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Relire La po�esie pure (1926) d’Henri Bremond
Jan Baetens et Dirk de Geest, KU Leuven
Dans les discussions litt�eraires des ann�ees 20, au moment o�utriomphe le d�esir d’autonomie des �ecrivains, la notion de« po�esie pure » est au cœur de tous les d�ebats. Le concept,toutefois, n’a pas de sens bien d�efini. D’un cot�e, la « po�esiepure » se distingue par son exploitation de toutes les ressourcesdu langage litt�eraire. Elle est alors vue comme un contrepoidssalutaire au lyrisme traditionnel qui insiste trop lourdement surle « message » du texte, au d�etriment de sa forme et de sonstyle. De l’autre cot�e, la « po�esie pure » ouvre aussi la voied’une exp�erience po�etique d’un type nouveau, presque religieux.Auteur d’une conf�erence c�el�ebre sur le sujet (1925), Henri Bre-mond a propos�e une r�eflexion fouill�ee de la « po�esie pure ».Ses textes, pourtant, sont plus cit�es que lus. La pr�esente �etudetente de faire une lecture d�etaill�ee de ses principales id�ees et deles situer dans un contexte europ�een plus large1.
Mots-cl�es : po�esie, po�esie pure, ineffable, Henri Br�emond, Paul Val�ery.
I. En guise de rappel : le « D�ebat de la po�esie pure »Dans les traditions litt�eraires d’Europe occidentale, l’histoire de la po�esie «moderne » est indissociablement li�ee avec la quete d’une langue propre-
ment litt�eraire. La plupart des exp�eriences litt�eraires qui se r�eclament de
la modernit�e se d�efinissent �egalement par un effort de lib�erer l’expression
lyrique des principes d’h�et�eronomie qui en ont longtemps grev�e la singula-
rit�e : la valeur d’un po�eme ne peut plus etre mesur�e �a l’aune de l’impor-
tance du m�ec�ene, la r�eussite de l’imitation d’un mod�ele connu ou de la
solennit�e de l’�ev�enement �evoqu�e par le texte. Au contraire, la po�esie
devient le genre par excellence o�u s’explorent les voies d’une forme
verbale sp�ecifiquement litt�eraire. Au d�ebut du vingti�eme si�ecle, cette
ambition po�etique se confond souvent avec le concept de « po�esie pure
». Celle-ci devient non seulement l’id�eal de nombre de po�etes, elle
Orbis Litterarum 68:6 506–522, 2013© 2013 John Wiley & Sons Ltd
s’impose aussi comme crit�ere d’�evaluation lorsqu’il s’agit de circonscrire
ce qui est litt�eraire et davantage encore d’exclure ce qui ne l’est pas.
L’id�ee de la « po�esie pure » est utilis�ee par quantit�e d’auteurs au d�ebut
du vingti�eme si�ecle, meme si tous n’utilisent pas forc�ement les memes
termes pour renvoyer �a la meme id�ee. D’un cot�e, la vraie po�esie se dis-
tingue par son exploitation de toutes les ressources du langage litt�eraire.
L’exp�erience linguistique est alors vue comme un contrepoids salutaire
au lyrisme traditionnel qui insiste trop lourdement sur le « message » du
texte, au d�etriment de sa forme et de son style. De l’autre cot�e, la
« po�esie pure » ouvre aussi la voie d’une exp�erience po�etique d’un type
nouveau, aussi bien du point de vue de l’auteur (l’�ecriture est la base de
l’exp�erience po�etique meme) que du point de vue du lecteur (la lecture
po�etique produit une exp�erience analogue). Pour nommer cette exp�eri-
ence, qui recouvre toute une gamme de sensations et d’�emotions, on se
sert parfois du terme de « transcendance ». Pour les po�etes d’inspiration
moderniste, une telle exp�erience repr�esente une forme d’�epiphanie
litt�eraire sui generis. D’autres auteurs y voient plutot un �equivalent sym-
bolique de l’exp�erience �erotique ou religieuse. Afin de mettre en valeur le
lien entre les aspects en meme temps spirituels et corporels, sensuels
d’une telle exp�erience, bien des po�etes se disent proches d’une nouvelle
forme de mystique, mais d’une mystique qui exc�ede les cadres des reli-
gions institu�ees, elles souvent r�etives �a la mystique, consid�er�ee souvent
comme une forme de comportement hors normes, si ce n’est carr�ement
aberrant. En meme temps, l’id�ee de puret�e implique aussi le d�esir d’un
absolu, d’une limite. Le d�esir po�etique de l’absolu et de la transcendance
est motiv�e par la prise de conscience des limites de la parole, si bien que
l’id�ee de la « po�esie pure » est aussi un id�eal que l’on sait par d�efinition
hors d’atteinte. De cette mani�ere, la notion de « po�esie pure » se trans-
forme pour beaucoup d’auteurs et de lecteurs modernes en synonyme de
po�esie tout court, toute autre forme de po�esie �etant rejet�ee comme non
ou insuffisamment litt�eraire.
A l’int�erieur de ces r�eflexions sur la « po�esie pure », l’œuvre d’Henri
Bremond occupe une place capitale. Sa conf�erence sur le th�eme, si elle
ne fait que cristalliser un aspect cl�e du Zeitgeist moderniste des ann�ees
20 (ou justement �a cause de cela !), a longtemps servi de point de
r�ef�erence aux d�ebats en la mati�ere, certes d’abord en France, mais �egale-
ment ailleurs. Meme ceux qui r�efutent les th�eses de Bremond (et ils
Relire La po�esie pure d’Henri Bremond 507
furent nombreux, y compris dans son propre camp) ou qui en contestent
l’originalit�e (bien des po�etes revendiquent la paternit�e du concept de
« po�esie pure »), continuent �a renvoyer �a cet auteur et �a ses publications
et en accroissent ainsi la position strat�egique. Autour de l’œuvre, et par-
fois autour du seul nom de Bremond se sont cristallis�es ainsi une s�erie
de d�ebats et d’id�ees qui d�epassent de loin aussi bien l’auteur meme que
le contexte historique sp�ecifique de son intervention (les discussions sur
la po�esie moderne �a Paris vers 1925). Car le d�ebat sur la « po�esie pure »se retrouve partout en Europe dans ces ann�ees-l�a, que ce soit dans des
litt�eratures « mineures » comme celle en langue n�eerlandaise (le po�ete
avant-gardiste Paul van Ostaijen a construit ses propres id�ees sur la
po�esie �a travers un dialogue avec les id�ees de Bremond)2, ou dans les
litt�eratures « majeures », exemplairement repr�esent�ees par le cas de T. S.
Eliot (grand admirateur de la po�esie franc�aise contemporaine et tr�es
familier de tous les d�ebats sur la place parisienne). Certes, tous ces
auteurs se sont �egalement oppos�es �a Bremond, notamment �a la confu-
sion qu’il op�erait entre po�esie et religion, o�u tant Eliot que van Ostaijen
voyaient une m�econnaissance h�et�eronome de la sp�ecificit�e po�etique, mais
la place de Bremond dans toutes les discussions sur la po�esie moderne
ou moderniste fut incontestable.
Dans son �etude Naissance de la critique moderne: la litt�erature selon
Eliot et Val�ery3, William Marx aborde la conceptualisation de la « po�esie
pure », dont il retrace la g�en�ealogie de mani�ere tout �a fait remarquable,
comme une des trois �etapes ou mouvements ayant conduit, aussi bien
en France qu’au Royaume-Uni et aux �Etats-Unis, d’une conception
« pr�emoderne » �a une conception « moderne », c’est-�a-dire formaliste,
de la litt�erature (ou plus �etroitement, de la po�esie, seule la po�esie �etant
capable de r�ealiser le programme formaliste de la modernit�e) : la renais-
sance classique (que Marx date de 1907–1914), puis la cons�ecration
d’une nouvelle tradition litt�eraire que r�esument les noms de Poe, Baude-
laire et Mallarm�e (1920–1924) et enfin le d�ebat sur la po�esie pure (1925–
1926). Tr�es critiques de Bremond, et soulignant donc tr�es fortement les
diff�erences entre la « po�esie pure» �a la Bremond et les id�ees de Val�ery et
d’Eliot, l’un et l’autre beaucoup plus soucieux de l’interpr�etation sp�ecifi-
que, autonome, de la litt�erature moderne, les analyses de Marx trouvent
des �echos dans le livre de Leon Surette, The Modern Dilemma: Wallace
Stevens, T. S. Eliot and Humanism4, qui aide �a mieux scruter les aspects
508 Jan Baetens et Dirk de Geest
proprement religieux de la distance entre Bremond et Eliot. Comme le
r�esume bien Leon Surette : « We must assume that, as a Catholic priest,
Bremond was as devout a believer as Eliot, but since he was not a poet,
he probably lacked Eliot’s intimate awareness of the impurity of poetic
inspiration » (Surette 2008, 237). Ou encore: « The over-riding issue for
Eliot was his need to keep religious belief isolated from poetic expres-
sion, and to keep aesthetic experience isolated from mystical experience
» (p. 251).
L’importance et la richesse du contexte historique et culturel du con-
cept de « po�esie pure », qu’on pourrait complexifier encore en y ratta-
chant les d�ebats sur le renouveau de la po�esie religieuse (notamment
chez Francis Jammes et Paul Claudel) aidera �a mieux cerner l’int�eret des
th�eses de Bremond meme, et surtout du d�ebat qui a suivi son interven-
tion majeure dans le d�ebat, une fameuse conf�erence donn�ee en s�eance
publique des Acad�emies fin octobre 1925.
II. La conf�erence du 24 octobre 1925
N�e en 1865 et entr�e �a la Soci�et�e de J�esus �a l’age de 17 ans, Henri Bre-
mond est un pretre �a plusieurs �egards non conventionnel, tant par ses
id�ees modernistes qui le rendent suspect aux yeux des autorit�es eccl�esias-
tiques (il quittera la Compagnie en 1904, et sera meme provisoirement
suspendu de ses fonctions en 1907) que par son int�eret pour la litt�erature
et ses rapports avec la spiritualit�e, qui furent la grande passion de sa vie.
Le succ�es certain de ses travaux sur l’histoire du sentiment religieux en
France (11 volumes parus en 1911 et 1933) l’aide �a se faire �elire �a
l’Acad�emie franc�aise en 1924, o�u il prononcera le 24 octobre 1925 la tra-
ditionnelle lecture pour la s�eance publique des cinq acad�emies. Con-
sacr�ee �a la question de la po�esie pure, cette courte allocution de quelque
20 minutes seulement, puis le d�ebat tr�es vif qu’elle va provoquer dans les
milieux litt�eraires vont asseoir la r�eputation d’Henri Bremond, qui reste
jusqu’�a nos jours une r�ef�erence dans la r�eflexion sur la po�esie au ving-
ti�eme si�ecle. Il existe toutefois un �ecart certain entre le prestige historique
d’Henri Bremond et sa pr�esence r�eelle dans le d�ebat contemporain: la
« po�esie pure » est devenue une notion passe-partout, dont on se sert
comme sans y penser, l�a o�u, �a l’exception des �etudes mentionn�ees ci-des-
sus, les �ecrits de Bremond sur le sujet ne sont plus tellement analys�es5.
Relire La po�esie pure d’Henri Bremond 509
Le propos du pr�esent article est de relire le texte qui est �a la source de
nos id�ees modernes sur le concept �a la fois tr�es vague et tr�es in�eluctable
de po�esie pure.
La question soulev�ee par l’abb�e Bremond dans son discours du 24
octobre est �a la fois tr�es contemporaine et tr�es ancienne, mais aussi tr�es
li�ee �a l’histoire de l’institution repr�esent�ee par l’auteur et aux orienta-
tions personnelles du pretre. Pour commencer, la po�esie pure est
pr�esent�ee comme la question essentielle qui traverse toutes les th�eories
de la po�esie moderne. En effet, d�es l’ouverture de son texte, Bremond
invoque l’exemple de Poe, Baudelaire, Mallarm�e et Val�ery, et ces noms
reviendront syst�ematiquement tout au long de ses diverses r�eflexions. La
modernit�e, toutefois, est une notion fort relative. D�es le d�ebut aussi, Bre-
mond fait remarquer que les po�etes susdits « ne sont pas les dangereux
novateurs que l’on semble croire » (Bremond 1926a, 15), et son lecteur
ne tardera pas �a d�ecouvrir que la question de la po�esie pure n’est rien
d’autre que celle de la po�esie tout court, telle que l’exemplifient aussi les
auteurs antiques, Hom�ere et Virgile en tete. L’avant-propos du livre qui
reprend les pi�eces majeures du dossier pr�ecisera que la po�esie pure est
« un sujet […] qui exerce, depuis trois mille ans, la subtilit�e des philoso-
phes » (p. 9). En meme temps, le souci de la po�esie pure est aussi une
fac�on de rendre hommage �a l’Acad�emie franc�aise, dont le secr�etaire
perp�etuel des ann�ees 1722–1742, l’abb�e Dubos, avait « devanc�e » et
« pr�epar�e » (p. 15) les doctrines modernes. C’est donner au d�ebat
antique et universel une tournure typiquement franc�aise, qui n’�etait paspour d�eplaire au public de l’�epoque. Enfin, Henri Bremond ne perd
jamais de vue l’horizon religieux qui est le sien, qui se trouve �a la fois
fortement mis en avant et discr�etement mis en r�eserve : les textes de
l’abb�e Bremond sur la po�esie pure posent clairement la presque-identit�e
de l’exp�erience po�etique et de l’exp�erience religieuse, voire mystique, sans
que l’auteur d�epasse toutefois la comparaison g�en�erale du po�eme et de
la pri�ere (il avait d�ej�a creus�e la question dans un livre imm�ediatement
ant�erieur, Pri�ere et po�esie, et n’abordera pas les d�etails de cette analogie
dans les �ecrits sur la po�esie pure).
L’impact du discours public d’octobre 1925 fut grand, et le volume de
320 pages du meme nom, La po�esie pure, qui paraıtra en 1926 chez Gras-
set en porte diversement t�emoignage. L’ouvrage r�eunit en effet, outre le
texte de l’allocution meme, 13 « �Eclaircissements » (en fait les livraisons
510 Jan Baetens et Dirk de Geest
d’une chronique propos�ee par Henri Bremond aux Nouvelles litt�eraires
entre le 31 octobre 1925 et le 16 janvier 1926) ainsi que « Un d�ebat sur
la po�esie », sign�e par le po�ete symboliste et th�eoricien du vers-librisme
Robert de Souza (1864–1946). Tr�es proches des th�eses de l’auteur de La
po�esie pure, les �eclaircissements de Souza avaient eux aussi, �a l’instar des
commentaires d’Henri Bremond lui-meme, d�ej�a paru en revue, en l’occur-
rence Le Mercure de France. Le meme « feuilleton » mi-mondain
mi-litt�eraire se voit ainsi int�egr�e �a deux reprises, d’abord chez Bremond,
puis chez de Souza, �a une discussion plus th�eorique, �a moins bien enten-
du que ce ne soit l’inverse et que l’on fasse primer, dans les �eclaircisse-
ments, la petite histoire de l’hiver 1925–1926 �a la longue dur�ee propre
aux interrogations fondamentales sur la po�esie. On verra plus loin que
l’actualit�e, malgr�e les vis�ees universelles de l’allocution de Bremond,
ne peuvent pas etre �ecart�ees d’office de l’interpr�etation du texte.
III. La po�esie pure comme mat�erialisation de l’ineffable
La lecture de La po�esie pure d’Henri Bremond devrait commencer par
une question toute simple : au fond, que dit l’auteur sur cet objet singu-
lier qui occupe les esprits depuis qu’on lit et produit de la po�esie ? Curi-
eusement, l’allocution du 24 octobre ne fournit sur ce point que des
non-r�eponses. Ce que dit Bremond est en effet tellement vague, tellement
allusif, voire tellement �elusif, qu’il aurait du d�ecourager le plus fervent
de ses partisans. Comme le souligne de Souza, le message de Bremond
s’apparenterait �a un truisme (« la po�esie pure est la po�esie pure est la
po�esie pure », pour paraphraser un producteur de « prose pure » que
Bremond ne serait jamais permis de citer en public), s’il n’�etait relev�e
par « mille nuances » (Bremond 1926a, 196). Et l’auteur de rappeler, �a
l’aide de quelques citations qu’il agr�ementera lui-meme d’une courte
paraphrase, les propri�et�es capitales que voici, qui disent toutes qu’il n’est
pas possible de dire en langage non po�etique ce qu’il en est du myst�ere
dans les lettres :
1. Une r�ealit�e myst�erieuse et unifiante.
2. Un enchantement obscur, d’abord ind�ependant du sens.
3. Une expression d�epassant les seules formes du discours,
irr�eductible �a la connaissance rationnelle.
Relire La po�esie pure d’Henri Bremond 511
4. Une musique, mais conductrice d’un fluide qui transmet le plus
intime de notre ame.
5. Une incantation par o�u se traduit inconsciemment l’�etat d’ame
qui fait le po�ete avant les id�ees ou les sentiments qu’il exprime.
6. Une magie mystique rejoignant la pri�ere. (p. 197–200)
Une telle synth�ese est aussi claire que d�ecevante. On voit bien �a quoi
Bremond fait allusion, ne fut-ce que parce que le sentiment lyrique qui
transparaıt d’un bout �a l’autre de ses remarques sur la po�esie est un sen-
timent que les lecteurs de po�esie (ou du moins ces lecteurs-l�a qui sont
sensibles au message de Bremond) comprennent spontan�ement, pour
l’avoir eux-memes v�ecu. Mais on ne voit gu�ere comment de tels propos
permettraient de faire le d�epart entre po�esie pure (la « bonne » po�esie) et
po�esie impure (la « mauvaise » po�esie). Or, pareille distinction devrait
etre le socle de toute analyse non strictement technique de la po�esie,
c’est-�a-dire de toute analyse qui aborde la po�esie en dehors de son oppo-
sition �a la prose non versifi�ee et non rim�ee. Le terme antagoniste que
pose Bremond, la « po�esie-raison » pour qui l’expression des id�ees ou
l’effet �a atteindre viennent d’abord, tout le reste s’y ajoutant comme une
mani�ere d’ornement, n’�eclaire le concept de po�esie pure que tr�es impar-
faitement. En th�eorie, la distinction entre po�esie pure et po�esie-raison
paraıt simple. En pratique, elle se r�ev�ele sans force op�eratoire. La th�ese
de Bremond ne s’�el�eve gu�ere au-dessus des questions subjectives de gout
et demeure une variation sur le pseudo-principe du j’aime/je n’aime pas,
qui n’aide personne �a asseoir une v�eritable po�etique. La rh�etorique du
texte de Bremond frole sans arret le pl�eonasme de l’ineffable. L’auteur
n’a pas besoin de circonscrire son objet parce qu’il juge suffisant de poin-
ter vers des exemples et le bon sens : la po�esie pure existe puisque nous
en faisons tous quotidiennement l’exp�erience et pour mieux savoir ce
qu’il en est de cet au-del�a du langage, il suffit de se rappeler tel ou tel
vers. De plus, les vers en question sont cit�es, soit positivement (« voici
de la vraie po�esie »), soit n�egativement (« voici des vers qui ne sont que
de la prose versifi�ee »).Or, si les id�ees de Bremond consistent �a expliquer l’inconnu par
l’inconnu, pour reprendre sa propre terminologie, elles sont �egalement
tr�es pr�ecises dans la mesure o�u elles sont tr�es situ�ees. Acad�emicien et
pretre, Bremond d�efend une conception religieuse et traditionaliste de la
512 Jan Baetens et Dirk de Geest
po�esie et il le fait de telle mani�ere que ces deux aspects se renforcent
l’un l’autre. Car Bremond ne cache pas le lieu d’o�u il parle. D’un cot�e,
le rapprochement de la po�esie et de la pri�ere, qui r�eduit la po�esie �a une
fonction que tout le monde ne jugera pas litt�eraire, force l’auteur �a
regarder en arri�ere et �a mettre l’accent sur des exemples venant d’�epoques
o�u culture et religion �etaient encore largement indissociables. De l’autre,
le r�etr�ecissement du discours po�etique aux pratiques conventionnelles
en termes de m�etre et de rime n’a, certes, rien de religieux en soi, mais
par son cot�e strictement ritualis�e, ce type de po�esie conserve un air de
famille avec le langage quasi immuable de la liturgie. Le fait que
l’anti-pole de la po�esie-raison se trouve explicitement associ�ee �a la
libre-pens�ee et �a l’esprit voltairien intensifie la relation inverse entre
po�esie et pri�ere (si Anatole France avait �ecrit de la po�esie, Bremond
l’aurait rang�e sans aucun doute dans le camp des rationalistes en
mati�ere de po�esie), entre po�esie et religion, entre po�esie et mystique.
IV. De la po�esie narrative �a la po�esie lyrique
Dans ce qui pr�ec�ede, la notion de « puret�e » s’est vu d�efinir �a la
lumi�ere du langage « impur » de la po�esie-raison ou de la prose
versifi�ee. A premi�ere vue, c’est donc en termes de non-prose ou de
non-prosa€ısme, d’une part, et de sentiment et d’effusion, d’autre part,
que l’abb�e Bremond aborde le domaine de la po�esie pure. En fait,
comme l’a bien d�emontr�e Antoine Compagnon dans son cours sur les
genres (Compagnon 2013), une histoire plus vaste se dessine derri�ere la
pol�emique de 1925. Car c’est moins �a une forme de prose, ou si l’on
pr�ef�ere �a une forme de non-po�esie, que s’oppose Bremond qu’�a une
id�ee, qu’il juge implicitement d�epass�ee, de la po�esie plac�ee sous la
tutelle du r�ecit. Pour Compagnon, l’exclusion du r�ecit et par l�a meme
la mise en exergue du pole du lyrisme sont en effet r�ev�elatrices d’un
d�eplacement, voire d’un renversement au sein du syst�eme litt�eraire. De
mani�ere traditionnelle, la cat�egorie de « po�esie » (comme discours ver-
sifi�e) n’�etait pas un genre, mais un synonyme de la litt�erature au sens
moderne du texte, et elle comprenait plusieurs genres (�epique, drama-
tique, lyrique), chacun avec une s�erie plus ou moins longue de sous-
genres. Au dix-neuvi�eme si�ecle, notamment sous l’influence de
nouveaux genres comme le roman qui n’�etaient pas repr�esent�es dans le
Relire La po�esie pure d’Henri Bremond 513
syst�eme traditionnel (en tant que discours non versifi�es, ils �etaient
rest�es hors syst�eme), une nouvelle triade �emerge, compos�ee des trois
cat�egories de th�eatre, de po�esie et de r�ecit. Dans ce nouveau syst�eme,
qui a perdu l’homog�en�eit�e technique et formelle du syst�eme ant�erieur
o�u tous les genres �etaient encore des codes secondaires par rapport au
langage quotidien non-litt�eraire, c’est maintenant la polarit�e croissante
de la po�esie et du r�ecit qui va faire �evoluer la po�esie vers le lyrisme,
c’est-�a-dire une forme de po�esie qui se d�etourne radicalement du r�ecit.
Corollairement, cet �ecart croissant entre po�esie et r�ecit va faire du
roman le genre typique de la cat�egorie du r�ecit.
La notion de po�esie pure est �a situer dans cette mutation profonde de
la po�esie. Elle renvoie au fait que la po�esie lyrique s’impose comme le
trait distinctif de la po�esie tout court, alors qu’en meme temps le r�ecit
(et non la description ou l’analyse, par exemple des mœurs ou des senti-
ments) finit par etre consid�er�e comme l’essence du roman. Si pour
Antoine Compagnon cette mutation se pense comme renversement plutot
que comme d�eplacement, c’est �a cause de l’attitude changeante �a l’�egard
de la mim�esis (ou fiction narrative). Cl�e de voute du syst�eme tradition-
nel, la mim�esis subsiste comme la r�ef�erence majeure du syst�eme litt�eraire
moderne. Toutefois sa valeur n’est plus la meme: la mim�esis se voit tou-
jours lou�ee dans le domaine du r�ecit mais blam�ee dans le domaine de la
po�esie (entendue comme po�esie lyrique). L’exclusion du r�ecit, �el�ement
jug�e non-po�etique, si ce n’est antipo�etique, s’explique d�es lors par la
m�efiance �a l’�egard de la mim�esis, car c’est elle, plus que le r�ecit au sens
�etroit du terme, que l’on estime contraire au lyrisme fondateur de la
parole po�etique moderne.
La m�efiance du r�ecit prend chez Bremond une forme plus radicale
encore. En effet, ce qu’il cherche �a critiquer �a travers la dichotomie de la
po�esie pure et de la po�esie-raison, c’est la primaut�e de la fonction
r�ef�erentielle de la po�esie, qui selon lui ne pointe pas vers le monde mais
vers l’exp�erience mystique. En cela Henri Bremond est �a la fois hypertra-
ditionnel et hypermoderne. D’une part, la vis�ee religieuse de la po�esie
pure est sans conteste une tentative d’inscrire ou de r�einscrire l’expres-
sion lyrique dans une tradition mill�enaire, et il n’y a donc pas lieu de
s’�etonner du choix des exemples cit�es par Bremond: la po�esie pure nous
ram�ene aux sources les plus anciennes de la po�esie que sont pour lui
Hom�ere et Virgile (et non pas, pour �eviter tout malentendu, les formes
514 Jan Baetens et Dirk de Geest
de po�esie populaire transmises de g�en�eration en g�en�eration). D’autre
part, bien des propos de l’abb�e Bremond pourraient s’envisager aussi
comme un �eloge d’une forme d’abstraction, au sens contemporain du
terme. Remplacez des mots comme « sens » et « r�ecit » par des mots
comme « figuration » et « repr�esentation », et vous trouverez dans La
po�esie pure des assertions aussi cassantes que, quelques ann�ees plus tard,
sous la plume du grand repr�esentant de la nouvelle doxa moderniste:
Clement Greenberg, lui aussi farouchement oppos�e �a toutes les survi-
vances de ce qui dans un tableau se prete encore �a la paraphrase verbale
(qu’il nommait non sans m�epris la « litt�erature »).La modernit�e de l’abb�e Bremond ne se limite du reste pas uniquement
�a l’�el�evation du mode lyrique dans le genre po�etique. Elle tient aussi, de
mani�ere peut-etre plus involontaire mais pas pour autant sans perti-
nence, �a la tendance typiquement moderne au raccourcissement. Le
po�eme lyrique est, presque par d�efinition, un po�eme assez court, et qu’il
est donc possible d’embrasser du regard en une seule fois6. En effet,
l’unit�e fondamentale de la po�esie selon Bremond est davantage le vers
que le po�eme. C’est l�a une conception anthologique de la po�esie, en der-
ni�ere instance, et qui s’accorde �a merveille avec le mode didactique de
l’allocution ou de l’�eclaircissement plus ou moins pol�emique ou apo-
log�etique. Mais la transition du livre de po�emes au groupe de vers, voire
au vers isol�e (Bremond aime �a citer, comme exemple superlatif de po�esie
pure, l’alexandrin de Ph�edre : « la fille de Minos et de Pasipha�e », qu’ild�etache �a dessein et de la pi�ece de Racine et de son r�ef�erent mythologi-
que), contribue sans aucun doute �a monter en �epingle la connivence
naturelle de la bri�evet�e et du lyrique : l’�emotion que traduit le sujet
po�etique est aussi intense qu’elle est courte, et le bon po�eme lyrique se
termine non pas sur un point culminant mais avant que la tension
construite par le po�eme n’ait eu le temps de perdre de sa tension.
C’est sans doute dans cette perspective du po�eme moderne qu’il faut
entendre la d�efense de Bremond par Paul Val�ery, coll�egue-acad�emicien
(Val�ery fut �elu en 1925 et prononcera son discours de r�eception en 1927)
et ami personnel de l’auteur de La po�esie pure, sur qui il a laiss�e de tr�es
belles pages (Val�ery 1957, 763–769). Malgr�e le diff�erend id�eologique et
esth�etique qui fut aussi le leur, Val�ery ne partageant nullement les con-
victions religieuses de l’abb�e Bremond, une v�eritable alliance se noue
autour de la notion de po�esie pure. L’allocution du 24 octobre, puis
Relire La po�esie pure d’Henri Bremond 515
plusieurs des « �eclaircissements », ceux de Bremond meme comme ceux
de Souza, donnent une place d’honneur �a Paul Val�ery, mis en valeur
comme chef de file de l’�ecriture post-symboliste qui en 1925 constitue
pour Bremond l’�ecriture le plus �a la pointe qui soit. De son cot�e, les
id�ees po�etiques de Val�ery afficheront toujours une vraie sympathie pour
la th�ese de la po�esie pure (priv�ee toutefois, r�ep�etons-le, de ses connota-
tions mystiques, inacceptables pour lui).
La convergence litt�eraire des deux hommes �etait pourtant loin d’etre
aussi compl�ete qu’on n’a pu le penser plus tard. Abstraction faite de la
dimension religieuse du d�ebat, la pr�esentation des id�ees val�eryennes sur la
po�esie pure, telle qu’on les trouve chez Bremond, n’est pas enti�erement
positive. Autant Henri Bremond loue l’importance donn�ee par Val�ery �a la
musique du vers, ce dont se sert la th�eoricien de la po�esie pure dans son
combat avec la po�esie-raison, autant la po�etique val�erienne donne lieu �a
une double critique, qui n’est pas de d�etail. La premi�ere touche �a la
sur�evaluation, aux yeux de Bremond, de la seule dimension musicale.
Commentant sa propre synth�ese des th�eses de Val�ery : « Le po�ete n’est
qu’un musicien entre les autres. Po�esie, musique, c’est meme chose »(Bremond 1926a, 23), il fait remarquer que l’assimilation de la po�esie �a la
musique revient en fait �a un appauvrissement : car la musique du vers,
pour grande et exaltante qu’elle est, n’en est pas moins « grele et mono-
tone d�es qu’on la compare �a la v�eritable [musique] » (p. 24). En tant
que musicien, pr�ecise-t-il, Baudelaire ne vaut pas Wagner. A cela s’ajo-
ute, deuxi�eme critique, que le traitement musical et litt�eraire du vers
n’est pas d�enu�e chez Val�ery de pr�emices rationalistes. La rigueur si
ch�ere �a l’auteur de Charmes rel�eve moins d’un d�esir de transfiguration
(entendez: du po�eme en pri�ere) que d’une forme de calcul (celui de l’effet
�a obtenir), ce qui fait de Paul Val�ery, antiromantique fascin�e par la
musique du vers, lyrique int�eress�e par la po�esie didactique (c’est-�a-dire
rationaliste), l’exemple meme du « po�ete malgr�e lui »7. C’est donc, un
peu dans la tradition des relectures ou r�ecup�erations religieuses de Bau-
delaire ou de Rimbaud comme des chr�etiens qui s’ignorent, un Val�ery
po�ete pur malgr�e lui que promeut Bremond, un Val�ery ouvert �a la pl�eni-
tude mystique de la parole po�etique et de l’�epanchement lyrique qui a
lieu au-del�a des froids raisonnements du poeta faber. De son cot�e, Val�ery
est attir�e par une approche qui va dans le sens de sa conviction la plus
intime de la po�esie comme « h�esitation entre le son et le sens » (Val�ery
516 Jan Baetens et Dirk de Geest
1960, 636) et de l’antagonisme radical de la po�esie (comme discours de la
forme) et du roman (comme parangon de l’arbitraire), et il va peser de tout
son poids, immense dans ces ann�ees-l�a, en faveur de l’abb�e Bremond.
L’histoire litt�eraire abonde en malentendus cr�eatifs de ce type, et le d�ebat
de la po�esie pure en reste un exemple �eminemment producteur.
V. Henri Bremond tel qu’en lui-meme
Nous ne le savons que trop : l’histoire litt�eraire s’�ecrit souvent �a rebours,
d’un point de vue contemporain et r�etrospectif. Le d�ebat de la po�esie pure
l’illustre fort bien, puisque malgr�e le retentissement consid�erable de l’allo-
cution du 24 octobre dans les milieux litt�eraires de l’�epoque, la renomm�ee
de l’abb�e Bremond et sa place durable dans l’histoire litt�eraire doivent
beaucoup sinon tout �a Paul Val�ery, plus exactement au prestige des id�ees
de Val�ery sur la po�esie, ainsi qu’au succ�es persistant d’une certaine id�ee
de la po�esie comme lyrique, non-mim�etique et non-narratif (l’int�eret
r�ecent pour l’analyse narrative de la po�esie, y compris dans ses variantes
les plus radicalement lyriques, a le m�erite de montrer cependant que les
choses pourraient etre en train de bouger8). Une approche plus compl�ete
de l’histoire litt�eraire ne peut toutefois se contenter de la seule perspective
moderne. Certes, pareille perspective est l�egitime, ne fut-ce que parce
qu’elle est aussi in�eluctable. Il serait na€ıf de s’imaginer qu’on peut « re-
trouver le pass�e » tel qu’en lui-meme, et la distance entre le pass�e lointain,
dont on peut �a la limite accepter qu’il risque de nous rester d�efinitivement
opaque9, malgr�e notre d�esir humain, trop humain, de chercher et donc de
trouver du sens partout, et le pass�e r�ecent, qui nous paraıt souvent ouvert
comme un livre �ecrit dans une langue connue de nous, m�erite d’etre rela-
tivis�ee. Toutefois, l’interrogation critique du pr�esent �a la lumi�ere du pass�e
est �egalement une tache de l’historien, qui apporte ainsi et une vue plus
large et une lec�on de modestie. S’agissant du d�ebat sur la po�esie pure
selon l’abb�e Bremond, il est surement utile d’interroger aussi l’ancrage de
son allocution et du livre subs�equent dans la vie litt�eraire de l’�epoque,
sans quoi on s’expose au danger de ne retenir de la po�esie pure que son
appartenance au grand courant de la po�esie comme parole lyrique qui tra-
verse la modernit�e depuis le romantisme. Le regard contemporain sur
l’abb�e Bremond m�erite donc d’etre compl�et�e de son regard sur les contem-
porains (et de ses contemporains sur lui, bien entendu).
Relire La po�esie pure d’Henri Bremond 517
Or ce qui, dans la pens�ee de Bremond fait le plus d�efaut, c’est juste-
ment le contemporain. Certes, les textes fourmillent de r�ef�erences sou-
vent tr�es pr�ecises, mais presque toutes sont dat�ees, c’est-�a-dire
appartenant �a une couche de l’histoire qui ne nous est plus famili�ere et
dont les enjeux aussi bien que les r�ef�erences nous �echappent en bonne
partie. Par contre, ce que la post�erit�e, au moins telle que nous la voyons
aujourd’hui, a retenu d’important ou de novateur des ann�ees du d�ebat
de la po�esie pure, brille par son absence. Sans vouloir entrer dans trop
de d�etails, relevons seulement que, Paul Val�ery mis �a part (mais celui-ci
est mis en avant comme po�ete postsymboliste, h�eritier et successeur de
Mallarm�e, de Baudelaire, de Poe, davantage que comme inventeur d’une
nouvelle langue), Bremond passe �a cot�e de la litt�erature moderne, dans
tous les sens du terme : O�u est le modernisme de Larbaud et Cendrars,
pourtant deux grands lyriques, et avec eux le vers libre et le gout des
r�ealit�es modernes ? O�u est l’esprit nouveau d’Apollinaire et son d�esir d’une
parole po�etique qui se d�etache du support-livre, voire de l’imprim�e ?
O�u est le surr�ealisme (ne parlons meme pas de Dada) ? On comprend
que Bremond n�eglige les tracts de Correspondance, qui avaient circul�e
jusqu’�a l’�et�e 1925 et dont Val�ery a du etre, apr�es tout, un des destina-
taires privil�egi�es, mais que penser du silence sur l’agitation autour du
premier manifeste de Breton en 1924 ?
Il ne s’agit pas ici de donner une �enum�eration, forc�ement lacunaire, de
tous les -ismes que Bremond aurait ignor�es dans sa quete m�etaphysique
de la po�esie pure, mais de signaler �a quel point sa r�eflexion sur l’essence
de la po�esie et sur son �eternel myst�ere, pr�eoccupations classiques et sym-
bolistes s’il en est, ne se sent nullement sollicit�ee par les transformations
radicales surgies de nouvelles questions de l’apr�es-guerre, qu’il s’agisse
de questions li�ees au refus de la litt�erature comme type de discours
s�epar�e du langage ordinaire (comme dans l’�emergence d’une po�esie
attir�ee par le journalisme et le mode documentaire), �a la mise en ques-
tion de la litt�erature comme appartenant �a la sph�ere des Belles-Lettres
(comme dans le remplacement de la po�esie-�ecriture �a la po�esie-action,
par exemple chez tous ceux que Paulhan qualifiera plus tard de « terro-
ristes », c’est-�a-dire d’auteurs qui vivent l’expression comme un obstacle
�a leur d�esir de communication et d’action, qui pousse les plus incondi-
tionnels, comme en Belgique un Paul Noug�e, �a refuser de faire œuvre,
c’est-�a-dire de publier et surtout de publier sous son nom) ou enfin �a la
518 Jan Baetens et Dirk de Geest
diversification croissante des supports de publication (comme dans
l’abandon progressif du livre ou du recueil comme m�edium privil�egi�e: la
litt�erature moderne se publie dans la rue, s’entend �a la radio, se lit dans
la presse, etc.).
Il serait toutefois injuste de reprocher �a Henri Bremond d’avoir fait
l’impasse sur ces changements, pour importants qu’ils nous paraissent
aujourd’hui. S’il ne s’est gu�ere appesanti sur ce genre de questions, c’est
sans doute que personne, dans le milieu qui �etait le sien, soit celui de
l’Acad�emie et celui des revues litt�eraires bien-pensantes, n’y attachait la
moindre importance, et c’est bien sur ce silence-l�a, et non sur celui du
seul auteur de La po�esie pure, que doit porter aussi l’interrogation. Il est
clair que la mise entre parenth�eses d’un certain pr�esent dans les textes
d’Henri Bremond ne genait pas le moins du monde le public qui �etait le
sien et qui suivait les actualit�es litt�eraires d’assez pr�es. La vivacit�e du
d�ebat, avec les nombreux adversaires et les non moins nombreux parti-
sans de l’abb�e Bremond, prouve que la question de la po�esie pure susci-
tait d’ailleurs un int�eret bien au-del�a des seuls c�enacles ou cercles
d’initi�es. Mais que penser de ce silence qui paraıt aujourd’hui si criant
et surtout de l’absence de grande r�eaction face �a la notion de « po�esie
pure » (car les r�eticences de Val�ery et Eliot, si r�eelles qu’elles fussent,
n’ont jamais pris la forme d’un rejet du concept : l’un et l’autre avaient
une autre vue que Bremond, mais ne r�ecusaient pas forc�ement la «puret�e » de la po�esie, tr�es proche de leur propre souci d’aboutir �a une
litt�erature enfin formaliste) ? La r�eponse la plus simple serait �evidem-
ment de prendre acte de l’�etanch�eit�e apparente de deux syst�emes
litt�eraires, dont l’un (celui dont on discute doctement sous la Coupole)
peut se permettre le luxe de ne rien penser, ni en bien ni en mal, de l’au-
tre (celui qui se cherche bruyamment dans la rue et dans les librairies,
lieux publics modernes par excellence). Mais d’autres r�eponses sont poss-
ibles, le silence �etant par d�efinition un facteur difficilement s�emantisa-
ble10. Il ne paraıt ainsi pas impossible d’avancer l’hypoth�ese que le
succ�es du d�ebat sur la po�esie pure dans les milieux conservateurs �a l’�eco-
ute de l’Acad�emie franc�aise et des revues litt�eraires traditionalistes de
l’�epoque �etait du aussi �a la bonne conscience qu’il �etait �a meme de don-
ner aux lecteurs de l’abb�e Bremond. Mettre le d�ebat sous les auspices de
quelques auteurs pr�esent�es, non sans frisson, comme de « dangereux
novateurs » (mais on a vu comment le p�eril de cette dangereuse
Relire La po�esie pure d’Henri Bremond 519
innovation se trouvait imm�ediatement d�esamorc�e dans La po�esie pure)
�etait sans doute une fac�on de (se) donner l’illusion de participer �a l’aven-
ture de la litt�erature en train de se faire, mais sans qu’on ait besoin
d’aller voir ce qui se passe ailleurs. De plus, le d�ebat sur la po�esie pure
apportait peut-etre aussi la preuve, toujours rassurante, que les pans les
plus r�eactionnaires du syst�eme litt�eraire avaient encore la force d’engager
un d�ebat de fond, un d�ebat dont paraissait d�ependre le sort meme de la
po�esie (c’est-�a-dire de la litt�erature, dans la vision non-moderniste des
choses), au moment o�u de tout autres disputes faisaient rage aux fron-
ti�eres du syst�eme litt�eraire, dans la rue, dans les caf�es, dans les ateliers
des peintres, dans les colonnes des journaux. L’�eloignement de ces d�ebats
non-acad�emiques �etait du reste relatif, car leur rumeur a du se faire
entendre jusque dans les enceintes les plus recul�ees. A cet �egard, rappe-
lons qu’�a l’occasion de la mort de l’acad�emicien auquel succ�edera Paul
Val�ery, �a savoir Anatole France, les surr�ealistes avaient publi�e leur pre-
mier pamphlet collectif, Un cadavre (1924), dont la violence profanatrice
demeure sans �egale. Or Anatole France �etait non seulement une icone
respect�ee de la gauche et de la libre-pens�ee, il �etait aussi, dans le contexte
qui nous int�eresse ici, un adversaire du type de po�esie d�efendu bec et on-
gles par Bremond et Val�ery. Le meme Val�ery refusera, lors de son dis-
cours de r�eception �a l’Acad�emie, de prononcer ne fut-ce qu’une seule
fois le nom d’Anatole France, �a qui il ne pardonnait pas ses positions
anti-mallarm�eennes, bref sa pr�ef�erence de ce que l’abb�e Bremond nomme
la « po�esie-raison ». Il est difficile d’imaginer que les milieux bien-pen-
sants n’ont pas eu �echo de ce genre de pol�emiques, bien moins polic�ees
que les reveries de Bremond sur la po�esie pure. Difficile d’imaginer aussi
que le d�ebat sur la po�esie n’�etait pas v�ecu dans ces milieux-l�a comme
une revanche sur l’agitation de plus en plus bruyante foment�ee par de je-
unes fous pour qui la question n’�etait plus de rendre la po�esie plus pure
qu’elle ne l’�etait, mais de passer �a autre chose, qui n’�etait plus ni la
po�esie, ni meme la litt�erature.
Quoi qu’il en soit, cette relecture du texte de Bremond d�emontre
clairement �a quel point ses id�ees sur la « po�esie pure » ont servi de
rep�ere, positif pour les uns, n�egatif pour les autres, �a tous les auteurs qui
se sont pench�es sur la question de la litt�erature moderne vers le milieu
des ann�ees 20. Les id�ees po�etico-religieuses de Bremond ne sont gu�ere
originales, et sur bien des points elles perp�etuent des id�ees romantiques
520 Jan Baetens et Dirk de Geest
auxquelles vont s’opposer, parfois meme pour des raisons proprement
religieuses, les figures de proue du modernisme formaliste que sont Eliot
et Val�ery. Mais la notion bremondienne de « po�esie pure » s’av�erera une
chambre d’�echos exceptionnelle �a tous les grands d�ebats de la moder-
nit�e : tension entre indicible et communication, opposition entre poeta
vates et poeta faber, clivage entre exp�erience directe et m�ediation verbale.
Mais l�a o�u Bremond prenait toujours soin d’accentuer la continuit�e avec
la tradition (qu’il confondait sans doute un peu vite avec celle de la
litt�erature franc�aise), la post�erit�e litt�eraire et nos fac�ons contemporaines
de penser l’histoire litt�eraire ont mis en avant l’id�ee de rupture, de crise,
de changement de paradigme. Henri Bremond n’a pas r�esolu le probl�eme
de la « po�esie pure », il en a explicit�e une certaine approche et ce faisant
il a surement contribu�e �a une intensification du d�ebat.
NOTES
1. La r�edaction de cet article a �et�e rendue possible par une aide de l’Universite deLeuven, dans le cadre du projet collectif “MDRN” sur l’histoire litt�eraire dans lapremi�ere moiti�e du vingti�eme si�ecle. Pour plus de d�etails, voir : www.mdrn.be (sitevisite le 20 avril 2013).
2. Pour plus de d�etails, voir Buelens 2001.3. Marx 2002 (voir surtout les pages 113–128).4. Surette 2008 (voir surtout le chapitre 6). Dans ses analyses de la « po�esie pure »,
le livre de Surette prolonge celui de Henry W. Decker, Pure Poetry 1925–1930.Theory and Debate in France (1962).
5. On peut s’�etonner ainsi de l’absence de toute discussion sur Bremond dans unlivre comme Du lyrisme (Corti, Paris, 2000) de Jean-Michel Maulpoix.
6. Cf. Scot 1991, 35–46, et Baetens 1989, 84–98.7. Pour plus de d�etails, voir Bremond 1926a, 60–68 et passim, et Bremond 1926b.8. Pour une introduction aux nouvelles lectures du narratif en po�esie, voir McHale
2009, 11–27.9. Voir Marx 2012.10. Pour une r�eflexion �epist�emologique sur l’interpr�etation du non-dit en litt�erature,
voir Macherey 1966. Un point de vue plus traditionnellement litt�eraire, mais nonmoins subtil, se lit chez Jean-Benoıt Puech, notamment dans Du vivant del’auteur (1993) et Par quatre chemins (2011).
BIBLIOGRAPHIE
Baetens, J. 1989, « Sur la figuration cach�ee », Litt�erature, no. 73, p. 84–98.Bremond, H. 1926a, « La po�esie pure, avec « Un d�ebat sur la po�esie », par Robert de
Souza, Grasset, Paris.
Relire La po�esie pure d’Henri Bremond 521
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Buelens, G. 2001, Van Ostaijen tot heden, Vantilt, Nijmegen.Compagnon, A. 2013, « La notion de genre », Fabula: la recherche en litt�erature, en
ligne: http://www.fabula.org/atelier.php?La_notion_de_genre (site visit�e le 20avril 2013).
Decker, H. W. 1962, Pure Poetry 1925–1930: Theory and Debate in France, Universityof California Press, Berkeley.
Macherey, P. 1966, Pour une th�eorie de la production litt�eraire, Masp�ero, Paris.Marx, W. 2002, Naissance de la critique moderne : la litt�erature selon Eliot et Val�ery,
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17, no. 1, p. 11–27.Puech, J.-B. 1993, Du vivant de l’auteur, Champ Vallon, Chamb�ery.—. 2011, Par quatre chemins, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles.Scot, D. 1991, « La structure picturale du sonnet parnassien et symboliste : Heredia et
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Surette, L. 2008, The Modern Dilemma. Wallace Stevens, T. S. Eliot and Humanism,McGill-Queen’s University Press, Montreal, Kingston, London & Ithaca, N.Y.
Val�ery, P. 1957, « Discours sur Henri Bremond » dans Œuvres compl�etes, t. 1, coll.« Biblioth�eque de la Pl�eiade », Gallimard, Paris, p. 763–769.
—. 1960, Œuvres II, coll. « Biblioth�eque de la Pl�eiade », Gallimard, Paris.
Jan Baetens ( [email protected]) est professeur d’�etudes culturelles �al’Universit�e de Leuven. Ses recherches portent �a la fois sur la po�esie contemporaineet les rapports entre texte et image, essentiellement dans les genres mineurs (roman-photo, bande dessin�ee, novellisation).
Dirk de Geest ([email protected]) est professeur d’�etudes litt�eraires �al’Universit�e de Leuven. Sp�ecialiste de la litt�erature n�eerlandaise, il a beaucouptravaill�e sur les probl�emes de conceptualisation de la dynamique des syst�emeslitt�eraires et sur la question des genres litt�eraires.
Avec Sascha Bru, David Martens et Bart Van den Bossche, ils codirigent le groupede recherches MDRN (www.mdrn.be), qui a publi�e en 2013 son premier ouvrage col-lectif: Modern Times, Literary Change (Peeters, Leuven).
522 Jan Baetens et Dirk de Geest