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RENCONTRER UN ANIMAL AVEC DONNA HARAWAY Vinciane Despret Editions de Minuit | Critique 2009/8 - n° 747-748 pages 745 à 757 ISSN 0011-1600 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-critique-2009-8-page-745.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Despret Vinciane, « Rencontrer un animal avec Donna Haraway », Critique, 2009/8 n° 747-748, p. 745-757. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions de Minuit. © Editions de Minuit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - ENSSIB - - 81.64.170.9 - 13/06/2013 11h41. © Editions de Minuit Document téléchargé depuis www.cairn.info - ENSSIB - - 81.64.170.9 - 13/06/2013 11h41. © Editions de Minuit

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RENCONTRER UN ANIMAL AVEC DONNA HARAWAY Vinciane Despret Editions de Minuit | Critique 2009/8 - n° 747-748pages 745 à 757

ISSN 0011-1600

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Despret Vinciane, « Rencontrer un animal avec Donna Haraway »,

Critique, 2009/8 n° 747-748, p. 745-757.

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Rencontrer un animalavec Donna Haraway

Donna HarawayWhen Species Meet } Minneapolis,

University of Minnesota Press,2008, 423 p.

« Madame Cayenne Pepper ne cesse de coloniser toutesmes cellules – assurément, il s’agit d’un de ces cas de sym-biogenèses dont parle la biologiste Lynn Margulis 1. Je suisprête à parier qu’une analyse de nos ADN révélerait plu-sieurs cas de « transfections », dont sa salive aura fourni lesvecteurs viraux. Rien ne résiste aux baisers profonds de salangue. Nous avons des conversations interdites ; nousavons eu des rapports amoureux oraux ; notre liaison estfaite d’histoires racontées à partir des faits, rien que desfaits. Nous nous exerçons l’une l’autre à des actes decommunication que nous comprenons à peine. Nous som-mes, de façon constitutive, des espèces compagnes. Nousnous fabriquons l’une l’autre dans notre chair. Significati-vement autres (significant others) l’une à l’autre, dans nosdifférences spécifiques, nous révélons dans notre chair uneméchante infection du développement appelée amour. Cetamour est à la fois une aberration historique et un héritagede natureculture 2. »

Ces phrases qui ouvraient le précédent ouvrage de la bio-logiste et philosophe Donna Haraway reçoivent, avec WhenSpecies Meet, leur prolongement. Elles le reçoivent d’autantplus sûrement qu’elles réapparaissent, avec tout le long pas-sage dans lequel elles s’inscrivaient, à l’identique, pages 15

1. L. Margulis, D. Sagan, Acquiring Genomes : A Theory of theOrigins of Species, New York, Basic Books, 2002.

2. D. Haraway, The Companion Species Manifesto. Dogs, Peopleand Significant Otherness, Chicago, Prickly Paradigm Press, 2003, p. 1.

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et 16 dans le second livre, une note explicite mentionnant lareprise. La pratique n’est pas usuelle ; une répétition aussilongue signale quelque chose.

Car il n’y a jamais rien d’innocent chez Haraway, l’écri-ture moins que le reste – que l’on identifie l’absence d’inno-cence à la « stratégie » ou qu’on l’entende comme la recon-naissance du fait que nous sommes toujours engagés par lesconséquences de ce que nous faisons, et que ces conséquen-ces sont inextricablement liées au fait que nous faisons deschoix qui engagent d’autres que nous ; les mots sont agis-sants, la manière de raconter les histoires importe 3. Cesphrases sont d’autant moins innocentes qu’elles sont délibé-rément scandaleuses : Madame Cayenne Pepper est unechienne. Horreur chez les philosophes ; tout ce dont la phi-losophie a voulu se délester se retrouve ici, dans la salive,dans la chair d’une femme qui se dit vieillissante et d’unechienne jeune encore, dans les rapports amoureux, dans desconversations inconvenantes et dans l’amour, l’amour inter-spécifique.

When Species Meet est un livre qui se veut fidèle à ce qu’ilnous propose, à ce qu’il nous demande, à ce qu’il instruit dansla pluralité des significations qu’on peut donner à ce terme :penser, faire exister, agir, et faire agir ce dont il parle, lesrencontres entre espèces. Il n’y a rien d’innocent non plusdans cette relation entre espèces qui brouille les catégories ;il faut y voir la chance de « devenir ensemble », « avec quelquegrâce ».

Le brouillage des frontières est depuis longtemps unmotif central du travail de Haraway 4. Les premiers écritsqui l’ont rendue célèbre liaient un projet politique féministeet marxiste avec une technophilie réaliste et créative ; lescatégories de nature et de culture s’y voyaient radicalementcompromises : « Nous sommes tous des cyborgs compte

3. Voir I. Stengers, « Fabriquer de l’espoir au bord du gouffre. Àpropos de l’œuvre de Donna Haraway », La Revue internationale deslivres et des idées, no 10, mars-avril 2009, p. 24-29.

4. On renverra à cet égard à la première traduction des travauxde D. Haraway, « Manifeste Cyborg : Science, technologie et féminismesocialiste à la fin du XXe siècle » [1985], trad. M.-H. Dumas, C. Gouldet N. Magnan, dans Manifeste Cyborg et autres essais, Anthologie éta-blie par L. Allard, D. Gardey et N. Magnan, Paris, Exils, 2008.

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tenu de la co-production permanente corps/technologie 5. »Certes, il y a prolongement entre ses premiers travaux etceux qu’elle nous propose aujourd’hui et certes encore, ils’agit toujours bien de rendre les frontières plus perméa-bles, non pas en déconstruisant dans un geste critique lesbinarismes fondateurs, mais en déplaçant et en multipliantles connexions les plus inattendues, en créant desconnexions nouvelles qui nous engagent autrement. Maisquelque chose a changé ; le ton du projet n’est plus lemême, la démarche critique se construit autrement, d’au-tres rapports aux êtres s’instaurent. Au paradigme d’avenirfondé sur les technosciences, le cyborg, viennent aujour-d’hui répondre d’autres propositions, et d’autres reconfigu-rations des frontières. Les chiens en sont à présent lesmodestes héros. Ce qui change beaucoup de choses. LesGrands Partages 6 entre « ce qui est humain et animal,nature et culture, organique et technologique, sauvage etdomestique s’aplatissent et se réduisent à des différencesordinaires – de celles qui portent à conséquences et exigentrespect et réponse 7 – plutôt que de s’élever vers le sublimeet les fins dernières » (p. 15).

« Je pense que nous apprenons à “devenir du monde 8”

5. C’est ainsi que le résume, de manière claire, M.-H. Bourcierdans la préface qu’elle consacre à une autre traduction française,encore plus récente, de nombreux articles de Haraway, Des singes,des cyborgs et des femmes. La réinvention de la nature, trad. O. Bonis,Arles, Éd. Jacqueline Chambon, 2009, p. 11.

6. Le thème du Grand Partage a été magistralement théorisé parBruno Latour dans son Nous n’avons jamais été modernes (Paris, LaDécouverte, 1991). Haraway et Latour entretiennent, depuis de nom-breuses années, un dialogue dont les effets sont perceptibles dansleurs travaux respectifs. On lira également le prolongement de ce tra-vail de Latour dans son livre Politiques de la nature (Paris, La Décou-verte, 1999).

7. Le terme « réponse » en français, qui traduit celui de « res-ponse », ne rend pas de manière lisible la mémoire que l’anglais aconservé à ce vocable, qui renvoie de ce fait à un devoir de répondrede, c’est-à-dire à la responsabilité.

8. Le terme « becoming wordly » aurait certes pu appeler la tra-duction « devenir mondain » voire « terrestre », comme le propose ledictionnaire Robert et Collins. La première, toutefois, me paraissaittrop lourdement connotée, et j’ai préféré en revenir à son explicitation ;

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en nous colletant avec l’ordinaire plutôt qu’en en tirant degrandes généralités. Je suis une créature de la boue, pas duciel » (p. 3). C’est avec cette différence qu’il va falloir travailler.Créature de la boue plutôt que du ciel : tout s’enracine ets’annonce dans cette image qui évoque ce qui s’attache, lit-téralement, à nos pas et aussi sûrement les ralentit, ce quinous lie à la densité du monde, ce qui leste nos vies de cellesdes autres, nos compagnons ; ceux par lesquels et avec les-quels la possibilité de « devenir du monde » emprunte les che-mins embourbés, expérimentaux, d’un « devenir avec ».« Comment un “devenir avec” constitue-t-il une pratique du“devenir du monde” ? Quand les espèces se rencontrent, laquestion est : comment “hériter des histoires” ? Comment êtreensemble en est l’enjeu » (p. 35).

Il s’agit à présent de construire ce « devenir avec » d’autresêtres, non plus sur le mode épuisé des analogies – ce modemême qui a permis aux philosophes de tenir le monde à dis-tance –, mais bien sur celui du respect et de la réponse. C’esten les interrogeant sur leur possibilité de respect et deréponse que Haraway s’adresse aux philosophes ; à Deleuzeet Guattari, avec un cri de colère ; à Derrida, pour célébrerce que nous – moi et les miens, dira-t-elle (p. 20) – lui devons,apprendre à en hériter, et le prolonger.

Nous colleter avec l’ordinaire plutôt qu’avec le sublime :voilà qui traduit minutieusement la différence des proposi-tions que les philosophes vont adresser, de part et d’autre et,c’est une autre manière de signer la différence : parler ouécrire à, ou à propos de, avec ou sur l’animal.

Avec Derrida, c’est le regard d’un chat, ou plutôt d’unepetite chatte, posé sur un corps nu, le corps du philosophe,un matin dans sa salle de bain, qui va nouer tout autrementla question. « Il peut se laisser regarder, sans doute, maisaussi, la philosophie l’oublie peut-être, elle serait même cetoubli calculé, il peut, lui, me regarder 9. » Regarder, se voir êtreregardé, et répondre, rompre avec l’oubli ; l’étymologie que

la seconde occultait la dimension cosmopolitique que Harawayreprend à I. Stengers (Cosmopolitiques, Paris, La Découverte Poche,2003.)

9. J. Derrida, L’Animal que donc je suis, Décade de Cerisy « L’ani-mal Autobiographique », 1997 ; Paris, Galilée, 2006, p. 28.

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décline Haraway vient re-susciter 10 la connivence des termes,« répondre », « regarder », « respecter », les liant à celui qui dési-gne l’espèce. Respecere : regarder à nouveau, « tenir en regard,répondre, regarder réciproquement, remarquer, prêter atten-tion, avoir un regard courtois pour, avoir de l’estime : tout cecis’articule dans un accueil poli, pour instituer la polis, “où” et“quand” des espèces se rencontrent » (p. 19).

Il y a, écrit Derrida, deux types de discours, deux situa-tions de savoir sur l’animal. « Il y aurait d’abord les textessignés par des gens qui ont sans doute vu, observé, analysé,réfléchi l’animal, mais ne se sont jamais vus vus par l’ani-mal 11. » Quant à l’autre catégorie, celle des poètes ou desprophètes, du côté de ceux et celles « qui avouent prendre sureux l’adresse que l’animal leur adresse [...], je n’en connaispas encore de représentant statutaire ».

Hériter de Derrida, re-susciter la possibilité d’une autrerencontre au départ de son enquête, c’est aussi lui répondreet prolonger la réponse qu’il n’a peut-être pas su donner auxpromesses de son questionnement. Hériter, c’est en sommeassumer la reprise d’une philosophie arrêtée trop tôt dans saquête. La question que pose Haraway, il serait temps de lesignaler, celle qui va inlassablement se répéter tout au longdu livre, la question dont nous savons dès lors qu’elleimporte, est justement la question du prolongement de larencontre, et du prolongement le plus concret, le plus imma-nent, le plus ordinaire : « Qui et qu’est-ce que je touche quandje touche un chien ? Et comment le fait de toucher me rend-t-il encore plus “du monde” ? » Poser cette question, c’estentrer en relation sur un mode ordinaire : celui de la curiositéd’abord ; puis celui du toucher, celui qui nous apprendcomment « on peut prolonger dans la chair ». C’est la curiositéqui a manqué à Derrida, et c’est en réponse à cette absenceque Haraway nous invite à une reprise ; c’est le mépris de la

10. Ce terme est celui qu’a proposé, dans le contexte d’un sémi-naire de lecture autour de Virginia Woolf, la philosophe Maria Puig dela Bellacasa. Voir à cet égard son travail Think we must. Politiquesféministes et construction des savoirs, Thèse de doctorat présentée àl’Université Libre de Bruxelles sous la direction d’I. Stengers, ULB,Philo et Lettres, 2004-2005.

11. J. Derrida, L’Animal que donc je suis, op. cit., p. 31.

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chair et de l’ordinaire qui travaille les propositions de Deleuzeet Guattari et c’est ce mépris qui suscite sa colère – nous yreviendrons.

Car si Derrida a bien rompu avec cette tradition de laviolence à l’égard des bêtes qui habite la philosophie, s’il abien vu les enjeux du crime commis envers les animaux avec,et par, cette théorie de l’exception humaine, s’il a bien pusortir, avec courage et humilité, la question de cette vieilleornière philosophique de la figure ou de la représentation, s’ilest bien l’ami qui a su dire et penser le respect et si nousdevons célébrer l’événement par lequel il a fait de son intérêtpour l’animal une part de son travail philosophique, il n’en apas moins manqué, selon Haraway, une obligation essen-tielle : être curieux. Être curieux, d’une part, de ce que sonchat pensait ou rendait disponible en lui rendant son regard,ce matin-là, dans sa salle de bain ; être curieux, d’autre part,du fait que certains scientifiques ont été capables de se voirvus, et d’en tirer les conséquences. « Pourquoi Derrida n’a-t-ilpas demandé, même pour le principe, si Gregory Bateson,Jane Goodall, Mark Bekoff, Barbara Smuts ou bien d’autresencore n’avaient pas rencontré, eux, le regard de leurs diversanimaux ; et si leur réponse n’avait pas été de se défaire et serefaire eux-mêmes en même temps qu’ils défaisaient et refai-saient leur pratique scientifique ? » (p. 21). Lorsque la prima-tologue Barbara Smuts a entrepris sa recherche sur le terrainavec les babouins à Gombé, en Tanzanie, explique Haraway,elle a commencé par suivre, à la lettre, les règles prescritespar la méthode dite d’habituation – méthode qui consiste às’approcher de plus en plus des animaux observés, tout enessayant de ne surtout pas les déranger. En fait, cette règle,« ne pas déranger », avant d’être éthique, est épistémologique,dictée par les conventions d’une science objective. Il s’agit dene pas influencer, de « n’être pas là ». Cependant, la pratiquede l’habituation est un exercice lent, pénible – souvent vouéà l’échec, tous les primatologues en conviennent. Pour labonne raison que l’on suppose a priori que les babouinsseront indifférents à l’indifférence. C’est ce qu’a remarquéSmuts : plus elle ignorait leur regard, moins les babouinssemblaient satisfaits. Probablement la percevaient-ils, ellequi tentait de se rendre invisible et faisait semblant de ne pasêtre là, comme un être en dehors de toute catégorie. La

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méthode de l’habituation consiste, en somme, à se demandersi les babouins sont des êtres sociaux sans penser que lesbabouins se posent la même question à propos de leursobservateurs, et doivent en conclure par la négative, au vude leur attitude. La question de qui est sujet se trouvait ainsirenversée, renvoyée à l’humain.

À l’issue du commentaire qu’elle offre au travail deSmuts, Haraway définit la relation que la primatologue a tis-sée avec ses babouins comme une relation responsable, unerelation entre êtres capables de se répondre 12. Smuts elle-même inscrit la relation sous le signe du respect, d’un respectpragmatique, méthodologique, épistémologique tout autantqu’éthique : « En reconnaissant une présence aux babouins,je faisais montre de respect, et en répondant d’une manièreque je leur empruntais, je faisais savoir aux babouins quemes intentions étaient inoffensives et que je supposaisqu’eux-mêmes, de la même façon, ne me voulaient aucunmal. » Ce faisant, Smuts donne raison à la quête de Derrida :la question de la réponse, écrit Haraway, est « une questiondont la forme change tout » (p. 22).

On se serait attendu à ce que Deleuze et Gattari, eux quiont sorti la philosophie de ses gonds, eux qui ont résisté auxmots d’ordre, célèbrent avec joie la possibilité d’un « devenirmonde » de concert avec les animaux. Rien de tel ; et DonnaHaraway ne les épargne pas. « En dépit de l’intense compéti-tion, je ne suis pas sûre de pouvoir trouver en philosophieplus claire manifestation de la misogynie, de la peur de vieil-lir, de l’absence de curiosité à l’égard des animaux et de l’hor-reur de l’ordinaire de la chair » (p. 30).

Le devenir animal que Deleuze et Guattari proposent

12. La dresseuse de chiens et philosophe Vicki Hearne écrit quela relation des humains et de certains animaux est une relationmorale, qui implique des engagements réciproques. Il n’est pas éton-nant, dit-elle, que le langage des dresseurs soit un langage « morale-ment chargé », un langage « philosophiquement responsable », dans lamesure où les animaux, implicitement ou explicitement, sont capablesd’une compréhension morale, délicate et complexe quoique non infail-lible, « qui est à ce point inextricablement liée à leur relation avec desêtres humains qu’on peut dire qu’elle constitue cette relation » ;V. Hearne, Adam’s Task, Calling Animals by Name, New York, Knopf,1986, p. 14.

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dans Mille Plateaux ne tient aucune promesse, il ne s’articuleà aucun devenir avec aucun être vivant, il se cantonne à unereprésentation abstraite de ce qu’est un animal. La meute deloups 13 qui convoque l’affect pur et le sublime n’existe quepour le contraste avec les autres, tous les autres, ces ani-maux individualisés, familiers, sentimentaux, oedipiens, quin’inviteraient, selon les auteurs, qu’à la régression. Car lesloups « de ce monde », les loups prosaïques et vivants, n’ontrien à voir avec cette meute abstraite ; ils ont d’autant moinsà voir que si Deleuze et Guattari avaient prêté un tant soitpeu d’attention aux loups, dans la réalité de leur vie ordinaire,ils auraient compris que la référence ne pouvait plus maltomber : le clan se constitue de relations familiales, père,mère, et les enfants d’une, deux, ou trois générations 14. Onreste bien dans cette tragique indifférence de la philosophieque relevait Derrida, cet oubli calculé, qui, pour n’avoir pasà répondre, a réduit l’animal au rang de figure littéraire oumythologique, objet de fantaisie ou de vision.

*

Le choix de Deleuze et Guattari ne traduit que mépriset dédain pour l’ordinaire, le quotidien, pour ces vieillesdames qui chérissent leur animal de compagnie, pour ledomestique, pour la tendresse des relations. J’inviterais,pour ma part, comme contrepoison, à la lecture de cette odeà la vie, à l’amour et à la sensibilité à toutes les formes duvivant qu’est le roman de science-fiction de Sheri Tepper,dont le titre, The Companions 15, sonne comme une réponseà Haraway. Le roman raconte, dans un lointain futur, le longpériple d’une jeune femme, Jewell, décidée à trouver, pourles animaux bannis d’une terre aseptisée et aux ressourcesdétruites, une planète qui puisse les accueillir. Il s’achèvesur le dernier voyage des chiens réunis en meute vers cetteplanète. Scramble, la chienne dont Jewell a partagé la vie,

13. Revenant sur l’analyse de l’Homme aux loups, Deleuze etGuattari opposent les loups de la meute aux chiens domestiqués.

14. Je remercie Didier Demorcy, réalisateur de documentairessur les loups, de m’avoir signalé cette caractéristique de leur organi-sation.

15. S. Tepper, The Companions, Londres, Gollancz, 2003, p. 452.

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lui fait ses adieux. Les chiens de ce XXVIIIe siècle, ayant béné-ficié des progrès de la génétique, ont un usage approximatifdu langage humain. C’est donc avec des mots que Scramblefait ses adieux à sa compagne. Elle lui avoue sa tristesse etlui redit à quel point elle a besoin de sa présence. Ceux aveclesquels elle va vivre dorénavant, ceux de son espèce, neseront jamais de véritables amis. « Jamais elle ne retrouverade vraie sœur. » Au nom des siens, Scramble demande alorspardon à Jewell pour ces milliers d’années au cours des-quelles les chiens ont réduit les humains en esclavage. « Peuimporte qui a rendu l’autre esclave, répond Jewell entre lerire et les larmes. Ce qui importe c’est que nous avons étéensemble, c’est tout ce temps au cours duquel nous noussommes empêchés, les uns les autres, de devenir complète-ment mauvais. »

Je peux d’autant mieux convoquer Tepper comme sœur« du monde » de Haraway que ce passage ne peut, à aucunmoment, prétendre à une quelconque innocence. Ce romana ceci de miraculeux qu’il réussit à problématiser, sans sus-citer pour autant l’outrage immédiat que ce genre de théma-tiques soulève, les difficultés propres à la relation entre espè-ces différentes : asymétrie des relations, appropriation ouexploitation de l’une par l’autre, transformations et dénatu-ralisation du vivant, authenticité et amour entre personneshétérogènes.

« Aucune réponse ne peut être durablement satisfai-sante », écrit Donna Haraway (p. 41-42) ; il n’y a, dans unmonde aussi multiple et aussi partiellement connecté, aucunsite de repos, aucune position à partir de laquelle on puissese dire, voilà, nous avons enfin la bonne solution. Tout n’estqu’affaire de bricolages, de conséquences ordinaires, de réin-ventions précaires. Les catégories émergentes qui fabriquentde nouvelles identités drainent avec elles des questions iné-dites, des questions qui elles-mêmes brouillent et entre-mêlent les catégories éthiques, politiques, affectives, écono-miques. La cartographie des différences ne cesse d’êtreredessinée, les catégories parent-enfant, gardien-gardé, pro-priétaire-propriété sont devenues inopérantes pour ces nou-veaux types de relations interspécifiques.

Haraway ne se donne, pas plus qu’elle ne nous donne,le droit à plaider l’innocence, ni la certitude que nous avons

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opéré les bons choix de manière désintéressée. Dans unmonde de différences inédites, « qui ont des conséquences etqui demandent respect et réponse », il n’y a de posture inno-cente qu’à penser dans le ciel des principes et des finalitésultimes. Ce qu’elle nous demande est difficile, compliqué.Elle va elle-même compliquer les choses pour obliger auralentissement, pour nous éviter de nous laisser piéger parles jugements usuels, ceux-là mêmes qui viendraient sanc-tionner ces nouvelles catégories sans prendre la mesure deleur caractère « en cours de fabrication » et sans répondre àl’exigence de penser ce que ce caractère requiert. C’est là quele texte de Haraway nous invite à – ou plus justement, sepropose comme – une expérimentation : s’essayer à un deve-nir plus sensible, ou sensible autrement, cultiver d’autrespassions. Je lirais en effet cette véritable technologie 16 del’écriture et du texte comme un travail sur les passions, untravail qui re-suscite les passions sur un mode spinoziste.Car il s’agit non seulement de ralentir, de compliquer, demultiplier les détours par les faits, mais surtout de faire bar-rage à cette pente fatale et si facile à emprunter, celle quiconduit à la passion triste de l’outrage, la passion des « bien-pensants », pour lui préférer une tout autre version du sentir,bien plus hésitante, mais plus à même d’accroître les puis-sances d’exister de celui qui parle et de ceux au nom des-quels il parle. C’est une passion que j’éprouve quelques dif-ficultés à traduire d’autant plus qu’en faire l’expériences’accompagne nécessairement d’un sentiment d’incertitudela concernant – comme on dit, « je ne sais plus très bien quepenser ». Cette passion serait-elle de l’ordre d’une vigilancenouvelle ? Sans doute, une vigilance quant au souci, soucide l’autre, souci pour l’autre (caring), qui n’est pas sans rap-peler l’inquiétude de William James – oui, Haraway est héri-tière de l’attention précieuse que les grands pragmatistes ontaccordée aux conséquences – lorsqu’il écrivait qu’aucunetentative philosophique de définir la nature ne peut préten-dre « n’oublier le rôle d’aucun être, n’en laisser aucun à la

16. Voir I. Stengers, Cosmopolitiques, op. cit. : « l’écriture qu’ellepratique est, selon ses propres termes, de l’ordre de la “technologie”.Que l’écriture opère, que les mots soient agissants, que les histoires,et la manière dont elles sont racontées, importent [pour Haraway]. »

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porte qui pourrait dire “Par où vais-je entrer, moi ?” [...]. Leplus que puisse espérer une philosophie, c’est de ne fermerà tout jamais la porte à aucun intérêt. Quelles que soient lesportes qu’elle ferme, elle doit laisser d’autres portes ouvertesaux intérêts qu’elle néglige 17. »

Certes, il ne s’agit pas de tout accueillir – trop d’attentiontue l’attention 18 –, seulement de ralentir les refus en refusantl’outrage. À cet égard, le cas des sommes considérables par-fois dépensées pour des animaux est exemplaire de la tech-nique d’écriture de Donna Haraway. Elle commence par accu-muler des données chiffrées concernant ces dépenses, dontelle sait qu’elles ne peuvent qu’offusquer. Mais son goût pourles situations concrètes la détourne de l’outrage ; car ellenous demande de la suivre dans des histoires, des histoirestrès ordinaires 19 qui mêlent des personnes, des chiens, desvétérinaires, de l’argent, des écoles publiques, des techniquesde résonance magnétique, de la souffrance, de l’amour et dela mort ; des histoires qui nous invitent à d’autres différences,ou plutôt au refus de l’indifférence – dont le sentimentd’outrage n’est finalement qu’une figure vertueusement mas-quée. Ainsi l’histoire de Mary Battiata et de son vieux chienBear, atteint d’une maladie neurologique, qui se trouventengagés dans des frais de vétérinaire, dépassant dès la pre-mière étape les 900 dollars, et dont le diagnostic par réso-nance magnétique nucléaire exige un supplément de1 400 dollars. Comment décider de ce qui est juste ? Et quesignifie le juste ? « Comment un humain compagnon d’un ani-mal peut-il juger du bon moment pour laisser son chien mou-rir, ou, plutôt, pour le tuer ? Quand l’attention devient-elleexcessive ? S’agit-il d’une question de qualité de la vie, unequestion d’argent, de douleur, et si oui, celle de qui ? Est-ceque payer 1 400 dollars pour un chien ajoute à l’injustice du

17. A Pluralistic Universe. Hibbert Lectures at Manchester Collegeon the Present Situation in Philosophy, Longmans, Londres, Bombayet Calcutta, Green and Co., 1909, p. 32.

18. M. Puig de la Bellacasa, « Thinking with Care », dans SharonGhamari (éd.), Thinking with Donna Haraway, Boston, MIT, 2008.

19. M. Puig de la Bellacasa souligne, avec pertinence, que lamanière de théoriser de Haraway consiste en un travail de re-descrip-tion. Elle la cite : « redécrire, redécrire quelque chose de façon à cequ’elle devienne plus épaisse que ce qu’elle apparaît d’abord ».

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monde ? Comparer ce qu’il conviendrait de dépenser pour queles écoles publiques soient convenables à ce que coûte lediagnostic et le traitement d’un chien malade, est-ce légi-time ? » (p. 20). Et que faire alors de cette autre comparaison,celle entre les gens qui aiment leur animal et qui ont lesmoyens de le soigner et ceux qui ne peuvent assumer ni lessoins vétérinaires, ni un bon dressage, ni la meilleure alimen-tation ? Le jugement n’est pas interdit, il est seulementralenti, compliqué par l’irruption d’autres conséquences etHaraway ne se prive pas de rappeler que savoir résister àl’exception humaine exige de savoir résister à l’humanisationde nos compagnons.

Complications encore lorsqu’elle écrit que « même sinous nous efforçons de prendre nos distances à cet égard,le fait est qu’il n’existe pas de manière de vivre qui ne soit,de façon différentielle, également une manière de mourirpour quelqu’un d’autre (je dis bien quelqu’un et pas quelquechose) » (p. 80). Il n’y a pas de place pour l’innocence. Est-ceà dire qu’il faille des droits pour l’animal 20 ? Haraway réponden termes d’obligations, sans angélisme : il s’agit d’appren-dre à tuer de manière responsable, et dans responsable ilfaut entendre réponse, au sens de savoir répondre par desraisons, en sachant qu’il n’y aura jamais de raisons suffi-santes. « Je pense que c’est une erreur de diviser les êtresdu monde en deux catégories : ceux qu’on a le droit de tueret ceux qu’on n’a pas le droit de tuer. La même erreurconduit à concevoir la liberté comme l’absence de travail etde nécessité ; l’erreur consiste à oublier que l’écologie del’ensemble des êtres vivants consiste à vivre et à user descorps des autres » (p. 79).

En somme « nous devons abandonner le commandement“Tu ne tueras point” », ce commandement qui fonde l’excep-tion humaine (p. 105), et en donner une tout autre version,qui rompt avec la logique sacrificielle : « Tu ne rendras pastuable » (p. 80). Ce n’est pas le fait de tuer qui conduit àl’extermination, c’est le fait de faire que des êtres soient tua-bles. C’est à un devenir sensible que le travail de Haraway

20. Pour une translation de la proposition de Haraway dans ledomaine juridique, je renvoie à V. Despret et S. Gutwirth, « L’affaireHarry », Terrain, no 52, mars 2009, p. 142-151.

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s’attelle 21. Penser avec plus d’êtres 22, se rendre sensible àd’autres créatures, se nourrir d’autres usages du monde.

*

J’ai proposé de donner une lecture spinoziste de la tech-nique d’écriture de Haraway, remède à l’indifférence et àl’outrage : lescheminsqu’ellenousconvieàempruntercondui-sent à étendre le champ des possibilités de s’attacher auxmultiples fils qui composent le tissu du monde, d’accroîtredes puissances d’exister, celles des autres et la nôtre. Onne sort pas indemne de ce genre de livre. Un merle a chantésous ma fenêtre tous les matins de ce dernier printemps. LireHaraway me l’a fait entendre. Car ce merle chantait comme sile monde dépendait de son chant, et l’importance des cho-ses est venue habiter sa voix. Ce merle qui conversait avecles autres dans la joie de l’aube a fait que l’importance existed’une autre manière : l’importance s’est incorporée dans lemonde, ce dernier printemps. Sans doute l’était-elle depuisbien longtemps, mais il me fallait une rencontre pour en êtretraversée. Et cette « importance » surgissait comme une ques-tion : comment vais-je, aujourd’hui, pouvoir écrire de façonà être digne de ce qui importe, avec une telle insistance, pourun autre être ? Comment vais-je faire exister, à mon tour, cequi a pu me toucher sur un mode qui transforme ? La vieenvahit la philosophie, la vie s’importe dans la philosophie.Et le fait que j’ose, dans un article comme celui-ci, invoquer cetype d’expérience, témoigne de l’un des effets de ce quidemande à être prolongé : éprouver le sentiment de devenirun passage pour de nouvelles connexions.

Vinciane DESPRET

21. Ce que traduit si clairement le texte d’E. Hache et B. Latourqui en constitue un prolongement expérimental : « À quels êtres leresponsable doit-il répondre ? Un exercice de sensibilisation » ; on trou-vera cet article en ligne sur http://www.bruno-latour.fr/articles/arti-cle/106-HACHE-BL-final.pdf.

22. Voir à ce sujet M. Puig de la Bellacasa, « Thinking with Care »,op. cit.

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