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partenaires institutionnels | recherche 22 OptionBio | Lundi 6 octobre 2008 | n° 406 E n 2005, le conseil général d’Indre-et-Loire décide la ré-inhumation de l’urne d’Agnès Sorel ainsi qu’une enquête scientifique préalable à cette ré-inhumation. À cette occasion, les différentes techniques de paléopathologie ont permis non seulement de confirmer qu’il s’agissait bien de la célèbre maîtresse de Charles VII, mais également d’apporter d’étonnantes informations sur la vie et les circonstances de la mort de cette jeune femme du XV e siècle. Le “fil de l’enquête” Le scanner L’urne contenant les restes de corps est tout d’abord passée au scanner, avant ouverture. L’image révèle 4 à 5 niveaux, correspondant aux dépôts successifs des différentes parties du corps, des pieds vers le crâne. L’observation macroscopique Le crâne reposait sur un mélange formé de restes du cercueil (plomb et bois) et de corps (morceaux d’os et résidus de putréfaction). Parmi les frag- ments d’os figurent ceux appartenant à un enfant de 7 mois (4 e enfant dit mort-né ?). L’examen de la partie antérieure du crâne ne révèle aucune intervention post-mortem (du moins avant les profanations connues du XVIII e siècle). Seul un déplacement de la cloison nasale est noté : sans doute, Agnès Sorel ronflait-elle. Les lambeaux de peau et les sourcils encore en place témoignent d’une momification. Des traces d’épilation du front sont retrouvées, mais cependant à une hauteur moindre que sur ses portraits. L’usure des sept dents ayant échappé aux pro- fanations est faible, et donc en faveur d’un âge jeune. Une seule carie et peu de tartre : Agnès Sorel avait une bonne hygiène dentaire. La reconstitution du visage La reconstitution du visage a été menée selon deux techniques. Le dessin du crâne a tout d’abord été superposé à la photographie du gisant (réputé réalisé d’après nature). Puis une image en 3D a été créée à partir du crâne, également superposée à celle du gisant. Dans les deux cas, la concordance ne laisse aucun doute : il s’agit bien du crâne d’Agnès Sorel. Les anneaux de cément Une canine et une dent de sagesse amènent au même constat : Agnès Sorel aurait eu ses trois filles à 18, 19 et 20 ans et serait décédée entre 25 et 26 ans (voir encadré). L’examen microscopique Les cheveux portent des marques de torsion et contiennent des fragments de fil d’or : Agnès Sorel tirait ses cheveux pour se coiffer, et portait lors de son inhumation une mantille dorée. La présence de poivre noir d’Afrique de l’Ouest et de fruits de mûrier blanc dans l’urne témoigne de l’embaumement du corps (ceci est à rapprocher des chroniques historiques relatant que le cœur d’Agnès Sorel fut extrait et gardé à l’abbaye de Jumièges, 76). La présence de spores de fougère mâle peut être rapprochée de l’ascaridiose constatée lors de l’analyse parasitologique des résidus de l’urne. Des fibres végétales et carnées ont été retrouvées dans le tartre dentaire : Agnès Sorel avait une ali- mentation variée. Des hématies, récupérées au contact des os et réhydratées par le formaldéhyde, présentent un aspect normal. Agnès Sorel ne souffrait pas de la malaria, alors fréquente sur les bords de Loire. L’analyse parasitologique De nombreux œufs d’ascaris sont mis en évi- dence : cette infestation était fréquente au XV e siè- cle et la fougère mâle est connue depuis l’Anti- quité pour ses vertus anti-helminthiques. Il est à noter qu’à l’époque, les ascaris étaient considé- rés comme le fruit de la putréfaction du sperme chez les femmes illégitimes ; et les derniers mots d’Agnès Sorel furent : « C’est peu de choses, et souillée et fétide, que notre fragilité. » L’examen histochimique Les fragments de peau montrent une faible teneur en mélanine, évoquant une peau particulièrement blanche (en accord avec les portraits). L’analyse élémentaire Elle est effectuée sur divers échantillons de l’urne, par spectrométrie d’émission atomique en plasma induit et spectrométrie d’absorption atomique électrothermique. - phage se révèlent effectivement essentiellement constitués de plomb. Des traces de mercure exis- tent mais surtout sont concentrées en surface des fragments de plomb, et sont donc en faveur d’une contamination externe de ces fragments. - vés différents éléments : P, Ca, Fe, Mg, Zn, Mn et Regard sur la vie d’Agnès Sorel grâce à la paléopathologie Agnès Sorel naquit vers les années 1420. Maîtresse offi- cielle du roi Charles VII, elle donna naissance à trois filles légitimées et un enfant mort-né (ou mort précocement). Sa fille Charlotte fut à l’origine d’un grand nombre des familles royales d’Europe. Le nom d’Agnès Sorel est égale- ment connu du fait de célèbres portraits, comme La Vierge à l’enfant entourés d’anges de Jean Fouquet (vers 1452- 1455). Son teint très pâle, son front très haut et sa fine silhouette traversèrent ainsi le temps. Elle mourut brutalement en 1449 ; son cœur fut déposé à l’abbaye de Jumièges (76) et son corps inhumé dans un triple cer- cueil de chêne, plomb et cèdre, en la collégiale Notre-Dame de Loches (37). Son gisant, tout aussi célèbre que ses portraits, donne une image précise de son visage. En 1777, les restes de son corps furent exhumés et, après moult vicissitudes et profa- nations, se retrouvèrent dans un banal saloir (urne en grès) dans le cimetière attenant à la collé- giale. Cette urne fut finalement mise en sûreté à la préfecture en 1801, jusqu’à la décision de ré-inhumation en 2005. Un peu d’histoire © E.R.L/SIPA Les nouvelles technologies permettent aujourd’hui d’en connaître long sur nos ancêtres, au-delà d’une simple confirmation d’identité. Ainsi, avant d’être ré-inhumés, les fragments corporels d’Agnès Sorel, maîtresse royale qui vécut au XV e siècle, ont-ils révélé les raisons de sa mort ainsi que des détails intimes de sa vie quotidienne.

Regard sur la vie d’Agnès Sorel grâce à la paléopathologie

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22 OptionBio | Lundi 6 octobre 2008 | n° 406

En 2005, le conseil général d’Indre-et-Loire décide la ré-inhumation de l’urne d’Agnès Sorel ainsi qu’une enquête scientifique

préalable à cette ré-inhumation. À cette occasion, les différentes techniques de paléopathologie ont permis non seulement de confirmer qu’il s’agissait bien de la célèbre maîtresse de Charles VII, mais également d’apporter d’étonnantes informations sur la vie et les circonstances de la mort de cette jeune femme du XVe siècle.

Le “fil de l’enquête”Le scannerL’urne contenant les restes de corps est tout d’abord passée au scanner, avant ouverture. L’image révèle 4 à 5 niveaux, correspondant aux dépôts successifs des différentes parties du corps, des pieds vers le crâne.

L’observation macroscopiqueLe crâne reposait sur un mélange formé de restes du cercueil (plomb et bois) et de corps (morceaux d’os et résidus de putréfaction). Parmi les frag-ments d’os figurent ceux appartenant à un enfant de 7 mois (4e enfant dit mort-né ?).L’examen de la partie antérieure du crâne ne révèle aucune intervention post-mortem (du moins avant

les profanations connues du XVIIIe siècle). Seul un déplacement de la cloison nasale est noté : sans doute, Agnès Sorel ronflait-elle.Les lambeaux de peau et les sourcils encore en place témoignent d’une momification. Des traces d’épilation du front sont retrouvées, mais cependant à une hauteur moindre que sur ses portraits.L’usure des sept dents ayant échappé aux pro-fanations est faible, et donc en faveur d’un âge jeune. Une seule carie et peu de tartre : Agnès Sorel avait une bonne hygiène dentaire.

La reconstitution du visageLa reconstitution du visage a été menée selon deux techniques. Le dessin du crâne a tout d’abord été superposé à la photographie du gisant (réputé réalisé d’après nature). Puis une image en 3D a été créée à partir du crâne, également superposée à celle du gisant. Dans les deux cas, la concordance ne laisse aucun doute : il s’agit bien du crâne d’Agnès Sorel.

Les anneaux de cémentUne canine et une dent de sagesse amènent au même constat : Agnès Sorel aurait eu ses trois filles à 18, 19 et 20 ans et serait décédée entre 25 et 26 ans (voir encadré).

L’examen microscopiqueLes cheveux portent des marques de torsion et contiennent des fragments de fil d’or : Agnès Sorel tirait ses cheveux pour se coiffer, et portait lors de son inhumation une mantille dorée.La présence de poivre noir d’Afrique de l’Ouest et de fruits de mûrier blanc dans l’urne témoigne de l’embaumement du corps (ceci est à rapprocher des chroniques historiques relatant que le cœur d’Agnès Sorel fut extrait et gardé à l’abbaye de Jumièges, 76).La présence de spores de fougère mâle peut être rapprochée de l’ascaridiose constatée lors de l’analyse parasitologique des résidus de l’urne.Des fibres végétales et carnées ont été retrouvées dans le tartre dentaire : Agnès Sorel avait une ali-mentation variée.Des hématies, récupérées au contact des os et réhydratées par le formaldéhyde, présentent un aspect normal. Agnès Sorel ne souffrait pas de la malaria, alors fréquente sur les bords de Loire.

L’analyse parasitologiqueDe nombreux œufs d’ascaris sont mis en évi-dence : cette infestation était fréquente au XVe siè-cle et la fougère mâle est connue depuis l’Anti-quité pour ses vertus anti-helminthiques. Il est à noter qu’à l’époque, les ascaris étaient considé-rés comme le fruit de la putréfaction du sperme chez les femmes illégitimes ; et les derniers mots d’Agnès Sorel furent : « C’est peu de choses, et souillée et fétide, que notre fragilité. »

L’examen histochimiqueLes fragments de peau montrent une faible teneur en mélanine, évoquant une peau particulièrement blanche (en accord avec les portraits).

L’analyse élémentaireElle est effectuée sur divers échantillons de l’urne, par spectrométrie d’émission atomique en plasma induit et spectrométrie d’absorption atomique électrothermique.

-phage se révèlent effectivement essentiellement constitués de plomb. Des traces de mercure exis-tent mais surtout sont concentrées en surface des fragments de plomb, et sont donc en faveur d’une contamination externe de ces fragments.

-vés différents éléments : P, Ca, Fe, Mg, Zn, Mn et

Regard sur la vie d’Agnès Sorel grâce à la paléopathologie

Agnès Sorel naquit vers les

années 1420. Maîtresse offi-

cielle du roi Charles VII, elle

donna naissance à trois filles

légitimées et un enfant mort-né

(ou mort précocement). Sa fille

Charlotte fut à l’origine d’un

grand nombre des familles

royales d’Europe.

Le nom d’Agnès Sorel est égale-

ment connu du fait de célèbres

portraits, comme La Vierge à l’enfant entourés d’anges

de Jean Fouquet (vers 1452-

1455). Son teint très pâle,

son front très haut et sa fine

silhouette traversèrent ainsi le

temps.

Elle mourut brutalement en

1449 ; son cœur fut déposé à

l’abbaye de Jumièges (76) et son

corps inhumé dans un triple cer-

cueil de chêne, plomb et cèdre,

en la collégiale Notre-Dame de

Loches (37). Son gisant, tout

aussi célèbre que ses portraits,

donne une image précise de son

visage. En 1777, les restes de

son corps furent exhumés et,

après moult vicissitudes et profa-

nations, se retrouvèrent dans un

banal saloir (urne en grès) dans

le cimetière attenant à la collé-

giale. Cette urne fut finalement

mise en sûreté à la préfecture

en 1801, jusqu’à la décision de

ré-inhumation en 2005.

Un peu d’histoire

© E

.R.L

/SIP

A

Les nouvelles technologies permettent aujourd’hui d’en connaître long sur nos ancêtres, au-delà d’une simple confirmation d’identité. Ainsi, avant d’être ré-inhumés, les fragments corporels d’Agnès Sorel, maîtresse royale qui vécut au XVe siècle, ont-ils révélé les raisons de sa mort ainsi que des détails intimes de sa vie quotidienne.

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systématiquement du plomb, issu probablement du sarcophage. Mais le constat le plus étrange est la très forte concentration en mercure de ces résidus (10 à 100 fois plus élevée que dans les fragments de sarcophage).

-sée par fluorescence X au synchrotron. Le plomb

a été détecté en surface, expliquant notamment la couleur noire des cheveux retrouvés dans l’urne : Agnès Sorel était blonde, mais ses cheveux ont été recouverts d’un dépôt issu de la décomposition du corps et du cercueil.La concentration en mercure des bulbes des poils pubiens et axillaires est de 8 g pour 100 g, et l’analyse de fragments de cheveux, par segments de 0,5 mm, révèle la présence de mercure sur la totalité de leur longueur : Agnès Sorel suivait un traitement mercuriel chronique de très longue durée, au moins supérieur à 2 ans. Il est probable que sa mort soit en rapport avec un surdosage, volontaire ou non. |

ROSE-MARIE LEBLANC

consultant biologiste, Bordeaux (33)

[email protected]

© S

ipa/

Mol

eux/

AS

A-P

ictu

res

Les anneaux de cémentDès la naissance d’une dent, l’alvéole osseux qui

contient la racine a tendance à s’élargir, provoquant

l’apparition de cellules particulières ou cémentoblas-

tes qui, sur un rythme à peu près annuel, construi-

sent une couche de tissu de type osseux aux pro-

priétés réfringentes tout à fait remarquables. Ainsi,

à l’image des cernes d’un arbre coupé transversale-

ment, la section transversale d’une dent au niveau

du cément révèle des anneaux dont le nombre,

ajouté à l’âge moyen d’apparition de la dent, permet

de retrouver l’âge de la personne au moment de sa

mort (ou au moment de l’extraction dentaire).

La morphologie de ces anneaux est tout aussi infor-

mative. En effet, ils deviennent plus larges lors des

grossesses et permettent ainsi de connaître à la

fois leur nombre mais également l’âge de la per-

sonne au moment des différentes gestations.

La tuberculose, la syphilis, l’insuffisance rénale ou

des polytraumatismes sont également responsa-

bles de modifications de ces anneaux.

SourceCommunications de J. Blondiaux (Centre d’études paléopathologi-ques du Nord, faculté Warembourg, Lille, 59) et J. Poupon (laboratoire de toxicologie biologique, groupe hospitalier Lariboisière-Fernand-Widal, Paris, 75), lors du 36e Colloque national des biologistes des hôpitaux, Dijon (21), octobre 2007.