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Recueil de la saison 2012-2013

Recueil de la saison 2012-2013 · Les islamistes, victorieux du printemps arabe ? page 8 Stéphane Lacroix - 20 octobre 2012 ... Internet, réseaux sociaux, téléphones mobiles :

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Recueil de la saison 2012-2013

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1Approches en Val-de-Marne

EditoSOMMAIRE

Cycle 1 : « les révolutions arabes et maintenant ? » pages 3 - 12

Où en sont les révolutions arabes ? page 4 Alain Gresh - 20 octobre 2012

Les islamistes, victorieux du printemps arabe ? page 8 Stéphane Lacroix - 20 octobre 2012

Derrières les révolutions, quels enjeux économiques et géostratégiques ? page 10 Akram Belkaïd - 20 octobre 2012

Cycle 2 : « les incertitudes régionales » pages 13 - 22

Des racines du régime syrien à l’émergence de la révolution d’aujourd’hui page 14 Salam Kawakibi - 28 février 2013

Quel avenir pour la Palestine dans le nouvel environnement régional ? page 16 Jean-Paul Chagnollaud - 2 mars 2013

Crise au Sahel : enjeux politiques et sécuritaires page 19 Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou - 2 mars 2013

Cycle 3 : « des sociétés en révolution(s) ? » pages 23 - 28

La question des jeunesses arabes page 24 Anne-Marie Filaire - 30 mai 2013

Internet, réseaux sociaux, téléphones mobiles : les sociétés arabes bousculées par les nouvelles technologies page 26

Yves Gonzalez-Quijano - 1er juin 2013

C’est avec plaisir que nous mettons à votre disposition le recueil des conférences-débats organisés par le Conseil général du Val-de-Marne pour la saison 2012-2013 en partenariat étroit avec l’Institut de Recherches et d’Etudes Méditerranée Moyen-Orient (IRREMO) et la ville d’Ivry-sur-Seine.

Prolonger par ce recueil les échanges est une façon de porter à la connaissance du plus grand nombre la richesse des propos qui y ont été tenus, mais aussi une façon de remercier nos partenaires en mettant en valeur le travail conjoint.

Dans un monde en pleine mutation et en recherche d’avenir, cette initiative constituait une première édition dictée par la volonté de favoriser l’appropriation par les Val-de-Marnais des enjeux internationaux qui participent directement du vivre ensemble sur notre territoire et à encourager leur expression à la construction du monde de demain.

Cet engagement, réaffirmé par notre collectivité dans le cadre du rapport d’orientation adopté en octobre 2012, est porteur des valeurs de paix, de démocratie et de solidarité entre les peuples.

Dans un contexte mondial de crise financière et démocratique, il est plus que jamais nécessaire de faciliter l’accès à l’information, de faire appel à la réflexion et à la diversité des points de vue afin d’élaborer des réponses collectives vers un modèle de développement plus solidaire, plus juste, plus équitable.

Un nouveau cycle pour la saison 2013-2014 vous sera prochainement proposé. Après le Moyen-Orient et le « printemps arabe », il sera consacré à l’Afrique dans une approche conjuguant dimensions historique, économique, politique et sociale.

J’espère vivement vous y retrouver.

Chantal Bourvic

Conseillère générale déléguée chargée de la coopération décentralisée,

des relations et solidarités internationales, de l’action en faveur de la paix

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Dans le cadre de l’initiative « Approches en Val-de-Marne du monde de demain », le Conseil général du Val-de-Marne a organisé un premier cycle de conférences-débats intitulé « les révolutions arabes, et maintenant ? », en partenariat avec l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO).

Deux ans après le déclenchement du « Printemps arabe » avec l’insurrection du 14 janvier 2011 en Tunisie, quelle est la situation aujourd’hui dans les pays du Maghreb-Machrek ?

Cycle 1

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54 Approches en Val-de-Marne

Dans son introduction, Chantal Bourvic, conseillère générale déléguée chargée de la coopération décentralisée, des relations et solidarités internationales et de l’action en faveur de la Paix, a rappelé la volonté du Conseil général du Val-de-Marne de mettre

en débat les grandes questions géopolitiques afin de donner des éléments de compréhension, au-delà des visions simplificatrices et forcément réductrices qu’en livrent les médias au quotidien.

« Où en sont les révolutions arabes ? »Alain Gresh, rédacteur-en-chef adjoint du Monde diplomatique

Jeudi 18 octobre 2012

Un mouvement qui s’est propagé à tout le monde arabe

Même si c’est une vision pessimiste qui domine actuellement, celle qu’au « printemps arabe » aurait succédé un « hiver arabe » (incarné par la poussée des forces islamistes et la guerre en Syrie), Alain Gresh souhaite faire partager son optimisme aux participants présents. Un optimisme qui s’inscrit dans une perspective historique, fondé sur le fait que «  la mise en mouvement » dans les pays arabes a des racines profondes et ne s’arrêtera pas.

Première remarque  : ces révolutions ont touché une région qui était restée à l’abri des transformations politiques survenues sur la planète depuis les années 80. Les régimes en place n’y avaient pas évolué depuis les années 60-70 ; des systèmes complètement fermés, autocratiques, souvent dictatoriaux dans lesquels les citoyens n’avaient pas droit à la parole. Autre élément notable, ces mouvements ont touché l’ensemble des pays du monde arabe sans exception, ce qui montre qu’il y a bien un « monde arabe », même s’il est divers. Ce sentiment très fort d’appartenance explique l’effet de mimétisme observé avec la propagation de la révolte de la Tunisie à l’Égypte, au Maroc, à l’Algérie, au Yémen, etc. Bien sûr, ces mouvements n’ont ni la même ampleur, ni la même signification, ni la même évolution, mais ils ont tous certaines caractéristiques en commun.

– Il s’agit tout d’abord d’une révolte des citoyens contre l’arbitraire total de l’État, au nom de la dignité des gens ; car on avait affaire dans ces pays à des États qui méprisent le citoyen, à la fois sur le plan politique (mascarades électorales, interdiction de partis) et en dehors. Le jeune Mohamed Bouazizi dont la mort a été le déclencheur de la révolution en Tunisie incarnait exactement ce mépris des autorités pour un jeune, éduqué mais non politisé, harcelé parce qu’il essayait simplement de vendre ses marchandises. Ce harcèlement des jeunes est un phénomène que l’on retrouve partout. En Égypte, les jeunes les plus actifs dans le soulèvement, les «  Ultras  », étaient les supporters des deux plus grandes équipes de football, les seuls à avoir une expérience de l’affrontement avec la police. Ils n’étaient certes pas politisés dans le sens idéologique du terme, mais ils avaient cette haine de la police, symbole de l’arbitraire de l’État, avec ses tabassages systématiques, voire ses tortures dans les commissariats. L’idée qu’il fallait que les responsables politiques aient des comptes à rendre a donc été un des moteurs de cette révolution.

– La deuxième, c’est la volonté de justice sociale contrariée par les pressions subies de la part du Fonds monétaire international (FMI) ou de l’Union européenne en faveur de la libéralisation  ; une libéralisation synonyme de pillage de l’État par des élites liées aux dirigeants politiques, c’est-à-dire aux familles Ben Ali, Assad ou Moubarak, et assortie d’un niveau de corruption inimaginable (des dizaines de millions d’euros détournés ou volés). Ces politiques se sont accompagnées d’une paupérisation des couches populaires liée au désengagement de l’État, à la baisse des subventions aux produits de première nécessité et à l’effondrement du système éducatif et de santé  ; une détérioration d’autant plus inacceptable que s’affichait une richesse insolente.

– Autre caractéristique commune, la place de la jeunesse. Le monde arabe où 65 % de la population a moins de 35 ans est la région la plus jeune du monde. Tous ces jeunes dont beaucoup ont été à l’université ou au moins jusqu’au baccalauréat, arrivent aujourd’hui sur le marché du travail et n’en trouvent pas. Ils ont d’ailleurs des attentes plus grandes que celles de leurs parents, précisément parce qu’ils ont fait des études secondaires,  et d’autant moins satisfaites que ces sociétés patriarcales ont été «  trustées  » par des personnalités âgées de 70 ans ou plus qui ont mis la main sur le pouvoir dans toutes les institutions, y compris dans les partis d’opposition. Cette jeunesse est aussi plus ouverte sur le monde que les générations précédentes, notamment grâce à l’arrivée des télévisions satellitaires comme Al Jazeera et Internet.

La meilleure preuve que ce mouvement concerne tout le monde arabe, c’est qu’il n’y a pas un pays où le gouvernement n’ait fait des concessions dans le champ politique ou social  ; au Maroc, par exemple, en organisant pour la première fois des élections libres ; ou en Algérie, où c’est avec l’argent que le gouvernement a calmé la population sans avoir trop recours à la répression. Mais après la chute des régimes les plus corrompus, est venue la contre-révolution dont le centre a été l’Arabie Saoudite. Et on a vu notamment un mouvement important au Bahreïn, emmené par les ouvriers qui ont une vraie tradition de lutte politique, stoppé en mars 2011 par l’intervention des troupes saoudiennes. Pourtant, nulle part le mouvement ne s’est vraiment arrêté, même en Syrie où la répression a été la plus brutale et la plus violente.

L’islam n’est pas un programme politique

De ce côté-ci de la Méditerranée, on se fait une idée très simpliste des mouvements islamistes. En réalité, l’islam n’offre aucun programme politique. Ni dans le Coran, ni dans la charia, on ne trouve ce qui permettrait à un parti politique de dire  : « voilà ce que nous allons faire ». La charia, en particulier, n’est pas un corps de doctrines, c’est un mot d’ordre que les islamistes ont utilisé pour des raisons démagogiques car il correspond à un certain niveau de religiosité de la population.

Le vrai problème auquel les islamistes sont confrontés aujourd’hui est celui de la réalité du pouvoir. De fait, les compromissions ont rapidement commencé en Égypte où les Frères Musulmans absolument hostiles avant leur arrivée au pouvoir à la signature d’un accord avec le FMI, ont accepté de le signer dès l’élection de Mohamed Morsi. La plupart des lois égyptiennes ne sont ni pour ni contre l’islam : l’essentiel du droit en Égypte n’a rien avoir avec l’islam. Contrairement à ce que les médias occidentaux nous assènent, les luttes sociales ne sont pas inspirées par la religion, mais sont politiques. Aux dernières élections, il fallait voir les gens faire la queue pendant des heures pour pouvoir voter et, même

s’ils l’ont fait en faveur des Frères Musulmans, c’était avec l’idée que si ça ne marchait pas, ils voteraient pour quelqu’un d’autre. Et d’ailleurs, les Frères commencent déjà à perdre de leur influence - beaucoup de gens estiment qu’ils ne font pas leur travail.

En Tunisie, certains craignent que le régime du parti Ennahdha débouche sur une nouvelle dictature à l’iranienne. C’est peu probable car on n’est plus dans la période des années 70 lorsque l’islam révolutionnaire avait réellement le vent en poupe. Aujourd’hui, dans le monde arabe, on a cessé d’admirer le modèle iranien et très peu de forces se réclament encore de cette volonté révolutionnaire. De plus, les Frères Musulmans n’ont pas de véritable projet de transformation  : c’est une force conservatrice socialement et libérale économiquement. Alors que dans l’histoire du monde arabe les grandes transformations se sont faites à partir de programmes stratégiques. Ainsi de Nasser quand il s’empare du pouvoir, en 1952, autour du projet d’indépendance nationale et de la construction d’une économie indépendante. Ou de Sadate, en 1970, avec son projet d’ouverture économique au sens de libéralisme et d’ouverture politique.

La situation inquiétante de la Syrie

En Syrie, le mouvement a les mêmes fondements qu’ailleurs, c’est-à-dire le rejet de l’arbitraire de l’État, la volonté d’en finir avec le pouvoir policier et la corruption économique. Le mouvement a commencé à Deraa dans le sud, la zone d’influence traditionnelle du parti Baas, un parti qui dans les années 70 était celui des déshérités et des couches exclues du pouvoir politique par les bourgeoisies de Damas et d’Alep. Jusqu’à aujourd’hui, le pouvoir refuse de croire à une révolution et c’est son utilisation de la force la plus brutale contre les soi-disant «  terroristes soutenus par l’étranger  » qui a précipité le pays dans la guerre. En face, l’opposition n’est pas unie (ce qu’on ne peut pas vraiment lui reprocher parce qu’elle a été atomisée sous la répression). Quant aux alaouites, dont sont issues l’élite au pouvoir et l’armée, leur appartenance correspond plus à une réalité nationale ou communautaire que religieuse. Il faut savoir que jusque dans les années 60, ils ont été la communauté la plus méprisée et la plus exploitée de Syrie. Il y a donc une mémoire de l’oppression qui se traduit par la peur de ce qui se passerait si le régime tombait. Et c’est sur cette peur que le régime joue actuellement.

À cette situation déjà compliquée s’est très vite ajoutée une dimension politique, car la Syrie joue au Proche-Orient un rôle très important face à Israël et est aussi un allié important de l’Iran. Tous les acteurs régionaux selon leurs intérêts se sont donc ingérés, qui pour soutenir le régime (c’est le cas de l’Iran), qui pour essayer de l’abattre (notamment, l’Arabie saoudite qui vise moins la Syrie que l’Iran), chacun de ces États dont le Qatar finançant des groupes armés. Et comme la majorité de l’aide a une connotation islamiste, les groupes d’opposition se soumettent à ceux qui leur donnent l’argent dont ils ont besoin pour s’armer.

L’impasse est donc totale  : l’opposition n’est pas capable de renverser le régime et le régime est incapable d’en finir avec l’opposition. Il y a, de plus, un vrai clivage au sein de la communauté internationale  : entre la Russie et la Chine qui soutiennent le régime, et les Occidentaux qui voudraient la chute du régime et interviennent dans le soutien armé à l’opposition. La prolongation du conflit mène progressivement à un délitement de l’État et même à un redécoupage des frontières. Et un éclatement de la Syrie aurait évidemment des conséquences sur le Liban, sur l’Irak mais aussi sur la Turquie avec la question kurde.

Sortir de ce conflit n’est pas facile. Si on veut reconstruire un état syrien, il faut arriver à rassurer les communautés, notamment les alaouites et les chrétiens. La seule solution serait celle d’une négociation sous l’égide des Nations unies, comme celle qu’avait tentée Kofi Annan mais qui a échoué parce qu’elle n’a pas été soutenue par la communauté internationale. Le premier objectif devrait être d’arrêter la violence. Mais on est dans une situation très inquiétante et c’est la principale menace qui plane sur la région car elle accentue la ligne de partage entre sunnites et chiites et entre Saoudiens et Iraniens.

En même temps, n’allons pas penser que ce conflit dure depuis treize siècles et que les communautés n’ont jamais pu s’entendre. Ce n’est pas vrai. Au Liban, par exemple, il y a eu de tout temps des mariages interconfessionnels. Enfin, toutes ces révolutions sont nées du refus des citoyens d’un État autoritaire  : ce refus, cette volonté d’affirmation individuelle et ces exigences de liberté et de démocratie sont profondément ancrés dans ces sociétés. Il est impensable que cela puisse s’arrêter.

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76 Approches en Val-de-Marne

Échanges avec les participants

Quelle a été l’attitude des gouvernements occidentaux vis-à-vis des régimes arabes autoritaires ?

Alain Gresh confirme qu’ils les ont soutenus jusqu’au bout. Ainsi du gouvernement américain qui a soutenu Moubarak jusqu’à la dernière minute et des autorités françaises qui ont fait de même pour Ben Ali. Cela au nom de l’idée, notamment en France, qu’il valait mieux ces régimes que des islamistes au pouvoir. Est-ce que les révolutions dans ces pays vont mettre fin aux ingérences occidentales ? Certes pas, mais deux éléments plaident pour leur moindre influence :

– Après deux siècles de domination occidentale, cette période de l’histoire est en train de s’achever avec la montée en puissance de la Chine, de l’Inde, de l’Afrique du Sud et du Brésil qui deviennent des acteurs importants de la scène internationale. Ils ne se situent d’ailleurs pas dans un rapport à l’Occident, que ce soit pour ou contre, mais défendent avant tout leurs intérêts nationaux et en ont les moyens. Le fait que Mohamed Morsi soit allé en Chine après un premier voyage en Arabie saoudite est un signe de cette évolution. Par conséquent, des pays comme l’Égypte ne sont plus forcément dans un face à face avec l’Occident.

– Ensuite, même si la perte de l’Égypte a été une défaite stratégique pour les Américains, cela ne signifie pas que ceux-ci, plus pragmatiques que nous, ne soient pas capables de tourner la page et de passer à une autre alliance avec les Frères Musulmans, l’Égypte restant un enjeu géopolitique important pour eux à cause des relations avec Israël.

La Palestine aurait-elle disparu du champ politique dans le monde arabe ?

C’est un fait, en raison des divisions inter-palestiniennes et de l’échec du processus de paix, répond Alain Gresh, mais elle n’a pas disparu des mobilisations (se rappeler que, par exemple en Égypte, les premières manifestations portaient sur la Palestine) et la solidarité avec les Palestiniens reste très forte. Les révolutions ne se sont pas situées par rapport aux idéaux occidentaux, mais les gens jugeront les États-Unis ou la France sur leur politique à l’égard de la Palestine, estime Alain Gresh.

Les mouvements sociaux survenus en Palestine en mars 2011 sont d’ailleurs de même nature que ce qui s’est passé dans le monde arabe  : tant à Gaza qu’ailleurs, il s’agissait de lutter contre les pouvoirs corrompus. L’unique différence est qu’on ne peut pas demander la chute d’un régime qui n’en est pas un, mais une occupation... Il n’en reste pas moins que l’impasse est réelle pour les Palestiniens, même si, pour la première fois, il y a plus d’arabes que de juifs israéliens sur leur territoire historique et qu’un État unique est en train de se mettre en place. Le problème, c’est que c’est un État d’apartheid dans lequel des citoyens sont privés de leurs droits.

Et, malheureusement, jamais la complicité des États-Unis avec l’État d’Israël n’a été aussi forte et la politique de l’Union européenne aussi complaisante à son égard. Quant à la France, elle développe avec Israël des relations économiques et sécuritaires (des échanges sur la répression auraient même lieu entre policiers français et israéliens !).  

L’islamophobie, un élément de division

Vis-à-vis de la question palestinienne, il y a quelque chose qui est lié à l’islamophobie et à l’idée que l’Occident est menacé par un danger musulman, l’idée que les Israéliens au pouvoir sont «  des Occidentaux qui luttent contre des barbares  », déplore Alain Gresh. Le discours qui nous est servi sur l’islam est très dangereux et se banalise de plus en plus  («  ils nous menacent, ils menacent nos valeurs, ils veulent voiler nos femmes, ils font du terrorisme  »). Et on sait combien la crise économique et le chômage encouragent les sentiments de peur dans la population.

La progression de l’islamophobie est aussi largement promue par les médias et par les intellectuels de droite, mais aussi de gauche : c’est l’islamophobie soft des gens pour qui l’islam est une grille d’analyse permettant de comprendre pourquoi Ben Laden nous attaque. Cela revient à dire : « je peux expliquer le fonctionnement d’une société ou d’un pouvoir politique parce qu’il se réclame de l’islam  », en oubliant que l’islam a quatorze siècles d’existence, qu’il a été la religion de régimes extrêmement différents, depuis des empires ou des royaumes jusqu’à des républiques et même des républiques socialistes. Comme toutes les religions, il est en effet susceptible de mille interprétations.

Quant au terrorisme, c’est un moyen d’action et pas une idéologie. Il est utilisé comme un épouvantail permettant d’abord de restreindre les droits à la liberté, comme on le voit aux États-Unis. Il ne faut pas se laisser piéger par ce mot et avoir le courage de dire : « moi le terrorisme, je ne sais pas ce que c’est » et se souvenir que le FLN algérien était en son temps taxé de terroriste, comme l’ont été aussi le Congrès national africain et Mandela. Cela permet aussi d’éviter de parler du terrorisme d’État qui tue beaucoup plus que ces groupes extrémistes (qu’on pense au nombre de morts civils tués par les drones américains à la frontière pakistano-afghane).

Certes, on assiste à un retour du religieux dans les sociétés arabes, mais le problème essentiel est de savoir si les gens y sont pour ou contre la démocratie, pour ou contre les conquêtes sociales. C’est là-dessus que doit se faire la ligne de partage. Et d’ailleurs, on constate que les gens continuent à se battre pour leurs droits - c’est le cas en Tunisie lorsque les femmes se mobilisent pour refuser un article de la constitution évoquant  la «  complémentarité  » et non pas «  l’égalité  » entre hommes et femmes.

Quelles sont les véritables forces progressistes ?

Le problème des partis de gauche et alternatifs c’est qu’ils sont en crise, divisés et composés de militants âgés. En Égypte comme en Tunisie, il existe néanmoins des tentatives d’unification pour former une sorte de front commun. Mais il faut bien comprendre, là aussi, que le facteur temps est important ; en Amérique Latine, les révolutions ont débouché sur des régimes néolibéraux de droite et il a fallu dix ou quinze ans pour reconstituer un mouvement ouvrier qui avait été durement réprimé. En Égypte, le rôle du mouvement ouvrier sera important car il y a dans ce pays une classe ouvrière organisée et combative.

Les révolutions arabes peuvent-elles s’exporter dans d’autres pays comme l’Algérie ou l’Iran ?

Rappelons que la dynamique interarabe encouragée au départ par Al Jazeera et l’appartenance à une même communauté linguistique et culturelle ont favorisé le passage de la révolution d’un pays à l’autre. Ce sera plus difficile pour l’Iran qui sort d’une période de répression et de l’échec d’un mouvement de révolte. En Algérie, la guerre civile des années 90 a traumatisé la société : les gens veulent à tout prix éviter la guerre. Le régime joue évidemment là-dessus tout en arrosant largement les couches moyennes  ; sans compter que les services de renseignement algériens sont très habiles à diviser l’opposition et à mener une répression ciblée et intelligente. Mais, Alain Gresh en est convaincu, le régime algérien ne pourra pas continuer ainsi très longtemps.

Cependant, chaque pays arabe a son histoire et sa culture propre et les choses ne peuvent pas se passer à l’identique partout. Il

n’empêche que lorsqu’un groupe social est en danger, il est très prompt à se défendre. Exemple  : ce qui s’est passé au Yémen lorsque le président a reproché à l’opposition de faire défiler les femmes  ; cela n’a pas traîné  : le lendemain, toutes vêtues de leur niqab, elles sont massivement descendues dans la rue pour réclamer la démocratie. Alors, est-ce qu’une femme qui porte le niqab est forcément une femme opprimée  ? Voilà pourquoi il est important de bien réfléchir et de prendre en compte les différences culturelles.

Historiquement, beaucoup des révoltes contre le colonialisme dans le monde arabe se sont faites autour de l’islam considéré comme une identité que l’on pouvait opposer au colonisateur. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de groupes islamistes radicaux très dangereux. Il y a en effet dans la mouvance salafiste des gens qui ne veulent pas de démocratie qu’il faut combattre, non parce qu’ils sont religieux, mais parce qu’ils ne veulent pas de démocratie. Il faut donc sortir de la grille d’analyse religieuse et bien voir, par exemple, que les régimes islamistes sont néolibéraux et très conservateurs sur le plan économique - le seul espoir est qu’ils seront peut-être moins corrompus que ne l’était le capitalisme d’un Moubarak ou d’un Ben Ali. D’ailleurs, leur rapport avec l’ancien régime est complexe car ils ont des comptes à régler avec lui. En même temps, on ne change pas un appareil d’État qui existe depuis des dizaines d’années et résiste au changement. En Égypte, il faut par exemple apprendre aux policiers que la première chose à faire quand on arrête quelqu’un ce n’est pas de le tabasser... Mais il faut admettre que pour que ces pays se stabilisent, il faudra bien intégrer les islamistes (pas forcément au gouvernement - ils peuvent être une force d’opposition) et non les éliminer au risque d’un retour à la dictature, car c’est une force politique qui va compter dans les vingt ou trente prochaines années.

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98 Approches en Val-de-Marne

« Les islamistes, victorieux du printemps arabe ? »Stéphane Lacroix, professeur à l’École des affaires internationales – Paris School of International Affairs (PSIA)

Samedi 20 octobre 2012

L’intervention de Stéphane Lacroix dans le cadre de ce premier cycle de conférences-débats a porté essentiellement sur les événements survenus en Égypte dans le contexte de ce qu’on a

appelé « le printemps arabe » ; ses propos sur ce pays dont il est un fin connaisseur peuvent aussi s’appliquer à la Tunisie et, dans une moindre mesure, à la Lybie.

Les Frères Musulmans ont pris le train en marche d’une révolution qui avait commencé sans eux

L’Égypte est le pays qui, dans une certaine mesure, donne le « la » dans la région arabe ; au plan démographique d’abord, puisqu’un quart des populations arabes vivent dans ce pays de 80 millions d’habitants. Il a donc une importance majeure sur tout ce qui se passe dans le monde arabe.

L’arrivée au pouvoir des islamistes, une surprise  ? On peut le penser car, dans les années précédant la révolution, les Frères Musulmans s’étaient quelque peu décrédibilisés à force de jouer (malgré eux, peut-être  ?) le jeu du pouvoir. On sait en effet que sous Moubarak les élections étaient truquées et que la répartition des sièges se discutait en amont entre les services de sécurité et les Frères Musulmans. Cette stratégie avait fini par leur porter préjudice et parmi les jeunes, notamment, on estimait qu’ils n’étaient pas capables d’apporter le changement, n’étant pas dans une logique réelle de confrontation avec le régime.

Dans le même temps, dans les années qui ont précédé le «  printemps arabe  », on a assisté à l’émergence d’une nouvelle génération politique. On a même vu des jeunes appartenant aux Frères Musulmans quitter le mouvement pour se mobiliser en

dehors. Autant dire alors que ce qui va se passer ensuite apparaît pour le moins paradoxal... À partir de 2005, ces mouvements de jeunesse, créés par des gens qui ne se reconnaissent pas dans les Frères Musulmans ou qui les ont quittés, vont prôner une position beaucoup plus radicale face au régime et se manifester dans la rue. Et le 25 janvier 2011, c’est le début de la révolution, sans les Frères Musulmans qui ne rejoignent le mouvement qu’au bout de trois jours. Par prudence ou par peur, si la manifestation avait échoué, d’être les premières cibles de la répression.

Mais ensuite, ils vont jouer un rôle important dans le processus révolutionnaire qui a duré jusqu’au 11 février 2011, date du départ de Moubarak. Leur force est de former une organisation structurée et hiérarchisée (Il y a quelque chose de quasiment militaire dans leur organisation) avec des militants initiés dès leur plus jeune âge et qui ont un vrai sentiment d’appartenance au mouvement. Leur potentiel de mobilisation, en particulier dans des situations extrêmes comme celles des affrontements de début février, est bien plus grand que dans les mouvements de jeunesse largement informels  (eux, ce sont des groupes de copains, des gens qui se connaissent via Facebook).

Trois camps s’affrontent : les Frères Musulmans, la jeunesse révolutionnaire et l’armée

Les premiers vont être rejoints dans le camp islamiste par une autre mouvance qui se constitue après la révolution, celle des salafistes. Ces derniers existent depuis les années 70 et ont une lecture plus rigoriste, plus stricte de l’islam que les Frères Musulmans. Avant la révolution, ils se contentaient de prêcher, mais après ils entrent dans le jeu politique et commencent à faire entendre leur voix de façon très rigide sur des questions de société (les femmes, les minorités).

Les jeunes révolutionnaires appartiennent pour la plupart à des mouvements de jeunesse. Ils considèrent que leur légitimité vient d’avoir été le déclencheur de la révolution, mais sont peu organisés et d’une grande diversité idéologique (on y trouve aussi des musulmans religieux).

Enfin, l’armée qui, dans les derniers jours de la révolution, entre en désaccord avec Moubarak et cherche à sauver sa peau en décidant de manière opportuniste de se ranger du côté de la révolution.

Il s’agit notamment pour elle de tirer parti du mouvement pour se débarrasser d’un certain nombre de concurrents au sein des cercles de pouvoir. Les militaires choisissent donc de se proclamer « protecteurs de la révolution ».

Ces trois pôles vont s’affronter dans un jeu qui devient rapidement un jeu institutionnel et électoral. L’armée est en effet chargée de superviser le processus de «  transition  », avec la mise en place d’élections libres qui doivent mener à l’élection d’un nouveau gouvernement et à la rédaction d’une nouvelle constitution. À l’inverse ce qui s’est fait en Tunisie, en Égypte, on a d’abord élu le Parlement et décidé de ne nommer la constituante qu’après. Résultat  : une sorte de transition à l’envers avec un nouveau gouvernement dont les pouvoirs restaient à définir1.

(1) Le 22 décembre 2012, c’est-à-dire après cette conférence de Stéphane Lacroix, une nouvelle constitution proposée par le président Morsi a été approuvée par référendum.

Au fil des élections, les islamistes perdent de leur influence

Élections législatives d’abord, fin 2011, remportées de façon massive par les partis islamistes : 48% des sièges vont aux Frères Musulmans et 24% aux salafistes. Les véritables perdants sont les partis révolutionnaires de la coalition «  la révolution continue  » qui ne remportent que 2% des sièges, soit 10 députés sur 500. Quant aux partis de l’ancien régime, ils réussissent à obtenir 10% des sièges. Une première constituante est nommée au mois d’avril 2012, mais les partis non-islamistes s’y opposent car les islamistes qui sont représentés à 70% dans le gouvernement ont nommé 70 % des leurs dans la constituante. Elle est donc dissoute une première fois. Une seconde constituante est nommée au mois de juin 2012, les islamistes ayant fait entre-temps quelques concessions, mais elle rencontre à nouveau l’opposition des non-islamistes. D’une manière générale, on constate rapidement que les Frères Musulmans veulent tout contrôler. C’est en tout cas ce que disent leurs détracteurs, et cette rhétorique va se répandre peu à peu dans la population.

C’est ainsi qu’aux élections présidentielles de mai 2012, les islamistes perdent une bonne partie de leur électorat  et le nouvel équilibre des forces est bien meilleur qu’au moment des législatives  : le candidat des Frères Musulmans obtient 24 % des voix au premier tour, celui du parti de l’ancien régime fait 23  % et le candidat révolutionnaire de gauche recueille 20  % des suffrages. Quant au candidat des salafistes qui se réclame d’un islamisme plus modéré (le jeu politique égyptien fait que son parti en concurrence avec les Frères doit s’en distinguer), il obtient 17 % des voix. Les islamistes recueillent donc au total 40% des votes contre 70% lors des législatives. Au deuxième tour, le candidat Morsi l’emporte d’une courte tête avec 52% des suffrages contre 48% au candidat de l’ancien régime, Ahmed Chafik. On a donc un Président Morsi avec une légitimité assez faible et une opposition assez forte bien que divisée.

Le Président Morsi est habile en politique étrangère mais divise à l’intérieur

La première chose qu’il va faire aussitôt investi est de mener un combat contre l’armée qui a soutenu un autre candidat. Les Frères Musulmans utilisent donc le pouvoir moral et institutionnel du Président pour abroger un certain nombre de décrets que l’armée avait fait adopter avant l’élection et transférer une partie de ses pouvoirs à la présidence. Et, le 12 août 2012, on assiste à ce coup de force extraordinaire par lequel le président met deux des principaux généraux de l’armée à la retraite forcée et les remplace par des officiers moins en vue mais considérés comme plus proches des Frères Musulmans. Il reprend aussi le contrôle du conseil suprême des forces armées et met hors-jeu ceux qui représentaient l’ancien régime en son sein. Tout cela, en profitant d’un événement survenu quelques jours auparavant  : une attaque transfrontalière contre Israël menée par des militants djihadistes dans le Sinaï, qui se solde par un fiasco majeur pour l’armée égyptienne qui n’a pas réussi à protéger ses frontières, argument utilisé par Morsi pour signifier que les généraux sont incompétents et que l’armée doit rentrer dans ses casernes... Bref, un coup politique très fort qui lui permet de s’attirer les faveurs d’une partie du mouvement révolutionnaire (celui-ci partage avec les islamistes une franche méfiance à l’égard de l’armée).

Autre carte jouée habilement par le nouveau pouvoir, celle du nationalisme égyptien, une référence idéo logique particulière-

ment opérante en Égypte (la seule d’ailleurs à pouvoir concurrencer l’islamisme aujourd’hui). De plus, en se rendant à la conférence des non-alignés à Téhéran, le président Morsi a manifesté sa volonté d’indépendante en politique étrangère ; non seulement il met en porte à faux les Occidentaux, notamment les États-Unis, en rétablissant une relation avec l’Iran quasiment inexistante sous Moubarak, mais il fait aussi coup double car il se permet aussi de critiquer ouvertement le régime iranien pour son soutien au pouvoir syrien. Sur la crise syrienne, on l’a d’ailleurs vu pousser pour une résolution régionale en créant une sorte de G4 avec l’Arabie Saoudite, la Turquie et l’Iran.

Grande habileté donc à l’extérieur, mais on ne peut pas en dire autant pour la politique intérieure car la question de la constitution a focalisé bien des mécontentements. En particulier sur la question des «  principes de la charia comme source principale du droit  », un article qui avait été ajouté en 1980 par Sadate - donc bien avant que les islamistes soient au pouvoir - pour s’attirer les faveurs de l’opposition conservatrice (tout en le formulant de manière à ce qu’il ne soit pas opérationnel). Aujourd’hui, les salafistes partisans d’un islamisme plus contraignant voudraient en faire une application plus restrictive, tandis que la jeunesse et les adeptes de l’ancien régime se méfient de l’hégémonie des islamistes sur le politique.

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1110 Approches en Val-de-Marne

La tentative de constituer un pôle d’opposition pour faire face à l’hégémonie islamiste

Le camp non-islamiste a essayé de se réorganiser en faisant de cette question de la constitution un casus belli. C’est ainsi que des manifestations anti-islamistes massives organisées par des partis se réclamant de la révolution ont commencé à avoir lieu. Un pôle serait donc en train de se constituer, non pas une simple reproduction de l’ancien régime, mais un rassemblement capable de faire face à l’hégémonie des partis islamistes. Des personnalités ont pris des engagements dans ce sens, comme Mohamed El Baradei, ancien directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique, qui a créé son propre parti ; ou encore, comme Hamdeen Sabahi, le candidat de la gauche nassérienne qui a obtenu 20% des voix aux élections présidentielles.

On le voit, dans l’histoire, les Frères Musulmans se sont en permanence adaptés au jeu politique. Il y a eu certes des évolutions doctrinales, mais on constate que ce sont des pragmatiques avant tout qui modèlent leurs conceptions sur le jeu politique plutôt que d’essayer d’imposer une logique purement idéologique. Dans ce contexte, l’existence d’un pôle organisé d’opposition aux Frères Musulmans est un véritable enjeu car pour qu’il y ait démocratie, il faut que l’alternance soit possible. Si l’Égypte parvient à se stabiliser autour de deux blocs de forces quasi équivalentes et dont les règles sont acceptées par tous, les Frères Musulmans deviendront démocrates, qu’ils le veuillent ou non.

« Derrière les révolutions, quels enjeux économiques et géostratégiques ? »

Akram Belkaïd, journaliste indépendant et essayiste Samedi 20 octobre 2012

Akram Belkaïd a centré essentiellement son intervention sur les enjeux géostratégiques des bouleversements survenus dans les pays arabes, notamment avec l’arrivée au pouvoir des partis islamistes, et analysé le jeu des différents acteurs au niveau international.

On entend actuellement dans une partie du monde arabe et jusqu’ici en Europe un discours révisionniste selon lequel le « printemps arabe » n’aurait été qu’une gigantesque manipulation

voulue par l’Occident afin de mettre au pas encore un peu plus les pays arabes. On voit d’ailleurs cette thèse revenir en force à propos du drame syrien. Bien évidemment, il n’en est rien : ce ne sont pas des services secrets, ni la CIA qui ont incité Mohamed Bouazizi, le jeune vendeur à la sauvette tunisien, à s’immoler par le feu. Mais, dans le même temps, il est évident que les grandes nations et les acteurs de la région ont tous des intérêts qui leur sont propres ; il leur a donc fallu s’adapter aux événements et en piloter le processus et l’évolution.

Les États-Unis recherchent avant tout la stabilité

L’acteur numéro un, planétaire, ce sont les États-Unis. Pour eux, le principal enjeu c’est la recherche de la stabilité et ce, pour plusieurs raisons :

– la première est économique  : il s’agit de sécuriser à tout prix le secteur des hydrocarbures. Non pas qu’ils soient de gros acheteurs de pétrole dans le monde arabe - au contraire, depuis une décennie et demie, ils ont réussi à diversifier leurs approvisionnements et à diminuer la part venant des pays arabes comme l’Arabie Saoudite ou les pays du Golfe. Ce qui leur importe, c’est d’empêcher que la production en hydrocarbures soit perturbée, en Arabie saoudite, dans les Émirats, ou même en Égypte (pays producteur de gaz naturel) ce qui, dans un monde globalisé et interconnecté comme le nôtre, aurait des

conséquences immédiates sur les prix et les marchés, que ce soit à Londres ou à New York. La stabilité, en somme c’est ce qui permet de continuer à faire des affaires. D’où l’attitude ouverte, pour ne pas dire amicale, des américains à l’égard de Morsi en Égypte et de la coalition dominée par les islamistes en Tunisie.

– Deuxième raison, la sécurité d’Israël. Une des grandes préoccupations des États-Unis est de voir que ce «  printemps arabe  » a amené au pouvoir en Égypte un régime dont on a encore du mal à identifier la couleur politique avec un président Frère Musulman, une armée qui reste influente et un bloc révolutionnaire traversé de courants contradictoires. Toutefois, malgré l’épisode djihadiste du Sinaï, l’Égypte n’a pas remis en cause de manière ouverte et définitive tout ce qui la liait à Israël.

Et cela, pour le département d’État de la diplomatie américaine, c’est essentiel.

– Enfin, il s’agit toujours pour les États-Unis de se prémunir contre de nouvelles attaques du type 11 septembre 2001 et contre leur diabolisation à outrance dans le monde arabe. Cela passe par l’aide à la mise en place de régimes, non pas amis, mais stables et légitimes auprès de leurs propres populations. Car, souvent, la rancœur contre un pouvoir en place dans le monde arabe signifie aussi rancœur contre les États-Unis. D’où cette hypothèse régulièrement évoquée par les opposants des islamistes selon laquelle Washington aurait fait le choix de

favoriser l’émergence de régimes islamistes considérant que l’islamisme est l’offre politique la plus cohérente aujourd’hui en dépit de ses disparités (tandis que les adversaires démocrates des islamistes ont bien du mal à formuler un projet cohérent).

Faire en sorte qu’on parvienne au plus vite à des situations de stabilité politique, cela passe pour la diplomatie américaine par des élections démocratiques en Égypte et l’achèvement des travaux de la constituante en Tunisie, par le fait qu’il n’y ait pas de nouveaux affrontements et par une vigilance permanente de l’attitude des pays arabes à l’égard d’Israël.

L’Europe veut empêcher l’arrivée de flux massifs de migrants à ses frontières

Même si c’est un acteur un peu « mou » qui a eu du mal à prendre la mesure de ce qui s’est passé, l’Europe suit ce que font les États-Unis en matière d’exhortation à la stabilité. Mais elle a aussi deux urgences bien plus importantes :

– la question de l’immigration reste l’une de ses préoccupations majeures. On l’a bien vu avec ce qui s’est passé en Tunisie alors que le pays sortait à peine de la dictature de Ben Ali  : dans des déclarations apocalyptiques, on nous promettait que 300 000 à 400 000 Maghrébins allaient envahir l’Europe... L’appareil diplomatique a donc cherché rapidement à obtenir des pouvoirs qui gèrent la transition qu’ils continuent à appliquer la même politique que leurs prédécesseurs. Cela a été le cas en Lybie, par exemple, où le nouveau pouvoir élu a été rappelé à ses engagements par la Commission européenne dans ces termes : « c’est très bien, vous vous êtes débarrassés de Kadhafi, mais il faut maintenant remettre en place tous les mécanismes permettant de stopper l’immigration clandestine, notamment vers les côtes italiennes ».

– L’autre urgence c’est d’empêcher la « contamination » islamiste dans les communautés musulmanes en Europe. En France, souvenez-vous  des commentaires et analyses sur le vote des Tunisiens pour élire la constituante, en octobre 2011  : on s’inquiétait sérieusement de savoir pourquoi une partie des électeurs tunisiens avait voté pour le parti Ennahdha. On cherche donc à obtenir la garantie que les nouveaux pouvoirs s’engageront à lutter contre toute tentative de prosélytisme et contribueront à empêcher qu’une fièvre révolutionnaire et d’engagement religieux se développe dans les pays européens.

Enfin, l’Europe n’est pas non plus insensible à la question de l’approvisionnement énergétique, plus physique et tangible que pour les États-Unis, une question qui concerne l’Égypte, la Libye ou même l’Algérie (des pays physiquement liés par les livraisons d’hydrocarbures aux pays européens). En Lybie, par exemple, les sites de productions pétroliers ont été remis en marche très rapidement, alors même qu’on n’avait pas encore trouvé de solution au sein du Conseil national de transition sur ce que serait la Libye de l’après Kadhafi.

D’autres enjeux stratégiques pour la Turquie, le Qatar et la Russie

La Turquie est un acteur important de la géopolitique dans le monde arabe, ne serait-ce qu’en raison de la crise syrienne qui touche à ses frontières. Mais même avant, on a constaté combien la Turquie, pays en voie de développement, est à la recherche de nouveaux marchés pour consolider sa croissance économique. Le parti islamiste AKP présidé par M. Erdogan est tenté de jouer le rôle de locomotive et d’être une référence dans la période de transition économique menée par des pouvoirs islamistes. D’où un activisme et une présence économique plutôt dynamique qui existaient dès avant le « printemps arabe ». Comme si, côté turc, on voulait renouer le dialogue avec ce qui jadis faisait partie de l’Empire ottoman. Ce qui est d’ailleurs paradoxal quand on sait

que le nationalisme arabe s’est façonné, non pas simplement contre l’occupant occidental, mais aussi contre les Turcs.

Le Qatar a beau être un petit pays, pas plus grand que la Corse, il a tout de même réussi à être incontournable, au moins dans les commentaires de presse. C’est un pays qui veut exister à tout prix, parce qu’il est coincé entre trois voisins assez encombrants : l’Arabie Saoudite, l’Iran et l’Irak. Il a donc adopté une stratégie qui consiste à s’internationaliser au maximum de manière à éviter que demain, il ne soit mis sous la coupe réglée de l’un de ces trois géants. Mais les choses ne s’arrêtent pas là. Que ce soit en Tunisie, en Libye ou en Syrie, le Qatar ne se contente pas de se ranger

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aux côtés des révolutionnaires, il est aussi celui qui finance et soutient de manière de plus en plus évidente les forces politiques islamistes. Sur ce point, on a du mal à imaginer que c’est un rôle qui échapperait à l’aval des États-Unis, protecteurs et parrains des qataris. Quand le Qatar soutient de manière aussi ouverte le parti Ennahdha en Tunisie, difficile de penser que c’est de manière complètement autonome. Il représente plus sûrement un des éléments du déploiement de la stratégie américaine à l’égard du « printemps arabe » qui recherche la stabilité au plus vite, même au prix de l’installation de régimes islamistes qui ne joueraient pas le rôle de l’alternance.

Il est encore un autre pays qui a ses propres intérêts dans la région et dont on ne parle pas souvent  : la Russie. Et pourtant, on voit bien dans le cas syrien que la Russie a une présence déterminante. Néanmoins, on a du mal à appréhender ce qu’elle veut vraiment

aujourd’hui. Quand on cherche à comprendre les ressorts qui dictent sa conduite en Syrie, on ne recueille que très peu d’éléments ou alors qui relèvent de l’irrationnel. Certains tentent de nous faire croire que la Russie incarne le prolongement de l’axe du mal puisque Poutine se range aux côtés du méchant Assad. Ce qui est sûr c’est que pour la Russie, la Syrie est son dernier point d’ancrage dans la Méditerranée puisqu’elle a perdu pratiquement tous ses alliés d’hier : l’Irak et l’Algérie (qui s’associe maintenant aux manœuvres militaires de l’OTAN).

Il y a aussi une autre raison du soutien de la Russie à la Syrie  : la dette militaire de ce pays à son égard est très importante. Au fond, cette crise syrienne est aussi l’affirmation qu’on a trop vite conclu à la fin de la guerre froide et qu’on a perdu de vue l’analyse des rapports conflictuels qui pouvaient exister entre la Russie et les États-Unis.

Dans le cadre de l’initiative « Approches en Val-de-Marne du monde de demain », le Conseil général du Val-de-Marne a organisé un deuxième cycle de conférences-débats sur les révolutions arabes intitulé « incertitudes régionales » , en partenariat avec l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO) et la ville d’Ivry-sur-Seine.

Deux ans après le déclenchement du « Printemps arabe », avec l’insurrection du 14 janvier 2011 en Tunisie, quelle est la situation aujourd’hui en Syrie et en Palestine ? Quelles sont les répercussions sur le Sahel ?

Cycle 2

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1514 Approches en Val-de-Marne1Approches en Val-de-Marne

Dans son introduction, Chantal Bourvic, conseillère générale déléguée chargée de la coopération décentralisée, des relations et solidarités internationales et de l’action en faveur de la paix, a rappelé la volonté du Conseil général de mettre en débat les grandes questions géopolitiques, afin de donner des éléments de compréhension, au-delà des visions réductrices qu’en livrent les médias. Trois cycles de conférences-débats, organisés par le

Conseil général du Val-de-Marne en partenariat avec l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO) et la ville d’Ivry-sur-Seine, portent sur les révolutions arabes. Le premier qui s’est déroulé les 18 et 20 octobre 2012 a pour titre « les révolutions arabes et maintenant ? ». Celui-ci traite des incertitudes régionales.

« Des racines du régime syrien à l’émergence de la révolution d’aujourd’hui »

Soirée-Débat avec Salam Kawakibi, directeur de recherche à l’Initiative arabe de réformeet Hala Alabdalla, cinéaste syrienne

Jeudi 28 février 2013

Les interventions des orateurs étaient précédées de la projection de deux films :

Le premier, Hama 82-11 Stories of Syria, est un documentaire inédit de 2011 réalisé par de jeunes Syriens. Bien que réalisé de façon professionnelle, il a été envoyé de façon anonyme à l’extérieur de la Syrie, simplement accompagné d’un petit texte dont voici un extrait : « (...) Tout ce que vous allez voir est blessant, amer et continue de me faire souffrir nuit et jour. Pourtant, aussi incroyable que cela puisse paraître, je sais qu’avoir vécu cela est une chance. C’est en arrivant à Hama que j’ai entendu ma voix pour la toute première fois (...). Je n’avais alors plus d’autres choix que d’être moi-même, cette individualité qui n’avait pas encore existé et qui se révélait désormais dans la potion magique du collectif. Je cesse d’être orphelin, la ville vient de m’adopter. Je suis à Hama donc je suis (...) ». Hama est cette ville martyre qui a subi de terribles massacres en 1982(1) . Personne n’en a parlé ; même les habitants n’ont pas osé témoigner de ces trois ou quatre semaines de folie et de violences. Ce n’est que maintenant, grâce à la révolution, que les gens commencent à parler et à raconter ce qu’ils ont vécu.

Le deuxième, Déluge au pays du Baas, est le dernier film du grand réalisateur Omar Amiralay, mort d’une crise cardiaque quelques semaines à peine avant le début de la révolution en Syrie. Il a été tourné en 2005, donc bien avant la révolution. Avec ce documentaire, le cinéaste a fait preuve d’un immense courage car il a osé faire là le portrait d’un dictateur en vie, ce qui était extrêmement risqué. Il avait décidé de rentrer travailler en Syrie après avoir vécu longtemps en France. Ce retour était déjà un

véritable défi, sachant que ses films sont interdits de diffusion en Syrie. Aujourd’hui encore, ce film continue à faire peur au régime...

Prenant la parole après la diffusion du deuxième film, Salam Kawakibi a fait part de sa conviction que, comme d’autres œuvres artistiques, Déluge au pays du Baas a sans doute contribué à faire émerger les mouvements populaires. C’est avec le recul et en analysant les productions intellectuelles de la période qui a précédé les insurrections arabes, qu’on s’aperçoit qu’il y avait déjà des signes annonciateurs. Ce n’est donc pas du jour au lendemain que les gens ont décidé d’investir la rue.

Salam tient d’ailleurs à nous livrer cette anecdote révélatrice : alors qu’il s’apprêtait à donner une conférence sur l’image de la Syrie dans les pays occidentaux, une équipe de la télévision syrienne a souhaité l’interviewer. À la question : « Quelle est l’image de la Syrie dans les médias français ? », l’ami journaliste qui l’accompagnait a répondu : « richesse de la civilisation, patrimoine culturel et culinaire, etc.». Bref, une image très positive. Là où c’est devenu carrément drôle, c’est que ne voulant pas modifier la deuxième question, probablement écrite par son chef, la journaliste syrienne a alors demandé : « comment faire pour changer cette image ?... ». C’est ainsi ! Quand on tourne un film en Syrie, on est constamment suivi par des agents de la sécurité qui sont habitués à considérer que les films sont faits pour rendre hommage au pouvoir.

Des enfants à l’origine de l’insurrection

« Certaines villes n’ont plus d’école ; dans d’autres, on a brûlé les bancs des écoliers pour pouvoir chauffer les maisons », témoigne Salam. Et d’ajouter que les quelque trois millions de déplacés syriens sont réfugiés le plus souvent dans les écoles et les bâtiments publics.

Ce sont des enfants qui ont donné le signal de la révolution à Hama, dans le nord de la Syrie, en écrivant sur le mur de leur école : « A bas le régime ». Ils avaient suivi ce qui se passait en Tunisie et en Égypte et ont donc imaginé qu’à leur tour ils pouvaient revendiquer leurs droits. Ces enfants, de 9 à 14 ans, ont été arrêtés et torturés,

(1)Le massacre de Hama a été perpétré dans cette ville, en février 1982, par le pouvoir syrien d’Hafez-el-Assad (le père de Bachar) pour réprimer une insurrection. On estime le nombre de victimes de ces tueries entre 7 000 et 35 000.

2 Approches en Val-de-Marne

on leur a arraché les ongles. Quand leurs parents sont allés voir le chef de la sécurité (cousin germain du président de la République), celui-ci leur a répondu avec mépris : « Oubliez vos enfants et retournez chez vous pour en faire d’autres. Et si vous n’y arrivez pas, faites appel à nous ». C’est ainsi que tout a commencé : avec ces arrestations d’enfants, puis une grande manifestation de protestation. Car, même si cette région de Hama

n’est pas conservatrice, on y respecte les traditions et des mots pareils n’y ont pas leur place.

Hala Alabdalla confie, pour sa part, avoir ressenti une forte émotion à la vue dans le film de ces enfants de 10 ans, qui devraient maintenant en avoir 18 : « j’ai pensé qu’ils n’étaient peut-être plus là aujourd’hui... ».

Ni guerre civile, ni conflit communautaire

Pour le régime syrien, avoir affaire à des militaires, passe encore, mais avoir affaire à un soulèvement populaire, c’est insupportable. C’est pourquoi il détruit toutes les installations civiles : hôpitaux et centres de santé, écoles, commerces, mosquées... Tout y passe. Certains proches du pouvoir n’hésitent pas à dire que le nord du pays devrait être entièrement détruit, afin de le rendre invivable !

Ce régime a construit son pouvoir sur l’instrumentalisation des religions et a pris en otage des minorités en leur faisant croire que leur salut dépendait de sa survie. C’est ainsi que des massacres ont été perpétrés au nom des minorités. Dans le but de manipuler l’opinion, pensant ainsi susciter des sentiments de vengeance, on a vu des images de tortionnaires à l’œuvre, scander des slogans communautaires. Bien sûr, il y a eu quelques réactions, mais beaucoup moins qu’escompté par le régime. Malgré tous ses efforts, relayés par les médias occidentaux avec leur discours

« orientaliste » stigmatisant les communautés, le pouvoir n’a pas réussi à dresser les communautés les unes contre les autres.

Plus encore, ajoute Hala : avant la révolution, il y avait dans les partis d’opposition des alaouites (la famille Assad est alaouite) qui ont été faits prisonniers et torturés par le pouvoir. Ils étaient de la sorte doublement réprimés, car considérés comme traîtres, mais ils n’ont jamais cédé. À l’inverse, les deux grandes villes de Damas et Alep, à majorité sunnite, n’ont pas bougé pendant toute la première année de la révolution. En réalité, derrière ce mythe d’une guerre communautaire, ce sont de vrais conflits d’intérêts et des revendications de changements sociaux qui s’expriment. Il ne faut pas regarder ce qui se passe en Syrie avec les yeux de démocrates européens. Et il est difficile de comprendre cette guerre si on ne se donne pas la peine d’écouter ceux qui connaissent le pays de l’intérieur.

La peur a changé de camp

La résistance en Syrie n’est pas seulement militaire, même si l’on ne voit à la télévision que des images de gens armés (de préférence, barbus !). Salam raconte à ce propos une anecdote : « un journaliste français m’appelle un jour pour savoir où trouver des djihadistes car il n’en voit pas à Alep - et bien, tu n’as qu’à dire que tu n’en as pas trouvé - non, me dit-il, je ne peux pas rentrer à Paris sans un reportage sur les djihadistes... ». Bref, c’est la demande qui crée l’offre ! Il y en a, évidemment, mais leur nombre est estimé à un maximum de 3 000 sur les 120 000 hommes qui composent l’Armée libre de Syrie.

En revanche, il y a dans la résistance de nombreuses organisations pacifiques : des jeunes (filles et garçons) qui font un formidable travail d’information et qui développent des réseaux pour résoudre les problèmes dans les quartiers. Et puis, il y a les

artistes, les jeunes cinéastes en particulier, qui témoignent de cette extraordinaire solidarité entre les familles. Il est important aussi de savoir que 85% de l’aide humanitaire qui arrive dans le pays provient des syriens de la diaspora. Nombreux sont ceux qui se découvrent à travers cette solidarité. Pourtant la délation faisait partie de la culture syrienne, le régime des Assad a de tous temps semé la peur en divisant la société pour mieux régner. Un exemple : lorsque Hafez-el-Assad est mort, les gens n’avaient pas le courage de le dire ouvertement, comme si ce devait être un secret...

Aujourd’hui, ajoute Hala, quand on voit avec quel courage les Syriens continuent à sortir sans armes dans les rues pour réclamer justice et dignité, on se dit que la peur a changé de camp, même s’il sera long et difficile de construire une nouvelle Syrie.

Un système de censure généralisé

Beaucoup de films sont censurés au moment du montage par l’organisme officiel du cinéma. Ce système de censure a largement freiné la production cinématographique syrienne. Obtenir une autorisation de tournage est une épreuve de longue haleine et, quand le film n’est pas censuré, c’est que le scénario a été coupé. Pas d’école de cinéma, encore moins de stages. Dans un pays pourtant en pleine révolution, on découvre de jeunes réalisateurs

qui arrivent à faire des films avec très peu de moyens et dans des conditions extrêmes. Car porter une caméra, c’est courir le risque d’être immédiatement pris pour cible par l’armée. Être arrêté avec un disque dur, c’est quelquefois disparaître, comme c’est arrivé à plusieurs cinéastes qui essayaient de sortir de l’aéroport de Damas avec des images de la révolution. L’image fait peur au régime... Pendant les premières semaines de la révolution,

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beaucoup de journalistes, photographes (plus de quinze ont été tués), scénaristes, réalisateurs ont été arrêtés. Un documentariste qui faisait ses études aux États-Unis et avait décidé de rentrer a été tué : il voulait former des jeunes, leur montrer comment faire un film. C’était un chrétien et sa famille n’a même pas pu récupérer le corps. Un autre réalisateur qui vivait à Berlin et avait décidé, lui aussi, de rentrer dans le nord de la Syrie a été également assassiné.

Quant aux journaux, ils sont au nombre de quarante quand, sous le régime Assad, seuls trois étaient publics. Maintenant, il y en a dans chaque ville. Salam témoigne avoir rencontré des femmes voilées à Alep qui lui ont montré ce qu’elles étaient en train de publier : des articles sur les droits des femmes, sur les Conventions de Genève et des Nations Unies sur le respect des droits humains.

Hala veut aussi insister sur le rôle des femmes dans la révolution syrienne. Là où nous autres occidentaux, voyons des islamistes, elle voit des poètes, des artistes, surtout des femmes, des

journalistes, des médecins, des mères de famille, des avocates, des infirmières... Elle veut enfin mentionner l’initiative de la « vague blanche », une association française de soutien à la révolution syrienne, qui a produit une vingtaine de films de deux minutes chacun diffusés sur la télévision française.

Au moment de conclure la soirée, Françoise Chammout, d’Ivry-sur-Seine, a informé les participants que diverses personnalités et organisations ont appelé à la création d’un comité de secours à la population syrienne. L’objectif est de créer des comités locaux de citoyens dans la région parisienne afin d’informer la population française de ce qui se passe en Syrie et de récolter des fonds pour financer quatre types de projets : la construction de fours à pain pouvant nourrir jusqu’à 500 personnes, l’achat de matériel de secours, la mise en place d’une formation aux premiers secours et le financement d’une école pour des enfants syriens réfugiés au Liban.

« Quel avenir pour la Palestine dans le nouvel environnement régional ?»

Conférence-débat avec Jean-Paul Chagnollaud(2), directeur de l’iReMMO et de la revue Confluences MéditerranéeSamedi 2 mars 2013

L’occupation et la colonisation de la Palestine :une vision stratégique israélienne

Tout d’abord, Jean-Paul Chagnollaud tient à préciser qu’il ne s’agit pas seulement d’une occupation des Territoires palestiniens. Après tout, résoudre une occupation, c’est simple : il suffit que l’armée occupante se retire. Mais en Palestine, cette occupation est doublée d’une colonisation, c’est-à-dire d’une dépossession foncière systématique. De quelques centaines dans les années 1970, on en est aujourd’hui à plus de 500 000 colons israéliens, sur une population palestinienne de l’ordre de 3 millions d’habitants. Le Territoire palestinien a été grignoté et morcelé avec des villes de 30 000 habitants.

La stratégie israélienne de colonisation a été élaborée dès 1978 avec le Plan Drobless : il s’agissait de créer des blocs de colonies pouvant encercler les minorités. Ce plan prévoyait l’installation d’un million de colons à l’horizon des années 2000. Cette logique de l’occupation sioniste en vue de s’approprier un territoire remonte à la fin du 19e siècle. S’il est compréhensible que le mouvement sioniste cherche à donner un toit politique au peuple juif, il n’est pas tolérable qu’un peuple en expulse et en marginalise un autre. C’est pourtant ce processus qui est à l’œuvre depuis les trois ou quatre dernières années sur la région de Jérusalem avec l’ambition territoriale de couper la Cisjordanie en deux.

Une situation intenable pour les Palestiniens

Sur le terrain, cette colonisation conduit les Palestiniens à endurer des conditions très difficiles : circuler est déjà un problème, que ce soit pour se rendre à son travail, voyager du nord au sud, et plus encore si l’on veut sortir du pays. C’est comme si d’Ivry, on ne pouvait pas aller à Paris. Les jeunes de Gaza ne sont jamais sortis de Gaza... Livrés à eux-mêmes, ils sont contraints de rechercher du travail en Israël, ce qui théoriquement est interdit, mais en réalité toléré car cette main d’œuvre est exploitée. Cela conduit à

un certain désengagement de ces jeunes Palestiniens qui veulent avant tout travailler. Sur le plan économique, les possibilités de développement sont nulles, du simple fait que les Palestiniens n’ont pas la maîtrise des frontières : tout est sous contrôle israélien.

Si l’on considère que cette situation dure depuis 1917, date de la création de l’État d’Israël par la Déclaration Balfour, on pourra bientôt commémorer le centenaire de ce conflit.

(2)Jean-Paul Chagnollaud est aussi auteur de plusieurs ouvrages sur les relations internationales et le Proche-Orient. Il est en charge de plusieurs collections concernant la Méditerranée aux éditions l’Harmattan et est aussi consultant pour de nombreux médias sur les questions politiques liées au Proche-Orient et aux relations entre l’Europe et les pays du sud de la Méditerranée.

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Un rapport de force qui joue de plus en plusen faveur de la droite israélienne

Les négociations entre Palestiniens et Israéliens ont commencé dans une relative euphorie, à Oslo en 1993. Si on a pu espérer à l’époque qu’on parviendrait enfin à la paix, l’assassinat de Rabin le 4 novembre 1995 a profondément déstabilisé le processus de paix. Ont suivi les accords de Camp David en 2000 et plusieurs autres tentatives de résolution du conflit. Mais aujourd’hui, on en vient à penser que négocier est devenu complètement illusoire, car le rapport des forces entre puissance occupante et représentants du peuple occupé est totalement asymétrique. Plus le temps passe, plus ce rapport de force joue en faveur de la droite et de l’extrême-droite israélienne qui sont majoritaires depuis une dizaine d’années. La gauche a pratiquement disparu :

le Parti travailliste et le Meretz n’occupent plus que vingt sièges au Parlement, tandis que le Likoud et les ultranationalistes de Naftali Bennett ne veulent carrément plus négocier. Durant la récente campagne électorale, ce dernier expliquait ainsi comment annexer toute une partie de la Cisjordanie, la zone C...

En face malheureusement, les Palestiniens sont divisés : le Hamas et le Fatah sont installés dans un clivage idéologique, territorial et même culturel. Ils n’ont pas réussi à former ce gouvernement d’union nationale que l’accord de mai 2011 avait pourtant prévu. Cette division est évidemment un atout formidable pour les israéliens.

La Palestine oubliée des mutations actuelles au Moyen-Orient

La communauté internationale, États-Unis et Européens en tête, pourrait évidemment intervenir. Les États-Unis l’ont fait dans le passé de manière positive : Conférence de Madrid en 1991, Accords d’Oslo, puis de Camp David dans les années 2000. Cela paraît impossible aujourd’hui, tant Obama a échoué à le faire durant son premier mandat. De plus, celui-ci cherche maintenant à se retirer du Moyen-Orient : retrait de l’Irak et de l’Afghanistan, prudence vis-à-vis du conflit syrien. Ses priorités sont maintenant le soutien à Israël et la question du nucléaire iranien.

C’est un désespoir de voir ce que devient l’Europe sur le plan de la politique étrangère. Au moment du vote des Nations Unies sur la Palestine, le 29 novembre dernier, les Européens ont été incapables d’adopter une position commune : la France a voté pour, l’Allemagne s’est abstenue et la République tchèque a voté contre ! Ça n’était pourtant pas très compliqué d’aller simplement

dans le sens du droit international. L’Europe est aux prises avec elle-même dans sa situation de crise.

Bien entendu, le vote aux Nations Unies des 138 pays qui se sont exprimés pour la reconnaissance de la Palestine en tant qu’État a été un moment très fort. Seuls 9 pays ont voté contre, dont quatre micro États que les États-Unis ont dû aller chercher pour faire bloc...

Jean-Paul Chagnollaud reconnaît avoir une lecture plutôt pessimiste de la situation en Palestine : au moment où se produisent des mutations importantes dans la région, il a le sentiment que la Palestine est oubliée et que la perspective de la paix recule de plus en plus. Côté israélien, même les voix de ceux qui sont en faveur d’un règlement ne se font plus entendre.

Si on considère que cette situation dure depuis la Déclaration de Balfour en 1917, qui signifie l’enclenchement de cette tragédie de part et d’autre, davantage d’ailleurs pour les Palestiniens.

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Échange avec les participants

De par son histoire vis-à-vis du Moyen-Orient et en tant que membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, la France ne pourrait-elle pas jouer un rôle moteur ?

Au moment du vote à l’ONU, au Quai d’Orsay on nous a fait comprendre en termes diplomatiques que la France allait s’abstenir : « ce n’est pas notre souhait, mais c’est ce que voudrait l’Élysée », ajoutant : « nous sommes en contact avec Washington et nous espérons que les États-Unis vont prendre une bonne décision ». C’était trois semaines avant le vote. Donc, valse-hésitation de la France qui attendait la réponse des États-Unis... Résultat : ceux-ci n’ont pas bougé et, heureusement, la France a voté positivement ! Ce qui est très important car ce vote majoritaire redonne toute sa place au champ diplomatique et au champ du droit, alors que sur le terrain, c’est un rapport de force duquel le droit est exclu.

La question qui se pose maintenant est : que faire ? Là-dessus, on sent les Palestiniens très hésitants. Il y a parmi eux de jeunes diplomates, hommes et femmes, très brillants, mais qui sont eux-mêmes dans le désarroi par rapport à leur direction. Il y a un problème de leadership : l’avenir de Mahmoud Abbas est limité. Qui va lui succéder ? Marouane Barghouti a des chances de gagner si on en croit les derniers sondages. En plus, il a, du fait d’être en prison, un atout incroyable : élire un président en prison, c’est formidable pour représenter ce qu’est la Palestine aujourd’hui ! Malheureusement, on a l’impression qu’il y a à nouveau des conflits de personnes autour de cette désignation. Même s’il ne faut pas porter de jugement, c’est tout de même navrant.

Quel est l’impact réel de ce qui se passe dans la région, en Syrie et en Égypte, sur Gaza et la Cisjordanie ?

Ces mutations en profondeur aboutissent aujourd’hui à marginaliser la question palestinienne. Il y a actuellement quatre pôles de fixation conflictuelle ou diplomatique : l’Iran, la Syrie, l’Égypte et l’Irak avec la question kurde. Ils occultent totalement la question palestinienne. Quant aux États-Unis, ils sont dans une position de repli complet. Le discours de Barak Obama au Caire avait créé énormément d’attentes au Moyen-Orient. Quelle déception ensuite ! Sa crédibilité en est sérieusement entamée.

Pour comprendre l’attitude des États-Unis, il faut savoir que pour beaucoup de membres du Congrès, Israël c’est comme une partie d’eux-mêmes. Ils ont une vision terrible du monde arabe, un mépris total des Palestiniens et sont acquis à la vision d’un Israël menacé et proche de l’Occident. C’est au niveau de l’imaginaire que cela fonctionne.

On a l’impression que la communauté internationale serait désormais pour la solution d’un seul État démocratique et laïc. Qu’en pensez-vous ?

R : Un seul État, si l’on tient compte de la démographie, cela signifierait à terme une démocratie à majorité arabe. Pour les Israéliens, c’est impensable, même pour les plus progressistes d’entre eux. Si ce n’est pas une démocratie, ce sera un état d’apartheid, ce qui est déjà une réalité dans certains endroits. D’ailleurs, les sondages montrent qu’une partie des Israéliens ne seraient pas gênés par cette réalité d’apartheid. Le rapport de force leur convient. Bref, il y a quand même beaucoup d’oppositions à cette idée de part et d’autre. On est dans une impasse et la seule solution reste encore celle de deux États.

Si les Américains se retirent de la région, peut-on espérer qu’ils deviennent aussi plus indifférents à ce qui se passe en Israël ?

Les Américains se retirent de la région mais pas d’Israël. Dans la perspective d’un éventuel conflit avec l’Iran, ils ont même renforcé leur aide militaire ces derniers temps. On ne peut pas exclure l’idée qu’ils se lancent dans cette aventure, même si beaucoup de stratèges israéliens sont frileux devant cette perspective, car ils savent que cela pourrait avoir des conséquences désastreuses pour eux. La raison commande qu’il n’y ait pas d’attaque de l’Iran, mais nous sommes dans un monde dans lequel la rationalité a ses limites. Il n’empêche qu’attaquer l’Iran serait une erreur considérable.

Qu’en est-il de l’archéologie dans l’État d’Israël ?

Il y a de plus en plus de fouilles, mais de moins en moins d’experts. Les Israéliens creusent d’autant plus profondément qu’ils espèrent trouver les raisons de leur prétention à s’imposer sur ce territoire. Quand ils rencontrent des niveaux de sédiments qui ne leur conviennent pas, ils les éliminent. L’archéologie est fondamentalement politique et s’inscrit dans ce rapport de domination.

Cette domination se définit par l’arbitraire le plus total. Il y a par exemple des mineurs qui sont emprisonnés sans jugement. Elle est donc à la fois de l’ordre du matériel mais aussi du symbolique. Dès lors que ce sont des Israéliens qui agissent, il y a une forme d’impunité. Beaucoup de questions juridiques sont incontestables et personne ne s’en soucie sur le plan international. Par exemple, la quatrième convention de Genève interdit que les ressortissants d’une puissance occupante soient installés sur le territoire de l’État occupé : c’est considéré comme un crime de guerre, mais tout le monde s’en moque. On est finalement dans une situation de violation du droit dans le confort de l’impunité. Mais ce confort risque de se retourner un jour contre ceux qui en profitent aujourd’hui.

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« Crise au Sahel : enjeux politiques et sécuritaires »

Conférence-débat avec Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou(3), chercheur et professeur à l’Institut des hautes études internationales et du développement à Genève

Samedi 2 mars 2013

Une période de transition unique

L’orateur tient avant tout à souligner l’importance de l’imprévisibilité des transitions. Depuis une trentaine d’années, la chute du mur de Berlin a permis d’installer un équilibre clair avec des acteurs et des enjeux identifiables. Mais depuis, avec la mondialisation des technologies de la communication et de l’information, nous avons assisté à une multiplication des acteurs et à l’émergence de nouvelles formes de conflits. Nous sommes les témoins d’une forme de militarisation des relations internationales avec toute une série d’interventions (pratiquement tous les deux ans) : la Somalie en 1992, puis le

Rwanda, l’Afghanistan, l’Irak et aujourd’hui le Mali.

Dans ce contexte, de nouveaux acteurs ont émergé : ce sont les groupes terroristes islamistes. Jamais le Sahel n’a été aussi instable, mais, si on regarde en arrière, vers les années 60, en mettant de côté la question touarègue, on a toujours connu ces situations de sous-développement, de pauvreté, de difficultés climatiques, d’explosion de la démographie et de désertification des terres.

Les implications algérienne et libyenne dans le conflit

Dans les années 90, l’Algérie a vécu une guerre civile avec la multiplication de groupes islamistes, dont le Groupe islamique armé (GIA), d’une violence extrême, en particulier pendant l’année 1997. Lorsque ce conflit a pris fin, dix ans plus tard, un des avatars du GIA s’est formé sous les traits du groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC). De 1998 à 2003, ce groupe vivote en commettant quelques activités criminelles et mafieuses puis, de janvier à mars 2003, il mène des opérations spectaculaires de prise d’otages concernant 32 Européens, démontrant par là sa capacité à exercer la violence.

Ces dynamiques terroristes vont aller en augmentant, jusqu’à déborder des frontières algériennes. Il ne s’agit plus seulement d’interventions terroristes classiques comportant leur versant idéologique, religieux ou pseudo religieux (la religiosité est en fait théâtralisée), mais d’une véritable économie du terrorisme dans laquelle les rapts tiennent une place importante puisqu’ils permettent de financer et d’armer ces groupes. Progressivement, ceux-ci se déplacent vers le grand Nord malien. On observe d’ailleurs qu’un certain mimétisme est à l’œuvre puisque certains groupes touaregs se comportent comme les islamistes. Se sont donc greffées de nouvelles formes de violence sur un terrain qui n’était évidemment pas vierge, de la part de groupes qui peuvent communiquer et proférer des menaces, sur la France notamment.

C’est une situation inédite dans l’histoire du terrorisme.

Du côté des autorités maliennes, on est incapable de traiter cette question du Nord Mali : le pays est entré dans une crise politique et sociétale majeure et l’armée et la police sont largement corrompues et incompétentes. Enfin, la question touarègue n’est absolument pas réglée, même si les Touaregs ont tenté par les armes, à plusieurs reprises déjà, de faire droit à leurs velléités sécessionnistes (en 1963-1965, 1990-1995 et 2007-2009).

À cette situation déjà complexe qui voit des groupes armés transnationaux capables de se lier à des groupes de narcotrafiquants latino-américains et d’exercer leur influence en Afrique subsaharienne, vient s’agréger une autre dimension, celle du conflit libyen. Car, contrairement à la Tunisie et à l’Égypte, où ont eu lieu des révolutions spontanées, la Libye a subi une intervention militaire dont les conséquences sur l’instabilité de toute la région sont évidentes. Kadhafi avait en effet amassé un armement considérable qui a ensuite été pillé par tout un chacun, à commencer par le groupe terroriste Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI).

(3) Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou a été ministre des Affaires étrangères et de la Coopération de Mauritanie. Il est aussi directeur du programme sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord au Centre de politique de sécurité de Genève. Il est enfin auteur de plusieurs ouvrages, dont Contre-Croisade : origines et conséquences du 11 septembre (L’Harmattan, 2004, rééd. 2011).

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2120 Approches en Val-de-Marne7Approches en Val-de-Marne

L’intervention de la France, à défaut d’une solution régionale

Comment s’est déclenchée la crise en 2012 ? C’est le retour de Lybie de Touaregs qui avaient été accueillis et instrumentalisés par Kadhafi, au prétexte de vouloir épouser leur cause, qui a signé le début de cette crise. Le Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA), créé le 16 octobre 2011 et formé d’organisations touarègues préexistantes, rejoint alors les groupes islamistes dans une alliance qui finira d’ailleurs pas se retourner contre eux. Ils prennent très rapidement les villes de Tombouctou, Gao et Kidal, tandis qu’en face, il n’y a ni armée, ni autorités politiques...

S’emparant de tous les pouvoirs au niveau local, ces groupes sont confrontés à un environnement hostile : les populations vivent très mal cette situation de domination par un islamisme théâtralisé à des fins politiques, de contrôle et de criminalité. Un plan est alors imaginé pour tenter de faire face : la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), mandatée par l’Union Africaine, elle-même sous délégation des Nations Unies, élabore un plan d’intervention régional. Mais, les armées des pays de la région ne connaissent pas forcément le terrain : les Nigérians qui devaient composer le gros de la troupe viennent d’un terrain très différent, on allait donc à l’échec. Ce scénario avait cependant l’avantage d’être régional, les états régionaux prenant en main une situation locale. Malheureusement, ceux-ci y vont en traînant les pieds.

Entre Noël et le 5 ou le 6 janvier de cette année, les événements se sont finalement accélérés, menant à la chute des villes du Nord

Mali ; Bamako, la capitale, étant elle-même menacée. C’est à ce moment que se produit l’intervention française.

Et après ? Que se passera-t-il lorsque les troupes françaises se seront retirées, puisqu’on dit qu’elles le feront rapidement ? Il faudra bien que l’Ouest africain soit là pour prendre le relais, avec le risque qu’on en revienne à la situation initiale.

On peut sans doute critiquer l’intervention française et invoquer toutes sortes d’accusations de néocolonialisme, il n’empêche que l’on doit prendre acte du fait que les autorités maliennes ont demandé à la France d’intervenir. C’est ce qui fait la complexité de cette question : les autorités font appel à un état particulier, la France en l’occurrence, alors que la communauté internationale a son propre processus d’intervention sous l’égide des Nations Unies. Les acteurs régionaux démontrent qu’ils ne sont pas à la hauteur, bien qu’étant nécessaires sur le long terme. Enfin, on a affaire à des groupes armés qui sont évanescents.

Pour en terminer avec l’actualité, on a beaucoup parlé de la mort d’Abou Zeid, un des dirigeants d’AQMI. Il ne faut pas lui accorder tant d’importance : ce n’est que le numéro 3, un leader parmi d’autres (le vrai leader est Abdelmalek Droukdel). Néanmoins, on ne doit pas oublier que le propre de ces organisations est d’être agiles, versatiles, diffuses et de générer de nouveaux dirigeants. Par exemple, Al-Qaïda n’a pas été si affaiblie après la mort de Ben Laden, elle s’est simplement restructurée.

Après la guerre froide, le 11 septembre et le printemps arabe : une nouvelle donne terroriste

En forme de conclusion, Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou livre sa réflexion sur le sens de ces conflits dans l’Histoire. Il est incontestable que la nature de ces groupes est nouvelle, très loin du terrorisme des années 70 : celui de la Bande à Baader, d’Action directe, des Brigades rouges ou de Septembre noir, dont la logique était complètement différente.

Le Mali est entré dans une période d’instabilité qui risque de se prolonger. Il faut voir où en est encore la Lybie deux ans après sa

révolution, même chose pour la Tunisie qui a pourtant réussi sa révolution dans le sens où un canevas constitutionnel existe. Il en va de même pour l’Irak qui, de 2003 à 2013, n’a pas beaucoup progressé après l’intervention des États-Unis. Pour résumer, si l’intervention a été demandée par le Mali, si le statu quo était inacceptable, ces groupes terroristes devant de toutes façons être délogés du nord du pays, une solution locale et régionale sera incontournable pour que s’installe une paix durable au Mali.

8 Approches en Val-de-Marne

Échange avec les participants

La grille de lecture n’est plus Est/Ouest et ne sera pas non plus Nord/Sud, comme on a voulu absolument nous le faire croire. Quelle est votre analyse concernant le rôle du Nord car, pendant toute cette période, les pays occidentaux ne sont pas restés neutres ?

Pour avoir cette grille de lecture, ce qui est le terme approprié, il faut faire une analyse comparative. Effectivement, il y a eu une césure logique dans l’après 89 (chute du mur de Berlin) : la fin du conflit Est/Ouest aboutit à cette série assez staccato d’interventions vers le sud, en même temps qu’on cherche à établir de nouvelles normes pour protéger « l’ingérence des États ». Il faut y voir une cyclicité historique.

Si on remonte encore plus loin, après les guerres napoléoniennes qui avaient « fatigué » l’Europe, on a eu un déversement vers le Sud : ce fut la grande époque de la colonisation. Près de cent ans plus tard, ce processus s’est reproduit avec la Seconde Guerre mondiale et la grande fatigue qui s’en est suivie (plus de 25 millions de morts), le début de la décolonisation et la création des Nations Unies. Le rôle du Nord est donc central aujourd’hui mais ne doit pas occulter l’échec des élites du Sud, dirigeants comme intellectuels. On a là une contradiction : il est difficile de pointer un comportement néocolonial lorsqu’on en appelle à un interventionnisme qui, d’ailleurs, ne résout pas les choses en profondeur. Le Président ivoirien, le Président de Centre-Afrique, le Mali aujourd’hui... tous ont demandé une intervention de la France. Pour eux, c’est tout de même révélateur d’un échec, sans compter que cela génère une infantilisation de ces sociétés.

Y a-t-il une volonté de contrôle par les réseaux terroristes des enjeux géostratégiques que sont le pétrole, l’eau, les nappes phréatiques, etc. ?

C’est évident. Le Sahel, c’est le bassin de Taoudéni, cet immense espace avec ses ressources en uranium, pétrole, or et gaz. Les grandes compagnies pétrolières occidentales et du Moyen-Orient (Qatar) investissent et sont présentes économiquement. L’Occident n’est là qu’un compétiteur parmi d’autres. Il suffisait de voir, pendant la prise d’otages d’In Amenas en Algérie, le nombre de nationalités différentes sur le chantier. Il faut être naïf pour ne pas croire que les États y ont des intérêts.

Quel est le rôle des groupes privés de sécurité ?

Les Private Military Contracters (PMC) sont les descendants des groupes de mercenaires qui sévissaient en Afrique du Sud il y a une vingtaine d’années. Beaucoup de gouvernements font appel à leurs services, notamment les Émirats Arabes Unis qui avaient demandé à la compagnie privée Blackwater de leur préparer un plan pour mettre sur pied une force paramilitaire pendant le printemps arabe...

Je voudrais comprendre quels sont les leviers qui font qu’à un moment, on prend les armes pour se battre. Si les multinationales continuent de piller ces pays et qu’il y a de plus en plus de pauvreté, il sera facile de continuer à utiliser cette misère pour recruter des soldats et monter des groupes armés dans tout ce désordre...

La question du terrorisme est très complexe. Bien sûr qu’il y a des situations d’injustice, mais il faut essayer de comprendre avant de justifier. La réponse devrait être un meilleur équilibre des relations internationales et une réciprocité entre le Nord et le Sud. Il ne faut surtout pas tomber dans ce fatalisme : « ils sont faibles et pauvres, nous sommes puissants et riches, le monde a toujours été ainsi ! ». Ce n’est pas vrai car le pouvoir tourne : souvenons-nous que cette région a été trois fois impériale avec la Perse, l’Empire islamique et l’Empire ottoman.

Il faut aussi prendre la mesure de la corruption : lorsque des jeunes un peu perdus se voient offrir quatre à cinq fois plus que ce qu’ils gagnent en un mois pour mettre la main sur une Italienne, un touriste espagnol ou un humanitaire français, comment résister ? Cela fait partie de l’économie politique terroriste.

Que se serait-il passé, si l’intervention française n’avait pas eu lieu ?

Les groupes islamistes auraient pu se satisfaire de Gao, Tombouctou et Kidal, mais ils auraient tout aussi bien pu continuer d’avancer et la chute de Bamako aurait changé beaucoup de choses. La région a ses responsabilités et il y a eu une absence de leadership. On peut aussi être interpellé par l’absence de sursaut national de la part des maliens qui ont laissé pourrir la situation, de mars 2012 à janvier dernier. Il aurait fallu négocier avec les groupes touaregs sans peut-être accepter leur sécession. Quant au MNLA, il a trop tôt décrété l’indépendance de l’Azawad, indépendance qui s’est révélée très vite illusoire. Aujourd’hui, je crois que les Touaregs, même ceux de la diaspora, doivent tirer les leçons de tout cela s’ils veulent que leur question soit étudiée sérieusement autour d’une table. Il faut qu’ils présentent un projet qui soit acceptable d’abord au Mali, puis au niveau régional et international.

Que pouvez-vous nous dire de la position du Tchad qui soutient l’armée française au Mali ?

Le Tchad joue un rôle complexe et ambigu car s’y trouvent aussi des Touaregs. Mais sa position de soutien aux forces françaises est claire. On sait par ailleurs que le président tchadien était récemment à la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) pour réclamer les fonds qui lui avaient été promis pour cette opération.

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Un mot encore sur la situation des réfugiés dont on parle très peu : il y a plus de 200 000 réfugiés et déplacés internes au Mali et 260 000 déplacés dans la région.

Enfin, concernant l’ingérence française, il est vrai qu’il y a quelques années, l’Afrique et même le monde arabe se seraient braqués face à une telle intervention. À ce propos, on peut recommander

le livre brillant d’un intellectuel camerounais, Achille Bembey, qui s’intitule Sortir de la grande nuit. Il y parle des dynamiques stratégiques de l’Afrique. On peut regretter de n’avoir pas encore vu à l’œuvre ces logiques nécessaires de réappropriation de la géostratégie, ni au niveau des leaders ni non plus à celui des sociétés et des intellectuels qui en auraient pourtant les moyens grâce à la mondialisation.

ContactsConseil général du Val-de-MarneService des Relations InternationalesHôtel du Département94054 Créteil CedexTel : 01 43 99 72 11/15Site : www.cg94.fr

iReMMO – Institut de recherche et d’études Méditerranée et Moyen-Orient5/7 rue Basse des Carmes75005 ParisTel : 01 43 29 05 65Mail : [email protected] : www.iremmo.org

Mairie d’Ivry-sur-SeineService Relations Publiques et InternationalesEsplanade Georges Marrane94205 Ivry-sur-Seine CedexTel : 01 49 60 24 53www.ivry94.fr

Dans le cadre de l’initiative « Approches en Val-de-Marne du monde de demain », le Conseil général du Val-de-Marne a organisé un troisième cycle de conférences-débats sur les révolutions arabes intitulé «  sociétés en révolution(s)  », en partenariat avec l’institut de Recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO) et la ville d’Ivry-sur-Seine.

Deux ans après le déclenchement du « Printemps arabe », avec l’insurrection du 14 janvier 2011 en Tunisie, ce cycle fait état de situations singulières  : la question des jeunesses arabes, le rôle des nouvelles technologies : internet, réseaux sociaux, téléphones mobiles.

Cycle 3

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« La question des Jeunesses arabes »Soirée projection-débats

avec Anne-Marie Filaire, réalisatrice, et Farida Souiah, doctorante-chercheuse, chargée de cours à Sciences Po Paris,

rattachée au CERI, Centre d’Etudes et de Recherches Internationales et attachée d’enseignement et de recherche à l’Université de Cergy-Pontoise

Jeudi 30 mai 2013

« Alger, une jeunesse en quête d’intimité », un film d’entretiens avec de jeunes Algériens

« Alger, une jeunesse en quête d’intimité » est un documentaire de 52 minutes dans lequel Anne-Marie Filaire interroge des jeunes Algériens sur le thème des révolutions arabes. Les entretiens ont été réalisés, en octobre et décembre 2012, principalement avec des jeunes étudiants des Beaux-Arts. La réalisatrice s’en explique : « j’ai éprouvé le besoin de me présenter à ces jeunes. J’ai donc donné une conférence à l’école des Beaux-Arts d’Alger de façon à établir avec eux une certaine confiance. Ce besoin de me présenter était

d’autant plus important que je ne connaissais pas l’Algérie avant d’y arriver pour mon film ». Et de préciser d’ailleurs qu’avant de s’intéresser au Maghreb, son parcours a commencé à Jérusalem, en 1999.

Au-delà de ces circonstances particulières, l’important, nous dit-elle, est que le film témoigne d’une remarquable intelligence de ces jeunes, même si la parole n’a pas toujours été facile à trouver.

Identité, genre et rapport au politique

Livrant les réflexions que lui a inspirées le film, Farida Souiah constate tout d’abord combien la spontanéité des personnages apporte de subtilité à l’analyse - ce qui, souligne t-elle, manque bien souvent aux sciences sociales caractérisées avant tout par la volonté démonstrative. Certes, les réalités algériennes sont déjà bien connues des chercheurs spécialistes de ce pays, mais la parole des jeunes interrogés dans le film apporte une fraîcheur qui aide à en comprendre certaines spécificités.

C’est le cas pour la question des identités berbère et arabe fondées sur des histoires politiques et des traumatismes différents. À propos de la Kabylie justement, certains jeunes évoquent l’expérience dramatique des années 90 ; le « printemps arabe » y aurait ainsi une résonnance encore plus traumatisante que dans le reste de l’Algérie. L’un d’eux la qualifie de région « marginalisée », ce dont atteste le combat qui y est mené pour la reconnaissance de la langue berbère.

Deuxième réalité révélée par les entretiens, celle de l’identité liée au genre - l’expérience publique est très différente selon que l’on est un homme ou une femme, nous dit Farida Souiah. Et de souligner les propos d’une jeune fille qui affirme que pour une femme « être dans l’espace public apparaît comme une erreur »  ; comme si, pour elles, être dans cet espace n’était pas légitime. D’où les stratégies courantes d’évitement du regard pour échapper aux confrontations, comme marcher sans regarder autour de soi ou mettre des écouteurs pour se couper du monde extérieur...

Quel rapport au politique les jeunes Algériens ont-ils  ? Le film révèle une sorte de « fascination/répulsion » à l’égard de l’État, un État sans visage mais omnipotent. On lui attribue un pouvoir d’endoctrinement et de manipulation par l’intermédiaire des médias, mais jamais on ne le nomme. Et il est vrai, remarque Farida, que ce pouvoir avec son système de cooptation des civils par les militaires est particulièrement opaque.

Une vision de l’histoire dominée par la lutte pour l’indépendance des années 60

Il est intéressant de remarquer la manière dont les jeunes gens parlent de la lutte pour l’indépendance de leur pays, comme si l’histoire algérienne s’était arrêtée aux années 60 et que rien n’avait évolué depuis. Comme si la liberté avait déjà été conquise et qu’au nom des combats menés par leurs ancêtres, la génération nouvelle s’exonérait du devoir de révolte. Ainsi, on se félicite du « printemps arabe », on reconnaît que la situation politique, économique et culturelle est la même en Algérie que dans les autres pays de la région, mais on hésite à souhaiter le même

processus de révolte par crainte de voir revenir la « décennie noire » des années 90, avec son lot de violences et de massacres. Quand bien même les jeunes du film n’ont pas vécu cette période terrible, ils en gardent un véritable traumatisme alimenté par la violence des images que l’unique chaîne de télévision diffusait alors (les médias arabes transnationaux n’existaient pas encore). Ce thème de la mémoire historique a d’ailleurs dominé une bonne partie des débats que nous reproduisons ici, sous une forme synthétique.

Débat avec les participants

La plupart des jeunes interviewés méconnaissent leur histoire, celle de la période actuelle comme celle de leurs parents. Il court en Algérie une blague qui évoque bien ce problème : lorsqu’on demande ce que représentent les couleurs du drapeau algérien, la réponse est celle-ci : « le vert, c’est pour l’Islam ou l’espérance, le rouge, c’est le sang des martyres et le blanc, c’est la page blanche de l’histoire qui reste à écrire... ». C’est inquiétant car un peuple sans mémoire est un peuple d’esclaves. Qu’en pensez-vous ?

Réponse de Farida Souiah  : il y a en effet deux raisons à cette situation. D’une part, les jeunes expliquent cette méconnaissance par le fait que l’histoire enseignée à l’école avec sa polarisation sur la période coloniale et la lutte de libération s’apparente à de l’endoctrinement (à noter d’ailleurs qu’on ne peut accéder aux archives publiques au-delà de 1962). De plus, le régime politique algérien est d’une grande permanence : difficile d’écrire l’histoire quand les acteurs politiques sont encore en place. Alors on ressasse encore et toujours celle de la lutte de libération (18% des thèses universitaires seraient encore dédiées à l’émir Abdelkader...) au détriment de la période qui a suivi.

Le problème est aussi que l’histoire est falsifiée par un pouvoir corrompu qui a intérêt à occulter certaines réalités. Pour revenir au reportage, il aurait peut-être fallu interroger d’autres jeunes, dans d’autres régions, de façon à recueillir des témoignages plus représentatifs...

Sans doute, mais cette difficulté à parler de l’histoire est déjà très révélatrice en soi. Certains m’ont même dit  : « on ne peut pas, on n’a pas le droit ». On sent à travers leurs propos, même succincts, tout le poids de cette mémoire qui les écrase, celle de la guerre et de ses héros pour l’indépendance de leur pays. Par ailleurs, on s’aperçoit qu’à travers leur discours sur la violence, c’est la société elle-même qui est interrogée  ; les filles, en particulier, sont très sensibles à la violence sociale qui s’exerce dans l’espace public. Les jeunes sont donc confrontés à cette double violence, celle du régime et celle de la société sur elle-même, une pesanteur dont il est bien difficile de s’affranchir.

Comment expliquez-vous que ce phénomène d’autocensure soit aussi puissant ?

R  : Par la peur, tout simplement. Paradoxalement, on peut faire beaucoup de choses en Algérie tant qu’on n’en parle pas... Par exemple, on comprend dans les propos de cette jeune fille d’un milieu plutôt libéral que la pression du « qu’en dira t-on » est extrêmement forte lorsqu’elle nous dit  : « quand bien même tes parents sont ouverts d’esprit, tes voisins, eux, ne le sont pas ». Ou encore quand cet autre jeune reconnaît qu’il exerce sur lui-même une forme d’astreinte à sa liberté.

Qu’en est-il de l’émigration ? Dans le film, les jeunes disent ne pas vouloir quitter l’Algérie, mais on entend aussi quelqu’un déclarer que des corps sont régulièrement repêchés en mer...

La réalité est que le phénomène migratoire est assez minoritaire, mais il est spectaculaire car il comporte une forme particulière de risque, celui des personnes qui tentent de partir sur des bateaux de fortune.

Est-ce que le film sera projeté en Algérie ?

R (Anne-Marie Filaire)  : Ce n’est pas encore décidé. Il y a évidemment un besoin de montrer ce travail et de transmettre ce que disent ces jeunes. Mais en même temps il faut les protéger, justement parce qu’ils sont jeunes.

Comment interpréter ce que dit ce jeune : « En Algérie, le multipartisme a engendré la guerre civile. C’est ce qui pourrait se passer dans les pays du printemps arabe, notamment en Tunisie... ». Peut-on parler d’une démission de cette future élite ? Le régime a t-il déjà gagné sur les futurs intellectuels ?

Les jeunes sont en manque de modèles et les recherchent parmi les élites, mais il n’y a pas véritablement de démission des artistes et des intellectuels, même s’il est difficile pour eux de travailler dans la situation actuelle en Algérie.

Concernant le multipartisme, il est vrai que les émeutes de 1988 ont mis fin au parti unique algérien. Mais la constitution, adoptée en 1989, loin de créer les conditions d’une réelle démocratie n’a abouti qu’à une certaine libéralisation politique  : multipartisme, société civile, liberté partielle de la presse, etc. Le régime, par exemple, incite par tous les moyens (y compris l’envoi de textos) les gens à aller voter mais ne parvient pas à surmonter le manque d’intérêt de la population vis-à-vis des politiques. Ce qui revient à un échec pour le pouvoir. Néanmoins, même s’il y a une certaine apathie de l’engagement politique classique, on remarque que la contestation syndicale est très importante  : des syndicats autonomes existent qui se sont affranchis du syndicat officiel, l’UGTA, et les gens se mobilisent sur des actions très concrètes. Enfin, par-dessus tout, les Algériens font preuve d’une ironie mordante à l’égard du régime et de ses acteurs, ce qui montre bien qu’ils ne s’en laissent pas compter...

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2726 Approches en Val-de-Marne

« Internet, réseaux sociaux, téléphones mobiles : Les sociétés arabes bousculées

par les nouvelles technologies ? »Débat avec Yves Gonzalez-Quijano1,

enseignant en littérature arabe contemporaine à l’Université Lumière-Lyon II, traducteur, auteur d’ouvrages et de chroniques de référence sur les questions de société du monde arabe

Samedi 1er juin 2013

La « renaissance » arabe et les révolutions techniques

Quel rôle les réseaux sociaux ont-ils joué dans le « printemps arabe »  ? Yves Gonzalez-Quijano commence par se référer à ce phénomène de la deuxième moitié du 19ème siècle qu’on a appelé Ennahda (la « renaissance »). En Tunisie Ennahda est un parti, en Egypte c’est le programme électoral des Frères musulmans, et au Maroc c’est le nom donné au podium d’un grand festival de musique de Rabat. Autrement dit, ce terme traverse à la fois les sphères politique et populaire.

Quant aux révolutions techniques, elles commencent à la fin de la Seconde Guerre mondiale et des décolonisations. La constitution du monde arabe comme puissance politique (c’est la grande période du nassérisme) s’accompagne en effet de la prise de conscience de l’importance de l’information. La première de ces révolutions, c’est la numérisation  - celle des photocopieurs, de l’informatique individuelle et des téléfax. Puis, celle des premiers modems qui permettent de travailler à distance quasiment en temps réel. Grâce à ces techniques, on voit apparaître des journaux transnationaux qui s’adressent au public de l’ensemble de la région arabe et donc se développer une opinion transnationale arabe.

Ensuite, vient la télévision satellitaire, au moment de la guerre du Golfe, en 1991. La première est la BBC en langue arabe qui émet depuis Londres mais peut se capter partout dans la région arabe via des paraboles. En Algérie, on assiste à la bataille des satellites, le régime étant au départ peu enthousiaste devant cette extension de l’accès à l’information (aujourd’hui, il y a 650 chaînes satellitaires arabes dont la fameuse Al Jazeera).

Troisième grande révolution technique, celle du web dans les années 90. On sait les régimes locaux peu favorables à cette nouvelle ouverture, mais la décision de l’Arabie Saoudite d’ouvrir le net aux citoyens crée un précédent, même si ce pays a longtemps rêvé de faire ce que font peut-être les Iraniens en ce moment, à savoir créer un web privé, une sorte de grand Facebook à l’échelle d’un pays permettant de contrôler l’accès à Internet et l’usage qu’en font les citoyens. Mais il est difficile pour un pays de s’isoler dans sa bulle quand on sait que le net sert aussi à l’information économique et financière - c’est ce que les Nord-Américains appellent « le paradoxe du dictateur ».

Le rôle des réseaux sociaux

Cette histoire technique peut aussi être lue de manière géo-politique. Yves Gonzalez-Quijano nous dit qu’il existe à cet égard trois néologismes  : la « péninsularisation » des médias, leur « satellisation » et leur « netification ». Le premier correspond à la création dans les années 80 des grands médias transnationaux (en particulier grâce à l’argent saoudien) imprimés via des techniques numériques. La « satellisation » consiste à passer au-dessus des frontières pour communiquer au bénéfice des populations émigrées, notamment. Quant à la « netification », c’est la création d’un univers virtuel (sur lequel plane d’ailleurs cette question philosophique récurrente : réalité en puissance ou réalité parallèle ?).

Après dix ans d’usage à forte dose des techniques numériques, on s’aperçoit que des changements s’opèrent à tous les niveaux. Les nouvelles générations ont des manières radicalement différentes d’accéder à l’information. Ce qui correspond à un véritable changement de paradigme, aussi important peut-être que le mouvement de la Renaissance au 19ème siècle a pu modifier les données culturelles de l’histoire du monde arabe. En 2001, par exemple, les dix premiers sites (Google, Yahoo, etc.) ne totalisaient que 31  % du trafic  ; aujourd’hui, ils en totalisent 75  % (l’effet Facebook, Flickr, You Tube...).

(1) Yves Gonzalez-Quijano est aussi traducteur et auteur d’ouvrages et de chroniques de référence sur les questions de société du monde arabe.

L’explosion de l’usage des réseaux sociaux

À partir de 2009, les usagers des réseaux sociaux sont plus nombreux que ceux des messageries  : les deux tiers d’entre eux utilisent les réseaux sociaux et les blogs. En outre, leur navigation se fait de plus en plus sur le téléphone portable. C’est un aspect peu connu de l’usage du web dans ces pays, comme en Afrique, où les infrastructures sont peu développées. Dans le monde arabe, le web est surtout en images, tandis qu’en Afrique il est aussi audio - comme dans une sorte de revanche de l’oralité dans l’accès au savoir.

Puis, le web social s’est enrichi d’applications beaucoup plus interactives, qu’illustre par exemple le rachat de Tumblr par Yahoo avec à la clé des enjeux commerciaux considérables. Tumblr est une version beaucoup moins pudique que Facebook (un tiers des flux sur Internet concerne le rapport au corps et au sexe...).

Il y a aussi un effet web sur le vocabulaire et la conceptualisation politiques  avec l’invention d’une nouvelle terminologie censée trouver sa traduction dans la réalité  : on a ainsi vu apparaître le terme MENA (Middle Est and North Africa) et les Américains, toujours pragmatiques, ont inventé le mot ARABIA qui correspond à une représentation politique, culturelle, civilisationnelle et géopolitique du monde arabe.

Quelques chiffres illustrent cette explosion de l’usage du web  : 54  % des utilisateurs d’Internet naviguent en langue arabe  ; les deux tiers des utilisateurs d’Internet en Arabie Saoudite s’en servent pour les jeux vidéos, car le web ce n’est pas seulement de l’information  ; enfin, l’arabe est aujourd’hui la quatrième langue utilisée sur le net et 70  % des utilisateurs des pays arabes ont entre 13 et 28 ans.

Le phénomène Al Jazeera

Cette partie du débat était animée par un deuxième intervenant, Mohammed El Ouafi, enseignant à l’Institut d’études politiques de Paris. Pour mesurer l’influence des médias dans le champ politique, il s’est intéressé à l’opinion que se font les autres pays arabes de ce qui se passe en Syrie.

On considère en effet que dans la guerre médiatique qui se joue dans ce pays, la chaîne Al Jazeera joue un rôle des plus importants. Elle aurait même, selon certains, préparé le printemps arabe (un déterminisme technologique dénoncé cependant par toute la communauté de la communication).

Il faut, selon Mohamed El Ouafi, distinguer médias de masse traditionnels  (presse, radio et télévision) et médias de masse individuels liés à Internet (où règne l’interactivité et où le nombre de producteurs et d’émetteurs est quasi équivalent). Depuis le 19ème siècle, la circulation des médias dans le monde arabe s’est structurée en trois niveaux :

– Le premier est transnational. C’est, par exemple, le cas du journal  Les Pyramides créé en 1975 par deux frères libanais, de La Voix des Arabes  créée par Nasser, d’Al Jazeera ou de la presse panarabe de Londres. Il existe ainsi dans les pays arabes l’habitude de lire une presse régionale et non pas nationale et, par conséquent, une réelle déconnexion entre le développement de la presse et le sentiment national.

– Le deuxième niveau  est national et selon qu’on consulte les médias nationaux ou panarabes, on aura une version très différente du monde.

– Le troisième est international  : il s’agit des médias lancés en langue arabe par des puissances étrangères. La première entreprise importante a été Radio Bari, une radio italienne lancée, en 1937, par le régime fasciste. En 1939, les anglais lancent la BBC en arabe qui jouera un rôle très important. Et lorsque les Qataris lancent Al Jazeera, toutes les grandes puissances se mettent à créer des chaînes d’information  : Les Iraniens en 2003, les Américains en 2004 avec Al-Hourra (la “libre”), puis, la France, la Turquie, la Chine, la Russie...

Al Jazeera joue un rôle essentiel vis-à-vis des événements de Syrie. La thèse développée est que le peuple syrien s’est révolté contre Bachar el-Assad qui, au lieu de partir, a choisi d’utiliser la violence pour faire taire la rébellion. Tout est donc fait pour délégitimer l’opération militaire de Bachar el-Assad et aider la révolution syrienne et la résistance armée.

Un point de vue que nuance néanmoins Yves Gonzalez-Quijano pour qui la séparation entre médias traditionnels et médias Internet n’est plus pertinente techniquement et de moins en moins sur le plan économique. Al Jazeera a en effet été une des premières chaînes à proposer des reportages que les gens pouvaient réutiliser légalement sur leurs propres blogs. Lors du printemps arabe, la chaîne avait ainsi une équipe de vingt personnes chargées d’écumer les réseaux sociaux pour récupérer des informations et les réinjecter ensuite (les contenus provenant du net seraient de 30 à 40 %).

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La transformation des comportements vis-à-vis de l’information

Depuis 2011, les comportements par rapport aux médias ont accéléré une évolution déjà inscrite dans les gênes de la technique. De plus en plus de consommateurs mettent ainsi en cause les médias, à l’instar de Bassem Youssef, ce jeune chirurgien égyptien qui, passé à l’animation, compare et rapproche toutes sortes de commentaires. On a évoqué le rôle des réseaux sociaux comme vecteurs d’information et pourtant, en Syrie aujourd’hui, ils compliquent plutôt la situation car ils ont été utilisés et manipulés très rapidement par les parties prenantes au conflit.

En Égypte, les blogueurs-citoyens ont aujourd’hui considéra ble-ment perdu de leur influence et on observe, parallèlement, que les télévisions nationales reprennent de la crédibilité au sein de la population, au détriment des canaux transnationaux. Autre exemple  : le blog collectif Nawaat très efficace dans la prise de conscience de la population tunisienne contre la dictature de Ben Ali a beaucoup perdu en qualité depuis la révolution. Il y a encore quatre ans, on louait ces nouveaux outils et aujourd’hui, on s’aperçoit que les choses sont plus compliquées. Plus que le contenu de l’information, c’est le regard porté sur l’information qui est important, nous dit Yves Gonzalez-Quijano - au fond, c’est tout le rapport à la connaissance qui est en train d’évoluer. La période est intéressante qui rapproche les problématiques du monde arabe de celles du nord de la Méditerranée, et la disparition de cette frontière de l’information est riche de perspectives.

Mohamed El Ouafi partage, lui aussi, cette analyse et observe que le rapport aux médias devient de plus en plus critique. En Tunisie, par exemple, la chaîne Al Jazeera est passée du stade du sauveur pendant la dictature à celui de bouc émissaire depuis que la révolution a entrainé une recomposition du champ politique. Les « favoris » d’Al Jazeera, les Frères musulmans, sont maintenant au pouvoir, par conséquent Al Jazeera, prisonnière de son paradigme de la démocratie, ne peut plus critiquer le régime comme elle le faisait auparavant. D’où les limites de l’impérialisme des médias : Al Jazeera est devenue impuissante et perd de l’audience.

Quant à la chute de crédibilité des médias, elle se mesure aussi avec le phénomène Facebook qui, d’une certaine manière, rend les gens autistes. Avec Facebook, les gens ont le sentiment d’avoir accès à l’information, mais en réalité c’est toujours le même point de vue qui est donné - ce qui est plutôt dangereux, surtout dans une situation de crise. Beaucoup sont incapables de regarder autre chose que les pages Facebook sur lesquelles ils naviguent 8 ou 9 heures par jour. Quand on est un jeune Syrien à l’étranger, c’est compréhensible. Mais à l’intérieur du pays, cela engendre des phénomènes très inquiétants. Quant aux grands blogueurs-citoyens, ils ont aujourd’hui nettement moins d’influence qu’auparavant dans le débat public.

Alors, se dirige t-on vers la reconstitution d’un champ médiatique national plus ouvert, plus pluraliste et qui redonne du poids aux organes traditionnels ? C’est peut-être l’évolution qui est à l’œuvre actuellement. De sorte, conclut Yves Gonzalez-Quijano, qu’on pourrait ainsi assister à un retour de la médiation à l’opposé de l’information brute. Contacts

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ContactsConseil général du Val-de-MarneService des Relations InternationalesHôtel du Département94054 Créteil CedexTél : 01 43 99 72 11/15Site : www.cg94.fr

iReMMO – Institut de recherche et d’études Méditerranée et Moyen-Orient5/7 rue Basse des Carmes75005 ParisTél : 01 43 29 05 65Mail : [email protected] : www.iremmo.org

Mairie d’Ivry-sur-SeineService Relations Publiques et InternationalesEsplanade Georges Marrane94205 Ivry-sur-Seine CedexTél : 01 49 60 24 53Site : www.ivry94.fr

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