement peut aussi vaincreun jour. Mais qu’un peuple vaincu culturellement aura beaucoup

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1. Pour moi, solder les comptes signifie faire le point des acquis et du passif.

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un océan collectif de misère ; car cette misère finit par le rat-traper.Oui, en tant qu’individu, je me suis toujours pensé comme un

modeste trait d’union, un « relieur», un porteur de relais qui ason rôle à jouer dans la longue chaîne qui fait le passé et l’avenirde chaque famille, de chaque communauté et de chaque nationni plus, ni moins. Cette façon d’être, je l’ai portée avec moi ausein des différentes équipes dans lesquelles j’ai travaillé au Mali,en Afrique et dans le monde. Sans doute est-ce lié à ma culturede nomade sahélien qui doit sans cesse explorer des espaces tou-jours plus grands afin de rencontrer l’autre, le découvrir etl’accepter tel qu’il est, c’est-à-dire différent.

ÉPILOGUE

de difficultés à se relever». Donnons-nous les moyens d’allerrevisiter notre patrimoine particulier et commun et d’y puiser cequi s’avère essentiel pour construire une modernité de l’Afrique.Toute ma quête politique et technique se résume à cela. Très

modestement, je rejoins d’autres Africains qui m’ont précédé,comme Joseph Ki-Zerbo ou cheikh Anta Diop pour ne parlerque des plus illustres. Ils étaient déjà porteurs des mêmes inter-rogations et du même rêve. Avec eux et avec beaucoup d’autresAfricains, je ne suis qu’un maillon d’une chaîne qui a l’ambitionde prolonger le rêve afin de faire le lien avec les générationsfutures.Quand j’ai reçu le Prix du Roi Baudouin en 2006, j’ai dit au

Roi des Belges que j’étais fier d’avoir reçu ce prix. Pour moi, biensûr, mais surtout pour les acteurs maliens qui s’étaient impliquésdans la décentralisation et pour tous les Africains qui se sontjoints à moi pour tenter de porter le débat de la refondation dela gouvernance. Je me suis également senti «désigné» pourassumer une responsabilité. Quand on reçoit un tel prix, on estmis sur un piédestal. Cela peut avoir des avantages, mais celaimpose surtout l’obligation de réussir !Je tiens sans aucun doute cette conscience de ma responsabi-

lité de mon parcours politique et professionnel, de mon enfancedans cette petite ville de Bandiagara où j’ai vécu au milieu depersonnes investies de responsabilités dans la gestion des affairespubliques comme mon oncle Moctar Aguibou Omar Tall et sesconseillers. Cela a sans aucun doute marqué ma façon de voir etd’appréhender la chose publique. Ce dont je me sens le plusdépositaire, c’est cette responsabilité de continuer à être utile àla collectivité, à me battre pour faire avancer la société, àrépondre aux questions posées sur l’avenir de mon pays, del’Afrique et peut-être même l’avenir du monde. Cette responsa-bilité est lourde, pleine de défis mais extraordinairement stimu-lante. Je suis convaincu que c’est une illusion de penser quechaque individu peut construire son bien-être individuel dans

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Annexe 1Extrait des termes de référence

du groupe de référence

Objet : Le groupe de référence est une structure de réflexion deconseil et de validation qui vient en appui au travail de la mis-sion. Il sera ainsi associé selon des modalités précises àl’appréciation des produits nécessaires qui seront élaborés par lamission pour permettre à l’État d’engager un processus de décen-tralisation réussi. Interface entre l’État, la société civile et lamission, le groupe de référence vise à associer les parties et com-pétences concernées et intéressées par l’objet de la mission. Legroupe de référence est ainsi le premier espace d’échange entrela mission et les principaux acteurs de la décentralisation. Il adès lors un double rôle de réflexion, d’orientation, d’enrichis-sement et de validation de la production de la mission d’unepart, de préparation des conditions propices et d’un environne-ment favorable à la mise en œuvre ultérieure de la décentralisa-tion d’autre part.Le groupe de référence est le premier moteur qui préparel’adhésion sinon la mobilisation de parties, institutions et struc-tures prenantes dont les procédures, fonctions, positions sinonexistences mêmes vont être largement modifiées. Les membresdu groupe de référence doivent devenir des relais de communi-cation des composantes concrètes de la décentralisation au sein

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mission peut inviter aux réunions du groupe de référence toutepersonne qu’il juge utile.

Composition : Les membres du groupe de référence sont choisispar le chef de la mission sur proposition de la hiérarchie desdépartements et institutions concernés s’il y a lieu. Ils adhèrentlibrement au groupe. Compte tenu de son objet, le groupe seracomposé de représentants de l’État : il s’agit d’associer au groupedes représentants de tous les départements et structures directe-ment concernés par le programme de décentralisation, prési-dence, primature, économie et finances (impôt et budget),réforme administrative, commissariat au Nord, cellule de plani-fication du développement rural ; représentants de la sociétécivile : il s’agit d’associer membres actifs de la société civile, opé-rateurs économiques (chambre de commerce, chambred’agriculture), partenaires au développement décentralisé(CCA, ONG), partenaires sociaux (comité de coordination desassociations féminines, comité de coordination des associationsde jeunes) ; personnes-ressources. Tous les membres du groupe deréférence doivent satisfaire à des critères de compétence et devolonté de participation.

Financement : Tous les frais de fonctionnement du groupe deréférence (jetons de présence, frais de secrétariat, frais excep-tionnels d’études) seront pris en charge par la Mission de décen-tralisation sur la base du budget préalablement établi.

ANNEXES

de leurs sphères sociales et professionnelles respectives pourrendre ces changements possibles.Le groupe de référence aura pour objet : de donner un avis sur lesproduits et le travail de la mission ; de faire des propositions surles questions et choix que la mission lui soumettra ; de partici-per (via l’intervention directe de membres concernés) àla demande expresse de la Mission à l’élaboration de certainsproduits ; d’assurer une mission informelle et permanented’information auprès des structures de l’État et de la sociétécivile dont les membres sont issus ; de participer à des actionsponctuelles de communication (conférences-débats, interven-tion dans les médias).

Organisation : Le groupe de référence se réunira en séance ordi-naire une fois par mois dans les bureaux de la mission avec pourordre du jour : information sur le bilan du travail de la mission etsur le programme du mois suivant ; discussion sur les textes etdocuments transmis et/ou sur les sujets présentés pour avis. Legroupe de référence a un rôle exclusivement consultatif. Il émetdes avis. Les réunions seront présidées chaque fois par unmembre du groupe proposé par le chef de la mission. Un agentde la mission dressera un compte rendu de la réunion qui seraensuite envoyé à tous les membres. Le chef de la mission peutconvoquer chaque fois qu’il le juge nécessaire le groupe de réfé-rence en réunion extraordinaire. Les membres du groupes’engagent à participer aux réunions mensuelles. Un jeton deprésence d’un montant de 15000 FCPA sera distribué à chaqueparticipant à l’issue de chaque réunion en rémunération de leurparticipation et des frais qu’elle peut occasionner. Les membresdu groupe de référence ne peuvent en aucun cas intervenir àl’égard de tiers ou de quelque institution que ce soit au nom dela mission, hormis une tâche particulière qui leur serait explici-tement confiée. Néanmoins, les membres ne sont pas tenusau devoir de réserve. Ils ont un droit de publicité. Le chef de la

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Annexe 2Le groupe d’étude et de mobilisation

I. Objet

Véritable pivot de la stratégie de communication de laMission de décentralisation, les Groupes régionaux d’étude et demobilisation sont l’espace et l’instrument de la participation depersonnes-ressources pour qu’elles deviennent à leur tour com-municantes et mobilisent sur le programme de décentralisationet sur ses modalités de mise en œuvre. Le GREM constitue, danschacune des neuf régions du pays, un réseau d’individus,hommes et femmes, qui s’intéressent particulièrement au pro-gramme de décentralisation, qui désirent participer à sa prépara-tion et à sa réalisation et qui sont représentatifs des composantesgéographiques, ethniques, sociologiques, culturelles et écono-miques de la région. Ces personnes, principaux interlocuteurs dela mission, seront à cet effet spécialement et prioritairementinformées. Les GREM doivent ainsi devenir les relais régionauxde la mission, véritables noyaux de réseaux de mobilisation despopulations autour des produits de la Mission de décentralisa-tion.Le GREM a donc plus précisément pour objet : • de mobiliser

dans les régions du pays toutes les personnes désireuses de

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caractère officiel qui confère un quelconque pouvoir hormiscelui de participer au travail de communication et de réflexionavec la Mission de décentralisation. Les GREM ont un rôle decommunication et de consultation. Ils n’ont aucun pouvoir dereprésentation officiel notamment face à l’administration.

1. La création : le noyau des GREMLa création des GREM sera assurée dans chaque région par un

formateur choisi par la Mission de décentralisation. Ce forma-teur proposera à la mission la composition du noyau du GREMainsi que les arguments justifiant cette composition. Le forma-teur n’a ni le rôle ni les attributions d’un président de groupe.Après la constitution effective du noyau du GREM, le formateuren devient, s’il le désire, un membre au même titre que les autresmembres. Après accord de la mission sur la proposition de com-position, le formateur contacte les membres identifiés pourconstituer le noyau du groupe avec ceux qui l’auront accepté. Lenoyau du GREM, assimilable au bureau d’une association, assureau groupe un minimum d’organisation et de structuration qui luipermette d’asseoir un programme d’activités, de l’engager, de lesuivre et de l’évaluer. C’est également le noyau qui seral’interlocuteur permanent du groupe avec la Mission de décen-tralisation et qui assurera à cet effet un minimum de travail desecrétariat et de gestion du budget. Les membres du GREM, et afortiori ceux du noyau, le sont à titre gratuit et volontaire.Compte tenu de sa mission, le formateur doit répondre, dans

la mesure du possible, à certains critères importants qui luigarantissent un minimum de crédibilité et d’objectivité :• une bonne connaissance de sa région et de ses différentes

composantes sociales, économiques et culturelles ;• une certaine indépendance par rapport aux réseaux domi-

nants de la région, qu’ils soient politiques, sociaux, religieux,économiques ;• une crédibilité reconnue par le corps social régional ;

211

ANNEXES

participer à la préparation de la décentralisation et de les y res-ponsabiliser ; • d’organiser avec et pour la Mission de décentra-lisation une action de concertation et de réflexion avec lespopulations, ceci jusqu’au niveau du village afin d’assurer uneinformation régionale permanente et décentralisée et de faireremonter à la mission les réflexions, remarques et propositionsde la base qui vont nourrir le travail de conception etd’élaboration de la mission : aucun produit de la mission relatif àla mise en œuvre de la décentralisation ne peut être définitive-ment conçu sans y intégrer cet apport régional. Les principalesquestions qui seront traitées sont les aspects relatifs au décou-page du territoire et aux modalités de mise en œuvre ; •d’organiser pour et avec la mission certaines actions précisesconformément au plan de travail de la mission : organisation desateliers régionaux, organisation des conférences, organisation derencontres et de réflexions, réalisation de l’enquête, organisationdes tournées des troupes théâtrales, etc. ; • de participer à laconception et à l’élaboration de la suite du programme de com-munication de la décentralisation (pour l’année 1994) ; • dedevenir ultérieurement un des instruments de mise en œuvre dela décentralisation.

II. Création et organisation

Les GREM sont et doivent rester des structures informellessouples qui peuvent s’adapter aux événements, aux membres quiles composent et les animent, aux besoins et attentes des popu-lations, aux réalités socio-économiques et culturelles des régionset aux contraintes nées de l’évolution même du programme et desa réalisation. Les GREM ne possèdent ainsi aucune existencejuridique. Ils sont des réseaux d’hommes et de femmes qui dési-rent s’associer à la préparation de la décentralisation dans leurrégion. Dans le même sens, les GREM sont et restent des struc-tures dynamiques dont la composition n’est pas figée. Motivéeprincipalement par la volonté, la qualité de membre n’a aucun

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2. Le groupe restreintLe noyau du GREM constitué, ses membres procèdent alors à

la constitution du groupe restreint qui consiste à faire du groupeun ensemble cohérent crédible et représentatif de la région et deses différentes composantes géographiques, ethniques, écono-miques, sociales et culturelles. D’une quarantaine de membresau maximum, le groupe restreint est la base du GREM. C’estavec le groupe restreint que la plupart des actions serontconçues, engagées et évaluées (notamment l’atelier régional).Chaque membre du groupe restreint garantit une certaine duréeet une disponibilité dans sa participation. Il devient en quelquesorte un ambassadeur informel de la décentralisation dans sonenvironnement, ses réseaux, sa sphère d’influence, ses proches.La qualité de membre du GREM à ce niveau ne relève que dedeux facteurs : • la volonté de la personne concernée ; • l’accordd’une majorité des membres du GREM. Cet accord doit en prin-cipe relever d’une évaluation de la représentativité du «can-didat» par rapport au reste du groupe restreint afin de garantirau GREM l’équilibre des composantes de la région. La qualité demembre du groupe restreint est validée par un courrier signé parle représentant du noyau du GREM.

3. Le groupe élargiLe groupe élargi représente l’ensemble des personnes mobili-

sées au fur et à mesure des actions du GREM. Il n’a pas decontours précis, mais relève de la capacité du groupe restreint àsensibiliser et à mobiliser des personnes-ressources qui à leurtour porteront l’information au niveau de leur propre environ-nement. Le groupe élargi se forme ainsi progressivement et doitrecouvrir toute la région dans ses différentes réalités sociales,culturelles et géographiques. Il est un produit du travail dugroupe restreint. Tout Malien est membre potentiel, ponctuelle-ment ou dans la durée, des GREM. Le groupe élargi peut existeret se manifester sous plusieurs formes complémentaires. Chaquemembre du groupe restreint reproduit, à son niveau et de

213

ANNEXES

• un niveau de formation supérieure ou une expérience équi-valente ;• une disponibilité de temps.Les membres du noyau ne doivent pas excéder douze per-

sonnes et se répartissent librement un certain nombre de rôlesessentiels pour le bon fonctionnement du GREM conformémentà son objet, et notamment ceux de :• représentant du GREM, il sera l’interlocuteur principal de

la Mission de décentralisation et sera chargé de suivre etd’évaluer les résultats obtenus et de faire des propositions adé-quates. Le représentant du GREM reçoit à ce titre un mandat dela Mission de décentralisation qui lui confie, ainsi qu’au noyaudu GREM, une reconnaissance et fixe les objectifs qui lui sontimpartis ;• secrétaire et secrétaire adjoint chargés d’assurer le minimum

de travail administratif nécessaire, compte rendu des réunions etdes activités, convocation et organisation des réunions dunoyau, tenue du registre des membres du groupe, etc. ;• trésorier chargé de la gestion du budget alloué selon le pro-

gramme d’action établi avec la Mission de décentralisation ;• responsables d’actions selon et au fur et à mesure de la

détermination et de la réalisation du programme d’action.Le noyau des GREM doit se réunir régulièrement, de l’ordre

d’une fois par mois, afin de garantir une permanence dans la réa-lisation de la mission qui lui est confiée et de canaliser la dyna-mique qu’il crée dans la région. La qualité de membre du noyaudes GREM est confirmée par un courrier signé par le chef de laMission de décentralisation.Chaque membre défectueux (absent en permanence, inactif,

opposé au programme de décentralisation) peut être remplacé àn’importe quel moment par une décision prise à la majorité desmembres restants.

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et suivi par le noyau. Sa composition doit être le reflet des com-posantes de la région :• composantes géographiques : tout le territoire de la région

doit être représenté ;• composantes ethniques : toutes les ethnies importantes de la

région doivent être présentes à proportion proche de la réalité ;• composantes socio-économiques : les principaux groupes

économiques de la région à proportion proche de la réalité ;• composantes socioculturelles : familles religieuses, chefferies

traditionnelles, classes sociales ;• composantes politiques : tous les partis politiques présents

dans la région doivent être présents de manière égale.Le groupe restreint doit, d’autre part, être représentatif des

différentes classes d’âges et de sexes (avec une parité égaled’hommes et de femmes). En outre, un représentant del’administration sera choisi par le noyau du GREM afin degarantir une bonne communication avec les représentants régio-naux et locaux de l’État. Il en est de même pour un ou plusieursreprésentants des ONG de la région. Enfin, les chargés de mis-sion régionaux de la présidence seront membres du groupe res-treint.

ANNEXES

manière totalement informelle, un groupe à partir de ses propresréseaux :• des sous-groupes locaux peuvent s’organiser reprenant les

réalités locales et se positionner par rapport au GREM; • sur unsujet de réflexion particulier, un groupe de personnes-ressourcespeut être mobilisé par le groupe restreint.

III. Composition

La composition des GREM est souple et ouverte. Elle est seu-lement conditionnée, à chaque niveau du groupe, par descontraintes de représentativité (où se cumulent des critèressociaux et des critères géographiques) et d’efficacité (nombre demembres).

1. Le noyauLe noyau peut difficilement être composé de plus de douze

personnes s’il veut être réellement opérationnel. La contrainted’opérationnalité prend ici le dessus sur la représentativité. Ils’agit néanmoins d’essayer déjà d’introduire un minimum dereprésentativité sociale et géographique de la région ens’appuyant sur les groupes socioprofessionnels les plus dyna-miques : les principaux groupes socioprofessionnels, les princi-pales ethnies, les grandes familles politiques, religieuses etsociales, les zones dominantes de la région.Le noyau doit inclure les principaux faiseurs d’opinion de la

région, ou tout au moins des membres de leurs réseaux (grandesfamilles, responsables traditionnels, opérateurs économiqueslocaux importants, leaders…).Le noyau pourra également comporter et s’appuyer sur des

ONG locales intéressées.

2. Le groupe restreintLe groupe restreint doit être composé d’une quarantaine de

membres afin de pouvoir être mobilisé relativement facilement

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Liste des sigles et acronymes

AESMF Association des étudiants et des scolaires maliens en FranceAEEM Association des élèves et étudiants duMaliAEF Afrique équatoriale françaiseAdéma Alliance pour la démocratie auMaliAMDH Associationmalienne des droits de l’HommeANICT Agence nationale pour l’investissement

dans les collectivités territorialesAOF Afrique occidentale françaiseARGA Alliance pour refonder la gouvernance enAfriqueASCOMA Association des consommateurs duMaliCAE Communauté de l’Afrique de l’EstCCC Centres de conseils communauxCDI Commissariat au développement institutionnelCEDEAO Communauté économique des États de l’Afrique de l’OuestCEEAC Communauté économique des États de l’Afrique centraleCENI Commission électorale nationale indépendanteCEPIA Centre d’expertises politiques et institutionnelles enAfriqueCMDT Compagnie malienne pour le développement des textilesCMLN Comité militaire de libération nationaleCNID Comité national d’initiative démocratiqueCOPPO Collectif des partis politiques de l’oppositionCRN Comité de réconciliation nationaleCSLP Cadres stratégiques de lutte contre la pauvretéCTSP Comité transitoire pour le salut du peupleDNCT Direction nationale des collectivités territorialesDNP Direction nationale de la planificationDNAFLA Direction nationale de l’alphabétisation fonctionnelle

et de la linguistique appliquée

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FDPM Front démocratique et populaire malienFNDP Front national démocratique et populaireFENU Fonds d’équipement des Nations uniesFRAO Fondation rurale pour l’Afrique de l’OuestGLEM Groupes locaux d’études et de mobilisationGREM Groupes régionaux d’études et de mobilisationHCC Haut conseil des collectivitésIER Institut d’économie ruraleMATCL ministère de l’Administration territoriale

et des collectivités localesMDD Mission de décentralisationMDRI Mission de décentralisation et des réformes institutionnellesODIPAC Office de développement intégré des productions

arachidières et céréalièresODR Opération de développement ruralOACV Opération arachides et cultures vivrièresOMD Objectifs du millénaire pour le développementOMVS Organisation pour la mise en valeur du fleuve SénégalOPAM Office des produits agricoles duMaliOUA Organisation de l’unité africainePAI Parti africain de l’indépendancePAS Programme d’ajustement structurelPDES Programme de développement économique et socialPDI Programme de développement institutionnelPMRD Parti malien pour la révolution et la démocratiePMT Parti malien du travailPNLCD Programme national de lutte contre la désertificationPNUD Programme des Nations unies pour le développementPSP Parti progressiste soudanaisPNUD Programme des Nations unies pour le développementSADC Communauté de développement de l’Afrique australeSMDR Société mutuelle pour le développement ruralUA Union africaineUDPM Union démocratique du peuple malienUEMOA Union économique et monétaire des États de l’Afrique

de l’OuestUMA Union duMaghreb arabeUSRDA Union soudanaise du rassemblement démocratique africain

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Présentation des partenairesde cette publication

Les Éditions Jamana sont une structure de la Coopérativeculturelle multimédia Jamana. Première maison d’édition privéedu Mali, les Éditions Jamana ont été créées en 1988 pour com-bler un vide… à cette époque en effet, la seule maison d’éditionexistante était étatique. Les Éditions Jamana accordent la prio-rité aux publications en langues nationales et à celles destinéesaux enfants et aux femmes. Jamana se veut une maison d’éditionaccessible à tous les écrivains maliens et étrangers. Conscientesqu’il ne peut y avoir de développement durable de notre payssans la promotion des langues nationales, les Éditions Jamanaencouragent fortement leur utilisation dans le système éducatif.La littérature pour enfants, secteur d’avenir de l’édition afri-caine, occupe une place de choix dans la politique éditoriale deJamana. Les Éditions Jamana s’occupent aussi de l’édition pré-scolaire, scolaire, para-scolaire et universitaire. Notre luttecontre l’analphabétisme se traduit par la promotion de nos cul-tures et la défense d’une édition économiquement viable.Maison d’édition à vocation panafricaine, les éditions Jamanaencouragent toutes les formes de partenariat : coédition, diffu-sion, adaptation d’ouvrage, vente de droit. La coédition prendune certaine ampleur car nous sommes convaincus que le salut

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de l’édition africaine passe nécessairement par le développementde rapports de solidarité entre éditeurs africains et d’ailleurs.

Avenue Cheik Zahed, porte 2694, HamdalayeBP 2043 Bamako

MaliTél. : +223 20296289Fax : +223 20297639Web : www.jamana.org

L’Institut de recherche et débat sur la gouvernance (IRG)est un réseau de réflexion (think tank) basé à Paris et à Bogota.Sa vocation est d’animer et d’alimenter le débat sur la gouver-nance grâce à la production d’expertise, la mise en place demodules de formation, l’organisation de séminaires, l’accumu-lation et la diffusion de documents afin d’aider à l’élaborationdes politiques publiques et des programmes de développement etd’identifier de nouveaux champs d’étude.

www.institut-gouvernance.org

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Table des matières

Préface, par Pierre Calame . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

Introduction – Revenir à la racine du continent . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15

Première partie – Une conviction construite sur des interrogations,des doutes, mais dans la continuité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19

1. Le parcours sinueux de l’apprentissage et de la formation . . . . . . . . 21

Le vestibule de l’amirou de Bandiagara, une écolede formation civique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21Militantisme syndical et politique sous la dictature militaire . . . . . . . . . . . . . 26Les années françaises : l’ouverture sur l’Afrique et le monde . . . . . . . . . . . . . 28Faire de la politique pour servir et non pour se servir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33

2. La recherche en milieu rural et les démarchesdéveloppementalistes : le temps des désillusions . . . . . . . . . . . . . . . . 39

Le retour au pays pour «coller aux masses paysannes» . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39Le transfert des innovations techniques suffit pour le développement :un leurre ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41Derrière les faiblesses de la recherche, les inconséquencesde l’administration d’État . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47

3. Le développement rural : ma quête du changementprend de l’ampleur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53

Les ruptures professionnelles et la confrontation à la problématiquedu développement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53L’entrée au PNUD: la carrière internationale, un refuge idéal . . . . . . . . . . . 59Partir du PNUD pour une aventure dont j’étais loin d’imaginer la portée . . 62

4. La permanence du combat politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67

Les origines de l’engagement partisan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67L’entrée en clandestinité : «Tu mérites d’être un militant» . . . . . . . . . . . . . . 69La coopérative Jamana : des combattants pour la liberté et la démocratie . . . 70Que les «mille fleurs» de la démocratie malienne éclosent . . . . . . . . . . . . . . 72Accomplir la mission que mes camarades me proposent . . . . . . . . . . . . . . . . 74

Deuxième partie – Les enseignements de la pratique . . . . . . . . . . . . . 79

1. La décentralisation ou « le retour de l’administration à la maison» . 81L’âme du pays profond . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81Mara ségui sô : l’administration retourne à la maison . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 86Communiquer pour placer les acteurs locaux et les populationsau centre de la réforme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89Mobiliser pour vaincre les résistances et crédibiliser les actions . . . . . . . . . . 93La méfiance ou la peur du changement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94Le groupe de référence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96La citadelle administrative résiste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97Les Groupes régionaux d’études et de mobilisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99Dernier baroud de l’administration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102La création des communes ou la réappropriation de leur territoirepar les populations rurales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103

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La décentralisation : une vision en action . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 110La MDD disparaît, mais la décentralisation continue . . . . . . . . . . . . . . . . . . 114La décentralisation en perspective . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123

2. Construire un modèle démocratique s’appuyant sur les référenceset les vécus des populations africaines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129

Droit d’inventaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129Le suffrage universel ou la mise à mal des prérogatives acquises par l’âge . . . 130Le respect de la légalité formelle au péril de la légitimité . . . . . . . . . . . . . . . 134Construire une modernité en adéquation avec les réalitésdes sociétés africaines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137«L’Afrique doit tisser sa propre natte» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143

Troisième partie – Repenser l’État pour sortir de l’impasse . . . . . . . . 147

1. Les faiblesses de l’État postcolonial sont à la source des crisesde la gestion publique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149

L’Afrique a d’immenses atouts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 150Les rigidités de l’État postcolonial empêchent le développementdu continent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152L’émiettement des territoires et le tracé des frontières :les gros handicaps de départ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152Les comptes non soldés de la colonisation : un boulet au piedde l’État « indépendant» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153L’unilatéralisme, l’autoritarisme et le clientélisme ont étéprivilégiés comme mode d’exercice du pouvoir politique et administratif . . . 157Il faut chercher l’origine de la crise de la gouvernanceen Afrique dans les choix de constructions institutionnelles . . . . . . . . . . . . . 158

2. Des réformes structurelles pour sortir l’Afrique de l’impassede mal gouvernance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161

Le changement et le progrès sont possibles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161La décentralisation : construire une gouvernance légitimeenracinée dans la proximité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167Repenser le partenariat entre l’État central et les échelonsterritoriaux régionaux et locaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169Mieux répartir les ressources publiques entre l’échelon centralet les échelons territoriaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171Dynamiser les économies locales en nouant «des alliancespour le développement» entre les administrations publiques localeset le secteur privé local . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 172Promouvoir une approche de développement territorial . . . . . . . . . . . . . . . . 174La construction de fédérations de pays et d’une Union africaine forteset crédibles pour sortir le continent de sa marginalité croissante . . . . . . . . . . 176Un nouveau cadre de partenariat pour la coopération au développement . . 189Pour une charte de la coopération internationale pour le développement . . 199

Épilogue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201Annexe 1 – Extrait des termes de référence du groupe de référence . . . 205Annexe 2 – Le groupe d’étude et de mobilisation . . . . . . . . . . . . . . . . . 209Liste des sigles et des acronymes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217Présentation des partenaires de cette publication . . . . . . . . . . . . . . . . . 219

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