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René Bocquier, « Bonheur cruel (à propos de l’adaptation théâtrale du "Journal d’une femme de chambre") »

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BONHEUR CRUEL

(à propos de l’adaptation théâtrale du Journal d’une femme de chambre)

Adapter un roman ou une nouvelle pour la scène, voilà un bonheur cruel !Metteurs en scène, comédiens, scénographes, costumiers, ainsi que tous ceux qui

participent à l'élaboration et à la réalisation d'un spectacle, disposent d'un patrimoine littéraire aussi vaste que riche. Notre devoir est de le servir, de l'honorer avec humilité, de le faire vivre et revivre d’éveiller les spectateurs aux lumières du patrimoine littéraire universel.

Le choix d'une œuvre ne saurait obéir à une volonté inspirée par des divagations narcissiques. Ce choix ne peut être qu'un acte passionnel, généreux, un acte de soumission à l’écrit jusqu'à l'effacement de soi.

Tout nous est offert par le texte choisi. Il nous importe seulement de lui insuffler un souffle de vie, en nous imprégnant de son esprit, de son âme, sachant que ce choix obéit inévitablement à mille contraintes, artistiques, techniques, budgétaires.

Le Journal d'une femme de chambre s'est imposé de la même façon que s'effectue une rencontre amoureuse. On rêvait, on désirait, on cherchait quelque chose... Mais quoi ? Le hasard nous l'a dévoilé… et l'on ne peut plus s'en détacher... Avec ferveur nous pénétrons dans la chambre de Célestine, dont le journal s'est offert à nous. Ainsi a commencé notre vie commune.

Que de richesses ! Trop de richesses dans ce journal !Que de déchirements ! Nous devons choisir, exclure des pages, trop de pages.... Des

coupures... et encore des coupures! Et cependant notre adaptation est certainement la plus longue de toutes celles portées à la scène ; plus de la moitié de l’ouvrage est présenté pour la première fois, comme l'épisode tragique du chapitre VII, dans son intégralité, consacré à Monsieur Georges.

Présenter deux parties de plus d'une heure chacune, avec un entr’acte, voilà beaucoup, peut-être trop pour des spectateurs désormais habitués à des représentations qui ne vont guère au-delà de l’heure. Mais une représentation théâtrale ne saurait se réduire à un tableau sommaire. Il doit demeurer un rituel, laisser un souvenir impérissable et fécond. Le sentiment de la durée ne dépend que des officiants : Les Noces de Figaro, Parsifal, habités par la grâce, sont des bonheurs de plus de quatre heures... et de ce fait, bien courts.

La première partie de notre adaptation1 est une succession de scènes qui s'enchaînent naturellement sans rupture : l'arrivée de Célestine, sa présentation, son entrée en fonction au Prieuré chez les Lanlaire ; tout ce qui se rapportera à sa vie quotidienne chez les maîtres, les seuls loisirs étant la messe dominicale et sa visite à l'épicerie en compagnie des dames du village. Célestine n'est guère avare de confidences : « Ma petite enfance, mes petits désirs, mes petits malheurs, et mes rêves, et mes révoltes, et mes diverses stations chez des maîtres cocasses, ou infâmes... »

La deuxième partie n'est plus une succession de scènes, mais un acte unique : l'histoire de Monsieur Georges dans la villa d'Houlgate, par lequel Octave Mirbeau atteint à la plus authentique tragédie, aussi incandescente que la tragédie antique, aussi glacée que le théâtre nordique.

Dans cette ville au bord de la Manche, Célestine transcende et transfigure son personnage : elle ne sera plus simple femme de chambre. Elle deviendra garde-malade, à la fois

1 Elle a été créée à Angers les 6 et 7 juillet 2011. C’est une débutante, Pauline Menuet, qui a dû assumer la charge écrasante d’un monologue de plus de deux heures : performance vraiment stupéfiante ! (P. M.)

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ange annonciateur et révélateur de l'Amour, puis Parque conduisant Monsieur Georges sur le lit-barque prêt pour la traversée du Styx. Elle retournera ensuite à la misérable condition de servante après sa fuite d'Houlgate, puis retrouvera une vie médiocre, ponctuée des visites sur la tombe de Monsieur Georges, pour l’anniversaire de sa mort.

L'épisode consacré à Monsieur Georges voilà un véritable livret d'opéra écrit par Mirbeau ! Comment ne pas songer aux tragédies lyriques?

On se plait à en imaginer la structure musicale. Le lamento de la rencontre avec la grand'mère à la voix de mezzo, qui ouvre l'œuvre. Viennent ensuite un ensemble de duos avec récitatifs, entre Célestine et Monsieur Georges, sur un mode adagio pour mezzo soprano et pour baryton léger : attentions et soins au malade, tentations érotiques, passion charnelle assouvie avec rage jusqu’à ce que l'étreinte emporte le cher tuberculeux... Tout cela bercé par le ressac des vagues, de la houle, au rythme des marées rythmées par le passage des mouettes.

Octave Mirbeau est un dramaturge incontestable. Il n'est que de se reporter aux Mauvais bergers, aux Affaires sont les affaires, au Foyer, pour ne citer que les trois pièces principales.

Dans ses romans, et en particulier dans Le Journal d'une femme de chambre, tout, absolument tout est théâtre : les situations et l'écriture. Un certain esprit de modernité, trop souvent, s'emploie à transposer, à transformer, à réécrire les textes pour les adapter à la scène. En user ainsi avec l'œuvre de Mirbeau serait criminel et diminuerait la puissance du texte. Les monologues de Célestine, ses imitations des personnages qu'elle évoque, les dialogues qu'elle rapporte avec vivacité, tout cela est écrit, c'est théâtral et il n'y a rien à ajouter ou à modifier. Plus encore, le texte est écrit pour la bouche, pour la voix, et l'interprète doit l'appréhender comme une authentique partition. De même le comédien doit chanter, nuancer la prose et les vers, tandis le chanteur, lui, doit parler son chant. Louis Jouvet n'affirmait-il pas : « Il n'y a de naturel que le naturel de théâtre » ?

PORTRAIT D'UNE FEMME

Pauline Menuet dans le rôle de Célestine

Au théâtre, dans la distribution des rôles, la Servante n’existe pas dans la tragédie. Il n’y a que des Suivantes ou des Confidentes. Ces deux types de personnages se retrouvent dans les comédies, souvent chez Molière, toujours chez Marivaux.

La Servante, fille à gages, entre en scène avec la Commedia dell’arte. Elle s’impose chez

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Molière : Nicole dans Le Bourgeois gentilhomme, Martine dans Les Femmes savantes, et surtout Toinette dans Le Malade imaginaire. Puis chez Regnard, Dancourt… Elle devient le personnage principal chez Goldoni, avec La Locandiera (1753). Enfin, la Suzanne du Mariage de Figaro (1778) évoque pour la première fois un état contestataire de la condition de servante. C’est la comédie de la Révolution.

Dans le vaudeville, très en vogue à la Belle Époque, on appelle une servante la Soubrette. Personnage sans relief, sans profondeur, elle n’est que le faire-valoir des grands rôles : elle passe les répliques comme les plats !

C’est avec Octave Mirbeau, en 1990, que Célestine, la servante, devient un personnage mythique de roman et de théâtre.

Elle est une immigrée dans son propre pays, comme toutes ses compatriotes bretonnes de l’époque : même culture, religion commune, traditions identiques ; elles sont les travailleuses esclaves que l’on méprise et que l’on jette à la rue, avec en cadeau le bâtard du patron, pour celles qui n’ont pu s’offrir les bons soins d’une faiseuse d’anges ; pour d’autres, c’est le trottoir, sans allocations de chômage, sans ressources, sans autre secours que les bureaux de placement privés et payants. Il n’existait rien pour les préserver des chutes définitives et les retenir au bord des pires abîmes… L’image savoureuse de la domestique bretonne que nous présente P. Pinchon en 1905, dans Bécassine, fille sotte et naïve, est inexacte.

Mirbeau nous a brossé un portrait qui demeure éternel. Socialement méprisée, autodidacte, son héroïne a observé avec acuité son monde. Elle plaidera de toute son âme pour les humbles et les faibles : « Un domestique n’est plus du peuple d’où il sort ; il n’est pas non plus de la bourgeoisie où il tend. Du peuple qu’il a renié, il a perdu le sang généreux et la force naïve ; de la bourgeoisie, il a gagné les vices honteux, sans avoir pu acquérir le moyen de les satisfaire… et les sentiments vils, les lâches peurs, les criminels appétits, sans le décor, et, par conséquent, sans l’excuse de la richesse. »

Célestine est une figure aussi imposante que les monstres sacrés qui peuplent le monde imaginaire du théâtre. Elle rejoint Ariane, Électre, son homonyme La Célestine de Rojas, la Sainte Jeanne des abattoirs de Brecht…

Pour une comédienne, revêtir son costume est un immense défi… Il habille grand. S’en parer, l’habiter, lui donner vie, voilà qui exige un grand supplément d’âme et de générosité. Elle est le modèle de toutes les femmes qui veulent grandir, s’affranchir et conquérir la liberté.

René BOCQUIER, décembre 2011

[René Bocquier se destinait à l'art lyrique. Mais grâce aux cours de Tania Balachova, le théâtre dramatique l'emporta. Il débuta dans une pièce de Roland Dubillard, Si Camille me voyait. Comédien, metteur en scène, professeur, directeur de théâtre, toute son activité se porta vers les auteurs de langue française du XXe siècle : Cocteau, Pinget, Tournier et Ionesco. Il consacra une place très importante à la poésie...]