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UNIVERSITE PARIS 1 PANTHEON-SORBONNE MEMOIRE DE MASTER II EN ANTHROPOLOGIE DU DROIT LES « REQUISITIONS CITOYENNES » DU COLLECTIF DESOBEISSANT « JEUDI NOIR » COMME FACTEUR DE PRODUCTION DU DROIT (RECHERCHE D’UNE EFFECTIVITE DU DROIT AU LOGEMENT) Mademoiselle Elsa GHANASSIA DIRECTEUR DU MEMOIRE Régis LAFARGUE ANNEE UNIVERSITAIRE 2009-2010

REQUISITIONS CITOYENNES - jeudi-noir.org©moire-Elsa... · Mais dans ce contexte, j’y ai appris l’expérience empirique de Stanley Milgram visant à établir quel est le degré

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UNIVERSITE PARIS 1 PANTHEON-SORBONNE

MEMOIRE DE MASTER II EN ANTHROPOLOGIE DU DROIT

LES « REQUISITIONS CITOYENNES » DU

COLLECTIF DESOBEISSANT « JEUDI NOIR »

COMME FACTEUR DE PRODUCTION DU DROIT (RECHERCHE D’UNE EFFECTIVITE DU DROIT AU LOGEMENT)

Mademoiselle Elsa GHANASSIA

DIRECTEUR DU MEMOIRE

Régis LAFARGUE

ANNEE UNIVERSITAIRE 2009-2010

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" L'Université Paris I n'entend donner aucune approbation aux opinions émises dans

les mémoires. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteurs".

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Je dédis ce travail à tous les révoltés qui ont le courage de se mettre en danger

« Je soutiens que quiconque enfreint une loi

parce que sa conscience la tient pour injuste, puis

accepte volontairement une peine de prison, afin

de soulever la conscience sociale contre cette

injustice, affiche en réalité un respect supérieur

pour le droit »1.

1 M. L. KING, Autobiographie, textes réunis par C. CARSON, (trad.) M. SAPORTA, 2000, Bayard, Paris.

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Remerciements

Je remercie les membres de jeudi noir pour m’avoir laissée les observer, et pour avoir patiemment répondu à mes questions. Je remercie tout particulièrement Christophe qui m’a introduit auprès d’un certains nombre d’entre eux.

Je remercie Monsieur Lafargue pour avoir accepté la direction de ce mémoire, et pour ses remarques avisées sur mon travail.

Je remercie Gilda Nicolau pour ses précieux conseils méthodologiques.

Je remercie enfin Clémentine Fages, Katia Garner et Jean-Marc Ghanassia pour avoir eu la patience de me relire.

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SOMMAIRE

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SOMMAIRE..........................................................................................................................................5  

INTRODUCTION ..................................................................................................................................7  

PARTIE I. ..........................................................................................................................................19  Chapitre I. Portée du Droit au logement limitée par le droit de propriété...........................21  Chapitre II. Recours à la désobéissance civile rendu nécessaire par l'inertie des

pouvoirs publics ....................................................................................................................39  

PARTIE II. CREATION D’UNE JURIDICITE DESOBEISSANTE ..........................................67  Chapitre I. Un espace normatif autonome légitimé ................................................................69  Chapitre II. Le choix d’un pluralisme de « façade » ...........................................................100  

CONCLUSION GENERALE ...............................................................................................................123  

BIBLIOGRAPHIE .............................................................................................................................129  

TABLE DES MATIERES....................................................................................................................136  

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INTRODUCTION

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« Lorsque la loi existante ne prend pas en compte la réalité vécue par certains,

ou lorsque le fonctionnement de l'ordre juridique fait obstacle à l'application de

droits fondamentaux reconnus, alors, il n'est d'autres solution que de recourir à

l'action collective de terrain, qu'il s'agisse d'actions ouvertement illégales ou

d'autres prenant la voie des tribunaux »2.

Qu’est ce que le droit ? D’aucuns n’ont été capable de définir réellement le mot

« droit » car il est susceptible de recouvrir plusieurs réalités. Les manuels de droit le

définissent comme étant « l'ensemble des règles et normes générales et impersonnelles qui

attribuent prérogatives et droits aux personnes, et qui sont susceptibles d'une exécution

contrainte institutionnalisée, notamment par l'intervention de la puissance publique, c'est-à-

dire de l’Etat ».

Mais le droit peut se définir plus largement comme étant un ensemble de normes

au sein d’une société qui organise les rapports entre les individus qui la compose. Là où

il y a une société il y a des normes parce que celles-ci surgissent dans l’interaction entre

les hommes, et entre les hommes et les choses. La société étatique est le mythe

fondateur3 des sociétés modernes qui est né d’une volonté de créer un autre mythe

appelé la Nation. L‘Etat ainsi créé a pour vocation de diffuser des règles à destination

de cette nation et d’en contrôler l’application. Le fait que celui-ci émette des normes

n’est pas incompatible avec le fait que des membres de cette société étatique continuent

d’en émettre parallèlement, mais à une échelle différente de la nation. En ce sens, les

anthropologues du droit parle de « juridicité ». Ces normes peuvent être conformes à

celles de l’Etat comme lui être opposées. Ces normes peuvent prendre en charge des

faits sociaux différents comme un même fait social. Pour un même fait social les deux

systèmes normatifs peuvent alors être applicables. Soit ils sont compatibles et l’un peut 2P., HUYGHEBAERT, B., MARTIN, Quand le droit fait l'école buissonnière, pratique populaires de droit,

2002, éd. Charles Léopold Mayer-Descartes &Cie, coll. Gouvernance et démocratie, Paris, 222 p. 3 Selon l’expression de Michel ALLIOT

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absorber l’autre (mais ce n’est pas automatique), soit ils ne le sont pas et ils

continueront de coexister parallèlement. Mais dans ce dernier cas, le fait qu’ils

coexistent parallèlement n’exclut pas qu’il y ait une interpénétration entre ces deux

systèmes : ils peuvent être amenés à entrer en interaction. Pour distinguer le droit issu

de la société du droit étatique on parlera de juridicité ou de système normatifs : ces

notions sont applicables aux deux cas mais le droit de l’Etat sera tantôt appelé droit

étatique, tantôt droit positif, selon la formule actuellement consacrée.

Lorsque j’ai commencé à percevoir l’objet de l’anthropologie juridique, j’ai assez

naturellement fait le lien avec la désobéissance civile. J’ai découvert ce concept lors d’un

cours « d’histoire des idées politiques » dispensé en seconde année de droit. Dans ce cours,

ce concept était quelque peu « coincé » entre le Discours sur la servitude volontaire

d’Etienne de la Boëtie et les résistants de la Seconde Guerre Mondiale. En fait la

désobéissance civile recouvre une réalité bien plus vaste que l’insoumission à une autorité

que l’on ne reconnaît pas comme légitime comme le révèlera ce travail.

Mais dans ce contexte, j’y ai appris l’expérience empirique de Stanley Milgram

visant à établir quel est le degré de soumission de l’individu à une autorité que l’on

reconnaît comme légitime. Le principe est de positionner l’individu dans « le dilemme de

l’obéissance » : il est invité à procéder à une expérience dans un laboratoire de recherches

scientifiques qui consiste à tester un tiers sur ses qualités mémorielles. Il doit le

sanctionner en cas d’erreur en lui envoyant des décharges électriques de plus en plus

intenses jusqu’à une dose mortelle sous les injonctions répétées du scientifique. Bien-sûr la

victime est un comédien et le testé est celui qui envoie les décharges parce qu’on lui assène

d’y procéder.

« Le sujet se trouve dans un conflit intense : la souffrance manifeste de l’élève

l’incite à s’arrêter, mais l’expérimentateur, autorité légitime vis à vis de

laquelle il s’est engagé lui enjoint de continuer. Pour se tirer d’une situation

insoutenable, il doit donc rompre avec l’autorité. Le but de l’investigation sera

de savoir quand et comment se produira cette rupture en dépit d’un impératif

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moral clairement défini » 4.

Lors de cette de cette expérience, plus de 60 % des sujets se sont soumis à l’autorité

jusqu’à injecter la dose mortelle. Cette expérience visait notamment à vérifier les propos

tenus par Hannah Arendt à propos d’Adolphe Eichmann, un exécutant du Troisième Reich.

Elle estime qu’il n’avait pas besoin d’être « un monstre sadique » pour ce soumettre à un

tel régime, car le mal est tout ce qu’il y a de plus banal en l’homme. Dès lors que l’homme

ne s’interroge pas sur la légitimité des ordres qui lui sont donné, ou du droit auquel il est

soumis il est capable de cruauté en étant tranquillement installé à son bureau5.

Ainsi les « courageux » résistent soit parce qu’ils ont la capacité de remettre en

cause la légitimité de l’autorité, soit parce qu’ils possèdent un sens moral particulièrement

puissant. Pour ces derniers, on parle « d’objecteurs de conscience ». Mais étant donné que

ces deux éléments sont de nature subjective, je m’en suis émancipée afin d’explorer un

phénomène beaucoup plus puissant à mes yeux : les « courageux » qui prennent fait et

cause contre injustice sociale ou politique pour entraîner un changement de société. C’est

ainsi que j’ai rencontré la désobéissance civile.

La théorisation de la désobéissance civile est héritée de deux grands courants

philosophiques distincts. Un courant issu des pays de Common law et notamment les États-

Unis initié par Henry David Thoreau puis largement relayé par Ronald Dworkin. La

philosophie française repose d'avantage sur l'idée de résistance à l'oppression.

Le droit français de résistance à l'oppression s'inscrit dans un contexte despotique

ou de monarchie absolue. En effet celui-ci a été consacré par la Déclaration des Droits de

l'Homme et du Citoyen de 1789 en son article 2. Par la suite ce droit est réaffirmé par la

Déclaration de 1793 qui dispose en son article 33 que « la résistance à l'oppression est la

conséquence des autres droits de l'homme ». Mais ce droit a disparu pour ne réapparaître 4 S. MILGRAM, Soumission à l’autorité, un point de vue expérimental, Calman-Lévy, 2e ed. 1994, coll.

« Liberté de l’esprit », Paris, 270 p. 5 H. ARENDT, Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, 1966, Gallimard, coll. « Folio

histoire », Paris, 484 p.

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qu’en 1946 dans la Constitution car l'ensemble de la DDHC de 1789 fût intégrée au

Préambule, puis dans celle de 1958. Ce droit sera finalement sanctionné en 1971 par le

Conseil Constitutionnel puis dans une décision ultérieure, en 1982, il en reconnaît la valeur

constitutionnelle sans pour autant en tirer de conséquences juridiques6. Il n’y a donc pas de

« droit » à désobéir dans la société démocratique française, puisque ce droit n’est reconnu

qu’en dehors de l’Etat de droit.

De son côté, le « droit » à la désobéissance civile de Dworkin constitue un droit

moral justifié par la défense des droits fondamentaux7. Aujourd'hui elle se justifie surtout

au sein des controverses nées de l'interprétation des droits fondamentaux. Sa philosophie

apparaît ancrée dans celle des droits de l'homme et donc nécessairement dans un régime

démocratique. Cette doctrine repose essentiellement sur la mécanique judiciaire en ce sens

que le juge peut être amené à fonder son jugement sur des arguments « para juridiques »

c’est-à-dire moraux, éthiques et sociaux. Le juge américain est en effet moins contraint par

les textes de loi que le juge français. La France a une tradition légicentriste et fait peu

confiance à l’interprétation des juges qui ne sauraient rendre des « arrêts de règlement »

(article 5 du Code civil). Pour s’en convaincre, il suffit de comparer la Cour Suprême et la

Cour de cassation. La première est un troisième degré de juridiction qui sert à unifier la

norme dégagée par les juridictions inférieures, tandis que la Cour de cassation est un juge

du droit. C’est-à-dire qu’elle va vérifier que les juges du fond ont fournit « une base

légale » à leur décision autrement dit qu’ils ont fait une interprétation la plus fidèle

possible au texte. En réalité, les questions de sociétés évoluant bien vite que la loi, les

juges sont souvent amenés à faire œuvre prétorienne avec l’aval de la Cour de cassation

comme le montre par exemple l’arrêt Perruche qui a fournit le contenu de la loi avant que

celle-ci ne soit votée. On pourrait penser avec François Ost que le juge français est entré

dans un nouvel âge qui lui permet de s’émanciper un peu plus des textes au profit d’une

prise en considération plus empirique des faits sociaux qui lui sont soumis. Je développerai

ce point en seconde partie, après avoir préalablement montré que les désobéissants ont

6GROS, D., CAMY, O., Le droit de résistance à l'oppression, 2005, Seuil, coll. Le genre humain, p. 9 7 R. DWORKIN, Une question de principe (A matter of principle, 1985), (trad.) Françoise Michaut, 1996,

PUF, coll. « recherches politiques », Paris, 504 p.

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tendance à procéder à la technique « dworkinnienne » de recours au juge pour soulever

juridiquement l’injustice sociale dont ils se réclament.

A priori, il m’apparaissait qu’envisager la production du droit par la désobéissance

civile était un paradoxe que l’on ne pouvait éclairer qu’avec la méthode de l’anthropologie

juridique. En réalité, cette façon de produire du droit est tout sauf paradoxale car la ceux

qui désobéissent à la loi le font dans le but de consacrer un droit qui n’est qu’à l’état de

latence et qu’il faut rendre visible. Ils désobéissent à la loi de façon publique et sans avoir

recours à la violence pour mettre en exergue son caractère inique, au regard d’un principe

supérieur de droit. Ce principe supérieur peut aussi bien être issu du droit naturel que du

droit positif depuis que des droits dits fondamentaux sont consacrés par la Constitution

dans les sociétés démocratiques.

Il est d’autant plus intéressant d’observer ce phénomène de désobéissance civile

dans les sociétés démocratiques, encore appelées « Etat de droit ». Lorsqu’un Etat a vu son

pouvoir confisqué et concentré dans les mains d’un seul, le recours à la désobéissance

paraît plus évident et prend plutôt le vocable de « résistance à l’oppression » comme nous

venons de le voire. John Rawls dit à ce propos que la désobéissance civile est « conçue

seulement pour le cas particulier d’une société presque juste, bien ordonnée dans sa plus

grande partie, mais ou néanmoins se produisent un certain nombre de violations graves de

la justice »8.

Dans un Etat de droit, le peuple est souverain, et la loi est l’expression de la volonté

générale alors pourquoi désobéir à son droit voulu ? N’est-ce pas là un phénomène

schizophrénique ? Il semble que la société étatique soit entrée en crise avec ses

institutions : il y a un fort déficit de représentativité des membres de la société au sein des

institutions. En principe, la liberté politique des individus est prioritairement garantie par la

séparation des pouvoirs : le parlement, mandaté par le peuple, exerce un contrôle de

l’activité gouvernementale tandis que le pouvoir judiciaire est indépendant. En réalité, le

système partisan a supplanté cette garantie institutionnelle. Il n’y a guère plus que les 8 J. RAWLS, 2002, Théorie de la justice, trad. C. Audard, Seuil, Paris, p. 403

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juristes pour rappeler que ce mécanisme visait à garantir les droits des citoyens. Les

individus votent pour un parti et le parti vainqueur sera majoritaire au Parlement et de la

même couleur politique que le gouvernement. En conséquence, ceux qui avaient voté pour

le ou les partis qui ont succombés ne sont pas représentés ; et ceux qui résident sur le sol

français sans pour autant avoir acquis la nationalité sont tout simplement exclus de ce

système. Il ne s’agit là que d’un symbole, mais un symbole fort de la dérive inhérente aux

sociétés démocratiques représentatives : le fait majoritaire. Tout ce qui ne fait pas parti de

cette majorité est reléguée dans « la société civile ». Lorsqu’on est minoritaire, on se

transforme en « oubliés de la Nation » et il devient très difficile de faire valoir ses droits.

Sans entrer dans des considérations subjectives, il faut également signaler que ce

système majoritaire est par essence au service de la logique dominante et en l’occurrence

du système marchand. Mais il ya l’individu et l’individu veut aussi et surtout créer des

liens avec ceux qui l’entourent. Ces liens créés sont dominés par un système normatif

alternatif au système marchand : le don. Qu’est-ce que le don? C’est le geste ancestral

fondateur de toute relation à autrui. C’est par le don que sont régit les rapports familiaux et

amicaux, mais aussi le secteur informel nommé tiers secteur (en opposition au secteur

marchand et au secteur du pouvoir politique) ou encore secteur social et solidaire. C’est ce

secteur qui contient le fait associatif entendu au sens large. Dans cette sphère les individus

retrouvent une utilité sociale qui n’est pas liée à leur valeur sur le marché du travail ni au

profit que l’on peut tirer d’un rapport d’obligation. Lorsque l’on regarde le fait associatif

des années 2000, on s’aperçoit qu’il est dominé par ce système normatif. Les gens se

rassemblent autour d’une injustice profondément ressentie par eux, soit qu’elle soit

directement vécue, soit qu’elle soit constatée auprès d’autres. L’essence même du

militantisme actuel est de se souder les uns aux autres pour être plus fort dans l’adversité.

Un ensemble de normes issues de ces milieux l’atteste, comme je le montrerai dans ce

travail.

Mon étude porte sur Jeudi Noir, un collectif qui s’est formé sur le problème de

l’accès au logement. Au cours de mon étude, j’au pu constater que si leur pratiques sont

essentiellement propres à la question du logement, elles sont largement liées à ce

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paradigme du don, comme d’autres collectifs. Il semble qu’il ait une volonté affichée de

« ré-enchanter » le monde : par le biais des médias, ces collectifs se fixent sur une injustice

particulière et la dénonce en ayant recours au registre du jeu, de l’humour, de la créativité

et invoquent le plaisir de lutter ensemble. Ce faisant ils convoquent l’imaginaire de

l’opinion publique lassée de voir des manifestations « qu’on ne voit même plus » selon

notre président, et le font entrer dans le champ politique qui fonctionne volontiers sur la

dimension du symbolique9. Mais ce n’est rendu possible que par la liberté d’engagement et

de désengagement inhérente à ce type de structure : à Jeudi Noir, on s’investi à l’envie et

on ne donne pas plus que ce l’on peut donner. Il ya des nuances bien-sûr qui sont liées à sa

juridicité propre.

Jeudi Noir est né en 2006 à l’initiative d’individus qui militaient déjà dans le cadre

d’un autre collectif : Génération Précaire. Ce dernier s’est construit sur le problème de

l’accès au travail des jeunes et notamment le « scandale du sous-salariat »10 propre au

statut de stagiaire. Ils ont immédiatement interpellé les pouvoirs publics en publiant un

appel à la grève générale des stagiaires. Cet événement a été très médiatisé d’autant qu’ils

ont défilé costumés. Ils étaient affublés de masques blancs et de vêtements noirs, symbole

de l’invisibilité de leur condition. Ce collectif a été associé à l’élaboration d’une loi plus

protectrice de leur statut. Fort de ce succès, ils se sont engagés sur la voie de l’accès au

logement des jeunes. Les fondateurs sont pour la plupart doté d’un capital scolaire11

important : beaucoup d’entre eux sont issus de l’Institut d’Etude Politique de Paris. Ils ont

donc une bonne connaissance des rouages politiques et institutionnels et connaissent aussi

l’importance des médias en ce domaine. Leurs actions se sont donc d’abord construites sur

ce relai médiatique : à nouveau costumés ils sont allés à l’assaut de studios trop chers pour

que les jeunes puissent y accéder. Je détaillerai ce point en seconde partie (chapitre 1).

Mais si la couverture médiatique a fonctionné les décisions politiques n’ont pas été prises.

A l’issu d’un rendez-vous au ministère du logement, Manuel Domergue déclare en

conférence de presse : 9 S. PORTE, C. CAVALIER, Happenings, luttes festives et actions directes, Un nouvel art de militer, 2009,

Éditions alternatives, Paris, p. 8. 10 <www.generation-precaire.org> 11 Au sens de Pierre BOUDIEU

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« Jeudi Noir demande que soit appliquée la loi sur la réquisition. 2007 sera une

année portes ouvertes pour les squatters. Jeudi Noir demande par avance une

amnistie pour ceux qui mettent véritablement en œuvre le droit au logement ici

et maintenant »12.

Dès lors, ils ont changé de stratégie et sont allés à l’assaut de logements vacants. La

désobéissance civile est enclenchée. La première occupation a eu lieu rue de la Banque

pour son caractère hautement symbolique : un immeuble appartenant à une banque et laissé

vide depuis quelques années, en plein cœur de Paris, en face de la Bourse. A cette occasion

ils proclament l’état de crise du logement et appellent leur occupation « le Ministère de la

crise du logement ». Je reviendrai dans mes développements sur ce symbole. Puis ils ont

occupé d’autres bâtiments essentiellement des immeubles appartenant à des professionnels

et surtout des banques. Mais ils ont aussi occupé un bâtiment du CROUS rue de la Harpe

laissé vide alors même qu’il est censé accueillir des étudiants. Parfois, ils se sont fait

expulser sans ménagement par les forces de l’ordre, parfois ils ont réussi à s’imposer

quelques mois.

Dans tous les cas, l’occupation a une double vocation : mettre en exergue le

« scandale de la vacance » dans un contexte de crise du logement et réclamer ainsi

l’application de la loi sur la réquisition ; et répondre à un besoin immédiat de logement des

jeunes, ces « galériens du logement »13. Aujourd’hui ils occupent un bâtiment de façon un

peu différente des autres : le propriétaire est un particulier ce qu’habituellement ils ne font

pas par crainte de décrédibiliser leur discours. Ils cherchent en effet surtout à montrer les

dérives de la spéculation immobilière qui incite les entreprises à « placer » des actifs

immobiliers. Mais ici le bâtiment ci-après nommé « la Marquise », est vide depuis plus de

quarante ans et totalement laissé en décrépitude. Or il s’agit d’un immeuble classé

monument historique et de fait le propriétaire devrait être investi d’une responsabilité de le

12 Propos issus du documentaire les nouveaux contestataires, de D. VAILLY et A. MARRANT [en ligne] :

http://video.google.com/videoplay?docid=7681182685377371258 13 <www.jeudi-noir.org>

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maintenir en bon état. Par cette occupation, Jeudi Noir montre que des propriétaires, en

vertu de l’absolutisme du droit de propriété, peuvent abandonner un bien fût-il classé c’est-

à-dire appartenant également au patrimoine commun. En l’occupant, non seulement Jeudi

Noir loge ceux qui en ont besoin, mais de surcroît redonne la possibilité au public d’en

profiter. Grâce à des portes ouvertes ils organisent des visites guidées du bâtiment qu’ils

ont eux-mêmes rendu en l’état d’être vu en ayant procédé à diverses restaurations.

Historiquement, le fait d’interpeller la société et les pouvoirs publics sur la question

du logement grâce à des actions « frappantes » n’est pas un phénomène nouveau. Les

premières revendications autour de la question du logement apparaissent dès le XIXe siècle

en France. On y trouve notamment les premières actions militantes sur cette question par le

biais, entre autres, des anarchistes qui organisent « les départs à la cloche de bois ». Il s'agit

de déménager des familles entières des quartiers ouvriers avant que le propriétaire ne

vienne réclamer ses loyers. Puis c'est Georges Cochon avec un militantisme « actif et

inventif » qui organise des occupations spectaculaires14. Mais c'est après la Seconde

Guerre Mondiale qu'une pénurie de logements se fait profondément ressentir et

qu'apparaissent ainsi les premières revendications sur la réquisition de logements vacants.

Et c’est l’ordonnance de 1945 qui permet en effet aux pouvoirs publics d’y procéder pour

face à la crise du logement résultant des nombreuses destructions dues à la guerre. Mais ce

dispositif n’a pas permis d’enrayer la crise et les revendications atteignent leur apogée en

1954 avec l'Appel de l'Abbé Pierre, à la suite duquel la trêve hivernale est consacrée, et

avec la création de la Confédération Générale du Logement (CGL). Et la crise persiste, à

tel point que cette disposition qui était censé n’être que temporaire n’a jamais été abrogée.

Son régime a même été renforcé en 1998 avec l’instauration d’un second dispositif : la

réquisition avec attributaire.

Mais ces dispositifs sont laissés au bon vouloir des autorités publiques qui seules

ont le pouvoir d’y procéder. Néanmoins, Jeudi Noir ne l’entend pas de cette oreille là. En

14E. DOIDY, « Le logement décent et l'épreuve de la réquisition », dans M. BOUMAZA (dir.), Sociologie

des mouvements précaires, espaces mobilisés et répertoires d'action, 2007, l'Harmattan « Logiques sociales », Paris, pp. 79-104

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procédant aux réquisitions citoyennes il se sert de cette loi pour créer son propre espace

normatif. Il en fait une sorte « d’application forcée ». Bien que ses membres aient

conscience de ne pas faire application de la loi puisqu’ils n’en n’ont pas le pouvoir, ils

l’utilisent néanmoins comme fondement à leurs revendications. Le bâtiment est à la fois le

résultat de l’application forcée du droit de réquisition, symbole du discours sur le scandale

de la vacance, mais aussi lieu de vie quotidienne et lieu de rencontres associatives et

culturelles. Ce qui fait de la Marquise le cœur de la juridicité de Jeudi Noir. En occupant

un bâtiment dont le propriétaire est connu ils désobéissent au droit étatique et crée un

nouvel espace normatif. Mais cet espace est tourné vers le droit étatique avec une volonté

de sortir de ce pluralisme juridique et ne plus avoir à désobéir. Tant que les textes

juridiques (qui sont nombreux) ne seront pas suivis d’effet, Jeudi Noir continuera de

désobéir malgré les sanctions et malgré les expulsions. La force de cette juridicité tient en

la conviction du caractère juste de la lutte et en la prédominance du paradigme du don :

dans ce système, les normes ne nécessitent donc pas d’être sanctionnées pour être

appliquées, elles le sont spontanément.

Il conviendra donc de faire un état des lieux sur la façon dont le droit étatique traite

la question du logement en s’attardant sur le dispositif de la réquisition. Il sera montré que

malgré un foisonnement de textes, les chiffres du mal logement n’ont de cesse

d’augmenter. Compte tenu de cet état de fait j’expliquerai la démarche désobéissante de

Jeudi Noir (PARTIE I). Dans un second temps je tenterai de retrouver les normes crées par

Jeudi Noir qui me permettent de reconnaître un pluralisme juridique. Mais ce pluralisme

est assez particulier car les désobéissants tentent de s’associer à la production du droit

étatique. Je poserai en ce sens la question de savoir s’ils incarnent un mode alternatif au

système institutionnel de production des lois (PARTIE II).

Pour recueillir ces informations, j’ai procédé à une observation participante « à

découvert » puisque mon statut d'observateur était connu de tous. Je n’ai pas cherché à les

« infiltrer » en me faisant passer pour une militante. Cette observation s’est faite dans le

cadre d’une monographie : je me suis régulièrement rendue à la Marquise du 25 février au

21 mai. J’ai ainsi pu assister aux événements organisés sur place, mais je n’ai pas pu m’y

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rendre aussi souvent que je le souhaitais car il s’agit de leur lieu de vie privée. Le bâtiment

n’est pas en accès libre en dehors des journées portes ouvertes. Mais au fur et à mesure j’ai

créé des liens d’amitié avec les militants ce qui m’a permis d’obtenir de plus en plus

d’informations. Je me suis faite invités à des soirées privées en petit comité dans leurs

appartements. Je les ai également suivis hors les murs de la Marquise en assistant aux

« happenings », opérations de soutien diverses, et aux conférences qu’ils ont pu donner.

Puis j’ai procédé à une série d'entretiens reproduits en annexe, certains à visée

informative et d'autres plutôt biographiques bien qu'en général les deux soient liés. Ma

méthode d'entretien a été un travail en deux temps : systématiquement j'ai voulu connaître

ne serait qu'un peu la personne que j'allais interviewer. C'est pourquoi ce n'est qu'à l'issue

d'une première rencontre informelle, voire généralement plusieurs rencontres que je

proposais à l’informateur de se soumettre à un entretien. Cette méthode m’a permise de

« tailler des questions sur mesure » pour chaque informateur concerné. Autrement dit il

était peu fréquent que je pose les mêmes questions d'un informateur à l'autre. Je n'y aie

procédé que pour les points sensibles concernant notamment la tenue du squat. En effet,

sur ce point chacun a sa vision des choses et sa manière de s'investir. En revanche il m’a

été difficile de rencontrer certains des fondateurs « historiques ». Je n’ai pas pu obtenir

d’entretien de leur part. Mais pour éviter une carence d’informations, j’ai utilisé un film

documentaire qui leur est intégralement consacré et qui couvre une période allant de la

création du collectif jusqu’à 2008, date à laquelle j’ai pu récupérer le cours des

informations auprès des militants.

J’ai également travaillé sur le jugement rendu en référé ordonnant leur expulsion de

la Marquise, mais aussi sur d’autres jugements notamment celui de la rue de Sèvres qui fait

l’objet d’un développement. J’ai travaillé sur la presse écrite (et notamment sur internet)

et sur les vidéos montrant les expulsions, ou les happenings. J’ai reconstitué le réseau des

différents collectifs en contact avec Jeudi Noir, j’ai observé leurs actions par voie

médiatique, particulièrement celle du DAL.

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PARTIE I.

DEFENSE DU DROIT AU LOGEMENT OU DESOBEISSANCE AU DROIT DE PROPRIETE ?

« Il faut arrêter de se cacher les yeux, nous sommes un pays

transgressif qui aiment beaucoup voter les lois et qui

n’aime pas beaucoup les appliquer. On est dans la tradition

anti-juridique française, ce rapport catholique à la loi, qui

se caractérise par la non-application du droit à tous les

niveaux de l’Etat »15.

15 A. GARAPON, « Le juge : dernier recours face aux questions de société ? », dans Mouvements n°23,

septembre-octobre 2003, p. 70

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Les militants qui se battent pour imposer le droit au logement permettent de rendre

visible des différences de traitement sur le plan juridique se manifestant par des

injustices sociales. A priori, on serait tenté de dire que le droit au logement est un droit

fondamental protégé par la Constitution. Ces droits fondamentaux sont une injonction

faite aux pouvoirs publics de prendre des mesures afin de garantir l’Etat de droit. Mais

notre société démocratique promeut la liberté et en ce sens ces droits fondamentaux

peuvent s’avérer contradictoires. Dans ce cas généralement une pondération sera

effectuée par le législateur afin de concilier ces droits en conflit. On peut prendre

l’exemple du droit de grève et du droit à la continuité des services publics :

l’instauration du service minimum va ménager les droits en cause par le biais d’une loi.

Mais il semble que le cas du droit au logement soit traité différemment.

Contrairement à l’exemple que l’on vient de prendre, il n’est généralement pas envisagé

dans sa relation avec le droit de propriété. Il n’est considéré par le droit étatique que

dans sa relation avec les collectivités territoriales et services déconcentrés : injonction

leur est faite de construire plus de logement. Seul le domaine de la loi sur la réquisition

permet d’envisager une pondération du droit de propriété pour le concilier avec le droit

au logement. Mais cette loi demeure largement inappliquée. C’est pourquoi je montrerai

d’abord comment, d’un point de vue textuel mais aussi plus empirique la portée du droit

au logement est largement limité par le droit de propriété (chapitre 1). Puis les solutions

qu’ont trouvées des groupes comme Jeudi Noir pour faire face à une crise persistante du

logement : l’occupation de logements vacants. Cette occupation constitue un acte de

désobéissance aux règles du droit de propriété (chapitre 2).

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Chapitre I.

Portée du Droit au logement limitée par le droit de propriété

Le droit au logement découle des principes de sécurité matérielle et du respect dû à

la dignité humaine, tous deux garantis par les deux pactes onusiens de 1966:

respectivement celui des droits économiques et sociaux et celui des droits civils et

politiques. Cette garantie a été reprise par notre Constitution depuis que le Conseil

Constitutionnel a, par une décision du 1995, consacré le droit au logement comme étant un

« Objectif à valeur constitutionnelle » en se fondant sur ces deux mêmes principes.

S’Il convient de s'interroger sur cette catégorisation juridique nouvellement créée,

notre réflexion se portera plus particulièrement sur le dispositif juridique permettant de

recourir à la réquisition de logements vacants mis en avant par le collectif Jeudi Noir. Ce

que la loi nomme « logement vacant » ne correspond aucunement à un res nullius au sens

de l'article 713 du code civil puisque le propriétaire existe et est connu ; la réquisition est

dès lors nécessairement confrontée à un droit de propriété. Son absence de mise en œuvre

trouve ici son origine : au sein même de la Constitution il y a une hiérarchie entre le droit

de propriété et le droit au logement (section I). Cette hiérarchie engendre une inapplication

généralisée des moyens permettant une pondération entre ces droits au détriment du droit

au logement (section II).

SECTION I. SUPERIORITE CONSTITUTIONNELLE DU DROIT DE PROPRIETE SUR LE DROIT A LOGEMENT DECENT

Même si le droit au logement bénéficie depuis 1995 du titre d’ « objectif à valeur

constitutionnelle » (§1) il ne saurait prévaloir sur le droit fondamental qu’est le droit de

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propriété. Cette hiérarchie s’explique par leur fondement/origine (§2). Cependant on ne

peut ignorer l’évolution paradigmatique du droit au logement malgré le fait qu’il n’ait pas

encore atteint le niveau de droit individuel (§3).

§ 1. ORIGINE ET PORTEE DES OBJECTIFS A VALEUR CONSTITUTIONNELLE

Les objectifs à valeur constitutionnelle sont apparus progressivement dans la

jurisprudence du Conseil Constitutionnel. Cette notion semble émerger dans la décision

rendue le 27 juillet 1982 à propos de la loi sur la communication audiovisuelle16. Elle a été

réaffirmée à l'occasion de la décision du 28 juillet 198917 à propos de la loi relative aux

conditions de séjours et d'entrée des étrangers en France. Mais avec l'inflation des droits

fondamentaux intégrés au bloc de constitutionnalité depuis la décision du 16 juillet 1971

sur la liberté d'association18 , nous avons peine à connaître la portée des dits objectifs.

En l'espèce, la jurisprudence du Conseil se borne à dire que « L'objectif à valeur

constitutionnelle est un objectif traduisant une volonté exprimée par le constituant et mise

en œuvre par le législateur »19. Ces objectifs à valeur constitutionnelle sont donc

« assimilables à des directives constitutionnelles que le législateur doit mettre en

œuvre »20. Mais ce dernier dispose d'une plus importante marge de manœuvre que pour

d'autres principes constitutionnels car il peut en juger de l'opportunité compte tenu des

mesures existantes. Autrement dit, ces objectifs ne sont pas une injonction faite au

législateur de prendre des mesures pour rendre effectif le principe ainsi visé. Au contraire,

de l'avis du professeur Luchaire21, ils ne servent qu'à limiter un principe constitutionnel

1682-141 DC du 27 juillet 1982, JO 27 juillet 1982, p. 2422 1789-261 DC du 28 juillet 1989, JO 1er août 1989, p. 9679 1871-44 DC du 16 juillet 1971, JO 18 juillet 1971, p. 7114 19M.-P, DEWARTE, « L'intérêt général dans la jurisprudence du conseil constitutionnel », RFDC, 1993,

p.35. Cité par MATHIEU, Bertrand. 20MATHIEU, B., « Le droit au logement révélateur de la place des droits sociaux dans l'ordre juridique », in

La pauvreté saisie par le droit, S. (dir.) GROS, Dominique, DION-LOYE, Sophie, 2002, Seuil, coll. Le genre humain, pp. 215-231.

21F. LUCHAIRE, L'objectif à valeur constitutionnelle, dans La revue française de droit constitutionnel,

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déjà existant.

Il faut donc dès à présent distinguer les « principes » constitutionnels des

« objectifs » à valeur constitutionnelle. Les premiers sont directement applicables et

invocables par les citoyens devant les juridictions de droit commun, tandis que les seconds

ne sont pas considérés comme directement invocables par les justiciables. Nous y

reviendrons à travers la dichotomie existante entre droit au logement et droit de propriété.

§ 2. ILLUSTRATION A TRAVERS LA DICHOTOMIE DU DROIT DE PROPRIETE ET DU DROIT AU LOGEMENT

Le droit à un logement décent (DALD) sera consacré comme un tel objectif à

l'occasion des décisions du 19 janvier 1995 sur la loi relative à la diversité de l’habitat22, et

du 29 juillet 1998 sur la loi d'orientation relative à la lutte contre les exclusions23.

La décision du 19 janvier 1995 consacre officiellement le droit à un logement

décent comme étant un objectif à valeur constitutionnelle. Pour ce faire, elle se fonde sur

les alinéas 10 et 11 du préambule de la Constitution de 1946 (qui a été intégré au bloc de

constitutionnalité) c'est-à-dire d'une part, sur le principe de sauvegarde de la dignité de la

personne humaine contre toute forme de dégradation. Issu de la philosophie kantienne, ce

principe, n'admet pas que l'on puisse traiter un être humain comme un objet : celui-ci ne

peut être traité que comme sujet. Et d'autre part, cette décision se fonde sur le droit à la

sécurité matérielle c'est-à-dire sur l’idée que « la nation assure à l'individu et à la famille

les conditions nécessaires à leur développement » et « garantit à tous la sécurité

matérielle ». A cette époque le Conseil estimait qu'il résultait de ces principes que « la

possibilité pour toute personne de disposer d'un logement décent est un objectif de valeur

constitutionnelle, dont les modalités relèvent du législateur et du Gouvernement,

conformément à leurs compétences respectives ». Mais comme énoncé plus haut, le

n°64, pp. 675-684 2294-359 DC du 19 janvier 1995, JO du 21 janvier 1995, p. 1166, cons. 5 à 8, Rec. p. 176 2398-403 DC du 29 juillet 1998, JO du 31 juillet 1998, p. 11710, cons. 2 à 4 et 7, Rec. p. 276

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Conseil ne fait pas injonction aux pouvoirs publics de mettre en œuvre les garanties

juridiques de ce droit.

La décision du 29 juillet 1998 n'enjoint toujours pas les pouvoirs publics à agir

mais ajoute au contraire que :

« s'il appartient au législateur de mettre en œuvre l'objectif de valeur

constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute personne de disposer

d'un logement décent, et s'il lui est loisible, à cette fin, d'apporter au droit de

propriété les limitations qu'il estime nécessaires, c'est à la condition que celles-

ci n'aient pas un caractère de gravité tel que le sens et la portée de ce droit en

soient dénaturés; doit aussi être sauvegardée la liberté individuelle ».

Ici le Conseil pose très clairement que ces objectifs à valeur constitutionnelle n'ont pas une

valeur identique aux principes constitutionnels dont ils visent à limiter la portée24, en

l'espèce le droit de propriété. Le contrôle de proportionnalité effectué par le Conseil

Constitutionnel n’aurait pas été le même s’il avait reconnu une même valeur aux deux

principes. A ce propos, Jean-Eric Schoettl, le secrétaire général du CC de l'époque dit que :

« Les objectifs à valeur constitutionnelle ne devraient pas, à proprement parler,

être conciliés avec les droits et libertés constitutionnels, mais la poursuite d'un

objectif constitutionnel permet seulement au législateur de limiter la portée

d'un droit ou d'une liberté constitutionnels sans en dénaturer la portée ou le

sens »25.

Ainsi, il ne s'agit pas d'une mise en balance d'intérêts de valeur égale. En l'espèce, le

DALD ne peut que limiter le droit d'usage du droit de propriété. On remarque avec Sophie

Turenne que le Conseil Constitutionnel évoque une possible « dénaturation » du droit de

24MATHIEU, B., « Le droit au logement révélateur de la place des droits sociaux dans l'ordre juridique »,

dans La pauvreté saisie par le droit, S. dir. GROS, Dominique, DION-LOYE, Sophie, 2002, Seuil, coll. Le genre humain, pp. 215-231.

2598-403 DC, Op. cit.

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propriété caractérisée par les atteintes qui lui sont portées par le droit au logement. Or

juridiquement, l'argumentation aurait été de considérer que les restrictions apportées au

droit de propriété par la mise en œuvre du droit au logement peuvent constituer des

restrictions jugées excessives pour le bon exercice du droit de propriété26, mais parler de

dénaturation implique une hiérarchie entre les droits en cause. Pourtant, aucune hiérarchie

n'est censée exister au sein du bloc de constitutionnalité, les droits antinomiques doivent

être conciliés. Donc le Conseil n'estime pas être en présence d'un conflit entre droits

fondamentaux.

On remarque que les objectifs à valeur constitutionnelle traduisent essentiellement

une prise en compte des intérêts collectifs. En ce sens, ils peuvent limiter l'exercice de

certains droits fondamentaux27 pour des motifs tenant à la protection de l'ordre public, de la

morale, de la santé publique, des droits et libertés d'autrui et pour des motifs tenants à

l'intérêt général. Alors que les principes constitutionnels traduisent plutôt une prise en

compte d'un intérêt individuel. Or en matière de droits fondamentaux le paradigme à

l'œuvre est l'individualisme et non les droits de la collectivité. En effet, ceux-ci sont hérités

de la doctrine des droits de l'homme née avec la Déclaration de 1789. Cette période est

celle des philosophies individualistes qui revendiquent l'existence de droits naturels et

imprescriptibles inhérents à la condition d'individu. Cette doctrine a permis, notamment

avec John Locke, théoricien du contrat social, de « justifier une origine naturelle de la

propriété »28. Celui-ci estimait même selon Michel Villey que :

« Le souverain n'est plus un monarque absolu mais l'oligarchie des

propriétaires, [et qu’ainsi] les lois vont avoir pour fonction la sûreté des

propriétaires, et la bonne marche du commerce »29.

La pensée de Locke était dominante à l'époque de l'instauration des droits de l'homme et

26TURENNE, S., Le juge face à la désobéissance civile en droit américain et français comparés, LGDJ

Bibliothèque de droit privé tome 479, 2007, Paris, p. 99 27« Les objectifs de valeur constitutionnelle », RFDC, 1995, p.65 28 VILLEY, M. « les moyens du droit », dans Philosophie du droit, 2001, Dalloz, Paris, p. 111 29M. VILLEY, ibid., p. 222

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elle a fortement influencé la culture juridique et politique française. D'où l'article 17 de la

Déclaration des Droits de l'Homme et du citoyen de 1789 : « La propriété étant un droit

inviolable et sacré, nul ne peut en être privé (…) ». Comme le reste de la déclaration, ce

principe est aujourd'hui intégré au bloc de constitutionnalité et sa valeur fondamentale est

constamment réaffirmée par le Conseil Constitutionnel (pour une illustration récente, voir

la décision rendue le 27 juillet 200630).

Jusqu'en 1945, la seule limitation qui pouvait lui être apportée était l'expropriation

pour cause d'utilité publique : « (…) nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la

nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une

juste et préalable indemnité » (article 17 précité).

§ 3. ÉVOLUTION PARADIGMATIQUE DU DROIT POSITIF PAR L'INSTAURATION DU DROIT DE REQUISITION

La hiérarchie de fait entre un principe constitutionnel et un objectif à valeur

constitutionnelle illustre le paradigme positiviste qui s'exerce dans notre société française.

Mais le principe collectiviste et solidaire émerge peu à peu ; en plus du droit au logement

on peut penser au droit à l'environnement. Je reviendrai en profondeur sur cette question en

II. B en analysant la montée du paradigme collectiviste et solidaire qui résulte des

activismes tels que celui de Jeudi Noir. Ici nous nous contenterons d'évoquer l'évolution

paradigmatique en matière de droit au logement bien que ce dernier n'ait pas atteint le rang

des droits individuels.

Dans la mesure où les sociétés occidentales contemporaines se sont construites en

érigeant le droit à la propriété privée au rang d'un droit « inviolable et sacré »31, le fait

d'avoir instauré le régime de la réquisition prouve cette évolution. Certes ce régime a été

instauré de façon circonstancielle, à cause de la pénurie de logement consécutive à la

302006-540 DC du 27 juillet 2006, JO 3 août 2006, p. 11541, texte n°2, cons. 14, Rec. p. 88 31Article 2 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, 1789.

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Seconde Guerre Mondiale, mais il n'a jamais été abrogé. Au contraire, il a vu son domaine

d'application s'élargir.

L'ordonnance du 21 octobre 1945 instaurant le régime de la réquisition est prise

dans le contexte d'après guerre pour faire face à la crise grave du logement résultant

notamment de la destruction d'immeubles par les bombardements. La réquisition pouvait

se définir comme une « opération par laquelle l'autorité administrative, en la forme

unilatérale, contraint des particuliers à fournir, soit à elle-même, soit à des tiers, des

prestations de service, l'usage de biens immobiliers ou la propriété ou l'usage de biens

mobiliers, en vue de la satisfaction de besoins exceptionnels et temporaires, reconnus

d'intérêt général dans les conditions définies par la loi »32.

Censées être temporaire, les dispositions de l'ordonnance ont acquis une

permanence avec la persistance de la crise du logement. La notion de crise grave du

logement a été explicité par le Conseil d'Etat à l'occasion d'une décision rendue en date du

11 juillet 1980. Il a pu juger que :

« L’existence d'importants déséquilibres entre l'offre et la demande de

logements au détriment de certaines catégories sociales révélait la persistance

d'une situation de crise grave rendant applicables les mesures exceptionnelles

prévues par le livre IV [du Code de construction et de l'habitation] et

notamment le pouvoir de réquisition du préfet »33.

Il résulte de la combinaison des articles L641-1 et L 641-2 du Code de la construction et de

l’habitation (CCH) que sur proposition du service municipal du logement, et après avis du

maire, le représentant de l'État dans le département peut procéder, par voie de réquisition,

pour une durée d'un an renouvelable, à la prise de possession partielle ou totale des locaux

à usage d'habitation vacants, inoccupés ou insuffisamment occupés, en vue de les attribuer

à des personnes dépourvues de logement ou dans des conditions manifestement

32R. Ducos-Arder Le droit de réquisition, LGDJ, 1956 33CE, ass., 11 juillet 1980, AJDA 1981. 216, note Rougevin-Baville

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insuffisantes, ou à l'encontre desquelles une décision judiciaire définitive ordonnant leur

expulsion est intervenue. En outre, les étrangers peuvent en être bénéficiaires (CE, 17

janvier 1951).

Ce régime a été renforcé par la loi d'orientation du 29 juillet 1998 relative à la lutte

contre les exclusions qui a fait l'objet d'un contrôle de constitutionnalité mentionné plus

haut. Cette loi instaure un second dispositif de réquisition qui s'ajoute au dispositif de

l’ordonnance de 1945 : la réquisition avec attributaire. Il ressort des articles L. 642-1 et

suivants du Code de la construction et de l'habitation que les locaux vacants depuis plus de

dix-huit mois appartenant à des personnes morales titulaires d'un droit réel conférant

l'usage de ces locaux et situés dans des communes où il existe un déséquilibre important

entre l'offre et la demande, pourront être réquisitionnés par le préfet pour une durée

comprise entre un et six ans en règle générale, au profit d'un attributaire (État, collectivité

territoriale, HLM etc.) qui le rénove à ses frais, le cas échéant, et le loue à des personnes à

revenus modestes.

Cette loi semble faciliter le recours à la procédure de réquisition dès lors que le

bâtiment vacant appartient à une personne morale. A l'occasion de sa saisie, le Conseil

Constitutionnel a estimé que la loi déférée permettant la réquisition sous conditions ne

méconnaissait pas le droit de propriété. En l'occurrence, le juge constitutionnel a vérifié

que les garanties procédurales et de fond offertes par la loi au propriétaire étaient

suffisantes34. Et en ce sens il a reconnu que la limitation qui peut être apportée au droit de

propriété porte sur le droit d'usage du bien. Il s'agit en quelque sorte de forcer le

propriétaire à user de son bien pour une période déterminée. Celui-ci percevra un loyer de

la part du bénéficiaire de la réquisition par le biais d'un attributaire qui pourra être l'État ou

un organisme HLM notamment.

34Concernant la procédure: notamment un avis de réquisition motivé qui peut faire l'objet d'un recours pour

excès de pouvoir, possibilité pour le propriétaire de mettre fin à la vacance du lieu. Sur le fond: l'attributaire sera tenu vis à vis du titulaire du droit d'usage, en application de l'article 1735 du code civil des dégradations et pertes du fait du bénéficiaire, et la réquisition ne fait aucunement obstacle à l'aliénation des locaux requis. De plus une indemnité est versée par l'attributaire. Réserve d'interprétation du CC: art L.642-27 CCH: en aucun cas la fin de la réquisition peut constituer un droit d'occupation à durée indéterminée au profit du bénéficiaire en attente d'une proposition de relogement.

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Plus généralement, la saisine du Conseil à propos de la loi d'orientation du 29 juillet

1998 marque une évolution de la notion de droit au logement avec surtout, un glissement

sur le terrain d'un nouveau droit-créance35: l'État est censé tout mettre en œuvre pour

répondre aux exigences sociales et notamment sur la question du logement. En ce sens, il

est investi d'une obligation de moyen pour procurer à ceux qui en ont besoin un logement

décent et indépendant. Pourtant le recours à cette mesure demeure exceptionnel.

SECTION II : UN DROIT AU LOGEMENT LARGEMENT INEFFECTIF

Il convient de faire un état des lieux quantitatif de la question du logement (§1) puis

de présenter le nouveau dispositif en faveur du droit au logement mis en place par la

législation du Droit au Logement Opposable (§2), avant de revenir sur le dispositif de

réquisition prôné et détourné par Jeudi Noir (§3).

§ 1. ETAT DES LIEUX QUANTITATIF DE LA QUESTION DU LOGEMENT

Malgré les dispositions légales précitées, La fondation Abbé Pierre rescence 3 513

190 personnes non ou très mal logées auxquelles s'ajoutent 6 617 000 personnes en

situation de fragilité à court ou moyen terme en 2010. Ces chiffres, résultat d’une

augmentation constante, font dire incontestablement à la fondation que l'on est face à une

crise du logement36. Cette crise est multi-générationnelle et touche aussi bien les familles

que les célibataires. De surcroît, si dans les années 1980 le Conseil d’Etat reconnaissait « la

persistance d'une situation de crise grave »37 nul doute que s’il était à nouveau saisi, il

maintiendrait sa position. 35TURENNE, S., Le juge face à la désobéissance civile en droit américain et français comparés, LGDJ

Bibliothèque de droit privé tome 479, 2007, Paris, p. 99 36FONDATION ABBE PIERRE, Rapport sur le mal-logement 2010 37 CE, Ass., 11 juillet 1980, Op., cit.

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De son coté, l'INSEE rescence 2 013 000 logements laissés vacants, c'est-à-dire

vide depuis au moins deux ans en France métropolitaine et Départements d'Outre-mer en

2009. Ce chiffre est à relativiser en fonction de ceux qui sont insalubres et ceux dont les

travaux sont en cours. Mais le Président de l'Union Nationale des propriétaires (UNPI) en

tant que défenseur des droits des propriétaires estime que « l'on pourrait remettre quasi

instantanément 300 000 logements sur le marché »38. Il semble donc qu'il y ait des

logements disponibles.

Compte tenu de ces chiffres, les vagues de réquisitions qui semblent avoir été

lancées à diverses époques sont anecdotiques : en 1995 pour 448 logements, en 1996 pour

551 logements et en 2001 pour 445 logements39. Et ce bien que la condition sine qua non

de l'état de crise semble être remplie. Bien-sûr la réquisition n'est pas l'unique solution à la

problématique du logement, la priorité est de construire des logements et particulièrement

des logements sociaux. Mais la construction de logement est très longue et coûteuse et

relève de la compétence des collectivités territoriales. La loi Solidarité et Renouvellement

Urbain (SRU) du 13 décembre 200040 impose aux communes de plus de 3500 habitants un

quota minimum de 20 % de logements sociaux à construire d'ici à 2020 sous peine du

paiement d'une amende d'un montant de 152, 45 euros par logement manquant. Ce montant

est faiblement dissuasif à tel point que les communes préfèrent souvent payer l'amende

plutôt que de construire des logements sociaux.

Cette loi est donc loin d'avoir enrayé la crise du logement. Et preuve en est qu’à la

suite de la mobilisation de divers collectifs, une loi nouvelle a vu jour le 5 mars 200741, et

s'est accompagnée d'un décret d'application pris le 28 novembre 200742. Cette loi dite Droit

Au logement Opposable (DALO) nous montre à plusieurs égards l'incapacité que peut

38<www.unpi.org> 39 Je n’ai pas réussi à trouver de source officielle, ces chiffres sont relatés sur < www.politique-logement.fr> 40 Loi n° 2000-1208, JO 14 décembre 2000, p. 19777 41Loi n° 2007-290 instituant le droit au logement opposable et portant diverses mesures en faveurs de la

cohésion sociale, du 5 mars 2007, JO 6 mars 2007, p. 4190 42Décret n°2007-1677 du 28 novembre 2007, JO 29 novembre 2007, p. 19402

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avoir parfois la loi à créer du droit, bien que celle-ci porte en elle une volonté d'effectivité.

§ 2. L’INVENTION D’UN DROIT AU LOGEMENT « OPPOSABLE ».

Il faut ici revenir sur son contexte d’adoption (A), puis mettre en exergue le constat

de son échec dû à un manque de volonté politique (B).

A. Contexte de l’adoption de la loi dite DALO et

présentation de son dispositif.

Cette loi est votée en urgence, alors que la mobilisation citoyenne fait rage dans les

rues de la capitale. Le contexte est celui d'un Canal Saint Martin envahi par un campement

de tentes abritant des sans-logis et mal-logés, mais aussi des « biens-logés » venus soutenir

le mouvement orchestré par le collectif « Les enfants de Don Quichotte ». Au même

moment les collectifs Jeudi Noir et Macaq ainsi que l'association Droit Au logement

(DAL) occupent un bâtiment place de la Bourse, et s'autoproclament « le Ministère de la

crise du logement » (je reviendrai plus longuement sur ce ministère dans le Titre 2). Les

médias relayent activement ces informations et en conséquence un soutien d'une très

grande ampleur est apporté par diverses personnalités : aussi bien des gens du spectacle

que des personnalités politiques. Ils s'insurgent contre ce qui apparaît être évident à tous :

c'est la crise du logement. En effet, le collectif Les enfants de Don Quichotte représente les

sans domicile fixe de toutes catégories, l'association DAL représente les familles,

notamment celles issues de l'immigration, Jeudi Noir incarne la jeunesse et Macaq les

artistes. Si autant de catégories sociales sont touchées, on peut alors parler de crise. Face à

un tel engouement médiatique, le Président de l'époque a fait ce que n'importe quel autre

Président de la République aurait fait à sa place : il a promis le vote d'une loi « pour régler

le problème du logement en France ».

La grande originalité de cette loi est l'aveu d'ineffectivité des lois antérieures qu'elle

porte en elle. Car quel besoin y a t-il à nommer un droit « opposable »? Un droit n'a-t-il pas

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toujours vocation à être revendiqué, c'est-à-dire être opposable aux tiers? N'est-ce pas là un

pléonasme nécessaire pour rendre compte d'une réalité passée? Ce phénomène juridique

illustre avec force l'instrumentalisation de la loi à des fins politiques et médiatiques. Cette

stratégie est courante en droit pénal, domaine par excellence dans lequel la loi n'a pas

toujours une vocation normative : à chaque fait divers passionné correspond sa solution

législative d'apaisement (par exemple la loi du 25 février 200843 sur la rétention de sûreté

des criminels récidivistes).

Mais ici nous sommes dans le domaine des droits sociaux, et ce phénomène

juridique renvoie à cette évolution paradigmatique dont il est fait mention plus haut : le

politique se doit de montrer qu'il s'empare du problème social du logement. Mais comme

tous les droits sociaux, s'ils sont consacrés par la Constitution, ils n'en demeurent pas

moins des droits objectifs et non subjectifs. Autrement dit en tant que droit objectif, le droit

au logement s'impose aux institutions publiques qui doivent prendre des mesures

permettant de mettre en œuvre ce droit. Tandis que les droits subjectifs sont directement

mis en œuvre par les destinataires de ce droit. D'où le fait que les dispositions relatives à la

loi DALO aient été codifiées dans le Code de construction et de l'habitation, dans le Code

général des impôts et dans le Code général des collectivités territoriales et non dans le

Code civil par exemple. Néanmoins, c'est bien là l'innovation fondamentale de ce droit dit

opposable: il exprime la possibilité de le revendiquer contre (je souligne) l'État qui

s'assigne une obligation de résultat. En effet le dispositif DALO instaure un recours

gracieux et, le cas échéant, juridictionnel à l'encontre des représentants de l'Etat. L'article

L 300-1 CCH dispose que :

« Le droit à un logement décent et indépendant, mentionné à l'article 1er de la

loi n°90-449 du 31 mai 1990 visant à la mise en œuvre du droit au logement,

est garanti à toute personne qui, résidant sur le territoire français de façon

régulière et dans des conditions de permanence définies par décret en Conseil

d'État, n'est pas en mesure d'y accéder par ses propres moyens ou de s'y

maintenir. Ce recours s'exerce par un recours amiable puis, le cas échéant, par 43 Loi n° 2008-174 du 25 février 2008, JO 26 février 2008.

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un recours contentieux dans les conditions et selon les modalités fixées par le

présent article et les articles L.441-2-3 et L;441-2-3-1 ».

Les destinataires de cette règle (ici uniquement les ressortissants de l'Union européenne

sont concernés) doivent préalablement avoir vu leur demande de logement social ne pas

aboutir. Puis la commission départementale de médiation qu'ils saisissent doit se prononcer

sur le caractère urgent et prioritaire de leur situation (article L. 441-2-3 CCH). En cas

d'avis favorable une proposition de logement ou de relogement doit être formulée dans un

délai de six mois. Une fois le délai passé, ces personnes reconnues prioritaires peuvent

saisir les juridictions administratives en vertu de l'article L.441-2-3-1 CCH pour se voir

effectivement attribuer un logement tenant compte de leurs besoins et de leurs capacités.

Dans ce cas le juge doit constater que le demandeur a été reconnu prioritaire et qu'aucune

proposition satisfaisante n'a été formulée. A propos de cette constatation « d'offre de

logement tenant compte des besoins et capacités » du demandeur, Pearl Nguyên-Duy,

rapporteur public au tribunal administratif de Paris, semble conclure à une inégalité de

traitement d'une décision rendue en date du 5 février 2009 par le tribunal administratif de

Paris44. Elle estime que :

« Force est malheureusement de constater que les demandeurs de logements

sociaux, comparés aux locataires ordinaires, ne disposent que d'une marge

d'appréciation restreinte, si ce n'est quasi inexistante, quant au choix de leur

logement et qu'il doivent se contenter de ce qui leur est proposé sous peine de

perdre le bénéfice de leur droit de demander au juge à être logé d'urgence

(...) »45.

En outre, il convient de signaler que la loi n'apporte aucune précision sur les

critères permettant de déterminer le caractère urgent et prioritaire de la situation. Ils sont

donc laissés à l'appréciation de la commission et le cas échéant du juge, chacun opérant

donc au cas par cas. Or Madame Nguyên-Duy relève que les critères d'appréciation de 44TA Paris, 5 février 2009, n° 0818923 45Nguyên-Duy, P., « Droit au logement opposable, acte II, application du recours juridictionnel institué par la

loi DALO : modalités, limites... et avancées, AJDA, 23 mars 2009, p. 517

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l'urgence et du caractère prioritaire de la demande au niveau de la commission sont

particulièrement restrictifs comme le montrent les recours pour excès de pouvoir exercés

contre les avis46***. Mais pour en arriver jusqu'au juge de l'excès de pouvoir, encore faut-

il avoir été informé de l'existence de la procédure DALO, et avoir été déclaré éligibles. Car

selon la fondation Abbé Pierre (FAP), certaines commissions mettent en place « des filtres

en amont de l'examen des dossiers » pour contenir « le flux des demandeurs ». Outre que

« pour limiter le nombre de recours, certaines commissions se montrent très tatillonnes sur

les pièces à fournir », la FAP dénonce un tri des dossiers en vertu d'une interprétation

extensive de la loi. Ainsi elle relate que « des locataires menacés d'expulsion ne sont

éligibles au DALO que lorsque la force publique s'apprête à les évincer, alors même qu'un

jugement a été prononcé de longue date »47. Ces faits expliqueraient en partie le faible

nombre de demandes (68 881 sur 600 000 ménages concernés selon la FAP) auprès des

commissions en 2008. Mais aussi, la fondation met en exergue un manque d'information et

de pédagogie des pouvoirs publics auprès des populations concernées.

B. Constat d’échec et manque de volonté politique

Malgré toute la bonne volonté de la loi, l'absence de volonté politique demeure.

Selon Jean-Baptiste Ayraud, président du DAL, il y aurait en Ile-de-France entre 24 et 25

000 ménages qui ont été reconnus prioritaires et seulement 5000 d'entre eux ont été

relogés. De même à Paris sur 13 000 moins de 1000 ont été relogés48. Cette situation est

illustrée par le « collectif des oubliés du DALO » organisé par le DAL. Il s'agit d'un

regroupement de 400 familles reconnues prioritaires par la commission (même pour

certaines à la suite du recours juridictionnel) et qui n'ont toujours pas eu de proposition de

relogement. Ce collectif s'est constitué pour montrer l'inapplication de cette loi et

revendiquer à nouveau l'application de la loi sur la réquisition. Pour ce faire, ils se sont

installés devant un bâtiment appartenant à un particulier totalement réhabilité mais vide

depuis... 26 ans. C'est en tout cas les prétentions du DAL mais qui n'ont pas été contestées

par voie de presse. Durant cette occupation, des femmes scandent sans cesse : « on n'est 46AJDA, 2009.128 47« Le droit au logement opposable reste confiné », Libération, le 03/02/09 48<www.droitaulogement.org>

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pas méchant on veut nos logements ! ». S’il était étonnant de voir des militants réclamer

l'application de la loi sur la réquisition être réprimés voire arrêtés par la police, il est

d’autant plus frappant de voir des familles devoir réclamer un droit qu'il leur a été

directement attribué par une commission, en plus d'être destinataires de la règle.

Plus étonnant encore est une situation à laquelle j'ai participé au cours de l'enquête

de terrain. Jeudi Noir avait, dans le cadre du réseau « stop aux expulsions locatives »

(RESEL) nouvellement créé, décidé d'apporter son soutien à une femme qui devait se faire

expulser. Cette femme avait toujours payé son loyer jusqu'à ce qu'elle perde son emploi et

accumule les dettes locatives. Elle a finalement retrouvé du travail et a commencé à

rembourser sa dette. Entre temps celle-ci avait déposé un dossier DALO et sa situation

avait été reconnue prioritaire ; en conséquence l'Etat s'engageait à la reloger avec ses deux

enfants. Ce jour là, et alors que sa dette est descendue à 4000 euros, la force publique prête

son concours au propriétaire pour que cette famille soit expulsée. Autrement dit l'Etat

pourtant engagé en vertu de la loi DALOà lui trouver un logement, l'expulse de son

logement actuel en laissant le soin aux services sociaux de lui trouver une solution

temporaire d’accueil dans un hôtel social.

Ces illustrations mettent en lumière les difficultés que continuent de rencontrer des

personnes pourtant bénéficiaires d'un droit au logement opposables et ainsi l'ineffectivité

au moins relative de cette loi. Cet état de fait est même reconnu par le Conseil qui a rendu

un rapport public en 2009 intitulé Droit au logement, droit du logement dans lequel il

essaie de répondre à la question « comment loger dignement tous les habitants et ainsi

honorer le droit opposable au logement ? ». En faisant un constat précis de la situation il

relève des difficultés de mise en œuvre propres à s’interroger sur le caractère théorique de

ce dispositif49 et prône des mesures qui rendraient ce droit plus effectif.

1) Á situation d’urgence, remède temporaire.

49 Conseil d’Etat, Rapport public 2009, Droit au logement, droit du logement (études et documents n°60), La

documentation française, Paris.

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Il convient à présent de s'intéresser plus particulièrement au second volet de la

proposition de logement ou de relogement, celle qui ne vise pas à loger les demandeurs de

façon durable mais à les accueillir « dans une structure d'hébergement, un établissement ou

logement de transition, un logement-foyer, ou une résidence hôtelière à vocation sociale ».

Il apparaît pertinent de mettre cette disposition en relation avec le droit de réquisition en

raison de son caractère temporaire.

La loi actuelle sur la réquisition même depuis son nouveau régime issu de la loi de

1998 évoqué plus haut n'est pas une solution définitive de relogement. Le propriétaire n'est

que dépossédé de la jouissance de son bien, et ce temporairement. Mais son application se

révèlerait d’une grande efficacité, ne serait-ce qu'au regard de l'urgence de la situation de

certaines personnes et familles. La première utilisation qui paraît évidente est celle

consécutive à une procédure DALO. Car dans ce cas, la personne n'aurait plus à effectuer

les diverses démarches administratives (dépôt de la demande, saisie du service du

logement, saisie du maire pour avis etc.) elles auraient toutes été effectuées puis validées

par la commission. Ainsi, plutôt que de loger ces personnes dans des foyers-logements ou

des hôtels sociaux, elles seraient logées dans ces bâtiments réquisitionnés le temps

d'obtenir un logement social. Bien-sûr cela n’apporterait pas une solution définitive à la

question du logement: il faudra toujours construire plus de logements. Mais cela permettra

de loger des personnes dans des conditions de décence et de dignité suffisantes. Et puisque

l'Etat paie souvent ces hôtels suites aux expulsions locatives, il paiera le même prix voire

un prix moindre pour la réalisation de travaux de réhabilitation si nécessaire dans ces

logements vacants, puisqu’il pourra en imputer le coût au propriétaire à posteriori.

Par ailleurs les vagues de réquisitions ont une vertu incitative pour les propriétaires

qui, par crainte de se faire déposséder peuvent se décider à mettre à bail leur bien, ou à le

vendre. Pour aller plus loin, ne pourrait-on pas imaginer qu'une théorie de l'abus de droit

aménagée puisse s'appliquer aux propriétaires négligents?

2) Á situation d’urgence, remède définitif ? : la

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théorie de l’abus droit.

Comme nous l'avons vu plus haut, bénéficier du droit au logement participe d'un

véritable parcours du combattant malgré une garantie constitutionnelle et législative. Au

contraire la Constitution mais aussi le Code civil en son article 544 fait du droit de

propriété un « droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue ».

Autrement dit seul le propriétaire a le pouvoir d'entretenir son bien ou au contraire de le

laisser dépérir, de le mettre à bail ou de le laisser vide. Aucune loi ni règlementation ne

peut le forcer à user ou à disposer de son bien, en dehors de la procédure d'expropriation

qui n'est pas pertinente ici. Seule une mesure fiscale incitative a été mise en place : la taxe

exercée sur les logements vacants, en vigueur depuis le 1er janvier 1999 en vertu de l'article

232 du Code général des impôts. L’effet pervers le plus flagrant de cette prérogative est

l’achat par les entreprises d’actifs immobiliers dans le seul but de « placer ». Elles achètent

des immeubles sans les mettre à bail en sachant que grâce à la spéculation immobilière,

elles en obtiendront une plus-value.

Pour lutter contre cet effet pervers du droit de propriété, on pourrait imaginer une

mesure beaucoup plus incitative que la taxe sus-évoquée : une application de la théorie de

l'abus de droit. Ce concept juridique a été élaboré pour répondre aux excès générés par

l’individualisme et l’absolutisme dont notre système est porteur à travers le droit

subjectifs50. Cette théorie oblige à se comporter en « bon père de famille » et de faire un

usage raisonnable de son droit afin qu’il ne nuise pas à autrui. Ainsi en matière de

responsabilité civile délictuelle, les fautes de négligence sont susceptibles d'engager la

responsabilité de l'auteur de cette négligence, sur le fondement de l'article 1383 du code

civil.

Dans le cadre du droit de propriété, cette théorie a déjà trouvé à s’appliquer mais

dans le cas particulier des rapports de voisinage. Les juges ne reconnaissent un abus de

50 D. HIEZ, « Les conceptions du droit et de la loi dans la pensée désobéissante », dans D. HIEZ, B.

VILLALBA (dir.), La désobéissance civile, approche juridique et politique, 2008, presses universitaires du septentrion, Villeneuve d'Ascq, p. 73

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droit que lorsqu'une intention de nuire de la part du propriétaire vis à vis d'un autre

propriétaire peut être établie. L'intention de nuire se caractérisant par un acte positif qui

« n'a pas d'autre but que de nuire à autrui »: c'est une jurisprudence constante depuis de la

Chambre des requêtes de la Cour de cassation rendu le 3 Août 1915. C'est le cas de celui

qui fait pousser des plantes dans le but d'obstruer la vue de son voisin par exemple. Ainsi,

malgré la crise persistante du logement, le fait de ne pas utiliser son bien notamment par sa

mise sur le marché locatif n'est pas constitutif d'un abus de droit. Et une occupation

« sauvage » de ce bien peut même générer des dommages-intérêts au bénéfice du

propriétaire.

Ici, l'idée serait de renverser la conception du droit de propriété comme étant une

prérogative pour faire entrer la notion de vigilance et d’obligation d’user de son bien « en

bon père de famille ». Ce régime ne serait applicable qu’aux entreprises, établissements

bancaires, et autres professionnels ; car il ne s'agirait en fait que d'un prolongement du

régime de la réquisition mis en place par la loi de 1998. Lorsque l'entreprise laisse un

bâtiment vacant pendant plus de dix-huit mois, somation lui sera faite par la préfecture de

disposer de son bien sous peine d'achat forcé du bâtiment par l'État ou la collectivité

territoriale, dont le prix sera inférieur à celui du marché car déduction sera faite de la plus-

value.

C'est en se fondant sur les exemples des bâtiments de la rue de la Banque et de la

rue de Rivoli que l'on peut concevoir un tel mécanisme juridique. En effet, dans les deux

cas les bâtiments appartenaient à des banques qui avaient laissé leurs locaux vides depuis

quelques années. A la suite de leur occupation par des collectifs, la mairie de Paris les a

fortement incités à lui vendre le bien. Les propriétaires ont relativement facilement cédé

l'immeuble en raison notamment de la dévaluation de celui-ci due à une occupation

médiatique.

Ce que nous venons d’évoquer est en fait la formulation de ce que tous les militants

pour le droit au logement, et ceux de Jeudi Noir en particulier, pensent sans le formuler

ainsi. Pour eux l’injustice sociale que révèle l’écart entre la possibilité pour le propriétaire

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de ne pas faire usage de son bien sans être inquiété et l’extrême difficulté qu’ont certains

pour se loger, doit être rendue visible, quitte à désobéir à la loi.

Chapitre II.

Recours à la désobéissance civile rendu nécessaire par l'inertie des pouvoirs publics

« La désobéissance civile est un moyen, pas une

fin en soi. C’est la seule force des faibles, quand

tous les autres moyens ont été épuisés »51.

Pour un collectif comme Jeudi Noir qui se bat contre le mal logement, il apparaît

évident que l’accès au logement n’a pas été effectivement favorisé par les textes juridiques.

Tant que les pouvoirs publics ne mettront pas tout en œuvre pour trouver des logements

disponibles, l’accès au logement ne sera pas garanti. Au soutien de leur revendication sur

l’application de la loi sur la réquisition, ils ont décidé de procéder à l’action directe, en

réquisitionnant eux-mêmes des logements vacants. Ce faisant, le droit positif qualifie cette

action « d’occupation sans droit ni titre ». Or, le fait qu'ils occupent un bâtiment sans titre

c'est à dire sans contrat de bail écrit ni à fortiori de titre de propriété est évident. En

revanche, le fait qu'ils ne disposent pas d'un droit à occuper le bâtiment est plus discutable.

Si l'on distingue droit et titre c'est que le droit d'occuper peut être conféré sans titre. Savoir

s’ils disposent d’un droit à occuper un bâtiment vacant est bien tout l’enjeu de ce travail.

A ce stade de la réflexion, il convient de se borner à qualifier (juridiquement ?)

l’action de Jeudi Noir. Ce collectif lutte pour rendre visible un droit qui n’est pas à l’état de

latence mais bel et bien consacré par les textes juridiques comme il est fait mention

précédemment. Pour ce faire, ils en viennent aujourd’hui à opérer ce qu’ils appellent des

« réquisitions citoyennes ». L’enjeu ici est de s’intéresser à leurs moyens d’actions :

51 José BOVE, « Pas question que je m’agenouille devant M. Chirac ! », Le Monde du 29 juin 2003

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puisqu’ils utilisent les textes juridiques comme facteur de légitimation, on pourrait estimer

qu’ils ne font que jouer le jeu démocratique à la manière d’un lobby, ce qui n’est pas

répréhensible dans notre société. Mais en réalité ils sont fortement confrontés à la

répression policière et judiciaire. Or comment est-ce possible de se confronter à la

répression dans une démocratie pluraliste si l’on agit conformément au droit ? Il apparaît

ainsi que les pouvoirs publics les traitent comme des désobéissants. Mais puisque ceux-ci

ne désobéissent aux lois que dans le but de promouvoir le droit, on parle alors de

désobéissance civile. Dès lors il convient d’expliciter ce concept en le confrontant à

l’action de Jeudi Noir. Je démonterai ainsi que la désobéissance civile consiste à rendre

visible un droit latent par une prise de conscience du droit (section I) ; puis qu’en ce sens,

le recours de Jeudi Noir à la réquisition citoyenne comme ultime moyen de dénoncer une

loi injuste (section II).

SECTION I : LA DESOBEISSANCE CIVILE : RENDRE VISIBLE UN DROIT LATENT PAR UNE PRISE DE CONSCIENCE DU DROIT

La désobéissance civile peut se définir avec John Rawls comme :

« Un acte public, non violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à

la loi et accompli le plus souvent pour amener à un changement dans la loi ou

bien dans la politique du gouvernement. En agissant ainsi, on s’adresse

au sens de la justice de la majorité de la communauté et on

déclare que, selon une opinion mûrement réfléchie, les principes

de coopération sociale entre des êtres libres et égaux ne sont

pas actuellement respectés»52.

52 RAWLS, John, Théorie de la Justice, trad. C. Audard, 1987, Seuil, Paris, p. 405

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Cette définition n’est pas l’unique en la matière, mais elle nous donne les

critères propres à la désobéissance civile : agir de façon consciente et même

intentionnelle, revendiquée et assumée auprès des pouvoirs publics et de l’opinion

publique, en vertu d’un principe de justice. Le caractère public est particulièrement

important pour se distinguer des actes de délinquance. La question est de savoir quelle

est la valeur du principe sur lequel se fondent les désobéissants : elle est supérieure à la

loi certes, mais s’agit-il de se fonder sur un principe moral ? Éthique ? Sur l’idée qu’ils

se font de la justice ? Sur la doctrine des droits naturels ? Ce sont des fondements qui

ont par exemple justifié des luttes pour l’égalité raciale et l’indépendance des peuples.

Mais aujourd’hui, grand paradoxe des sociétés occidentales contemporaines, les

désobéissants se fondent également sur… Le droit positif.

Je choisis avec Hannah Arendt d’opérer une distinction entre désobéissance

civile et objection de conscience, car il importe dans ce travail d’analyser concrètement

le recours à la désobéissance civile. Or aujourd’hui les mouvements contestataires y ont

souvent recours et ces derniers ne se réfèrent pas à des mythes quelque peu théoriques

mais à des actions pragmatiques. Elle considère que l’objection de conscience se place

sur le terrain de la morale individuelle, c’est-à-dire l’individu par rapport à sa morale

propre. A l’inverse la désobéissance se place sur le terrain de la conscience du citoyen

dans son rapport avec la loi53, et ici plus largement avec la société (§1). Puis je passerai

en revue les fondements généralement invoqués par les désobéissants pour légitimer

leur action (§2). Pour terminer on se posera la question de la possibilité qui leur est

reconnue on non d’avoir conscience de ce qu’est le droit, en vue de se l’approprier (§3).

53 ARENDT, H., « La désobéissance civile », dans Du Mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, 1972, Calman-Lévy, Paris, pp 58-109

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§ 1. MANIFESTATION COLLECTIVE ET NON VIOLENTE D'UNE OBJECTION DE CONSCIENCE

La désobéissance civile se présente d'une part comme l'action de revendiquer par

une « association volontaire »54 selon les termes d'Hannah Arendt, c’est-à-dire de façon

collective, un droit qui existe dans la conscience de plusieurs individus. Et d'autre part,

comme une action qui ne rejette pas globalement le système au sein duquel elle agit : elle

se différencie donc des mouvances altermondialistes et anarchistes qui, au contraire,

prônent une refonte du système étatique. Par ailleurs, elle se distingue de l’objection de

conscience car celle-ci est individuelle et repose naturellement sur une subjectivité isolée,

qui, en tant que telle, semble peu à même de porter des revendications dans le but de créer

du droit55. Mais la limite est très certainement ténue, car individuellement la démarche est

la même. Mais dans la désobéissance civile les individus se rassemblent autour de ce qu’ils

estiment injuste afin d’éradiquer cette injustice, tandis que l’objecteur, qui est tout aussi

prêt à assumer la sanction de ses actes, ne cherche pas à éradiquer une injustice mais

seulement à rétablir une justice inhérente à un cas précis, à un moment précis et en vertu

d’une morale aléatoire.

A. Caractère isolé de l’objection de conscience.

L'objection de conscience est une démarche personnelle fondée sur la conscience

individuelle de l'objecteur56. Elle exprime un conflit de valeurs : la règle ou le mode de

gouvernance est perçu par l'objecteur comme totalement incompatible avec son propre

système de valeur. Ce dernier est tellement ancré dans sa conscience qu'aucune crainte de

représailles n'est à même de l'entraver. Ce fût le cas d'Henry D. Thoreau, qui, en 1848,

estimait contraire à sa conscience d'appliquer une règle assimilant à des fugitifs criminels

les esclaves qui tentaient de rejoindre le nord du pays pour échapper aux règles de 54 ARENDT, H., Du Mensonge à la violence… Op. cit. p. 60 55 Ibid., p.61. 56ARENDT, Hannah, Du Mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, 1972, Calman-Lévy,

Paris,

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l’esclavagisme. Ou en encore, lorsque sa conscience lui interdisait de payer ses impôts

dans la mesure où il rejetait la légitimité de la guerre menée contre le Mexique (avant de

l'utiliser comme base pour son manifeste). Il a assumé sa sanction en passant une nuit en

prison 57.

Mais poussée à son paroxysme, l'objection de conscience est celle qui fait dire à

Boris Vian dans Le Déserteur : « je ne suis pas sur terre pour tuer de pauvres gens (…) si

vous me poursuivez, prévenez vos gendarmes, que je n'aurai pas d'armes, et qu'ils pourront

tirer ». La désertion était illégale mais il préférait assumer la sanction de la loi, c’est-à-dire

mourir plutôt que se soumettre à la loi qui obligent à tuer un homme même si c’est son

ennemi. C'est un conflit éthique fondamental mais intime qui n'a pas nécessairement

vocation à être public ni à entraîner un mouvement collectif.

On attribue à tord la naissance du concept de désobéissance civile à H. D Thoreau.

Le titre de son manifeste, « Civil desobedience » n’a été choisi que lors de sa seconde

édition, et de façon posthume par son éditeur. Lors de sa sortie en 1849, cet ouvrage portait

le nom de « Resistance to civil government » : effectivement, il y donne une base théorique

fondamentale pour expliciter le concept, mais son manifeste n’a pas entrainé de

mouvement collectif de contestation. Il dit notamment dans son manifeste qu’il « n’est pas

principalement venu au monde pour en faire un lieu ou il fasse bon vivre, mais pour y

vivre, que ce lieu soit bon ou mauvais » et d’ajouter que les abus existants ne sont pas « de

telle nature à devenir un agent de l’injustice exercée à l’égard d’autrui ». Autrement dit,

dans sa conception, il ne faut violer la loi que lorsque la conscience individuelle l’exige58.

Il aura fallut attendre la redécouverte de ce texte par Gandhi en 1908 pour que

Thoreau soit considéré comme la référence du concept de désobéissance. Mais il me

semble que c’est bien plus ce que Gandhi en a fait que ce que Thoreau en a dit qui est

emblématique de ce mouvement contestataire. Mais ceux qui lui en attribuent la paternité

57THOREAU, Henry David, La désobéissance civile, 1849, (trad.) Guillaume Villeneuve, Milles et une

nuits, 2000, Paris, 63 p. 58 H. D. THOREAU, Op. cit.

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estiment également que les premiers désobéissants sont Antigone et Socrate. Disons

quelques mots du conflit de lois que nou relate Sophocle à travers le personnage

d4antigone : loi des dieux contre loi des hommes. (Ve siècle avant JC)

Créon refuse que Polynice qui l’a trahi soit enterré selon les lois divines. Il s’appuie

sur la loi de la cité qu’il considère comme le fondement de la « concorde civile ».

Antigone, sœur de Polynice, se bat pour que son frère soit enterré au nom de la loi divine

qui est supérieure à la loi de la cité. En agissant de la sorte, elle connaît la sanction qui lui

est destinée : sa désobéissance entrainera sa mort. Elle sera enterrée vivante.

Ici la démarche est individuelle et se fonde sur la revendication d’un droit qui

relève de la croyance. Cette croyance peut varier d’une personne à l’autre et en fonction

des circonstances dans la mesure où elle n’a pas fait l’objet d’une concertation, ou d’une

mise en commun entre plusieurs individus. Finalement, on peut estimer que les

prescriptions de la conscience se rapportent à l’intérêt que l’on porte à soit même : Camus

montrait la nécessité de s’opposer à l’injustice « afin de préserver son bien-être et sa santé

mentale »59.

Et peut être est-ce en raison de cet aspect isolé que l’objection de conscience a paru

moins offensive que la désobéissance civile aux yeux du pouvoir étatique. En effet, celle-ci

a fait l’objet d’une consécration législative dans certains domaines précis. D'abord dans le

domaine militaire : comme pour répondre à Boris Vian la loi du 8 juillet 198360 rend

possible de satisfaire aux obligations du service national soit dans un service civil relevant

d'une administration de l'État ou des collectivités territoriales, soit dans un organisme à

vocation sociale ou humanitaire assurant une mission d'intérêt général. Cette possibilité

était reconnue aux objecteurs de conscience ainsi nommés qui refusaient de faire un usage

personnel d'armes à feu61. Ensuite, le refus de pratiquer l'IVG a toujours été reconnu aux

médecins et au personnel de santé en général : ils ne sont jamais tenus d'y participer si cet

59 Cité par H. ARENDT, Op. cit, p. 70 60 Loi n°83-605 du 8 juillet 1983, JO du 9 juillet 1983, p. 2111 61TURENNE, S., Op. cit., p. 36.

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acte est contraire à leur conscience. Enfin, il faut signaler l'objection de conscience des

journalistes qui ne peut leur être opposé comme un motif de licenciement, ou encore le

droit de retrait que peuvent exercer les fonctionnaires.

B. Caractère nécessairement collectif de la

désobéissance civile

Au contraire, la désobéissance civile se définit comme un acte public et collectif, de

contestation de la règle perçue comme inique en vertu d'un droit dont la légitimité lui

confère une supériorité par rapport à celle-ci (d'après la définition de John Rawls62). La

volonté du groupe désobéissant est bien de changer la législation en vigueur sur un thème

précis. Souvent, le droit revendiqué n'a pas reçu de consécration législative, mais existe de

fait. En effet, une société démocratique, ou le cas échéant une partie de celle-ci, a

intériorisé ce droit à un moment donné.

Un cas manifeste est celui de la lutte pour la consécration du droit à l'interruption

volontaire de grossesse. En 1971, 343 femmes déclarent dans un manifeste avoir avorté en

violation de la loi : des femmes s’auto-accusent d’y avoir procédé ou préviennent qu’elles

vont y procéder en publiant la date et le lieu. Il en allait de même pour les médecins qui

s’auto-accusaient de le pratiquer. Ce qui est scandé par les femmes (et les hommes) qui en

revendiquent la légitimité, c'est le droit des femmes à disposer de leur corps. Autrement

dit, elles soustraient leur corps du domaine de l'ordre public au profit d'une norme qu'elles

estiment supérieure: la libre disposition de leur propre corps. En 1974, au moment où

Simone Veil ouvre le débat parlementaire à l'Assemblée pour faire voter ce droit, on

comptabilisait environ mille femmes par jour qui avortaient clandestinement. Lorsque la

loi Veil63 de 1975 est adoptée, le fait juridique devient alors loi étatique, mais sa légitimité

ainsi que son effectivité ont précédé l'existence de celle-ci.

62RAWLS, J., Théorie de la Justice, trad. C. Audard, Seuil, 1987, Paris, p. 409 63Loi n°75-17 du 17 janvier 1975 relative à l'interruption volontaire de grossesse, JO du 18 janvier 1975, p.

739

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A ce stade de la réflexion, on peut estimer que la désobéissance civile peut

contribuer à produire des règles de droit étatiques. Ces normes préexistent dans la société à

l'état latent dès lors qu'au moins une partie de la population les a intériorisées (c'est à dire

qu'elles sont effectivement vécues et reconnues comme légitimes). Elle peut ainsi

contribuer au passage du fait social au fait juridique. Et son critère fondamental de

distinction avec la « simple » objection de conscience est donc la collectivisation des

individus autour d’une injustice qui se traduit par une règle perçue comme inique en vertu

d’un principe supérieur de justice. La question est bien de savoir quel est le fondement de

ce principe supérieur.

Dans le cas du droit au logement et de la réquisition comme moyen de permettre

son effectivité, le droit n’est pas latent, il est consacré par le droit positif. Le problème qui

se pose alors est celui des moyens pour parvenir à le rendre effectif. Selon le collectif Jeudi

Noir, le fait que des personnes non « désocialisées », c'est-à-dire insérées dans la société

par le travail ou les études, non victimes de troubles mentaux ou encore de problèmes

d'addiction aux drogues ou à l'alcool, soient sans logement, constitue une défaillance

flagrante du système démocratique et surtout une absence de volonté politique64 de mettre

en œuvre des dispositions qui permettraient d’apporter des solutions à ce problème.

Ce faisant, ils se battent notamment avec des armes juridiques : ils revendiquent

l’application de la loi sur la réquisition et pour ce faire, utilisent des dispositions relatives

au droit de réquisition pour légitimer leurs occupations « illégales » de logements vacants.

Mais pourquoi continue-t-on de regarder leur action comme illégale alors qu’ils font eux-

mêmes une interprétation puis une application de la loi ? N’est-ce pas paradoxal ? Il

semble que les pouvoirs publics ou le système étatique leur dénie toute faculté de prendre

conscience de leur(s) droit(s). Je reviendrai sur ce point, mais avant il faut préciser

l’importance du caractère public et non violent de l’action des désobéissants.

C. Critère impératif de la non-violence du 64JEUDI NOIR, Le petit Livre noir du logement, La découverte, 2009, Paris

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mouvement et de son caractère public

Il est fondamental que les désobéissants utilisent des méthodes d’action non

violentes. Dans le cas contraire ils seraient immédiatement assimilés à des délinquants,

voire à des criminels même s’ils mettent en avant la défense d’une noble cause. Ce critère

est en fait corrélatif au critère de publicité de l’action. Nous avons tous les jours des

illustrations de ce fait par des militants indépendantistes à travers le monde qui, en vertu du

principe d’auto-détermination des peuples, organisent des attentats contre les personnes et

les biens. Pourtant le principe d’auto-détermination des peuples a été consacré par la charte

de l’Organisation des Nations Unies, et en ce sens par le droit positif. Pour autant, une telle

disposition ne permet pas de porter atteinte à autrui et de troubler l’ordre public en toute

impunité.

Par ailleurs, les désobéissants cherchent à acquérir la légitimité la plus large

possible afin d’être invité à dialoguer. Or la violence est totalement mortifère en ce qu’elle

réduit à néant toute possibilité de dialogue. En l’espèce, Jeudi Noir a sublimé ce critère de

la non violence en interpellant par le biais d’actions festives et ludiques : ils ont été jusqu’à

opter un pour un slogan les tournant en dérision : « on est jeune, on est beau, on est sexy,

on est Jeudi Noir ! ». Outre les occupations de bâtiment en vue de s’y installer, les Jeudi

Noir ont toujours mis en avant leur apparence ludique pour envahir des bâtiments privés

(appartements à visiter et agences immobilières) ou les évènements publics (le salon de

l’immobilier, ou encore la pose d’un gigantesque pied de biche sur la Marianne de la place

de la République). Il faut en outre les voir faire le ménage après avoir envahi un tel

bâtiment: puisqu’ils jettent des confettis pour mettre en avant l’aspect festif, ils les

ramassent avant de partir en passant le balai65.Par ailleurs, en s’appuyant sur les médias, ils

rendent constamment publiques leurs actions et leurs revendications.

65 Cf. annexe n°6

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§ 2. FONDEMENT LEGITIME DE LA DESOBEISSANCE

Comme évoqué précédemment, la désobéissance civile se fonde sur un principe de

justice qui a une valeur supérieure à la loi et même à la sanction de cette loi. En quelque

sorte, les désobéissants reprochent à la loi de ne pas être conforme au droit. Les doctrines

sur la désobéissance prônées par Gandhi ou Martin Luther King par exemple se fondent sur

le recours aux droits naturels (A). Aujourd’hui les désobéissants fondent leur légitimité sur

le droit positif : les droits fondamentaux et l’état de nécessité (B).

A. Action fondée sur le droit naturel

On admet au moins deux acceptions du droit naturel qui sont, peu ou proue encore

en vigueur actuellement. On distingue le droit naturel tiré de la loi divine, et le droit naturel

qui émane de la raison qui est universelle.

Il y a d'abord celle qui identifie la nature à Dieu ou à toute forme de divinité qui

dicterait sa propre loi indépendamment des lois humaines. Cette situation

d’internormativité permet aux individus de se référer à un système plutôt qu’à un autre66. A

fortiori, elle leur permet d’y voir une hiérarchie entre les deux, la loi religieuse primant sur

le droit des hommes. Des actions se sont fondées sur la loi de Dieu pour désobéir à la loi

positive en estimant que la volonté divine s’appliquait naturellement aux hommes en

dehors de toute construction mentale qui peut se révéler arbitraire. Cette vision du monde

a, de façon emblématique, été portée par Martin Luther King aux Etats Unis. Il faut

remarquer que les Etats-Unis sont un terrain propice à une telle vision du monde en raison

de la tradition de dissidences religieuses qui ont notamment été rattachées à l’émergence

du protestantisme. Dans ce contexte, la conscience est perçue comme la parole de Dieu et

guide les actions de chacun, qu'elles soient conformes ou non à la loi en vigueur. C’est

ainsi que Martin Luther King disait que la ségrégation raciale était contraire à la loi de

Dieu et d'autant plus injuste qu'elle est un « code que la majorité inflige à une minorité sans

66 J., CARBONNIER, Sociologie juridique, 2004, PUF/ Quadrige, Paris.

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se sentir liée par ce code »67.

Ensuite il y a la doctrine du droit naturel (le jus naturalisme) portée par Aristote et

Saint Thomas d'Aquin, qui le présentent comme étant « une axiomatique dérivée de la

raison ». Ces droits étant fondés sur la raison, les jus naturalistes les prétendent universels

dans la mesure où ceux ci sont absolus68. D’un point de vue théorique, on pourrait dire

que« Le droit naturel recouvre l'ensemble des règles considérées comme existant en dehors

de toute formulation. Privilégiant la nature des êtres (…) sur le droit positif, le droit naturel

fait de ce qui est universellement juste, l'étalon du droit »69. Pour le dire plus simplement le

droit naturel serai celui qui ne résulte pas de la loi positive mais celui qui s'observe

directement dans la réalité sociale, issu de coutumes ancestrales. Dans la pensée commune,

les droits naturels sont assimilés aux besoins primaires de l’homme : se nourrir, se vêtir, se

loger par exemple. C’est pourquoi ils sont souvent invoqués « aux époques de crise, de

conflit entre l’ordre existant et les tendances et aspirations nouvelles »70.

Mais cette doctrine de droit naturel est celle qui a inspiré celle des droits de

l’homme. Elle a reçu une consécration très large. D’abord en France avec la Déclaration de

1789, puis internationale avec la charte des droits de l’homme adoptée sous les auspices de

l’Organisation des Nation Unies en 1948. Ces déclarations ont une prétention à s’appliquer

de façon universelle aux hommes, en raison de l’origine naturelle de ces droits. En un sens

cette déclaration est perçue (par les occidentaux) comme la cristallisation de ces droits

implicites et inhérents à la condition humaine. Cette cristallisation fait sortir ces droits de

la « simple » catégorie de la morale pour les faire entrer dans la catégorie du droit positif.

B. Action fondée sur le droit positif

Si le droit positif n’admet pas un droit de résistance à la loi, il accepte par exception

67LUTHER KING, Martin, Letter from Birmingham city jail, cité par TURENNE, Sophie, Op. cit., p. 68 J., CARBONNIER, Sociologie juridique, Op. cit. p 69 P. HUYGHEBAERT, B. MARTIN, Quand le droit fait l’école buissonnière… Op. cit p. 152 70 G., GURVITCH, « droit naturel ou droit positif intuitif », Arch. Ph. Dr., p. 55

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que l’on puisse justifier à posteriori d’un non respect de la loi dans des circonstances

particulières. Les désobéissants ont tendance à s’appuyer sur l’état de nécessité pour

justifier leurs actions (1), et plus généralement sur les droits fondamentaux supérieurs aux

lois (2).

1) Faits justificatifs résultant de l'état de

nécessité

Il s’agit de faits justificatifs à la commission d’une infraction, c’est-à-dire

réglementé par le droit pénal. Les Jeudi Noir ne commettant pas d’infractions, je ne

développerai donc que rapidement ce fondement. Mais il n’est pas possible de l’éluder,

tant les désobéissants contemporains y ont recours, dans la mesure où une pratique illégale

« peut être ressentie comme juste, légitime par un groupe donné, à un moment donné, au

nom d'une certaine idée sociale de la justice, car elle répond à un besoin social, à une

nécessité »71.

Le concept de « l’état de nécessité » est né d’une jurisprudence fondatrice qui

considère le besoin naturel de survie comme une « excuse absolutoire ». Il est né de la

courageuse décision du juge Magnaud de Château-Thierry qui a relaxé en 1898 Louise

Ménard qui avait volé du pain. Il avait déclaré :

« qu'il est regrettable (…) qu'une mère de famille puisse manquer de pain,

autrement que par sa faute, que lorsqu'une pareille situation se présente et

qu'elle est très nettement établie, le juge peut et doit interpréter humainement

les inflexibles prescriptions de la loi (…) la faim est susceptible d'enlever à tout

être humain une partie de son libre arbitre ».

Aujourd'hui, l'état de nécessité ne sera reconnu que si les conditions de l'article 122-

7 du Code pénal sont réunies. Celui-ci dispose que:

71P. HUYGHEBAERT, B. MARTIN, Quand le droit fait l'école buissonnière, Op. cit., p.139.

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« N'est pénalement punissable, la personne qui, face à un danger actuel ou

imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte

nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s'il y a disproportion

entre les moyens employés et la gravité de la menace ».

Ainsi, l'état de nécessité, de même que l'ordre de la loi, est une cause légale d'impunité,

d'où une interprétation restrictive de ce principe par la jurisprudence: d'abord la réalité du

péril qui menace la personne, ensuite que le péril ne soit pas le fait de la dite personne, et

enfin que le dommage causé soit incontestablement moins important que celui qui a été

évité. C’est pourquoi il est rarement admis par les juges lorsqu’il est invoqué comme

moyen de défense par les faucheurs d’OGM ou encore les collectifs « anti-pubs ». Dans le

premier cas, il n’y a aucun consensus scientifique sur la réalité du danger sanitaire des

légumes génétiquement modifiés, ce qui exclut l’application des critères de la loi. Dans le

second cas, le juge a pu récemment relaxer les désobéissants mais en écartant ce

fondement au profit notamment de la liberté d’expression72.

2) Justification par le recours aux droits

fondamentaux

Les droits fondamentaux sont ceux qui, en France, sont consacrés comme tels par la

Constitution. A ce titre, en vertu du principe positiviste de la hiérarchie des normes posé

par Hans Kelsen, ils ont une valeur supérieure à la loi. En conséquence, la loi contraire à

un tel principe constitutionnel doit être écartée. Je ne développerai ici que le principe de

précaution et le droit au logement.

Pour reprendre l’exemple des faucheurs d’OGM, ceux-ci se fondent sur le principe

de précaution contenu dans la charte du droit de l’environnement de 2005***. Celle-ci a

été immédiatement intégrée au bloc de constitutionnalité par le juge constitutionnel. Ce

principe permet de prendre des mesures préventives contre le risque d’un dommage sur la 72 Jugement du 2 avril 2010 rendue par la 13e chambre correctionnelle du TGI de Paris

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santé des hommes. Ils l’invoquent comme justification à posteriori de leurs actions

désobéissantes, mais se heurtent bien souvent au refus des juges d’en faire application.

Il en va de même des pourfendeurs du droit au logement. Le collectif Jeudi Noir

revendique le statut constitutionnel du droit au logement. Mais, comme je l’ai développé

plus haut, il ne s’agit que d’un « objectif à valeur constitutionnelle » ce qui permet au juge

de dire que :

« Si les occupants sont fondés à invoquer à leur profit la possibilité d’occuper

un habitat décent, le droit au logement étant un objectif de valeur

constitutionnelle, (…) il n’en reste pas moins que ces considérations ne

peuvent avoir pour effet d’imposer, serait-ce par une décision de l’autorité

judiciaire, à une personne privée, une mesure comparable à une expropriation

pour cause d’utilité privé, ou à une « réquisition » non consacrée

légalement »73.

Dans un cas comme dans l’autre, les acteurs se fondent sur le droit positif pour justifier

leur désobéissance à la loi. Ils utilisent les tribunaux pour remettre en cause la légitimité

d’une loi qui serait contraire au droit qu’ils défendent et qui est considéré par le droit

positif comme ayant un caractère fondamental. On tire de cette dernière considération que

ce qui est en cause est bien l’interprétation que font les acteurs concernés des règles de

droit positif.

§ 3. DESOBEISSANCE ET CONSCIENCE DU DROIT

La désobéissance civile soulève deux problématiques fondamentales au regard

d'une société démocratique pluraliste74. D'une part, si une société est pluraliste c'est qu'elle

admet la contestation du bien fondée de ses décisions et de son action : la liberté 73 Ordonnance de référé du TI du 5e arrondissement, rendu le 18 janvier 2010, annexe 1 74Au sens politique du terme. Le pluralisme juridique sera ultérieurement développé en seconde partie.

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d’expression, le droit de grève et de manifestation et la liberté syndicale sont autant de

mandats donnés à la société civile pour contrôler l’action des autorités étatiques. En ce

sens, la société pluraliste reconnaît que des acteurs de la société civile puissent s'ériger en

censeurs de celle-ci au regard de considérations morales et éthiques. Dans ce cadre

pourquoi parle-t-on de désobéissance? D'autre part, si le système démocratique est fondé

sur la souveraineté du peuple et la volonté générale, quel besoin peut-on avoir de désobéir

à des lois présumées être voulues par tous?

En fait ces deux problématiques sont intrinsèquement liées à la question de

l'autorité compétente pour concevoir, interpréter puis mettre en application la loi au sein de

la doctrine positiviste du droit. Eric Desmons estime que cette dernière récuse tout autant

« l'existence d'une norme surplombant l'activité législatrice positive que la capacité des

individus à juger convenablement le droit positif au profit d'une norme supérieure »75.

Autrement dit, seuls les juristes sont compétents pour interpréter le sens d'une norme

juridique tandis que les non juristes sont incapables d'évaluer si la loi est juste ou injuste.

A. Le discours juridique en quête de vérité

Pour fonder juridiquement un droit de résistance à la loi, il propose une méthode

fondée sur la « rationalité discursive » qui permet de remettre en cause la prétention du

discours juridique à énoncer des vérités ontologiques. Il dit : « puisque l'universel n'est pas

donné mais recherché, c'est dans le jeu même du discours – le langage – que s'opère la

production de sens ». Selon lui, la vérité, si elle existe, naît dans l'intersubjectivité relative

à une activité ou une circonstance particulière. Le contenu de la norme peut donc être

variable dans la mesure où il est susceptible de plusieurs interprétations, et ainsi de conflits

d'interprétation ce qui ouvre une possibilité de revendiquer un refus d'obéir. Le débat

juridique porte en lui plusieurs solutions « acceptables dans un milieu donné »76 parmi

lesquelles il faut trancher. Mais de surcroît, la qualité de la personne qui interprète 75E., DESMONS, Droit et devoir de résistance en droit interne, contribution à une théorie du droit positif,

1999, Bibliothèque de droit public tome 193/ LGDJ, Paris 76C., PERELMAN, Le raisonnable et le déraisonnable en droit, 1984, LGDJ, p. 1988

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définitivement le contenu de la norme est fondamental: elle doit en être « l'interprète

authentique ».

On retrouve la logique de dialogue dans la norme juridique en ce qu'elle est « un

processus d'interaction continu entre l'acte de langage de l'émetteur et celui du récepteur,

en cela co-locuteur »77. Or si ce dernier désobéit et ce faisant revendique une interprétation

différente de celle donnée par l'autorité c'est qu'il prétend lui aussi détenir la véritable

interprétation du texte.

Ce qui mène à s'interroger particulièrement sur le statut de l'interprétation. La

doctrine cognitiviste postule du fait que toute norme possèderait un sens préexistant à toute

lecture que l'on se borne à découvrir. Cette théorie est largement réfutée aujourd'hui donc

on ne s'y attardera pas. On admet au contraire, notamment avec Hans Kelsen, que

l'interprétation est un acte de volonté qui attribue un sens à un énoncé qui ne possède donc

pas de signification en soi78. En conséquence, le texte souffre d'autant de significations que

d'interprétations. D'où le système positiviste qui ne retient qu'une seule autorité compétente

ou qu'un seul « interprète authentique »: le juge. Car lui seul est en mesure de savoir quelle

était la finalité de la norme que le législateur a voulu lui assigner. C'est pourquoi lorsqu'il

s'agit de droit étatique « c'est bien l'autorité et non la vérité qui fait le droit »79.

Mais si c'est l'autorité et non la vérité qui fait le droit alors ce droit devient

contestable dès lors que la légitimité de cette autorité est mise en doute. Peut-on considérer

qu'aujourd'hui seules les autorités étatiques sont capables d'interpréter des règles de droit?

B. La nécessité d’un interprète authentique de la loi

pour lui donner valeur de vérité

77F., JACQUES, « Sur le sujet de l'énonciation: l'équivoque et le plurivoque », Revue Philosophique, oct-

déc. 1978, p.439 78H. KELSEN, Théorie pure du droit,( trad.) THEVENAZ, 1988, La Bâconnière, Neuchâtel, Chapitre XI. 79E., DESMONS, Op. cit., p. 78

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Du point de vue des institutions, aucun sujet ne peut s'ériger en censeur des normes

juridiques car cela reviendrait à renier leur propre autorité. En effet, le système juridique

qui permettrait une remise en cause directe de ses règles désavouerait sa légitimité. C'est

pourquoi d'une part, il y a une présomption de validité de la loi reposant sur son processus

d'élaboration qui est garanti constitutionnellement et ce jusqu'à la sanction, le cas échéant,

du Conseil Constitutionnel. Ainsi qu'une présomption de validité des actes réglementaires

jusqu'à la sanction de la juridiction administrative ayant jugé recevable le recours pour

excès de pouvoir.

D'autre part, la jurisprudence de la Cour de cassation n'a jamais depuis 181780

jusqu'à nos jours81 admis une quelconque forme de résistance à la loi ou aux ordres

fussent-ils illégaux et ce en dépit d'une certaine reconnaissance par les Cours d'appel. En

effet, la décision de la chambre criminelle rendue en date du 19 mai 1980 dispose que « le

caractère délictueux des violences envers les dépositaires de la force publique n'est pas

subordonnée à la valeur légale des actes qu'ils accomplissent ». Cette position de principe

se justifie par la présomption posée dans la décision de 1817 selon laquelle le dépositaire

de la force publique agit toujours dans le cadre de la loi et que nul ne peut se poser en juge

des actes de celui-ci.

Mais quid de la résistance non violente à la loi faite en conscience et non à l'ordre

directement donné? En 1832, un arrêt particulièrement intéressant à cet égard a été rendu,

il s'agit de l'arrêt Carrel, du nom du prévenu. C'est l'argumentation en défense de cet arrêt

qui est intéressant et semble toujours d'actualité. La stratégie a consisté à dire que grâce à

la publication de la loi au Journal Officiel, chaque citoyen y a accès. En outre, le plaideur

pose le présupposé selon lequel chaque citoyen, en ce qu'il est doué de raison, peut non

seulement la connaître mais également l'interpréter pour déterminer incontestablement son

antinomie avec un autre texte, en l'espèce les mandats d'amener et de dépôt. Voici la

formulation de la plaidoirie:

80Arrêt Boissin, 1817, S., I, 188, note Sirey 81Crim, 19 mai 1980, bull. Crim., n°366

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« Il convient de s'entendre sur ce qu'est la loi dans un pays qui a détrôné les

pouvoirs dits légitimes, pour ne plus reconnaître que les pouvoirs délégués.

Dans un tel pays, la loi n'est plus une divinité capricieuse dont MM. Les

Procureurs du Roi, à titre de grands-prêtres, soient seuls chargés d'expliquer les

oracles; c'est un livre ouvert à tout le monde »82.

Malgré cette remise en cause directe du caractère sacré de la loi et de son

interprétation, la Cour a réfuté l'argument en retenant que si chacun pouvait prétendre à

l'interprétation de la loi alors il en résulterait l'anarchie, confirmant ainsi que « le système

(…) qui conduirait à autoriser directement chaque particulier à se constituer juge [de la

légalité] (…) serait subversif de tout ordre public »83. A nouveau le droit étatique se définit

par lui même et ne reconnaît que la compétence de ses propres institutions et ce faisant

dénie à tout « citoyen-sujet » la capacité de s'approprier le droit.

Cette logique se heurte à un paradoxe dès lors qu’on la confronte au principe selon

lequel « le peuple est souverain » et que la loi est « l’expression de la volonté générale » :

on ne peut à la fois exprimer que la loi est l’émanation de la volonté du peuple qui est

souverain tout lui disant qu’il n’est pas compétent pour l’interpréter. A ce propos, Léon

Duguit, grand constitutionnaliste français, s’inscrit contre cette logique positiviste et estime

que l’appréciation de la qualité de la loi peut amener à un refus de s’y soumettre :

« La loi n’est point, parce qu’elle est loi, vérité absolue. Demander à tous

l’obéissance passive à la loi, c’est vouloir faire un peuple d’esclaves.

L’obéissance à la loi est une nécessité sociale, mais chacun est libre

d’apprécier la valeur d’une loi et de faire tout ce qu’il pourra, sans recourir à la

violence, pour se soustraire à l’application d’une loi qu’il considère comme

contraire au droit »84.

82Cité par DESMONS, Op. cit., p. 93 83Crim., 5 janvier 1821 84 L., DUGUIT, Traité de droit constitutionnel, Librairie E. de Boccard, tome III, Paris

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Jeudi Noir conteste le caractère absolu du droit de propriété tel que décrit par la loi car il

fait obstacle à l’application du droit au logement. Ils occupent des logements vacants de

façon à montrer que ce droit absolu engendre une situation d’injustice sociale. Ils

revendiquent donc une capacité à lire la loi et à en interpréter les conséquences. De

surcroît, ils revendiquent leur propre lecture de la loi sur la réquisition : en rappelant son

existence et « en la mettant en application forcée ».

SECTION II : LA REQUISITION CITOYENNE COMME ULTIME MOYEN DE DENONCER UNE LOI INJUSTE

Il résulte de la définition précitée de John Rawls que pour que la désobéissance

civile soit perçue comme légitime, outre les critères précédemment évoqués, il faut qu’elle

soit utilisée en dernier recours, après avoir épuisé des moyens légaux de dénonciation

d’une loi injuste et que cette loi injuste mette en péril un intérêt général. Il convient de

montrer que ces conditions sont réunies dans le cas de la lutte de Jeudi Noir. Pour mettre

en exergue cet intérêt général, ils ont tendance à utiliser la méthode « Dworkinienne » de

désobéissance dans leur rapport à l’institution judiciaire (§1). Par ailleurs, il conviendra de

s’interroger sur le caractère réellement désobéissant de leur action dans la mesure où ils

recherchent l’application d’un droit déjà consacré par les textes (§2).

§ 1. DESOBEISSANCE SOLEGITIME » ET RECOURS AU JUGE

Les Jeudi Noir n’ont pas commencé à mettre en avant le mal logement en

organisant des occupations de logements vacants. Ils ont commencé par se faire remarquer

par les médias et à travers eux les membres du gouvernement dans le but de négocier des

réformes. Ils se sont concentrés sur le mal logement des jeunes à Paris particulièrement.

C’est ainsi qu’ils ont pointé du doigt le coût des petits logements, notamment les studios et

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chambres de bonnes qui sont généralement destinés aux étudiants et jeunes salariés. Ils ont

dénoncé des coûts prohibitifs poussant ces personnes à se rabattre sur des solutions

provisoires et particulièrement inconfortables (tel que dormir d’un canapé à l’autre chez

des amis, ou être forcé à l’infantilisation en restant chez leurs parents). Ils ont de cette

façon été invités à discuter avec les politiques. Mais ces discussions n’ont pas été suivies

de mesures concrètes.

Pourtant, nul doute que ce qu’ils défendent est un droit reconnu d’intérêt général,

puisqu’il est consacré comme un objectif à valeur constitutionnelle. Or comme il est

exposé plus haut, ces objectifs ont pour objet de pourvoir à l’intérêt général.

Enfin ils désobéissent en s’adossant sur une loi dont ils dénoncent l’inapplication.

En opérant de cette façon, ils semblent davantage faire application des doctrines

américaines que des doctrines françaises sur la désobéissance. La première implique

particulièrement le rôle du juge tandis que la seconde se fonde plutôt sur le droit de

résistance à l’oppression issue de la Déclaration de 1789.

A la différence de l’Etat français, les Etats-Unis sont un Etat fédéral. C’est-à-dire

qu’il y a une superposition de deux ordres juridiques à savoir le droit des Etats fédérés et le

droit de l’Etat fédéral qui contient notamment la Constitution. Dans ce système, le droit

fédéral n’a pas de contrôle à priori sur le droit des Etats fédérés, et néanmoins, il lui est

supérieur. En revanche, ce contrôle peut être exercé à postériori par voie judiciaire. Depuis

la célèbre décision de la Cour Suprême Marbury v. Madison du 24 février 1803, le juge

fédéral est compétent pour vérifier si la loi s’appliquant à un cas d’espèce est conforme à la

Constitution. En cas de non conformité, la loi en cause ne sera pas abrogée mais rendue

inapplicable au cas d’espèce. Mais il s’agit aussi de pouvoir contrôler le droit fédéral

directement issu du gouvernement. Il y a de nombreux exemples de cette stratégie de mise

en cause de la loi par voie judiciaire. On retient notamment la guerre du Vietnam qui a eu

lieu sans que l’Etat de guerre ait été décrété, alors même qu’il s’agit d’une garantie

constitutionnelle. A cette occasion, beaucoup d’individus désertaient et provoquaient des

débats judiciaires mettant en exergue la contradiction entre la loi qui les obligeait à

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incorporer l’armée et l’absence de déclaration de guerre. Cette situation a largement été

qualifiée de désobéissance civile par la doctrine américaine85. Il s’agissait sans conteste de

créer voire rétablir du droit à partir d’un comportement illégitime de la part des pouvoirs

publics.

En outre, on peut assimiler le mode d’action de Jeudi Noir à la théorie des « hard

cases » de Donald Dworkin. Il a développé une philosophie empirique de la désobéissance

civile aux Etats-Unis selon laquelle la notion de « cas difficile » exprime l'ouverture du

raisonnement judiciaire aux arguments extra-juridiques ; c'est-à-dire que le juge doit, dans

son interprétation, s'ouvrir à des arguments politiques et moraux86. Il s'oppose au « cas

simple » (« nice case ») qui « reflète l'identification et l'application immédiate par le juge

de la règle de droit appropriée ». Le cas difficile ne permet pas une qualification juridique

des faits qui serait satisfaisante et au contraire exacerbe un certain flou du droit. Ce flou

offre aux partisans de la désobéissance civile un cadre pour une conception renouvelée du

droit87. On peut aller encore plus loin et considérer que le « cas difficile » est un cas

d'espèce « investi d'une fonction directe d'énonciation de la norme à laquelle la société

civile veut désormais participer »88.

Mais plus près de ce qui nous intéresse, le « cas difficile » peut aussi être celui qui

attend du juge qu'il pondère un intérêt protégé, tel le droit de propriété, au profit d'un

intérêt qui pourrait lui aussi obtenir une protection judiciaire tel que l'objectif

constitutionnel d'un logement décent pour tous89. En l’espèce, c’est exactement ce qu’il se

passe avec l’ordonnance rendue contre Jeudi Noir. On aurait espéré que le juge explicite

d’une part l’objectif de droit à un logement décent, ainsi qu’une argumentation justifiant

son refus de limiter le droit de propriété au profit du droit au logement. Or il s’est contenté

de dire qu’il :

85 A. HARENDT, Op. cit., p. 81 86 D. DWORKIN, Prendre les droits au sérieux (Taking Rights Seriously, 1977), (trad.) Françoise Michaut,

1995, PUF, coll. « Léviathan », Paris, 515 p. 87 S. TURENNE, Le juge face à la désobéissance civile… Op. cit., p. 91 88 D. SALAS, « L'équité ou la part maudite du jugement », Justices n°9, 1998, p. 118 89 S., TURENNE, ibid., p. 94

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« Incombe au législateur et au gouvernement de déterminer les modalités de

mise en œuvre [du droit au logement] conformément à leurs compétences

respectives, ce droit ne peut leur être accordé que dans les conditions fixées par

la loi (…) faisant peser sur les pouvoirs publics la charge de mettre en œuvre le

droit à un logement décent ».

Et de raisonner négativement selon les termes suivants :

« Il n’en reste pas moins que ces considérations ne peuvent avoir pour effet

d’imposer, serait-ce par une décision de l’autorité judiciaire, à une personne

privée, une mesure comparable à une expropriation pour cause d’utilité privé,

ou à une « réquisition » non consacrée légalement »90.

Pourtant, selon Eric Sales, le caractère juridique de cette obligation morale et

sociale de réquisitionner des logements vacants en faveur des sans-abris a été reconnu par

certain tribunaux en 1995, ce qui aurait incité le parlement à voter la loi de 1998 précitée.

Ce qui avait été mis en avant par les dits tribunaux était le caractère utile de faire prévaloir

le droit au logement sur un droit de propriété qui n'est d'aucune utilité au bien puisque

celui-ci demeure vacant91. Soit une argumentation totalement inverse de celle qui a été

retenue à l’encontre de Jeudi Noir.

§ 2. LA REQUISITION CITOYENNE DE JEUDI NOIR : ACTION DESOBEISSANTE OU VIGILANTE ?

« La réquisition citoyenne est une occupation légitime d’un lieu laissé vide

90 Ordonnance de référé TI du 18 janvier 2010, annexe n° 91 E. SALES, Le droit au logement dans la jurisprudence française : étude comparée des jurisprudences

constitutionnelle, administrative et judiciaire / Eric Sales ; sous la dir. de Dominique Rousseau, Droit public : Montpellier 1 : 2001

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volontairement par son propriétaire, sur une longue durée. [Elle] se distingue

du squat, dans la mesure où elle ne cherche pas à créer un espace en dehors de

la société mais au contraire à donner un exemple de solution concrète pour

résoudre un des problèmes de la société. Pour réquisitionner, le « candidat »

doit donc être à même de justifier son action devant le propriétaire, devant le

juge, devant les médias, devant la société toute entière »92.

Leur définition de la réquisition citoyenne correspond en tous points aux critères

propres à reconnaître une action de désobéissance civile. Et s’ils ne prétendent jamais faire

eux-mêmes application de la loi sur la réquisition, il est néanmoins permis, d’un point de

vue théorique au moins, de s’interroger sur ce point. Car c’est quand même assez

exceptionnel de désobéir en s’adossant à une loi. Il est fréquent de s’appuyer sur les droits

fondamentaux qui ont un caractère général, mais il est très rare de prendre possession

d’une loi en vigueur pour la détourner à son propre profit. Ces considérations nous

poussent à nous demander s’ils ne font pas simplement de la vigilance citoyenne.

Dans leur Petit livre noir du logement, ils disent que les réquisitions citoyennes ont

pour objet de servir de « détonateur » auprès de l’opinion public et des pouvoirs publics

tout en permettant de loger « confortablement » des personnes qui en ont besoin. De même

Margaux, militante à Jeudi Noir, dit :

« Ca sert à faire évoluer les consciences des gens qui sont devant leur télés

et notamment en montrant qu’il y a des immeubles vides et que c’est

choquant alors qu’il y a plein de mal-logés. Ce n’est pas une application de

la loi ».

Effectivement, ils ne peuvent faire application directe de la loi de réquisition car ce

dispositif prévoit que seul le préfet peut décider de mettre en œuvre cette procédure, après

92 JEUDI NOIR, « Les réquisitions citoyennes : pourquoi ? Comment ? », dans Le petit livre noir du

logement, 2009, La Découverte, Paris, p. 154 et 156

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qu’il ait consulté le fichier répertoriant les logements vacant auprès du service municipal

du logement: article L641-1 CCH. Cette loi ne génère qu’un droit objectif et non un droit

subjectif. Autrement dit les destinataires ne peuvent directement s’en saisir et doivent

attendre de l’Etat qu’il y procède.

Mais lorsque Jeudi Noir réquisitionne un logement il le traite selon les prescriptions

de la loi. Par exemple, il l’utilise « en bon père de famille » à l’instar de ce que prescrit

l’article L. 641-4 CCH. On observe en effet que loin de dégrader le bâtiment les occupants

procèdent au contraire à toutes sortes de rénovations, et ce à leur frais. De même, ils

cherchent à instaurer de bons rapports de voisinage, ce qui entre dans la prescription légale

de la réquisition. En outre, il résulte de la combinaison des articles L. 641-4 et L. 641-3 du

Code de la construction et de l’habitation que le bénéfice de l’attribution d’un logement est

conditionné à une occupation suffisante du lieu. C’est à dire notamment qu’un célibataire

ne peut prétendre qu'à l'occupation d'une seule chambre pour son habitation. Or les Jeudi

Noir observent scrupuleusement cette disposition : lorsqu’ils ouvrent un nouveau bâtiment,

ils font un état des lieux pour déterminer le nombre de places disponibles et lancent un

« recrutement » le cas échéant. Ces deux aspects seront ultérieurement détaillés en seconde

partie (chapitre 1, section 2) car ils ont surtout pour but de légitimer cette occupation. A

noter également qu’ils se substituent au service municipal du logement en répertoriant eux-

mêmes les logements vides.

Néanmoins ce qui est pertinent ici c’est que par leur façon conforme aux

prescriptions légales d’occuper illégalement un logement vacant, ils permettent de déplacer

le débat juridique: ils s'approprient un droit objectif par essence abstrait pour en faire un

droit subjectif par essence opposable aux tiers et en l’espèce, à l’Etat. Car depuis 2007,

garantir aux citoyens l’accès au logement est devenu une obligation de résultat. En tant que

telle, l’Etat se doit de tout mettre en œuvre pour y parvenir. Or la réquisition est un levier

juridique déjà existant que l’Etat n’utilise pas.

Le dispositif de l’ordonnance d’expulsion de la Marquise utilise le mot

« réquisition » pour qualifier l’occupation du collectif : le juge reconnaît donc

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implicitement que le débat juridique se situe au niveau de la pondération éventuelle entre

droit de propriété et droit au logement. Bien sûr il invalide la réquisition citoyenne car

sinon il outrepasserait son pouvoir et son jugement serait dénué de base légale. La loi

prévoit un arsenal de garanties procédurales au bénéfice du propriétaire en cas de

réquisition de son logement. Le préfet ne peut y procéder sans l’en avoir préalablement

avisé et laissé une chance de remettre lui même son bien sur le marché. Mais cette

utilisation du mot réquisition par le juge est bien la preuve qu’il a reçu l’argumentation.

Ceci est corroboré par le fait qu’il ai transmis cette ordonnance au préfet « en vue de la

prise en compte de la demande de relogement des occupants ». Par une telle décision il

montre que sur le principe il reconnaît l’urgence sociale qui pousse les individus à

réquisitionner des logements et que l’Etat doit en conséquence prendre ses responsabilités.

Dans cette mesure là, on peut regarder l’action de Jeudi Noir comme de la vigilance

citoyenne.

§ 3. LA QUESTION DE LA VIGILANCE CITOYENNE BALAYEE PAR UNE FORTE REPRESSION DU COLLECTIF

Mais ce que l’on vient d’évoquer fonctionne d’un point de vue théorique. La théorie

du droit peut admettre que des citoyens mettent en exergue l’inertie des pouvoirs publics

qui n’agissent pas conformément au droit qu’ils émettent eux-mêmes. Mais en réalité le

collectif est soumis de façon récurrente à une répression violente de la part de la police et à

des sanctions juridiques lourdes comme l’illustre l’ordonnance d’expulsion du 18 janvier

201093. Or comment est-ce possible d’être confronté à une telle répression dans un Etat de

droit si l’on agit conformément au droit étatique ? C’est bien que cet Etat estime qu’ils

désobéissent au droit.

Pour les acteurs concernés la violence des représailles concomitantes à leur action les 93 Cf. annexe 1

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incite à penser qu'ils agissent dans l'illégalité, bien qu'ils soient convaincus d'agir en toute

légitimité : ils sont donc désobéissants. Il suffit de voir la violence récurrente à laquelle ils

sont confrontés: les expulsions nécessitent un recours à la force policière, et au cours de

ces expulsions ils perdent une partie de leurs biens mobiliers. Ils y ont tellement été

confrontés qu’ils ont organisé un système pour prévenir cette éventualité. Chacun a mis sur

sa porte son numéro de téléphone ainsi que pour certains une liste des choses essentielles à

sauver en cas d’expulsion. Comme ça, si certains ne sont pas sur les lieux le jour de

l’expulsion, les autres sauront quoi faire. Et plus généralement ils vivent dans une précarité

évidente dans la mesure où cette expulsion peut avoir lieu à tout moment sans possibilité

de savoir où ils dormiront le soir venu. Voici un épisode que l’on m’a raconté au cours

d’un entretien :

« A Rio en l'occurrence, il y avait un risque permanent on faisait des rondes

entre 5h et 7h du matin, on guettait l'arrivée de la police pour pouvoir prévenir

tout le monde ainsi que les médias un peu à l'avance s'ils arrivaient. Ça c'était

juste après l'expulsion de l'impasse on avait fait une réunion de crise pour se

préparer à défendre le bâtiment de Rio vraiment physiquement, notamment

pour se barricader dedans : on avait des planches et des barres de fer un peu

partout au cas où et des immenses banderoles préparées à l'avance pour être

dépliées sur le bâtiment. Comme ça dès que la police arrivait, on était « au

taquet »! »94.

En outre, beaucoup des habitants de la Marquise sont quelque peu hantés par

l'expérience vécue par certains Jeudi Noir qui avaient occupé un immeuble rue de Sèvres.

Cet immeuble à vocation commerciale était vide depuis dix ans et même convoité par la

mairie de Paris, mais elle n’a jamais pu l’acheter. Au départ, ce bâtiment n'était pas

revendiqué par Jeudi Noir, ceux qui sont allés l'occuper n'ont pas voulu le médiatiser car ils

pensaient être protégés en ne le révélant pas au public. Mais ces occupants vivent

aujourd'hui la pire sanction que Jeudi Noir ait connue. En effet, la propriétaire est prête à

engager tous les frais nécessaires pour les sanctionner. Elle sait qu'il s'agit de jeunes sans 94 Entretien Simon, le 09.04, annexe n°10

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revenus fixes et qu'ils sont insolvables mais elle demande au tribunal un dédommagement

de 150 000 euros pour l’immobilisation de son bien et 30 000 euros pour des dégradations

du lieu, alors qu’apparemment ils y auraient fait des travaux de sécurité et de rénovation.

Ces derniers ont déposé un dossier de surendettement lequel a été jugé recevable. Loin de

geler la procédure en cours, la propriétaire en a également attaqué la décision de

recevabilité. Si la Cour d’appel n’a pas retenu les sommes demandées par la propriétaire,

elle a confirmé l’ordonnance du tribunal et les a condamné au paiement d’une indemnité

d’occupation d’un montant de 3000 euros. Mais la propriétaire a formé un pourvoi en

cassation, et elle a toujours la possibilité de saisir les comptes bancaires des défendeurs.

Aujourd’hui même ceux qui n’étaient pas à Sèvres redoutent un tel acharnement

judiciaire à la Marquise. D’ailleurs des voies d’exécutions ont déjà été enclenchées par la

propriétaire. Lila, habitante m’a confié : « là je ne gagne pas d'argent mais lorsque je vais

en gagner je serais saisissable, et vivrais avec la peur constante que l'on saisisse mon

compte. »95.

Cette crainte est largement fondée au regard de la sanction particulièrement forte de

l’ordonnance d’expulsion de la Marquise. Le juge a admis l’argumentation de la

propriétaire selon laquelle l’occupation de l’immeuble entraînait une privation de

jouissance du bien dans la mesure où celle-ci souhaitait revenir occuper les lieux. A priori,

il est assez incohérent d’avoir admis un tel argument alors que la propriétaire est

domiciliée dans le 8e arrondissement. Par ailleurs, cet immeuble non seulement est soumis

à la taxe sur les logements vacants mais en plus il est connu par la mairie notamment pour

être un immeuble vacant depuis une quarantaine d’années. Pourtant, la décision

d’expulsion a été assortie d’une indemnité d’occupation d’un montant de 3400 euros par

mois « à titre compensateur et indemnitaire au regard de la privation de disposer du bien ».

Cette somme est portée à 25 000 euros par mois à compter du 8e jour après le prononcé de

la décision. Or comme le fait remarquer Christophe qui rapporte les propos de l’avocat :

95 Entretien Lila, non reproduit

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« Les avocats de la propriétaire avaient demandé une indemnité et une

astreinte. On peut comprendre l'astreinte : il y a une décision de justice, elle

n'est pas respecté donc on paie une astreinte c'est logique. En revanche, qu'une

indemnité augmente de 3400 à 25 000 euros veut dire que huit jours après le

jugement le préjudice est plus important alors que matériellement il ne s'est

rien passé en dehors du jugement. Donc les 25000 se justifiaient en tant

qu'astreinte mais certainement pas en tant qu'indemnités 96 ».

La sanction est donc particulièrement lourde financièrement, et discutable juridiquement. Il

est vrai qu’il s’agit d’une ordonnance de référé impliquant que le juge n’ait pas procédé à

un examen au fond ; mais faire droit à l’argument du préjudice issu de la privation de

jouissance dénote très clairement une absence de volonté de pondérer le droit de propriété

au regard du droit au logement. Au contraire, il en réaffirme ainsi le caractère absolu.

Il me semble avoir qualifié le positionnement de Jeudi Noir dans la lutte contre le

mal logement. Face à un arsenal juridique peu effectif, ses militants ont pris l’initiative de

désobéir au droit étatique pour mettre en exergue ce qu’ils voient comme une injustice

sociale. Mais aussi de remédier à ce problème au moins ponctuellement, en logeant eux-

mêmes des gens. Mais ce fait a pour conséquence de créer un groupe qui « se mêle » du

droit étatique, qui l’utilise et le détourne en opportunité. De plus, ce groupe, ou pourrait-on

dire cette communauté émet des normes car une micro société est ainsi créée. On pourra y

identifier des habitus, des principes fondamentaux, et bien-sûr le paradigme du don. Ces

normes régissent une bonne partie de leur mode de vie car pour certains elles agissent sur

leur lieu de vie, tandis que pour d’autres elles ont trait plus généralement à une vie

militante. Il semble ainsi qu’il y ait une internormativité entre la sphère Jeudi Noir et le

droit étatique. Pour autant, y a t-il pluralisme juridique ? Cette question se pose avec

96 Entretien Christophe, le 12.04, annexe n°11

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d’autant plus d’acuité qu’ils recherchent le dialogue avec le droit étatique afin de faire

évoluer celui-ci. En désobéissant au droit de l’Etat, ils sont bien plus proches de celui-ci

qu’une communauté qui s’en désintéresse et le traite avec indifférence. Et c’est bien là tout

le paradoxe de l’action de désobéissance civile lorsqu’on l’observe sous le prisme de

l’anthropologie juridique.

PARTIE II. CREATION D’UNE JURIDICITE DESOBEISSANTE

« Dans nos sociétés occidentales aussi bien que

dans les pays pauvres, chaque groupe possède la

capacité d'engendrer son propre ordre juridique,

réglant sa vie interne, sans avoir à attendre

l'intervention de l'Etat (…) [car] l'Etat n'a pas le

monopole exclusif de production du droit »97.

97HUYGHEBAERT, Patricia, MARTIN, Boris, Quand le droit fait l'école buissonnière, pratique populaires

de droit, 2002, éd. Charles Léopold Mayer-Descartes &Cie, Paris, 222 p.

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Dans ma première partie j’ai eu besoin d’exposer les règles étatiques concernant le

droit au logement dans le but de caractériser le positionnement désobéissant de l’action de

Jeudi Noir. Désormais, on va s’interroger sur les conséquences de cette action

désobéissante sur la juridicité. La juridicité étant entendue comme le phénomène juridique

que l’on observe dans une société donnée et qui dépasse largement le droit étatique pour y

englober d’autres facteurs de production du droit. Il s’agit de prendre ce phénomène

juridique comme postulat afin d’avoir une approche anthropologique : l’idée est de partir

des acteurs pour en tirer des normes qui s’ajoutent ou entre en conflit avec le droit positif.

De surcroît, on tire de la rencontre entre ces normes et les règles étatiques un autre

phénomène juridique. En effet, le collectif utilise parfois ces règles pour mieux les

détourner à leur profit et ce détournement leur permet (paradoxalement ?) d’acquérir une

légitimité du point de vue de l’Etat.

Ainsi, Jeudi Noir se créé un espace juridique autonome duquel le droit positif n’est

pas exclut mais réapproprié (chapitre 1), ce qui implique que l’on s’interroge sur la

présence d’un pluralisme juridique. Mais dans la mesure où Jeudi Noir est un collectif

désobéissant, en vertu de la définition qu’on en a donné en première partie, ils s’associent à

la production du droit étatique. On s’interrogera donc sur la réalité de ce pluralisme

(Chapitre 2).

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Chapitre I.

Un espace98 normatif autonome légitimé

Jeudi Noir se présente sous deux aspects principaux : il est constitué d’un groupe de

militant qui est largement soumis au public : ils organisent des évènements, prennent la

parole pour porter des revendications etc. Mais il possède également un domaine privé

car beaucoup d’entre eux vivent en communauté dans le bâtiment occupé. En outre, ce

bâtiment constitue le symbole fort de la lutte de Jeudi Noir et en tant que tel il est

« politisé ». Il convient donc de démontrer que ce collectif génère un espace normatif

autonome en ce sens qu’ils sont d’une part soumis au paradigme du don (section I), et

d’autre part que ce groupe, en étant militant, dispose d’un certain nombre d’habitus

issus de la culture militante (section II). En conséquence de ces deux facteurs de

production de normes, j’en déduis que Jeudi Noir dispose de principes fondamentaux

(section III).

SECTION I : UN RAPPORT D'OBLIGATION STRUCTURE PAR LE PARADIGME DU DON

Si le paradigme du don s’oppose au paradigme utilitariste des sociétés marchandes,

alors il est applicable à une collectivité dans laquelle il n’y a pas de rapport marchand : les

rapports des Jeudi Noir entre eux et avec le monde extérieur ne sont pas tournés vers le

profit. Au sein de Jeudi Noir le don s’exprime à travers la confiance que les uns ont envers

les autres. Mais dans les rapports du collectif avec le reste de la société et notamment les

pouvoirs publics locaux ce don doit être mis en perspective avec l’utilité sociale de Jeudi

Noir et l’utilité qu’eux-mêmes tirent de cette relation. Cette utilité est inhérente à leur

mode d’action qui est la désobéissance civile. Comme expliqué précédemment, loin de se 98Terme « espace » juridique employé par Buenaventura de Sousa Santos, dans « on Modes of Production of

law and social power », International Journal of the sociology of law 13, 1985, pp. 299-336.

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marginaliser, les désobéissants cherchent au contraire à entrer en relation avec l’Etat,

instaurer un dialogue, afin de modifier certaines dispositions législatives. Mais cette utilité

sociale n’est pas selon moi un obstacle à l’application du don dès lors que l’on s’inscrit

dans l’analyse d’Alain Caillé et de Jacques T. Godbout. Dès lors que le don structure les

rapports entre les individus, et qu’il a surtout structuré « totalement » certaines sociétés,

n’est-il pas toujours utile ?

Après avoir brièvement exposé le paradigme du don (§1), je vais en montrer

l’existence au sein de Jeudi Noir rendu possible par l’envie de militer et la confiance qu’ils

ont les uns envers les autres (§2) ; puis tenter de prouver que malgré la vocation utilitaire

de leur lutte, ce don est également à l’œuvre dans les rapports du collectif avec l’extérieur

(§3).

§ 1. DOMAINE PRIVILEGIE DU PARADIGME DU DON DANS LA SOCIETE MODERNE : LE FAIT ASSOCIATIF

Le paradigme du don peut se définir de façon sociologique avec Alain Caillé

comme « toute prestation de biens ou de services effectuée sans garantie de retour, en vue

de créer, entretenir ou régénérer le lien social. Dans la relation de don, le lien importe plus

que le bien »99. Autrement dit, on donne davantage pour faire circuler le lien que le bien ou

le service en lui même. Car dans ce cas de figure, ce bien n'a pas de valeur en soi, il n'a que

la valeur que lui confère le receveur. Dans le cadre de cet échange l’équivalence ne sera

pas recherchée. Il en résulte notamment que la relation de don va davantage s'appliquer à la

personnalité de l'individu qu'à sa fonctionnalité au sein de la société.

Alain Caillé se propose de transcender les deux paradigmes classiquement

appliqués aux phénomènes sociaux et résultants de la méthode économique :

99A., CAILLE, « Don et association », dans Une solution, l’association ? Socio-économie du fait associatif,

La revue du MAUSS semestrielle n°11, 1er semestre 1998, La découverte / MAUSS (éd.), Paris, p. 75

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l'individualisme méthodologique et le holisme, pour postuler que les faits sociaux sont par

ailleurs régis par le paradigme du don. L'individualisme se propose d'expliquer la totalité

sociale à partir de l'individu pris isolément qui ne cherche qu'à maximiser son intérêt

utilitaire. De son coté, le holisme procède d'une vision déterministe de la société. Les

acteurs seraient soumis à la contrainte permanente qui les obligent à agir, et ce en raison

d'une totalité à priori, c'est-à-dire qui leur préexiste.

Le don ne récuse pas ces phénomènes sociaux mais au contraire les dialectise. En

effet, le don est tout à la fois une envie de le faire qu'une obligation à s'acquitter. La

contrainte et la liberté sont donc liées au fait de « donner, recevoir et rendre » selon la

formule de Marcel Mauss qui observe que dans une société, les prestations échangées ont

un « caractère volontaire (…) apparemment libre et gratuit, et cependant contraint et

intéressé »100. Car le don est avant tout un vecteur de lien social, on donne parce-que l'on

veut s'allier à quelqu'un ou au contraire défier quelqu'un (en faisant des dons de guerre). Le

don n'est donc pas nécessairement gratuit et encore moins désintéressé. Il implique selon

Alain Caillé une double opposition : la liberté et l'obligation comme nous venons de

l'exprimer, à laquelle s’ajoutent l'intérêt personnel et l'intérêt à l'alliance aux autres. Le don

est intéressé mais il privilégie « les intérêts d'amitié et de plaisir et/ ou de créativité sur les

intérêts instrumentaux et sur l'obligation »101. Mais si dans les sociétés anciennes le don

pouvait régir entièrement la communauté, on parle alors de fait social total, dans les

sociétés modernes le système marchand tient une place beaucoup trop importante pour

qu'il s'agisse d'un fait social total. Chacun existe dans sa sphère propre. Alain Caillé parle

en ce sens de socialité primaire pour la sphère du don et de socialité secondaire pour la

sphère marchande.

La première correspond aux rapports familiaux et amicaux dans lesquels s'exerce

pleinement le paradigme du don. Dans cette sphère, les individus cherchent constamment à

maintenir ou à renouveler leurs liens sociaux notamment en se faisant des cadeaux au sujet

desquels le lien importe plus que le bien. La seconde relève du domaine de la

100MAUSS, M., Essai sur le don, in Sociologie et anthropologie, Quadrige / PUF, 1950, Paris, p. 147 101CAILLE, Alain, op. Cit. p.

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fonctionnalité sociale, qui oblige à « gagner sa vie » et donc à se soumettre à la logique

marchande : on échange des biens et des services en fonction d’une valeur attribuée à

ceux-ci par les normes du marché.

Mais lorsque notre objet d'étude ne correspond à aucune de ces deux sphères, il

nous faut postuler d'une tierce socialité. Alain Caillé parle « d'espace public primaire »

pour appliquer le paradigme du don au fait associatif. Mais dans la mesure où l'aspect

public de Jeudi Noir n'est que la partie visible du collectif, son symbole, cette expression

nous paraît impropre. En effet, « l'objet Jeudi Noir » se subdivise en deux aspects : cet

aspect symbolique et ainsi public du collectif, c’est-à-dire celui qui mise beaucoup sur la

communication pour promouvoir la lutte, et l'aspect privé de la vie en collectivité,

autrement dit de la vie en squat. Mais cette vie privée s'analyse difficilement dans le cadre

de la socialité primaire car il ne s'agit pas de cohabitation dans un cadre familial ni de

relations avec des amis que l'on voit ponctuellement. En général, les habitants ne se sont

pas choisis et leur mode de vie est en grande partie règlementé par leur relation au bâtiment

Jeudi Noir. C'est pourquoi il est difficile de faire usage des théories sur le don appliqué au

bénévolat : il ne s'agit pas de s'investir dans une cause étrangère à son mode de vie, mais

bien au contraire de mettre en exergue sa précarité par une action politique.

Je vais cependant prendre le risque d’appliquer la théorie du don à Jeudi Noir dans

ses relations internes au collectif comme dans ses relations avec l’extérieur. Car il me

semble avoir pu le constater pleinement au cours de mon observation participante.

§ 2. ILLUSTRATION A TRAVERS LA LIBERTE D’ENGAGEMENT A JEUDI NOIR

Le paradigme du don semble s'appliquer au collectif Jeudi Noir à cause de cette

notion de plaisir et d'envie de s'investir. A ce propos l'un des fondateurs du collectif dit :

« C’est ça qui est assez magique avec Jeudi Noir, ça ne demande pas plus

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d'implication que celle que tu y mets, et c'est peut-être pour ça aussi que ça

perdurera c'est qu'il n'y a pas de salarié, pas d'argent, il n'y a rien. Il n'y a que

de l'envie de partage et de la motivation quand on a du temps »102.

De façon générale, le fait associatif semble à priori gouverné par cette envie de s'investir

dans un but étranger au profit lucratif : les individus se rassemblent autour d'un sentiment

puis d'une décision commune qui les fédèrent. En outre, les individus offrent davantage

leur industrie personnelle que leur industrie fonctionnelle pour concourir à ce but

associatif. Mais en particulier, l'association au sens strict du terme, implique rapidement

des obligations explicites : un contrat est formé entre la personne morale et l'adhérent par

le biais d'une cotisation et une charte associative, tandis que le collectif valorise la liberté

d'adhésion.

Si le don doit être appliqué à Jeudi Noir pour en révéler les relations entre les

individus, il nous faut dès à présent soustraire à l'étude une partie de ce groupe. Jeudi Noir

est un groupe qui milite pour le droit au logement, mais l'un des instruments de cette lutte

est l'accueil en son sein de personnes qui n'ont pas nécessairement envie de militer mais

qui se trouvent face à un besoin immédiat auquel Jeudi Noir peut temporairement

répondre. Lorsqu'il réquisitionne un bâtiment, Jeudi Noir ne le fait pas que

symboliquement, il le fait également pour répondre à un besoin urgent.

« C'est évident que quand on ouvre un bâtiment, ce n’est pas des bobos qui

s'amusent qui sont dans les squats de Jeudi Noir, ce sont vraiment des gens qui

sont dans des situations de précarité importantes. Alors c'est vrai qu'il y a

toujours pire mais il y en a un certain nombre qui a déjà vécu dans la rue

pendant un certain temps, d'autres chez des amis, et même ça c'est très

problématique au bout d'un moment »103.

Parmi ces personnes accueillies, que l'on pourrait identifier comme des receveurs, certaines

102Entretien Alix, le 20.05, annexe n°13 103Entretien Christophe, le 12.04.10, annexe 12

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rendent et d'autres non. Ces derniers sont nommés par l'un des militants « les

consommateurs du lieu »104 en ce sens qu'ils ne s'investissent ni dans les actions politiques,

ni dans la tenue du bâtiment occupé. Ils ne s'obligent pas à rendre, rompant ainsi la boucle

du don. L'expression « consommateur » est particulièrement bien choisie puisque ceux-ci

sont dans le système utilitaire : je profite du logement qu'on me donne mais je n'ai rien à

donner en retour. On est dans la logique du client qui est roi105.

Outre ces consommateurs, les « membres »106 de Jeudi Noir sont animés par l'envie

de militer et /ou de bien vivre ensemble. On observe qu’il y a les militants non habitants,

c'est-à-dire dire qu'ils ne vivent pas dans le bâtiment occupé. Ce groupe est essentiellement

constitué des fondateurs du mouvement qui n'ont pas ou plus la nécessité de vivre en squat

car ils ont les moyens de payer un loyer. Mais ils demeurent très investis politiquement et

bien souvent ce sont eux qui impulsent les actions militantes ponctuelles. C'était par

exemple le cas de l'action visant à dénoncer « le scandale du 1% logement ». Lors du

rassemblement, la plupart des fondateurs étaient présents, tandis qu'il n'y avait qu'un faible

nombre d'habitants. Bien que certains d'entre eux ont été déçus de cette faible participation,

d'autres estiment au contraire que c'est normal car :

« On ne cherche pas à enrôler des gens, mais ça dépend des moments quand on

a plus ou moins besoin de mobilisation (…) on a un système trop flou pour

pouvoir exiger des choses aux gens, c'est un peu le parti pris aussi »107.

Il arrivera souvent que ces personnes donnent leur énergie lors d'une autre action ou encore

s'investissent davantage dans la tenue du squat et à fortiori de son aspect politique. Habiter

un squat nécessite un certain nombre de tâches quotidiennes à accomplir. Outre les tâches

classiques telles que le ménage, il y a constamment des travaux de réhabilitation à

effectuer. En l'espèce, le bâtiment la Marquise est vacant depuis 44 ans. Bien que des 104Entretien de Simon, annexe 11 105GODBOUT, J. T., « Don, solidarité et subsidiarité », Revue du MAUSS permanente, 8 mai 2009 [en

ligne]. http://www.journaldumauss.net/spip.php?article504 106Nous les nommons ainsi par commodité mais le collectif n'ayant pas de statut juridique, ils ne sont pas

membres au sens juridique du terme 107Entretien Alix, annexe 13

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travaux de construction d'appartements aient été partiellement effectués, il y a eu des

problèmes dès leur arrivée : des canalisations qui avaient gelé avant leur arrivée ont

explosées, ils ont dû arracher de la végétation qui a poussé de façon anarchique dans

l'enceinte du bâtiment, récupérer tout le parquet d'une pièce qui avait été souillé par une

très grande quantité de fientes de pigeons, réhabiliter des caves qui étaient devenues

totalement insalubres etc.

« Habiter un squat c'est énormément d'investissement : on a besoin de gens

pour faire des travaux, car il y en a tout le temps à faire, il y a des fuites de

partout, des problèmes d'électricité etc. Il faut des gens volontaires »108

Les habitants passent beaucoup de temps à effectuer des travaux quotidiens, pour que le

lieu soit plus agréable à vivre mais également pour redonner vie au bâtiment. Je reviendrai

sur ce dernier élément en traitant la question des rapports de Jeudi Noir avec l’extérieur.

Le second élément propre à mettre en exergue le don tient dans la confiance qui

existe entre les militants. Alain Caillé explique que les rapports de confiance sont

essentiels pour que le don puisse exister. Il relate le dilemme du prisonnier pour nous en

convaincre : un prisonnier est sommé de raconter sa version des faits tandis que son

complice est dans la même situation. Il a le choix entre tenter de se disculper en blâmant

l’autre car il se dit qu’il fera pareil que lui, ou au contraire il croit en l’intégrité de son

complice et il parie sur cette confiance en ne révélant rien109. La confiance est un pari, une

prise de risque mais c’est cette confiance qui engendre un lien entre deux ou plusieurs

individus. Il semblerait que les militants soient d’autant plus soudés que chacun fait

confiance à l’autre pour porter le discours militant. Il n’y a pas de leader, mais certains

fondateurs demeurent la figure emblématique de Jeudi Noir tant ils se battent encore sur la

question du logement. En l’absence de leader déclaré, chacun peut être amené à représenter

Jeudi Noir à un moment ou un autre. A ce propos, Margaux, la porte-parole actuelle du

108Entretien Simon, annexe 11 109 A. CAILLE, Anthropologie du don, le tiers paradigme, 2000, Desclée de Brouwer, coll. « Sociologie

économique » Paris, 282 p.

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mouvement dit :

« Les fondateurs (…) m’ont toujours fait confiance, et quand je disais des bêtises

ils m’ont toujours soutenu. Moi qui milite dans beaucoup de milieux j’ai été

agréablement surprise à Jeudi Noir de cette volonté permanente de transmettre

et de laisser les gens faire leurs expériences et c’est un cadre hyper sécurisant

car tu sais que les gens sont derrière toi, te soutiennent et ça c’est assez rare

dans les milieux militants. (…) Les gens sont bienveillants avec toi »110.

En assumant ce rôle, Margaux donne beaucoup de son temps et de son énergie à s’occuper

du collectif. Mais ce don n’est pas venu sans avoir reçu une reconnaissance préalable

notamment par un groupe de filles de Jeudi noir :

« Un jour j’étais avec quelques filles à la Bonne Graine parmi les plus investies

et on a beaucoup discuté et on s’est dit qu’il fallait que les filles soient plus

représentées dans le collectif. De l’avis de toutes j’étais la plus capable de le

faire. C’était bizarre pour moi d’entendre ça. Il faut savoir qu’à ce moment là

j’avais vraiment des problèmes d’argent et elles se sont toutes cotisées pour

m’acheter un téléphone pour que je puisse être joignable et que l’on puisse

mettre mon numéro en bas des communiqués de presse. (…) Elles ont décrété

qu’il fallait que je le fasse. »

Les dons et contre-dons au sein de Jeudi Noir ont un impact important sur l’aspect

visible du collectif. Etant un collectif qui fonde principalement son action sur une forte

présence médiatique, il a recours à un certain nombre de symboles. Outre les actions

symboliques ponctuelles sur lesquelles je reviendrai, l’occupation de la Marquise est

actuellement le symbole le plus percutant. C’est pourquoi ceux qui donnent de leur énergie

à restaurer ce bâtiment enclenchent un second système de don : celui régissant les rapports

entre les « marquisards » et le monde extérieur.

110 Entretien Margaux, le 21.05, annexe 14

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§ 3. LE DON A L’ŒUVRE ENTRE LE COLLECTIF ET LE

MONDE EXTERIEUR : UN DON UTILE ?

Comme dit précédemment, les habitants consacrent beaucoup de temps à restaurer

le lieu qu’ils occupent afin de redonner vie à un bâtiment abandonné depuis de nombreuses

années. Cette nouvelle vie est tournée vers l’extérieur dans la mesure où les habitants

cherchent à en faire un lieu de plaisir et de rencontres. Bien entendu ce don n’est pas

désintéressé, il appelle à recevoir un contre-don : une reconnaissance de la légitimité de

l’occupation.

Ces restaurations permettent en effet un accueil du public, qui, à l'occasion de

Journées portes ouvertes peut visiter ce bâtiment classé monument historique. Il semblerait

que le voisinage par exemple soit ravi de pouvoir le visiter après tant d'années de

fermeture. Il leur était désagréable de voir un bâtiment d'une telle ampleur barricadé, laissé

à l'abandon. Ils se réjouissent donc que des personnes qui respectent les lieux leur en

permettent l'accès111. Ils ont également réhabilité les caves qui étaient impropres à l'usage,

afin de les transformer en lieu d'accueil du public. Car lors de ces journées portes ouvertes

ils y organisent des expositions artistiques, des spectacles ou encore des concerts pour

lesquels ils ont préféré réhabiliter les caves plutôt que d’exploiter la cour afin de ne pas

gêner les voisins. Cette réhabilitation des caves a entraîné un coût pour le collectif qui a

notamment dû louer un karcher pour y procéder.

Cet accueil du public illustre le paradigme du don entre Jeudi Noir et le monde

extérieur. Parce que les membres donnent de leur temps, de leur énergie, des explications

sur le bâtiment au public, ce dernier, en tant que receveur est satisfait. Il serait erroné de

dire qu'ils ne sont jamais exposés aux critiques d'un certain public qui désapprouve leur

action, mais celui-ci est devenu minoritaire. Ce don leur est rendu dès lors qu'actuellement

111 Eléments tirés de l’observation participante. Lors de journées portes ouvertes j’ai pu discuter avec des

voisins du quartier qui m’ont fait part de leur contentement. En en discutant avec une des habitantes, elle m’a confirmé que des gens les remerciaient de façon récurrente au cours de ces journées.

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aucune expulsion n'est envisagée. Les pouvoirs publics sont informés de ce qui se passe

dans l'enceinte du bâtiment grâce aux Renseignements Généraux notamment qui

surveillent et même appellent régulièrement des membres de Jeudi Noir. Ces agents sont à

même d'informer la préfecture du fait qu'il n'y a aucune pratique illégale (trafic ou prise de

drogues par exemple) et plus généralement pas de trouble à l'ordre public112. Très

récemment, le sous-préfet s'est rendu sur les lieux accompagnés de la tutrice de la

propriétaire et d'un groupe d'architectes des bâtiments de France. Outre la remarque

suivante du sous-préfet à la tutrice : « je suis content que ces jeunes gens nous accueillent

car ça permet aux architectes des bâtiments de France de voir pour la première fois ce

bâtiment classé », mention a été faite que les occupants ne risquaient pas d'expulsion

jusqu'à la rentrée scolaire113. Or le fait de pouvoir rester jusqu'à cette date faisait partie des

revendications de Jeudi Noir lorsqu'ils ont été déboutés par l'ordonnance de référé. En

effet, leur stratégie consistait à dire que puisque la plupart des occupants étaient des

étudiants il leur fallait au moins pouvoir rester jusqu'à la fin de l'année scolaire114.

Le fait pour le sous-préfet de faire droit à cette revendication après avoir inspecté les

lieux, constitue le retour obligé au don initial résultant de l'entretien des lieux par les

occupants. Il faut cependant mettre en balance ce contre-don avec l'utilité que les pouvoirs

publics retirent de cette occupation. Apparemment ce bâtiment n'est pas occupé depuis plus

de 40 ans sans pour autant être gardienné. Jeudi Noir n'est pas le premier groupe à avoir

pénétré les lieux. Par le passé, des individus s'y sont introduits pour y organiser des

évènements qui ont mal tourné. Et de façon générale ce bâtiment est connu pour être vide

et est l'objet de nombreuses convoitises. En l'occupant, Jeudi Noir a posé des serrures aux

portes et tiennent lieu de gardien du bâtiment. Ils sont donc utiles aussi bien à la Préfecture

qu'au voisinage et même à la propriétaire :

« On est dans un bâtiment qui est vide depuis 44 ans, même si les avocats de la

propriétaire prétendent le contraire, on a un certain nombre de sources qui l'indique:

112Entretien Christophe, le 12.04.10, annexe 12 113Entretien Margaux, le 21.05.10, annexe 14 114 www.jeudi-noir.org

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des impôts sur le revenu et la taxe foncière du bâtiment est adressé dans le 8e

arrondissement, l'immeuble est soumis à la taxe sur les logements vacants depuis un

certain temps. La mairie de Paris a, en 2001, fait des propositions pour financer la fin

des travaux pour rendre les bâtiments louables en échange d'une convention sur trois

des appartements, et ça ça a été refusé par la propriétaire. Donc le bâtiment était déjà

vide à l'époque. De même en 1994, un concert a été organisé par des « teuffeurs »

dans la Cour notamment et la police a été prévenue en raison du tapage nocturne; ça

a crée une petite émeute dans le quartier avec des vitrines brisées. On sait qu'il y a eu

une tentative de squat en 2006, les squatters ont été expulsés le lendemain. Il y a eu

des dégradations, on a retrouvé des convocations de Mme Cottin à propos de ces

dégradations. Donc c'est connu que le bâtiment est vide et attire un certain nombre de

personnes ce qui paradoxalement peut nous protéger nous de l'expulsion parce qu'on

est plus facile à vivre pour la préfecture que de le laisser vide à nouveau, or ce sera le

cas car aucun travaux ne peut commencer dans ce bâtiment sans permis de construire

donc ça nécessite une instruction par l'administration qui durera minimum un an »115.

En assumant ce rôle de gardien, les habitants sont utiles à la préfecture mais aussi à la

propriétaire. Cette dernière, par le biais de sa tutrice a évoqué l’éventualité de conclure

avec eux un bail d’occupation précaire, suite à sa visite des lieux.

Pour autant cette utilité sociale exclue-t-elle le paradigme du don? Jacques T.

Godbout nous montre que le système du don peut faire appel à l'esprit utilitariste. Il prend

l'exemple de ceux qui sont dans la position du receveur mais qui ont besoin de se sentir

utiles à la société pour vivre plus dignement. Ils ont besoin de rendre. C'est le cas des

handicapés qui sont constamment receveurs de soins, d’aides diverses et qui sont loin

d’être satisfaits de cette situation. Au contraire, et au delà de leur handicap, ils veulent

pouvoir être utiles à une entreprise116. Ici la situation est différente car les Jeudi Noir

donnent leur investissement dans le bâtiment et c'est la conséquence utile de ce don qui

115 Entretien Christophe, le 12.04, annexe n° 116 J. T. GODBOUT, « Don, solidarité et subsidiarité », Revue du MAUSS permanente, 8 mai 2009 [en

ligne]

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incite le retour sur celui-ci. Mais dans la mesure où aucune partie ne profite aux dépends

de l'autre, cette utilité ne devrait pas faire obstacle au paradigme du don. Il me semble en

effet que dans la relation de Jeudi Noir à l’extérieur, on dépasse la socialité primaire sans

pourtant entrer dans la sphère marchande : les valeurs des dons échangées ne peuvent se

calculer rationnellement et leur équivalence ne peut être recherchée117. La seule chose que

l’on peut relever c’est le sentiment de satisfaction que chaque acteur ressent.

Mais le don ne régit pas entièrement le mode d’action de Jeudi Noir. Ainsi, pour

analyser la structure du collectif il convient de se détacher du paradigme du don pour faire

entrer un second paramètre : les règles hérités des mouvements de lutte pour le droit au

logement, transformées et adaptées à la logique désobéissante de Jeudi Noir. Cette

désobéissance a un impact éminemment important sur sa structure : il faut acquérir une

légitimité.

SECTION II : JEUDI NOIR EN QUETE DE LEGITIMITE POLITIQUE A TRAVERS UN REPERTOIRE D’ACTION AJUSTE

Le point fondamental à développer ici est de montrer que le militantisme de

Jeudi Noir s’inscrit dans un système de disposition durable propre au domaine militant.

C’est-à-dire que leurs pratiques ne se sont pas créées spontanément mais résultent de

l’acquisition d’un héritage normatif118. L’hypothèse soulevée est donc qu’il y a un habitus

(selon la formule de Pierre Bourdieu) du militantisme politique qui est généralement lié à

une quête de légitimité.

Pour Jeudi Noir, cette quête de légitimité s’exerce principalement à travers les

médias qui en font aujourd’hui un symbole de la lutte du mal logement des jeunes. Pour 117 J. T. GODBOUT, L’esprit du don, 1992, La découverte, coll. Textes à l’appui/ Série anthropologique,

Paris, 344 p. 118 E. LEROY, Le jeu des lois. Une anthropologie dynamique du droit, 2000, LGDJ/ Montchrétien, coll.

Droit et société, Paris, 415 p.

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comprendre comment ils ont réussi à attirer l’œil des journalistes, il me faut revenir sur

l’historique de Jeudi Noir et mettre en exergue ses influences (§1). Je m’attarderai ensuite

sur la naissance de la désobéissance par le biais de la réquisition citoyenne comme mode

d’action privilégié (§2) ; ces réquisitions engendre une façon Jeudi Noir de squatter : entrer

le plus possible en interaction avec l’opinion publique et les pouvoirs publics (§3).

§ 1. CREATION DE JEUDI NOIR SUR DES FONDATIONS DEJA SOLIDES

D'un point de vue historique, Jeudi Noir est héritier d'une façon de lutter issue de

celle du DAL, ou encore de Génération précaire. Mais les deux sont intimement liés dans

la mesure où dans tous les cas il s'agit de sortir de la marginalisation pour entrer dans le jeu

politique, afin d'acquérir une légitimité politique.

Le collectif Jeudi Noir est né du collectif Génération Précaire. Tous deux se sont

forgés sur une inégalité directement vécue. Génération Précaire s’est invité à une

manifestation organisée par les syndicats qui protestaient contre leurs conditions de travail.

Comme après avec Jeudi Noir cette technique permet de rendre visible ce qui ne l'était pas

: de jeunes diplômés utilisés comme « une armée de réserve où les entreprises, sous

couvert de formation professionnelle, trouvent à puiser une main d'œuvre gratuite ou sous

payée »119. Les syndicats permettent la mise en œuvre de la démocratie non seulement

représentative mais également participative. Mais quand une corporation ne dispose pas de

syndicat, elle n'existe pas politiquement. C'est ainsi que les stagiaires ne pouvaient

intervenir eux-mêmes dans le débat politique pour faire évoluer leur statut. Ils se sont

invités à cette manifestation avec des banderoles disant « et les stagiaires? » dans le but de

la bousculer pour faire entrer les stagiaires dans le débat. Il y a eu une réaction immédiate,

en deux mois les membres120 de Génération Précaire étaient partis à la rédaction d'une loi

119S. PORTE, C. CAVALIE, Happenings, luttes festives et actions directes, Un nouvel art de militer,

Éditions alternatives, 2009, Paris, p. 92 120Comme pour Jeudi Noir, l'expression « membre » n'est utilisée que par commodité de langage

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sur le statut des stagiaires121.

De la même façon, cette fois en tant que Jeudi Noir, ils cherchent à s'imposer

rapidement dans le débat sur l’accès au logement. Leur premier « happening » a eu lieu le

27 octobre 2006. Il a consisté à s'inviter à la visite d'un appartement de 18 m² pour 850

euros, c'est à dire particulièrement difficile d'accès pour les jeunes alors même qu'il leur est

destiné. Ils y sont allés avec des confettis, des bouteilles de « mousseux » et ont ainsi

improvisé une « crémaillère surprise ». Ils ont eux-mêmes filmé cet événement qu'ils ont

ensuite envoyé sur internet, notamment au réseau de journalistes qu’ils s’étaient constitués

grâce à Génération Précaire. Lors du rendez-vous suivant, il y avait plus de journalistes que

de militants : le collectif Jeudi Noir pour le droit au logement des jeunes était lancés. Pour

élargir quelque peu leur champ d'action, ils se sont dotés d'un symbole : Disco King122.

Déguisé en chanteur disco il les a accompagnés lors d'autres happenings : ceux qui

consistaient à envahir les agences immobilières vendeuses de listes d'appartements dont la

pratique avait déjà été dénoncés par les médias.

On peut donc dire, avec Charles Tilly, que leur répertoire d'action collective était

d'abord constitué de ces actions spectaculaires et festives. Selon lui, le répertoire d'action

collective consiste en « une série limité de routines qui sont apprises, partagées et

exécutées à travers un processus de choix relativement délibéré »123. Du point de vue du

droit, ce répertoire ressemble à des normes spontanément créées entre les acteurs. Il fallait

communiquer aux nouveaux arrivants cet aspect impérativement non violent ni agressif de

l'action. C'est une condition impérative pour lutter aux cotés de Jeudi Noir. Seule l'action

spectaculaire est recevable selon eux, car ils cherchent à entrer dans le débat politique : il

faut donc se faire remarquer tout en essayant d'acquérir une légitimité. En effet, ces actions

ne sont qu'une vitrine pour attirer les médias, mais ensuite ils veulent entrer en discussion

avec les politiques. Ils en ont la capacité dans la mesure où ils passent la plupart de leur

temps à s'informer sur les dispositions législatives et politiques qui concernent le droit au 121VAILLY, Delphine, MARRANT, Alexis, Les nouveaux contestataires, film documentaire 122 Cf annexe 6 123TILLY, Charles, « contentious repertories in Great Britain, 1758-1834 », in Traugott, Mark (ed.),

Repertoires and cycles of collective actions, Durham and London, Duke University Press, 1995, p. 26

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logement afin de pouvoir formuler des propositions concrètes. De même, ils sont ainsi

capables de préparer des communiqués de presses performants124.

L’action spectaculaire comme mode d'action dans le domaine du mal logement n'est

pas un phénomène nouveau. Jeudi Noir hérite notamment du militantisme de Georges

Cochon (au XIXe siècle) reposant sur des occupations de lieux impromptus: installation de

campements au jardin des Tuileries, mais aussi sur les lieux de l'exposition Universelle en

1900125. Le principe était déjà le même : rendre visible un phénomène de précarité sociale

en ayant recours à la non violence, mais en attirant le regard des médias et ainsi de

l'opinion publique. Dans ce cas comme dans celui de Jeudi Noir, l'action violente les

esprits et donc il faut un contre-point humoristique afin de ne pas se faire passer pour des

délinquants ou des anarchistes.

Ainsi, le fait de militer en ayant recours au spectaculaire résulte d’un habitus du

domaine militant car les acteurs trouvent normal d’agir ainsi alors même que c’est leur

culture militante qui le leur a transmis.

§ 2. EMERGENCE DES ACTIONS DESOBEISSANTES : LES

REQUISITIONS CITOYENNES.

Par la suite, les militants ont ressenti le besoin d'apporter une réponse directe aux

problèmes du mal-logement des jeunes. En fin 2006 après les actions spectaculaires, la

réquisition citoyenne s'enclenche avec le Ministère de la crise du logement. Ici, il s'agit de

frapper plus fort les esprits et les pouvoirs publics en ayant recours à la désobéissance

civile.

Jeudi Noir s’allie à l'association Macaq qui a une certaine connaissance de

l'occupation de bâtiments vides pour l'avoir elle même pratiquée. Ça faisait déjà quelques

années qu'ils en occupaient pour y loger des artistes jeunes et moins jeunes. C'est sous leur 124VAILLY, Delphine, MARRANT, Alexis, Les nouveaux contestataires, Op. cit. 125DOIDY, Eric, « Le logement décent et l'épreuve de la réquisition », Op. cit. p. 81.

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influence que Jeudi Noir a décidé de réquisitionner des logements vacants. Lorsque les

fondateurs se sont rendus sur un des squats de Macaq, ils ont été frappés par le fait que les

squatters étaient des « gens normaux »126. Il n'en fallut pas plus les convaincre : « la

réquisition citoyenne » était lancée. A cet égard on peut considérer ici qu’il s’agit plutôt

d’une norme issue d’un modèle de conduite et de comportement car il y a une reproduction

du comportement de Macaq que Jeudi Noir reconnaît comme légitime.

Ils ont donc ouvert ensemble un bâtiment particulièrement symbolique: une banque

située face à la Bourse de Paris, rue de la Banque dans le 2e arrondissement. Ils se sont de

plus associés à un symbole de la lutte pour le droit au logement : l'association Droit Au

Logement (DAL). Cette association avait elle même orchestré une réquisition publique et

politique d'un bâtiment situé rue du Dragon, le 18 décembre 1994, pendant la campagne

présidentielle de 1995. A l'époque, ils avaient reçu le soutien de personnalités importantes

telles qu'Albert Jacquart et surtout l'Abbé Pierre. Il faut rappeler que la consécration du

droit à un logement décent date de 1995… Coïncidence ? La réquisition du bâtiment de la

rue de la Banque avait les mêmes motivations : ils ont profité de l'ouverture des campagnes

présidentielles afin de créer le débat sur la question du droit au logement :

« L’idée de la réquisition de la rue de la Banque était complètement liée aux

présidentielles (…) elle avait vocation à ouvrir le débat du logement pour les

présidentielles. C'était le moment pour Jeudi Noir de passer à une étape

supérieure c'est-à-dire qu'en invitant les représentants des partis politiques, on

gagnait ipso facto une place sur l'échiquier politique, même si on ne revendique

aucune appartenance, peu importe, ça devenait le lieu du débat sur la question

du logement. Et ça a bien marché, on les a tous eu (sauf à droite) et on avait

toutes les télés et on parlait vraiment du problème du logement alors que ce

n'est généralement jamais abordé en campagne. Ça a bien amorcé la

politisation et je dirais la montée en puissance de Jeudi Noir. Et puis c'était

intéressant le recoupement avec Macaq et le DAL, de ne pas se cantonner aux

126Leila dans Les nouveaux contestataires, Op. cit.

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galères des jeunes et d'élargir ainsi l'argumentation »127.

Comme nous l’avons vu, le ministère de la crise conjugué à l'action du collectif « les

enfants de Don quichotte » dont le mode d'action a consisté à placer des multitudes de

tentes pour y loger les sans-abris le long du canal Saint Martin (10e arrondissement de

Paris) a eu un effet particulièrement créateur de droit. Il en a suivi le vote de la loi DALO.

Dès lors, la réquisition de logement vacant devient le mode d'action privilégié de

Jeudi Noir : les « bâtiments Jeudi Noir » sont des squats politiques et non de convenance.

Ce qui caractérise principalement le collectif Jeudi Noir c'est que les militants sont acteurs

du mouvement. En effet, contrairement aux associations qui représentent les intérêts d'une

population donnée, le collectif est constitué de cette population. Cécile Péchu nomme ce

phénomène « l'illégalisme sectoriel » car l'action est directement liée à l'enjeu de la

revendication et se limite à celui-ci :

« Le squat en tant qu'occupation volontaire et publique d'un bâtiment, en vue

de son utilisation à des fins d'habitation présente une spécificité comme mode

d'action. Il constitue, en même temps qu'un outil de revendication une réponse

à la demande qu'il porte : il s'agit de prendre le toit que l'on revendique »128.

Cet illégalisme sectoriel surpasse la logique participative de l'activisme du DAL. Si celui-

ci revendique l'absence d'une situation dans laquelle un groupe de « professionnels » se fait

le porte-parole des mal-logés en associant ces mal-logés à l'action129, Jeudi Noir agit

directement pour lui-même. En ce sens, ils apparaissent novateurs.

En conséquence, Jeudi Noir réunit tout un ensemble de normes construites

spontanément au cours de l'évolution de l'action militante. Spontanément certes, mais

127Entretien Alix 128PECHU, Cécile, Droit au logement, genèse et sociologie d'une mobilisation, 2006, Dalloz- Nouvelle

bibliothèque de thèse, science politique, Paris, p. 361 129DOIDY, Eric, « Le logement décent et l'épreuve de la réquisition » in Sociologie des mouvements

précaires, espaces mobilisés et répertoires d'action, Op. cit., p. 91

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issues d’une culture du militantisme. D'un coté ils sont les héritiers du DAL pour ce qui est

des occupations politiques. D'un autre coté ils héritent de Macaq pour l'occupation du

bâtiment par des « gens normaux ». Jeudi Noir veut incarner le déclassement des classes

moyennes, montrer ainsi qu'il s'agit de « monsieur ou madame tout le monde ». D’un point

de vue anthropologique du droit, ces systèmes de disposition durables et modèles de

comportement génèrent une juridicité dans la mesure où ces normes organisent le quotidien

de leur vie militante.

§ 3. LE SQUAT A LA MANIERE DE JEUDI NOIR : INCARNATION

D’UN SYMBOLE

Jeudi Noir symbolise le mal logement des jeunes pourtant actifs et normalement

insérés dans la société. En ce sens, il se différencie de beaucoup de groupes de squatters.

La plupart des squats sont cachés, ils ne cherchent pas à se médiatiser car ils ne cherchent

pas à interpeller les politiques. Plus particulièrement, certains squats choisissent la

marginalisation car ils rejettent la société de façon globale. Au contraire ce groupe décide

de montrer que si des jeunes vivent en squat ce n’est pas pour se marginaliser de façon

délibérée, mais qu’ils n’ont pas le choix. Il s’agit d’une dichotomie un peu facile car il y a

de nombreuses façons de concevoir le squat qui appellent à être nuancées. Je ne cherche

pas à être exhaustive sur cette question, mais juste à montrer qu’il y a deux grandes

tendances politiques dans l’univers du squat qui se sont surtout précisées dans les années

1980.

En effet, au début des années 1980, il y a eu un fort mouvement de « squattage »

qui s'appuie sur l'importation de modèles hollandais et allemands de mouvements sociaux.

Il est double : on distingue le squat des « anarcho-autonomes » de celui des « occupants-

rénovateurs ». Le mouvement des anarcho-autonomes s’est notamment incarné dans

l’occupation d’un immeuble du 20e arrondissement de Paris. Il développait une idéologie

marquée par le refus du système, et prônait une mise en œuvre de pratiques alternatives.

Au contraire le second s’est illustré dans un immeuble du 19e arrondissement, et a une

volonté d'obtenir une couverture médiatique favorable et de mettre en avant un discours

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revendicatif130.

Etant donné les démarches créatrices de droit des désobéissants civiques comme

nous l'avons décrite en première partie, le collectif Jeudi Noir se rapproche de la stratégie

des occupants-rénovateurs, c'est pourquoi nous nous y attarderons davantage. Voici ce que

dit Simon à propos de Jeudi Noir :

« Ce qu'on dit c'est qu'on n'est pas un squat de « punks à chiens ». Dans le

milieu du squat (car il y en a un, notamment institutionnalisé par

« l'intersquat ») on nous appelle les « étudiants taffioles ». On nous appelle

comme ça car on est accusé de ne pas faire vraiment du squat car on n'est pas

dirigés contre l'État mais au contraire, on travaille dans sa direction. Nous ne

sommes pas des anarchistes, nous ne nous revendiquons pas contre l'État ».

Ces occupants-rénovateurs déclaraient en effet que leur stratégie était « [de faire] une

utilisation maximale des moyens juridiques afin de stabiliser au mieux les occupations de

maison, (…) [et de faire] campagne vis à vis des médias traditionnels afin de faire passer

une autre image des squats que celle couramment répandue (dope, zone, meurtre...), pour

éviter par voie de presse la légitimation d'éventuelles expulsions »131. En outre, les

immeubles sont choisis en fonction de leur propriétaire: soit ils appartiennent à la ville de

Paris, soit à des organismes HLM et sont destinés à la démolition, soit à des propriétaires

privés qui spéculent dessus et les laissent à l'abandon132. Enfin, une place importante est

tenue par la vie associative au sein des squats. Cette présence associative a notamment une

visée médiatique: elle permet de mettre en avant une image respectable de leur occupation

des « squats propres et agréables ». Le travail sur les médias ne s'arrêtait pas là. Ils ont

commencé à organiser des actions spectaculaires destinées à être relayées par les médias

souvent en riposte aux expulsions et tentatives d'expulsion. Ils ont occupé ponctuellement

130PECHU, Cécile, Droit au logement, genèse et sociologie d'une mobilisation, 2006, Dalloz / Nouvelle

bibliothèque de thèse, science politique, Paris, p. 428. 131Ainsi squattent-ils. Journal issu de la lutte des maisons occupées du 19e arrondissement, n°1, octobre

1983 p.1 cité par Cécile Péchu 132Squatters : les « occupants-rénovateurs » du 19e à Paris, n°4, 1982, cité par Cécile Péchu

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divers bâtiments publics (mairie de Paris, salle des référés du tribunal d'instance...) ainsi

que des bâtiments privés telles que des agences immobilières. Ils ont même organisé des

happenings médiatiques tels que l'escalade de l'Arc de Triomphe à la fin de l'année

1983133. Ils ont obtenu des soutiens politiques, notamment des verts de la mairie du 19e

arrondissement.

Ces stratégies rappellent beaucoup celles de Jeudi Noir. Si eux ne recourent pas aux

techniques dilatoires pour repousser l'échéance de la décision d'expulsion à l'instar des

occupants-rénovateurs, ils ont eux aussi des moyens juridiques à mettre en œuvre pour

stabiliser l'occupation du bâtiment. Ils sont de deux sortes : lorsqu'ils ouvrent un bâtiment,

ils observent une période dite « de sous-marin » avant de revendiquer publiquement leur

occupation. Durant cette période, ils vont faire un état des lieux des espaces habitables et

s'ils sont plus nombreux que le nombre d'habitants ils vont alors lancer un recrutement :

« A la Bonne Graine il fallait qu'il y ait une masse suffisante [de personnes] pour que

le bâtiment puisse être tenable juridiquement, ça, ça a été fait pendant la période de

sous-marin car dès que l'on a été découvert l'huissier est arrivé deux jours après.

Mais lorsqu'il a consigné les noms dans le procès verbal il n'y avait qu'une vingtaine

de personnes. On a donc accueilli d'autres personnes parce qu'évidemment il est

totalement inconcevable qu'il y ait des places non utilisées. Maintenant on fait

attention aussi à avoir un habitat décent. Même juridiquement c'est important. Donc

on ne va pas entasser les gens sous prétexte que ça fait trois personnes de moins à la

rue. Ça peut paraître paradoxal mais déjà juridiquement en squat la sur-occupation

peut être une cause d'expulsion : ça augmente l'insalubrité immédiatement, au niveau

du péril et des évacuations des pompiers en cas d'incendies, c'est une chose à laquelle

la préfecture est extrêmement attentive »134

Ce faisant ils se réfèrent consciemment ou non à la procédure de réquisition organisée par

l'État. Le Conseil d'État tire de l'article L. 641-4 du Code de construction et de l'habitation

133Ainsi squattent-ils. Op. cit., p. 2 134Entretien Christophe, annexe 12

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une jurisprudence constante depuis 1959 qui dispose que le représentant de l'État est tenu

de mettre fin au bénéfice de l'attribution de logement lorsque le logement est

insuffisamment occupé (CE 15 juillet 1959). Il en va de même de la question de la

salubrité : nombre de ces militants ont une formation d'architectes (c'est le cas de

Christophe) et connaissent bien les dispositions permettant à l'administration de prendre

des arrêtés de péril justifiant les expulsions. En l'occurrence, la sur-occupation est

précisément définie par le Code de la sécurité sociale en son article D. 542-14 : la surface

habitable est de 16 m² pour un couple, augmentée de 9 m² par personne. D'autre part, ils

tentent de prouver qu'ils habitent les lieux depuis plusieurs jours :

« Dès qu'on arrive sur les lieux, la première chose que l'on fait c'est mettre des

matelas, des draps, des vêtements suspendus sur des cordes à linges. On range des

livres et DVD sur les étagères s'il y en a, on s'envoie du courrier... Tout pour pouvoir

montrer à l'huissier que l'on habite ici depuis un moment et qu’ils ne peuvent plus

nous expulser. Parce qu'après un délai entre deux jours et une semaine, ils ne peuvent

plus légalement nous expulser comme ça »135.

Effectivement il ressort d’un usage que passé le délit de flagrance qui varie entre 48 heures

et cinq jours, la préfecture de police ne peut procéder à l'expulsion sans un jugement

ordonnant d'y procéder. De fait cette stratégie n'est pas infaillible car malgré son recours

systématique, les habitants Jeudi Noir ont plusieurs fois été expulsés. C'était le cas du

bâtiment du boulevard Montparnasse ou encore de celui de la rue de la Faisanderie. Dans

cette éventualité, cette technique se retourne contre eux car ils perdent beaucoup de leurs

affaires personnelles au cours de l'expulsion. En principe les biens des habitants sont

répertoriés dans un procès verbal puis consigné avant de leur être rendus. En réalité aucun

contrôle de l'action des policiers n'est effectué, tout vol est donc possible.

Corrélativement, ils organisent leur insolvabilité pendant la durée de l'occupation

sans frauder pour autant. En fait ils se prémunissent contre les voies d'exécutions qui

pourraient être mises en œuvre contre eux. Il peut arriver que le propriétaire qui a obtenu 135Entretien Lila, non reproduit

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un jugement ordonnant l'expulsion procède à des saisie-attributions en vertu de la loi du 9

juillet 1991. Cette saisie s'exerce sur le compte bancaire du débiteur qui s'en retrouve

immédiatement dépossédé. Mais il y une limite à la saisissabilité des sommes d'argent qui

ressort du décret du 11 septembre 2002. Il dispose que la saisie ne peut s'exercer sur une

somme en deçà de celle correspondant au revenu minimum d'insertion (ou au revenu de

solidarité active aujourd'hui). Ainsi, s'il n'y a que l'équivalent de cette somme sur le

compte, cette somme sera insaisissable. C'est bien souvent le cas des étudiants qui

disposent rarement de plus que cette somme sur leur compte. D'où la préférence pour les

étudiants au moment du recrutement des habitants :

« On écoute les gens pour savoir dans quelle situation ils sont au niveau de la

précarité. Puis on vérifie qu'ils soient insolvables parce qu'il y a des risques

judiciaires importants notamment des risques de saisies alors qu'il faut pouvoir

être sur la procédure »136

Mais lorsque ça fonctionne, comme c'est le cas à la Marquise, alors ils se créent eux-

mêmes une situation juridique de fait en utilisant les dispositions législatives en vigueur.

Pour ce qui est de l'utilisation des médias « afin de faire passer une autre image des

squats que celle couramment répandue » à l'instar des occupants-rénovateurs, elle est

omniprésente avec les Jeudi Noir. Le but est en effet de montrer que ces jeunes squatters

ne sont pas des délinquants, et qu'ils par ailleurs insérés dans la société. Il s'agit à nouveau

d'une stratégie de positionnement politique. C’est même une règle implicite du collectif :

« On prend des gens spécifiques par exemple on ne prend pas trop des gens qui

ont des problèmes sociaux et mentaux et les SDF on ne sait pas s'en occuper

parce qu'on n'est pas des travailleurs sociaux. Pareil on évite les gens qui

prennent de la cocaïne, ou des drogues en général, car par exemple à Rio il y en

avait et on a eu des problèmes d'agressions et on n'a pas envie que ça se

reproduise. Donc en fait on veut éviter les déviants, les gens qui sont 136Entretien Christophe, annexe 12

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désocialisés. On prend des gens qui sont étudiants ou qui ont un travail parce

qu'habiter un squat c'est énormément d'investissement : on a besoin de gens

pour faire des travaux, car il y en a tout le temps à faire, il y a des fuites de

partout, des problèmes d'électricité etc. Il faut des gens volontaires. Ensuite il

faut de l'argent, un minimum, on demande 100 euros par mois à chaque

habitant en général parce qu'il faut payer l'avocat, et aussi on met de coté pour

payer les charges. On ne peut donc avoir des gens qui sont anti ou hors du

système sinon ils mettent le bâtiment en danger »137.

Le fait qu'il s'agisse de jeunes socialisés, qui, outre la question du logement sont

normalement insérés dans la société est censé interpeller d'autant plus l'opinion publique et

à fortiori les politiques:

« Voir l'équivalent de ton fils ou de ta fille gueuler en disant qu'il n'arrive pas à

se loger c'est dérangeant et même choquant. Même si c'est fait de manière non

violente, il reste que c'est ça pour moi le propos le plus violent qu'on jamais

fait. Et c'est pour ça que ça fait du bruit, on arrive à parler de quelque chose

d'intolérable. C'est intolérable qu'aujourd'hui dans cette société on soit banni

parce qu’on n’a pas assez d'argent pour pouvoir se loger. Et comme ça touche

toute la société, et même s'il a des choses plus violentes que ça, avoir un chez-

soi c'est un peu la base de tout individu »138.

Il faut donc de faire en sorte que chacun puisse s'identifier aux difficultés rencontrées par

ces jeunes, qui ne sont plus seulement le lot des « prolétaires » et « enfants d'ouvriers »,

mais bien de tout jeune dont les parents n'ont pas la capacité financière de payer un loyer à

leurs enfants. Cette problématique est particulièrement accentuée pour les étudiants de

province venus étudier à Paris. Il est bien connu que les cités universitaires ne disposent

pas d'assez de place pour les accueillir tous. Pourtant il y en a qui sont obligés de

poursuivre leurs études à Paris. C'est le cas de Solène, habitante de la Marquise: elle est

137Entretien Simon, annexe 11 138Entretien Alix, annexe 13

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pianiste et inscrite au conservatoire de Paris. Jusqu'à une période récente, elle pouvait

continuer de vivre à Nantes et faire de temps à autres des allers-retours pour assister à

certains de ses cours. Mais cette année, il lui fallait impérativement venir plus souvent sous

peine d'être renvoyée de la formation. Par ailleurs celle-ci est boursière, mais le montant de

cette bourse a été réduit à 1000 euros par an, comment louer un appartement avec si peu?

Apparemment le squat était sa seule solution.

Enfin, de la même façon que les occupants-rénovateurs qui ne choisissaient

d'occuper que des bâtiments publics ou appartenant à des organismes HLM, Jeudi Noir ne

choisit pas les bâtiments au hasard. Soit ils le font en considération d'une certaine éthique,

soit en considération de leurs revendications. Il est très rare qu'ils occupent le bâtiment d'un

particulier. En général, ils réquisitionnent des locaux de bureaux (cas des bâtiments de la

rue de la Banque, de Montparnasse et de la Faisanderie par exemple), ou des logements

accessoires aux locaux professionnels notamment publics (cas de la Bonne Graine), ou

encore un bâtiment public destiné à loger des étudiants (cas de la rue de la Harpe). Seul le

bâtiment de la Marquise appartient à un particulier. Mais là il s'agit de dénoncer un cas

spécifique : montrer en particulier qu'il existe en plein cœur de Paris des bâtiments vacants

depuis plusieurs décennies; et mettre l'accent en général sur le scandale de la spéculation

immobilière qui permet à des propriétaires très riches, notamment des banques et des

assurances de laisser leur appartement « en friche » le temps qu'il prenne de la plus-value

plutôt que de le mettre en location et de devoir ainsi payer des travaux de réhabilitation139.

Lorsqu'ils ont décidé de réquisitionner le bâtiment de la rue de la Harpe il y avait

une coïncidence parfaite avec leurs revendications. Un bâtiment du C.R.O.U.S laissé à

l'abandon « avec tous ces jeunes qui galèrent pour avoir une place en cité universitaire?

Proprement scandaleux! » ont dit les Jeudi Noir. C'était une belle occasion pour dénoncer

le manque de résidences étudiantes et le manque de volonté politique en la matière. A la

suite de leur occupation, qui a débuté en janvier 2009, des discussions ont immédiatement

été ouvertes avec la ministre de l'éducation. Visiblement aucun projet de travaux n'avait été

lancé car aucun permis de construire n'avait été déposé. Leur occupation a précipité la 139JEUDI NOIR, Le petit livre noir du logement, Paris, La Découverte, 2009, p. 93

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réhabilitation du bâtiment car finalement une demande de permis de construire a été

déposée en juillet, et les travaux étaient censés débuter en octobre. C'est donc d'eux-mêmes

qu'ils ont décidé de partir fin juillet 2009, évitant ainsi un procès. Mais en réalité, j'ai pu

constater moi même que les travaux n'ont toujours pas commencés (ils ont seulement muré

les fenêtres), plus de six mois après la date prévue. Néanmoins, grâce à leur stratégie

d'occupation et leur couverture médiatique, ils ont réussi à forcer la main des politiques.

A l'inverse, ils ont occupé à partir de la fin Août 2009 un bâtiment accessoire de La

Poste sans savoir que celui-ci venait d'être racheté. Ils ont très vite appris que ce bâtiment

allait être transformé en foyer de travailleurs migrants par l'ADOMA (ancienne

SONACOTRA), ils ont donc décidé de ne pas rester.

« Dès qu'on a été découverts on savait qu'on n'était là que pour trois mois car il

y avait un projet véritablement engagé: un foyer de travailleurs migrants. (…)

Évidemment ce type de projet est totalement important pour nous. Il était donc

important de dire aux nouveaux arrivants qu'on ne dépasserait pas la date du 15

novembre. (…) On est dans une démarche médiatique et politique et on

considère que les étudiants n'ont aucune priorité par rapport à qui que ce soit

d'autres notamment les travailleurs migrants. (…) Également, on prête attention

à la destination de l'immeuble : si les travaux au passage de la Bonne Graine

étaient destinés à créer un immeuble de bureaux on serait restés : il y a une

volonté qui est celle du logement ».

Ainsi, ils disposent de règles relatives à une éthique qu'ils se sont eux-mêmes forgée. Cette

décision est venue spontanément sans qu'ils aient eu besoin d'en débattre140. Les travaux

devaient commencer le 15 novembre, fin octobre ils avaient quitté les lieux pour occuper le

bâtiment actuel.

On en déduit que Jeudi Noir dispose d’un ensemble de règles relatives à leur mode

d’action mais aussi à leur mode de vie. Ces règles, si elles peuvent parfois s’appuyer sur le 140Discussion informelle avec Lila, dans le cadre de l'observation participante.

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droit étatique, elles forment un ensemble cohérent distinct du droit positif. Entre ces règles

et celles qui procèdent du don, peut on conclure à l’existence d’une charte Jeudi Noir ?

SECTION III : LES NORMES ENDOGENES FONDAMENTALES DE JEUDI NOIR

§ 1. UNE STRUCTURE LIBRE ET IMMANENTE

Le collectif Jeudi Noir, comme tous les collectifs, répond à une logique qui lui est

propre. Aucun collectif ne peut ressembler à un autre car c’est le motif de la lutte qui est

fédérateur du groupe. Il varie donc en fonction de la cause et des acteurs concernés. Il est

volontairement dénués de structure formelle et à fortiori de statut juridique : en principe

aucun des membres ne doit se sentir contraint par le collectif.

« Au-delà du combat sur le mal logement qui est l’essence de Jeudi Noir, [ce

qui est fondamental] c’est de toujours fonctionner sur le mode collectif et

collégial où on se fait confiance les uns aux autres et où on recherche une

certaine efficacité »141

Une association est règlementée par la loi du 1er juillet 1901 et reçoit une sanction

du droit positif. Celui-ci peut contrôler son action dans la mesure où elle requiert un certain

nombre d’actes écrits solennels indispensables à son existence. Elle doit notamment

disposer, à la manière d’une entreprise, de statuts permettant d’identifier les fondateurs de

cette association. Elle doit donc se doter d’un président, d’un secrétaire et d’un trésorier.

Leur présence implique une structure pyramidale avec le président au sommet, le secrétaire

et le trésorier juste en dessous, puis viennent ensuite les autres membres. En outre,

l’association doit disposer d’un objet social qui doit être licite et conforme aux bonnes

mœurs. On se réfère notamment à l’article 6 du code civil qui dispose que « on ne peut 141 Entretien Margaux

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déroger, par conventions particulières, aux lois qui intéresse l’ordre public et les bonne

mœurs ».

Cet objet social doit être précisément déterminé car outre le fait que les pouvoirs

publics y exercent leur contrôle, il sert de fondement à la charte associative. Cette dernière

tient lieu de loi entre les membres de l’association. Ces membres sont en l’espèce des

« adhérents » car ils paient un droit d’adhésion pour se soumettre au pacte associatif. Ainsi,

l’association créé un nouvel espace normatif, mais dans la seule mesure d’un contrat qui

créé un rapport normatif distinct de la loi étatique. Le contrat est in fine contrôlé par le

droit de l’Etat puisque c’est lui-même qui lui concède un espace de liberté qu’il peut tout

aussi bien reprendre s’il estime qu’il n’est pas conforme à ses prescriptions. On pourrait

même estimer que le contrôle de l’Etat sur les associations est d’autant plus accentuée que

généralement il leur accorde des subventions. La contrepartie évidente de ces subventions

est un droit regard sur ses activités.

Le collectif Jeudi Noir se présente à l’inverse. Il n’a aucune existence juridique

étatique et en ce sens, il ne requiert aucun écrit solennel. C’est un groupe de personnes qui

se créer spontanément dans l’action. Pour autant, les créateurs d’un tel mouvement refusent

catégoriquement de se voir accorder une prépondérance. De fait ils ont pu être la

dynamique du collectif, de part leurs idées, leur force de proposition juridique et politique

et leur implication, mais ils n’ont jamais dépassé le statut de porte-parole ou d’emblème

médiatique. Aujourd’hui la plupart de ces fondateurs n’ont plus de problèmes de logement

et font de la « politique étatique » en ce sens qu’ils ont rejoint des partis politiques ou des

instruments de politique publique. Et c’est tout naturellement que d’autres endossent ce

rôle à leur suite, et cela ne les empêche pas de continuer de militer au sein du collectif. Le

principe fondamental est que chacun puisse militer à sa mesure c’est-à-dire en fonction de

l’investissement qu’il peut apporter à un certain moment, en fonction des circonstances.

Nul doute en cette occurrence que le collectif fonctionne sur un mode horizontal, dans

lequel chacun est libre d’en porter le discours.

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Par ailleurs, si les membres ne créent pas de trouble à l‘ordre public, le droit

étatique n’a aucun contrôle sur l’activité du collectif. Bien-sûr on ne peut nier le contrôle

de fait exercé par les Renseignement Généraux dès lors que le collectif se livre à des

actions désobéissantes comme le fait Jeudi Noir. Mais ce contrôle n’a d’incidence que sur

une juridicité de fait : leur maintien ou non dans un bâtiment occupé sans titre juridique.

Ainsi, le collectif ne dispose d’aucun acte écrit sur lequel l’Etat serait susceptible

d’exercer son contrôle. Néanmoins, malgré cette structure fortement libertaire, j’ai pu

observer la présence d’une charte coutumière dans la mesure où elle réunie un ensemble de

règles implicites et explicites mais qui ne sont jamais cristallisées par l’écrit.

§ 2. PRESENCE D’UNE CHARTE TACITE

Cette charte concerne principalement (mais pas uniquement) les habitants car le fait

d’incarner le symbole principal de Jeudi Noir implique une certaine responsabilité. Voici

les principes fondamentaux de Jeudi Noir142 :

Les habitants doivent comprendre qu'ils occupent un bâtiment de façon illégale et

en assumer la responsabilité. Le collectif n'ayant pas la personnalité morale, en cas de

procès les habitants sont assignés en leur nom propre. Et lorsqu’ils n’étaient pas présent le

jour ou l’huissier a dressé le procès verbal, ils doivent intervenir volontairement à la

procédure, afin notamment d’éviter que seulement cinq personnes soient répertoriées pour

une trentaine d’habitations. Exceptionnellement, certaines personnes n’y sont pas tenues,

lorsque le risque de saisie-attribution à leur égard est trop important : il s’agit des salariés.

Accepter qu'ils sont dans un squat politique et non de convenance et donc être prêts

à répondre aux questions des journalistes, leur faire visiter le cas échéant leurs habitations.

De même, ils ne doivent afficher aucune tendance politique. Même s'ils ont rejoint un parti

politique, ils ne doivent pas en faire état dans le cadre de la médiatisation de Jeudi Noir. De

142 Eléments issus de l’observation participante et des entretiens que j’ai compilés pour les présenter.

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même ils ne doivent pas revendiquer le fait d’être antipolitique car ce serait contre-

productif dans le cadre du processus de négociation. Cette règle est également valable pour

les non habitants.

Ils doivent apprendre le sens de la lutte de Jeudi Noir pour pouvoir la revendiquer à

leur tour. C’est-à-dire s’informer un minimum du discours porté par Jeudi Noir.

Ils doivent avoir la capacité de tenir le bâtiment : entretien des parties communes et

de leurs habitations. Aucune dégradation des lieux ne sera tolérée. Il faut disposer d'un

minimum de revenus afin de cotiser à la fois pour payer les frais d'entretien du bâtiment,

payer les frais de justice, et les charges du bâtiment (électricité et eau) reversées au

propriétaire à postériori. Cette cotisation n’a donc rien à voir avec des frais d’adhésion à

une association. Aucun contrat n’est formé avec le collectif du fait de ces paiements.

Tous les projets impliquant Jeudi Noir que ce soit dans le bâtiment ou ailleurs

doivent avoir fait l'objet d'une concertation préalable entre tous les membres du collectif. Il

y a des réunions organisées chaque semaine pour en débattre. En dehors de ces réunions,

ils ont créé des groupes de discussion sur internet : un propre aux habitants de la marquise,

et un autre incluant tous les militants.

Jeudi Noir ne revendique que le droit au logement. Cela implique que toute autre

revendication ne pourra être faite au nom de Jeudi Noir. Beaucoup de militants m’ont fait

part de leur désapprobation à propos des architectes qui ont occupé le bâtiment le « 104 »

(lieu culturel et artistique) en revendiquant leur appartenance à Jeudi Noir. Or cette action

n’avait rien à voir avec le droit au logement et Jeudi Noir ne veut surtout pas se battre sur

plusieurs fronts. Ce qui est logique car pour le faire, il suffit de créer un nouveau collectif,

comme ils ont pu le faire en passant de Génération Précaire à Jeudi Noir.

Il n’y a pas de chef ou de président mais la présence d’un porte-parole apparaît

essentielle à l’existence de Jeudi Noir. En effet, ce collectif existe principalement au regard

de son importance médiatique. Il est fondamental de communiquer grâce aux médias.

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Que ces règles soient implicites ou explicites, elles sont en tout cas transmises

oralement. Soit elles sont issues des fondateurs qui avaient leur vision de l’occupation,

soit elles se créent au fur et à mesure, spontanément. Mais on demeure loin du pacte

associatif qui a un caractère plus formel et un statut juridique. En ce sens, il faut

signaler son caractère nécessairement mouvant et en constante évolution qui a pour

conséquence une impossibilité de la présenter de façon exhaustive.

En outre, il faut préciser qu’il est difficile de déterminer si cette charte est

sanctionnée ou non. Bien entendu elle n'est pas sanctionnée par la loi, mais qu’en est-il

d’une sanction coutumière ? Les habitants disent que ceux qui n’ont pas perçu qu’il s’agit

d’un squat politique sont mis à l’écart : de leur propre fait d’abord, puisque les actions et

différents projets permettant de fédérer les militants ou les habitants dans le cas d’un

évènement se déroulent dans le bâtiment143. Ensuite les membres n’apprécient pas cette

absence d’investissement et spontanément, ils auront moins tendance à créer des liens avec

eux. Personne ne se fait expulser sauf cas exceptionnellement grave qui aurait une

incidence sur l’ensemble de Jeudi Noir, en revanche ces personnes partent généralement

d’elles-mêmes. Il semble aller de soi que si l’on n’est pas prêt à assumer l’aspect politique

de l’occupation, alors il faut aller vivre ailleurs, notamment dans un squat non rendu

public. En général cela se traduit par une absence de reconduite de l’occupation d’un

bâtiment à l’autre. Mais ils ont aussi la possibilité de quitter le bâtiment quand ils le

souhaitent.

Il résulte de ce qui précède que le collectif Jeudi Noir dispose d’une structure

libre et horizontale inconnue du droit positif sur laquelle l’Etat n’a pas de possibilité de

contrôle juridique. Mais comme développé tout au long de cette partie, ce groupe s’est

bâti un ensemble de normes cohérent. Ces normes relèvent du don, de divers habitus

militants et du fait de vivre en collectivité dans un bâtiment symbolique de leur combat.

Cet ensemble de règle permet de penser que l’on est en présence d’un espace normatif

143 Entretien Lila, le 6 mai, non reproduit.

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distinct de celui de l’Etat. En ce sens, on peut estimer être en présence d’une

internormativité. Mais à fortiori, dès lors que le collectif occupe illégalement un

bâtiment, il désobéit aux règles de droit étatiques et sort ainsi de la sujétion au droit

positif, bien que concurremment ils s’organisent de façon à paraître les plus légitimes et

donc les plus acceptables du point de vue de l’Etat. De ce point de vue, peut-on

considérer que l’on est en présence d’un pluralisme juridique ?

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Chapitre II.

Le choix d’un pluralisme de « façade » 144

J’ai défini le droit comme étant un ensemble de normes au sein d’une société qui

organise les rapports entre les hommes qui la compose, car celui-ci surgit de leurs

interactions. Je rappelle également que la société étatique est mythe fondateur des

sociétés modernes qui est né d’une volonté de créer une nation. L‘Etat ainsi créé a pour

vocation de diffuser des règles à destination de cette nation145. Pour désigner ce droit

on parle avec Hans Kelsen de droit positif. Dans sa Théorie pure du droit, le droit n'est

qu'un ensemble de normes organisées selon un système ; ainsi toute norme qui ne

s'intègre pas dans le système n'est pas juridique. Autrement dit, « Le positivisme

n'admet comme théorie du droit que le produit de ses postulats initiaux: la norme

juridique est donc celle qui est définie comme telle excluant toute autre considération, et

sans lien présumé ou non avec le réel »146.

Pourtant, le fait que celui-ci émette des normes n’est pas incompatible avec le

fait que des membres de cette société étatique continuent d’en émettre parallèlement,

mais à une échelle différente de celle de la nation. En conséquence, pour un même fait

social, deux systèmes normatifs peuvent être applicables. Soit ils sont compatibles et

l’un peut absorber l’autre (mais ce n’est pas automatique), soit ils ne le sont pas et ils

continueront de coexister parallèlement. Mais dans ce dernier cas, le fait qu’ils

coexistent parallèlement n’exclut pas qu’ils puissent entrer en interaction.

144 J. GRIFFITH, 1986, « What is legal pluralism? », J.L.P., 24, p. 1-55, cité par H. LAMINE, “Pour un

pluralisme plus effectif », dans Cahiers de l’anthropologie du droit. Les pluralismes juridiques, 2003, LAJP/ Karthala, Paris, pp. 157-171

145 P. CLASTRES, La société contre l’Etat, 1996, Les Editions de minuit, Paris, 186 p. 146 L. FONTAINE, « Le pluralisme comme théorie des normes », dans L. FONTAINE (dir.), Droit et

pluralisme, 2007, Droit et Justice, Bruxelles.

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L’existence de ces deux « facteurs de production normative » a pour

conséquence une situation de pluralisme juridique. Mais en raison du nombre infini de

situations dans lesquelles il peut y avoir pluralisme, il est impossible, à l’instar du droit,

d’en donner une définition consensuelle. C’est pourquoi il faut mener un travail

empirique d'observation qui cherche à montrer que « les sociétés sont régulés par des

mécanismes complexes et auquel participe le droit étatique »147. C’est ce que j’ai tenté

de faire auprès de Jeudi Noir. Si j’ai recherché les normes qui sont à l’œuvre au sein de

Jeudi noir dans ses relations internes comme dans ses relations avec l’extérieur, c’était

pour déterminer si leur existence créée une situation de pluralisme juridique.

Puisqu’ils sont désobéissants aux règles de l’Etat, on pourrait immédiatement

dire qu’en s’attachant à un autre système normatif, ils créent une situation de pluralisme

juridique (section I). Et pourtant, dans leur quête absolue de légitimité, ils refusent ce

pluralisme car ils refusent la marginalité : ils font le choix de l’intégration au système

étatique (section II). Leur juridicité s’intègre tellement à ce système que l’on peut

considérer la désobéissance civile comme étant une nouvelle source du droit positif

(section III).

SECTION I - CSPACE NORMATIF SEMI-AUTONOME

Ici il faut mettre l’occupation du bâtiment au cœur de la relation juridique entre

le collectif et l’Etat. Du point de vue de Jeudi Noir, leur occupation est légitime car ils

n’ont pas accès au logement alors qu’il s’agit d’un besoin inhérent à la condition

humaine. Le droit reconnu à toute personne d’avoir un logement s’attache à un système

de valeur qui engendre une juridicité. Du point de vue de l’Etat, cette occupation est

147 S. LEBEL-GRENIER, Pour un pluralisme juridique radical, Université McGill, Montréal, 2002: postulat

de thèse: la normativité est le phénomène englobant toutes les facettes de la production, reproduction, l'interprétation, la mise en œuvre et la réaction aux règles de conduite, quelles qu'elles soient. Cité par L. FONTAINE, Op. cit., p. 148.

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contraire à ses lois. Donc pour un même fait juridique coexiste deux systèmes normatifs

en l’espèce contradictoire.

Un tel constat ferait dire à Jacques Vanderlinden qu’il s’agit incontestablement

de pluralisme juridique car pour lui c’est :

« La situation dans laquelle un individu peut, dans une situation identique se

voir appliquer des mécanismes juridiques relevant d’ordres juridiques

différents »148

Reprenons ses conditions pour reconnaître une telle situation. Il faut une société

déterminée, ici la société française, dont un même fait social, le mal logement, est traité

par des mécanismes juridiques différents en l’espèce les lois et la juridicité de Jeudi

Noir. Selon sa méthode, il faut rechercher si l’on est en situation de « pluralisme

autonome » ou de « pluralisme contrôlé »149.

La logique des sociétés étatiques est d’instaurer un système de pensée centraliste

et un système de droit monologique. Il dénie aux autres entités la possibilité de produire

du droit. Le droit positiviste de l’Etat ne tolère pas que des interprètes non authentiques

du droit puissent faire autorité comme nous l’avons vu en première partie (chapitre 2).

Autrement dit, pour que le droit soit reconnu comme tel par l’Etat, il faut que la norme

soit passée par la mécanique institutionnelle d’élaboration du droit. Soit que les

parlementaires s’en soient saisis et l’ai transformé en proposition de loi, soit que le

gouvernement en ait soumis un projet de loi. Puis sa promulgation solennelle via une

publication en fera du droit étatique. Il en va de même pour le juge qui produit un droit

reconnu par l’Etat mais considéré comme étant de moindre valeur que la loi. On

148 J. VANDERLINDEN, « Trente ans de longue marche sur la voie du pluralisme juridique », dans Cahiers

de l’anthropologie du droit. Les pluralismes juridiques, 2003, LAJP/ Karthala, Paris, pp. 23-33 149 Ibid., p. 26

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reconnaît sa fonction d’interprète si et seulement si il laisse intacte l’esprit de la loi. Dès

que le juge s’engage sur la voie de l’équité, ou que de façon générale il juge contra

legem, il sera sanctionné par la Cour de cassation. Cette Cour n’est pas un troisième

degré de juridiction à l’instar des Cours suprêmes, mais une sorte de gendarme des

juges du fond, qui contrôle qu’ils font (uniquement) application du droit étatique. Selon

Antoine Garapon, la Cour de cassation n’est pas une juridiction « sa nature c’est d’être

un législateur technique »150.

Cependant, on ne peut ignorer que dans certaines situations, il est permis de se

référer à d’autres normes que celles issues du processus institutionnel précité. On retient

d’abord les contrats et conventions qui peuvent dans une certaine mesure se référer à un

autre système normatif, et d’autant plus lorsque les conventions soumises à l’arbitrage.

Dans ce cas précis, il peut être stipulé qu’en cas de litige, celui-ci sera soumis à un

arbitre qui peut se référer aux normes issues de l’équité et non aux règles étatiques. Il y

a ensuite le droit international qui a fait son entrée au sein des systèmes étatiques. En

raison des règles qui s’attachent au statut personnel des individus, ces derniers peuvent

voir une partie de leur vie privée régulée par lois de son Etat d’origine. On note enfin la

présence des normes religieuses qui ont pour conséquence qu’un individu peut décider

de s’y référer plutôt qu’à celles du droit étatique.

Dans toutes ces situations les règles de l’Etat vont pouvoir s’effacer au profit

d’autres règles. A priori, on serait tenté d’y voir une forme de pluralisme juridique. En

effet, le dictionnaire encyclopédique de Théorie et de Sociologie du droit ne définit le

pluralisme juridique que comme « l'existence simultanée, au sein d'un même ordre

juridique, de règles de droit différentes s'appliquant à des situations identiques »151.

Mais dans ces situations, l’Etat semble conserver in fine le contrôle. Reprenons ces

différents éléments. Les contrats et conventions ne tiennent lieu de loi entre les parties 150 A. GARAPON, « Le juge : dernier recours face aux questions de société ? », dans Mouvements n°23,

septembre-octobre 2003, p. 68. 151 J-G. DU BELLEY, entrée « pluralisme juridique », dans A-J ARNAUD (dir.), dictionnaire

encyclopédique de Théorie et de Sociologie du droit, LGDJ, 1993, p. 446.

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jusqu’à ce qu’ils comportent des règles contraires aux « règles impératives » ou à

l’ordre public, car dès lors le droit étatique reprend ses droits. De même, les règles qui

relèvent d’un autre Etat en considération du statut personnel sont en fait prises en

charges par les « règles de conflit de loi » qui les traduisent puis les adaptent au droit

interne. Et pour ce qui est des lois religieuses, elles sont contrôlées en France par le

principe de laïcité. Ce principe a pour conséquence que l’on est en droit de s’y référer

mais on ne peut seulement s’y référer pour un bon nombre de situations. C’est le cas du

mariage par exemple : il peut recevoir une célébration religieuse, mais pour être reconnu

il doit se doubler d’une célébration civile. Or si l’on définit le pluralisme juridique à

partir d’une pluralité d’ordres normatifs, alors on constate que le droit étatique en

laissant un « espace de liberté contrôlé » demeure le seul ordre juridique.

La question qui se pose est donc : faut-il que l’Etat n’ait aucun contrôle sur les

normes issues de la société pour qu’il y ait une situation de pluralisme juridique ?

Il semble difficile d’apporter une réponse définitive à cette question tant les

théories varient et s’affrontent sur ce sujet. En partant du point de vue des acteurs : est-

ce le fait de pouvoir se référer à un système de normes ou à un autre pour régir un même

fait social, ou bien est-ce au contraire de ne se référer qu’à un seul système qui n’est pas

celui de l’Etat en ignorant purement et simplement ce dernier ?

Cette dichotomie s’illustre bien à travers l’exemple Néo-calédonien. A la suite

de la colonisation politique de la Nouvelle Calédonie par la France, celle-ci a imposé

son système juridique positiviste sur ce territoire. Elle y a donc imposé son modèle

institutionnel : le système étatique. Mais la population possédait une autre culture avec

une autre vision du monde peu compatible avec le droit français. Ils n’avaient pas pour

habitude de recevoir des règles d’une autorité extérieur à leur communauté, ni

d’attendre de celle-ci qu’elle règle leurs conflits. C’est donc tout naturellement qu’ils se

sont désintéressés de ce nouveau droit. Pour la plupart, ils ont continué de vivre en vertu

de leur système juridique propre : leur coutume.

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En considération de cet état de fait, les autorités françaises ont réalisé qu’elles

n’avaient aucun contrôle sur la population. A partir des années 1980 /1990, elles ont

décidé de se saisir de ce fait social. Bon nombre de réformes sont intervenues dont le

but était de reconnaître un statut coutumier aux populations locales qui étaient jusque là

marginalisées par le droit étatique. Sans en faire une présentation exhaustive on

retiendra la loi du 13 juin 1989 qui met en œuvre l’ordonnance du 15 octobre 1982

prévoyant une juridiction échevinale, car composée de deux assesseurs coutumiers,

susceptible de statuer sur les conflits coutumiers. Et la loi organique du 19 mars

1999152 qui rend effective l’instauration d’un statut coutumier kanak. La consécration

de ce statut permet de rétablir une « vérité sociologique »153 qui avait été niée par le

droit français. Un effort est nettement réalisé concernant le droit civil pour ne pas

tomber dans « l’englobement du contraire »154 car le droit étatique n’essaie pas de

réduire la coutume à ses propres catégories. En instituant des assesseurs coutumiers

pour dire le droit, le droit étatique laisse la coutume produire la coutume. Donc si ces

réformes permettent au droit étatique d’exercer un certain contrôle sur celle-ci, il ne se

l’approprie pas pour autant.

Ainsi, le pluralisme juridique correspondait-il à la juridicité antérieure aux

réformes des années 1990 en ce sens que la population se référait à un seul système

juridique non reconnu par l’Etat ? Ou bien au contraire correspond-il à la situation

actuelle à savoir un englobement de leur culture par le système étatique ?

Si l’on part du point de vue des individus : ceux-ci doivent reconnaître si ce n’est

la validité au moins l’existence de plusieurs ordres, sinon on retombe dans le monisme

152 LO n°99-209 du 19 mars 1999, JO du 21 mars 1999, p. 4197. 153 R. LAFARGUE, « Les Kanaks et la justice de l’Etat aujourd’hui. Du juge serviteur de la loi, au juge

gardien des promesses », dans P. de DECKKER (dir.), Figure de l’Etat dans le Pacifique insulaire, L’Harmattan, Paris, 2006, pp. 121-145

154 L. DUMONT, Essai sur l’individualisme, une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, 1983, Seuil, coll. « Points essais », Paris.

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car il n’y a plus qu’un seul référent. Donc finalement peut importe que l’Etat tente ou

non de contrôler cet ordre juridique. Ce qui fait le pluralisme c’est que l’individu soit

amené à choisir un ordre qu’il reconnaît comme valide plutôt qu’un autre pour régir une

même situation. On peut en déduire que le contrôle de l’Etat n’est pas un facteur

excluant le pluralisme juridique.

Dans le cas de Jeudi Noir, la situation est inversée par rapport à celle des néo-

calédoniens. Contrairement à cette population, ils sont nés dans la culture du droit

étatique et c’est par une différenciation progressive de cette culture qu’ils ont créé une

autre juridicité.

Il a été établi au cours du chapitre 1 que le collectif Jeudi Noir produit un droit

engogène. Ces droits ne sont pas assimilables aux sources de droit positif car le topoï

n’est pas le même : le droit est produit par le bas c’est-à-dire directement par la société

sans que le droit étatique ne puisse s’en saisir. On parle alors de « polycentricité de la

normo-genèse ». Pour autant ces normes ainsi créées ne sont pas en contradiction avec

l’ordre étatique : elles ne sont seulement pas consacrées par lui car il n’y voit que des

normes sociales et non juridique. J’affirme cependant avec Georges Gurvitch qu’il

s’agit bien de normes juridiques dans la mesure où le droit est essentiellement une

intuition spontanée du sentiment de justice : le droit est vivant et émerge de la société.

Ainsi la formalisation du droit à travers l’appareil étatique n’en n’est qu’une

manifestation secondaire155.

Mais une fois installés dans le bâtiment, Jeudi Noir ne cherche plus du tout à

maintenir une situation de pluralisme. Les acteurs veulent au contraire être assimilés

aux canons de la société étatique. Donc passée la rupture avec le droit étatique qui se

concrétise par une entrée illégale dans un lieu, ce dernier reprend très rapidement ses

droits car Jeudi Noir provoque cette situation. La première manifestation de ce

155 G. GURVITCH, Eléments de sociologie juridique (extraits), Revue Droit et Société, 4-1986, pp. 423-428

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phénomène est que le droit positif reconnaît aux occupants sans titre que le bâtiment est

leur habitat passé le délai de flagrance sus-évoqué, et ce jusqu’à ce qu’un jugement

ordonne leur expulsion. Cette règle permet leur maintien dans les lieux pendant un

certain temps. Le droit étatique leur confère ainsi un droit d’occupation en l’absence de

titre. Et même si cette situation demeure précaire pour eux car elle est temporaire, au

moins ils « gagnent du temps ».

SECTION II - CE CHOIX DE L’INTEGRATION AU SYSTEME ETATIQUE

En raison de son absence de formalisme, le collectif est au plus près de la société

ce qui lui permet d’être bien en avance sur l’Etat à propos des questions sociales. Mais

de surcroît, il s’improvise une légitimité fondée sur l’injustice sociale émanant d’une

absence d’ingérence de l’Etat dans le problème de l’accès au logement. A priori on est

encore dans le pluralisme car ici on s’intéresse aux conditions à partir desquelles un

besoin de société va être satisfait par un fait juridique plutôt qu’un autre. En l’espèce, le

besoin de se loger est, à petite échelle, satisfait par les occupations de Jeudi Noir. Plus

généralement, le besoin de faire entendre à l’Etat que la crise du logement n’est pas

enrayée est satisfait par les associations et les collectifs qui le revendiquent.

Jeudi Noir exerce donc une pression sociale dans le but de forcer l’Etat à prendre

des mesures pour enrayer ce problème. Mais n’étant pas une structure juridiquement

accepté par lui, son seul moyen de pression est d’interpeler l’opinion publique au

travers des médias et au travers d’un libre accès au public du bâtiment. Ce faisant, il

accède au langage étatique et se donne la possibilité de dialoguer avec lui.

Dès que Jeudi Noir rend publique son occupation via une conférence de presse,

il revendique la légitimité de son occupation en s’appuyant sur le constat de la

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persistance de la crise du logement malgré tous les discours politiques et les mesures

législatives destinées à l’enrayer. Il dit qu’il « réquisitionne » : il signifie ainsi aux

autorités étatiques que ce qu’elles ne prennent pas en charge, Jeudi Noir le fait à leur

place. Ils font une application sauvage d’une loi qui renvoie l’Etat à sa propre lacune.

Mais pour que le discours soit le plus audible à l’Etat, il faut se conformer le plus

possible à ses prescriptions. En fait Jeudi Noir veut se faire absorber par le droit étatique

pour mieux pouvoir le modifier.

Lorsqu’ils prennent particulièrement soin du bâtiment et du voisinage, qu’ils

n’organisent aucun « commerce parallèle » ni « association de malfaiteurs », les

membres de Jeudi Noir veulent que les règles étatiques viennent constater qu’ils ne

provoquent pas de trouble à l’ordre public.

Il en va de même pour le choix des bâtiments qu’ils ouvrent : souvent ce choix

se porte sur l’objet de convoitise de la mairie du ressort de ce bâtiment. Sa vacance étant

rendue visible et montrée comme scandaleuse, le propriétaire est bien souvent contraint

d’agir. Or la mairie dispose d’un droit de préemption sur la vente de tout immeuble.

Donc cette occupation publique peut parfois entrainer un rachat de l’immeuble par la

mairie. Elle pourra le transformer en logement sociaux comme ce qui est en train de se

passer rue de la Banque, ou le transformer en centre culturel et artistique officiel comme

dans le cas de la rue de Rivoli ou du 104 rue D’Aubervilliers (qui ne sont pas des

bâtiments Jeudi Noir). Rue de Rivoli, c’est parce que ceux qui occupaient ces bâtiment

étaient des artistes : la vocation qu’ils avaient donné au lieu a été maintenue156.

En l’espèce à la Marquise, Corinne Faugeron, adjointe au maire du 4e

arrondissement m’a fait part des ambitions qu’elle a sur cet immeuble, en concertation

avec les Jeudi Noir. Elle voudrait pouvoir transformer ce lieu en partie en logement et

en partie en espace de vie locale associative. Elle songe ainsi à y faire une salle des

156 Entretien Alix

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fêtes, un jardin potager communautaire, un relai pour les associations gérant les

Associations pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne (AMAP), et une apiculture

comme cela se fait de plus en plus dans les milieux urbains, on parle alors de « miel-

béton ». Elle a déjà pris contact avec des coopératives bancaires telles que l’ANEF et

des assurances qui investissent dans le secteur social et solidaire, telles que la MACIF et

la MAIF. Elle m’a dit être ravie de cette occupation car « il était temps de faire quelque

chose de ce merveilleux bâtiment vide depuis si longtemps »157.

Les occupations sans titre d’immeubles génèrent de façon générale une intense

activité associative. C’est le cas des occupations « cachées » mais connues du milieu du

squat, et notamment des squats fédérés par le réseau « Intersquat ». Mais c’est

également le cas de Jeudi Noir. Pour l’organiser, Jeudi Noir a créé une association

« fantôme » pour que le contrôle étatique ne puisse pas s’exercer à la source158. Le

surgissement d’une telle structure au sein du collectif déstabilise son aspect informel

pour faire entrer Jeudi Noir dans le langage étatique.

Au sein des habitants il y a une équipe chargée de l’organisation de cette vie

associative, coordonnée par Laetitia, également habitante. Elle se manifeste lors des

journées portes ouvertes au cours desquelles ils accueillent des compagnies de théâtre et

de danse. Par ailleurs, ils ont instauré un ciné club, « le Ciné graine », qui a lieu chaque

lundi soir et est ouvert à tous159. Ils prêtent ou louent (à des sommes modiques : un

euro par personne et par heure) des salles à des troupes dont le problème principal est de

trouver des endroits pour répéter. D’un point de vue culturel donc, Jeudi Noir développe

l’activité locale ce qui est toujours un but recherché par les collectivités territoriales

même si elles ne se donnent pas toujours les moyens d’y parvenir. En l’espèce, cette

activité ne nécessite aucun budget puisque cette activité est autogérée par le collectif.

157 Propos recueillis dans le cadre de l’observation participante, à la Marquise, le 20 mars 2010. 158 Je n’ai pas réussi à tirer de plus amples informations sur sa possibilité d’existence juridique. 159 Entretien Nicolas,

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Ils accueillent des conférences sur la question du droit au logement données par

les associations entres elles et les associations et partis politiques. J’ai notamment

assisté à une conférence donnée conjointement par Jeudi Noir et la Fondation Abbé

Pierre. Cette fondation fait autorité auprès des pouvoirs publics et est largement soumise

au droit étatique.

Outre le soutien unanime des associations, Jeudi Noir bénéficie d’un soutien

massif des personnalités politiques. Bien sûr de toutes les tendances de gauche, mais

aussi de quelques membres de l’UMP notamment le député Etienne Pinte qui a déclaré :

« Est-il normal qu'aujourd'hui des étudiants, à Paris, vivent dans des caves,

victimes des marchands de sommeil ? Est-il normal que des étudiantes se

prostituent pour obtenir un logement ou en partager un afin de poursuivre leurs

études ? Tant que des situations aussi scandaleuses que celles-ci perdureront, je

ne trouverai rien de choquant à la réquisition de fait, telle que la pratique Jeudi

noir»160.

De plus, un journaliste a interrogé des députés à propos de la légitimité de

l’occupation de la Marquise. La question posée était « faut-il expulser les Jeudi Noir ? ».

Bien sûr en tant que producteurs principaux du droit étatique ils disent tous qu’ils ne

sauraient encourager une désobéissance aux lois, mais certains nuancent cependant

l’atteinte portée au droit de propriété. C’est le cas du député Lionel Luca (UMP) :

« La loi c’est la loi, le droit de propriété est inscrit dans la Constitution (…) nul

ne peut être dépossédé de son bien. Par contre j’aurai préféré que plutôt que de

s’installer dans un immeuble vide d’un propriétaire on le fasse par rapport à

une banque ou une entreprise qui laisse des locaux vides. Donc je les invite à

160 Article paru dans Le Monde, le 05 décembre 2009

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mieux cibler leurs occupations de locaux la prochaine fois, parce que je le

répète pour l’individu c’est un droit imprescriptible »161.

Première nouvelle, il y a « deux poids, deux mesures » concernant le droit absolu et

imprescriptible du droit de propriété. Pourtant aucun texte juridique n’opère une telle

distinction. La seule distinction textuelle qui est implicitement opérée concerne la

procédure de réquisition. En effet, le régime de la loi de 1998 pose un délai de vacance de

dix-huit mois pour que le bâtiment puisse faire l’objet d’une réquisition. Or ce régime

s’adresse aux locaux à usage professionnel et leurs accessoires. Donc il est vrai que la

procédure de réquisition est quelque peu facilitée lorsqu’il s’agit de locaux professionnels.

Et c’est d’ailleurs généralement la cible de Jeudi Noir, la Marquise étant un cas

exceptionnel. A entendre ce député, peut-on en déduire que le droit étatique soit en train de

converger vers les revendications et ainsi la juridicité de Jeudi Noir (et des autres groupes

qui portent ce discours) ?

Ce qui est tangible en tout état de cause, c’est qu’ils ont bénéficié de la trêve

hivernale alors même qu’ils n’en sont pas éligibles. En effet la loi, en son article L. 613-3

du Code de la construction et de l’habitation, dispose qu’il « doit être sursis à toute mesure

d'expulsion non exécutée à la date du 1er novembre de chaque année jusqu'au 15 mars de

l'année suivante» mais ajoute que cette disposition n’est pas applicable « lorsque les

personnes dont l'expulsion a été ordonnée sont entrées dans les locaux par voie de fait ».

Or l’introduction dans un bâtiment appartenant à autrui, fût-ce sans effraction, constitue

nécessairement une voie de fait. Cette trêve hivernale régit les expulsions locatives et non

les squatters. Il y a donc eu un consensus des pouvoirs publics pour désobéir au droit

étatique. A la fois à la loi mais aussi au juge qui a ordonné que leur expulsion devait

prendre effet huit jours après le prononcé du jugement. Je rappelle en ce sens que même si

Jeudi Noir a interjeté appel, il s’agit d’une procédure de référé et en conséquence il n’y a

pas de suspension de l’exécution. Jeudi Noir n’est pas le premier à bénéficier d’une telle

161 Vidéo sur le site <www.soyoutv.com>, le 20 janvier 2009

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protection de fait, on pourrait presque dire que cet usage a remplacé la prescription de la

loi.

Cette « désobéissance » au droit étatique par les pouvoirs publics est parachevée

par cette déclaration récente du représentant de l’Etat aux habitants « cherchez vous des

solutions de logements pour le mois de septembre », sous entendu « je n’engagerai aucune

procédure d’expulsion d’ici là ». Ici, même en dehors de la trêve hivernale (cette

déclaration a eu lieu en mai) l’Etat ne fait pas application du droit étatique. Il fait donc

droit à la juridicité de Jeudi Noir.

En conséquence ils incarnent une certaine altérité dans la société française : la

vision sociale du monde. Dans ce cas de figure, le pluralisme est associé à l'État. Certains

pourront considérer qu’il s’agit d’un faux pluralisme ou d’un pluralisme faible162 dans la

mesure où l’espace normatif de Jeudi Noir ne récuse pas le droit étatique. On ne va pas

chercher à se référer à un autre système de droit car on l’accepte dans sa globalité. Ce qui

est recherché est au contraire de s’associer au processus d’élaboration du droit étatique,

mais en promouvant un paradigme alternatif à celui qui est en place. En l’occurrence, le

paradigme social et solidaire. Je dirais plutôt que les membres de Jeudi Noir se livrent à un

« forum shopping » en se référant tantôt au droit étatique, tantôt à leur juridicité, selon

l’opportunité.

Mais puisque par ailleurs, le droit étatique semble absorber la juridicité engendrée

par ce paradigme, on observe une convergence de ces juridicités. Cette convergence incite

à se demander si le droit étatique n’est pas en train de tolérer une alternative au processus

institutionnel d’élaboration du droit.

162 E. LEROY, cité par H. LAMINE, « Pour un pluralisme juridique plus effectif », dans Cahiers de l’anthropologie du droit. Les pluralismes juridiques, 2003, LAJP/ Karthala, Paris, p. 165

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SECTION III : LA DESOBEISSANCE CIVILE COMME NOUVELLE SOURCE DU DROIT POSITIF

Le droit étatique est au service de la logique dominante par le truchement du fait

majoritaire. Or depuis la naissance des sociétés modernes, la logique dominante est celle

du marché, et en ce sens de l’utilitarisme.

La Théorie de la justice de John Rawls s'est construite en réaction à cette doctrine

utilitariste dominante. Cette dernière postule qu'une action ou une norme est morale si elle

permet de conduire au bonheur du plus grand nombre. Rawls considère cette doctrine

comme étant inapte à penser une théorie de la personne ou du sujet. Car si l’homme est

réduit à une somme de plaisirs, il n'a pas la possibilité de réfléchir à l'éthique ni la

politique. De plus, si l'utilitarisme n'envisage l'action qu'à partir de ses conséquences, ses

fins, il se demande comment dans ces conditions l’individu peut se poser la question de la

moralité. Il relève ainsi que cette philosophie interdit de condamner des actes immoraux,

des violations arbitraires des libertés publiques dès lors qu'ils sont commis dans le but

d'obtenir un maximum de satisfaction163.

Le régime démocratique repose effectivement sur la satisfaction des intérêts du plus

grand nombre. En outre le système politique ne repose plus sur un système de contrepoids

institutionnel mais sur une logique partisane. Le symbole immédiat d’un tel régime est le

droit de vote reconnu aux français : le parti politique qui remportera une majorité de vote

sera le parti représentatif du pays. Ce symbole nous signifie d’emblé son effet pervers :

d’une part ceux qui ont voté pour le parti qui a succombé ne seront pas représentés, et

d’autres ceux qui ne disposent pas du droit de vote, c’est-à-dire les étrangers résidant en

France seront exclus de ce jeu démocratique. Dans ces conditions, où se place la voix des

sous représentés et à fortiori des exclus ?

163 E. DESMONS, Op. cit. p. 8.

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Le sacerdoce des associations, et surtout des collectifs désobéissants est de

bouleverser cette logique dominante pour imposer une prise en considération des

problèmes sociaux. Ils sont la preuve que les individus ne sont pas uniquement guidés par

l’intérêt économique et se présentent comme la voix des « oubliés du fait majoritaire ». En

luttant, ils imposent leur droit dans la sphère législative (§1) et poussent le juge à endosser

un rôle social (§2).

§ 1. DES DESOBEISSANTS LEGISLATEURS.

Nous sommes entrés dans une ère de démocratie d’opinion c’est à dire que

notamment grâce aux nouveaux médias, les voix de la société civile s’élèvent de plus en

plus pour faire entendre leurs revendications et sortir ainsi de l’exclusion. Ce discours

ressort de l’analyse qu’en font les sciences politiques. D’un point de vue

anthropologique, on peut dire que de plus en plus de groupes s’organisent autour de ce

qu’ils vivent ou considèrent comme étant une injustice. Ils ont un système de valeurs, de

traditions, une morale et une éthique propre qui n’est pas forcément (ou bien souvent)

celui de la majorité. Les mouvements des « sans » sont très significatifs à cet égard, en

ce qu’ils expriment un besoin de justice et à fortiori un besoin de droit164. Mais

comment s’exprime donc ce besoin de droit ?

Il semble que ce besoin s’exprime par une volonté de sortir du pluralisme pour

se faire englober par l’Etat. Le pluralisme que l’on peut observer dans une société

occidentale est différent de celui que l’on observe dans les anciennes colonies africaines

par exemple. Dans ces dernières, le système juridique étatique a été imposé par la force

à la population. Pour tout ce qui ressort de la vie intime et familiale, la population s’est

simplement détournée de ce droit qu’elle ne reconnaît pas : les mariages et résolutions

de conflits familiaux ont continué à être régis par la coutume. En revanche, pour qu’elle 164 D. MOUCHARD, « Une ressource ambivalente : les usages du répertoire juridique par les mouvements

de “sans” », dans Mouvements, n°29 2003/4, p. 56.

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puisse récupérer ses droits sur les terres, la population a dû s’acculturer et ainsi se

conformer aux prescriptions du droit étatique. Ici elle a donc bien dû sortir de son droit

endogène pour accéder au droit étatique. Mais ce rapport de force juridique cherche en

quelque sorte à inverser le processus juridique : il veut renverser la marche de

l’acculturation.

Dans les sociétés occidentales, la population n’est pas colonisée par le système

étatique puisque ce sont ces sociétés qui en ont créé le mythe. Dès lors, elle attend de

l’Etat qu’il prenne en charge la gestion de ses droits et de ses conflits. Elle ne connaît

pas d’autre modèle que celui-ci et ainsi la lutte pour voir consacrer ses droits se situe au

cœur de l’ordre juridique étatique. Dans les deux cas il s’agit d’entrer en dialogue mais

dans le cas africain il s’agit de récupérer ces droits, tandis que dans le cas français il faut

les faire sortir de la clandestinité ou de l’invisibilité pour les faire entrer dans la sphère

étatique.

Donc si les africains ne s’intéressent à l’Etat que pour pouvoir vivre selon leur

coutume, les français cherchent à élaborer le droit étatique. Et ainsi on peut constater

que les désobéissants se conforment bien plus au droit étatique qu’une population qui ne

fait que s’en détourner et simplement le traiter avec indifférence.

En France, il y a une assimilation quasi systématique entre ce que la population

estime primordial à respecter et le répertoire des droits fondamentaux du droit positif.

C’est assez logique puisque globalement la culture juridique est la même entre la société

et l’Etat. En effet, la légitimité de la doctrine des droits de l’homme qui tantôt repose

sur des principes chrétiens, tantôt sur des principes laïcs, n’est jamais remise en cause et

sert de fondement à la plupart des mobilisations sociales. On excepte dès à présent les

formes anarchistes de lutte que l’on appelle souvent « l’action directe »165 et qui vise

un renversement total du système étatique dont ils ne reconnaissent pas la légitimité. 165 Ce n’est évidemment pas celle de Gandhi car celle des anarchistes passe généralement par la violence

contre les personnes et les biens.

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Donc les mobilisations sociales utilisent le droit positif pour contester celui-ci.

L’avantage des droits fondamentaux pour eux est qu’ils ont généralement des

formulations très larges et garantissent des droits « dans tous les sens ». Prenons

l’exemple de la situation des travailleurs sans papiers : elle est très gênante pour le

gouvernement qui a conscience qu’en laissant faire une telle situation on se rapproche

fortement d’une forme d’esclavagisme. En effet, des travailleurs d’origine étrangère,

souvent moins payés, ne bénéficiant d’aucun droit sociaux, mais qui paient des impôts

et permettent d’augmenter la croissance d’un pays s’apparente à une forme

d’esclavagisme. Or l’esclavagisme est totalement proscrit par l’Etat de droit qui de

surcroît promeut légalité entre les hommes quelle que soit leur origine, leur race etc.

Evidemment cette question n’est pas posée en ces termes par l’Etat français qui se

contente de rejeter la faute sur l’immigration clandestine. Mais c’est le langage des

luttes qui rendent visible une telle situation.

Dans le même sens, les luttes sociales prennent pour fondement la défense de

l’intérêt général. Cette notion de droit positif est suffisamment floue pour permettre de

promouvoir toutes sortes de droits. Tout ce que l’on sait c’est qu’elle « n’est pas la

somme des intérêts particuliers », mais l’incarnation de valeurs qui transcende les

intérêts contingents. Qu’il s’agisse des droits fondamentaux ou de l’intérêt général, le

droit positif en fait des droits dits « objectifs ». Comme déjà exposé en première partie,

ces droits objectifs nécessitent une intervention des pouvoirs publics pour les mettre en

œuvre. Généralement cette mise en œuvre s’effectue par une loi votée par le parlement.

Mais comme le constatent les désobéissants, ce n’est parce qu’une loi existe que

pour autant elle est effective. L’Etat officialise un droit produit de façon endogène par

les militants ; néanmoins il ne débarrasse pas ce groupe des motifs de sa lutte et donc de

sa juridicité car la loi demeure ineffective. Dans le domaine du droit au logement ce

phénomène est probant. Toutes les consécrations légales s’y rapportant sont le résultat

des luttes menées par les associations et collectifs militants, comme nous les avons déjà

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détaillées. Mais je précise un point ici concernant le dispositif « DALO » issu de la loi

de 2007. Le fait de pouvoir directement invoquer un droit au logement contre l’Etat était

une revendication des Don Quichotte : ils sont à l’instigation de cette expression « droit

au logement opposable ». Ici le droit étatique en a carrément repris l’expression pour

bien montrer qu’il en absorbait la juridicité, quitte à avoir un langage contradictoire.

En raison de l’absence d’effet de ces lois, la juridicité de ces collectifs est encore

largement effective : Don Quichotte continue de fournir des tentes et de faire un

maximum d’apparitions médiatiques ; le DAL continue les occupations publiques et a

même diversifié son champ en créant le collectif DALO pour interpeller directement sur

l’ineffectivité de cette loi ; les Jeudi Noir sont à la Marquise et ouvriront probablement

un autre bâtiment lorsqu’ils en seront expulsés. Je n’ai mentionné que ces trois groupes

mais il y en a des multitudes et aujourd’hui ils ont même réussi à se constituer en

réseau : le « Réseau Stop aux expulsions locatives ! » (RESEL) qui coordonne la

juridicité du mal logement à une plus grande échelle mais sur le point précis des

expulsions locatives.

Donc les collectifs désobéissants, mais plus généralement les mouvements

contestataires, s’imposent peu à peu comme des figures incontournables de la défense

des droits sociaux, à tel point qu’ils sont associés au processus d’élaboration des lois

dans ce domaine. Les militants en ont d’ailleurs généralement conscience :

« Pour moi le droit au logement n’est pas appréhendé par la loi ni par les pouvoirs

publics. A chaque fois qu’il y a eu des victoires dans ce domaine c’est suite à

des mobilisations militantes (…). La politique du logement est toujours

corrélée aux mouvements sociaux. Mais ça n’empêche pas qu’il y ait des gens

au sein du gouvernement qui s’occupe de la politique du logement mais ces

derniers temps ce n’est pas beaucoup arrivé. Le droit au logement n’est

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appréhendé que par les rapports de force avec les politiques et c’est

évident »166.

En s’emparant de leurs revendications, le droit étatique donne à sa nation le sentiment qu’il

prend en charge les problèmes de la société. Il la conforte ainsi dans ce mouvement de

déresponsabilisation propre aux sociétés étatiques167 : seul l’Etat fait le droit, les citoyens

en sont ses sujets, seul l’Etat rend justice car on ne saurait « se faire justice à soi-même ».

En réalité, l’ineffectivité de ces lois a pour conséquence un mouvement contestataire de

plus en plus puissant et organisé qui rivalise d’inventivité pour élargir sa juridicité.

§ 2. LE JUGE, ACTEUR SOCIAL

Face à un constat d’inapplication des lois votées, les collectifs ont tendance à se

tourner vers l’appréciation des juges. En désobéissant, ils provoquent leur attrait devant les

tribunaux et sont invités à défendre leur position. Et dans le cas des faucheurs et des

squatters, ils sont invités à expliciter leur légitimité à se fonder respectivement sur le

principe de précaution pour les uns et sur le droit de réquisition pour les autres.

Le rôle du juge semble avoir quelque peu évolué dans la perception que s’en font

les acteurs de la société civile. Pour l’expliquer, il convient de se reporter à la théorie de

François Ost sur les trois étapes de la transformation du rôle du juge168. Le premier est le

juge « Jupiter » qui juge rationnellement en se fondant sur la lettre des codes. Le second,

« Hercule » s’insère davantage dans la société en se dégageant quelque peu de la lettre du

texte pour en faire une application plus proche des faits. Le dernier, « Hermès », se doit de

gérer la pluralité des droits parfois contradictoires, pour réguler la vie en société et combler

les lacunes du législateur. Il apparaît donc comme plus près que ce dernier des questions de

société ce qui lui donne plus de légitimité pour interpréter les normes du point de vue des 166 Entretien Margaux, annexe 14 167 P. CLASTRES, entrée « ethnocide », dans l’Encyclopǽdia Universalis, 1999. 168 F. OST, « Jupiter, Hercule, Hermès, trois modèles du juge », dans P. BOURRETZ (dir.), La force du

droit, Esprit, 1991.

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justiciables. Avec les philosophes réalistes on pourrait dire que le juge gagne en légitimité

dans la mesure où il donne une interprétation d’un énoncé qui ne devient norme que par le

truchement de cette interprétation. Donc le texte devient dynamique en ce sens que selon

l’interprétation qui en est donnée, une pluralité de normes peut potentiellement s’en

dégager169.

Dans un cas comme le principe de précaution le juge sera vraiment amené à faire

œuvre normative car il est très difficile d’en délimiter les contours. D’ailleurs en cette

matière et de même que pour toutes les avancées technologiques, la société évolue avec

une rapidité telle que de toute façon le législateur ne peut pas suivre. Les faucheurs

d’OGM exploitent largement cette stratégie, c’est pourquoi il convient de s’y attarder.

Le collectif des faucheurs volontaires est né dans l’action, suite à un appel lancé en

2003. Plusieurs groupes informels ont commencé à arracher à mains nues des plants de

culture génétiquement modifiés à différents endroits de France. Peu à peu, ils se sont

organisés afin de se protéger au maximum des poursuites pénales. En 2004, une

Assemblée Générale a eu lieu et a déterminé qu’il fallait organiser des collectifs à l’échelle

locale. Ici le collectif se dote d’une véritable structure et ainsi sa juridicité est nettement

plus formalisée que celle de Jeudi Noir par exemple. Le système normatif impose un

certain protocole qu’il convient de respecter si l’on veut être « labellisé » par le collectif170.

Cette structure vise essentiellement à prémunir ses membres contre une forte répression qui

pourrait avoir lieu à l’encontre d’un acte individuel. Ce collectif contribue à poser

clairement les termes du débat scientifique. Leur lutte, par son ampleur, (le collectif a

atteint 8000 membres en 2007) permet que s’instaure une contradiction entre les

recherches biologiques. On pourrait résumer de la façon suivante : un laboratoire

s’attachera à démontrer l’absence de risque sur la santé, tandis que l’autre s’attachera à en

démontrer les risques.

169 M. TROPER, La théorie du droit. Le droit. L’Etat, 2001, PUF, coll. « Léviathan », Paris, p. 74 170 B. VILLALBA, « Contributions de la désobéissance civique à l’établissement d’une démocratie

technique. Le cas des OGM et du collectif des faucheurs volontaires », dans D.HIEZ, B.VILLALBA (dir.), La Désobéissance civile, approche politique et juridique, 2008, presses universitaires du septentrion, Villeneuve d'Ascq p. 132

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Ce collectif réclame que le principe de précaution issu de l’article 5 de la Charte de

l’environnement soit effectivement mis en application en ce domaine. D’autant que celui-ci

a été élevé au rang de droit constitutionnel depuis la loi constitutionnelle du 1er mars 2005.

Mais apparemment peu importe sa valeur, il n’en est fait qu’une « application modérée »

par le juge171. En revanche, l’invocation de ce principe est souvent couplée à l’invocation

de l’état de nécessité et l’argument a parfois été reçu par les juges du premier degré. Ainsi

le tribunal d’Orléans a rendu un jugement le 9 décembre 2005 dans lequel il estime que :

« L’action a été revendiquée au plan politique et philosophique comme

relevant d’un mouvement collectif de désobéissance civile non violent, que la

destruction a été limitée aux plants du gène modifié ; qu’aucun autre acte de

délinquance n’a été commis et que les prévenus ont adopté un comportement

responsable »172.

Ici le juge s’est manifestement mis en position du « juge Hermès » de la théorie de

François Ost. Non seulement il a admis l’état de nécessité mais en plus il reconnaît la

juridicité de la désobéissance civile ce qui est exceptionnel. Mais si d’autres juridictions du

premier degré admettent l’état de nécessité, les Cours d’appel continuent pour l’instant de

réformer ces jugements. Néanmoins, l’important demeure l’avancée progressive vers la

consécration de ce type d’action comme étant porteuse de l’intérêt général.

Dans le même sens, le collectif « les déboulonneurs » dont l’action consiste à dénoncer

l’impact néfaste de la publicité a été récemment relaxés. Ceux-ci étaient poursuivis pour

dégradation des biens d’autrui (les affiches publicitaires) et on invoqué l’état de nécessité

pour se justifier à posteriori. Mais le juge ne les a pas relaxés sur ce fondement mais sur

celui de la liberté d’expression en ce sens qu’ils ont le droit de défendre l’intérêt commun à

un environnement sain. 171 R. VANNEUVILLE, S. GANDEREAU, Le principe de précaution saisi par le droit, 2006, La

documentation française, Paris, p. 117 172 Cité par B. VILLALBA, Op. cit, p. 145

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Le recours a la notion de défense de l’intérêt général, comme nous l’avons vu dans le

paragraphe précédent, constitue finalement le point commun des toutes les actions

désobéissantes. Ceux qui défendent l’intérêt général contre les assauts publicitaires en se

fondant sur le droit à un environnement sain ; les faucheurs d’OGM qui défendent l’intérêt

général contre l’agriculture industrielle en se fondant sur le droit à la santé et à

l’environnement ; et ceux qui défendent l’intérêt général contre le caractère absolu du droit

de propriété en se fondant sur le droit au logement. Que la totalité de la population soit

concernée ou non, il va de l’intérêt général que la nation puisse se loger, et ne cautionne

pas l’esclavagisme, la lobotomie publicitaire, et ne prenne pas de risque sur sa santé et

celle de son environnement. Voilà dans les grandes lignes le discours juridique de la

« galaxie désobéissante ». José Bové, représentant de la mouvance anti OGM l’exprime

ainsi :

« La société civile mondiale existe et sonne au diapason des valeurs

universelles : liberté, justice, démocratie, droits de l’homme, droits des peuples

indigènes, droit des minorités, respect de la nature, de la spiritualité, commerce

équitable, droit à la santé, droit à l’autosuffisance alimentaire »173.

Pour ceux qui prennent fait et cause de cette supposée universalité, la légitimité de leur

action ne fait aucun doute. Dans cette mesure là, ils sont prêts à assumer les sanctions

résultant de leurs actions car une dialectique s’instaure entre « pratique de l’illégalisme et

revendication du droit »174. Cette dialectique prend la forme d’un débat public lorsqu’elle

est relayée par les médias, et d’un débat juridique dans le cadre d’une procédure judiciaire.

Lorsque les désobéissants sont mis en cause judiciairement, le tribunal se transforme en

tribune de défense du droit contre le droit.

Mais il faut préciser que les militants des années 2000, et notamment les

173 J. BOVE, G. LUNEAU, Pour la désobéissance civique, 2004, La découverte, Paris. 174 D. MOUCHARD, Op. cit. p. 58

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désobéissants ne cherchent pas à défendre une cause universelle et abstraite. Au contraire

ils réduisent leur juridicité à un seul domaine, afin de s’enraciner le plus possible dans le

débat politique et juridique. La souplesse de ces structures ad hoc permet un tel

positionnement car toute personne qui milite dans un collectif a le droit d’en intégrer ou

d’en monter un autre. Le principe est qu’il n’y a pas de logique sacrificielle175 dans

laquelle on se donnerait totalement à une cause. Avec la société de l’information, des

actions ponctuelles mais relayées par les médias interpellent plus qu’une vie entièrement

donnée à une cause demeurée invisible.

175 J. BAYOU dans Les nouveaux contestataires, Op.cit.

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CONCLUSION GENERALE

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Ainsi la désobéissance civile ne fait pas qu’objecter, elle agit. Elle est la source du

droit positif non reconnue par la pyramide des normes. Encore que… n’est elle pas celle

qui relève de ce que cette hiérarchie des normes appelle la coutume ? Cette coutume est

reléguée au dernier rang en tant que source. Mais compte tenu de tout ce que j’ai démontré

il est permis de douter qu’elle constitue une source minoritaire de droit. Si le droit est avant

tout le produit des normes sociales, elle est alors une source fondamentale. Et bien que le

droit étatique refuse de l’admettre afin de ne pas se saborder, il utilise bien souvent la

juridicité issue de la désobéissance.

Aujourd’hui la désobéissance civile est un phénomène qui s’impose comme inhérent

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aux Etats de droit. Les grèves et manifestations diverses sont dépassées par ce phénomène

qui bouillonne au sein de la société civile au point qu’il existe aujourd’hui des « stages de

désobéissance civile ».

En effet, depuis 2006 un « collectif des désobéissants » a vu jour. Ce collectif fondé

par Xavier Renou ne revendique aucune action particulière ; en revanche il a écrit un

manifeste qui contient une stratégie de « convergence des luttes ». C’est ainsi qu’il forme

des militants qui souhaitent changer de répertoire d’action pour entrer dans la

désobéissance. Pour ce faire, il organise des « stages de désobéissance » destinés à leur

apprendre la résistance non violente d’un point de vue physique : comment résister au CRS

notamment. Mais ce stage dispense aussi une formation à l’éthique et à la moralité de cette

forme de contestation. En outre, il fait de la pédagogie des techniques de médiatisation et

de communication : on y apprend par exemple à rédiger un communiqué de presse. Ces

stages ont lieu partout en France et chacun est libre d’y participer. Il arrive également que

le « formateur » Xavier Renou vienne former un collectif nouvellement créé qui n’a pas

forcément acquis les règles inhérentes à ce mode de contestation. Les méthodes dispensées

sont adaptables à chaque groupe car il récuse toute prescription ou endoctrinement des

participants. Les principes désobéissants doivent s’adapter à chaque lutte :

« Il y a toute une série de bouquins : désobéir avec les sans papiers, désobéir

avec les pubs, etc. Oui je pense que ça fait partie d'un nouveau mode d'action et

Jeudi Noir en est typiquement l'illustration : on est les désobéissants du droit au

logement »176.

Suite à une érosion des mouvements contestataires, la désobéissance civile est

devenue la forme de lutte privilégiée des années 2000. Lorsque l’on voit les conseils

donnés par le collectif des désobéissants, il semble qu’un système normatif s’en dégage.

D’une part il indique comment se protéger contre les arrestations, mais aussi contre la

violence qui peut ressortir d’un rapport de force avec les policiers. D’autre part, il y a un

176 Entretien Alix, annexe 13

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ensemble de normes techniques propres à mener à bien son action.

Ces désobéissants pourfendeurs de l’intérêt général se retrouvent finalement tous autour de

valeurs collectivistes et solidaires contre les valeurs du système marchand. Le droit au

logement par essence collectiviste et solidaire contre le droit de propriété par essence

individualiste ; l’écologie contre le profit, le droit à un environnement sain contre la

publicité etc. Le secteur social et solidaire est généralement nommé « tiers secteur » par

l’Etat et le marché, car il est défini en opposition de l’un et de l’autre à partir de leurs

propres critères. Jacques T. Godbout propose, à la suite de Donati et Colozzi, de sortir des

catégories imposées par ces deux objets, afin de penser ce secteur à partir de la société elle-

même c’est-à-dire comme « mode originaire d’organisation de la communauté » (modo

originaro di organizasi della communità)177. Selon eux, en procédant à cette méthode, on

retombe instantanément sur le paradigme du don.

J’ai pu assister à un événement qui avait lieu en marge d’un procès contre une

cinquantaine de faucheurs. J’ai été frappé de voir la capacité qu’ont ces collectifs à fédérer

les individus entre eux. Il fallait voir le nombre de collectifs venus soutenir les prévenus.

Outre les faucheurs, Jean-Baptiste Ayraut du DAL est venu, des membres du « Réseau

Education Sans Frontière », et divers collectifs « anti-pub ». Ils relatent tous des opérations

qu’ils ont pu mener conjointement ainsi que les services qu’ils se sont rendus

mutuellement. Je ne veux pas faire d’angélisme, il y a très certainement des affrontements

et de divergences sur des points précis. Néanmoins ils nous donnent le sentiment de tous

partager les mêmes valeurs, la même vision du monde et être largement régis par le

paradigme du don.

La dernière question à se poser concerne le nouveau dispositif de la question

prioritaire de constitutionnalité issue de la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 et

177 J. T.., GODBOUT, « liens primaires, associations, tiers secteur », dans Une seule solution, l’association ?

Socio-économie du fait associatif, La découverte / MAUSS

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mise en place par la loi organique du 10 décembre 2009178. Elle permet à tout individu de

saisir directement le Conseil Constitutionnel dans le cadre d’un procès afin que celui-ci

vérifie que la loi applicable au cas soit conforme aux droits fondamentaux. Peut-on

craindre que ce dispositif remplace le phénomène de désobéissance civile ?

En effet, ce mécanisme permet de dénoncer une loi perçue comme injuste en considération

d’un principe supérieur, en l’espèce un droit fondamental. On reconnaît tout de suite la

similitude de juridicité. Est-ce que ce dispositif est mis en place pour éviter le recours à la

désobéissance ? Est-ce que le droit étatique a absorbé la juridicité de la désobéissance

civile ? Il s’agit de questions que l’on peut légitimement se poser. Mais étant donné la

difficulté pour le justiciable d’accéder au Conseil Constitutionnel, je doute que ce

dispositif enraye le phénomène de la désobéissance civile. En étant institutionnalisé, le

processus de dénonciation de la règle inique devient long et coûteux alors même que ses

chances de succès ne sont pas garanties. En outre, les désobéissants étant régis par le

paradigme du don, la désobéissance est un vecteur de lien social alors que la question

prioritaire est une démarche individuelle. Les individus auront toujours envie de se fédérer

autour d’une injustice en agissant directement et ponctuellement. Alors qu’ils ne saisissent

les juridictions qu’en dernier recours.

En tout état de cause, la mise en place d’un tel dispositif nous prouve définitivement

que la désobéissance civile est productrice de droit.

178 LO n°2009-1523 du 10 décembre 2009, JO du 11 décembre 2009

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BIBLIOGRAPHIE

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OUVRAGES

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REVUES

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VANDERLINDEN, Jacques, « Trente ans de longue marche sur la voie du pluralisme juridique », dans Cahiers de l’anthropologie du droit. Les pluralismes juridiques, 2003, LAJP/ Karthala, Paris, pp. 23-33.

THESES

PECHU, Cécile, Droit au logement, genèse et sociologie d'une mobilisation, 2006, Dalloz- Nouvelle bibliothèque de thèse, science politique, Paris, 539 p.

SALES, Eric, Le droit au logement dans la jurisprudence française : étude comparée des

jurisprudences constitutionnelle, administrative et judiciaire / Eric Sales ; sous la dir. de Dominique Rousseau, Droit public : Montpellier 1 : 2001

ARTICLES DE JOURNAUX

BOVE, José, « Pas question que je m’agenouille devant M. Chirac ! », Le Monde du 29 juin 2003

PINTE, Etienne, « Non seulement, je ne suis pas choqué par leurs actions, mais je les

accompagne», Le Monde, le 05 décembre 2009

FILM DOCUMENTAIRES

VAILLY, Delphine, MARRANT, Alexis, Les nouveaux contestataires, année de production :[en ligne] :

http://video.google.com/videoplay?docid=7681182685377371258

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RESSOURCES INTERNET DIVERSES

www.jeudi-noir.org www.generation-precaire.org www.droit-au-logement.org www.soyoutv.com www.logement.net

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TABLE DES MATIERES

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SOMMAIRE..........................................................................................................................................5  

INTRODUCTION ..................................................................................................................................7  

PARTIE I. DEFENSE DU DROIT AU LOGEMENT OU DESOBEISSANCE AU DROIT DE PROPRIETE..................................................................................................................................19  

Chapitre I. Portée du Droit au logement limitée par le droit de propriété...........................21  Section I. Supériorité Constitutionnelle du droit de propriété sur le droit à logement

décent ....................................................................................................................................21  § 1. Origine et portée des objectifs à valeur constitutionnelle ..................................................22  § 2. Illustration à travers la dichotomie du droit de propriété et du droit au logement.............23  § 3. Évolution paradigmatique du droit positif par l'instauration du droit de

réquisition ...........................................................................................................................26  Section II : Un droit au logement largement ineffectif ...............................................................29  

§ 1. Etat des lieux quantitatif de la question du logement ........................................................29  § 2. L’invention d’un droit au logement « opposable ». ...........................................................31  

Chapitre II. Recours à la désobéissance civile rendu nécessaire par l'inertie des pouvoirs publics ....................................................................................................................39  

Section I : La désobéissance civile : rendre visible un droit latent par une prise de conscience du droit ...............................................................................................................40  

§ 1. Manifestation collective et non violente d'une objection de conscience ..........................42  § 2. Fondement légitime de la désobéissance ...........................................................................48  § 3. Désobéissance et conscience du droit ...............................................................................52  

Section II : La réquisition citoyenne comme ultime moyen de dénoncer une loi injuste ...........57  § 1. Désobéissance « légitime » et recours au juge..................................................................57  § 2. La réquisition citoyenne de Jeudi Noir : action désobéissante ou vigilante ?....................60  § 3. La question de la vigilance citoyenne balayée par une forte répression du

collectif ...............................................................................................................................63  

PARTIE II. CREATION D’UNE JURIDICITE DESOBEISSANTE ..........................................67  Chapitre I. Un espace normatif autonome légitimé ................................................................69  

Section I : Un rapport d'obligation structuré par le paradigme du don .......................................69  § 1. Domaine privilégié du paradigme du don dans la société moderne : le fait

associatif .............................................................................................................................70  § 2. Illustration à travers la liberté d’engagement à Jeudi Noir ................................................72  

Section II : Jeudi Noir en quête de légitimité politique à travers un répertoire d’action ajusté .....................................................................................................................................80  

Section III : Les normes endogènes fondamentales de Jeudi Noir .............................................94  Chapitre II. Le choix d’un pluralisme de « façade » ...........................................................100  

Section I - Espace normatif semi-autonome .............................................................................101  Section II - Le choix de l’intégration au système étatique........................................................107  Section III : La désobéissance civile comme nouvelle source du droit positif .........................113  

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CONCLUSION GENERALE ...............................................................................................................123  

BIBLIOGRAPHIE .............................................................................................................................129  

TABLE DES MATIERES....................................................................................................................136