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7/24/2019 Regine RobiJoseph Roth: correspondance avec Rgine Robin
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Correspondance entre Perrine Kervran et Rgine Robin
Chre Rgine Robin,
Je prpare pour France Culture, une mission consacre l'crivain autrichien Joseph
Roth sur le thme de l'exil de l'crivain. Je sais que vous tes vousmme toujours entredeux continents et au moins trois pays. Je sais comme vous avez arpent Berlin et
comme en tant quhistorienne et en tant quauteure, ces figures de la Mitteleuropa nont
pas de secrets pour vous.
Je dois enregistrer la semaine prochaine, j'esprais que vous seriez peut tre Paris, par
un heureux hasard, je sais que vous y tes rgulirement. Nous aurions pu faire un
entretien sur le thme de l'exil de l'crivain, et puis surtout en profiter pour boire un th,
ou mme un verre.
Qu'en ditesvous, qu'en pensezvous?
Merci d'avanceTrs cordialement
Perrine Kervran
Chre Perrine,
Nous jouons de malchance toutes les deux.
Je suis Montral cet automne et serai Paris tout l'hiver. J'aurais aim participer
cette mission sur Joseph Roth que j'aime beaucoup mais.... Ce sera pour une autre fois.
Je suis en train de terminer un roman d'Allemagne, une mditation, fiction analyse
qui, je l'espre, vous plaira.Affectueuses amitis
Rgine Robin
Chre Rgine Robin,
Peuttre pouvonsnous imaginer une solution potique notre drame. Comme Joseph
Roth tait un grand pistolier, et que, comme vous (pas dans les mmes circonstances
bien entendu) il crivait en exil ; je pourrai vous envoyer un mail , auquel vous me
rpondriez sur le thme de l'criture en exil, des petites patries que l'on se refabrique
l'tranger, de votre rapport Roth et de ce qui vous lie ? Vous tes tous les deux desvoyageurs l'identit multiple lis des mondes disparus (par exemple pour vous
lAllemagne de l'Est).
Qu'en dites vous?
Trs cordialement
Perrine Kervran.
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Chre Perrine,
Quelle bonne ide. J'ai peu prs tout qui correspond lui sauf la dive bouteille
laquelle ma sant m'interdit de toucher. Dautre part, je vis Montral dans le quartier
des Juifs religieux qui doivent beaucoup ressembler ses Juifs de l'Est, mais, je ne me
sens pas aussi proche d'eux que lui. J'ai apparemment tout du Juif non Juif la Freud,de l'occidentale ....
Ce serait une bonne ide.
Mille amitis.
Rgine Robin
Chre Rgine Robin,
Je vous cris d'un caf Paris o j'ai mes habitudes et o l'on me laisse tranquille...Je
compte bien aller rue de Tournon, et errer dans le jardin du Luxembourg, ou place del'odon, marcher dans les pas de notre cher vieux Joseph, dans sa Rpublique de
Tournon , la seule patrie qui lui restait la fin de sa vie, lui le voyageur, qui pourtant a
refus de quitter son htel Foyot alors mme qu'il allait tre dmoli...C'tait sans doute
l'exil de trop. Vous ne croyez pas?
J'aimerai bien que vous me racontiez comment vous avez rencontr Roth et le texte qui
vous a conquis.
Vous parlez des villes de Joseph Roth, O donc l'avez vous cherch ? Berlin? A vienne?
A Paris? A Amsterdam? A Moscou? A Nice? A Ostende? C'est un urbain comme vous, mais
qui a la nostalgie des paysages de Galicie...Il est un crivain, un homme qui s'invente despatries de papier, des foyers, des Heimat, des Mutterland...
Ici c'est la fin de matine, cette heureci, Joseph devait encore dormir, moins qu'il ne
soit pas encore rentr, et quil soit encore pench sur ses papiers, les yeux cerns et
gonfls, le regard malicieux, par en dessous, dans un costume fatigu, des soucoupes et
des verres vides devant lui, trop de verres...
A trs bientt ma chre Rgine Robin
Amitis
Perrine Kervran
Chre Perrine
J'ai ben reu votre beau texte. Mais avant de vous rpondre je dois galrer pour avancer
mon livre: un roman d'Allemagne
En attendant, je peux vous dire que ce qui ma attir chez Joseph Roth, il y a une
quinzaine d'annes, c'est dabord son identit introuvable (comme le reste) et c'est par
l que je voudrais commencer. Car en le lisant je m'identifiais totalement lui. Moi nonplus, je ne savais pas vraiment qui j'tais. J'avais chang de prnom et de nom avec mon
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divorce et mon remariage etc, je vivais entre mes trois villes : Paris, Berlin et Montreal,
ne sachant jamais o j'avais laiss mes livres et mes objets ou mes affiliations politiques.
Ensuite je pourrai vous raconter mon merveillement quand j'ai lu et relu La
marche
de Radetsky . Et puis, surtout , je vous dirai que jtais passionne parson rapport au
judasme et ces Juifs de l'Est qui font partie de mon roman familial.Et enfin, ce que jai aim cest quil parlait de l'exil. Y atil une criture de l'exil?
Bref on a pour un moment toutes les deux mais cela me fait vraiment plaisir.
Nous sortons dune canicule difficile supporter. Heureusement on a install l'air
conditionn la maison et j'ai pu continuer travailler.
Mille amitis.
Rgine Robin.
Chre Rgine,
Merci de votre petit mot et de votre enthousiasme qui me touche beaucoup. Vous dites
joliment , dans un de vos texte, en parlant des villes qu'il a hant, que c'est l'introuvable
chez soi, pouvezvous men dire plus? Peuttre que vous pourriez nous raconter a :
comment vous aussi vous tes une errante et comment vous aussi vous tes en exil...
Roth est un exil de son enfance et de la culture du Shtetl. Il est exil de sa jeunesse, car
le monde qu'il a connu, ce vaste empire cosmopolite n'existe plus. Il est exil aussi car il
vit dans des htels, au gr de ses reportages et des bouleversements du monde. Il estexil aussi car en 1933 il fuit le nazisme. L'exil pour lui c'est aussi l'exil qu'il imagine de
ces juifs qui migrent vers les EtatsUnis : une Amrique rve comme l'Amerika de
Kafka. L'exil c'est aussi l'irruption du nazi bott dans le caf viennois ou Von Trotta a ses
habitudes. L'exil c'est aussi lassimilation et la disparition des juifs des shtetls.
Et vous, de quoi vous tesvous exil?
Amitis
Perrine Kervran
Chre Perrine,
Voici un premier petit texte. Il commence par le rappel du dbut de mon article
dans les Cahiers de l'Herne. Vous pourrez le sauter s'il fait double emploi. Mais mes
histoires de trois agendas, je trouve cela drle. Cette histoire va figurer dans
l'introduction de mon livre: un roman d'Allemagne que personne na encore lue. Je
vous en donne la primeur.
On a prsent lesprit lincroyable scne de lorganisation des funrailles deJoseph Roth quand chacun voulait lenterrer sa faon. Si bien quau cimetire de Thiais
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Le 30 mai 1939, une trange scne a lieu. Des discussions avaient commenc quelques
jours auparavant. On ne pouvait se mettre d'accord sur l'appartenance religieuse de
Joseph Roth, donc du type de funrailles qu'il fallait lui organiser. Les catholiques firent
remarquer que, depuis des annes, Roth ne faisait pas mystre de l'tre, qu'il lui arrivait
d'assister la messe. Les juifs tenaient au kaddish, la prire des morts, et de ce fait laprsence d'un rabbin. Les migrs allemands et autrichiens taient venus nombreux,
rappelaient qu'autrefois Joseph Roth qu'on appelait " le rouge" avait crit dans des
journaux socialistes et qu'il avait t trs actif dans son exil dans la lutte antifasciste. Un
reprsentant des Habsbourg, par ailleurs, avait fait envoyer une couronne au nom de la
Monarchie:Au combattant fidle de la monarchie . On ne pouvait trouver le certificat de
baptme de Roth. Ce furent de belles empoignades, chacun pouvant prtendre la
vrit. Roth avait sem cette confusion tout au long de sa vie: multiple, contradictoire,
mythomane.
Il en aurait t de mme si on avait eu choisir quelle tait sa ville. Les uns se seraientprononcs pour Vienne mme sil ny a pas vcu longtemps mais il y est revenu maintes
et maintes fois. Cest l quil a fait ses dbuts comme journaliste et ctait la capitale dun
Empire de cinquante millions de sujets, cest l que rsidait lEmpereur dont il narrivait
pas se dtacher. Vienne ctait le cur de cette transnation quil aimait tant. Pour
dautres, caurait t Berlin, mme sil la fuie ds la fin janvier 1933, ds que Hitler pris
le pouvoir. Berlin, cest la ville o il sest vritablement fait connatre comme journaliste,
chroniqueur rgulier la Frankfurter Zeitung,cest l quil a acquis une formidable
notorit aussi comme feuilletoniste et comme romancier.Jobet La marche de Radetsky
y seront publis . Mais il dtestait Berlin quil voyait comme un centre daffaires, sansme, un enfer industriel, une prfiguration de ce quallait donner la modernit urbaine.
Vous ny tes pas auraient affirm dautres interlocuteurs. Sa ville un peu secrte, cest
Prague. Natil pas crit : Si je navais pas la nostalgie de Paris, jaurais la nostalgie de
Prague. Cest une ville dans laquelle je nai jamais t chez moi et o chaque instant je
peux tre chez moi. A Prague on na pas besoin dtre enracin. Cest une patrie pour
sanspatrie. Prcisment, aurait fait remarquer un autre participant la discussion,
il parle de Paris comme la ville quil prfrait. Il y est rest de 1933 sa mort en mai
1939 ( si lon met part ses voyages) et il sy trouvait bien malgr lalcoolisme dans
lequel il senfonait et qui le rendait malade et son ternel manque dargent. Maisavezvous lu les villes blanches, ce manuscrit quil a laiss ? scrierait celui qui serait
rest lcart de la conversation jusque l. Il y dit son blouissement devant les villes de
pierre blanche bordant la Mditerrane comme Marseille , ou proches delle comme
Avignon, des villes o on se sent de lautre ct de la clture, o lon peut se sentir
chez soi. Tout cela est bien beau aurait dit un inconnu qui stait tu luiaussi, mais les
seules villes que Joseph Roth a aimes et si bien dcrites, ce sont les petites villes de
Galicie, sa rgion natale, ces petits shtetlach juifs en voie de disparition au lendemain de
la Grande Guerre. Comment pouvezvous oublier ce qui fut lessentiel ses yeux?
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La discussion aurait pu continuer indfiniment. Comme pour lenterrement Thiais, tout
le monde aurait tort et tout le monde aurait raison. A chacun sa part de vrit aussi bien
celle de lhomme que celle de luvre.
Jcris chaque jour dans le seul but de me perdre dans des vies
imaginaires confie Joseph Roth Stefan Zweig dans une de ses lettres.Suivant la parole du matre, javais pass beaucoup de temps inventer des destines
confondant le rel et limaginaire, un peu contretemps de moimme.
Cest ainsi que plusieurs annes, jai tenus trois agendas et journaux intimes,
toujours sur ces magnifiques carnets couverture de cuir de chez Paolo Olbi de Venise.
Il sagissait de conjurer limprvu ou de donner forme au probable. Entre Montral,
Paris et Berlin. Je devais tre entre les trois villes. Tout tait crdible, plus vari que vrai :
mes dambulations en fonction des saisons, les sances de psychanalyse lorsque jtais
Paris, les courses quotidienne, ma potique personnelle de la banalit, mes comptes,
mes bistrots, mes rflexions, mes journaux, mes rencontres, mes films car le cinma,dans les trois villes tient une norme place dans ma vie. Relu dix ou quinze ans de
distance, ces agendas et journaux sont trangement crdibles. Aprs tant dannes, il
mest impossible de distinguer les vrais des fictifs. Il me faut un effort de concentration
et une recherche dans mes papiers personnels. O taisje lautomne 1995 ? Quand
tombaient mes annes sabbatiques ? Partaisje pour Paris ou pour Berlin et de quand
quand ? Retrouver les dates, retracer des itinraires, des rencontres, la signature de
contrats, quelques billets davion ou cartes dembarquement que jaurais conservs ;
retrouver des traces tnues, un loyer pay Berlin, un souvenir dune vive engueulade
au Slect Paris. Vaille que vaille je finis par y arriver, mais alors je me tourne aveceffroi vers les agendas et journaux alternatifs. A quoi me servaientils ? Questce que
jessayais de conjurer en passant tant de temps les remplir jour aprs jour. Certes,
javais, pour ce qui concerne Paris, les quotidiens : Le Monde et Libration. Jachetais
aussi rgulirement mon libraire dOutremont, lOfficiel des spectacles. Javais pris
lhabitude de le lui acheter car durant des annes javais mis dans mon journal une
rubrique supplmentaire : questce que jaurais fait Paris si jy tais en ce moment ?
Questce que je rate ? Suivaient invariablement une srie de films, de Westerns, de vieux
policiers amricains qui repassaient au quartier latin. Je me voyais dans la queue devant
lAction Christine ou le Grand Action, ou dans une des salles du Champo. Heureusedavoir vu ou revu ce film, je rentrais chez moi en marchant jusquau mtro Odon. En
quelques stations jtais Montparnasse. Suivaient des expositions, des visites de muse,
quelques pices de thtre et des rendezvous avec des amis chers ou des relations
professionnelles. Jtais trs occupe, nayant pas le temps de travailler vritablement,
encore moins de lire. Mais, le mme scnario se produisait avec Berlin. Quauraisje fait
si, en ce moment, aujourdhui, je mtais trouve Berlin. ? A nouveau des
dambulations, des bistrots, des films, des journaux, des rendezvous. Le dcor
changeait, les rues ne portaient pas le mme nom, mes stations dans les librairies ne
portaient pas sur les mmes sujets, mes qutes taient autres, mais les posturesrestaient les mmes. Il ma t facile, par la suite, de passer de ces rubriques des
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agendas spars. Dans les trois villes, jtais une nomade, une intellectuelle un peu la
drive, dans la glandouille , la recherche de linspiration, sans savoir que je mettais
au point des scnarios autofictionnels fabuleux. Partout, la mlancolie, la nostalgie, ou
simplement le dsir dtre autre, de sinventer autre. Pourtant, javais bien une vraie vie,
jtais professeur, jtais marie, jallais et je venais, jtais en psychanalyse, jcrivaisdes livres, je passais beaucoup de temps en bibliothque, je voyais des gens, je
participais des colloques, mais en regardant ces agendas, il est difficile de dmler le
vrai du faux. Les uns comme les autres taient de toute faon, porteurs de scnarios, de
rflexions qui allaient, par la suite se retrouver dans mes ouvrages ou dans mes articles.
Pourquoi dailleurs cet acharnement distinguer le vrai du faux ? Suisje plus
vraie dans la vraie vie ? De toute faon, jtais toujours ailleurs, contretemps de
moimme, identifie dautres.
Le problme se complique lorsque jorganise des plonges dans lensemble de
mes journaux. Les mois de mai, par exemple. Mai 2005 :Ce qui se met en relief, la relecture ( Il en sera de mme quand je consulterai mes
journaux de telle ou telle anne, la suite), ce sont des biographmes, des signifiants,
des obsessions, des ressassements, pitinements du temps, avec dans les trois villes
dinfimes variations. Des balades dans la ville avec, pour chaque jour, le trac de la
dambulation sur un plan. Posture du flneur, rythmique de la ville organise autour des
bistrots, la vie de bistrot, celui du petit djeuner rue du dpart Paris, lAlexanderplatz
Berlin, rue Bernard Montral ; les bistrots des djeuners, ceux des rendezvous, ceux
du soir ; organise autour des transports en commun : les autobus parisiens, en
particulier le 91 qui me fait passer devant le lieu de ma naissance, les trams dans lest deBerlin, les mtros, UBahn et SBahn Berlin, le mtro de Montral, celui de Paris :
MontparnasseDenfert, MontparnasseChtelet, organise autour des librairies ou des
grands magasins. Immense collage o les villes se tissent et se dtissent, supports de
nouveaux scnarios, amorces de nouvelles sur quelques villes perdues ou ananties ou
simplement effaces, passes avec le temps, recouvertes de poussire, villes se
transformant en fantme, en ombre bleue.
Pourtant, en mai 2005, je ne pouvais tre qu Berlin. Javais prvu dy rester jusqu la
fin juin, ne voulant manquer, ni le 1 ermai. Ni le 8 mais, cette annel, le cinquantime
anniversaire de la capitulation de lAllemagne nazie , ni linauguration du Mmorial enhommage aux juifs dEurope assassins, ni enfin la reprsentation de Berlin
Alexanderplatz de Dblin que Franz Castorf mettait en scne dans le Palais de la
Rpublique, rduit un squelette mtallique et bientt promis la destruction. Aucun
doute. Mes souvenirs sont prcis, cisels. Les agendas, cependant pourraient me
tromper. Or mes souvenirs disparatront avec moi tandis que les agendas sont
dventuelles archives. Comment on crit lHistoire!
Bien vous.
Amitis.
Rgine Robin.
7/24/2019 Regine RobiJoseph Roth: correspondance avec Rgine Robin
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Chre Rgine,
Jai tout bien reu. Merci pour cette belle et si drle vocation de la mort de Roth, quejai garde en tte quand je suis alle voir sa tombe au cimetire de Thiais. Jaime
beaucoup aussi votre histoire de Triple agenda...aussi retorse que les biographies
imaginaires de ce mythomane de Roth. Pour une historienne cest une sacre
transgression ! Ou une tentative de vivre dans la fiction, de brouiller les pistes, de
chercher une patrie de papier, comme Roth.
Je trouve mouvant aussi dans votre rcit de retrouver ces traces de Berlin Est et du
palais de la rpublique dsormais disparus. Comme si la chute du mur et l'effacement de
l'Allemagne de l'Est avait t pour vous , la fin dun monde, une sorte de familier disparu.
Mais surtout, je vous remercie encore mille fois de vous tre prte si volontiers ce
petit jeu pistolaire...je vous tiens au courant de la suite.
Merci mille fois
Amitis
Perrine