17
Relire La po esie pure (1926) dHenri Bremond Jan Baetens et Dirk de Geest, KU Leuven Dans les discussions litt eraires des ann ees 20, au moment o u triomphe le d esir d’autonomie des ecrivains, la notion de « po esie pure » est au cœur de tous les d ebats. Le concept, toutefois, n’a pas de sens bien d efini. D’un c^ ot e, la « po esie pure » se distingue par son exploitation de toutes les ressources du langage litt eraire. Elle est alors vue comme un contrepoids salutaire au lyrisme traditionnel qui insiste trop lourdement sur le « message » du texte, au d etriment de sa forme et de son style. De l’autre c^ ot e, la « po esie pure » ouvre aussi la voie d’une exp erience po etique d’un type nouveau, presque religieux. Auteur d’une conf erence c el ebre sur le sujet (1925), Henri Bre- mond a propos e une r eflexion fouill ee de la « po esie pure ». Ses textes, pourtant, sont plus cit es que lus. La pr esente etude tente de faire une lecture d etaill ee de ses principales id ees et de les situer dans un contexte europ een plus large 1 . Mots-cl es : po esie, po esie pure, ineffable, Henri Br emond, Paul Val ery. I. En guise de rappel : le « D ebat de la po esie pure » Dans les traditions litt eraires d’Europe occidentale, l’histoire de la po esie « moderne » est indissociablement li ee avec la qu^ ete d’une langue propre- ment litt eraire. La plupart des exp eriences litt eraires qui se r eclament de la modernit e se d efinissent egalement par un effort de lib erer l’expression lyrique des principes d’h et eronomie qui en ont longtemps grev e la singula- rit e : la valeur d’un po eme ne peut plus ^ etre mesur e a l’aune de l’impor- tance du m ec ene, la r eussite de l’imitation d’un mod ele connu ou de la solennit e de l’ ev enement evoqu e par le texte. Au contraire, la po esie devient le genre par excellence o u s’explorent les voies d’une forme verbale sp ecifiquement litt eraire. Au d ebut du vingti eme si ecle, cette ambition po etique se confond souvent avec le concept de « po esie pure ». Celle-ci devient non seulement l’id eal de nombre de po etes, elle Orbis Litterarum 68:6 506–522, 2013 © 2013 John Wiley & Sons Ltd

Relire La poésie pure (1926) d'Henri Bremond

  • Upload
    dirk

  • View
    216

  • Download
    2

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Relire               La poésie pure               (1926) d'Henri Bremond

Relire La po�esie pure (1926) d’Henri Bremond

Jan Baetens et Dirk de Geest, KU Leuven

Dans les discussions litt�eraires des ann�ees 20, au moment o�utriomphe le d�esir d’autonomie des �ecrivains, la notion de« po�esie pure » est au cœur de tous les d�ebats. Le concept,toutefois, n’a pas de sens bien d�efini. D’un cot�e, la « po�esiepure » se distingue par son exploitation de toutes les ressourcesdu langage litt�eraire. Elle est alors vue comme un contrepoidssalutaire au lyrisme traditionnel qui insiste trop lourdement surle « message » du texte, au d�etriment de sa forme et de sonstyle. De l’autre cot�e, la « po�esie pure » ouvre aussi la voied’une exp�erience po�etique d’un type nouveau, presque religieux.Auteur d’une conf�erence c�el�ebre sur le sujet (1925), Henri Bre-mond a propos�e une r�eflexion fouill�ee de la « po�esie pure ».Ses textes, pourtant, sont plus cit�es que lus. La pr�esente �etudetente de faire une lecture d�etaill�ee de ses principales id�ees et deles situer dans un contexte europ�een plus large1.

Mots-cl�es : po�esie, po�esie pure, ineffable, Henri Br�emond, Paul Val�ery.

I. En guise de rappel : le « D�ebat de la po�esie pure »Dans les traditions litt�eraires d’Europe occidentale, l’histoire de la po�esie «moderne » est indissociablement li�ee avec la quete d’une langue propre-

ment litt�eraire. La plupart des exp�eriences litt�eraires qui se r�eclament de

la modernit�e se d�efinissent �egalement par un effort de lib�erer l’expression

lyrique des principes d’h�et�eronomie qui en ont longtemps grev�e la singula-

rit�e : la valeur d’un po�eme ne peut plus etre mesur�e �a l’aune de l’impor-

tance du m�ec�ene, la r�eussite de l’imitation d’un mod�ele connu ou de la

solennit�e de l’�ev�enement �evoqu�e par le texte. Au contraire, la po�esie

devient le genre par excellence o�u s’explorent les voies d’une forme

verbale sp�ecifiquement litt�eraire. Au d�ebut du vingti�eme si�ecle, cette

ambition po�etique se confond souvent avec le concept de « po�esie pure

». Celle-ci devient non seulement l’id�eal de nombre de po�etes, elle

Orbis Litterarum 68:6 506–522, 2013© 2013 John Wiley & Sons Ltd

Page 2: Relire               La poésie pure               (1926) d'Henri Bremond

s’impose aussi comme crit�ere d’�evaluation lorsqu’il s’agit de circonscrire

ce qui est litt�eraire et davantage encore d’exclure ce qui ne l’est pas.

L’id�ee de la « po�esie pure » est utilis�ee par quantit�e d’auteurs au d�ebut

du vingti�eme si�ecle, meme si tous n’utilisent pas forc�ement les memes

termes pour renvoyer �a la meme id�ee. D’un cot�e, la vraie po�esie se dis-

tingue par son exploitation de toutes les ressources du langage litt�eraire.

L’exp�erience linguistique est alors vue comme un contrepoids salutaire

au lyrisme traditionnel qui insiste trop lourdement sur le « message » du

texte, au d�etriment de sa forme et de son style. De l’autre cot�e, la

« po�esie pure » ouvre aussi la voie d’une exp�erience po�etique d’un type

nouveau, aussi bien du point de vue de l’auteur (l’�ecriture est la base de

l’exp�erience po�etique meme) que du point de vue du lecteur (la lecture

po�etique produit une exp�erience analogue). Pour nommer cette exp�eri-

ence, qui recouvre toute une gamme de sensations et d’�emotions, on se

sert parfois du terme de « transcendance ». Pour les po�etes d’inspiration

moderniste, une telle exp�erience repr�esente une forme d’�epiphanie

litt�eraire sui generis. D’autres auteurs y voient plutot un �equivalent sym-

bolique de l’exp�erience �erotique ou religieuse. Afin de mettre en valeur le

lien entre les aspects en meme temps spirituels et corporels, sensuels

d’une telle exp�erience, bien des po�etes se disent proches d’une nouvelle

forme de mystique, mais d’une mystique qui exc�ede les cadres des reli-

gions institu�ees, elles souvent r�etives �a la mystique, consid�er�ee souvent

comme une forme de comportement hors normes, si ce n’est carr�ement

aberrant. En meme temps, l’id�ee de puret�e implique aussi le d�esir d’un

absolu, d’une limite. Le d�esir po�etique de l’absolu et de la transcendance

est motiv�e par la prise de conscience des limites de la parole, si bien que

l’id�ee de la « po�esie pure » est aussi un id�eal que l’on sait par d�efinition

hors d’atteinte. De cette mani�ere, la notion de « po�esie pure » se trans-

forme pour beaucoup d’auteurs et de lecteurs modernes en synonyme de

po�esie tout court, toute autre forme de po�esie �etant rejet�ee comme non

ou insuffisamment litt�eraire.

A l’int�erieur de ces r�eflexions sur la « po�esie pure », l’œuvre d’Henri

Bremond occupe une place capitale. Sa conf�erence sur le th�eme, si elle

ne fait que cristalliser un aspect cl�e du Zeitgeist moderniste des ann�ees

20 (ou justement �a cause de cela !), a longtemps servi de point de

r�ef�erence aux d�ebats en la mati�ere, certes d’abord en France, mais �egale-

ment ailleurs. Meme ceux qui r�efutent les th�eses de Bremond (et ils

Relire La po�esie pure d’Henri Bremond 507

Page 3: Relire               La poésie pure               (1926) d'Henri Bremond

furent nombreux, y compris dans son propre camp) ou qui en contestent

l’originalit�e (bien des po�etes revendiquent la paternit�e du concept de

« po�esie pure »), continuent �a renvoyer �a cet auteur et �a ses publications

et en accroissent ainsi la position strat�egique. Autour de l’œuvre, et par-

fois autour du seul nom de Bremond se sont cristallis�es ainsi une s�erie

de d�ebats et d’id�ees qui d�epassent de loin aussi bien l’auteur meme que

le contexte historique sp�ecifique de son intervention (les discussions sur

la po�esie moderne �a Paris vers 1925). Car le d�ebat sur la « po�esie pure »se retrouve partout en Europe dans ces ann�ees-l�a, que ce soit dans des

litt�eratures « mineures » comme celle en langue n�eerlandaise (le po�ete

avant-gardiste Paul van Ostaijen a construit ses propres id�ees sur la

po�esie �a travers un dialogue avec les id�ees de Bremond)2, ou dans les

litt�eratures « majeures », exemplairement repr�esent�ees par le cas de T. S.

Eliot (grand admirateur de la po�esie franc�aise contemporaine et tr�es

familier de tous les d�ebats sur la place parisienne). Certes, tous ces

auteurs se sont �egalement oppos�es �a Bremond, notamment �a la confu-

sion qu’il op�erait entre po�esie et religion, o�u tant Eliot que van Ostaijen

voyaient une m�econnaissance h�et�eronome de la sp�ecificit�e po�etique, mais

la place de Bremond dans toutes les discussions sur la po�esie moderne

ou moderniste fut incontestable.

Dans son �etude Naissance de la critique moderne: la litt�erature selon

Eliot et Val�ery3, William Marx aborde la conceptualisation de la « po�esie

pure », dont il retrace la g�en�ealogie de mani�ere tout �a fait remarquable,

comme une des trois �etapes ou mouvements ayant conduit, aussi bien

en France qu’au Royaume-Uni et aux �Etats-Unis, d’une conception

« pr�emoderne » �a une conception « moderne », c’est-�a-dire formaliste,

de la litt�erature (ou plus �etroitement, de la po�esie, seule la po�esie �etant

capable de r�ealiser le programme formaliste de la modernit�e) : la renais-

sance classique (que Marx date de 1907–1914), puis la cons�ecration

d’une nouvelle tradition litt�eraire que r�esument les noms de Poe, Baude-

laire et Mallarm�e (1920–1924) et enfin le d�ebat sur la po�esie pure (1925–

1926). Tr�es critiques de Bremond, et soulignant donc tr�es fortement les

diff�erences entre la « po�esie pure» �a la Bremond et les id�ees de Val�ery et

d’Eliot, l’un et l’autre beaucoup plus soucieux de l’interpr�etation sp�ecifi-

que, autonome, de la litt�erature moderne, les analyses de Marx trouvent

des �echos dans le livre de Leon Surette, The Modern Dilemma: Wallace

Stevens, T. S. Eliot and Humanism4, qui aide �a mieux scruter les aspects

508 Jan Baetens et Dirk de Geest

Page 4: Relire               La poésie pure               (1926) d'Henri Bremond

proprement religieux de la distance entre Bremond et Eliot. Comme le

r�esume bien Leon Surette : « We must assume that, as a Catholic priest,

Bremond was as devout a believer as Eliot, but since he was not a poet,

he probably lacked Eliot’s intimate awareness of the impurity of poetic

inspiration » (Surette 2008, 237). Ou encore: « The over-riding issue for

Eliot was his need to keep religious belief isolated from poetic expres-

sion, and to keep aesthetic experience isolated from mystical experience

» (p. 251).

L’importance et la richesse du contexte historique et culturel du con-

cept de « po�esie pure », qu’on pourrait complexifier encore en y ratta-

chant les d�ebats sur le renouveau de la po�esie religieuse (notamment

chez Francis Jammes et Paul Claudel) aidera �a mieux cerner l’int�eret des

th�eses de Bremond meme, et surtout du d�ebat qui a suivi son interven-

tion majeure dans le d�ebat, une fameuse conf�erence donn�ee en s�eance

publique des Acad�emies fin octobre 1925.

II. La conf�erence du 24 octobre 1925

N�e en 1865 et entr�e �a la Soci�et�e de J�esus �a l’age de 17 ans, Henri Bre-

mond est un pretre �a plusieurs �egards non conventionnel, tant par ses

id�ees modernistes qui le rendent suspect aux yeux des autorit�es eccl�esias-

tiques (il quittera la Compagnie en 1904, et sera meme provisoirement

suspendu de ses fonctions en 1907) que par son int�eret pour la litt�erature

et ses rapports avec la spiritualit�e, qui furent la grande passion de sa vie.

Le succ�es certain de ses travaux sur l’histoire du sentiment religieux en

France (11 volumes parus en 1911 et 1933) l’aide �a se faire �elire �a

l’Acad�emie franc�aise en 1924, o�u il prononcera le 24 octobre 1925 la tra-

ditionnelle lecture pour la s�eance publique des cinq acad�emies. Con-

sacr�ee �a la question de la po�esie pure, cette courte allocution de quelque

20 minutes seulement, puis le d�ebat tr�es vif qu’elle va provoquer dans les

milieux litt�eraires vont asseoir la r�eputation d’Henri Bremond, qui reste

jusqu’�a nos jours une r�ef�erence dans la r�eflexion sur la po�esie au ving-

ti�eme si�ecle. Il existe toutefois un �ecart certain entre le prestige historique

d’Henri Bremond et sa pr�esence r�eelle dans le d�ebat contemporain: la

« po�esie pure » est devenue une notion passe-partout, dont on se sert

comme sans y penser, l�a o�u, �a l’exception des �etudes mentionn�ees ci-des-

sus, les �ecrits de Bremond sur le sujet ne sont plus tellement analys�es5.

Relire La po�esie pure d’Henri Bremond 509

Page 5: Relire               La poésie pure               (1926) d'Henri Bremond

Le propos du pr�esent article est de relire le texte qui est �a la source de

nos id�ees modernes sur le concept �a la fois tr�es vague et tr�es in�eluctable

de po�esie pure.

La question soulev�ee par l’abb�e Bremond dans son discours du 24

octobre est �a la fois tr�es contemporaine et tr�es ancienne, mais aussi tr�es

li�ee �a l’histoire de l’institution repr�esent�ee par l’auteur et aux orienta-

tions personnelles du pretre. Pour commencer, la po�esie pure est

pr�esent�ee comme la question essentielle qui traverse toutes les th�eories

de la po�esie moderne. En effet, d�es l’ouverture de son texte, Bremond

invoque l’exemple de Poe, Baudelaire, Mallarm�e et Val�ery, et ces noms

reviendront syst�ematiquement tout au long de ses diverses r�eflexions. La

modernit�e, toutefois, est une notion fort relative. D�es le d�ebut aussi, Bre-

mond fait remarquer que les po�etes susdits « ne sont pas les dangereux

novateurs que l’on semble croire » (Bremond 1926a, 15), et son lecteur

ne tardera pas �a d�ecouvrir que la question de la po�esie pure n’est rien

d’autre que celle de la po�esie tout court, telle que l’exemplifient aussi les

auteurs antiques, Hom�ere et Virgile en tete. L’avant-propos du livre qui

reprend les pi�eces majeures du dossier pr�ecisera que la po�esie pure est

« un sujet […] qui exerce, depuis trois mille ans, la subtilit�e des philoso-

phes » (p. 9). En meme temps, le souci de la po�esie pure est aussi une

fac�on de rendre hommage �a l’Acad�emie franc�aise, dont le secr�etaire

perp�etuel des ann�ees 1722–1742, l’abb�e Dubos, avait « devanc�e » et

« pr�epar�e » (p. 15) les doctrines modernes. C’est donner au d�ebat

antique et universel une tournure typiquement franc�aise, qui n’�etait paspour d�eplaire au public de l’�epoque. Enfin, Henri Bremond ne perd

jamais de vue l’horizon religieux qui est le sien, qui se trouve �a la fois

fortement mis en avant et discr�etement mis en r�eserve : les textes de

l’abb�e Bremond sur la po�esie pure posent clairement la presque-identit�e

de l’exp�erience po�etique et de l’exp�erience religieuse, voire mystique, sans

que l’auteur d�epasse toutefois la comparaison g�en�erale du po�eme et de

la pri�ere (il avait d�ej�a creus�e la question dans un livre imm�ediatement

ant�erieur, Pri�ere et po�esie, et n’abordera pas les d�etails de cette analogie

dans les �ecrits sur la po�esie pure).

L’impact du discours public d’octobre 1925 fut grand, et le volume de

320 pages du meme nom, La po�esie pure, qui paraıtra en 1926 chez Gras-

set en porte diversement t�emoignage. L’ouvrage r�eunit en effet, outre le

texte de l’allocution meme, 13 « �Eclaircissements » (en fait les livraisons

510 Jan Baetens et Dirk de Geest

Page 6: Relire               La poésie pure               (1926) d'Henri Bremond

d’une chronique propos�ee par Henri Bremond aux Nouvelles litt�eraires

entre le 31 octobre 1925 et le 16 janvier 1926) ainsi que « Un d�ebat sur

la po�esie », sign�e par le po�ete symboliste et th�eoricien du vers-librisme

Robert de Souza (1864–1946). Tr�es proches des th�eses de l’auteur de La

po�esie pure, les �eclaircissements de Souza avaient eux aussi, �a l’instar des

commentaires d’Henri Bremond lui-meme, d�ej�a paru en revue, en l’occur-

rence Le Mercure de France. Le meme « feuilleton » mi-mondain

mi-litt�eraire se voit ainsi int�egr�e �a deux reprises, d’abord chez Bremond,

puis chez de Souza, �a une discussion plus th�eorique, �a moins bien enten-

du que ce ne soit l’inverse et que l’on fasse primer, dans les �eclaircisse-

ments, la petite histoire de l’hiver 1925–1926 �a la longue dur�ee propre

aux interrogations fondamentales sur la po�esie. On verra plus loin que

l’actualit�e, malgr�e les vis�ees universelles de l’allocution de Bremond,

ne peuvent pas etre �ecart�ees d’office de l’interpr�etation du texte.

III. La po�esie pure comme mat�erialisation de l’ineffable

La lecture de La po�esie pure d’Henri Bremond devrait commencer par

une question toute simple : au fond, que dit l’auteur sur cet objet singu-

lier qui occupe les esprits depuis qu’on lit et produit de la po�esie ? Curi-

eusement, l’allocution du 24 octobre ne fournit sur ce point que des

non-r�eponses. Ce que dit Bremond est en effet tellement vague, tellement

allusif, voire tellement �elusif, qu’il aurait du d�ecourager le plus fervent

de ses partisans. Comme le souligne de Souza, le message de Bremond

s’apparenterait �a un truisme (« la po�esie pure est la po�esie pure est la

po�esie pure », pour paraphraser un producteur de « prose pure » que

Bremond ne serait jamais permis de citer en public), s’il n’�etait relev�e

par « mille nuances » (Bremond 1926a, 196). Et l’auteur de rappeler, �a

l’aide de quelques citations qu’il agr�ementera lui-meme d’une courte

paraphrase, les propri�et�es capitales que voici, qui disent toutes qu’il n’est

pas possible de dire en langage non po�etique ce qu’il en est du myst�ere

dans les lettres :

1. Une r�ealit�e myst�erieuse et unifiante.

2. Un enchantement obscur, d’abord ind�ependant du sens.

3. Une expression d�epassant les seules formes du discours,

irr�eductible �a la connaissance rationnelle.

Relire La po�esie pure d’Henri Bremond 511

Page 7: Relire               La poésie pure               (1926) d'Henri Bremond

4. Une musique, mais conductrice d’un fluide qui transmet le plus

intime de notre ame.

5. Une incantation par o�u se traduit inconsciemment l’�etat d’ame

qui fait le po�ete avant les id�ees ou les sentiments qu’il exprime.

6. Une magie mystique rejoignant la pri�ere. (p. 197–200)

Une telle synth�ese est aussi claire que d�ecevante. On voit bien �a quoi

Bremond fait allusion, ne fut-ce que parce que le sentiment lyrique qui

transparaıt d’un bout �a l’autre de ses remarques sur la po�esie est un sen-

timent que les lecteurs de po�esie (ou du moins ces lecteurs-l�a qui sont

sensibles au message de Bremond) comprennent spontan�ement, pour

l’avoir eux-memes v�ecu. Mais on ne voit gu�ere comment de tels propos

permettraient de faire le d�epart entre po�esie pure (la « bonne » po�esie) et

po�esie impure (la « mauvaise » po�esie). Or, pareille distinction devrait

etre le socle de toute analyse non strictement technique de la po�esie,

c’est-�a-dire de toute analyse qui aborde la po�esie en dehors de son oppo-

sition �a la prose non versifi�ee et non rim�ee. Le terme antagoniste que

pose Bremond, la « po�esie-raison » pour qui l’expression des id�ees ou

l’effet �a atteindre viennent d’abord, tout le reste s’y ajoutant comme une

mani�ere d’ornement, n’�eclaire le concept de po�esie pure que tr�es impar-

faitement. En th�eorie, la distinction entre po�esie pure et po�esie-raison

paraıt simple. En pratique, elle se r�ev�ele sans force op�eratoire. La th�ese

de Bremond ne s’�el�eve gu�ere au-dessus des questions subjectives de gout

et demeure une variation sur le pseudo-principe du j’aime/je n’aime pas,

qui n’aide personne �a asseoir une v�eritable po�etique. La rh�etorique du

texte de Bremond frole sans arret le pl�eonasme de l’ineffable. L’auteur

n’a pas besoin de circonscrire son objet parce qu’il juge suffisant de poin-

ter vers des exemples et le bon sens : la po�esie pure existe puisque nous

en faisons tous quotidiennement l’exp�erience et pour mieux savoir ce

qu’il en est de cet au-del�a du langage, il suffit de se rappeler tel ou tel

vers. De plus, les vers en question sont cit�es, soit positivement (« voici

de la vraie po�esie »), soit n�egativement (« voici des vers qui ne sont que

de la prose versifi�ee »).Or, si les id�ees de Bremond consistent �a expliquer l’inconnu par

l’inconnu, pour reprendre sa propre terminologie, elles sont �egalement

tr�es pr�ecises dans la mesure o�u elles sont tr�es situ�ees. Acad�emicien et

pretre, Bremond d�efend une conception religieuse et traditionaliste de la

512 Jan Baetens et Dirk de Geest

Page 8: Relire               La poésie pure               (1926) d'Henri Bremond

po�esie et il le fait de telle mani�ere que ces deux aspects se renforcent

l’un l’autre. Car Bremond ne cache pas le lieu d’o�u il parle. D’un cot�e,

le rapprochement de la po�esie et de la pri�ere, qui r�eduit la po�esie �a une

fonction que tout le monde ne jugera pas litt�eraire, force l’auteur �a

regarder en arri�ere et �a mettre l’accent sur des exemples venant d’�epoques

o�u culture et religion �etaient encore largement indissociables. De l’autre,

le r�etr�ecissement du discours po�etique aux pratiques conventionnelles

en termes de m�etre et de rime n’a, certes, rien de religieux en soi, mais

par son cot�e strictement ritualis�e, ce type de po�esie conserve un air de

famille avec le langage quasi immuable de la liturgie. Le fait que

l’anti-pole de la po�esie-raison se trouve explicitement associ�ee �a la

libre-pens�ee et �a l’esprit voltairien intensifie la relation inverse entre

po�esie et pri�ere (si Anatole France avait �ecrit de la po�esie, Bremond

l’aurait rang�e sans aucun doute dans le camp des rationalistes en

mati�ere de po�esie), entre po�esie et religion, entre po�esie et mystique.

IV. De la po�esie narrative �a la po�esie lyrique

Dans ce qui pr�ec�ede, la notion de « puret�e » s’est vu d�efinir �a la

lumi�ere du langage « impur » de la po�esie-raison ou de la prose

versifi�ee. A premi�ere vue, c’est donc en termes de non-prose ou de

non-prosa€ısme, d’une part, et de sentiment et d’effusion, d’autre part,

que l’abb�e Bremond aborde le domaine de la po�esie pure. En fait,

comme l’a bien d�emontr�e Antoine Compagnon dans son cours sur les

genres (Compagnon 2013), une histoire plus vaste se dessine derri�ere la

pol�emique de 1925. Car c’est moins �a une forme de prose, ou si l’on

pr�ef�ere �a une forme de non-po�esie, que s’oppose Bremond qu’�a une

id�ee, qu’il juge implicitement d�epass�ee, de la po�esie plac�ee sous la

tutelle du r�ecit. Pour Compagnon, l’exclusion du r�ecit et par l�a meme

la mise en exergue du pole du lyrisme sont en effet r�ev�elatrices d’un

d�eplacement, voire d’un renversement au sein du syst�eme litt�eraire. De

mani�ere traditionnelle, la cat�egorie de « po�esie » (comme discours ver-

sifi�e) n’�etait pas un genre, mais un synonyme de la litt�erature au sens

moderne du texte, et elle comprenait plusieurs genres (�epique, drama-

tique, lyrique), chacun avec une s�erie plus ou moins longue de sous-

genres. Au dix-neuvi�eme si�ecle, notamment sous l’influence de

nouveaux genres comme le roman qui n’�etaient pas repr�esent�es dans le

Relire La po�esie pure d’Henri Bremond 513

Page 9: Relire               La poésie pure               (1926) d'Henri Bremond

syst�eme traditionnel (en tant que discours non versifi�es, ils �etaient

rest�es hors syst�eme), une nouvelle triade �emerge, compos�ee des trois

cat�egories de th�eatre, de po�esie et de r�ecit. Dans ce nouveau syst�eme,

qui a perdu l’homog�en�eit�e technique et formelle du syst�eme ant�erieur

o�u tous les genres �etaient encore des codes secondaires par rapport au

langage quotidien non-litt�eraire, c’est maintenant la polarit�e croissante

de la po�esie et du r�ecit qui va faire �evoluer la po�esie vers le lyrisme,

c’est-�a-dire une forme de po�esie qui se d�etourne radicalement du r�ecit.

Corollairement, cet �ecart croissant entre po�esie et r�ecit va faire du

roman le genre typique de la cat�egorie du r�ecit.

La notion de po�esie pure est �a situer dans cette mutation profonde de

la po�esie. Elle renvoie au fait que la po�esie lyrique s’impose comme le

trait distinctif de la po�esie tout court, alors qu’en meme temps le r�ecit

(et non la description ou l’analyse, par exemple des mœurs ou des senti-

ments) finit par etre consid�er�e comme l’essence du roman. Si pour

Antoine Compagnon cette mutation se pense comme renversement plutot

que comme d�eplacement, c’est �a cause de l’attitude changeante �a l’�egard

de la mim�esis (ou fiction narrative). Cl�e de voute du syst�eme tradition-

nel, la mim�esis subsiste comme la r�ef�erence majeure du syst�eme litt�eraire

moderne. Toutefois sa valeur n’est plus la meme: la mim�esis se voit tou-

jours lou�ee dans le domaine du r�ecit mais blam�ee dans le domaine de la

po�esie (entendue comme po�esie lyrique). L’exclusion du r�ecit, �el�ement

jug�e non-po�etique, si ce n’est antipo�etique, s’explique d�es lors par la

m�efiance �a l’�egard de la mim�esis, car c’est elle, plus que le r�ecit au sens

�etroit du terme, que l’on estime contraire au lyrisme fondateur de la

parole po�etique moderne.

La m�efiance du r�ecit prend chez Bremond une forme plus radicale

encore. En effet, ce qu’il cherche �a critiquer �a travers la dichotomie de la

po�esie pure et de la po�esie-raison, c’est la primaut�e de la fonction

r�ef�erentielle de la po�esie, qui selon lui ne pointe pas vers le monde mais

vers l’exp�erience mystique. En cela Henri Bremond est �a la fois hypertra-

ditionnel et hypermoderne. D’une part, la vis�ee religieuse de la po�esie

pure est sans conteste une tentative d’inscrire ou de r�einscrire l’expres-

sion lyrique dans une tradition mill�enaire, et il n’y a donc pas lieu de

s’�etonner du choix des exemples cit�es par Bremond: la po�esie pure nous

ram�ene aux sources les plus anciennes de la po�esie que sont pour lui

Hom�ere et Virgile (et non pas, pour �eviter tout malentendu, les formes

514 Jan Baetens et Dirk de Geest

Page 10: Relire               La poésie pure               (1926) d'Henri Bremond

de po�esie populaire transmises de g�en�eration en g�en�eration). D’autre

part, bien des propos de l’abb�e Bremond pourraient s’envisager aussi

comme un �eloge d’une forme d’abstraction, au sens contemporain du

terme. Remplacez des mots comme « sens » et « r�ecit » par des mots

comme « figuration » et « repr�esentation », et vous trouverez dans La

po�esie pure des assertions aussi cassantes que, quelques ann�ees plus tard,

sous la plume du grand repr�esentant de la nouvelle doxa moderniste:

Clement Greenberg, lui aussi farouchement oppos�e �a toutes les survi-

vances de ce qui dans un tableau se prete encore �a la paraphrase verbale

(qu’il nommait non sans m�epris la « litt�erature »).La modernit�e de l’abb�e Bremond ne se limite du reste pas uniquement

�a l’�el�evation du mode lyrique dans le genre po�etique. Elle tient aussi, de

mani�ere peut-etre plus involontaire mais pas pour autant sans perti-

nence, �a la tendance typiquement moderne au raccourcissement. Le

po�eme lyrique est, presque par d�efinition, un po�eme assez court, et qu’il

est donc possible d’embrasser du regard en une seule fois6. En effet,

l’unit�e fondamentale de la po�esie selon Bremond est davantage le vers

que le po�eme. C’est l�a une conception anthologique de la po�esie, en der-

ni�ere instance, et qui s’accorde �a merveille avec le mode didactique de

l’allocution ou de l’�eclaircissement plus ou moins pol�emique ou apo-

log�etique. Mais la transition du livre de po�emes au groupe de vers, voire

au vers isol�e (Bremond aime �a citer, comme exemple superlatif de po�esie

pure, l’alexandrin de Ph�edre : « la fille de Minos et de Pasipha�e », qu’ild�etache �a dessein et de la pi�ece de Racine et de son r�ef�erent mythologi-

que), contribue sans aucun doute �a monter en �epingle la connivence

naturelle de la bri�evet�e et du lyrique : l’�emotion que traduit le sujet

po�etique est aussi intense qu’elle est courte, et le bon po�eme lyrique se

termine non pas sur un point culminant mais avant que la tension

construite par le po�eme n’ait eu le temps de perdre de sa tension.

C’est sans doute dans cette perspective du po�eme moderne qu’il faut

entendre la d�efense de Bremond par Paul Val�ery, coll�egue-acad�emicien

(Val�ery fut �elu en 1925 et prononcera son discours de r�eception en 1927)

et ami personnel de l’auteur de La po�esie pure, sur qui il a laiss�e de tr�es

belles pages (Val�ery 1957, 763–769). Malgr�e le diff�erend id�eologique et

esth�etique qui fut aussi le leur, Val�ery ne partageant nullement les con-

victions religieuses de l’abb�e Bremond, une v�eritable alliance se noue

autour de la notion de po�esie pure. L’allocution du 24 octobre, puis

Relire La po�esie pure d’Henri Bremond 515

Page 11: Relire               La poésie pure               (1926) d'Henri Bremond

plusieurs des « �eclaircissements », ceux de Bremond meme comme ceux

de Souza, donnent une place d’honneur �a Paul Val�ery, mis en valeur

comme chef de file de l’�ecriture post-symboliste qui en 1925 constitue

pour Bremond l’�ecriture le plus �a la pointe qui soit. De son cot�e, les

id�ees po�etiques de Val�ery afficheront toujours une vraie sympathie pour

la th�ese de la po�esie pure (priv�ee toutefois, r�ep�etons-le, de ses connota-

tions mystiques, inacceptables pour lui).

La convergence litt�eraire des deux hommes �etait pourtant loin d’etre

aussi compl�ete qu’on n’a pu le penser plus tard. Abstraction faite de la

dimension religieuse du d�ebat, la pr�esentation des id�ees val�eryennes sur la

po�esie pure, telle qu’on les trouve chez Bremond, n’est pas enti�erement

positive. Autant Henri Bremond loue l’importance donn�ee par Val�ery �a la

musique du vers, ce dont se sert la th�eoricien de la po�esie pure dans son

combat avec la po�esie-raison, autant la po�etique val�erienne donne lieu �a

une double critique, qui n’est pas de d�etail. La premi�ere touche �a la

sur�evaluation, aux yeux de Bremond, de la seule dimension musicale.

Commentant sa propre synth�ese des th�eses de Val�ery : « Le po�ete n’est

qu’un musicien entre les autres. Po�esie, musique, c’est meme chose »(Bremond 1926a, 23), il fait remarquer que l’assimilation de la po�esie �a la

musique revient en fait �a un appauvrissement : car la musique du vers,

pour grande et exaltante qu’elle est, n’en est pas moins « grele et mono-

tone d�es qu’on la compare �a la v�eritable [musique] » (p. 24). En tant

que musicien, pr�ecise-t-il, Baudelaire ne vaut pas Wagner. A cela s’ajo-

ute, deuxi�eme critique, que le traitement musical et litt�eraire du vers

n’est pas d�enu�e chez Val�ery de pr�emices rationalistes. La rigueur si

ch�ere �a l’auteur de Charmes rel�eve moins d’un d�esir de transfiguration

(entendez: du po�eme en pri�ere) que d’une forme de calcul (celui de l’effet

�a obtenir), ce qui fait de Paul Val�ery, antiromantique fascin�e par la

musique du vers, lyrique int�eress�e par la po�esie didactique (c’est-�a-dire

rationaliste), l’exemple meme du « po�ete malgr�e lui »7. C’est donc, un

peu dans la tradition des relectures ou r�ecup�erations religieuses de Bau-

delaire ou de Rimbaud comme des chr�etiens qui s’ignorent, un Val�ery

po�ete pur malgr�e lui que promeut Bremond, un Val�ery ouvert �a la pl�eni-

tude mystique de la parole po�etique et de l’�epanchement lyrique qui a

lieu au-del�a des froids raisonnements du poeta faber. De son cot�e, Val�ery

est attir�e par une approche qui va dans le sens de sa conviction la plus

intime de la po�esie comme « h�esitation entre le son et le sens » (Val�ery

516 Jan Baetens et Dirk de Geest

Page 12: Relire               La poésie pure               (1926) d'Henri Bremond

1960, 636) et de l’antagonisme radical de la po�esie (comme discours de la

forme) et du roman (comme parangon de l’arbitraire), et il va peser de tout

son poids, immense dans ces ann�ees-l�a, en faveur de l’abb�e Bremond.

L’histoire litt�eraire abonde en malentendus cr�eatifs de ce type, et le d�ebat

de la po�esie pure en reste un exemple �eminemment producteur.

V. Henri Bremond tel qu’en lui-meme

Nous ne le savons que trop : l’histoire litt�eraire s’�ecrit souvent �a rebours,

d’un point de vue contemporain et r�etrospectif. Le d�ebat de la po�esie pure

l’illustre fort bien, puisque malgr�e le retentissement consid�erable de l’allo-

cution du 24 octobre dans les milieux litt�eraires de l’�epoque, la renomm�ee

de l’abb�e Bremond et sa place durable dans l’histoire litt�eraire doivent

beaucoup sinon tout �a Paul Val�ery, plus exactement au prestige des id�ees

de Val�ery sur la po�esie, ainsi qu’au succ�es persistant d’une certaine id�ee

de la po�esie comme lyrique, non-mim�etique et non-narratif (l’int�eret

r�ecent pour l’analyse narrative de la po�esie, y compris dans ses variantes

les plus radicalement lyriques, a le m�erite de montrer cependant que les

choses pourraient etre en train de bouger8). Une approche plus compl�ete

de l’histoire litt�eraire ne peut toutefois se contenter de la seule perspective

moderne. Certes, pareille perspective est l�egitime, ne fut-ce que parce

qu’elle est aussi in�eluctable. Il serait na€ıf de s’imaginer qu’on peut « re-

trouver le pass�e » tel qu’en lui-meme, et la distance entre le pass�e lointain,

dont on peut �a la limite accepter qu’il risque de nous rester d�efinitivement

opaque9, malgr�e notre d�esir humain, trop humain, de chercher et donc de

trouver du sens partout, et le pass�e r�ecent, qui nous paraıt souvent ouvert

comme un livre �ecrit dans une langue connue de nous, m�erite d’etre rela-

tivis�ee. Toutefois, l’interrogation critique du pr�esent �a la lumi�ere du pass�e

est �egalement une tache de l’historien, qui apporte ainsi et une vue plus

large et une lec�on de modestie. S’agissant du d�ebat sur la po�esie pure

selon l’abb�e Bremond, il est surement utile d’interroger aussi l’ancrage de

son allocution et du livre subs�equent dans la vie litt�eraire de l’�epoque,

sans quoi on s’expose au danger de ne retenir de la po�esie pure que son

appartenance au grand courant de la po�esie comme parole lyrique qui tra-

verse la modernit�e depuis le romantisme. Le regard contemporain sur

l’abb�e Bremond m�erite donc d’etre compl�et�e de son regard sur les contem-

porains (et de ses contemporains sur lui, bien entendu).

Relire La po�esie pure d’Henri Bremond 517

Page 13: Relire               La poésie pure               (1926) d'Henri Bremond

Or ce qui, dans la pens�ee de Bremond fait le plus d�efaut, c’est juste-

ment le contemporain. Certes, les textes fourmillent de r�ef�erences sou-

vent tr�es pr�ecises, mais presque toutes sont dat�ees, c’est-�a-dire

appartenant �a une couche de l’histoire qui ne nous est plus famili�ere et

dont les enjeux aussi bien que les r�ef�erences nous �echappent en bonne

partie. Par contre, ce que la post�erit�e, au moins telle que nous la voyons

aujourd’hui, a retenu d’important ou de novateur des ann�ees du d�ebat

de la po�esie pure, brille par son absence. Sans vouloir entrer dans trop

de d�etails, relevons seulement que, Paul Val�ery mis �a part (mais celui-ci

est mis en avant comme po�ete postsymboliste, h�eritier et successeur de

Mallarm�e, de Baudelaire, de Poe, davantage que comme inventeur d’une

nouvelle langue), Bremond passe �a cot�e de la litt�erature moderne, dans

tous les sens du terme : O�u est le modernisme de Larbaud et Cendrars,

pourtant deux grands lyriques, et avec eux le vers libre et le gout des

r�ealit�es modernes ? O�u est l’esprit nouveau d’Apollinaire et son d�esir d’une

parole po�etique qui se d�etache du support-livre, voire de l’imprim�e ?

O�u est le surr�ealisme (ne parlons meme pas de Dada) ? On comprend

que Bremond n�eglige les tracts de Correspondance, qui avaient circul�e

jusqu’�a l’�et�e 1925 et dont Val�ery a du etre, apr�es tout, un des destina-

taires privil�egi�es, mais que penser du silence sur l’agitation autour du

premier manifeste de Breton en 1924 ?

Il ne s’agit pas ici de donner une �enum�eration, forc�ement lacunaire, de

tous les -ismes que Bremond aurait ignor�es dans sa quete m�etaphysique

de la po�esie pure, mais de signaler �a quel point sa r�eflexion sur l’essence

de la po�esie et sur son �eternel myst�ere, pr�eoccupations classiques et sym-

bolistes s’il en est, ne se sent nullement sollicit�ee par les transformations

radicales surgies de nouvelles questions de l’apr�es-guerre, qu’il s’agisse

de questions li�ees au refus de la litt�erature comme type de discours

s�epar�e du langage ordinaire (comme dans l’�emergence d’une po�esie

attir�ee par le journalisme et le mode documentaire), �a la mise en ques-

tion de la litt�erature comme appartenant �a la sph�ere des Belles-Lettres

(comme dans le remplacement de la po�esie-�ecriture �a la po�esie-action,

par exemple chez tous ceux que Paulhan qualifiera plus tard de « terro-

ristes », c’est-�a-dire d’auteurs qui vivent l’expression comme un obstacle

�a leur d�esir de communication et d’action, qui pousse les plus incondi-

tionnels, comme en Belgique un Paul Noug�e, �a refuser de faire œuvre,

c’est-�a-dire de publier et surtout de publier sous son nom) ou enfin �a la

518 Jan Baetens et Dirk de Geest

Page 14: Relire               La poésie pure               (1926) d'Henri Bremond

diversification croissante des supports de publication (comme dans

l’abandon progressif du livre ou du recueil comme m�edium privil�egi�e: la

litt�erature moderne se publie dans la rue, s’entend �a la radio, se lit dans

la presse, etc.).

Il serait toutefois injuste de reprocher �a Henri Bremond d’avoir fait

l’impasse sur ces changements, pour importants qu’ils nous paraissent

aujourd’hui. S’il ne s’est gu�ere appesanti sur ce genre de questions, c’est

sans doute que personne, dans le milieu qui �etait le sien, soit celui de

l’Acad�emie et celui des revues litt�eraires bien-pensantes, n’y attachait la

moindre importance, et c’est bien sur ce silence-l�a, et non sur celui du

seul auteur de La po�esie pure, que doit porter aussi l’interrogation. Il est

clair que la mise entre parenth�eses d’un certain pr�esent dans les textes

d’Henri Bremond ne genait pas le moins du monde le public qui �etait le

sien et qui suivait les actualit�es litt�eraires d’assez pr�es. La vivacit�e du

d�ebat, avec les nombreux adversaires et les non moins nombreux parti-

sans de l’abb�e Bremond, prouve que la question de la po�esie pure susci-

tait d’ailleurs un int�eret bien au-del�a des seuls c�enacles ou cercles

d’initi�es. Mais que penser de ce silence qui paraıt aujourd’hui si criant

et surtout de l’absence de grande r�eaction face �a la notion de « po�esie

pure » (car les r�eticences de Val�ery et Eliot, si r�eelles qu’elles fussent,

n’ont jamais pris la forme d’un rejet du concept : l’un et l’autre avaient

une autre vue que Bremond, mais ne r�ecusaient pas forc�ement la «puret�e » de la po�esie, tr�es proche de leur propre souci d’aboutir �a une

litt�erature enfin formaliste) ? La r�eponse la plus simple serait �evidem-

ment de prendre acte de l’�etanch�eit�e apparente de deux syst�emes

litt�eraires, dont l’un (celui dont on discute doctement sous la Coupole)

peut se permettre le luxe de ne rien penser, ni en bien ni en mal, de l’au-

tre (celui qui se cherche bruyamment dans la rue et dans les librairies,

lieux publics modernes par excellence). Mais d’autres r�eponses sont poss-

ibles, le silence �etant par d�efinition un facteur difficilement s�emantisa-

ble10. Il ne paraıt ainsi pas impossible d’avancer l’hypoth�ese que le

succ�es du d�ebat sur la po�esie pure dans les milieux conservateurs �a l’�eco-

ute de l’Acad�emie franc�aise et des revues litt�eraires traditionalistes de

l’�epoque �etait du aussi �a la bonne conscience qu’il �etait �a meme de don-

ner aux lecteurs de l’abb�e Bremond. Mettre le d�ebat sous les auspices de

quelques auteurs pr�esent�es, non sans frisson, comme de « dangereux

novateurs » (mais on a vu comment le p�eril de cette dangereuse

Relire La po�esie pure d’Henri Bremond 519

Page 15: Relire               La poésie pure               (1926) d'Henri Bremond

innovation se trouvait imm�ediatement d�esamorc�e dans La po�esie pure)

�etait sans doute une fac�on de (se) donner l’illusion de participer �a l’aven-

ture de la litt�erature en train de se faire, mais sans qu’on ait besoin

d’aller voir ce qui se passe ailleurs. De plus, le d�ebat sur la po�esie pure

apportait peut-etre aussi la preuve, toujours rassurante, que les pans les

plus r�eactionnaires du syst�eme litt�eraire avaient encore la force d’engager

un d�ebat de fond, un d�ebat dont paraissait d�ependre le sort meme de la

po�esie (c’est-�a-dire de la litt�erature, dans la vision non-moderniste des

choses), au moment o�u de tout autres disputes faisaient rage aux fron-

ti�eres du syst�eme litt�eraire, dans la rue, dans les caf�es, dans les ateliers

des peintres, dans les colonnes des journaux. L’�eloignement de ces d�ebats

non-acad�emiques �etait du reste relatif, car leur rumeur a du se faire

entendre jusque dans les enceintes les plus recul�ees. A cet �egard, rappe-

lons qu’�a l’occasion de la mort de l’acad�emicien auquel succ�edera Paul

Val�ery, �a savoir Anatole France, les surr�ealistes avaient publi�e leur pre-

mier pamphlet collectif, Un cadavre (1924), dont la violence profanatrice

demeure sans �egale. Or Anatole France �etait non seulement une icone

respect�ee de la gauche et de la libre-pens�ee, il �etait aussi, dans le contexte

qui nous int�eresse ici, un adversaire du type de po�esie d�efendu bec et on-

gles par Bremond et Val�ery. Le meme Val�ery refusera, lors de son dis-

cours de r�eception �a l’Acad�emie, de prononcer ne fut-ce qu’une seule

fois le nom d’Anatole France, �a qui il ne pardonnait pas ses positions

anti-mallarm�eennes, bref sa pr�ef�erence de ce que l’abb�e Bremond nomme

la « po�esie-raison ». Il est difficile d’imaginer que les milieux bien-pen-

sants n’ont pas eu �echo de ce genre de pol�emiques, bien moins polic�ees

que les reveries de Bremond sur la po�esie pure. Difficile d’imaginer aussi

que le d�ebat sur la po�esie n’�etait pas v�ecu dans ces milieux-l�a comme

une revanche sur l’agitation de plus en plus bruyante foment�ee par de je-

unes fous pour qui la question n’�etait plus de rendre la po�esie plus pure

qu’elle ne l’�etait, mais de passer �a autre chose, qui n’�etait plus ni la

po�esie, ni meme la litt�erature.

Quoi qu’il en soit, cette relecture du texte de Bremond d�emontre

clairement �a quel point ses id�ees sur la « po�esie pure » ont servi de

rep�ere, positif pour les uns, n�egatif pour les autres, �a tous les auteurs qui

se sont pench�es sur la question de la litt�erature moderne vers le milieu

des ann�ees 20. Les id�ees po�etico-religieuses de Bremond ne sont gu�ere

originales, et sur bien des points elles perp�etuent des id�ees romantiques

520 Jan Baetens et Dirk de Geest

Page 16: Relire               La poésie pure               (1926) d'Henri Bremond

auxquelles vont s’opposer, parfois meme pour des raisons proprement

religieuses, les figures de proue du modernisme formaliste que sont Eliot

et Val�ery. Mais la notion bremondienne de « po�esie pure » s’av�erera une

chambre d’�echos exceptionnelle �a tous les grands d�ebats de la moder-

nit�e : tension entre indicible et communication, opposition entre poeta

vates et poeta faber, clivage entre exp�erience directe et m�ediation verbale.

Mais l�a o�u Bremond prenait toujours soin d’accentuer la continuit�e avec

la tradition (qu’il confondait sans doute un peu vite avec celle de la

litt�erature franc�aise), la post�erit�e litt�eraire et nos fac�ons contemporaines

de penser l’histoire litt�eraire ont mis en avant l’id�ee de rupture, de crise,

de changement de paradigme. Henri Bremond n’a pas r�esolu le probl�eme

de la « po�esie pure », il en a explicit�e une certaine approche et ce faisant

il a surement contribu�e �a une intensification du d�ebat.

NOTES

1. La r�edaction de cet article a �et�e rendue possible par une aide de l’Universite deLeuven, dans le cadre du projet collectif “MDRN” sur l’histoire litt�eraire dans lapremi�ere moiti�e du vingti�eme si�ecle. Pour plus de d�etails, voir : www.mdrn.be (sitevisite le 20 avril 2013).

2. Pour plus de d�etails, voir Buelens 2001.3. Marx 2002 (voir surtout les pages 113–128).4. Surette 2008 (voir surtout le chapitre 6). Dans ses analyses de la « po�esie pure »,

le livre de Surette prolonge celui de Henry W. Decker, Pure Poetry 1925–1930.Theory and Debate in France (1962).

5. On peut s’�etonner ainsi de l’absence de toute discussion sur Bremond dans unlivre comme Du lyrisme (Corti, Paris, 2000) de Jean-Michel Maulpoix.

6. Cf. Scot 1991, 35–46, et Baetens 1989, 84–98.7. Pour plus de d�etails, voir Bremond 1926a, 60–68 et passim, et Bremond 1926b.8. Pour une introduction aux nouvelles lectures du narratif en po�esie, voir McHale

2009, 11–27.9. Voir Marx 2012.10. Pour une r�eflexion �epist�emologique sur l’interpr�etation du non-dit en litt�erature,

voir Macherey 1966. Un point de vue plus traditionnellement litt�eraire, mais nonmoins subtil, se lit chez Jean-Benoıt Puech, notamment dans Du vivant del’auteur (1993) et Par quatre chemins (2011).

BIBLIOGRAPHIE

Baetens, J. 1989, « Sur la figuration cach�ee », Litt�erature, no. 73, p. 84–98.Bremond, H. 1926a, « La po�esie pure, avec « Un d�ebat sur la po�esie », par Robert de

Souza, Grasset, Paris.

Relire La po�esie pure d’Henri Bremond 521

Page 17: Relire               La poésie pure               (1926) d'Henri Bremond

—. 1926b, « Pr�eface » dans F. Lef�evre, Entretiens avec Paul Val�ery, Chamontin,Paris.

Buelens, G. 2001, Van Ostaijen tot heden, Vantilt, Nijmegen.Compagnon, A. 2013, « La notion de genre », Fabula: la recherche en litt�erature, en

ligne: http://www.fabula.org/atelier.php?La_notion_de_genre (site visit�e le 20avril 2013).

Decker, H. W. 1962, Pure Poetry 1925–1930: Theory and Debate in France, Universityof California Press, Berkeley.

Macherey, P. 1966, Pour une th�eorie de la production litt�eraire, Masp�ero, Paris.Marx, W. 2002, Naissance de la critique moderne : la litt�erature selon Eliot et Val�ery,

Artois Presses Universit�e, Arras.—. 2012, Le tombeau d’Oedipe, Minuit, Paris.McHale, B. 2009, « Beginning to think about narrative in poetry », Narrative, vol.

17, no. 1, p. 11–27.Puech, J.-B. 1993, Du vivant de l’auteur, Champ Vallon, Chamb�ery.—. 2011, Par quatre chemins, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles.Scot, D. 1991, « La structure picturale du sonnet parnassien et symboliste : Heredia et

Baudelaire » dans �Ecrire la peinture, dir. Ph. Delaveau, �Editions Universitaires,Paris, p. 35–46.

Surette, L. 2008, The Modern Dilemma. Wallace Stevens, T. S. Eliot and Humanism,McGill-Queen’s University Press, Montreal, Kingston, London & Ithaca, N.Y.

Val�ery, P. 1957, « Discours sur Henri Bremond » dans Œuvres compl�etes, t. 1, coll.« Biblioth�eque de la Pl�eiade », Gallimard, Paris, p. 763–769.

—. 1960, Œuvres II, coll. « Biblioth�eque de la Pl�eiade », Gallimard, Paris.

Jan Baetens ( [email protected]) est professeur d’�etudes culturelles �al’Universit�e de Leuven. Ses recherches portent �a la fois sur la po�esie contemporaineet les rapports entre texte et image, essentiellement dans les genres mineurs (roman-photo, bande dessin�ee, novellisation).

Dirk de Geest ([email protected]) est professeur d’�etudes litt�eraires �al’Universit�e de Leuven. Sp�ecialiste de la litt�erature n�eerlandaise, il a beaucouptravaill�e sur les probl�emes de conceptualisation de la dynamique des syst�emeslitt�eraires et sur la question des genres litt�eraires.

Avec Sascha Bru, David Martens et Bart Van den Bossche, ils codirigent le groupede recherches MDRN (www.mdrn.be), qui a publi�e en 2013 son premier ouvrage col-lectif: Modern Times, Literary Change (Peeters, Leuven).

522 Jan Baetens et Dirk de Geest