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L’ANNUEL DU DÉVELOPPEMENT DURABLE LE BILAN DE L’ANNÉE 2008 L’AGENDA ET LES ENJEUX 2009 LES REPÈRES DU DÉVELOPPEMENT DURABLE SOUS LA DIRECTION DE PIERRE JACQUET, RAJENDRA K. PACHAURI & LAURENCE TUBIANA

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L’ANNUEL DU DÉVELOPPEMENT DURABLE

LE BILAN DE L’ANNÉE 2008L’AGENDA ET LES ENJEUX 2009LES REPÈRES DU DÉVELOPPEMENT DURABLE

SOUS LA DIRECTION DE PIERRE JACQUET, RAJENDRA K. PACHAURI & LAURENCE TUBIANA

26 €

Comment mettre en œuvre le développement durable ? Plus de quinze ans après la conférence de Rio, la question se pose encore, renouvelée par l’intense mobilisation d’acteurs non étatiques, ONG, entreprises, communautés locales. Constater l’inadaptation du système de gouvernance actuel n’est pas suffi sant et il convient d’identifi er, parmi les nombreuses dynamiques en cours, les prémices d’une nouvelle gouvernance.

REGARDS SUR LA TERRE a choisi la gouvernance du développement durable comme thème de son dossier 2009, avec l’ambition de contribuer à la réfl exion en cours sur le système de gouvernance actuel et ses évolutions souhaitables.

Au sommaire de REGARDS SUR LA TERRE 2009

Le bilan des événements de l’année 2008 et l’agenda des grands rendez-vous de 2009.

Le dossier 2009 sur la gouvernance mondiale du développement durable composé de trois parties illustrées de graphiques, encadrés et interviews :1. Un système à l’épreuve du développement durable 2. Dynamiques d’un monde changeant3. Gérer durablement la complexité

Les repères du développement durable, cartes, tableaux, chronologies, synthèses écono-miques, sociales et environnementales, off rent une cartographie inédite du développement durable dans le monde.

Regards sur la Terre est placé sous la direction scientifi que de Pierre Jacquet, économiste en chef de l’Agence française de développement (AFD), et de Laurence Tubiana, directrice de l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) et de la chaire Développement durable de Sciences Po. Pour cette édition 2009, Rajendra K. Pachauri, président du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC – prix Nobel de la paix en 2007) et directeur général d’un institut de recherche basé à Delhi en Inde, The Energy and Resources Institute (TERI), a rejoint la direction scientifi que de l’ouvrage.

ISBN 978-2-7246-1091-8 • SODIS 721 842.8

INSTITUT DU DÉVELOPPEMENT DURABLEET DES RELATIONS INTERNATIONALES

REGARDS SUR LA TERRE 2009L’annuel du développement durablePierre Jacquet, Rajendra K. Pachauri et Laurence Tubiana (dir.)

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La conception traditionnelle de la souveraineté des États est battue en brèche par la crois-sance des interdépendances écologiques, par l’émergence de biens publics mondiaux et par l’apparition d’acteurs de la société civile se positionnant comme « libres de souveraineté ». Ces évolutions conduisent à une refonte de la souveraineté. Néanmoins, les États demeurent des acteurs décisifs de l’action collective internationale, d’autant plus qu’ils sont garants de l’application des normes.

LES PARADOXES DE LA SOUVERAINETÉ

FRANÇOIS LERINCHERCHEUR, CENTRE INTERNATIONAL DE HAUTES ÉTUDES AGRONOMIQUES MÉDITERRANÉENNES - INSTITUT AGRONOMIQUE MÉDITERRANÉEN DE MONTPELLIER (CIHEAM-IAMM), MONTPELLIER (FRANCE)

LAURENCE TUBIANADIRECTRICE, INSTITUT DU DÉVELOPPEMENT DURABLE ET DES RELATIONS INTERNATIONALES (IDDRI) ET CHAIRE DÉVELOPPEMENT DURABLE DE SCIENCES PO, PARIS (FRANCE)

Il y a une dizaine d’années, Jessica Mathews résumait, dans Foreign Affairs, une interpréta-tion courante du changement d’époque que le monde était en train de vivre : « La fin de la guerre froide n’a pas engagé seulement un

ajustement entre les États mais une nouvelle redis-tribution du pouvoir entre l’État, les marchés et la société civile. Les gouvernements nationaux ne sont pas seulement en train de perdre de l’autonomie dans une économie globalisée. Ils partagent les pouvoirs, y compris politique, social et la fonction de sécurité, au cœur de la souveraineté, avec le business, les organisations internationales et une multitude de groupes de citoyens connus comme organisations non gouvernementales (ONG). La lente concentra-tion de pouvoir aux mains de l’État qui a commencé avec la paix de Westphalie est finie, au moins pour un temps1. »Aujourd’hui la question de la souveraineté – entendue comme souveraineté étatique – resurgit périodique-ment dans l’actualité. En 2008 elle a été massive-ment invoquée dans la déclaration d’indépendance du Kosovo, dans la bataille médiatique autour des

Jeux olympiques en Chine à propos du Tibet, dans le conflit russo-géorgien pour l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud et même d’une certaine façon dans le « non » irlandais au traité de Lisbonne… Une intense bataille diplomatique est également en cours, s’appuyant sur des arguments puisés chez les scientifiques à propos des revendications territoriales sur l’Arctique, après que les Russes ont, en août 2007, planté un drapeau sur le fond marin du pôle Nord. Cette action symbo-lique est à rapprocher de l’ouverture d’une voie navigable par le Nord permise par le réchauffement climatique et des avancées techniques qui rendent plausible l’exploitation des ressources minières et énergétiques des grands fonds marins de cette partie de la Terre (lire repère 9).En s’appuyant sur un débat important, qui date princi-palement des années 1990, et sur les évolutions des discussions internationales environnementales sur les questions globales, il est possible d’amorcer une réponse à deux questions :

La souveraineté, comme principe d’organisation m

des relations internationales, est-elle un facteur défavorable à la gestion des biens publics mondiaux

UN SYSTÈMEÀ L’ÉPREUVE DU DÉVELOPPEMENT DURABLE CHAPITRE 2

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environnementaux ou, au contraire, est-elle un principe intangible nécessaire au traitement de ces biens ?En quoi les questions environnementales contri- m

buent-elles à changer la conception que l’on peut se faire de la souveraineté ?

LES CONTOURS D’UNE NOTIONISSUE DU RÉALISME

Pour tenter de répondre à ces questions il est néces-saire, dans un premier temps, de revenir sur la notion elle-même en prenant en compte un certain nombre de discussions académiques venant de champs disci-plinaires différents (philosophie, économie politique, relations internationales, droit…). La « souveraineté » est une notion cardinale des conceptions de l’État moderne et des relations internationales, mais pour comprendre le flou et les controverses qui entourent son utilisation il faut revenir à son origine dans la pensée politique européenne. Car, comme le notent Marc Levy, Robert Keohane et Peter Hass : « La persistance de la souveraineté formelle et de l’éro-sion opérationnelle de la souveraineté rend politique-ment complexe et conceptuellement confuse l’action environnementale internationale2. »La référence souvent citée comme fondatrice est la définition donnée par Jean Bodin dans les Six Livres de la République : « La souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle d’une République3. » Comme le souligne Michel Foucault, dans son cours au Collège de France de 1976, Il faut défendre la société 4, il s’agit en fait de la constitution progressive d’un sujet qui se constitue par étapes (le « souverain ») et qui tend à homogénéiser les représentations du pouvoir, en sortant des ordres et des hiérarchies de l’époque médiévale.Or, il importe de constater que cette théorie de la souveraineté est antérieure au libéra-lisme et à la constitution des États tels que la modernité les conçoit. L’idée de souveraineté est donc en quelque sorte préalable à l’unification entre la « population et le territoire » qui est l’objet de

la « gouvernementalité » laquelle se met en place à l’époque moderne. Foucault note à propos de Hobbes – l’autre grande référence prérévolutionnaire sur la question – : « Mais au cœur, ou plutôt à la tête de l’État, il existe quelque chose qui le constitue comme tel, et ce quelque chose, c’est la souverai-neté, dont Hobbes dit qu’elle est précisément l’âme du Léviathan 5. »Vu sur la longue période, on peut dire qu’autant le principe d’absolue souveraineté défendu chez ces penseurs initiaux comme Bodin et Hobbes était le gage d’un certain ordre entre les puissances – lequel n’excluait en rien la guerre entre elles –, autant l’évo-lution moderne suggère que c’est au contraire une souveraineté limitée qui est aujourd’hui garante de l’équilibre et d’une certaine paix internationale. Par ailleurs, la souveraineté intérieure était aussi le gage que des pouvoirs constitués (noblesse en particu-lier, mais également communautés et pouvoirs religieux) ne pourraient porter atteinte à la paix civile en s’appuyant sur l’extérieur – l’efficacité de ce principe étant plus que relatif. De même, c’est l’exer-cice de certains attributs de la souveraineté « par le bas » (niveaux territoriaux inférieurs à l’État, commu-nautés, individus) qui sera défini par la Révolution comme le principe de la concorde civile, encore une fois difficilement obtenue, puisqu’elle ne s’ins-

titue progressivement qu’à la suite de nombreuses guerres civiles, révoltes démocratiques et contre-révolutions sanglantes…Ce sont ces sujets de droit souve-rain qui composent une ébauche d’un système de relations inter-nationales et c’est sur la base de ce principe de souveraineté que s’invente l’idée d’un ordre basé sur des puissances égales en droit. En référence à la paix de Westphalie

de 1648 qui institue une sorte de concordat entre les puissances par un principe de non-ingérence, la litté-rature d’économie politique internationale, d’abord et principalement dans le monde anglo-saxon,

PAIX DE WESTPHALIE

Système international né des traités de Westphalie mettant fin à la guerre de Trente Ans en 1648. Ces traités consacrent le triomphe de l’État comme forme privilégiée d’organi-sation politique des sociétés et marquent la naissance du système interétatique moderne fondé sur les principes de la souveraineté et de l’équilibre des puissances.

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nommera ce système « l’ordre westphalien »6. Il va de soi qu’il s’agit d’un modèle « théorique » plus que réel.D’abord parce qu’une lecture historique montre qu’il y a de nombreuses formes concurrentes à cette forme spécifique d’organisation du pouvoir par la souveraineté… et qu’il a fallu les minorer pour donner l’illusion d’un principe de souveraineté les définissant toutes7. C’est aussi un moment particulier de l’histoire où se confondent l’idée de nation et l’idée d’État, confusion aujourd’hui remise en question par le développement d’autres formes de pouvoir qui dépassent les frontières, par la montée en puissance des formes de souveraineté infra-étatiques ou indivi-duelles et par l’affirmation de communautés organi-sées sur d’autres bases.Ensuite, comme le montre Stephen Krasner, parce que cette souveraineté n’est presque jamais à l’œuvre dans les relations internationales réelles8. Pour lui, le concept de souveraineté régulièrement invoqué par les États recouvre en fait quatre dimen-sions qui peuvent être groupées (bundled) ou disso-ciées (unbundled) et qui font de la souveraineté un « ensemble » dont les États ne jouissent que rarement en totalité.

La souveraineté internationale légale. Cette souveraineté correspond à l’état de droit interna-tional. Cette notion se réfère aux pratiques interna-tionales, mutuellement reconnues comme légitimes entre territoires qui jouissent d’une indépendance juridique. Dans le domaine de la souveraineté légale internationale, l’État est traité au niveau interna-tional comme un individu l’est au sein de la nation. La souveraineté, l’indépendance et le consentement sont des attributs comparables à ceux dont jouit l’individu dans la théorie libérale de l’État. Les États, comme les individus, sont donc égaux en droits quelle que soit leur taille.Le principe de base de la souveraineté internatio-nale légale est la reconnaissance qui est accordée à des entités – les États – qui sont établies sur un territoire et qui jouissent d’une autonomie juridique

formalisée. Rechercher la souveraineté légale inter-nationale, c’est un moyen pour les États de se faire reconnaître, c’est un « ticket d’entrée sur la scène internationale9 ». Cette souveraineté a aussi de sérieux attraits pour les gouvernants. Comme le souligne Hedley Bull, « ce qu’un État particulier peut espérer gagner de la participation à la société inter-nationale, c’est la reconnaissance de son indépen-dance vis-à-vis de toute autorité extérieure, particu-lièrement la reconnaissance de son autorité absolue sur ses sujets et son territoire. Le prix principal qu’il doit payer pour cela, c’est la reconnaissance de mêmes droits à l’indépendance et à la souveraineté pour les autres États10 ».La souveraineté légale internationale s’est traduite dans le domaine de l’envi-ronnement par le dévelop-pement, voire la proliféra-tion, des accords multilatéraux sur l’environnement (AME). Sujet par sujet, des accords ont été conclus pour protéger des ressources communes (océans, atmosphère…), réguler les activités destruc-trices de l’environnement et prévenir les exter-nalités négatives. Cette multiplication des traités, notamment après 1980, peut s’interpréter de deux manières opposées. Elle peut être considérée comme une érosion progressive de la souveraineté, les États étant contraints d’abandonner une partie de leur autonomie de décision pour se soumettre à des règles et des normes négociées avec d’autres au bénéfice de l’intérêt commun. C’est l’interpréta-tion communément admise. Mais elle peut aussi se comprendre comme la reconnaissance mutuelle de politiques environnementales, la quasi-totalité des États s’étant dotés pendant cette même période d’administrations dédiées à la protection de l’envi-ronnement. À partir de la fin des années 1970, les États ont en effet commencé à adopter des régle-mentations environnementales pour faire face aux pressions internes et satisfaire à leurs nouvelles

La protectionde l’environnementinduit une évolutionde la définitionde la souveraineté légale internationaleet des conditionsde son exercice

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obligations internationales. La construction des politiques environnementales est la résultante de ces diverses forces. Ainsi, la protection de l’envi-ronnement induit une évolution de la définition de la souveraineté légale internationale et des condi-tions de son exercice.

La souveraineté westphalienne. La souveraineté westphalienne se réfère à la notion d’autorité exclu-sive sur un territoire défini ; c’est-à-dire à l’inter-

diction par la puissance souveraine de l’intervention d’autres acteurs sur son territoire. C’est la traduc-tion, dans le langage de la théorie moderne de l’État, de la définition de la souve-raineté donnée par Jean

Bodin dans ses Six Livres de la République de 1576. L’autorité suprême n’est plus le prince mais l’État. Dans le domaine de l’environnement, cette souverai-neté westphalienne est invoquée, au moins de façon rhétorique, dans la négociation des traités pour en limiter le caractère contraignant. Elle est menacée de façon croissante par le réseau toujours plus dense de débats d’expertise et d’influences d’acteurs opérant à l’échelle globale.

La souveraineté domestique. Elle s’analyse comme l’organisation de l’autorité politique au sein d’un État et se mesure à la capacité d’exercer un contrôle effectif de sa communauté politique à l’intérieur des frontières. Elle est paradoxalement nécessaire à l’application des traités environne-mentaux bi ou multilatéraux dans la mesure où de son bon exercice dépend l’application effective des règles négociées au plan international.

La souveraineté de l’interdépendance. La souverai-neté de l’interdépendance, enfin, se réfère au contrôle des flux qui traversent les frontières étatiques – flux d’information, de polluants, de biens et de services, de capital et de personnes. C’est cette composante

de la souveraineté qui est la plus battue en brèche par les problèmes environnementaux. En effet, les flux de ressources de la biodiversité, particulièrement les migrations d’organismes vivants, les déplacements de polluants chimiques, le changement climatique ou la dégradation de la couche d’ozone, mettent en échec l’exercice de la souveraineté des interdépen-dances. Les moyens de contrôle de l’État sur l’envi-ronnement sont encore plus faibles que sur les flux financiers ou les migrations humaines.Il va de soi que peu d’États peuvent se prévaloir de ces quatre souverainetés. États en faillite, manque de puissance administrative ou économique, défaut de légitimité interne, compromis structurels sur cette souveraineté liés à la globalisation, mise sous tutelle coloniale : les cas ne manquent pas pour vider la notion de souveraineté de son contenu. Krasner conclut qu’il s’agit d’une « hypocrisie organisée11 ». Le principe de souveraineté est toujours invoqué par les États dans leurs négociations sur la scène interna-tionale, alors même qu’ils ne disposent pas de tous ses attributs… Il s’agit au mieux d’une illusion, au pire d’une façon de conforter l’illégitimité du pouvoir dans de nombreuses situations. C’est un principe qui pose aujourd’hui un problème majeur et récurrent aux tentatives d’action collective.Ainsi, paradoxalement, les États réitèrent leur référence à la souveraineté, tandis que la réalité ne cesse de démontrer que le contrôle, en théorie « exclusif », du territoire et des populations est sans cesse défaillant. Lorsqu’il s’agit d’un simple jeu diplo-matique, le paradoxe peu paraître supportable, même s’il peut se révéler un frein à l’efficacité. Mais lorsqu’il s’agit de traiter d’enjeux majeurs, « l’hypocrisie » est beaucoup plus problématique. La discussion sur le « droit d’ingérence » dans les situations de crise humanitaire reflète la difficulté de se satisfaire, à l’échelle internationale, de cette hypocrisie. Dans le cas des enjeux environnementaux, il en va de même : alors que le temps presse, la souveraineté formelle revendiquée dans le jeu diplomatique devient un obstacle à la réalisation des objectifs. Mais s’affran-chir de ce principe de souveraineté, sans réforme

Les moyens de contrôlede l’État sur

l’environnement sont encore plus faibles que sur

les flux financiers oules migrations humaines

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UN SYSTÈME À L’ÉPREUVE DU DÉVELOPPEMENT DURABLELES PARADOXES DE LA SOUVERAINETÉ

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du système de gouvernance mondiale, revient à octroyer aux États les plus puissants et donc « les plus souverains » un poids disproportionné dans la mise en place de dispositifs contraignants et efficaces. Il faut donc regarder de plus près ce que recouvre cette opposition entre enjeux collectifs environnementaux et principe de souveraineté aujourd’hui.

PROTÉGER LA SOUVERAINETÉOU L’ENVIRONNEMENT ?

La souveraineté est-elle incompatible avec la gouver-nance de l’environnement ? Représente-t-elle, dans les procédures de coopération, la meilleure façon de traiter des questions collectives ou bien est-elle un frein, opposant les préférences collectives contradic-toires des États souverains ?

Des interdépendances qui transgressent l’auto-rité nationale. On considère généralement la crois-sance des interdépendances écologiques entre nations (pollutions globales, migrations des espèces végétales et animales…) comme un coin enfoncé dans la souveraineté nationale, d’où l’expression récurrente et inquiétante d’« érosion de la souverai-neté ». Les États contrôleraient encore moins leurs frontières dans le domaine environnemental que dans d’autres domaines, commerce ou migrations humaines par exemple. Inversement, les efforts pour limiter les impacts humains sur l’environnement et lutter contre la dégradation environnementale impli-quent des actions qui dépassent les frontières. La protection de l’environnement est donc souvent un défi pour l’exercice de la souveraineté nationale, les États souverains résistant, en règle générale, à entrer dans une logique d’action collective. De surcroît les États modernes qui détiennent les clés de la souve-raineté (et de la coordination collective) ont été histo-riquement – voire continuent d’être – des acteurs dominants de la dégradation de l’environnement par leurs pratiques et leurs politiques énergétiques, agricoles, industrielles…La lutte contre le changement climatique et la protec-tion de la biodiversité offrent deux exemples de cette

relation ambivalente entre souveraineté et protec-tion de l’environnement. Depuis la conférence de Stockholm en 1972 et la création du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) en 1988, l’hypothèse d’un réchauffement climatique d’une très grande ampleur dû aux émissions de gaz à effet de serre (GES) d’origine anthropique a gagné du terrain, pour n’être plus contestée que de façon minoritaire et à partir d’autres visions disciplinaires que celles des modélisateurs du climat. Comment la question du réchauffement climatique interagit-elle avec celle de la souveraineté ? La souveraineté domestique est, au même titre que la souveraineté des interdépendances, battue en brèche par cet enjeu global. Ses impacts ne connaissent en effet pas de frontières et outrepassent toute décision nationale. Le réchauffement entraîne avec lui un déplacement sur de très grandes distances des espèces végétales et animales, des réactions en chaîne comme la fonte des glaciers et la destruction d’écosystèmes dépendants de ces stocks d’eau, des événements extrêmes qui peuvent provoquer dépla-cements de population, crises politiques ou grandes pandémies… Sans entrer dans une analyse précise des impactsa, on peut dire qu’ils ont, et auront, de façon croissante un effet important sur la géographie naturelle et humaine du monde. En cela, le change-ment climatique modifie profondément la notion de territoire et donc la question cardinale de son contrôle, via la souveraineté nationale.L’évaluation et la représentation du risque clima-tique sont le produit des analyses et des actions d’une communauté scientifique, largement transna-tionale, relayée par un réseau d’influence agissant au niveau global, d’ONG, de gouvernements, d’acteurs économiques, de collectivités locales… C’est la nature globale du réseau et la façon dont les acteurs

a. Se reporter aux rapports du groupe sur les impacts du changement climatique du GIEC et à la Stern Review.

S’affranchir de ce principede souveraineté revientà octroyer aux Étatsles plus puissantsun poids disproportionné

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interagissent entre eux qui sont importantes et qui en font sa force. L’ampleur et la gravité du risque comme l’urgence de l’action ont ainsi pu être établies en dépit d’oppositions nationales récurrentes basées sur l’intérêt ou des conceptions préconçues.Les modalités de lutte contre le changement clima-tique interfèrent aussi avec les attributs de la souve-raineté. Réduire les émissions de GES ou capturer le carbone dans le sol, dans la végétation ou les océans sont les seules actions possibles si l’on ne croit pas réaliste l’option de géo-ingénierie du climat. Or réduire significativement les émissions de GES, de moitié globalement à l’horizon 2050, implique des changements majeurs des politiques de l’énergie – gestion de la demande, choix des sources et modes d’accès –, de l’industrie – normes et standards, processus technologiques –, d’habitat – organisa-tion urbaine et politique du patrimoine immobi-lier –, de transports, du commerce, et des politiques agricoles et forestières… politiques qui sont au cœur

du pouvoir de l’État.Une réduction d’une telle ampleur implique aussi une modification des styles de vie et des modes d’orga-nisation de la société, les ajustements à la marge ne suffisant pas. Il s’agit donc

de changer en profondeur le modèle de production et de consommation de l’énergie dans toutes les dimen-sions de l’activité sociale, au nom d’un objectif global défini en dehors des cadres de délibération ou de déléga-tion nationaux, et qui ne procède pas d’une redéfini-tion autonome du contrat social national. Il y a là une remise en question de la conception classique de la souveraineté westphalienne dans la mesure où l’auto-rité exclusive de l’État est contrecarrée par l’influence et les actions d’acteurs agissant à la fois au sein et en dehors du territoire national. L’exemple le plus frappant est sans doute celui des États et des villes aux États-Unis qui ont choisi de se référer au proto-cole de Kyoto pour entamer des actions de réduction des émissions, en contradiction avec la politique et

la législation fédérale américaine. La délégation de souveraineté en faveur de l’État national, détenteur exclusif de l’autorité, a ainsi été contestée.A contrario, la protection de l’intégrité de la souverai-neté passe souvent par une opposition aux actions collectives internationales en faveur de l’environne-ment au nom d’objectifs nationaux définis comme prioritaires et du plein exercice de la souveraineté. L’atteinte à la souveraineté est souvent brandie par différents États au cours des négociations pour s’opposer à des actions ayant un impact sur leur terri-toire, comme l’illustre le débat sur les taxes carbone envisagées au début de la négociation du proto-cole de Kyoto. Les États-Unis et le Japon ont refusé l’hypothèse d’une taxe internationale sur le carbone en invoquant le conflit de souveraineté. « Pas de taxation sans représentation », le mot d’ordre des patriotes américains, l’a emporté dans la discussion sur le changement climatique. De même, aujourd’hui le refus de prendre des engagements quantifiés et contraignants d’émission est invoqué par la Chine ou par l’Inde, au nom de leur souveraineté en matière de choix de développement.Les principes de la souveraineté légale internationale sont mentionnés de façon récurrente pour défendre la position des États. Les exemples abondent. Ainsi le Brésil, en vertu des principes de la souveraineté légale internationale et westphalienne, s’oppose à toute action de protection de la forêt amazonienne qui se ferait sans l’État. L’enjeu est de taille dans la mesure où le bassin amazonien joue un rôle de régulation de la température et du climat, et fournit des « services » de maintien de la biodiversité à l’ensemble de la planète. Les grandes ONG environ-nementales comme les réseaux scientifiques auraient donc tendance à vouloir protéger cette zone, en parti-culier de la déforestation, même si cela s’opère au détriment de la souveraineté brésilienne. C’est pour prévenir ce contournement de l’État que le Brésil s’oppose aujourd’hui à la rémunération de la fonction de stockage du carbone dans la forêt amazonienne par un système de crédits carbone échangés sur le marché international. Pour faire face à ces initiatives,

Les accords internationaux négociés aujourd’hui

traduisent cette tension entre souveraineté

et protectiondes biens communs

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UN SYSTÈME À L’ÉPREUVE DU DÉVELOPPEMENT DURABLELES PARADOXES DE LA SOUVERAINETÉ

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le Brésil a lancé un fond « souverain » pour financer les actions de lutte contre la déforestation, géré par le gouvernement et auquel d’autres pays peuvent contribuer, s’ils le souhaitent, mais sans participer à sa gouvernance (lire chapitre 6). Plus généralement d’ailleurs le Brésil s’est toujours opposé à un accord sur les forêts tropicales.Les accords internationaux négociés aujourd’hui traduisent cette tension entre souveraineté et protection des biens communs. Nombre de pays, notamment les grands pays émergents, défendent des principes d’action collective qui renforcent la souveraineté légale internationale : c’est ainsi qu’ils font confiance aux formes d’arrangements entre parties indépendantes plutôt qu’aux organisations internationales pour traiter des problèmes globaux. Les conventions entre parties, comme la Convention sur la diversité biologique (CDB), la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) ou sur la lutte contre la désertification ont leur préférence par rapport aux organismes comme le Fonds pour l’environnement mondial (FEM) ou même le Programme des Nations unies pour l’envi-ronnement (PNUE). On constate que les pays en développement, dans leur ensemble, sont réticents à l’idée de créer une organisation mondiale de l’envi-ronnement qui ferait autorité, pourrait émettre des jugements sur les politiques conduites par les États et formuler des recommandations prescriptives. L’idée même d’une autorité scientifique environnementale globale ne recueille pas leurs suffrages, et moins encore celle d’obligations contraignantes et éventuel-lement de sanctions en cas de manquement.Ainsi un modèle de coordination appuyée sur le consen-tement des parties (member led arrangements) émerge comme modalité préférée par un grand nombre de pays au nom de la protection de la souveraineté. Cette préférence a de surcroît bénéficié d’un appui particu-lièrement vigoureux de l’administration américaine républicaine durant ses huit années au pouvoir.

Une souveraineté en appui à la gouvernance envi-ronnementale. Cette préférence n’est pas cependant

un obstacle rédhibitoire et il faut apporter des nuances à une représentation souvent trop carica-turale. Certes, le principe de non-intervention, l’un des principes fondant la souveraineté, interdit de s’opposer aux actions nationales qui sont domma-geables pour l’environnement global. Mais d’un autre côté, les États sont aujourd’hui les acteurs principaux, même s’ils ne sont pas les seuls, d’une action collec-tive à l’échelle internationale. On le constate à propos de la haute mer : le libre accès y est la règle car les principes de souveraineté ne s’appliquent pas au-delà des eaux territoriales. La haute mer et ses ressources pâtissent d’un manque de gouvernance plutôt que d’un excès de souveraineté. Aujourd’hui, si aucun État ne peut légitimement y exercer sa souveraineté, la haute mer se trouve soumise à des activités toujours plus nombreuses et menaçantes pour l’exceptionnelle biodiversité qu’elle recèle. Or l’ancrage persistant du principe de liberté, établi à une période où l’espace marin constituait encore un vaste espace inexploré aux ressources jugées illimitées, s’accorde difficilement avec l’exigence d’une gestion durable des zones situées au-delà des juridictions nationales. La répartition des questions de protec-tion du milieu marin entre plusieurs organisations internationales, les difficultés à intégrer les recom-mandations de la communauté scientifique au sein du processus décisionnel, la faible articulation entre les accords régionaux relatifs à la biodiversité marine et les accords de pêche illustrent ces difficultés. De même, le contrôle de l’application des réglementa-tions internationales, déjà imparfait dans les mers côtières, s’avère d’autant plus complexe sur un espace d’une superficie considérable. En témoi-gnent la persistance de la pollution due aux hydro-carbures ou les ravages causés par la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (lire repère 11).La souveraineté de l’État est aussi la condition de la mise en œuvre des mesures de protection environ-nementales. Seuls les États ont les moyens, l’autorité

Seuls les États ontles moyens, l’autoritéet les ressources pour faire appliquer les normes environnementales

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et les ressources pour faire appliquer les normes environnementales. La négociation internationale des traités, leur mise en œuvre et leur respect sont pour l’essentiel dans les mains des États. Depuis 1970, une écrasante majorité de pays se sont dotés de légis-lations et d’institutions nationales de protection de l’environnement. Ces politiques font appel à la capacité de contrôle et de régulation publique. Cette confiance dans le caractère efficace de la souverai-neté nationale pour protéger l’environnement se traduit aussi dans de nombreux cas par des clauses et des actions qui visent à renforcer les capacités d’intervention des États là où elles font défaut. Ainsi, le protocole de Carthagène sur la circulation des organismes vivants modifiés (OVM) se présente comme un cadre légal par défaut, qui peut être utilisé par les pays qui ne se sont pas dotés d’une législation nationale sur le contrôle des échanges d’OVM. Par le biais du protocole, ce cadre légal « par défaut » fait l’objet d’une reconnaissance mutuelle par les signa-taires et protège ainsi des contestations.Enfin la protection de l’environnement, on l’a vu, passe par une révision en profondeur des modes de production et de vie d’une grande partie des sociétés humaines. Il s’agit de conduire des trans-formations coordonnées dans un grand nombre de pays, la coordination étant un facteur majeur d’effica-cité pour éviter des comportements de passager clandestin mais surtout pour abaisser les coûts de cette trans-formation. Il serait impossible, cepen-dant, d’envisager ces changements sans la constitution d’un consensus au sein des États qui ont souvent la légitimité nécessaire pour le construire. Il y aura donc nécessairement, et utilement, une « internalisation » au sein des espaces publics nationaux des enjeux et des modalités de traitement des questions environnementales globales. Cette re-nationalisation des enjeux environnementaux ne doit pas seulement être prise négativement comme une manière de rendre acceptable et démocratique des décisions et des compromis qui auraient été pris ailleurs que dans le cadre de la légitimité nationale.

Il s’agit d’un moyen d’améliorer les dispositifs et les objectifs en les adaptant et en impliquant les acteurs nationaux : in fine l’interprétation nationale des enjeux globaux est la meilleure garantie de l’appropriation de ces enjeux et donc de la mise en œuvre effective des changements.Enfin, le rééquilibrage progressif des puissances mondiales favorise des solutions pour l’action collec-tive qui ménagent le respect de la souveraineté, souvent chèrement acquise, des pays émergents et des autres pays dits en développement.

VERS UNE REDÉFINITIONDE LA NOTION DE SOUVERAINETÉ

Moins d’autonomie contre plus d’efficacité. Les États échangent l’érosion de leur souveraineté contre la durabilité – aux deux sens du mot : résilience et modèle environnemental – de leur pouvoir. Face aux problèmes environnementaux globaux, les États perdent leur pouvoir de contrôle, et c’est à travers la coopération internationale qu’ils regagnent un peu ou beaucoup de contrôle sur ce qui les affecte. La coopération diminue l’autonomie des États mais leur permet de mieux maîtriser les phénomènes qui touchent leur territoire. Elle constitue aussi parfois l’occasion de renforcer les régulations, les contrôles et la surveillance sur de nouveaux terrains. En ce

sens, si l’on mesure la souveraineté à l’aune de la capacité des États à résoudre leurs problèmes domestiques dans un contexte d’interdépendance, on peut conclure que l’érosion de certaines formes de souverai-neté se traduit par une souveraineté accrue

sous d’autres formes, et qui ne se définit plus par l’exclusion des influences extérieures12.À travers la coopération, la constitution de réseaux et la gestion des interdépendances, les États sont capables de mener des actions à long terme et de s’ouvrir de nouveaux domaines d’interven-tion. La discussion sur l’accès aux technologies « vertes » en est un bon exemple. En acceptant des contraintes en matière d’émissions de carbone, les pays peuvent, si un accord international sur le

PASSAGER CLANDESTIN

En économie, cette notion désigne le comportement d’ac-teurs qui bénéficient de règles qu’ils n’appliquent pas.

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climat est trouvé, bénéficier de nouvelles sources de financements et d’un meilleur accès aux techno-logies, aux énergies renouvelables ou à la séques-tration de carbone.

Plus de surveillance ou plus de légitimité. Les régimes environnementaux internationaux intègrent de plus en plus la surveillance des actions et des politiques des pays comme un moyen d’assurer leur convergence dans la protection accrue de l’environ-nement. Cette surveillance, qui amène à comparer les politiques suivies, est difficile à accepter pour des pays souverains même si la réciprocité de cette mise sous observation peut s’intégrer dans une vision de la souveraineté internationale légale qui assure aux États une forme de reconnaissance. De fait, la réputation touche autant les pays que les entreprises. Le name and shame pratiqué par les organisations non gouvernementales, les pressions internationales pour dénoncer les pratiques de dumping écologique conduisent les États à passer des compromis avec l’exercice de la souveraineté westphalienne.La coordination internationale d’actions essentielle-ment domestiques implique un partage des objectifs et pose de redoutables problèmes comparables au dilemme du prisonnier, chaque pays voulant obtenir des preuves de la bonne foi des autres avant d’agir. La plupart des pays, notamment en développement, sont réticents à l’idée d’une surveillance extérieure ou d’un jugement par les pairs dont ils ne perçoi-vent pas le bénéfice immédiat. Les exceptions à cette règle sont les processus de révision des politiques commerciales au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), justifiés par les gains attendus du commerce et la nécessité de se protéger des effets de l’asymétrie économique. Les procédures d’audit des politiques par le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque mondiale ne sont acceptées que sous la contrainte du besoin de financement. C’est le cas aussi de l’examen des politiques par les pairs au sein de l’OCDE qui correspond à un besoin de coordination pour traiter des problèmes de relance économique mais sans entraîner aucune obligation.

On a observé d’ailleurs que dès que cette contrainte se relâche, les pays choisissent immédiatement de changer de mode de financement.La protection de l’environnement a souvent mis les États en compétition avec des acteurs non gouver-nementaux qui peuvent apparaître plus légitimes ou plus efficaces qu’eux, particulièrement lorsque ces derniers n’ont pas pris la mesure des risques environ-nementaux ou ne les ont pas jugés prioritaires. En se revendiquant d’une source de légitimité directe – celle de la représentation de l’intérêt commun et des générations futures –, les acteurs non gouver-nementaux ont contesté la souveraineté nationale domestique. Les exemples sont légion : des mobili-sations locales contre les pollutions de l’eau, pour la protection de la nature ou la sécurité des instal-lations nucléaires, à des mobilisations plus globales – campagne contre les émissions de GES ou les politiques de pêche… –, les organisations non gouver-nementales ont poussé les États à s’engager dans des compromis et des marchandages de souveraineté avec d’autres États ou même à négocier avec elles ces compromis. La signature du protocole de Carthagène en 2000 sur la biosécurité (lire repère 18) en est un exemple révélateur. Les ONG ont joué un rôle déter-minant dans la négociation finale, obligeant les gouver-nements canadien et américain réticents à signer ce texte qui encadre la circulation mondiale des OVM. En échange de ces compromis de souveraineté, les États ont pu trouver d’autres sources de légitimité et investir de nouveaux champs du politique.

Une souveraineté à refonder. La protection de l’environnement conduit à affaiblir la séparation entre la souveraineté intérieure et la souveraineté inter-nationale de façon sans doute plus effective que la défense des droits de l’homme. Dans la théorie et la pratique classique de la souveraineté, la poursuite de

La protectionde l’environnementa souvent mis les Étatsen compétitionavec des acteursnon gouvernementauxqui peuvent apparaître plus légitimes ou plus efficaces

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la « raison d’État » a permis de séparer les critères de légitimité de la souveraineté intérieure de ceux de la souveraineté internationale. Ainsi les responsa-bles politiques nationaux ont-ils toujours été consi-dérés par les autres États comme légitimes dans leurs capacités à engager leur communauté natio-nale sans s’interroger sur leur mandat, ni contester leur mode de désignation ou d’exercice du pouvoir. En ce sens, la souveraineté internationale est une affaire d’États et non pas une question entre les États et la société.Le développement de l’intervention, à l’échelle inter-nationale, des acteurs non gouvernementaux au nom des biens communs globaux et des droits fondamen-taux rend cette asymétrie difficile à tenir. Les ONG soulèvent la question de la légitimité des responsables politiques même si, par définition, les régimes autori-

taires laissent peu ou pas d’espace à la contesta-tion intérieure et que, dès lors, la portée des actions internationales des ONG

reste limitée. Les actions des ONG dans les régimes démocratiques interrogent aussi le droit des États à négocier des accords internationaux sans débat préalable au sein de la communauté nationale.Ainsi, par leurs actions et leurs argumentaires, les ONG rendent caduques les conceptions classiques de la souveraineté internationale et amènent à des révisions de son exercice. En un sens, les actions des acteurs non gouvernementaux cherchent à établir une sorte de « souveraineté populaire » pour la défense de l’environnement. Sans contester de front la reconnaissance des États, ces mouvements font valoir une autre source de légitimité qui n’est pas liée à la définition du territoire. Ils sont donc inter-prétés comme l’embryon d’une citoyenneté globale13, les institutions environnementales se situant comme des acteurs « libres de souveraineté ». En tout état de cause, ces interpellations critiques de l’auto-rité exclusive de l’État font pression et amènent à passer des compromis, créant de nouveaux circuits, « des boucles étranges ». L’un des exemples les plus

frappants de ces boucles est sans doute la coalition créée par les groupes indigènes qui cherchent à faire reconnaître leur existence politique, sociale et juridique contre l’autorité des États qui les ignorent ou les oppriment. Les liens de ces groupes avec les mouvements environnementaux, au nom de la protection de la biodiversité, ont joué un rôle crois-sant dans leur légitimation, renforcé leurs revendica-tions territoriales, et obligent aujourd’hui une grande partie des gouvernements à leur faire une place dans la discussion internationale. La nation ne s’identi-fiant plus à l’État, les citoyens, jusque-là invisibles, deviennent visibles.Par ailleurs, les questions environnementales, qu’elles soient globales ou nationales, sont venues renforcer au cours des quarante dernières années – depuis les mouvements civils, étudiants et citoyens de la fin des années 1960 – le principe d’une souveraineté qui de « populaire » par le vote et la représentation devient de plus en plus individuelle et citoyenne. Les thèmes de démocratie participative, puis de « réflexi-vité » et délibérative, témoignent d’un approfondis-sement et d’une redéfinition de la démocratie elle-même, c’est-à-dire des contrats sociaux qui fondent la légitimité effective de la souveraineté étatique. Il ne s’agit pas seulement de nouvelles modalités du demos voulues par une conception politique, mais aussi d’un problème d’efficacité. En matière environ-nementale, les États peuvent bien signer des accords internationaux avec des règles et des contraintes, mais au moment de l’application sur leur territoire, ils ne peuvent pas seulement recourir à l’autorité, à la loi et à la sanction.Les citoyens doivent s’approprier ces nouvelles injonctions pour qu’elles aient une chance de trouver une réelle application et une réelle efficacité. Les processus d’apprentissage croisés (des autorités publiques, des échelons territoriaux, des experts, des consommateurs ou des citoyens) deviennent décisifs pour enrichir en retour les conventions internatio-nales, les bonnes pratiques et les comportements individuels citoyens. Sans ces aspects de délibéra-tion et de réflexivité, il est impossible d’aboutir à

Des acteurs « libresde souveraineté » pour une

citoyenneté globale

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un continuum entre des États souverains à l’échelle internationale et les comportements individuels. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’une redéfinition complexe mais indispensable de la souveraineté, qui se déplace d’une souveraineté étatique prédo-minante vers sa source originelle de légitimité, c’est-à-dire la souveraineté citoyenne. Il n’y a pas donc pas lieu de s’inquiéter de l’érosion de la souveraineté nationale en faveur des compromis négociés à l’échelle internationale, pas plus qu’il ne faut percevoir la montée en puissance des commu-nautés ou des échelons territoriaux infra-étatiques comme des menaces à la cohérence de l’État ou à son efficacité. La réponse aux défis environne-mentaux suppose en effet à la fois une modification consentie des comportements et des préférences des individus, de la gouvernementalité étatique – des États stratèges et garants des accords – et des innovations, dispositifs et combinaisons qui ne peuvent prendre sens qu’à certains échelons terri-toriaux – écosystèmes, bassins énergétiques… Ce processus peut donc être jugé positif car il oblige à poser la question de la gouvernance environne-mentale par-delà le système stato-centré classique analysé par les théories des relations internationales. Le phénomène est même doublement positif dans la conjoncture actuelle : il élargit l’efficacité de la souveraineté traditionnelle des États en leur donnant la possibilité de traiter des questions que, de manière isolée, ils ne peuvent traiter – la sécurité, les biens publics environnementaux –, et d’autre part, il tend à approfondir la citoyenneté et donc la souveraineté des individus ou des collectivités infra-étatiques. En cela, il ne s’agit de rien d’autre que de la reformula-tion de la question démocratique. Ce processus n’est ni écrit d’avance ni linéaire, mais il prend acte du fait que l’interdépendance des États et la nature des questions globales, dont les questions environnemen-tales, présupposent d’autres modes d’action et de compromis que les accords interétatiques, même si ces derniers restent indispensables.La coexistence des différentes formes de souveraineté est problématique mais également génératrice d’un

renouveau du système de gouvernance mondiale. Les nouveaux acteurs influents du système interna-tional, qu’ils soient étatiques ou non, invoquent et redéfinissent en permanence la notion de souverai-neté sans qu’une définition stabilisée puisse encore émerger. Un point d’équilibre, lequel ne signifie pas la disparition des tensions, devra être trouvé entre principe de souveraineté institué « par le haut » et fondé sur la responsabilité collective et principe fondé « par le bas » sur la réalité de l’organisation nationale.

1. MATHEWS (J. T.), « Power Shift », Foreign Affairs, 76 (1), janvier-février 1997, p. 50-66.

2. LEVY (M. A.), KEOHANE (R.) et HASS (P. M.), Improving the Effectiveness of International Environmental Institutions for the Earth, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1995.

3. BODIN (J.), Six livres de la République. Morceaux choisis, Bordeaux, Confl uences, 1999 [1re éd. 1576].

4. FOUCAULT (M.), Il faut défendre la société, cours au Collège de France, 1976, Paris, Seuil-Gallimard, 1997.

5. Ibid, p. 26.

6. KRASNER (S. D.), Sovereignty : Organized Hypocrisy, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1999.

7. SPRUYT (H.), The Sovereign State and Its Competitors, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1994.

8. KRASNER (S. D.), Sovereignty : Organized Hypocrisy, op. cit.

9. FOWLER (M. R.) et BUNCK (J. M.), Law, Power, and the Sovereign State, University Park (Penn.), Penn State Press, 1995.

10. BULL (H.), The Anarchical Society. A Study of Order in World Politics, New York (N. Y.), Columbia Unversity Press, 1977.

11. KRASNER (S. D.), Sovereignty : Organized Hypocrisy, op. cit.

12. BECK (U.), « The Silence of Words and Political Dynamics in the World Risk Society », Logosonline, 2002.

13. HELD (D.), Democracy and the Global Order : From Modern State to Cosmopolitan Governance, Stanford (Calif.), Stanford University Press, 1995.

R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S

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L’ANNUEL DU DÉVELOPPEMENT DURABLE

LE BILAN DE L’ANNÉE 2008L’AGENDA ET LES ENJEUX 2009LES REPÈRES DU DÉVELOPPEMENT DURABLE

SOUS LA DIRECTION DE PIERRE JACQUET, RAJENDRA K. PACHAURI & LAURENCE TUBIANA

26 €

Comment mettre en œuvre le développement durable ? Plus de quinze ans après la conférence de Rio, la question se pose encore, renouvelée par l’intense mobilisation d’acteurs non étatiques, ONG, entreprises, communautés locales. Constater l’inadaptation du système de gouvernance actuel n’est pas suffi sant et il convient d’identifi er, parmi les nombreuses dynamiques en cours, les prémices d’une nouvelle gouvernance.

REGARDS SUR LA TERRE a choisi la gouvernance du développement durable comme thème de son dossier 2009, avec l’ambition de contribuer à la réfl exion en cours sur le système de gouvernance actuel et ses évolutions souhaitables.

Au sommaire de REGARDS SUR LA TERRE 2009

Le bilan des événements de l’année 2008 et l’agenda des grands rendez-vous de 2009.

Le dossier 2009 sur la gouvernance mondiale du développement durable composé de trois parties illustrées de graphiques, encadrés et interviews :1. Un système à l’épreuve du développement durable 2. Dynamiques d’un monde changeant3. Gérer durablement la complexité

Les repères du développement durable, cartes, tableaux, chronologies, synthèses écono-miques, sociales et environnementales, off rent une cartographie inédite du développement durable dans le monde.

Regards sur la Terre est placé sous la direction scientifi que de Pierre Jacquet, économiste en chef de l’Agence française de développement (AFD), et de Laurence Tubiana, directrice de l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) et de la chaire Développement durable de Sciences Po. Pour cette édition 2009, Rajendra K. Pachauri, président du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC – prix Nobel de la paix en 2007) et directeur général d’un institut de recherche basé à Delhi en Inde, The Energy and Resources Institute (TERI), a rejoint la direction scientifi que de l’ouvrage.

ISBN 978-2-7246-1091-8 • SODIS 721 842.8

INSTITUT DU DÉVELOPPEMENT DURABLEET DES RELATIONS INTERNATIONALES

REGARDS SUR LA TERRE 2009L’annuel du développement durablePierre Jacquet, Rajendra K. Pachauri et Laurence Tubiana (dir.)