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REPRÉSENTATIONS PICTURALES ET IMAGINAIRE COLLECTIF Anne Pauzet Klincksieck | Ela. Études de linguistique appliquée. 2005/2 - no 138 pages 137 à 151 ISSN 0071-190X Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-ela-2005-2-page-137.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pauzet Anne, « Représentations picturales et imaginaire collectif », Ela. Études de linguistique appliquée., 2005/2 no 138, p. 137-151. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Klincksieck. © Klincksieck. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.31.170.204 - 23/03/2013 22h38. © Klincksieck Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.31.170.204 - 23/03/2013 22h38. © Klincksieck

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REPRÉSENTATIONS PICTURALES ET IMAGINAIRE COLLECTIF Anne Pauzet Klincksieck | Ela. Études de linguistique appliquée. 2005/2 - no 138pages 137 à 151

ISSN 0071-190X

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-ela-2005-2-page-137.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pauzet Anne, « Représentations picturales et imaginaire collectif »,

Ela. Études de linguistique appliquée., 2005/2 no 138, p. 137-151.

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Distribution électronique Cairn.info pour Klincksieck.

© Klincksieck. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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REPRÉSENTATIONS PICTURALESET IMAGINAIRE COLLECTIF 1

Résumé : Pour accéder à la culture la plus largement partagée d’un pays par lebiais des œuvres d’art et plus particulièrement de la peinture une voie mérited’être explorée, celle qui établit le lien entre les représentations picturales etl’imaginaire collectif, celle qui postule que le décodage et la construction desimages se fait toujours en relation avec d’autres plus anciennes et que le lec-teur construit du sens en puisant dans sa mémoire iconique, véritable biblio-thèque de références visuelles. Aussi, face à un public pétri d’autres références,il sera alors nécessaire de formuler ce savoir afin de ne plus fonctionner dansl’implicite.Élargir le stock de références iconiques de nos apprenants, c’est leur permettred’accéder à cette langue étrangère que parle l’image et révéler l’imaginairecollectif véhiculé par les représentations artistiques.

INTRODUCTION : LES LIENS ENTRE L’ART ET L’IMAGINAIRECOLLECTIF

Des liens très étroits existent entre les représentations picturales et lespratiques sociales. Pratiques sociales et démarches artistiques sont en effeten interactions constantes.

Alain Roger, dans ses écrits sur « l’artialisation » 2 explique quel’Occident est victime de l’illusion selon laquelle l’art doit être une imita-tion de la nature. Ce concept, que les autres cultures ignorent ou dédaignent,est le pur produit d’une aire culturelle limitée. En fait, même en Occident,l’art n’est jamais pure imitation même lorsqu’il se prétend « réaliste » ou« naturaliste ». « Le seul fait de re-présenter suffit à arracher la nature à sanature » (Roger, 1997 : 12).

1. Titre inspiré du titre d’une conférence d’Annette Richard « Représentations picturales desports et bords de mer et imaginaire collectif », Université Catholique de l’Ouest, 1998.2. Roger, 1997.

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L’art, selon Lévi-Strauss, « constitue au plus haut point cette prise depossession de la nature par la culture, qui est le type même des phénomènesqu’étudient les ethnologues » (Charbonnier, 1989 : 130).

Ainsi, par exemple, lorsque les peintres représentent des paysages, leurnature est « à chaque fois une fonction de la culture » 3. Les peintres ont lit-téralement fait exister ce qu’avant l’on ne voyait pas : même la nature secrée dans le cerveau des hommes, c’est l’intelligence humaine qui lui donnevie. Alain Roger développe l’idée d’une mode de la nature qui

ne surprendra que ceux qui s’obstinent à croire que cette dernière, régie par des loisstables, est elle-même un objet immuable, alors que l’histoire et l’ethnologie nousmontrent à l’évidence que le regard humain est le lieu et le médium d’une métamor-phose incessante 4 : « A-t-on remarqué que cette indéfinissable “nature” se modifieperpétuellement, qu’elle n’est plus la même au salon de 1890 qu’aux salons d’il y atrente ans, et qu’il y a une nature à la mode – fantaisie changeante comme robes etchapeaux ? » 5

Toujours d’après A. Roger, notre regard est riche de multiples référencesartistiques, saturé de modèles insoupçonnés. Notre façon de regarder, la lec-ture que nous pouvons avoir d’une image est soumise à des modèles dontnous ignorons souvent qu’ils agissent et façonnent notre perception et notrejugement. Aussi, face à un public pétri d’autres références, il sera alorsnécessaire de formuler ce savoir afin de ne plus fonctionner dans l’impli-cite.

I. ACCÉDER À L’IMAGINAIRE COLLECTIF PAR LE BIAIS DESREPRÉSENTATIONS PICTURALES

1. 1. La mémoire iconique

Élargir le stock de références iconiques de nos apprenants, c’est leur per-mettre d’accéder à cette langue étrangère que parle l’image et révéler l’ima-ginaire collectif véhiculé par les représentations artistiques. À l’instar deGeneviève Zarate, j’aimerais rappeler qu’

une image prend son sens par rapport aux images auxquelles elle se substitue […][Son décodage] s’inscrit également dans une dimension diachronique. Toute imageprend son sens dans un rapport in absentia avec d’autres images virtuelles. Le déco-dage d’une image fait appel à une mémoire iconique, stock de références visuelles, ceque Michel Tardy appelle la diégèse. 6

Geneviève Zarate explique alors que c’est sur ce point qu’intervient unecompétence véritablement culturelle dans la lecture de l’image puisqu’elle

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3. O. Spengler [Le déclin de l’Occident, Gallimard] cité par Roger, 1997 : 13.4. Ibid.5. Ibid. A. Roger cite M. Denis [Théories, Herman].6. Référence à une communication de M. Tardy : Colloque de littérature comparée, ÉcoleNormale Supérieure de Saint-Cloud, 29 et 30 mai 1969. Il distingue trois référentiels de l’image :le monde, la diégèse, le fantasme.Communication citée par Zarate, 1982 : 141.

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fait appel à un savoir qui se situe en amont d’elle-même et nécessite desconnaissances antérieures issues de notre mémoire.

Ainsi, analysant une publicité pour une bière de marque 7, PierreFresnault-Deruelle constate que la valeur allusive de la femme représentéealanguie sur un sofa peut faire naître de multiples références picturales etlittéraires, à savoir le discours d’un certain art du portrait aristocratiqueexprimant retenue et distinction et celui d’une thématique érotique alimen-tée par le discours érotique littéraire (Sade, Crébillon) et par l’iconographieérotique (la Maja desnuda de Goya, l’Odalisque d’Ingres et Nu sur un sofade François Boucher).

Cet exemple met en lumière le réseau souterrain d’images dont noussommes pétris. Bien-sûr, et comme l’expliquait Roland Barthes, les lecteursne sont pas tous à même d’énumérer l’ensemble de ces références mais cesévocations culturelles peuvent avoir un écho chez le lecteur potentielpuisque le publicitaire a construit son discours autour de ces allusions,comptant sur une connivence culturelle. L’image contemporaine constitue

la partie émergée de l’iceberg et renvoie « au “Texte” sans fin de l’iconographie ».Telle annonce ou couverture de magazine, comme telle vignette de bande dessinée oudessin de presse, peut être l’amorce d’un voyage le long d’une lignée d’images qui sesera imposé à nous comme « le dessin dans le tapis ». Il serait bien étonnant, pourrait-on ajouter, si ce parcours ne débouchait pas à tout bout de champ sur de nouveauxchemins de traverse. 8

Mettre en évidence ces réseaux, c’est permettre aux apprenants de mieuxconnaître la culture visuelle dans laquelle ils seront (ou sont) immergés enéloignant la vision naïve de l’image comme représentation du réel.

1. 2. La comparaison culturelle

Pour approcher une culture étrangère, on peut vouloir apprendre lalangue des habitants du pays mais on peut aussi s’intéresser aux modèlesqui ont façonné leur regard. S’imprégner des œuvres produites dans cetteculture, y entrer par le sensible, permet de mieux comprendre les interac-tions existant entre la culture et les représentations artistiques. Malraux,dans La Tentation de l’Occident 9 fait tenir ces propos à son personnagechinois :

[Je concevais l’Occident comme] un pays dévoré par la géométrie. Les cornes desmaisons tombaient. Les rues étaient droites, les vêtements rigides, les meubles rectan-gulaires. Les jardins des palais démontraient – non sans beauté – des théorèmes. Lacréation sans cesse renouvelée par l’action d’un monde destiné à l’action, voilà ce quime semblait alors l’âme de l’Europe, dont la soumission à la volonté de l’hommedominait les formes,

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7. Fresnault-Deruelle, 1979.8. Ibid., p. 27.9. Malraux, 1951.

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ou encoreJ’ai parcouru les salles de vos musées, votre génie m’y a rempli d’angoisse. Vos dieuxmême, et leur grandeur tachée, comme leur image, de larmes et de sang, une puissancesauvage les anime. Les rares visages apaisés que je voudrais aimer, un destin tragiquepèse sur leurs paupières baissées : ce qui vous les a fait choisir, c’est de les [les divini-tés] savoir les élues de la mort. 10

Cet extrait résume bien, me semble-t-il, les propos tenus précédemment.L’auteur relie formes et valeurs (c’est le cas pour l’utilisation abondante deslignes droites qui traduisent une certaine vision du monde : primat de l’ac-tion, monde soumis à la volonté de l’homme, esprit cartésien) de mêmequ’il associe représentations artistiques et représentations culturelles (ilobserve les divinités des occidentaux si angoissantes et associe ces images àl’imaginaire collectif pour lequel la grandeur vient du sacrifice, pour lequelencore seul ce qui est tragique est digne d’être choisi).

La comparaison culturelle révèle ce qui, sans ce va-et-vient, aurait pu êtreignoré et produit la distanciation nécessaire à une réelle interrogation.

II. QUELLES ACTIVITÉS POUR LA CLASSE

Dans le domaine du Français Langue Étrangère, cet aspect n’est pratique-ment jamais évoqué hormis dans le manuel Libre Échange 3 11 qui proposesur deux pages des reproductions d’œuvres d’art et de sculptures sur unmême thème : « Les canons de la beauté à travers les âges » en une chaînecontinue d’images féminines, figures emblématiques dont les formes reflè-tent les critères de beauté à travers les âges du paléolithique supérieur à nosjours : une Vénus de la fécondité voisine avec la Vénus de Milo, LaNaissance de Vénus (Botticelli) côtoie La Grande Odalisque (Ingres) et lastatue de l’Été de Maillol fraye avec la représentation d’un mannequin mus-clé et longiligne « joggant » le long d’une plage déserte.

Cependant les activités associées portent plus sur le langage que surl’image. Il est seulement demandé aux élèves d’associer quelques citationsd’auteurs célèbres à ces illustrations et de commenter ensuite les propos deces écrivains (« Lesquelles de ces citations vous paraissent les plus justes oules plus étonnantes ? »). Jamais il n’est demandé aux apprenants leur pointde vue sur les œuvres, ce qu’elles peuvent leur apprendre, ce qu’ils ressen-tent, ce qui pourtant serait à mon sens le point de départ d’un véritabletravail sur l’image, sur la culture et donnerait à la démarche une réelledimension interculturelle.

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10. Cité dans Courtillon, Argaud, 1987 : 72.11. Courtillon, De Salins, 1993.

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2. 1. Création d’un musée imaginaire

Je propose, pour ma part, de créer ou de faire créer, à chaque fois qu’ilsera possible un musée imaginaire : ce catalogue de références iconiquespartagées sera composé d’œuvres picturales regroupées par thèmes etd’images de notre quotidien largement diffusées (images des magazines :publicités, illustrations d’articles de presse ; reproductions d’affiches, cou-vertures de romans, de manuels, images des calendriers…). Ce musée ima-ginaire montrera en quoi la peinture est un univers de référence très présentdans notre environnement culturel et mettra en lumière ce qu’il révèle.

Ce travail aura pour but de faire apparaître « le “Texte” sans fin de l’ico-nographie » dont parle Pierre Fresnault-Desruelle.

2. 1. 1. Pourquoi un musée imaginaire

Dans un article intitulé « Une cartographie de l’imaginaire » 12,G. Durand explique que l’imaginaire est une des clés qui permet de com-prendre le psychisme humain et l’organisation sociale :

L’imaginaire est avant tout un antidote à la peur, et en premier lieu à la peur de la mort.L’homme est le seul animal conscient de sa mort. Le mythe est fortifiant, il regonflecontre cette angoisse. C’est pourquoi l’imaginaire contemporain ne diffère pas fonda-mentalement, à mon sens, de celui des sociétés antérieures ou « exotiques ». 13

Il explique aussi que chercher à comprendre l’imaginaire, c’est vouloiratteindre « ce “fond commun” des représentations humaines ou, pouradopter une terminologie plus actuelle, ce “bagage cognitif” de l’êtrehumain » 14.

Il développe ensuite le rôle décisif des images dans le fonctionnement dela pensée.

L’imaginaire peut se définir comme le « musée » de toutes les images, qu’elles soientpassées, possibles, produites ou à produire. Il peut arriver sans crier gare dans le rêveou la rêverie, dans le délire, les visions ou les hallucinations. Mais il se présente aussisous des formes plus abouties : dans les mythes, dans la création artistique, qu’elle soitlittéraire, musicale, picturale (*je souligne), et aujourd’hui dans les productions ciné-matographiques ou télévisuelles. 15

À propos du rationalisme ambiant de notre société, que l’on a souvent ten-dance à opposer à l’imaginaire, il argue fort judicieusement que ce rationa-lisme est en lui-même un imaginaire et que ce dernier précède donc le ratio-nalisme, qu’il l’englobe.

Accéder à l’imaginaire d’une société à travers son art, voilà ce que j’ai-merais proposer en façonnant des outils adaptés à la classe de langue-culture. Pour ce faire, il me faut donc réfléchir à la façon de constituer les

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12. Durand, 1998 : 12-14.13. Ibid.14. Ibid.15. Ibid.

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mini-dossiers qui formeront ce musée imaginaire et à la manière dont ilspourront être exploités par les enseignants.

2. 1. 2. Le choix des thèmes

Quels thèmes choisir ?

Pour répondre à cette question, je me référerai tout d’abord au concept« d’universels-singuliers » 16. Louis Porcher écrit dans Le Français LangueÉtrangère que « pénétrer une culture étrangère, c’est toujours se décentrersans pourtant oublier son propre centre, c’est-à-dire sa propre identité » 17.

Pour opérer cette décentration de sa propre culture tout en restant ancré en elle, lemeilleur chemin pédagogique consiste à traiter des thèmes « universels-singuliers »,c’est-à-dire présents dans chacune des sociétés mais que chaque société traite à samanière. 18

Les élèves peuvent être ainsi dépaysés tout en traitant de thèmes familiers.Ils permettent de s’ouvrir au monde et à la différence tout « en l’intégrant ausien propre. C’est une sorte de métissage voulu, choisi, comme une doublenationalité intellectuelle » 19. Louis Porcher développe plus particulièrementl’exemple du thème de l’eau qui tient une grande place que ce soit sous saforme naturelle (les sources, les lacs, les rivières, les mers) ou sous sa formecommercialisée. Partout et à toutes les époques, elle « a pris des incarna-tions mythiques, fantasmées, imaginaires » 20. Ces thèmes offrent la possibi-lité de mettre en place une véritable pédagogie comparative

(entre la culture-source des apprenants et la culture-cible, c’est-à-dire la culture fran-çaise comme culture étrangère). Cette attitude mobilise fortement les apprenants carelle les prend sur leur propre terrain et ne les déracine pas. Elle exprime bien pour euxles rapports de similitude et de différences entre les deux cultures, et contribue ainsi àsupprimer le danger sans cesse renaissant de l’exotisme et de la folklorisation. 21

Ils permettent aussi de relier la langue et l’anthropologie culturelle puisqueces thèmes sont présents à la fois dans les expressions linguistiques et dansles autres modes de communication On peut ainsi coupler l’enseignement àorientation culturelle et l’enseignement linguistique.

Ces thèmes sont nombreux : l’eau, l’animal, le temps, la mort, le feu,l’amour, le rêve… Pour les recenser, on peut ajouter à cette liste d’« uni-versels-singuliers » certaines catégories du tableau présenté par RobertGalisson dans De la langue à la culture par les mots 22 tableau qui pro-pose un découpage anthropocentrique de l’univers en zones 23 et qui peut

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16. Porcher, 1987. Louis Porcher emprunte ce concept à Hegel qui l’a lui-même forgé pour« incarner l’union dialectique entre un universel et un particulier, de telle sorte que le premiersoit tout entier présent dans le second, celui-ci incarnant donc, au sens strict l’universel ».17. Porcher, 1995 : 67.18. Ibid., p. 68.19. Ibid.20. Ibid., p. 69. L. Porcher cite G. Bachelard [L’eau et les rêves, Corti].21. Ibid.22. 1991. Paris : Clé International.23. Ibid., p. 145.

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fournir un point de départ à un travail sur les représentations picturales.Ce partage découpe

l’univers en zones concentriques autour de l’homme choisi comme centre. Pourquoichoisir l’homme comme centre ? Parce qu’il s’agit d’un travail d’anthropologie cultu-relle où l’homme reconnaît ne percevoir le monde qu’à travers lui-même et pour lui-même (en vue de sa propre connaissance). 24

Il sert de base à un travail de repérage des thèmes possibles que l’on pourraensuite subdiviser en sous-catégories.

Ainsi, dans la grande catégorie « L’homme et l’espace », on pourra parexemple choisir de travailler sur « les représentations du corps » puisque la

représentation du corps humain, pas plus que celle de l’espace, ne se limite à la simpleimitation de ce que nous offre la vision naturelle. La variété des images du corps dansl’histoire des représentations témoigne du rapport complexe que l’homme entretientavec lui-même, et de la manière dont il se pense et se définit par rapport au monde. 25

Pour les représentations du corps on pourra, par exemple, chercher dessous-catégories comme :

– corps et religion (« corps divins »)

– portraits :

• religieux• funéraires• royaux• aristocratiques• nobles• bourgeois (etc.).

2. 1. 3. Comparaison en synchronie

Comme il a déjà été évoqué plus haut, l’intérêt d’un travail sur desthèmes universaux se situe dans la perspective d’une étude comparée desreprésentations picturales de ces thèmes dans les différentes cultures en pré-sence, comparaison dont on connaît le caractère motivant.

Même s’il n’est pas toujours aisé de trouver des images, des œuvres etdes informations pour tous les pays, on peut néanmoins rechercher dans lesbibliothèques et les librairies (livres sur l’art du monde entier, diction-naires…) pour les reproductions et se renseigner auprès de personnesfamiliarisées avec les deux cultures, de professeurs d’art ou d’étudiantsétrangers.

L’expérience m’a appris que le seul fait de feuilleter un livre sur l’artd’une culture autre pouvait déboucher sur d’intéressantes découvertes.Ainsi, au cours de la dernière séance d’un atelier intitulé « Peintures-Images

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24. Ibid., p. 144.25. Fozza, Garat, Parfait, 1988 : 154.

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et Cultures » 26, nous avons abordé le thème de la représentation de la mortdans les différentes cultures en présence. Une des participantes avaitapporté des livres sur la peinture mexicaine. Dans un de ces ouvrages, nousavons pu contempler (en noir et blanc) une reproduction d’une œuvre deDiego Rivera (« Rêve d’un dimanche après-midi dans le parc Alameda »/détail/1947-1948) où la mort est représentée par un squelette souriant vêtud’habits féminins, un chapeau à plumes sur la tête et un « boa » autour ducou. On perçoit dans cette représentation, pour le moins surprenante auxyeux des français, toute la dérision associée à la mort au Mexique.L’étudiante mexicaine nous a expliqué que l’on représentait souvent la mortde cette façon dans son pays et que l’on s’amusait le jour de la fête desmorts en s’en moquant et en la tournant en dérision :

La mort est souvent représentée comme ça. On s’en moque beaucoup au Mexique.Une fête des morts a lieu le 1er novembre […] Le premier novembre, c’est pour lesenfants morts et le 2 novembre pour les adultes. On va au cimetière, on apporte lanourriture que les morts aimaient et on mange à côté de la tombe. C’est comme si cettepersonne était avec la famille dans un repas […] On fait des gâteaux, des friandises enforme de squelettes et de tombes […].

Cette représentation véhicule donc les valeurs associées à la mort auMexique. Un peu plus loin dans l’ouvrage, nous trouvions l’explicationselon laquelle, au Mexique, la mort est conçue comme un processus, unchemin ou un passage vers une autre vie. Le jour des morts, le deuxnovembre, n’est donc pas un jour de deuil, mais un jour de fête.

Le fait que l’étudiante ait reconnu en cette représentation une imagefamilière de la mort (« La mort est souvent représentée comme ça »)m’amène à penser qu’elle appartient bien au stock de références iconiquesdes habitants de ce pays et, qu’en cela, elle mérite d’être étudiée.

Parallèlement mon œil de française reconnaîtra une représentation de lamort dans l’image d’un « squelette armé d’une faux » qui propose unevision plus angoissante liée à notre conception même de l’idée de mort :

La mort désigne la fin absolue de quelque chose de positif : un être humain, un animal,une plante, une amitié, une alliance, la paix, une époque […] En tant que symbole, lamort est l’aspect périssable et destructible de l’existence […] Le mystère de la mort esttraditionnellement ressenti comme angoissant et figuré sous des traits effrayants.(Chevalier, Gheerbrant, 1982 : 650)

Ainsi, dans l’iconographie antiquela mort est représentée par un tombeau, un personnage armé d’une faux, une divinitétenant un humain entre ses mâchoires, un génie ailé, deux jeunes garçons, l’un noir,l’autre blanc, un cavalier, un squelette, une danse macabre, un serpent ou tout animal(cheval, chien, etc.). 27

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26. Avril-mai 1999.27. Chevalier, Gheerbrant,1982 : 651.

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La faux, symbole de la mort, égalise toute chose vivante. C’est à partir duXVe siècle que la faux apparaît entre les mains du squelette, pour signifierl’inexorable égalisatrice.

Ces diverses représentations révèlent la façon dont nous appréhendons lamort :

• elle est angoissante et effrayante,• inexorable (elle ne connaît pas la pitié),• mais « égalisatrice » (pauvres ou riches, puissants ou faibles, chacuny est soumis).

La comparaison, grâce à une approche par thèmes « universels-singuliers », permet donc une meilleure compréhension des cultures en pré-sence.

2. 1. 4. Comparaison en diachronie

La comparaison peut aussi s’effectuer en diachronie, c’est-à-dire en étu-diant les diverses représentations à travers les époques (à deux époques ouplus dans la même culture). Un exemple de ce travail va être donné dans leslignes qui suivent.

A. Comment constituer un dossier ? Présentation d’un exemple concret :Les images de l’homme devant la mort (recherche en diachronie)

Pour travailler avec des apprenants sur les représentations visuelles d’unthème à partir de documents picturaux et ainsi constituer un mini-dossierpropre à révéler l’imaginaire collectif, il faudra tout d’abord :

• rechercher diverses représentations ayant été faites à partir de cethème (on veillera à préciser par la suite si ces représentations ont ounon survécu dans l’imaginaire contemporain ; la pérennité de certainesau détriment d’autres nous renseignera utilement sur les valeurs tou-jours en vigueur et celles qui ont été refoulées) ;• les sélectionner en fonction de critères précis ;• compléter les recherches à l’aide d’informations sur les différentscodes en présence ;• toujours présenter les œuvres en lien avec d’autres types d’images,celles que nous sommes susceptibles de croiser dans les médias ; ceciattestera de la survivance de ces représentations dans la culture parta-gée.

Pour illustrer ces propos, j’ai donc décidé d’élaborer un dossier de cetype. Le thème retenu « Images de l’homme devant la mort » a été inspirépar le titre d’un ouvrage de Philippe Ariès 28. Les propos qui vont suivresont extraits pour une grande part (mais non exclusivement) de cet ouvrageoù il organise

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28. Ariès, 1983.

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en une subtile polyphonie les attitudes individuelles et collectives depuis la préhis-toire, s’appuyant de façon exclusive sur des séquences d’images, il compose, à lamanière des cinéastes qu’il admire, un portrait visuel saisissant des rapports entrel’homme et la mort en Occident. 29

B. Pourquoi ce thème ?

Tout d’abord parce queLa mort est iconophile, cela est vrai des longues périodes antérieures à l’écriture. Celale reste ensuite. Malgré le discours sur la mort, qui abonde depuis qu’il y a une écri-ture, et donc une littérature (d’abord sacrée), l’image reste le mode d’expression leplus dense et le plus direct de l’homme devant le mystère du passage. Elle retientquelques-uns des sens obscurs, refoulés, que l’écriture a filtrés. Voilà pourquoi ellenous émeut si profondément. 30

Cette plongée fascinante aux sources de l’histoire, de l’art, nous entraîneparadoxalement vers une découverte de la vie et du sens que nous lui don-nons en lien avec la mort. Ainsi, celui qui se penche sur les représentationsde l’au-delà pourra découvrir la « correspondance intime et secrète entre,d’une part les idées de l’après-mort et, d’autre part, la conscience de soi oudes autres ou de l’autre » 31. C’est donc cette relation jamais explicitementformulée qu’il s’agira de dépister.

Au sein d’un foisonnement de peintures religieuses ou profanes (portraitsde défunts, scènes de mort et d’Apocalypse, danses macabres, jugementsderniers et descriptions de l’enfer ou du paradis), j’ai retenu le thème plusparticulier de la vision de l’au-delà à différentes époques à travers lesscènes de Jugement dernier. Je verrai ensuite en quoi nos images les pluspopulaires sont encore imprégnées de ces représentations. Les étudier per-mettra alors de mieux en comprendre l’origine culturelle.

C. Choix des images : « Quelle sélection ? Selon quels critères ? »

Le choix effectué dans la masse de documents disponibles a été guidé parla sélection déjà établie par P. Ariès 32. Tout en gardant à l’esprit que sasélection est elle-même soumise à la subjectivité, j’ai moi-même retenu cer-tains documents qui semblent le mieux représenter les valeurs partagées surce thème à différentes époques et les ai mis en lien avec des imagesactuelles non picturales.

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29. Ibid., préface.30. Ibid., p. 7.31. Ibid., p. 145.32. À ce propos et pour la constitution d’autres mini-dossiers, il est à signaler que de nom-breuses études retracent déjà les représentations picturales de nombreux thèmes : comme la ville(La ville, art et architecture en Europe 1870-1993, publié par le centre Georges Pompidou), lesimages de la femme dans l’art et constituent une mine pour l’enseignant désireux de se créer unpetit catalogue d’images.

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D. Présentation du dossier : quelques images de l’homme devant la mort.

a. Quelques représentations de « l’au-delà » à travers les époques 33 :

• Au Moyen Âge (avant le XIIIe siècle), l’iconographie représente sou-vent l’âme quittant le corps sous la forme d’un petit corps asexué portépar deux anges. On pense alors que les morts ne vont pas directementau royaume de Dieu mais qu’« ils étaient déposés dans des réservoirs,des lieux d’attente » 34 qu’on appelait quelquefois les Enfers ce quisignifiait le séjour des morts où ils attendaient que le Christ vienne lesdélivrer. Il existait aussi une croyance en d’autres lieux où les hommesreposaient jusqu’aux temps de la résurrection.

Les thèmes dominants des représentations de cette époque étaientl’attente, le repos, le sommeil :

Cette croyance dans un lieu intérimaire de repos s’explique à la fois par l’héritagejudéo-païen d’un séjour neutre où les morts continuaient une vie diminuée et par lesuccès d’un texte qui prévoyait la fin des temps et la croyait proche, l’Apocalypseselon saint Jean. 35

Les damnés sont absents des représentations. Ils existent mais sont effa-cés du champ de l’image. Seuls les élus, représentés d’une façon collectiveet non individuelle, demeurent. Un jugement personnel n’est pas nécessaire.« L’individu est absorbé dans l’immense famille d’Adam, rachetée etsauvée » 36.

• À partir du XIIIe siècle

La conception collective et massive du monde cède la place à « une autrereprésentation, issue de Matthieu 25, où l’individu devient le centre dudrame et se substitue à l’espèce » 37.

C’est à partir de cette époque que l’on représente des scènes de Jugementdernier où l’histoire de chaque homme est désormais close par la sentenced’un tribunal qui est souvent

représenté au moment le plus solennel du verdict. Le Christ préside une cour de jus-tice, comme un roi. À ses pieds, un acolyte, l’archange saint Michel, pèse dans unebalance les mérites et les fautes du ressuscité qui se présente devant la cour […] Deuxavocats, la Vierge et saint Jean, à genoux de chaque côté de son trône, implorent sapitié, et, derrière eux, toute la cour céleste en prière. 38

Alors qu’auparavant l’homme était considéré d’une façon générale, onest passé à une prise en compte plus individuelle « où chaque âme est l’ob-jet d’un examen, où toute sa biographie est prise en compte » 39. De plus,

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33. Les arguments développés dans tout ce passage sont repris à P. Ariès.34. Ariès, 1983 : 145.35. Ibid., p. 146.36. Ibid., p. 149.37. Ibid.38. Ibid.39. Ibid.

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c’est à la même époque que les représentations de l’enfer se font de plus enplus nombreuses.

Du XIIIe au XVIe siècle, il prend de plus en plus de place, de diversité ; il devient unvaste monde bigarré. On a l’impression que la discrétion des plus anciennes représen-tations venait de ce que la principale punition des damnés était leur effacement, leurperte d’être. À partir du XIIIe siècle, au contraire, la conscience de l’être est devenuetelle qu’elle s’impose à tout l’au-delà, et l’homme de ce temps n’envisage plus qu’elles’atténue même dans l’enfer. Il est condamné à rester pareil à lui-même dans l’éternitéavec ses sens, sa personnalité d’orgueilleux, d’avare, de luxurieux. C’est pourquoi leJugement dernier et l’enfer sont restés du XIIIe au XVIe siècle l’un des thèmes les plusfréquemment représentés à l’entrée des églises ou encore dans la miniature […] À par-tir du XVIe siècle, le centre d’intérêt est passé de la scène du Jugement, qui s’est atté-nuée, aux représentations hypertrophiées du paradis et surtout de l’enfer. Les enfers deVan Eyck, de Bruegel, de Jérôme Bosch accueillaient toutes les visions dérisoires etdélirantes inventées par l’imaginaire fertile de l’époque. 40

Le Jugement dernier concerne à cette époque les vies individuelles maisil a lieu à la fin des temps : « Resitué dans le film des variations de l’au-delà, il paraît comme un compromis entre l’idéal universaliste et commu-nautaire du premier Moyen Âge et l’individualisme du second. » 41

• Du XIVe au XVIe siècle

Le Jugement dernier qui apparaissait à la fin des temps a été progressive-ment refoulé et remplacé par un jugement particulier : celui-ci a lieu dans lachambre même de l’agonisant, à l’heure cruciale de sa mort. Les envoyés deDieu (le ciel, les anges) et du Diable (les démons, l’enfer) sont présents etentourent le lit du mourant.

Le jugement a changé de nature, l’agonisant est soumis à une dernièreépreuve dont dépend son sort.

L’idée qui se développe est donc celle du libre arbitre. D’après cette ico-nographie, l’homme est libre de choisir son sort.

• Au XVIIe siècle, cette idée s’affadit au profit de « l’illustration fidèle etplate d’un traité dogmatique » 42 : c’est la volonté de convaincre à tout prixqui prime.

b. Représentations picturales et culture partagée

Ce rapide panorama aide à lire les images actuelles, à mieux en com-prendre l’origine. Il permet de s’interroger sur ce que notre imaginairecontemporain a retenu de ces représentations ou, au contraire, a refoulé.

Les représentations de Jugements derniers (à la fin des temps) ou cellesdu mourant sollicité dans sa chambre nous sont familières alors que cellesqui correspondent à la vision du Moyen Âge n’ont pas perduré : à une

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40. Ibid., p. 153.41. Ibid.42. Ibid., p. 59.

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conception collective des hommes s’est substitué une vision plus indivi-duelle qui correspond aux valeurs de notre temps.

De nos jours, la mort a été refoulée « hors du champ de la visibilitépublique et donc de l’icône » 43. Les grandes séries persistent mais atténuéeset banalisées : les images les plus courantes reprennent la rhétorique de cesreprésentations pour faire passer leur message (publicitaire, politique ousocial) en comptant sur la reconnaissance des codes et des formes.

Ainsi, une publicité pour un produit amincissant conjugue signes ico-niques à Charge Culturelle Partagée empruntés à ce répertoire et palimpsesteiconique de la célèbre Vénus de Botticelli. Dans la partie gauche de l’image,une jeune femme, délicatement en équilibre sur une coquille (allusion à Lanaissance de Vénus de Botticelli), vogue sur une mer plane comme pousséepar un doux Zéphir. Cette moderne allégorie de la beauté, est soumise(comme l’agonisant à l’heure de sa mort), à la tentation, représentée sous laforme d’un diablotin qui apparaît en haut et à droite de l’image. Ce dernier,identifiable à ses cornes, sa queue et ses oreilles taillées en pointe, lui tend unplateau chargé de gourmandises. Glaces, gâteaux et sucreries sont abondam-ment colorés en rouge, couleur démoniaque par excellence. Mais notreVénus les refuse d’un geste ferme et assuré. En bas, à droite de l’image, onaperçoit le produit salvateur qui l’aide et la soutient au moment de l’épreuve,le coupe-faim. La couleur du produit, à dominante blanche, rappelle làencore la blancheur toute surnaturelle des envoyés de Dieu.

Le message sous-jacent est le suivant : si vous cédez à la tentation etcommettez le péché de gourmandise, vous vivrez l’enfer sur cette terre,vous serez grosse ! (le surpoids étant connoté négativement comme signe de« laisser-aller », de « faiblesse »). Pour conserver ou retrouver votre ligne,refusez, telle cette Vénus, de goûter aux mets tentateurs, « Milical » vous yaidera ! Le « coupe-faim » se substitue aux traditionnels envoyés de Dieu(les saints et les anges), ceux qui montrent le chemin de la rédemption.

On notera, en ce qui concerne le palimpseste, que la jeune fille de lapublicité a vu son physique modifié par rapport à l’original de Botticelli.Les critères de beauté s’étant modifiés au fil des siècles.

L’étude de cette publicité montre que la lecture diachronique des signesvisuels intervient pour une grande part dans le décodage du message. Cetteinterprétation inconsciente repose sur la connaissance implicite d’un réseaud’images plus anciennes appartenant à notre patrimoine culturel : retrouverces images et les produire permet aux apprenants de mieux comprendre cequi se joue lors du déchiffrage des images les plus courantes.

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43. Ibid., p. 272-273.

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CONCLUSION

Toutes ces représentations n’ont pas survécu. Le fait qu’elles aient étéconservées ou qu’elles soient, au contraire, méconnues, nous renseigne uti-lement sur la culture d’une époque et d’un lieu donné. En effet, les imagesqu’une société retient ou oublie, occulte ou, au contraire, encense, nousfournissent de précieuses informations sur les valeurs qu’elle veut retenir ouévacuer.

Ainsi, si le polyptyque du Jugement dernier attribué à Van Der Weyden etexposé dans le musée de l’Hôtel-Dieu de Beaune figure en si bonne place,comme l’affirme Madeleine Akrich 44 dans les guides touristiques et consti-tue « au même titre que les caves viticoles, un point de passage quasi obligépour les nombreux voyageurs qui se sont engagés dans les circuits dedécouverte de la Bourgogne » 45, c’est que les idées qu’il véhicule trouventun écho dans nos sensibilités modernes. Son succès est source d’informa-tions sur la culture à comprendre.

Si le succès d’une œuvre, d’un peintre, d’un style est à interroger, lerefoulement aussi est révélateur des valeurs d’une société.

Dans son passionnant ouvrage La sexualité du Christ dans l’art de laRenaissance et son refoulement moderne 46, Leo Steinberg constate que« du XIVe au XVIe siècle, la Renaissance européenne affirme de plus en plusnettement la dimension sexuelle reconnue au Christ dans les représentations(peinture et sculpture) qui lui sont consacrées » 47, il s’interroge sur le sens à« donner à ce phénomène que les siècles postérieurs se sont employés àoublier, refouler systématiquement, alors que ces représentations comptentparmi les chefs-d’œuvre de l’art européen » 48.

Ces deux exemples montrent en quoi le degré de reconnaissance ou deméconnaissance des œuvres dessine le portrait d’une société. Une étude endiachronie des représentations révèle alors utilement son imaginaire et sesvaleurs.

Anne PAUZETCentre International d’Études Françaises

Université Catholique de l’Ouest (Angers)

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44. Akrich, 1986.45. Ibid., p. 239.46. Steinberg, 1987.47. Ibid., quatrième de couverture.48. Ibid.

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